Études de Littérature et de morale contemporaine (Pellissier)/Universités populaires

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Études de littérature et de morale contemporaine
Édouard de Cornély et Cie, éditeurs (p. 235-245).

UNIVERSITÉS POPULAIRES

La question des Universités populaires a déjà fourni à M. Paul Bourget, voilà deux ans, certains chapitres de L’Étape : appuyant de biais sa thèse contre révolution démocratique, ce défenseur de l’autorité, de la discipline et de la hiérarchie traditionnelle nous représente dans ces chapitres les adeptes de l’Union Tolstoï comme des fanatiques obtus, dont une instruction hâtive, non moins indigeste que superficielle, a déformé l’intelligence et perverti la conscience. Tout dernièrement, un jeune auteur, M. Jean Vignaud, publiait les Amis du peuple qui ont pour sujet même les vicissitudes de la Fraternité, ouverte au début du volume, fermée à la fin, après dix mois d’une existence inquiète et stérile. Le roman de M. Vignaud trahit des préoccupations qui, depuis quelque temps, se font jour dans la presse, grande ou petite, en maints articles sur la « Crise des Universités populaires ». L’occasion est bonne sans doute, de nous demander ce que devient l’enseignement supérieur du peuple. Elle est d’autant meilleure que nous avons, pour nous éclairer et nous guider, un excellent travail de M. Maurice Pellisson, paru, il y a quelques jours, à l’Imprimerie nationale, — les Œuvres auxiliaires et complémentaires de l’École en France — dans lequel une trentaine de pages renferment sur cet enseignement les indications les plus précises et les mieux ordonnées.

Je ne confonds point M. Jean Vignaud avec M. Bourget. C’est un « ami du peuple ». Mais son livre, quelque talent d’observation qu’il dénote, n’a pas une valeur documentaire. M. Vignaud veut montrer que les ouvriers, avant de s’instruire, doivent améliorer les conditions de leur vie matérielle. Un livre ainsi conçu ne saurait être impartial. Condamnée par avance, la Fraternité souffre, dès le début, de tous les maux qui nous expliqueront sa prompte chute. L’accident de la petite Claire, tombant d’inanition parmi ses compagnes du patronage, ne fait que hâter un dénouement attendu. À l’Université populaire succède une boulangerie coopérative ; et le dernier chapitre du roman nous en décrit l’inauguration dans une scène assez belle que nous avions depuis longtemps pressentie.

Certes, M. Jean Vignaud a raison de prétendre qu’il faut d’abord assurer au peuple son pain de chaque jour. Mais, parce qu’on invente je ne sais quelle tragique histoire d’une fillette qui meurt de faim, irons-nous démolir les écoles afin d’élever sur leurs ruines des boulangeries ?

Après le pain, Danton le disait déjà, le premier besoin du peuple, c’est l’instruction. Et il ne s’agit pas seulement de l’instruction primaire, que reçoivent aujourd’hui tous les enfants. Le peuple réclame à bon droit un enseignement plus étendu, plus relevé. Car l’enseignement primaire, même supérieur, ne saurait, ni par ses méthodes, convenir à des hommes faits, dont rage et l’expérience ont mûri la raison, ni, par ses programmes, satisfaire, sur des points essentiels, les besoins de citoyens qui participent à la vie sociale et tiennent entre leurs mains les destinées de notre République.

De là, la création des Universités populaires. Elles sont toutes récentes ; pour ne pas parler de certaines œuvres dans lesquelles nous en trouverions à peine une ébauche, les Soirées de Montreuil d’où sortit, voilà quatre ans, la Coopération des idées, remontent elles-mêmes à l’année 1896. Et cependant, après une période d’enthousiasme et de progrès rapides, leur développement semble, depuis peu, subir un arrêt.

Ne disons pas un déclin, comme d’aucuns le prétendent. Sans doute les savants et les écrivains illustres vont moins souvent qu’au début y faire des conférences. Mais ils ne devaient avoir pour rôle que de donner tout d’abord le branle ; jamais nulle Université populaire ne s’avisa, je suppose, de compter sur eux pour assurer le service régulier et quotidien de ses cours. Et, d’autre part, il n’est point vrai que le nombre des Universités populaires diminue. Si quelques petits groupes avaient pris ce nom indûment, leur disparition, comme M. Pellisson le fait observer, ne tire pas à conséquence.

Est-ce à dire que l’élan ne se soit pas ralenti et que la confiance n’ait pas diminué ? Mais cet élan du début ne pouvait être durable, et cette confiance, quelque peu naïve, causa bien des maladresses. La période d’arrêt où nous sommes ne nuira point à l’œuvre de l’instruction populaire. C’est une période de recueillement, de réflexion, de contrôle. On se rend compte des fautes commises, on met à profit son expérience. Et, du reste, il n’importe pas tant de créer des Universités populaires nouvelles. Quarante pour la Seine et cent pour la province suffisent amplement aux besoins actuels ; surtout si, comme le font déjà quelques-unes, elles étendent le champ de leur activité par l’envoi de conférenciers dans les petites villes et dans les communes rurales. Ce qui importe, c’est de régler le fonctionnement des Universités déjà établies en les conformant le mieux possible à leur destination véritable. Il faut, pour cela, résoudre un certain nombre de questions. Examinons-les très brièvement.

Et d’abord, quels sont les auditeurs que l’Université populaire doit avoir en vue ? Tout le peuple ou bien une élite ? Je sais qu’on a discuté beaucoup sur ce point essentiel. Puis-je dire qu’il ne me semble guère discutable ? Mettre l’enseignement supérieur à la portée de tous, c’est le rabaisser. De quelque nom qu’on le parât, cet enseignement n’atteindrait même pas le niveau d’un cours d’adultes moyen. Si l’Université populaire s’adressait également à toutes les intelligences, elle sacrifierait celles-là mêmes qui sont seules en état d’acquérir une instruction plus haute. Qu’elle s’adresse donc à l’élite du peuple. Et ne nous laissons pas effrayer par ce mot, quelque suspect que le trouvent certains démocrates d’esprit court. Nous ne pouvons pas établir l’égalité de l’enseignement en donnant à tous une culture supérieure, dont la plupart sont incapables ; nous ne devons pas l’établir en privant de cette culture ceux qui sont capables de la recevoir.

Une seconde question, qui concerne le mode d’enseigner, semble dès maintenant résolue. Fallait-il, dans toutes les Universités du peuple, organiser les programmes et les méthodes d’après un patron uniforme ? Le fondateur de la première, la Coopération des Idées, avait souhaité qu’elle fût l’Université-mère, une sorte de type selon lequel les autres Universités eussent à se façonner. Mais celles-ci, n’acceptant point de tutelle, affirmèrent leur autonomie et prétendirent avoir chacune sa personnalité libre et distincte. Sur la centralisation a donc prévalu un système fédéraliste, en vertu duquel les diverses Universités, liées entre elles par leur dévouement à la tâche commune, sont indépendantes l’une de l’autre. Et c’est, je crois, fort bien fait. Chaque milieu crée ainsi de lui-même la forme d’Université populaire qui s’accorde le mieux avec ses besoins, et chaque groupe s’intéresse davantage à son œuvre propre.

Les initiateurs du mouvement avaient eu, à l’origine, de très hautes visées ; il faut en rabattre. Leur programme était une vraie encyclopédie. « Notre enseignement, déclare la Coopération des Idées, comportera toutes les branches du savoir physique, biologique et sociologique ; astrologie, cosmologie, géographie, anthropologie, ethnologie, physiologie, hygiène, psychiatrie, psychologie, linguistique, logique, esthétique, démographie, droit, pédagogie, philosophie de l’histoire, criminologie, philosophie, éthique », etc., etc. Il y avait dans un tel étalage quelque pédanterie, osons le dire, et beaucoup d’illusion. Comment donner tant de cours ? Les maîtres, d’abord, feraient défaut. Et puis, beaucoup de ces cours, qui ne répondent à aucun besoin vraiment populaire, ne sauraient avoir d’auditeurs. Sans parler des visites dans les musées, des représentations dramatiques et des auditions musicales, on ne peut attirer et retenir un auditoire d’ouvriers que par les sciences qui touchent à leur vie et à ses conditions, soit matérielles, soit morales : l’économie politique, entre autres, l’histoire moderne, l’hygiène domestique et industrielle, etc. Partout où le peuple a pris la direction des Universités, ce sont ces sciences-là dont l’enseignement a prévalu. Sachons-le bien, il ne s’agit pas tant, pour un auditoire ouvrier, de haute culture désintéressée et spéculative que de ce qui concerne l’existence pratique et l’action sociale.

Faut-il considérer l’enseignement des Universités populaires comme ayant en lui-même sa fin ? Non ; la tâche qui s’impose est moins d’instruire que d’« éduquer. » Au reste, l’enseignement proprement dit, un enseignement régulier et méthodique, ne peut être donné par l’Université populaire, car les maîtres et les auditeurs y varient trop. C’est plutôt l’affaire de Cours dans le genre de ceux qui furent établis en 1888 à l’Hôtel de Ville ; les Cours de l’Hôtel de Ville ne donnèrent pas, il est vrai, faute de ressources suffisantes, tous les résultats qu’on en attendait ; mais l’ancien Conseil municipal en avait projeté la réorganisation et le développement, lorsque celui de 1900 les supprima. C’est aussi l’affaire d’une autre œuvre, tentée il y a sept ou huit ans, et qui fît d’abord naître beaucoup d’espérances ; je veux parler de l’Extension universitaire. Très florissante chez les Anglais, dont les Universités sont richement pourvues, elle pourrait avoir en France le même succès, si nos Universités avaient assez de fonds pour rétribuer, comme outre-Manche, des professeurs itinérants.

Mais il ne faut pas se dissimuler les difficultés d’un enseignement supérieur qui s’adresse à des ouvriers ; en Angleterre même, les cours de l’University Extension ne consistent si nous en croyons certains rapports, qu’en exposés plus ou moins élémentaires, ne dépassant pas ceux qui se font dans la « quatrième » ou la « troisième » de nos lycées. Peut-être cet enseignement deviendra-t-il un jour praticable lorsque les Universités populaires pourront créer elles-mêmes, comme le programme de quelques-unes le comporte, des Cours d’adultes qui leur fournissent un auditoire mieux préparé. Encore y aura-t-il toujours à compter avec les conditions de la vie ouvrière. Tant que les ouvriers travailleront dix ou douze heures par jour, comment espérer que beaucoup d’entre eux aient assez de courage pour ajouter à la fatigue du corps celle de l’esprit, ou même assez de force pour que, dans leur corps surmené, leur esprit reste dispos et allègre ?

Si un enseignement régulier semble pour le moment impossible, il ne s’ensuit pas d’ailleurs que les cours des Universités populaires doivent se succéder pêle-mêle, sans aucune méthode. Quand les ressources manquent, on ne peut toujours éviter dans les programmes quelque incohérence ; mais on ne doit pas, en haine des règlements trop stricts, se faire de cette incohérence un système. La Coopération des idées refuse de mettre entre ses cours aucune suite. Pour stimuler et tenir en haleine la curiosité des auditeurs, il faut, déclare-t-elle, « traiter de toutes choses au hasard des jours ». Stimulons la curiosité des auditeurs, c’est fort bien ; seulement, prenons garde à ne pas tirailler leur esprit en trop de sens, à ne pas l’embrouiller par une succession de conférences qui ne se lieraient pas, qui, parfois, se contrediraient. S’il y a forcément des conférences isolées, car beaucoup de conférenciers ne paraissent dans l’Université populaire qu’une fois par saison, elles doivent se suivre d’après un certain plan, qui, assez libre sans doute pour que chacune séparément profite à un auditoire mobile en grande partie, les coordonnera cependant et leur imprimera une unité sensible. Le mieux est de les grouper, quand on le peut, en séries de deux ou trois ; ces séries n’exigent pas une assiduité trop longue, et, d’autre part, elles permettent une méthode didactique qui s’approprie au milieu.

Mais, en réalité, l’objet des Universités populaires ne consiste point dans l’enseignement tel quel ; l’enseignement n’est qu’un moyen pour les ouvriers d’affranchir leur intelligence et leur conscience en se créant chacun à soi une personnalité vraiment libre.

Si les Universités populaires ne devaient qu’enseigner, la physique par exemple ou l’astronomie, une question ne se poserait pas qui s’est posée tout d’abord : Faut-il que l’Université populaire admette parmi ses conférenciers les représentants de toute croyance ? C’est l’avis des « libéraux ». Oserai-je le combattre ?

Nul doute qu’elle ne doive exclure l’esprit de secte ; et la diversité même des idées que ses auditeurs y entendent soutenir aura cet effet salutaire de lès en préserver. Aussi peut-on louer sans réserve certaines recommandations inscrites sur les cartes d’adhérents : Ne jamais supposer celui qui est d’un avis contraire un imbécile ou un gredin… Abandonner quelques instants ses préoccupations personnelles et ses tendances afin de comprendre les autres, etc.

Est-ce une raison pour ouvrir l’Université populaire à n’importe quelle doctrine ?

Malgré le libéralisme que l’Université populaire professe, il y a des doctrines dont elle ne saurait sans contradiction accueillir les représentants. Doit-elle, sous couleur de tolérance, donner la parole aux apôtres du fanatisme ? Et, fondée pour émanciper les esprits, livrera-t-elle ses auditoires à ceux qui prêchent la servitude ?

« Notre association, déclare la Société des Universités populaires, ne propage aucune théorie exclusive. » J’entends bien, et j’approuve. Cependant, il est un certain nombre d’idées communes qui donnent à l’Université populaire sa physionomie propre, son unité, qui en sont, pour tout dire, l’âme même. Par quelle aberration introduirait-elle dans sa chaire les ennemis de ces idées ? Ils ne sont pas à craindre, dira-t-on. Je ne les crains pas. Mais c’est, pour le moins, une perte de temps. Et, poussée à ce point, notre tolérance deviendrait jeu de dupe. Si les Universités populaires ont raison de voir dans la tolérance un objet essentiel de l’éducation, il y a encore parmi leurs adhérents, malgré la communauté des vues générales, assez de divergences pour en faire l’apprentissage.

Je dirai plus. On la conçoit mal, ce me semble, quand on nous invite (sur les cartes d’adhérents) à respecter l’idée de chacun. La sincérité des croyances les rendrait donc respectables ? Je demande pourquoi nous respecterions, si sincère fût-elle, une croyance erronée et dangereuse. Dites, ce cliché ne vous agace-t-il pas ?

Respectons l’homme, d’accord. Et pourtant je ne vois pas très bien comment mériteraient le respect à tant de gens la faiblesse d’esprit et la servilité d’âme qui leur font accepter des croyances toutes passives. Mais respecter une opinion fausse parce qu’elle est sincère, quoi de plus absurde ? Cette sincérité appartient à l’homme, non à l’opinion. L’opinion en elle-même n’est ni sincère, ni insincère, elle est fausse ou vraie. Vraie, nous la respecterons. Ce n’est pas assez dire : nous devons l’affirmer, la répandre, lutter pour elle. Fausse, combattons-la sans aucun « respect, » sans merci. Il faut l’extirper.

Certains veulent que l’Université populaire s’interdise la politique. Entendons-nous. La politique d’au jour le jour, oui ; celle qui met en cause les personnes, qui se traduit par des discussions irritantes et sans portée. Cette politique-là, rien ne serait plus fâcheux que de l’introduire dans l’Université populaire. « Du jour où une Université populaire quelconque s’occupera de politique, disait, en 1900, M. Ch. Guieysse, c’est sa mort qu’elle décrétera. » Je le crois comme lui ; et, déjà, certains faits en témoignent.

Mais il s’agit là de politique militante. Quelques mois après, le même M. Guieysse écrivait ceci : « Dans plusieurs Universités populaires, l’on insiste continuellement sur la nécessité de ne point faire de politique. Une telle insistance effraie un peu ; elle semble dénoter le désir de fonder un parti nouveau qui se désintéresserait de l’action sociale… Ne dirait-on pas que l’Université populaire, étant un milieu d’amour et d’union, suffit pour le bonheur des ouvriers ? » Entre ces deux déclarations, rien de contradictoire. Bannir la politique militante, ce n’est pas exclure le débat des questions politiques.

M. Pellisson, dans son rapport, cite des Universités populaires de province qui, par crainte de la politique, interdisent leur salle de lecture à tous les journaux généralement quelconques. Il ne manque plus que de proscrire l’histoire contemporaine, l’économie sociale, et quoi encore ? On enseignerait les dynasties égyptiennes ; que « Thetmosis était valétudinaire, et qu’il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis[1]. » Une certaine bourgeoisie ne demanderait pas mieux. Elle a ses raisons de préconiser cette neutralité politique. Mais la classe ouvrière a aussi les siennes de se défier. Réagissant, dans maintes Universités populaires, contre des intellectuels par trop bénins, elle en assume la direction pour la conformer à ses vues. Et elle fait très bien.

Il ne faut certes pas que l’Université populaire devienne une sorte de club. Mais faut-il que, sous prétexte de travailler à la paix sociale, elle néglige son véritable objet ? La paix ne doit point se faire par une lâche incuriosité de toutes les questions actuelles. Elle se fera par l’accord, sur ces questions, de ceux qui veulent travailler à l’émancipation du peuple ; elle se fera par leur lutte commune contre les ennemis de la justice. Mais quel est l’objet véritable de l’Université populaire ? C’est de préparer le peuple à cette lutte décisive ; c’est de lui assurer la victoire en fortifiant son intelligence et en affermissant sa volonté.

  1. La Bruyère.