Études de Littérature et de morale contemporaine (Pellissier)/Voltaire philosophe

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Études de littérature et de morale contemporaine
Édouard de Cornély et Cie, éditeurs (p. 256-277).

VOLTAIRE PHILOSOPHE ([1])

« Les esprits, dit Sainte-Beuve dans un article des Nouveaux Lundis, ne seront tout à fait émancipés, et la raison bien assise, que lorsque Voltaire aura sa statue, non pas dans le vestibule ou au foyer d’un théâtre, mais en pleine place publique, au soleil. » — Cette statue, Voltaire l’a depuis longtemps. Cela ne veut pas dire que l’émancipation des esprits soit complète. Entre la pensée libre et ses adversaires, la lutte dure encore, et jamais peut-être les ennemis de Voltaire ne furent plus nombreux que de nos jours ou plus bruyants. Après un siècle et demi, son nom soulève de furieuses colères. La haine et la calomnie n’ont pas désarmé. Voltaire a contre soi tous les fauteurs des superstitions, comme il a pour soi tous les ouvriers d’affranchissement.

Ce qu’on attaque en lui, c’est l’auteur du Dictionnaire philosophique, de l’Essai sur les mœurs des Mélanges, de tant de pamphlets où il a combattu le fanatisme, l’intolérance, l’inhumanité ; ce qu’on attaque en lui, c’est le « philosophe. » Ainsi l’appelaient ses contemporains. Mais le mot n’a plus la même signification. Et, à vrai dire, j’aurais pu intituler cette conférence Voltaire moraliste aussi bien que Voltaire philosophe, car toute la philosophie de Voltaire aboutit à la morale de même qu’elle en procède.

Il faut d’ailleurs s’entendre. Le nom de moraliste désigne ordinairement des écrivains qui peignent les mœurs ou qui étudient l’homme soit en tant qu’individu, soit dans ses rapports avec la société mondaine. Tels, par exemple, La Rochefoucauld et La Bruyère. Et même, d’une façon générale, tous les auteurs du dix-septième siècle sont des moralistes : Racine, qui anatomise si délicatement les passions de l’amour ; La Fontaine et Molière, qui mettent en scène la vie et le monde de leur époque ; Bourdaloue, dont les sermons contiennent si souvent des analyses psychologiques et jusqu’à des portraits. Ce n’est pas en ce sens que Voltaire est moraliste. La littérature du dix-septième siècle s’intéressait surtout aux relations civiles. Celle du dix-huitième considère l’homme comme membre de la société politique. Et c’est par laque sont des moralistes les « philosophes » contemporains. Mais Voltaire en mérite le nom plus qu’aucun d’eux, car sa philosophie consiste à répandre les idées sociales de justice, de bienfaisance, d’humanité.

Je ne parlerai pas du métaphysicien. Ou plutôt — car il faut bien que j’en parle, — je n’en parlerai que pour montrer comment il subordonne la métaphysique à la morale. Vous savez quelle définition donnent de la métaphysique les traités et les dictionnaires. « Science des choses qui dépassent la nature, le domaine des causes secondes, pour s’élever aux causes premières, aux premiers principes. » Cette prétendue science des choses que ne peut atteindre l’intelligence humaine, Voltaire la définit le « roman de l’esprit, » la compare, très irrévérencieusement, à la coquecigrue de Rabelais bombillant ou bombinant dans le vide. « Toute la métaphysique, dit-il, contient, d’une part, ce que savent les hommes de bon sens, et de l’autre, ce qu’ils ne sauront jamais. »

« Ce qu’ils ne sauront jamais », — retenons le mot. On représente Voltaire tantôt comme un plaisantin qui résout par des calembredaines les énigmes de l’univers physique et moral, tantôt comme un intellectuel dévoré d’orgueil qui s’imagine qu’il n’y a rien que la raison humaine, sa propre raison, ne puisse aisément expliquer. L’un, M. Brunetière, dit : « Voltaire n’a pas senti que nous sommes enveloppés d’obscurité, que notre intelligence se heurte de toute part à l’inconnaissable. « Et l’autre, M. Faguet : « Voltaire est impénétrable, non seulement à la pensée et au sentiment du mystère, mais même à l’idée qu’il peut y avoir quelque chose de mystérieux. » Or, il suffit de parcourir au hasard tel ou tel de ses écrits philosophiques pour voir que nul ne sentit, ne marqua, soit avec plus de gravité, soit avec plus d’humilité, les bornes de l’esprit humain.

Ce que Voltaire célèbre dans Newton, c’est sans doute un sublime génie ; mais il ne l’admire guère moins de connaître son ignorance. « Un jour, on demandait à Newton pourquoi il marchait quand il en avait envie et comment son bras et sa main remuaient à volonté. Il répondit brièvement qu’il n’en savait rien. Mais du moins, lui dit-on, vous qui avez découvert la gravitation des planètes, vous nous direz pourquoi elles tournent dans un sens plutôt que dans un autre. Il avoua encore qu’il n’en savait rien. » Et Voltaire conclut : « Plusieurs ont dit : Que ne sais-je pas ? Montaigne disait : Que sais-je ? » Faut-il citer ces lignes d’un article sur les causes occultes : « Toute cause sera éternellement occulte pour nous. Tout ce qui est en nous est une énigme dont il n’a pas été donné à l’homme de deviner le mot… Pauvres marionnettes de l’éternel démiurge, nous ne savons ni pourquoi ni comment une main invisible fait mouvoir nos ressorts », etc. Et, dans l’article du Dictionnaire philosophique intitulé Ignorance, après avoir énuméré une multitude de « questions » insolubles sur les choses les plus ordinaires : « Ô atomes d’un jour, s’écrie-t-il, en apostrophant les docteurs, ô mes compagnons dans l’infinie petitesse, nés comme moi pour tout souffrir et tout ignorer, y en a-t-il parmi vous d’assez fous pour croire savoir cela ? Non, il n’y en a point, non, dans le fond de votre cœur, vous sentez votre néant comme je rends justice au mien. Mais vous êtes assez orgueilleux pour vouloir qu’on embrasse vos vains systèmes ; ne pouvant être les tyrans de nos corps, vous prétendez être les tyrans de nos âmes. »

Ces docteurs auxquels Voltaire s’adresse, ce sont les métaphysiciens et les théologiens. Et il tient leurs systèmes en défiance. Tout système lui est suspect. Parmi les philosophes, ceux qu’il estime, qu’il trouve utiles au genre humain, ce sont ceux qui se bornent modestement aux résultats de l’observation et de l’expérience, qui n’y substituent pas leurs rêves en imaginant des théories, plus ou moins ingénieuses, mais en l’air. Ce sont, en France, Gassendi, Fontenelle, Bayle ; en Angleterre, Bacon, Locke, Newton ; c’est, chez les Grecs, Aristote. Les autres, il les traite de thaumaturges ou même de charlatans. Ceux-là, les Platon, les Descartes, les Spinoza, les Leibnitz, ils ont fait des romans, des romans très intéressants à vrai dire, mais comme un roman peut-être, par l’invention du romancier.

Voltaire, lui, s’appelle « non docteur, mais douteur ». « Affirmer, dit-il, n’est permis qu’en géométrie. » On lui reproche de n’avoir pas l’esprit philosophique, sous prétexte que la « synthèse lui est interdite ». Cela signifie tout simplement qu’il n’a pas l’esprit de système. Mais l’esprit de système, c’est, en un certain sens, le contraire de l’esprit philosophique. Le véritable esprit philosophique consiste à s’arrêter, suivant son expression, lorsque « le flambeau de la physique nous manque. » Dans toutes les questions métaphysiques, Voltaire se tient sur la réserve. Il ne fait guère qu’exposer ses doutes. On l’accuse de contradictions. Le mot est peu juste. Ceux-là seuls se contredisent qui affirment. Or Voltaire n’affirme pas, il se donne comme tâtonnant dans les ténèbres. Un de ses plus importants écrits sur la métaphysique est intitulé le Philosophe ignorant, et ce philosophe ignorant, c’est lui-même.

Je sortirais peut-être de mon sujet, si j’insistais davantage. J’y rentre tout de suite en expliquant de quelle façon Voltaire soumet sa métaphysique à la morale.

Voici, par exemple, la question du libre arbitre. Pouvons-nous diriger notre volonté, ou sommes-nous assujettis aux mêmes conditions nécessaires que tout le reste de la nature, incapables de réagir contre la force des choses par un seul acte autonome qui suffirait pour troubler l’ordre universel ? Cette question est une de celles qui ont le plus préoccupé Voltaire. Et tantôt il penche pour la liberté, tantôt pour le déterminisme. Sa pensée intime, quand il reste dans le domaine de la spéculation, c’est que nous ne sommes pas libres. Seulement il redoute les effets que peut avoir le déterminisme au point de vue moral et social. « Le bien de la société, déclare-t-il, exige que l’homme se croie libre, et, si le fatalisme était vrai, je ne voudrais pas d’une vérité si cruelle. » Et il fait valoir en faveur du libre arbitre des raisons de bonne femme, comme il dit, des arguments tout sentimentaux.

De même pour l’âme. Que pouvons-nous savoir si nous avons une âme, si ce que nous nommons âme est quelque chose de spirituel, quelque chose d’immortel, s’il y a une autre vie, des peines et des récompenses futures ? Ici encore, la véritable pensée de Voltaire, sa pensée purement intellectuelle, serait de nier cette âme, cette vie à venir, cette sanction ultérieure. Et il avoue, en propres termes, que, s’il n’enseigne pas le matérialisme, c’est par crainte des conséquences qui en résultent. Mais l’idée de l’immortalité, comme celle du libre arbitre, importe à la morale, et, l’intérêt de la société voulant qu’il existe une justice après la mort, « on ne doit pas ébranler une opinion si utile au genre humain. »

De même enfin pour Dieu. Son existence ne se démontre pas. Les catéchismes de philosophie en fournissent de nombreuses preuves, parce qu’aucune de ces preuves n’est assez forte pour dispenser des autres ; et toutes ensemble ne sauraient imposer la certitude. Voltaire, qui n’a jamais nié l’existence de Dieu, ne la donne que comme vraisemblable. Et quels arguments invoque-t-il ? La preuve physique sans doute :

L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.

Mais le Dieu que Voltaire croit, celui que Voltaire glorifie, auquel il élève un temple — Deo erexit Voltaire, — ce n’est pas seulement le Dieu architecte du monde, c’est surtout le Dieu rémunérateur et vengeur, le Dieu fondement de la morale, sanction de la morale. Et tel est le sens du vers bien connu :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Dans la seconde moitié de sa vie. Voltaire dut combattre l’athéisme. Or, que veut-il établir contre Helvétius et d’Holbach ? Si nuisible que soit le fanatisme à la société humaine, l’athéisme ne l’est guère moins, voilà le point essentiel de son argumentation. Pratiquer la vertu sans croire à un Dieu, cela demande, pense-t-il, une élévation d’intelligence et une force d’âme qui ne peut être que le partage d’un petit nombre. Aussi doit-on confirmer et affermir cette croyance nécessaire au maintien de la société.

Vous le voyez, qu’il s’agisse du libre arbitre, de l’âme ou de Dieu, Voltaire assujettit la métaphysique à la morale. Et je ne prétends pas qu’il ait raison. Juger une doctrine spéculative par ses résultats dans le domaine des mœurs, la proscrire sous prétexte qu’elle porte atteinte aux principes sociaux, rien de plus dangereux pour la liberté de l’esprit humain. Mais, même au point de vue pratique, sait-on si la doctrine qui semble aujourd’hui funeste dans ses premiers effets ne sera pas demain salutaire ? Sait-on si telle théorie en désaccord avec notre morale actuelle ne s’accordera pas plus tard avec une morale supérieure ? Ce n’est pas la morale qui doit juger la science. Quand la science contredit la morale, la morale de notre temps, nous nous garderons de l’accuser d’immoralité en songeant que les idées sur lesquelles repose la civilisation contemporaine ont été pour la plupart révolutionnaires avant de devenir conservatrices.

Un mot cependant. Lorsque Voltaire allègue ainsi l’intérêt du genre humain, ce n’est pas à propos de vérités scientifiques, c’est à propos de problèmes qu’aucune philosophie n’a résolus et qu’il tient pour insolubles. Nulle comparaison avec le mouvement de la terre, découvert par Galilée et condamné par l’Inquisition. En des matières livrées à l’incertitude, rien d’étonnant que le zèle de Voltaire pour l’institution civile l’incline vers ce que l’ordre social lui semble exiger.

Si Voltaire subordonne la métaphysique à la morale, c’est à la morale qu’il réduit la religion. On l’accuse d’être antireligieux. Entend-on par là qu’il n’a rien d’un mystique ? À la bonne heure. Et, si je pourrais citer de lui maints passages qui dénotent une réelle ferveur, sa piété, en effet, est plutôt active que sentimentale. Elle consiste surtout à pratiquer le culte, non pas à allumer, comme il disait, des cierges en plein midi, non pas à brûler de l’encens — ou des hérétiques, mais à être juste et humain.

Voltaire, quoi qu’il en soit, n’a pas attaqué la religion. Lui-même la distingue soigneusement de la superstition et ne veut détruire celle-ci que pour épurer celle-là. Vous prétendez, écrit-il dans le Dictionnaire philosophique, que la religion a produit des millions de forfaits ; dites : la superstition. La superstition « est un serpent qui entoure lareligion de ses replis ; il faut lui écraser la tête sans blesser celle qu’il infecte. »

Ce n’est pas à la religion, c’est au catholicisme que Voltaire a fait la guerre. Et, s’il a fait la guerre au catholicisme, nous allons voir que ses griefs sont à peu près tous d’ordre moral.

La doctrine catholique lui apparaît en soi comme une doctrine d’immoralité. Elle se fonde sur le péché originel et la rédemption. Or, il est immoral, selon Voltaire, que Dieu ne nous juge pas d’après notre œuvre, qu’il nous condamne sous prétexte que nos premiers parents se seraient, voilà des milliers d’années, laissé tromper par un serpent, animal des plus astucieux — c’est le péché originel — ; qu’il veuille bien nous sauver — c’est la rédemption — sous prétexte que son fils aurait, en mourant pour nous, racheté nos fautes.

Encore ne pouvons-nous être sauvés sans avoir la foi. Il ne s’agit pas de ce que nous faisons, mais de ce que nous croyons. Les Socrate, les Epictète, les Marc-Aurèle sont éternellement rôtis par les cinq cents diables d’enfer. Mais un Ravaillac, par exemple, jouit de toutes les délices du paradis, car il avait la foi, et « c’est par la foi, » comme dit saint Paul, qu’il assassina Henri IV suspect de préparer la guerre contre le pape, autant dire contre Dieu. Une pareille doctrine paraît à Voltaire monstrueuse. Bien des fois il l’a flétrie. Les hommes, d’après lui, doivent être jugés non sur leurs idées, mais sur leurs actions.

« Le 18 février de l’an 1763, dit-il dans l’article Dogme du Dictionnaire Philosophique, je fus transporté au ciel, comme le savent mes amis, et je vis juger les morts. Et qui étaient les juges ? C’étaient, ne vous en déplaise, tous ceux qui ont fait du bien aux hommes, Confucius, Solon, Socrate, Titus, les Antonins, Épictète, Charron, de Thou, le chancelier de l’Hospital ; tous les grands hommes qui, ayant enseigné et pratiqué les vertus que Dieu exige, semblent seuls être en droit de prononcer ses arrêts…

« Je remarquai que chaque mort qui plaidait sa cause, et qui étalait ses beaux sentiments, avait à côté de lui tous les témoins de ses actions.

« Je voyais arriver à droite et à gauche des troupes de fakirs, de talapoins, de bonzes, de moines blancs, noirs, et gris, qui s’étaient tous imaginé que, pour faire leur cour à l’Être suprême, il fallait ou chanter, ou se fouetter, ou marcher tout nus. J’entendis une voix terrible qui leur demanda : Quel bien avez-vous fait aux hommes ? À cette voix succéda un morne silence ; aucun n’osa répondre, et ils furent tous conduits aux Petites-Maisons de l’univers : c’est un des plus grands bâtiments qu’on puisse imaginer.

« L’un criait : C’est aux métamorphoses de Xaca qu’il faut croire ; l’autre : C’est à celles de Sammonocodom. Bacchus arrêta le soleil et la lune, disait celui-ci. Les dieux ressuscitèrent Pélops, disait celui-là. Voici la bulle In cœnâ Domini, disait un nouveau venu. Et l’huissier des juges criait : Aux Petites-Maisons, aux Petites-Maisons.

« Quand tous ces procès furent vidés, j’entendis alors promulguer cet arrêt : De par l’éternel, soit notoire à tous les habitants des cent mille millions de milliards de mondes qu’il nous a plu de former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habitants sur leurs idées creuses, mais uniquement sur leurs actions ; car telle est notre justice. »

Si Voltaire trouve immoraux les dogmes catholiques, ce qu’il déteste surtout dans le catholicisme, c’est son intolérance et sa cruauté. Souvent il a fait le compte des victimes de l’Église. On lui reprochait de se répéter. Mais, répond-il, je ne dirai jamais assez toutes les horreurs dont le catholicisme s’est rendu coupable, dont, à notre époque encore, il se glorifie. « Chacun devrait avoir au chevet de son lit un cadre où fût écrit en grosses lettres : Croisades sanglantes, massacres de la Saint-Barthélémy y massacres d’Irlande, massacres des vallées de Savoie, massacres juridiques, massacres de l’Inquisition. L’on jetterait tous les matins un œil d’indignation sur ce catalogue et l’on dirait pour prière : Mon Dieu, délivrez-nous du fanatisme. »

Le fanatisme, du temps même de Voltaire, exerce toujours sa fureur. L’an 1760, trente-deux Juifs de Lisbonne montent sur le bûcher. En France, de 1745 à 1763, huit prédicants sont pendus, qui n’avaient eu d’autre tort que « de prier Dieu pour le roi en patois et de donner à quelques paysans une goutte de vin et un morceau de pain levé ». L’an 1750, on brûle une sorcière. Vers la même époque, deux jeunes gens, deux frères, sont accusés de sorcellerie. Le tribunal, chose incroyable, les acquitta. Attendez. Leur père, qui était dévot, met le feu à la grange dans laquelle ils couchaient et répare ainsi devant Dieu l’injustice du juge. Ai-je besoin de rappeler les procès de Calas, de Sirven, du chevalier La Barre ? Depuis les premiers siècles jusqu’au temps de Voltaire, l’histoire du catholicisme est à chaque page souillée de crimes affreux. On peut sans doute en accuser la méchanceté humaine. Mais, si le fanatisme la provoque et l’irrite, comment s’étonner que Voltaire attaque les dogmes funestes où ce fanatisme trouve son aliment ?

Est-ce donc attaquer la religion ? Ce n’est pas même attaquer le christianisme. Des sectes chrétiennes qu’il répudie toutes, parce que toutes ont été plus ou moins fanatiques, Voltaire a soin de distinguer le christianisme véritable. Il oppose Jésus aux docteurs, aux prêtres, aux théologiens, il lui rend hommage pour son zèle et sa vertu, son amour de l’égalité fraternelle. Il combat le faux christianisme en s’appuyant sur le vrai. « Je me flatte, dit-il, de démontrer que Jésus n’était pas chrétien, qu’il aurait condamné avec horreur notre christianisme. » Écraser l’infâme c’est, il le déclare à d’Alembert, « établir le royaume du Christ. » Et ailleurs, voici sa profession : « Je suis chrétien comme l’était Jésus, dont on a changé la doctrine céleste en doctrine infernale. »

Dans un article du Dictionnaire philosophique, l’article Religion, Voltaire raconte que le même génie qui lui avait apparu naguère, le transporta, une nuit, d’abord en un désert où étaient entassés, ici, les ossements des victimes du fanatisme, là, d’innombrables sacs d’or et d’argent, renfermant « la substance des hérétiques » massacrés, — ensuite, parmi les héros de l’humanité, les vrais héros, non point les conquérant, mais, comme il dit, les bienfaiteurs de la terre. Après avoir conversé avec Numa, Zoroastre, Socrate, il aperçoit Jésus. « Je vis un homme d’une figure douce et simple, qui me parut âgé d’environ trente-cinq ans. Je fus étonné de lui trouver les pieds enflés et sanglants, les mains de même, le flanc percé, et les côtes écorchées de coups de fouet. Eh, bon Dieu ! lui dis-je, est-il possible qu’un juste, un sage soit dans cet état ? Est-ce aussi par des prêtres et par des juges que vous avez été assassiné si cruellement ?

Il me répondit ouï avec beaucoup d’affabilité.

Et qui étaient donc ces monstres ?

« C’étaient des hypocrites. »

Vous voulûtes donc leur enseigner une nouvelle religion ?

« Point du tout ; je leur disais simplement : Aimez Dieu de tout votre cœur, et votre prochain comme vous-même, car c’est là tout l’homme. »

Pourquoi donc vous ont-ils mis dans l’état où je vous vois ?… Ne dîtes-vous, ne fîtes-vous rien qui pût leur servir de prétexte ?

« Tout sert de prétexte aux méchants. »

Ne leur dîtes-vous pas une fois que vous étiez venu apporter le glaive et non la paix ?

« C’est une erreur de copiste ; je leur dis que j’apportais la paix et non le glaive. Je n’ai jamais rien écrit ; on a pu changer ce que j’avais dit sans mauvaise intention. »

Vous n’avez contribué en rien par vos discours, ou mal rendus, ou mal interprétés, à ces monceaux affreux d’ossements que j’ai vus sur ma route en venant vous consulter ?

« Je n’ai vu qu’avec horreur ceux qui se sont rendus coupables de tous ces meurtres. »

Et ces monuments de puissance et de richesse, d’orgueil et d’avarice, ces trésors, que j’ai vus accumulés sur la route, viennent-ils de vous ?

« Cela est impossible ; j’ai vécu, moi et les miens, dans la pauvreté et dans la bassesse : ma grandeur n’était que dans la vertu. »

Je le conjurai de m’apprendre en quoi consistait la vraie religion.

« Ne vous l’ai-je pas déjà dit ? Aimez Dieu, et votre prochain comme vous-même. »

Quoi ! en aimant Dieu on pourrait manger gras le vendredi ?

« J’ai toujours mangé ce qu’on m’a donné ; car j’étais trop pauvre pour donner à dîner à personne. »

En aimant Dieu, en étant juste, ne pourrait-on pas être assez prudent pour ne point confier toutes les aventures de sa vie à un inconnu ?

« C’est ainsi que j’en ai toujours usé. »

Ne pourrais-je, en faisant du bien, me dispenser d’aller en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle ?

« Je n’ai jamais été dans ce pays-là. »

Faudrait-il me confiner dans une retraite avec des sots ?

« Pour moi, j’ai toujours fait de petits voyages de ville en ville. »

Me faudrait-il prendre parti pour l’Église grecque ou pour la latine ?

« Je ne fis aucune différence entre le Juif et le Samaritain quand je fus au monde. »

Eh bien, s’il est ainsi, je vous prends pour mon seul maître.

Alors il me fit un signe de tête qui me remplit de consolation. La vision disparut, et la bonne conscience me resta. »

Quel est donc ce christianisme véritable dont Voltaire se réclame ? Rien d’autre que la religion naturelle. Mais qu’est-ce que la religion naturelle ? À vrai dire, et Voltaire le déclare expressément, elle consiste dans les règles de morale communes au genre humain.

Une idée sur laquelle il revient très souvent, c’est que la morale unit les hommes entre eux. La théologie divise les hommes et la morale les unit.

La théologie divise les hommes. Elle traite de questions insolubles, généralement inintelligibles ; et ces questions partagent la chrétienté en sectes hostiles qui s’anathématisent l’une l’autre quand elles ne s’entr’égorgent pas. Au contraire, la morale unit les hommes. Chaque nation a ses mœurs propres et ses rites particuliers. Mais, quant aux principes, toutes les nations sont d’accord. Zoroastre et Confucius, Zaleucus et Socrate, recommandent les mêmes vertus. Tandis que la théologie excite les discordes, la morale, qui est universelle, engendre la paix. « Que diriez-vous d’une famille toujours prête à se battre pour savoir comment il faut saluer le père ? Eh ! mes enfants, il s’agit de l’aimer. » Il s’agit aussi de faire son devoir d’homme. Le culte que nous devons rendre à Dieu, consiste surtout dans la pratique des vertus humaines. Ne soyons pas des saints, soyons des hommes vertueux.

Qu’est-ce, pour Voltaire, qu’être vertueux ?

Les catholiques distinguent ce qu’on appelle les trois vertus théologales : la foi, l’espérance, la charité. Or, la charité n’est louable que si elle se traduit en bienfaits ; c’est par charité que tels inquisiteurs brûlèrent les hérétiques. Quant à l’espérance, « craignant selon qu’on nous menace, nous espérons selon qu’on nous promet ». Mais la foi, enfin, comment pourrait-elle s’appeler une vertu ? Les dogmes qui en sont l’objet nous semblent ou bien vrais, et alors nous n’avons nul mérite à les croire ; ou bien faux, et alors il est impossible que nous les croyions. Credo quia absurdum, disent les catholiques. Leur foi n’est point une croyance, elle est une incrédulité soumise, un anéantissement de la raison. Or, nous dessaisir de cette raison que nous tenons de Dieu, c’est faire offense à Dieu lui-même comme c’est nous ravaler au rang des brutes. Voltaire, nous l’avons vu, reconnaît qu’il y a une foule de choses qui dépassent l’intelligence humaine, et, devant ces mystères, il suspend son jugement, il s’incline ; mais ce qu’il ne veut pas, c’est admettre ce qui contredit la raison. Du reste, les vérités nécessaires à notre salut doivent être des vérités parfaitement claires. La religion doit entrer dans le cœur comme la lumière dans les yeux. Si Dieu tenait les vérités secrètes et nous punissait ensuite de ne pas y croire, il serait le plus injuste et le plus cruel des tyrans.

Les philosophes, d’autre part, distinguent quatre vertus cardinales : force, tempérance, prudence, justice. Mais les trois premières ne sont pas des vertus, ce sont des qualités utiles à qui les a. Il n’est de vertus que les qualités par lesquelles nous nous rendons utiles aux autres. Tel ermite sera sobre, pieux, revêtira un cilice, restera des journées entières à regarder son nombril, ou se laissera dévorer par la vermine : appelons-le saint, si vous voulez, appelons saint le grand Antoine, qui ne se lavait jamais les pieds, appelons saint Siméon, surnommé Stylite, qui, durant trente-deux années, demeura debout au sommet d’une colonne, et, durant une année entière, sur un seul pied ; appelons-les saints, mais réservons le nom de vertueux pour celui qui fait du bien à ses semblables.

Voilà ce que dit et répète Voltaire. Aussi ne sommes-nous pas peu étonnés quand on l’accuse de réduire la morale à une négation. Mais, je vous prie, écoutez ce passage d’un article écrit, il y a dix ou douze ans, par un de nos critiques les plus distingués : « La loi morale, pour Voltaire, c’est ne pas commettre l’injustice. Ainsi restreinte, elle n’est que l’instinct social, l’instinct de conservation chez un être fait pour vivre en société. Or, ce n’est pas en tant que résistant à la mort sociale que la morale est une morale, c’est à partir du moment où, le trépas social conjuré, elle va plus loin. Ce n’est pas quand elle dit : Ne tue point ! qu’elle est une morale, car ne tue point indique seulement que l’homme a envie de vivre ; c’est quand elle dit : Donne, dévoue-toi. L’instinct social embrasse et comprend toute la justice ; la morale commence à la charité. Or, c’est où elle commence que Voltaire n’atteint pas. » On pourrait se demander si l’auteur de ces lignes avait jamais feuilleté le Dictionnaire philosophique ou les Discours sur l’homme, ouvert seulement un des nombreux ouvrages dans lesquels Voltaire expose ses idées morales. Au mot charité, Voltaire substitue, j’ai dit pourquoi, le mot bienfaisance. Mais que prêche-t-il, que pourrait-il bien prêcher, sous le nom de bienfaisance, qui ne soit l’amour du prochain, le dévouement, le don de soi-même ? C’est là, partout et toujours, le fond de sa morale. Dois-je fournir des citations ? Il serait trop facile de les multiplier. Aussi bien deux peuvent suffire. « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes, écrit-il dans l’Essai sur les mœurs, c’est celle-ci : Traite les autres comme tu voudrais être traité. Cette loi est de la nature même, elle ne peut être arrachée du cœur humain. » Et, dans le septième Discours sur l’homme :

Certain législateur, dont la plume féconde
Fit tant de vains projets pour le bien de ce monde,
Et qui, depuis trente ans, écrit pour des ingrats,
Vient de créer un mot qui manque à Vaugelas.
Ce mot est bienfaisance. Il me plaît ; il rassemble,
Si le cœur en est cru, bien des vertus ensemble.
Petits grammairiens, grands précepteurs des sots,
Qui pesez la parole et mesurez les mots,
Pareille expression vous semble hasardée ;
Mais l’univers entier doit en chérir l’idée.


Comment peut-on nous dire, après cela, que Voltaire « n’atteint pas où commence la charité » ? Dans la même pièce, un vers, ou plutôt un hémistiche : Le juste est bienfaisant, contient en germe la conception de cette solidarité humaine en vertu de laquelle la bienfaisance n’est qu’une forme de la justice.

Ce qu’on peut reprocher à Voltaire, c’est d’avoir fait trop bon marché de la morale individuelle. « La vertu et le vice, déclare-t-il, sont ce qui est utile et nuisible à la société. » Et ailleurs : « Tout ce qui nous fait plaisir sans faire de tort à personne est très bon et très juste. » Il y a là matière à contestation. Et sans doute Voltaire a raison de dire que l’ermite ou l’anachorète qui se mortifie pour sauver son âme ne mérite pas le nom de vertueux. Mais, ne considérant l’homme qu’en tant que membre de la société, il semble par là même nier toute justice antérieure et supérieure à l’institution sociale, comme si, d’une part, il n’y aurait ni vertu ni vice pour celui qui, par exemple, vivrait dans une île déserte, ou comme si, de l’autre, certains vices, du moment où ils concourraient à la prospérité commune, devraient s’appeler vertus. Ajoutons du moins que les vertus sociales supposent et impliquent les vertus individuelles. En nous faisant tort à nous-mêmes, en diminuant notre valeur propre, nous nous rendrions moins capables de servir la société ; et, par suite, la morale personnelle peut rentrer dans la morale publique.

Quoi qu’il en soit, Voltaire envisagea toujours le bien social. Il peut dire à juste titre : « Je n’écris jamais pour écrire ; j’écris pour agir. » Et encore : « Je ne mets jamais du noir sur du blanc qu’après avoir examiné si ce noir sera utile aux hommes. »

Ne parlons pas de ses livres proprement philosophiques : il ne les fit, cela va sans dire, que pour combattre les erreurs, les mensonges, les injustices. Mais, historien ou poète épique, auteur de tragédies, de romans, d’épîtres, de satires, de facéties, ce qui, dans la diversité des genres et des tons, donne à tous ses ouvrages leur unité supérieure, c’est son zèle pour le perfectionnement du genre humain.

Voyez, d’abord, comment il conçoit l’histoire. Avant Voltaire, nos historiens, si l’on peut les appeler ainsi, étaient plutôt des rhéteurs, exclusivement appliqués à composer de belles narrations, de belles harangues, de beaux portraits. Oui, sans doute, il y a Bossuet ; et Bossuet, en écrivant son Discours sur l’histoire universelle, écrivit, comme Voltaire, pour agir. Mais ce Discours est d’un théologien beaucoup plus que d’un historien. Voltaire, lui, comprend l’histoire en philosophe. « Il n’appartient, dit-il, qu’aux philosophes d’écrire l’histoire. » À l’histoire des rois, des cours, des ministres. Voltaire substitue celle des lois, des mœurs, des institutions, des lettres et des arts. C’est dans cet esprit qu’il a fait le Siècle de Louis XIV et Pierre le Grand. Et l’Essai sur les mœurs, sa principale œuvre d’historien, est entièrement l’œuvre d’un philosophe. Il y retrace le cours de l’évolution sociale à travers les âges. Il montre, d’époque en époque, un progrès universel, qui peut bien s’arrêter parfois, qui comporte même des reculs passagers, mais par lequel le monde n’en marche pas moins, à regarder les choses de haut et largement, vers la justice, la vérité, le bonheur.

Voyez, maintenant, les romans de Voltaire. Micromégas rabaisse la vanité humaine, l’Ingénu oppose la nature et la civilisation, l’Homme aux quarante écus est une leçon d’économie politique et sociale, Candide raille un optimisme béat et stérile. Voyez ses poèmes : la Henriade a été faite pour inspirer l’horreur des persécutions ; les Discours sur l’homme ne sont autre chose qu’un traité de morale ; les Épîtres, des sermons, « un Carême, dit-il, prêché par le père Voltaire. » Quant à son œuvre théâtrale, il met de la philosophie jusque dans l’opéra, — car Pandore est, si nous l’en croyons, « un opéra philosophique », — et ses tragédies servent presque toutes à la propagande d’émancipation. Voltaire a toujours considéré le théâtre comme une école, une école de vertu civique et sociale. Œdipe renferme maints traits de hardi scepticisme ; Brutus et la Mort de César font haïr la tyrannie ; Alzire célèbre le véritable esprit du chrétien, « qui regarde les hommes comme des frères. » D’autres pièces sont uniquement des œuvres de combat : dans Mahomet, il attaque le fanatisme ; dans les Scythes, il met en contraste les mœurs d’un peuple libre avec celles des courtisans ; dans les Lois de Minos enfin, il ne flétrit pas seulement les sacrifices affreux de la religion Cretoise, mais encore, mais surtout la Saint-Barthélémy, les dragonnades, le supplice de La Barre, qui sont aussi, dit-il, « de vrais sacrifices de sang humain. »

La philosophie de Voltaire peut se résumer par un mot : humanité. C’est l’amour de l’humanité qui anime son œuvre entière, et toutes les réformes dont il prend l’initiative, c’est l’amour de l’humanité qui lui en a inspiré l’idée. En rappellerai-je quelques-unes ? Il réclame la suppression de la corvée, la liberté du commerce, une répartition plus équitable des impôts ; il veut qu’on institue le jury, qu’on indemnise les accusés dont l’innocence a été reconnue, qu’on ne condamne pas sur des probabilités en additionnant des quarts ou des huitièmes de preuve, comme si huit huitièmes de preuve équivalaient à une preuve entière ; il demande que les peines soient proportionnées aux délits, il proteste contre la torture. Aucun autre écrivain ne servit mieux la morale humaine. Non seulement il éclaira et libéra les esprits, mais il s’appliqua avec un zèle infatigable à introduire dans les rapports des hommes entre eux plus de justice et plus d’amour ; et il fut surtout l’ennemi du fanatisme, l’apôtre de la tolérance.

Si Voltaire n’est pas exempt de faiblesses, ce n’est pas pour ces faiblesses qu’il a des ennemis, c’est pour ce que nous admirons en lui et que nous aimons, pour son action de philosophe, pour la guerre qu’il fit aux abus, aux superstitions, aux iniquités. Bien que tout ne mérite pas l’éloge dans sa vie, ni même dans son œuvre, il n’aura plus d’adversaires quand la raison et la conscience seront définitivement affranchies. On pourra sans doute marquer certains défauts de son caractère et certaines lacunes de son intelligence ; mais tout le monde sera d’accord pour honorer en lui un bienfaiteur du genre humain.

  1. Conférence faite à Genève dans la Grande salle de l’Université.