Études d’économie rurale. — La Laine et la Viande

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Études d’économie rurale. — La Laine et la Viande
ETUDES
D'ECONOMIE RURALE

LA LAINE ET LA VIANDE.

L’élevage des moutons est dans notre pays une industrie relativement récente. Nous ne connaissions guère au milieu du siècle dernier que les vieilles races françaises, classées par les naturalistes immédiatement au-dessus du type sauvage ; encore étaient-elles fort médiocrement soignées, et la reproduction en était abandonnée à peu près au hasard. En 1786, date de l’introduction des moutons mérinos en France et de la création de la bergerie royale de Rambouillet, commença un progrès qui naturellement fut assez lent, à se répandre. Les mérinos, comme on sait, venaient d’Espagne ; dès le temps des Romains, s’il faut en croire la légende, on les considérait comme une des richesses nationales de la péninsule. La possession des troupeaux y fut longtemps un privilège, et l’on parle encore d’une puissante compagnie, la Mesta, qui jouissait autrefois du droit exclusif de parcours sur une vaste étendue de territoire. Enfin l’antique renom de la race mérine espagnole fut porté bien loin au-delà des Pyrénées. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les gouvernemens de divers états de l’Europe dépensèrent beaucoup d’argent et de peine pour acclimater les précieux animaux. La Saxe, la première, y réussit admirablement. Grâce à des soins infinis, à des croisemens intelligens, elle lutta bientôt avec l’Espagne pour la production des laines, et parvint ensuite à la dépasser. Partout on admira la toison des moutons de race électorale. La France fut tentée par cet exemple, et le roi Louis XVI acquit et installa dans la bergerie de Rambouillet le premier troupeau de mérinos qu’on ait vu chez nous. Ce troupeau comptait 400 têtes. En 1798, un autre troupeau, celui du Naz, également formé aux frais de l’état, devint aussi célèbre dans le midi de la France.

Dès lors tous les efforts se concentrèrent sur la production de la laine ; tous les soins des particuliers, tous les encouragemens officiels, s’y appliquèrent. On voulut, avant toute chose, que le mouton fût bon porteur de laine, et l’on ne regarda plus la viande que comme un produit accessoire et très secondaire. Peu à peu le sang mérinos s’infusa dans tous les troupeaux du pays. La souche de Rambouillet donna les mérinos et les métis-mérinos de la Brie, du Haut-Santerre, du Soissonnais, de la Champagne, de la Bourgogne, et la souche du Naz transforma de même les races des provinces méridionales, grâce aux bergeries créées par l’état à Perpignan, à Arles, à Villefranche, à Mont-de-Marsan. Dans maintes tentatives d’améliorations, souvent couronnées par le succès, le mérinos remplit toujours le premier rôle, soit qu’on employât le croisement ou le métissage, soit qu’on procédât par sélection des animaux acclimatés déjà. Un des plus célèbres de ces essais eut pour résultat la formation de la race soyeuse de Mauchamp. Ce n’était là qu’une simple modification du mérinos, due surtout à un hasard heureux ; mais celui qui la trouva, M. Graux, un cultivateur de l’Aisne, n’en obtint pas moins du gouvernement de juillet des encouragemens magnifiques. Malingié-Nouel au contraire, qui, en croisant des moutons anglais new-kent avec des mérinos berrichons-solognots, avait voulu arriver à une meilleure production de la viande, ne rencontra que dégoûts et obstacles.

En même temps que l’attention des éleveurs français était ainsi à peu près détournée de tout ce qui n’était pas la toison, le commerce des laines prenait un accroissement considérable, et devenait chaque jour pour l’agriculture une source de revenu plus importante. Sans atteindre pour la finesse la perfection des laines de Saxe, on produisit partout de bonnes laines qualifiées d’intermédiaires, particulièrement propres à la carde en Brie et en Beauce, c’est-à-dire courtes et fines, et plus recherchées pour le peigne, c’est-à-dire longues, mais moins douces et moins souples dans le Vexin, la Picardie, le Soissonnais, la Bourgogne, la Champagne. « La majeure partie de la France, disait M. Bella dans son rapport sur les laines exposées à Londres en 1862, est mieux placée que tout autre pays pour la production des laines mérinos moyennes, longues, nerveuses et lustrées. Aucune autre contrée ne jouit d’un climat aussi tempéré, ni trop chaud, ni trop froid, ni trop sec, ni trop humide, et ce climat tempéré se prête admirablement à la production de cette laine moyenne. »

Voici donc un pays où depuis plus d’un demi-siècle tout a été préparé et aménagé pour la production de la plus grande somme possible de laine. Or le prix de cette marchandise, après avoir oscillé pendant quarante ans entre 2 francs et 2 francs 50 cent, le kilogramme en suint, est tombé tout à coup l’année dernière à 1 franc 35 cent, ou 1 franc 40 cent., et ne se relève point encore cette année. On conçoit assez la panique pour qu’il soit inutile de la dépeindre. Atteints par les conséquences d’une baisse qui dépasse toutes les proportions ordinaires, les éleveurs de moutons se trouvent à l’heure qu’il est dans une situation difficile, que compliquent d’autant la sécheresse et le manque de fourrages. Plusieurs d’entre eux réclament avec chaleur l’établissement, à l’entrée des laines étrangères, de droits protecteurs équivalant à la prohibition absolue. D’autres se contenteraient de droits plus modérés, qu’ils verraient volontiers abolir, disent-ils, après qu’ils auraient eu le temps d’aviser au remède. D’autres enfin n’hésitent pas à déclarer que la protection, sous toutes ses formes, serait un vain et dangereux palliatif, et ils indiquent la voie que l’on doit se hâter de prendre. Ces opinions méritent d’être examinées. On ne refera pas ici pour la vingtième fois l’exposé des principes généraux de la liberté commerciale. On négligera également un point sur lequel tout a été dit, l’intérêt du consommateur, pour s’occuper surtout de l’intérêt du producteur. A quelles causes faut-il attribuer la subite dépréciation des laines ? quelles compensations y pourrait-on trouver ? quels conseils donner aux cultivateurs et que demander au gouvernement ? C’est là ce qu’il importe de savoir.


I

Le régime commercial, en ce qui concerne la laine, a beaucoup varié depuis cinquante ans. Avant 1820, le commerce était libre. À cette date, un droit protecteur de 20 pour 100 fut établi. En 1823, le droit fut notablement augmenté et porté à 60 francs par 100 kilogrammes, ce qui dura également assez peu. De 1826 à 1834, nous eûmes un droit de 30 pour 100 ad valorem ; un autre droit de 20 pour 100 ad valorem y fut substitué de 1835 à 1853. En 1854, nouveau régime qui dura deux ans ; c’était un droit fixe de 25 francs par 100 kilogrammes. De 1856 à 1860, autre droit fixe, qui n’est plus que de 10 francs par 100 kilogrammes. Enfin le traité de commerce conclu en 1860 avec l’Angleterre et les traités qui ont suivi ont permis l’entrée en franchise. Cela fait, tout compté, depuis 1820 sept périodes bien distinctes. Or il est facile de voir que les changemens de tarifs douaniers et de législation commerciale ne sont pas la seule cause de la baisse dont on a souffert. Si les importations ont si rapidement monté de 50 millions à 104 millions de kilogrammes entre 1861 et 1868, il y avait plusieurs années déjà que l’on pouvait ensuivre la marche ascendante ; elles avaient doublé aussi entre 1840 et 1852 (passant de 14 millions à 28 millions de kilogrammes en douze ans), et doublé encore, ou peu s’en faut, entre 1852 et 1861 (passant en neuf ans de 28 militons à 50 millions de kilogrammes). De plus, lorsque l’on examine les variations du cours des laines depuis le régime nouveau, on trouve que les années 1861, 1863, 1864, donnent des prix qui sont à peu près les mêmes que ceux de la période 1823-1825, alors qu’existait un droit de douane de 60 francs par 100 kilogrammes[1], et que les années 1862, 1865, 1866, 1867, donnent des prix correspondans à ceux de la période 1820-1822, alors qu’existait un droit de douane de 20 pour 100[2]. Seule, l’année 1869 a connu des cours réellement, au-dessous de tous ceux qu’on avait pratiqués jusque-là. Ce serait donc une étrange méprise que de considérer les tarifs de douane comme les uniques régulateurs du marché. Il faut qu’il y ait d’autres causes à la crise dont nous subissons les effets ; des gens éclairés assurent même que les traités n’y sont pour rien, et qu’il était impossible de la prévenir. Il est certain que la situation présente avait été prévue, prédite presque il y a vingt ans[3]. À cette époque, on était encore, si j’ose dire, dans tout le feu de la production de la laine ; pleins du souvenir de tant de grandes fortunes si rapides, les éleveurs ne songeaient qu’au perfectionnement de la toison ou à la vente de reproducteurs à laine fine. Depuis, l’usage du coton s’est répandu de plus en plus, et le coton a valu à l’industrie lainière une terrible concurrence ; mais il s’est produit d’autres faits plus graves encore.

En premier lieu, nous noterons une circonstance économique très frappante qu’a signalée M. Henri Carette dans un remarquable rapport au conseil-général de l’Aisne (1869), et sur laquelle M. Bonjour, à propos de la dernière exposition universelle, avait appelé déjà l’attention. Depuis vingt ans, la fabrication de la laine s’est accrue chez nous dans des proportions extraordinaires, en même temps qu’elle a complètement changé ses procédés et ses méthodes. En 1851, l’on ne comptait en France que 850,000 broches de laine peignée ; en 1862, l’on en comptait 1,300,000, et ce chiffre est maintenant largement dépassé. La peigneuse mécanique Heilmann-Schlumberger, qui donne à l’industrie une économie de 60 pour 100 sur la main-d’œuvre, a remplacé partout le peignage à la main, : délaissé comme moins parfait et plus coûteux. Ainsi qu’il arrive toujours lorsque l’outillage, devenu meilleur, permet de produire à meilleur marché, la fabrication augmenta soudain d’une manière énorme, inouïe. Justement à la même époque éclata la crise cotonnière, amenée par la guerre civile des États-Unis, et ce fut encore un motif pour les fabricans de redoubler d’ardeur dans la production des tissus de laine à bas prix. On fit des prodiges. Ce qui suivit pouvait facilement être prévu. L’on avait, sans mesure, jeté sur le marché des quantités de laines tissées bien plus considérables que ne l’exigeaient les besoins de la consommation. Un brusque temps d’arrêt survint. La loi élémentaire de tout négoce était violée, rééquilibre entre l’offre et la demande était rompu. Cependant le coton, ce rival dangereux, revenait sur le marché à des prix abordables. ; Au même moment, par une fâcheuse coïncidence, les États-Unis d’Amérique fermaient à nos laines manufacturées un de leurs meilleurs débouchés en les frappant d’un droit prohibitif de 85 pour 100. Ainsi, production exagérée dans la fabrication suivie d’une réaction toute naturelle dans la consommation, voilà l’une des plus graves circonstances dont nos éleveurs de moutons aient dû ressentir le contre-coup. Le perfectionnement de l’outillage a eu pour eux encore d’autres funestes résultats. On sait que la Plata, l’Uruguay, le Cap et l’Australie nous font depuis quelques années d’immenses envois de toisons ; mais ces laines, désignées sous le nom générique de laines coloniales, ont été longtemps dépréciées par une sorte de chardon, le gratteron, qui, en s’y mêlant, leur ôtait aux yeux du fabricant la plus grande partie de leur valeur. Or un récent progrès de l’industrie permet maintenant de les débarrasser du gratteron facilement et à peu de frais. Un autre progrès permet aussi d’utiliser pour le peigne, dans nos fabriques, des laines étrangères communes, au détriment des laines nationales, qui sont relativement fines. Il y a quelques années, on ne savait employer la tontine qu’à^ la confection d’une sorte de papier velouté ; aujourd’hui l’on en tire un parti meilleur, et l’on en fait un drap dont le public se contente. L’industrie de l’effilochage et celle des laines renaissance ont été encore une autre cause de dépréciation, puisqu’elles fournissent pour les tricots et pour les draps à bon marché des matières premières inconnues jusqu’ici. Enfin la mode même a changé. Autrefois les consommateurs aisés exigeaient des étoffes d’une grande finesse ; maintenant les étoffes épaisses leur plaisent autant, sinon davantage, et, pour la fabrication de ces étoffes, il n’est plus besoin d’employer les bonnes laines de Champagne ou de Brie.

Nous devons placer ici un fait extérieur très important ; nous voulons parler de la prodigieuse extension qu’a prise l’agriculture pastorale dans certaines parties de l’ancien et du Nouveau-Monde, et spécialement en Australie. C’est vers 1857 que le commerce des laines coloniales a commencé à recevoir le rapide développement qui, depuis lors, n’a fait que croître. Si l’on veut avoir une idée de ce qu’est devenu l’élevage des troupeaux sur le continent australien, on fera bien de lire quelques chapitres du curieux journal de voyage publié l’an dernier par M. de Beauvoir. On vivra un instant par la pensée au milieu des squatters, c’est-à-dire des fermiers de l’état, qui, en Victoria ou dans la Nouvelle-Galles du sud, louent pour une faible somme les vastes espaces de prairies qu’ils nomment leurs runs, et où ils établissent des sheepstations, stations de moutons de cinquante et soixante mille têtes. La condition des squatters varie selon la législation particulière des divers états. Ici, ils paient au trésor un loyer fixe annuel pour toute l’étendue du run, là, ils ne paient rien pour la terre, mais ils donnent tant par tête de bétail. Quelquefois encore ils paient en même temps pour le bétail et pour la terre ; mais ce double loyer est fixé à un taux inconnu dans la vieille Europe. Entre autres excursions, M. de Beauvoir fait faire à ses lecteurs celle de la station de Thule, en Victoria, où un simple squatter, M. Woolselley, élève 60,000 moutons, sans parler des 4,000 bœufs qu’il possède dans un run adjacent. C’est en 1855 que M. Woolselley s’est établi là, sur un espace d’environ 101,000 hectares de prairies. L’installation a été simple : point de bergeries, point de clôtures, point de barrières. Un berger suffit pour mille moutons ; il accompagne à cheval dans leur vie nomade ses mille bêtes, qui vont où les pâturages les attirent et qui couchent d’ailleurs. en plein air, hiver comme été. Une première mise de fonds de 150,000 francs a été nécessaire pour construire l’habitation du maître, les magasins qui en dépendent, les voitures, chariots, etc., pour acquérir les 8,000 brebis et les 100 béliers qui ont été les auteurs de cette postérité féconde, enfin pour acheter les 100 chenaux que l’on emploie au service des bergers et au transport des laines. Les frais annuels d’entretien d’un tel run sont d’à peu près 160,000 francs, et au bout de l’année, à moins d’accidens imprévus, il reste au squatter 520,000 francs de bénéfice net.

D’après un document anglais qui émane de la douane de Londres, les laines d’Australie n’attirèrent point l’attention avant 1836. En 1847 même, l’importation en Angleterre n’en dépassait pas 26 millions de livres anglaises ; en 1857, elle atteignait le chiffre de 50 millions. Onze ans plus tard, en 1868, l’Angleterre ne recevait pas moins de 209 millions de livres de laines coloniales, somme totale dans laquelle les laines d’Australie seules entraient pour une part de plus de 155 millions de livres. C’est vers 1857 que commencent les premières réexportations considérables de ces laines pour la France. Du chiffre de 14,717,000 livres anglaises réexportées chez nous en 1857, on arrive progressivement à celui de 59,401,010 livres en 1868, et cela sans préjudice des importations qui ont été faites directement dans nos ports[4]. Les frais de transport sont minimes ; pour amener les laines de Sydney au Havre, il n’en coûte que 3 centimes par kilogramme. Une fois sur nos marchés, ces mêmes laines y sont plus recherchées que les nôtres[5]. À la Plata, à Montevideo, à Buenos-Ayres, les progrès sont aussi rapides. En 1864, sur la place du Havre seulement, l’importation de ces contrées s’élevait à 17,500 balles ; elle a atteint en 1867 le chiffre de 64,200 balles, et a été de 61,000 balles en 1868. De leur côté, les éleveurs du Cap ne sont pas restés en arrière. Non-seulement ils ont su améliorer leurs troupeaux, mais beaucoup de colons se sont associés pour monter des ateliers de lavage à chaud d’après les meilleurs systèmes, et ils nous envoient aujourd’hui, au lieu de laines achetées exclusivement pour la carde, comme cela se faisait il y a dix ans, d’excellens lots parfaitement propres au peignage.

Ce tableau, qui n’a rien d’exagéré, fait aisément comprendre quelle lutte inégale l’agriculture française a dû soutenir depuis quelques années contre l’agriculture pastorale des terres, pour ainsi dire vierges, où il n’en coûte guère pour prendre possession du sol, sans taxes, sans impôts, sans autres charges qu’un faible loyer, que la peine d’y planter sa tente. On s’est demandé si cela durerait longtemps encore, et si par exemple en Australie le progrès de la civilisation ne finirait pas par refouler peu à peu squatters et troupeaux jusqu’à ce que les prairies leur manquassent. Il est certain qu’on signale, en Victoria et dans la Nouvelle-Galles du Sud, une lutte énergique entre les pasteurs et les laboureurs. Les hommes sages, qui, dans ces contrées, sentent déjà naître en eux le patriotisme australien et qui entrevoient pour leur jeune pays un superbe avenir, se sont faits naturellement les défenseurs de la cause agricole. C’est là présentement chez eux la grosse question politique, et une loi qu’un Européen trouverait à bon droit irrégulière a été rendue en vue de morceler graduellement les vastes nais. Aussi, tandis que la population s’accumule dans les cités qui s’élèvent où naguère quelques cabanes abritaient des mineurs et des bergers, la terre se couvre de cultures sur de grands espaces, et maintenant le voyageur rencontre sur sa route des exploitations rurales non moins industrieuses et plus prospères que celles de la vieille Europe. Dirigez vos pas vers la ferme, vous entendrez de loin le bruit de la machine à battre, et vous apercevrez la fumée des locomobiles. Des sociétés d’agriculture se sont formées à Sydney, à Melbourne, de même qu’à Montevideo, à Buenos-Ayres et au Cap ; nous pouvons lire et consulter les excellens recueils qu’elles publient. Sans doute avant peu d’années quelques squatters de la Nouvelle-Galles ou de Victoria auront perdu leur magnifique empire ; mais jetons les yeux sur la carte du continent australien, jetons les yeux surtout sur celle des deux hémisphères, et nous serons vite convaincus qu’il reste en Australie, en Amérique et en Afrique assez de plaines inexplorées pour que les rois pasteurs du XIXe siècle puissent longtemps s’y donner carrière. Repoussés hors d’un territoire, ils auront encore devant eux des provinces que n’ont foulées ni le pied de l’homme ni celui des troupeaux. N’espérons donc pas voir si tôt s’arrêter le flot que nous apporte l’océan ; n’espérons pas reprendre nos marchés et en redevenir les seuls maîtres. Il faut nous résigner, il faut nous résoudre à céder la place ou bien lutter contre une ; concurrence qui a pour elle tous les avantages ; raisonnablement, le pouvons-nous ?


II

Avant d’examiner si l’intérêt des producteurs de laine exige qu’on revienne en arrière et que l’on substitue le régime de la prohibition au régime de l’entrée en franchise, il convient de se demander quelles sont les vraies proportions de la crise. Le mouton est surtout l’animal de la vie pastorale, de l’agriculture primitive, et il est devenu en même temps, par suite de circonstances économiques que chacun connaît, l’animal de la grande culture, de celle qu’on nomme maintenant la culture intensive, qui se propose de consacrer à une surface donnée de terroir la plus grande somme possible de capital, de travail et d’engrais. Ainsi non-seulement toute, une partie de la France est désintéressée dans la question de la production des laines, mais on doit écarter encore, comme à peu près étrangères à cette industrie, toute la petite culture et presque toute la culture moyenne, qui ne connaissent guère d’autre bétail que la vache, la chèvre et le porc. Toujours la diminution des races ovines suit le morcellement de la propriété. Dans le département d’Eure-et-Loir par exemple, en 1852, l’on comptait 984,000 têtes de moutons ; en 1862, avant que le nouveau régime économique eût pu y exercer une influence appréciable, ce nombre s’était abaissé à 819,000, et nous savons que depuis il n’a pas cessé de décroître, sans avoir toutefois des données exactes sur la diminution de ces dernières années[6]. Or il y a trois choses que la grande culture demande au mouton : ces trois choses sont la viande, l’engrais et la laine ; nous les plaçons ici dans l’ordre d’importance qui doit, suivant nous, leur être assigné. On sait ce qui se passe partout où la ferme est doublée d’une usine : le troupeau consomme les déchets de la sucrerie ou de la distillerie. De l’automne au printemps, il s’en engraisse ; pendant cinq ou six mois s’accumule dans la bergerie un précieux fumier, puis toutes les bêtes qui paraissent en état d’être vendues sont livrées à la boucherie. Dans ces conditions, à supposer que les moutons n’eussent jamais porté de laine et qu’on ne connût pas le produit des toisons, pensez-vous qu’on eût négligé comme insignifiant ou nul le profit que donnent les troupeaux soit en viande, soit en fumier ? Mais, sans nous arrêter à cette hypothèse, nous pouvons mesurer assez facilement le dommage qu’a causé aux chefs d’exploitations rurales la dépréciation des laines. Plusieurs personnes, et notamment M. Carette, en ont déjà fait le calcul. Prenons pour exemple une ferme de 150 hectares, où sont nourries 500 bêtes ovines qui fournissent chacune par année de 4 à 5 kilogrammes de laine en suint. Le cours moyen des laines depuis vingt ans a été de 2 francs 05 centimes[7] ; avec nos prix actuels de 1 franc 40 centimes le kilogramme (soit une baisse d’environ 30 pour 100), la différence sur chaque toison, évaluée à un poids de 4 kilogrammes 500 grammes, est de 2 fr. 90 cent., ce qui donne une perte totale de 1,450 francs, autrement dit, une perte de 9 francs 65 centimes à l’hectare. « Nous le demandons, dit M. Carette, la moindre baisse sur le cours des céréales, des graines oléagineuses, des racines, ne produit-elle pas des conséquences bien autrement graves pour le budget de la ferme ? » En 1863, au concours de la Villette, M. le ministre de l’agriculture estimait à une valeur de 15 milliards la somme totale des récoltes de la France. Il y avait là quelque exagération sans doute, et 12 milliards sont le chiffre classique ; mettons 10 milliards seulement pour ne point risquer de dépasser la vérité. Or, dans cette immense production agricole, pour quelle part entrent nos laines ? Pour une part de 60 à 70 millions. Sans doute c’est beaucoup en soi ; mais n’est-ce pas aussi très peu par rapport à l’ensemble ?

Nous comprenons les plaintes des cultivateurs, pour qui toute la question se résume à trouver un moyen de réparer les pertes qu’ils ont personnellement subies ; mais se figurent-ils que nous puissions fermer nos frontières et nos ports à certaines sortes de marchandises sans que les autres nations, par une réciprocité inévitable, nous privent à leur tour des débouchés qu’elles nous ont ouverts ? Interdisons l’accès de nos marchés aux laines étrangères, soit ; mais cela ne peut se faire isolément, cela entraîne tout un système, et du même coup il faudra nous attendre à ce que les autres états relèvent les barrières qu’ils ont abaissées. Il faudra donc alors consommer nos produits chez nous ! Terrible coup pour notre industrie ; mais pour ne parler que de ce qui touche directement l’agriculture, n’oublions pas que l’Angleterre, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas, la Russie, le Zollverein, la Suisse, nous prennent nos blés sans droits ou avec des droits insignifians. Nous envoyons, sans rien payer, nos bœufs, nos moutons, nos chevaux à l’Angleterre, et les autres états de l’Europe ont notablement réduit les droits qu’ils percevaient sur chaque tête de bétail importé. Presque partout nos vins sont encore soumis à des droits de douane que nous trouvons avec raison trop élevés, mais qui enfin sont assez faibles pour n’en plus arrêter la consommation nulle part. Si ce n’est en Angleterre et en Russie, nos alcools ne rencontrent plus d’obstacles infranchissables. Nous pouvons également expédier nos sucres à peu près partout. Nos huiles de graines, exemptes en Angleterre et en Belgique, ne paient que peu de chose en Autriche, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Suisse, dans le Zollverein. Grâce à l’abaissement ou à la suppression des tarifs, il se fait dans tous les pays une grande consommation de nos soies. Nos fromages et nos Leurres ne paient aucune taxe en Angleterre et ne paient ailleurs que très peu de chose, si bien que le commerce en est prodigieux. Parlons pour mémoire de nos œufs et de nos volailles, qui presque toujours entrent en franchise. Qu’arriverait-il si, étouffant soudain la liberté commerciale naissante, on prétendait que chaque peuple vécût comme enfermé dans une île inabordable ? Revenir aux vieilles théories, voilà ce qui serait la ruine de toute industrie et de tout commerce, et cela est si vrai que, parmi les peuples de l’Europe, ce sont les plus barbares et les plus misérables qui gardent les tarifs les plus exorbitans. On demande ce que protègent les droits protecteurs aux frontières d’Espagne et de Russie, et quel bénéfice en retirent ces deux nations. Quant à penser que, tout en conservant les avantages.de la liberté pour le reste de nos produits, il soit possible de faire une exception pour les laines seules, ce serait nourrir une singulière illusion. Notons bien d’ailleurs que la France n’est pas le seul pays où les laines entrent en franchise : l’Angleterre, l’Autriche, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas, le Zollverein, les admettent exemptes de droits, et la Suisse ne perçoit qu’une taxe nominale de 60 centimes par 100 kilogrammes. Il n’y a que L’Espagne et la Russie qui fassent payer par 100 kilogrammes, l’une un droit de 5 francs 37 centimes, l’autre un droit de 29 francs 47 centimes. De quel côté sont le progrès, la prospérité, la civilisation ?

Si nous n’avons voulu parler ni des consommateurs ni des fabricans, dont les intérêts sont pourtant liés aux intérêts généraux du pays, ce n’est pas à dire qu’il faille négliger ce point de vue. Jamais lorsque la masse de la nation souffrira, jamais ce ne sera le moment pour les producteurs de concevoir de brillantes espérances. Les éleveurs français livrent chaque année à nos marchés 30 millions environ de kilogrammes de laine ; les fabriques françaises ont besoin pour s’alimenter d’en travailler 100 millions de kilogrammes : leur interdirez-vous d’aller chercher ailleurs la matière première que vous ne pouvez leur fournir ? et pensez-vous que l’agriculture aurait lieu de s’applaudir d’un pareil coup ? Mais cela même serait une cause nouvelle de baisse contre laquelle vous ne sauriez lutter. L’effet presque immédiat de tarifs de douane ultra-protecteurs sur les laines, comme l’a bien démontré M. Genteur dans son travail sur l’enquête agricole de la Marne, c’est de restreindre la fabrication et de diminuer par conséquent la demande de l’industrie. Toujours alors se produit la baisse, et les cours ne se relèvent qu’après une diminution des droits. Quelques personnes ont invoqué l’exemple d’un grand pays, les États-Unis d’Amérique. Il est parfaitement vrai que les tarifs douaniers des États-Unis font, à l’heure qu’il est, une étrange exception au régime que la plupart des autres nations ont admis, et que les Yankees, ces gens pratiques, se sont résolument mis en plein régime protecteur. A la fin de la guerre de la sécession, ils ont surélevé notamment les tarifs des laines, tant pour la matière brute que pour les tissus. Au-dessous de 3 francs 72 centimes le kilogramme, la laine lavée paie chez eux un droit d’entrée de 1 franc 16 centimes ; au-dessus de 3 francs 72 centimes, elle paie un droit d’entrée de 1 franc 40 centimes. Les laines manufacturées sont frappées d’une taxe de 85 pour 100 ; mais après deux ans de ce régime les producteurs de laine des États-Unis d’Amérique ont vu baisser de 20 pour 100 le prix des toisons nationales. Ce fait est constaté dans le récent rapport de M. Wells, secrétaire-général du revenu, qui conclut à un prompt abaissement des tarifs de douanes, partageant en cela l’opinion générale du peuple américain[8]. M. Wells fait remarquer avec raison que l’industrie des lainages a besoin d’un assortiment très varié de matières premières, et que lui refuser cet assortiment, c’est la mettre dans une condition d’infériorité certaine. Il ajoute que la fermeture du marché américain aux laines brutes étrangères a permis aux industriels du dehors d’obtenir la matière première à meilleur compte, et leur a donné le moyen de faire encore ainsi, malgré l’exagération des tarifs, une rude concurrence aux États-Unis. De là la détresse de l’industrie lainière, détresse dont les possesseurs de troupeaux ont ressenti durement le contre-coup.

Il ne paraît pas nécessaire de s’arrêter davantage aux argumens de l’école purement protectioniste. Si nous consultons maintenant la majorité des cultivateurs ou des éleveurs, nous nous trouverons en présence de deux opinions différentes qui semblent être assez également répandues, et qui s’accordent sur le point le plus important, sur la conduite que doivent tenir les éleveurs. La division ne porte que sur l’opportunité qu’il y aurait d’ajourner ou de proclamer la liberté commerciale complète, dont l’une et l’autre opinion admettent le principe. Aux yeux de ceux qui les professent, la dépréciation des laines est en soi un mal irrémédiable ; il faut, sans renoncer absolument à la production de la laine, ne plus considérer le produit des toisons que comme un appoint, et songer avant toutes choses à la transformation de nos races ovines ; il faut, au lieu de races tardives à laine fine, élever des races précoces à lame plus ou moins abondante, plus ou moins commune, mais d’un engraissement rapide, et qu’on puisse livrer au bout de peu de temps à la boucherie, surtout dans des circonstances comme celles où nous sommes. Maintenant, tandis qu’un certain nombre des partisans des races précoces croiraient inutile et même funeste de revenir en arrière en ce qui touche les lois de douanes, d’autres souhaitent qu’on établisse, au moins pour le temps nécessaire à la transformation des troupeaux, un droit protecteur sur les laines, ou plutôt, pour employer leur langage, un droit compensateur relativement modéré, qui, remplaçant pour le trésor une partie des taxes perçues à l’intérieur, pourrait ainsi venir en déduction des impôts supportés par l’agriculture. Les premiers pensent comme la Société d’agriculture de Nancy, qui déclare ne connaître aucun moyen de remédier à la dépréciation des laines, et qui ajoute que la compensation doit uniquement être cherchée dans la production de la viande, ou comme le comice de Marie, dans l’Aisne, qui engage tous les éleveurs à tourner leurs efforts vers l’engraissement, et qui assure que le salut ne dépend en rien des tarifs, ou comme la Société d’agriculture de Grenoble, dont le rapporteur s’exprime ainsi : « Il n’y aurait que des droits énormes, équivalant à la prohibition, qui pussent donner le moyen de lutter contre le bas prix des laines ; cette exagération de tarifs n’étant plus dans l’esprit du temps, les éleveurs n’ont qu’à suivre l’exemple de l’Angleterre, qui a passé par la même épreuve ; ils doivent chercher un dédommagement dans la production de la viande. » Les seconds pensent comme le comice de Saint-Quentin, qui demande un droit d’entrée sur les laines étrangères, tout en conseillant de diriger l’élevage dans le sens de la production de la viande, ou comme le comice de Château-Thierry, qui donne le même conseil, et qui souhaite aussi l’établissement d’un droit fiscal dont le produit serait employé à l’amélioration des pays producteurs de laine, ou comme le comice d’Apt, qui désire qu’on soumette au paiement d’un droit les laines étrangères, en attendant que la création de nouveaux canaux, la réduction des prix de transport, etc., permettent de trouver dans le commerce de la viande une compensation réelle.


III

Ainsi, aux yeux de la grande majorité des agriculteurs, la plus grosse question à résoudre, presque la seule, c’est la transformation des races ovines. Une première fois la France a non-seulement transformé, mais presque supprimé ses vieilles races nationales pour se peupler tout entière des mérinos espagnols et de leurs métis. Ce fut alors un progrès très considérable, digne de justifier la passion qu’il excita. A l’heure où nous sommes, les circonstances sont bien différentes : ces belles laines fines qui longtemps ont fait l’honneur de notre agriculture ne se vendent plus qu’à vil prix, écrasées par une concurrence contre laquelle ce serait folie de se révolter ; en même temps la viande manque, la viande que nos éleveurs comptaient naguère pour peu de chose, que la consommation demande pourtant chaque jour davantage, et qui chaque jour aussi se vend plus cher. Elle manque tellement que, si nos marchés du nord n’avaient été envahis par des bandes de moutons allemands, et nos marchés du midi par des troupeaux de moutons espagnols, piémontais ou africains, sans parler des bœufs, les campagnes n’auraient pu suffire aux besoins des cités, et nous aurions connu, depuis plusieurs années, les prix de disette. Ce qu’il est urgent de faire, nous venons de le signaler : il s’agit de substituer aux mérinos tardifs des moutons plus précoces, comme les mérinos eux-mêmes ont pris autrefois la place des troupeaux primitifs. Il n’est pas nécessaire qu’un grand nombre d’années s’écoulent pour que là transformation puisse s’opérer ; elle se fait déjà dans les exploitations rurales les plus intelligentes et les plus avancées. On peut dire que nous sommes à peu près au tiers du chemin ; le reste peut se parcourir assez vite.

En effet, pour employer un terme familier aux gens du métier, il y a peu d’animaux plus malléables que le mouton, et Dieu sait les métamorphoses qu’il a subies depuis le temps où le berger Abel offrait en sacrifice la graisse de ses agneaux. Sur quelque continent que l’on voyage, on trouvera partout le mouton, mais partout des troupeaux divers et profondément différens les uns des autres. Le climat, le milieu, les circonstances naturelles, contribuent assurément pour une bonne part à cette variabilité ; mais c’est l’homme surtout qui fait du mouton ce qu’il veut, qui le pétrit en quelque sorte et qui le façonne à son gré. Il emploie pour cela trois puissans moyens : la sélection, le croisement, le métissage. Nous n’avons pas à exposer ici avec détail des théories zootechniques depuis longtemps connues et acceptées. Rappelons seulement que ce qu’on nomme sélection, c’est le choix, fait dans un troupeau d’individus de même race, de reproducteurs présentant à un haut degré tel caractère, telle aptitude spéciale, qui se développeront davantage à chaque accouplement nouveau, et qui finiront par devenir les qualités maîtresses des animaux issus de ces accouplemens. Si l’on agit avec prudence, avec mesure, si l’on sait tenir compte des dangers et des avantages que présente à la fois la consanguinité, la sélection, la méthode d’in and in, comme disent les Anglais, donnera des résultats excellens. C’est ainsi que, dans les races bovines, Collins a créé les durham et Price les hereford, c’est ainsi que, dans les races ovines, Bakewell a fait les dishleys, Goord les new-kent, et Jonas Webb les southdowns. Quant au croisement et au métissage, plusieurs personnes les confondent, sans doute parce que les deux opérations commencent absolument de la même manière ; elles ont toutefois un but et des résultats divers. Le croisement tend à faire absorber peu à peu et complètement le type local par le type améliorateur. Ainsi M. Rieffel, à Grand-Jouan, a transformé par croisement, après quelques générations, en un beau troupeau southdown un maigre troupeau de la petite race des landes de Bretagne. Par le métissage au contraire, il s’agit de créer une sous-race qui participera, dans des proportions déterminées, des caractères du type amélioré et des caractères du type améliorateur. Tels sont nos métis-mérinos, telle est encore la sous-race de la Charmoise.

Tout le monde le sait, en fait de croisement et de métissage, en fait de sélection surtout, les Anglais sont nos maîtres. On a toujours vu chez eux beaucoup de troupeaux, et les auteurs romains en signalent l’existence au temps de la conquête. Il y a trois siècles, c’était le produit de la laine que recherchaient surtout les éleveurs de la Grande-Bretagne. Lorsque l’on commença d’introduire en France les mérinos, le roi George III fit venir, à l’exemple de Louis XVI, des moutons espagnols qu’il établit sur ses propres domaines. Les premiers essais furent malheureux, les suivans réussirent ; mais en ce moment même les idées changeaient en Angleterre. « On commençait, dit M. Léonce de Lavergne[9], à pressentir l’importance du mouton comme animal de boucherie. Peu à peu cette tendance nouvelle a prévalu, la race espagnole a été abandonnée par ceux même qui l’avaient le plus vantée à l’origine, et aujourd’hui il n’existe plus de mérinos ou de métis-mérinos en Angleterre que chez quelques amateurs, comme objet de curiosité plutôt que de spéculation. » Les nouvelles races anglaises, les races de boucherie précoces, furent alors à peu près créées de toutes pièces. La plupart conviendraient parfaitement au renouvellement de nos troupeaux, et le succès a déjà suivi les expériences qui ont été faites dans nos provinces du nord, de l’ouest et du centre. Les agronomes les plus habiles et les plus prudens recommandent chaque jour de nouvelles tentatives plus complètes et plus générales. Notre agriculture reconnaît l’opportunité de ces conseils et travaille à les mettre en pratique. Il n’est donc pas hors de propos de faire une rapide revue des principales races anglaises.

La première et, selon nous, la plus importante est la race de dishley, créée par Bakewell dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. On a beaucoup écrit sur Bakewell[10] ; malheureusement lui-même n’a laissé ni mémoires ni notes d’aucune espèce. C’était un paysan qui ne se piquait point de littérature, au demeurant peu soucieux de dévoiler ses procédés. Il dut presque tout son succès, dit-on, à un don naturel, à une sorte d’instinct et d’intuition. C’est par la sélection appliquée à la vieille race de Leicester, toute composée de grands animaux efflanqués, d’ossature grossière, impropres à un engraissement quelconque avant l’âge de trois ans, qu’il parvint à produire ces moutons maintenant fameux, à la poitrine large et profonde, à la côte ronde, au quartier plein, à la fine ossature, qui arrivent à maturité avant ceux de toutes les autres races, et qui, livrés au boucher à dix-huit mois, donnent un poids de viande nette qui varie de 45 à 65 kilogrammes, alors que les mérinos français, après trois ans d’engraissement, ne fournissent pas plus de 30 kilogrammes. Depuis Bakewell, d’habiles éleveurs se sont appliqués à rendre la race de dishley plus parfaite, et l’on pourrait signaler ici un grand nombre de variétés de cette race, diverses surtout par la toison, mais dont le caractère commun est la précocité. Ce qu’il faut aux dishleys, ce sont d’abondans pâturages ; aussi réussissent-ils à merveille dans nos riches vallées normandes.

Tout aussi remarquable, quoique très différente., est la race des southdowns, créée plus récemment par Ulmann et par Jonas Webb. Comme son nom l’indique, c’est la race des dunes du sud ; elle vivait originairement sur les collines crayeuses du comté de Sussex. Toujours au pâturage, les moutons de ce pays supportaient admirablement les privations et la misère ; mais ils étaient de petite taille, mal conformés, portaient très peu de laine, et, prêts pour la boucherie entre trois et quatre ans, ne fournissaient pas plus de 20 à 25 kilogrammes de viande. L’art d’Ulmann et surtout-de Webb a fait des southdowns des moutons qui, toujours sobres et rustiques, peuvent être livrés à la boucherie entre quinze mois et deux ans, et donnent alors de 30 à 40 kilogrammes de viande nette. Cette viande est en outre si prisée pour sa qualité qu’elle se vend à Londres de 15 à 20 centimes par kilogramme de plus que les autres. Ajoutons qu’on a vu aux concours de Smilhfield des southdowns qui rendaient jusqu’à 80 et 90 kilogrammes de viande, ce qui est du reste l’exception ; enfin la toison est plus abondante et plus belle que celle des dishleys. Les southdowns réussissent là où les dishleys ne sauraient vivre. C’est une race marcheuse qui fait chaque jour sans fatigue 4 kilomètres et plus pour se rendre au pâturage, et autant pour en revenir. La seule chose qu’elle redoute, ce sont les sols humides et mal assainis.

Telles sont les deux races les plus célèbres de l’Angleterre. Il en faudrait encore citer quelques autres, parmi lesquelles viendrait en première ligne la race new-kent, moins précoce que les précédentes, mais plus rustique encore, et qui, à l’âge de trois ans, fournit en moyenne 70 kilogrammes de viande nette. Les new-kent supportent le froid et le vent, vivent à la dure et n’exigent pendant l’hiver d’autre nourriture artificielle qu’un peu de foin. C’étaient des reproducteurs new-kent que Malingié-Nouet avait choisis pour introduire le sang anglais dans la race de la Charmoise. Les moutons cotswold, inférieurs aux dishleys dont ils se rapprochent beaucoup, ont aussi leur mérite ; ils sont plus rustiques et plus féconds, ils donnent plus de laine ; à deux ans, la boucherie en tire 80 kilogrammes environ de viande nette. N’oublions pas non plus les cheviot écossais, qui, sans avoir les mêmes qualités de précocité, peuvent s’engraisser facilement, et qui sont habitués à vivre, tourmentés par le froid et par la faim, sur des montagnes où périrait sans doute toute autre espèce de moutons.

On voit dans quelle large mesure les races ovines de l’Angleterre peuvent être appelées à régénérer nos troupeaux ; mais ce n’est pas tout, et nous pouvons regarder ailleurs encore autour de nous. De telle race étrangère qu’on eût autrefois dédaignée lorsqu’on ne songeait qu’à la perfection de la laine, on peut aujourd’hui tirer un précieux concours. C’est ainsi qu’on s’est demandé l’année dernière, au congrès agricole d’Aix-en-Provence, si l’on ne devrait pas introduire ces moutons africains à grosse queue de la province de Constantine, qui sont déjà importés en grand nombre pour l’alimentation publique sur les marchés du littoral français méditerranéen. Au sud-ouest de la France, un professeur distingué de l’école vétérinaire de Toulouse, M. Gourdon, recommande d’améliorer les troupeaux par le croisement avec deux races du nord de l’Espagne, la race charra et la race lacha : l’une, plus répandue en Navarre, de taille assez élevée, de laine plutôt grossière, mais donnant d’excellente viande, vivant au dehors, dans les pâturages, la plus grande partie de l’année, et se contentant, dans les bergeries, pendant la mauvaise saison, d’un peu de grain et de fourrage sec ; l’autre, de taille moyenne, à laine excessivement longue, à viande estimée, habitant le versant sud des Pyrénées, s’accommodant nuit et jour, en toute saison, de la vie au grand air, et ne recevant pour ration, au moment des neiges, que des feuilles sèches et de la paille : toutes deux d’un tempérament énergique, d’un sang chaud et vivifiant, capables, si l’on sait en tirer parti, de produire des types d’animaux précoces qui ne le céderaient pas peut-être à ceux que l’on estime si justement chez les Anglais.

Voilà donc une série d’indications précieuses, que les éleveurs connaissent bien du reste, et que déjà, pour la plupart, ils ne négligent point de mettre à profit ; mais, s’il est des parties de la France où les reproducteurs étrangers ne trouveraient peut-être pas des conditions assez favorables et où il serait dangereux par exemple de vouloir remplacer le mérinos acclimaté par le southdown ou le dishley, n’oublions pas que la sélection nous reste, et que ce mérinos, qui n’est actuellement qu’un porteur de laine, est capable de devenir aussi un bon producteur de viande. Pourquoi la race mérine ne trouverait-elle pas en France ses Bakewell et ses Jonas Webb ? On peut signaler des expériences qui ont pleinement réussi. Un éleveur distingué, M. Lucien Rousseau, exposait récemment ce qu’il a fait lui-même. M. Rousseau, qui est d’ailleurs un partisan presque exclusif de la sélection, se demande pourquoi le mérinos, tel qu’on l’a fait, n’est point un animal de boucherie, et la raison qu’il en donne est très juste : c’est qu’on n’a demandé au mérinos que sa toison dans le temps où la laine était chère et la viande à bon marché. « Pour avoir beaucoup de laine, dit M. Rousseau, on entretenait dans les fermes plus de moutons que l’on n’en pouvait raisonnablement nourrir. » Parfois au parc, pendant l’été, le troupeau vivait dans l’abondance, mais souvent aussi il connaissait les jours de jeûne, et en hiver les moutons, entassés dans des bergeries mal aérées, sur un fumier que l’on enlevait deux fois par an, ne recevaient que de chétives rations. Ainsi traité, quoi d’étonnant si le mérinos ne s’engraisse point ? — Une bête lourde d’ossature, légère des parties charnues, à l’épine dorsale raboteuse, au long cou, à l’épaule mal attachée, trop haute, aux flancs interminables, pauvre d’arrière-train, voilà le portrait trop ressemblant que trace du mérinos beauceron M. Emile Lelong, président du comice de Chartres.

Est-ce en persévérant dans ce système qu’on pourra se flatter de répondre aux besoins nouveaux qui se manifestent à présent ? Que faut-il donc faire pour améliorer le mérinos par lui-même et le transformer en mouton précoce ? Il importe, dit M. Lucien Rousseau, de le placer d’abord dans des conditions analogues à celles qu’il trouverait dans les pays où toutes les races sont naturellement faciles à engraisser. Supprimez le parcage, agrandissez les bergeries, faites-y pénétrer le soleil, l’air, la lumière, et que les râteliers contiennent des rations abondantes. Classez les moutons selon la force et l’âge, pour que les plus vigoureux et les plus vieux ne mangent point la part des faibles et des jeunes. Toute l’année donnez-leur une nourriture verte, copieuse et substantielle. Aux brebis-mères, aux agneaux d’un an, il faut, lorsqu’on a quitté les champs, de 2 à 3 kilogrammes de betteraves, de 400 à 500 grammes de fourrage artificiel, de 300 à 400 grammes de pois ou de vesces d’hiver, puis une bonne quantité de menues pailles et de paille d’avoine hachée. Nous passons tous les soins qu’on doit aux agneaux pour assurer leur nourriture pendant le sevrage. Le printemps venu, que le troupeau ne sorte pas de la bergerie avant que l’herbe des prés soit nourrissante. Voilà pour le régime ; cela fait, c’est à l’œil, expérimente du maître de choisir soigneusement les reproducteurs dans le troupeau même et d’appliquer les règles de la sélection. En usant de cette méthode, M. Lucien Rousseau a transformé les mérinos beaucerons que nous avons décrits en animaux tout autres et bien supérieurs pour ce qui touche le rendement en viande. Ses béliers ont la tête légère et courte, le poitrine large, haute et profonde, le flanc court et relevé, le rein droit, les cuisses charnues, le jarret long et fort ; ses brebis ont l’aspect des brebis à viande des races les plus savamment perfectionnées. Nous ne parlons pas de la toison, que les gens du métier apprécient beaucoup ; mais ce qu’il importe de dire, c’est que, dans un troupeau ainsi renouvelé, on peut avant trente mois livrer grasses à la boucherie de jeunes bêtes de réforme ou des moutons mis à l’engrais. Et ceci n’est pas un fait isolé ; en Brie, en Beauce, en Châtillonnais, les éleveurs les plus connus sont entrés heureusement dans cette voie. Le mérinos ainsi traité est loin sans doute encore du dishley ou du southdown ; maison ne renonce pas à l’espoir de nouveaux progrès.


IV

Transformer nos races ovines, toute la question est donc là, et il n’est pas assurément impossible de la résoudre. Sans doute un temps de transition est nécessaire, et nous comprenons les découragemens et les plaintes ; mais au bout d’un assez petit nombre d’années nous pouvons avoir renouvelé tous nos troupeaux. Ici, par croisement ou par métissage, les races étrangères remplaceront ou régénéreront les nôtres, tout comme autrefois les mérinos sont venus peupler nos bergeries, et la difficulté ne sera pas maintenant plus grande qu’elle ne l’a été jadis pour acclimater en France et en Saxe les moutons importés du chaud pays d’Espagne. Là, s’il est constaté qu’aucune autre race ne peut être substituée avec avantage à la race mérine, on cherchera dans la sélection, dans un appareillage judicieux et intelligent, le moyen de produire la viande de préférence à la laine, et il n’en coûtera pas plus aux éleveurs français pour opérer ce changement qu’il n’en a coûté à Bakewell et à Webb pour former les dishleys et les southdowns. Ailleurs enfin, si les défrichemens et le morcellement de la propriété ne permettent plus d’entretenir des troupeaux de bêtes ovines, l’on en devra prendre son parti, et le petit cultivateur élèvera selon les lieux la vache ou la chèvre. Pourquoi songerait-on en effet à produire à grands frais la laine que les pays lointains nous envoient en masse, tandis qu’on va chercher au dehors à grands frais des bestiaux de boucherie ? Bœuf ou mouton, qu’importe ? L’essentiel, c’est d’avoir de la viande, de ne conserver de moutons que dans les pays d’élevage et dans les pays d’engraissage. Le champ d’ailleurs est encore assez vaste. Les pays d’engraissage, c’est-à-dire les provinces à cultures industrielles, celles où presque partout l’usine est devenue l’annexe de la ferme, ne rechercheront plus que les bêtes précoces et les rechercheront pour les deux précieux produits qu’elles donnent, le fumier et la viande ; les pays d’élevage, les provinces à vastes prairies et à pâtures abondantes, prépareront pour les engraisseurs les animaux qui leur conviennent. On fera même bien peut-être de modifier, quand cela se pourra, le système coûteux qui élève si haut nos prix de revient, de remplacer notre organisation de bergeries par l’adoption des usages de l’Angleterre, où de nombreux troupeaux vivent dans une demi-liberté, sans bergeries et sans gardiens. Le principal obstacle qu’on y voit, c’est le grand nombre de loups qui semblent encore être entretenus à plaisir dans quelques provinces. Les loups ne sont pas connus en Angleterre ; ne pourrait-on chez nous en faire aussi disparaître la race, au risque de chagriner les louvetiers ? Quoi qu’il en soit, on cessera de lutter à armes si évidemment inégales contre l’Australie, la Plata et le Cap. Ce n’est pas à dire pour cela que l’on ne fera plus nul compte de la production de la laine ; mais on la prendra pour sa valeur propre, et l’on s’attachera moins surtout à produire des laines fines, qui coûtent cher et sont mal payées, que des laines communes, qui, par un retour imprévu, offrent maintenant beaucoup plus de ressources et redoutent moins la concurrence coloniale. On cherchera en un mot à tirer du mouton le seul parti qui puisse être avantageux maintenant, et, si le gouvernement montre un réel souci des besoins de l’agriculture et de ceux du public, il fera en sorte que le renchérissement de la viande profite aux éleveurs plutôt qu’aux intermédiaires. Le décret du 25 février 1858, qui a proclamé la liberté du commerce de la boucherie, a été un progrès important sans doute ; mais il faut encore autoriser le colportage de la viande, il faut rendre au commerce des halles et marchés le régime du droit commun, faire disparaître le privilège du factorat, la vente à la criée obligatoire et toutes les dispositions qui empêchent les approvisionneurs d’adopter le mode de vente qu’ils préfèrent, ou d’employer des intermédiaires de leur choix. Ici, comme l’agriculture, le gouvernement a ses devoirs.

Ceci nous ramène à l’examen de l’opinion des personnes, assez nombreuses, qui, tout en partageant les idées que nous venons d’émettre sur la conduite qu’il convient aux cultivateurs de tenir, assignent en même temps au gouvernement un autre rôle, et lui demandent, pour soutenir ou encourager l’agriculture, d’établir, au moins pour un temps, un droit modéré sur les laines étrangères à leur entrée en France. Au lieu de nous faire payer, disent-elles, à nous, contribuables français, telle somme d’impôts sous telle forme ou sous telle autre, demandez à l’étranger cette même somme, et taxez ses produits de préférence aux produits nationaux. Par ce moyen, vous nous dégrèverez d’autant sans que le trésor en souffre. Voilà qui serait excellent, si le raisonnement était juste ; mais est-il bien vrai que ce soit l’étranger, en fin de compte, qui supporte l’impôt prélevé à la frontière ? Est-il bien vrai que, si l’Australie et la Plata paient 10, ou 15, ou 20 pour 100 lorsqu’elles feront entrer chez nous leurs laines, cela n’augmentera en rien les charges des nationaux ? L’hiver dernier, dans l’assemblée de la Société des agriculteurs de France, M. Pouyer-Quiertier, avec un art oratoire infini, plaidait cette cause des droits compensateurs (c’est, le terme nouveau qu’on a mis à la mode). Quelqu’un l’interrompît pour objecter qu’il parlait contre ses propres intérêts, et qu’à supposer que son opinion prévalût, il devrait de nouveau, lui, manufacturier, verser aux caisses de l’état les 200,000 ou 300,000 francs de droits de douane qu’il y versait autrefois chaque année. « Eh ! que m’importe ? reprit-il. Ce déboursé des droits d’entrée que j’acquittais, je le retrouvais sur ma facture ! » On devine l’hilarité qui accueillit cette franche déclaration ; on ne pouvait mieux exposer ce qui fait le vice du système. Qui paie les droits de douane ? Est-ce l’importateur étranger ? Non, puisque l’industriel qui achète les marchandises importées nous dit lui-même qu’il rembourse ces droits. Est-ce cet industriel ? Non, puisqu’il grossit d’autant ses factures pour rentrer dans ses déboursés. Qui donc sera-ce alors, sinon les acheteurs français des produits manufacturés dont la matière première est venue du dehors ? C’est nous et non pas l’étranger qui supportons les taxes douanières ; seulement nous les supportons indirectement. L’impôt dont nous sommes frappés n’est pas distinct à nos yeux du prix total de la marchandise ; mais, parce qu’il en est ainsi, pouvons-nous espérer de ces prétendus droits compensateurs un dégrèvement pour l’agriculture et pour la France ? Voyez ce qui arriverait, et supputez le profit probable que retirerait l’agriculture, en ce qui touche la question des laines, d’un état de choses qui se résumerait à peu près en ceci : renchérissement inévitable des laines tissées chez les fabricans, par suite diminution de consommation chez le public, ralentissement de la fabrication ou encombrement de la marchandise, enfin avilissement plus grand encore du prix des toisons. Qu’y gagnera l’éleveur français ?

Donc point de protection d’aucune sorte. En effet, tandis qu’un droit protecteur élevé, un droit équivalant à la prohibition, n’aurait pour résultat que de compromettre gravement les intérêts de l’industrie, qui sont liés si étroitement avec ceux de l’agriculture, un simple droit compensateur ne comblerait pas, d’une part l’énorme différence qui existe entre le prix de revient des laines françaises et le prix de revient des laines coloniales, et ne procurerait d’autre part aucun allégement d’impôt à la nation. Est-ce à dire que le gouvernement n’ait qu’à fermer les yeux sur l’état de choses actuel ? Il s’en faut, et de grands devoirs incomberont, quand la paix sera rétablie, aux hommes qui dirigeront les affaires. Un de leurs premiers soins devra être de rendre la liberté commerciale plus universelle et plus complète : il importe que, par d’autres traités, ils obtiennent l’entrée en franchise de tous nos produits, soit bruts, soit manufacturés, dans tous les pays de l’ancien et du nouveau monde ; il faudra encore qu’ils mettent l’agriculture française en état de soutenir la concurrence, en ne lui laissant plus que sa juste part du fardeau dont elle est si lourdement chargée. D’après un principe de l’économie politique ancienne, dont le funeste résultat se fait encore durement sentir, la terre seule produisait ; aussi était-ce à la terre que l’on demandait de remplir les caisses du fisc. N’est-il pas temps de préparer une répartition plus équitable des impôts ? n’est-il pas temps de ne plus accabler, au détriment d’ailleurs de la nation entière, la partie la plus nombreuse de la nation, celle dont le labeur est à la fois le plus rude et le moins rémunéré ?

En étudiant les opinions et les vœux qu’ont récemment émis, au sujet de cette question des laines, un grand nombre de comices et de sociétés d’agriculture, nous avons été frappé souvent de la double conclusion que donnaient les partisans du régime protecteur. Nous voulons, disaient-ils, en premier lieu la dénonciation des traités de commerce et subsidiairement telles et telles réformes intérieures. Or ce sont justement ces vœux subsidiaires qui devraient avoir la première place ; si l’on accomplissait tous ceux qui, sans utopie, sont réalisables, nul doute que l’agriculture française ne parvînt promptement à un état de prospérité qui ferait vite oublier leurs griefs aux plus chauds détracteurs du nouveau régime économique. Que souhaitent-ils en effet pour la plupart ? Si vous feuilletez leurs cahiers, vous y trouverez toujours, à peu de chose près, ce programme : suppression des octrois, refonte du cadastre, réduction et perception plus équitable des droits de mutation, des droits fixes d’enregistrement, de timbre, de quittance, etc., suppression des droits sur les échanges d’immeubles et sur les partages anticipés, réduction des droits sur les baux à ferme, sur les ventes mobilières et sur les ventes de récoltes, simplification des procédures de purge d’hypothèques, d’ordre de saisie immobilière, etc., promulgation de bonnes lois rurales sans qu’on attende l’achèvement d’un code qui paraît devoir ne s’achever jamais, constitution du crédit agricole tel qu’il est établi dans nos colonies, extension de la juridiction des juges de paix, diminution du contingent militaire et réduction du taux de l’exonération, développement de l’enseignement agricole, — cent autres demandes encore qu’il serait bien long d’énumérer. N’est-ce pas beaucoup, trop peut-être ? Oui sans doute, et toutes ces questions ne sont pas de celles que l’on peut trancher en un jour ; mais voilà bien la direction qu’il faut prendre, voilà les points où doivent se concentrer les préoccupations et les études. Quant aux grands faits économiques qui de temps en temps nous étonnent, nulle convention, nul traité, nulle diplomatie, ne seront capables d’y rien changer ; ce sont des torrens qui se jouent des barrières que nos faibles mains tentent de construire, et la baisse des laines, dans les circonstances où elle s’est produite, n’est pas moins naturelle et moins inévitable que ne le fut la dépréciation de l’or après la découverte des mines d’or du Nouveau-Monde.


EUGENE LIEBERT.

  1. De 2 francs à 2 francs 50 centimes le kilogramme en suint.
  2. De 1 franc 90 centimes à 2 francs 10 centimes le kilogramme.
  3. Un inspecteur-général des bergeries de l’état et des écoles vétérinaires, M. Yvart, disait alors aux éleveurs de moutons : « Transformez vos races en races de boucherie, devenez producteurs de viande, car les laines tomberont à des prix que vous ne soupçonnez pas ! »
  4. L’importation totale des laines étrangères en France s’est élevée à 108 millions de kilogrammes en 1869 ; sur cette quantité, 80 millions de kilogrammes appartiennent à la catégorie des laines coloniales.
  5. Il ne faut pas croire d’ailleurs que la qualité en soit mauvaise. Tous les troupeaux australiens proviennent de reproducteurs excellens. On a été acheter en Saxe des béliers dont quelques-uns reviennent à 12,000 fr. aux squatters, et nous savons qu’une loi de la Nouvelle-Galles du Sud défend l’introduction de tout reproducteur qui n’a pas été primé en Angleterre.
  6. Pour nos provinces les plus méridionales, il convient de noter aussi une autre cause de la diminution des troupeaux ; c’est une maladie, la cachexie aqueuse, qui les décime depuis quelques années.
  7. C’est l’estimation de M. Carette ; elle nous parait un peu basse, et nous dirions plutôt que le cours moyen a été de 2 francs 15 centaines ; mais il importe peu, et cette différence de 19 centimes ne change presque rien au calcul.
  8. Voyez la Revue du 15 juin 1870, l’Américanisme commercial, par M. Louis Reybaud.
  9. Économie rurale de l’Angleterre, chap. II.
  10. Voyez notamment les travaux de M. Dickson dans le Journal de la Société royal d’agriculture d’Angleterre.