Études de l’antiquité/03

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III. — Salluste
III. — Salluste

ÉTUDES


DE L’ANTIQUITÉ.

iii.


SALLUSTE.


Sylla fut le dernier homme qui sut prêter à la cause de l’aristocratie romaine de la force et du génie. Tout dans sa vie dénote une intelligence des choses qui lui permit de consommer sa grandeur personnelle aussi heureusement qu’il l’avait commencée, et son abdication n’est pas un des moindres indices de sa fortune et de son esprit. Il y a dans cette action autre chose qu’une superbe fantaisie se plaisant à rejeter le pouvoir souverain, et prodiguant son mépris à Rome en lui rendant la liberté. Quand Sylla dépouille la pourpre et la dictature, il condamne lui-même cette aristocratie qu’il a vengée ; car déposer le pouvoir, c’était l’en déclarer incapable.

Telles étaient effectivement les conjonctures de la république que le triomphe de Sylla sur Marius ne compensait pas l’infériorité morale qui dégradait l’aristocratie, et ne pouvait cacher au vainqueur d’Orchomène les forces vives qui se remuaient dans la cause démocratique et se préparaient à reprendre l’œuvre des Gracches et de Marius. Aussi quand Sylla eut achevé son bonheur et sa vie, de quel côté se déclara la prééminence du talent et de l’habileté, si ce n’est dans le parti populaire ?

Que dire de Pompée, la médiocrité la plus fastueuse et la plus enflée qui ait jamais paru dans les affaires ? Crassus manque d’ambition ; il n’a que de l’avarice et de la vanité : Caton, sans génie, s’appuie sur une vertu qui ne sauve personne ; Cicéron, cet homme nouveau qui s’égara dans l’amitié de Pompée, ne fut-il pas durant sa vie l’admiration et le jouet de tout le monde ?

Cependant brillaient dans le parti populaire deux hommes dont les renommées vigoureuses qui poussaient tous les jours, accablaient les réputations aristocratiques : nous voulons dire César et Salluste. L’historien de Jugurtha, de l’Afrique, de Marius et du viie siècle de Rome, ne saurait être séparé de César, si l’on ne veut pas dénaturer l’entente de son esprit et de son temps. César et Salluste servent la même cause et le même mouvement du monde ; la plume du second est aussi ardente et aussi acérée que l’épée du premier, et tous les deux ont arraché à l’aristocratie non-seulement l’empire, mais la primauté du génie politique.

Dans ce que nous dirons de Salluste, nous aurons l’avantage de nous autoriser des recherches érudites du président de Brosses. Le livre qu’il nous a laissé : Histoire de la République romaine dans le cours du viie siècle (Dijon, 1777, 3 vol. in-4o.) est une des productions les plus substantielles de la science française. Le style est faible, la pensée raisonnable, l’érudition immense : c’est une de ces grandes manutentions de faits et d’études qui servaient autrefois de loisir à notre ancienne magistrature, et dont l’habitude semble se perdre aujourd’hui.

Caïus Sallustius Crispus naquit à Amiterne, ville du pays des Sabins, l’an de Rome 668, sous le septième consulat de Marius et le second de Cornelius Cinna. On ignore le nom de sa mère ; son père eut du mérite et de la probité : sa famille était plébéienne et fort honorable, mais il ne paraît pas qu’elle ait passé par les grandes charges de la république ; elle devait trouver sa gloire tout d’un coup en aboutissant à Salluste.

Le jeune Crispus passa sa première jeunesse dans Rome, et montra sur-le-champ, comme signe de sa nature, la double avidité des plaisirs et de la gloire ; plus tard, il marqua Sylla du même caractère ; voluptatum cupidus, gloriœ cupidior. Il désirait l’argent pour le répandre, et le métamorphoser en voluptés ; il se précipita dans les jouissances de toutes sortes avec une frénésie qui ne s’y épuisait pas tout entière, car il embrassait la science et toutes les disciplines avec la même pétulance ; ame indomptable, imagination effrénée, esprit juste, génie heureux, grande ame, vastes pensées, inextinguibles désirs, amour du beau, intelligence du vrai, soif des grandes actions et d’un illustre nom, mépris des petits devoirs et des régularités ordinaires, tel était Salluste à vingt ans.

Catilina conspirait ; nous autres modernes nous n’avons jamais pu savoir pourquoi. C’était évidemment quelque chose de démocratique et qui sortait des souvenirs et de la cause de Marius ; mais quel était le but du chef énergique et libertin qui menait l’entreprise ? Était-ce de brûler Rome ? d’égorger le sénat ? d’assassiner tous ceux qui n’auraient pas conspiré ? Les vainqueurs l’ont dit : les vaincus n’ont pas écrit. Il est difficile d’attribuer à un parti que ne répudiaient pas entièrement César et Crassus ces folles fureurs qui ne mènent à rien. Néanmoins la conduite de Catilina et son habileté nous semblent incriminées par l’abandon où le laissèrent les ambitieux les plus intelligens de la cause démocratique, César et Salluste. Ces deux jeunes hommes connaissaient Catilina et tous ses amis ; même âge, même humeur, mêmes plaisirs ; seulement le dictateur et l’historien futurs ne voulaient s’engager que dans une aventure féconde, persévéramment ourdie, vaste, enlaçant toutes les forces de Rome, et dans laquelle on se serait plutôt proposé de s’emparer de la république que de la bouleverser.

Crispus laissa donc Lucius conspirer seul, d’autant plus que déjà il méditait d’écrire l’histoire. Dans ce dessein, il sut s’attacher un grammairien d’Athènes, Ateius Prétextatus, qui professait l’éloquence dans Rome, et mérita le surnom de philologue. Le rhéteur grec écrivit pour son élève des annales romaines qui lui déroulaient les choses saillantes et singulières. Décidément Salluste se vouait à l’histoire, et s’y préparait. Le barreau l’avait rebuté, et son dégoût fut si grand, qu’il se priva de cette voie facile et familière aux Romains pour arriver aux honneurs. Le génie de ce jeune homme l’emportait trop vivement ailleurs, et lui rendait trop intolérables les pratiques judiciaires. Le futur émule de Thucydide pouvait-il altérer sa concision merveilleuse, la rapidité divine de son esprit et de son style, les beautés et les formes si sveltes de son récit dans les répétitions et les détours de la faconde de l’avocat, dans les litiges de l’héritage, de la gouttière et de l’hypothèque ? Salluste préféra l’ardeur des luttes politiques et s’y jeta de tout l’élan d’un talent audacieux, neuf, et qu’il n’avait pas encore prouvé à lui-même et aux autres. Un de ses amis, Clodius, avait entrepris de faire payer cher à Cicéron la précipitation irrégulière qui avait mis à mort les amis de Catilina ; Cicéron s’était exilé ; Clodius ne put faire durer long-temps cet exil ; il fut contraint d’assister au retour de son ennemi et au bris des tables d’airain contenant les actes de son tribunat ; il se retira quelque temps du premier plan des affaires ; il renoua sourdement quelques intelligences avec Pompée dont la vanité se blessait de trouver Cicéron plus vain encore que lui ; il poussait aussi Salluste au tribunat, se préparant de cette façon des appuis dans sa brigue de la préture. Salluste fut tribun du peuple en l’an 702 de la république, ayant pour collègues Q. Pompeius Rufus, T. Munatius Plancus, M. Cœlius et Manilius Canianus.

Le consulat et la préture étaient la proie commune et toujours disputée des factions aristocratique et démocratique. Trois hommes se jetaient sur la pourpre consulaire pour se l’arracher, Milon, Hypsœus et Scipion. La brigue fut portée au comble de la violence et de la prodigalité : le sang et l’argent coulaient à flots dans le forum. Les élections devenaient impossibles dans ce conflit de massacres et de corruption, et la république se trouva sans magistrats. Un entre-roi fut nommé. Cependant Milon, s’en allant à Lanuvium sa patrie où il était dictateur, pour l’installation d’un prêtre flamine, rencontra Clodius sur son chemin et ne put résister à la tentation et à la facilité de le tuer. Salluste, plein de colère et de douleur, se joignit à ses collègues Munatius et Rufus pour venger son ami ; il prononça contre Milon une invective furieuse ; le peuple, qu’exaspérait la vue du cadavre de Clodius qu’on avait étalé sur la tribune, enleva ce cadavre, le transporta dans la curie Hostilienne où le sénat s’assemblait, et fit de ce palais et de la basilique Porcia qui le touchait un vaste bûcher pour son Clodius qu’il regrettait. Ce détestable emportement, qui surpassait le meurtre commis sur la route de Lanuvium, rendit à Milon son courage : il continua de briguer le consulat et se mit en devoir de soutenir vigoureusement le procès criminel. Les entre-rois se succédaient, et la république n’avait pas encore ses magistrats ordinaires : Pompée songeait à la dictature ; César absent était proposé par ses amis au consulat. Salluste tint une conduite fort habile ; quand il eut reconnu que l’élection de César n’était pas certaine, il se rapprocha de Pompée, et donna l’appui de son parti à la motion de Bibulus qui avait ouvert l’avis dans le sénat de nommer Pompée seul consul. Par cette manœuvre, Salluste se conciliait, en le compromettant, Pompée séparé de Cicéron qu’il n’aimait plus, et de Milon qu’il devait laisser condamner. Le procès criminel fut la principale affaire de ce consulat ; Salluste, poursuivant avec ardeur la perte de Milon, fut outré de voir Cicéron embrasser sa défense : dès lors ces deux hommes entrèrent l’un contre l’autre dans une inimitié implacable, et s’envoyèrent les plus déchirantes injures. Cicéron au surplus défendit mal son client, il se troubla ; Milon, condamné à l’exil par trente-huit voix contre treize, se rendit à Marseille. Après sa retraite, son parti reprit le dessus ; Rufus, Munatius et Sextus, secrétaire de Claudius, furent condamnés pour l’incendie du palais Hostilien. Salluste fut atteint quelque temps après. Appius Pulcher et Pison, censeurs, faisant l’appel des sénateurs, lui reprochèrent la licence de ses passions et l’exclurent du sénat. Les aventures galantes de Salluste n’étaient ici qu’un prétexte, et la censure n’était plus qu’un instrument de vengeance politique.

Salluste reçut avec un froid dédain l’injure que lui faisaient les censeurs, et sans se tourmenter davantage, il se tourna vers l’histoire. Il était prêt : il tenait à sa disposition les lettres grecques et l’intelligence de Thucydide, le secret de l’idiome romain dans ses plus vieilles originalités, la connaissance de la république, de ses vicissitudes et de sa constitution. Le tribunat l’avait jeté au milieu des affaires et de ses contemporains, il savait la vie. Sur quel sujet tombera son choix ? Rien de primitif et d’antique ne lui convient ; il n’a de goût qu’à son siècle ; il s’y plaît, il en aime le tumulte, les grandeurs et les vices. À vingt ans il avait vu Catilina ; à trente ans il en écrira l’histoire. Ce sujet lui livre toute la république ; il est vaste, simple, court ; là, comme sur un théâtre étroit et saillant, se réunissent tous les illustres du siècle, César, Caton, Crassus, Catilina, Cicéron ; il pourra peindre ses amis et ses ennemis ; il se fait censeur aussi, mais dans l’histoire.

Au surplus le nouvel historien est juste : non, dans l’exploration des grands historiens de l’humanité tant antique que moderne, nous n’avons pas rencontré d’esprit plus juste, plus sûr et plus équitable. Salluste, quand il prend la plume, a dépouillé tous les souvenirs qui pourraient corrompre sa justice ; il est grave : ne cherchez plus le voluptueux adolescent, ni le turbulent ami de Clodius ; quand il écrit, Salluste est le plus pur et le plus élevé des hommes. Cependant il garde les grandes passions qui ne doivent jamais déserter l’ame ; on lui sent toujours au cœur ses amis et ses opinions ; il est démocrate, il chérit César, comme Thucydide chérissait Périclès ; il a pour certains patriciens des mépris auxquels ils avaient bien des droits : mais ces affections animent son équité et ne l’altèrent pas ; il est impartial comme il faut l’être, c’est-à-dire juste après avoir embrassé le meilleur parti.

Dans le fragment si court et si beau qu’il nous a laissé touchant Catilina, Salluste n’explique pas Catilina : il le met en scène vivement ; mais il ne l’approfondit pas. En savait-il plus qu’il n’en a laissé voir, ou bien lui-même n’a-t-il pas pénétré dans les mystères de cette obscure et sanglante tragédie ? Il se contente de donner à penser que la domination de Sylla avait tenté Catilina : hunc post dominationem Lucii Syllœ lubido maxima invaserat reipublicœ capiundœ. Mais cela ne suffit pas à expliquer un dessein dont la chute même a ébranlé Rome, qui s’était créé des complices dans l’Italie, dans le Picénum, le Bruttium et l’Apulie, dont, pendant un moment, le peuple désirait ardemment le succès et le triomphe, Catilinœ incepta probabat, et qui avait recruté de nouveaux partisans, même après que Catilina eut quitté Rome dans une précipitation furieuse. Néanmoins le chef de cette conspiration est grand dans le récit de Salluste ; et l’on y voit que Catilina n’avait jamais fait entrer la médiocrité dans son ambition, ses talens, ses vices et son courage.

Après Catilina, les trois hommes qui comparaissaient devant l’historien pour lui demander un caractère et la vie, étaient Caton, César et Cicéron. Situation admirable de l’écrivain de trente ans ! Pour la première fois, Rome possède un historien de génie qui pourra lui peindre ses plus grands personnages au moment même où ils se meuvent dans son sein ; l’artiste est digne de cet office ; il ne se déconcerte ni ne s’irrite à la vue de Caton, son adversaire et son ennemi ; il le comprend, il le glorifie, il l’envoie à la postérité avec ces lignes immortelles : Non divitiis cum divite, neque factione cum factioso ; sed cum strenuo virtute, cum modesto pudore, cum innocente abstinentiâ certabat ; esse quam videri bonus malebat ; ita quò minus gloriam petebat, eo magis sequebatur. « Caton ne luttait pas de richesse avec le riche, de brigue factieuse avec le factieux, mais de courage avec le courageux, de modération avec le sage, de pureté avec l’homme pur ; il aimait mieux être vertueux que de le paraître, et plus il fuyait la gloire, plus elle s’attachait à ses pas. » Qu’admirerons-nous le plus ici de Salluste ou de Caton ? de la vertu qui arrache une semblable louange, ou du génie qui ne la refuse pas, et la décerne pour l’éternité ?

Avec quel plaisir Salluste devait parler de César, son ami, l’orgueil et l’espérance du parti démocratique, ce mélange incomparable d’héroïsme et de licence, d’exaltation et d’incrédulité, corps délicat et mou, ame immense et inspirée, le plus aimable des Romains pour en devenir le plus grand, et qui s’occupait dans les Gaules à consterner du bruit de ses prodiges et de sa gloire le parti Pompéien. Pendant son absence ! Salluste disait de lui à l’époque de la conspiration : Cæsar in animum induxerat laborare, vigilare ; negotiis amicorum intentus, sua negligere ; nihil denegare, quod dono dignum esset ; sibi magnum imperium, exercitum, novum bellum exoptabat, ubi virtus enitescere posset. « César avait résolu dans son esprit de se montrer laborieux et vigilant, d’être tout aux affaires de ses amis et de négliger les siennes, de ne jamais refuser ce qui valait la peine d’être donné ; pour lui-même il désirait un grand commandement, une armée, une guerre où il pût se divulguer tout entier. » Il les avait, le commandement, l’armée et la guerre pendant que Salluste écrivait, et bientôt il reviendra venger et récompenser son historien[1].

Mais voici Cicéron et Salluste face à face ; suivons les procédés de l’écrivain. Il a élevé dans le drame de son récit, après le personnage de Catilina, deux hommes qui dominent tous les autres, César et Caton ; il les a produits comme les deux premières gloires de son siècle, Caton, comme la plus sainte image de la vertu, César, comme le plus étincelant exemplaire du génie : les places sont prises, où mettre Cicéron ? Dans un certain milieu entre la grande vertu et le grand génie. Cicéron se remue beaucoup ; il fait dans Rome une vigilante police, il prononce dans le sénat une oraison excellente, utile à la république, et que plus tard il a éditée lui-même, orationem habuit luculentam atque utilem reipublicœ, quam postea scriptam edidit ; il est non pas un grand homme, non, il est…, quoi donc enfin ? un excellent consul, optimo consuli. La vengeance est ici d’autant plus cruelle qu’elle ne s’exerce pas aux dépens de la justice, et l’ironie d’autant plus poignante qu’elle paraît plus courte et plus calme. Optimo consuli rabattait terriblement la vanité de Cicéron ; c’était comme si Salluste eût dit : Cicéron, le plus éloquent et le plus vain des Romains, homme nouveau, sans penchant et sans goût pour la cause démocratique, croyant au génie de Pompée, associant le culte des idées nouvelles de la Grèce et des vieilles formes de la république, attendant Pharsale pour reconnaître César, le plus impolitique des hommes, n’ayant d’autre action que son consulat, et s’étonnant dans tous ses discours d’avoir agi une fois ; optimo consuli.

Salluste achevait les dernières lignes de ce premier chef-d’œuvre dont les Romains ne jouirent que plus tard, quand César donna de ses nouvelles à l’Italie et à Pompée ; il revenait enfin : irrité des injustices du sénat, il avait forcé Corfinium et Branduse ; il était dans Rome. Salluste reconnut incontinent dans le vainqueur des Gaules le maître des nouvelles destinées de la république ; il lui adressa une lettre ou plutôt un mémoire politique, assemblage de passions vives et d’idées justes, des colères de l’homme de parti et des jugemens de l’homme d’état. J’en vais donner la substance. Après s’être excusé sur la nouveauté de cette confidence, il fait la plus amère peinture des fautes de Pompée, de l’oligarchie aristocratique, de Caton, de Domitius, qui ont immolé comme des victimes quarante sénateurs et moissonné la jeunesse ; ce préambule épuisé, il entre en matière.

Les deux fondemens de la république sont le peuple et le sénat. Mais le peuple n’est plus guère qu’une multitude sans mœurs, sans traditions politiques, et incapable de gouvernement. Il faut en régénérer les classes par de nouveaux citoyens, et raviver ainsi l’esprit de liberté. Il faut aussi former des colonies où les anciens et les nouveaux citoyens se mêleront. La faction aristocratique s’écriera que c’est violer la constitution que d’imposer l’exil des colonies à des Romains, et que si un seul homme peut faire des citoyens à son gré, la cité libre n’est plus qu’une monarchie ; il faut mépriser ces impuissantes clameurs.

Mais César sera surtout le bienfaiteur de la patrie et du genre humain, s’il peut détruire ou du moins diminuer l’avidité qui se décèle de tous côtés pour l’argent. Les mœurs, la discipline et le génie sont incompatibles avec une semblable avidité. L’homme de bien, quand il voit le mauvais citoyen plus considéré que lui parce qu’il est plus riche, s’indigne d’abord : mais peu à peu l’argent empiétant toujours sur la vertu, il passe lui-même du côté des plaisirs.

L’élection des magistrats est chose importante, et le peuple s’y entend assez bien ; la loi de Caïus Gracchus est judicieuse. Ce grand tribun voulait qu’on mît dans une urne les centuries des cinq classes, et qu’elles donnassent leurs suffrages à mesure qu’on les tirerait au sort. Cette égalité de prérogatives engendrait l’émulation de la vertu.

Pour les juges, ne les faire nommer que par un petit nombre serait tyrannique, et ne les choisir que parmi les riches ne serait pas honnête. Les Rhodiens ne se sont pas mal trouvés de cette forme de jugement par laquelle le pauvre et le riche, que le sort élisait juges, décidaient des grandes affaires comme des petites.

La faction aristocratique voudra s’élever contre toutes ces réformes ; mais comme elle est aussi stupide et lâche qu’envieuse et malveillante, César pourra l’écraser. Que dire d’un Bibulus dont la langue ne peut se délier, et dont le consulat a fait briller l’imbécillité ? Caton n’est pas à dédaigner, mais les autres nobles de la faction ressemblent par leur inertie à des statues qui n’ont qu’un nom et pas d’ame. Il faut arracher à ces nobles incapables de travail, de guerre et d’administration, l’empire du sénat.

Le sénat est l’âme de la république dont le peuple est le corps ; pour le régénérer et le raffermir, il faut l’augmenter et introduire l’usage de donner les voix par écrit : Si numero auctus per tabellam sententiam feret. Le nombre et le secret anéantiront la faction oligarchique.

Quant à la quantité des nouveaux sénateurs, les emplois dont on pourra les investir, la classe dans laquelle il faudra les choisir, ces détails viendront plus tard, et Salluste est préparé ; il n’a voulu aujourd’hui qu’offrir à César un projet général, de summa consilii ; il a voulu conjurer le vainqueur des Gaules de sauver l’état des désordres qui le déchirent et des vieilles institutions qui l’empêchent de vivre.

Après avoir écrit cette lettre, Salluste alla joindre César dans son camp ; on présume qu’il le suivit en Espagne et revint avec lui à Rome en 706 : il fut appuyé par César dans la poursuite de la questure, et rentra au sénat deux ans après en avoir été banni. Il exerçait cette charge pendant que César en Égypte établissait sa victoire et sa domination ; il lui adressa une seconde lettre qui le trouva dans Alexandrie. Il s’y montre aussi pénétrant et plus modéré que dans la première ; il affermit César dans ses desseins de clémence ; il lui recommande d’extirper la licence du luxe, des rapines et des usures ; il le conjure de ramener le peuple au travail et la jeunesse au goût de l’honneur et de la gloire. Il y a dans cette lettre quelques mots d’une justesse précieuse sur Pompée : Homine claro, magnis opibus, avido potentiœ, majore fortuna quam sapientia ; de la célébrité, des richesses, du crédit, l’envie de dominer, plus de bonheur que de talent.

Dans l’année 708, César revint d’Égypte, et Salluste fut élevé à la préture : il avait quarante ans ; à la même époque, il se donna le plaisir d’épouser la femme divorcée de Cicéron, Térentia, que fatiguaient sans doute les fautes politiques de son mari, femme impérieuse, passionnée, et qui passait du côté des vainqueurs. Salluste et Térentia unirent leurs ambitions et leurs ressentimens par un mariage qui dut donner de singuliers déplaisirs à l’excellent consul.

Mais César ne laissa pas long-temps oisifs les talens de Salluste ; dans le dessein d’avoir raison de ses ennemis d’Afrique, il donna ordre à Salluste de conduire par la route de Capoue la dixième légion avec quelques autres, et de les embarquer. Les légions ne voulurent pas tenter la mer et de nouveaux hasards ; elles se révoltèrent contre Salluste et le poursuivirent presque jusqu’aux portes de Rome. César accourut au Champs-de-Mars ; on sait comme d’un mot il réprima la sédition et comment les soldats, ne voulant pas être appelés bourgeois, reprirent avec fanatisme le joug militaire. On part pour l’Afrique ; quelques jours après le débarquement, César détacha Salluste avec une partie de la flotte pour aller s’emparer des magasins de l’ennemi, dans l’île Cercine, en lui mandant que cette expédition n’admettait ni excuse, ni retard, ni échec. Salluste obéit, et réussit ; il était digne d’être le lieutenant de César. La campagne fut heureuse, et César quitta l’Afrique après en avoir nommé Salluste gouverneur.

Il est des momens où les fortes natures s’établissent dans la diffusion complète de leur puissance, de leurs qualités et de leurs défauts ; cet instant semblait venu pour Salluste. Tout était accompli dans les destinées de la guerre civile ; l’action militaire était à bout, et César, suivant les suggestions de son propre caractère et les conseils de son ami, gouvernait Rome bonis pacis artibus. Le nouveau proconsul n’eut pas plus tôt jeté les yeux autour de lui, et considéré sa province, qui était toute la côte d’Afrique, depuis Carthage jusqu’à l’océan, qu’il résolut à la fois de recueillir des documens pour écrire l’histoire de Jugurtha et de l’Afrique, et d’immenses richesses pour mener à Rome une splendide existence. Les deux desseins sont conduits de front ; Salluste veut être le plus grand historien de Rome et le plus riche des Romains ; l’Afrique y fournira ; il l’explore, il la scrute, il l’exploite, il la pille : la terre d’Annibal est remuée en tous sens pour livrer au lieutenant de César les moyens d’écrire et de vivre magnifiquement.

Les Romains pesaient sur le monde sans scrupule et sans remords, et surtout après s’être déchirés eux-mêmes entre Marius et Sylla, César et Pompée, ils étaient peu disposés à épargner ce qui n’était pas romain. Qu’était l’Afrique pour eux, si ce n’est une proie toujours sanglante de la victoire, arrachée tour à tour des mains d’Annibal, de Jugurtha et de Juba, proie vivante qu’ils tourmentaient pour la féconder ? Les Français du xixe siècle ont autre chose à faire sur le même théâtre : un peuple ne peut se refuser à ces grandes occasions de travail et de gloire qui d’en haut lui sont dépêchées par Dieu. Appelés à la succession des Romains, nous ne saurions y renoncer sans ignominie. Saint Louis et Bonaparte ont porté sur la terre africaine le nom de la France qui ne peut plus en disparaître. Ne savons-nous plus ni conquérir, ni civiliser ? Sommes-nous devenus incapables de la paix comme de la guerre ? Réussira-t-on à nous déshabituer de la grandeur et à nous ôter le goût de la gloire ?

Salluste revint à Rome en 710 avec ses documens et ses richesses ; des députés d’Afrique l’y suivirent pour se plaindre et l’accuser. César leur imposa silence ; il ne pouvait trouver Salluste coupable ; probablement son lieutenant lui fit hommage d’objets précieux ou de quelques sommes considérables. Au surplus, comme les grands politiques, César était tout à ses amis, et s’il avait conquis le monde, c’est qu’il avait mis dans l’esprit des hommes que son amitié était un sauf-conduit éternel.

Désormais tout concourait à la satisfaction et à la grandeur de Salluste, et il commença de se bâtir un établissement magnifique. Il acheta un vaste terrain sur le mont Quirinal, dans le quartier des hautes rues, alta semita ; il y fit construire une maison splendide avec des dépendances qui formaient plusieurs autres édifices considérables ; devant la maison s’étendit une place publique qui servit de marché ; enfin il fit planter ces jardins immenses qui furent si long-temps les délices des Romains. Ces jardins étaient parsemés des plus belles statues et des plus ravissans chefs-d’œuvre ; on y trouvait l’Hermaphrodite, le Faune portant un enfant dans ses bras, le jeune Papirius trompant sa mère, le Gladiateur expirant, la famille entière de Niobé, Niobé elle-même, le groupe de Mars et de Vénus[2] ; c’était une succession de beautés que l’art avec orgueil opposait à la nature, ou plutôt c’était l’union de la nature et de l’art confondant leurs prodiges pour enivrer l’homme de bonheur et de volupté. Salluste avait besoin de ces émotions et de ce luxe ; son imagination et son style s’en coloraient ardemment ; la richesse lui semblait une dépendance convenable du génie, et ce démocrate avait naturellement les goûts d’un roi.

C’est dans cette retraite à laquelle il joignit encore la maison de plaisance construite par César à Tibur, que Salluste écrivit l’histoire de Jugurtha. Un théâtre nouveau à décrire et à peindre, une guerre considérable traversée d’aventures singulières, la barbarie et la finesse africaines aux prises avec le caractère romain, promettaient à l’écrivain de vifs plaisirs et de grandes beautés. Mais il y avait encore pour Salluste un autre motif ; il écrit, dit-il, la guerre de Jugurtha, non-seulement parce qu’elle fut magnum et atrox, mais encore parce qu’avec elle commencèrent les luttes qui renversèrent la puissance aristocratique, dein quia tum primum superbiœ nobilitatis obviam itum est. Il aura effectivement à encadrer dans son récit la grande figure de Marius : il passera de l’Afrique à la place publique de Rome, et de Rome à Zama. Salluste est toujours animé des mêmes pensées politiques ; c’est toujours l’homme du parti démocratique ; mais dix ans d’intervalle entre son Jugurtha et son Catilina l’ont encore rendu plus calme et plus grave. Dévoué à la cause populaire, il n’en dissimule pas les fautes ; il traite sévèrement la noblesse, mais il reproche aux Gracches d’avoir manqué quelquefois de modération : Et jam Gracchis, cupidine victoriœ, haud satis moderatus animus fuit. Il blâme le peuple de s’être laissé corrompre et enfler par ses prospérités comme l’aristocratie elle-même : Ut sœpè nobilitatem, sic ea tempestate plebem ex secundis rebus insolentia ceperat. Il ne rabat rien de la grandeur de Sylla ; il nous le montre animo ingenti ; Cornelius était éloquent, rusé, d’une amitié facile, d’une profondeur merveilleuse dans la dissimulation, généreux, et donnant à deviner au monde s’il avait plus de courage que de bonheur. Cependant Marius est plus grand encore : cet homme avait tout pour lui sauf la naissance ; il avait le talent, l’honnêteté, la science de la guerre, le courage, la modération, le mépris des plaisirs et des richesses, l’avidité de la gloire ; il était resté étranger à la politesse des lettres grecques et des mœurs élégantes de la société patricienne ; il avait inspiré au peuple de Rome un désir fanatique de s’enrôler sous ses drapeaux : Tanta lubido cum Mario eundi plerosque invaserat ! Une fois nommé consul au grand scandale de la noblesse, il tonna contre elle ; il lui reprocha du haut de la tribune de vouloir cumuler les plaisirs de l’indolence et les récompenses du courage, ignaviœ voluptatem ei prœmia virtutis ; il encouragea le peuple à la bravoure, au mépris des fatigues et de la mort ; au surplus, leur dit-il, la lâcheté ne rend personne immortel, etenim ignavia nemo immortalis factus. Salluste n’a mis nulle part plus d’éloquence que dans la bouche du plébéien Marius : il ne peut s’empêcher de traiter avec prédilection l’homme dont son ami César avait relevé les statues et la cause ; et il finit son récit en montrant dans le lointain le triomphe du soldat d’Arpinum sur les Gaulois. Marius, absent, fut nommé consul ; on lui assigna la province des Gaules ; il était alors l’espérance et la force de Rome ; eâ tempestate spes atque opes civitatis in illo sitœ.

Cet harmonieux fragment de l’histoire d’Afrique et de Jugurtha, où les descriptions et les aventures, les faits, les tableaux et les portraits s’enchaînent avec une variété si attrayante, se terminait à peine sous la main de Salluste, quand César fut frappé dans le sénat par Cassius et Brutus. La douleur de l’historien fut amère et sa résolution irrévocable de ne plus se mêler aux affaires d’une république ainsi décapitée de son chef et de sa gloire. Qu’eût-il fait d’ailleurs ? Pouvait-il descendre de l’amitié de César à la faveur d’Antoine ou au soin de flatter le jeune Octave ? Tout autour de lui lui semblait misérable, les phrases inutiles de Cicéron, l’intelligence du vieux parti républicain, les ambitions personnelles du lieutenant et du neveu du dictateur ; il avait assez de son temps ; il se rejeta dans le souvenir et le culte de César ; il s’attacha de plus en plus à l’histoire, divinité dont il embrassait l’autel dans le naufrage de ses amitiés et de ses espérances. Il résolut d’écrire l’intervalle du temps écoulé entre le Jugurtha et le Catilina. De cette façon il se faisait l’historien de tout le viie siècle de Rome. Il reprenait les choses depuis le commencement des inimitiés entre Marius et Sylla, à leur retour d’Afrique ; il avait à raconter les luttes terribles de ces deux hommes, les Gaulois, Mithridate, l’Asie, les fortunes diverses du parti aristocratique et démocratique, la mort de Marius, l’abdication de Sylla, la jeunesse de Pompée, l’époque de ses prospérités, jusqu’à ce qu’il rencontra Catilina dont il avait écrit l’histoire. Voilà qui était grand et digne de toute la maturité de son génie. Comme il devait comprendre les choses et les hommes ! comme il devait les peindre ! Cette fois l’écrivain se permettait une plus large carrière ; il distribuait en cinq livres[3] la riche matière qu’il façonnait ; il donnait plus d’espace à sa force, et sans en détendre les ressorts, il lui trouvait plus d’éclat dans plus de liberté. Nous avons été déshérités de ce chef-d’œuvre ; le temps ne nous en a laissé que quelques fragmens épars dans les anciens grammairiens latins et les vieux glossateurs, tels que Donat, Servius, Priscien, Sosipater, Nonius, Pompeius Messalinus, Marius Victorinus, et d’autres encore. Ces philologues citaient curieusement des phrases et des expressions qui leur semblaient remarquables. De leur côté de célèbres écrivains, Sénèque, Quintilien, Aulu-Gelle, Isidore de Séville et surtout saint Augustin dans la Cité de Dieu, ont transcrit des passages dont la signification morale les avait frappés. Enfin Pomponius Laetus découvrit, dans un manuscrit du Vatican où étaient copiées plusieurs harangues de divers historiens latins, quatre discours et deux lettres qui appartenaient à l’ouvrage perdu de Salluste. L’industrie des modernes s’est exercée sur ces précieuses reliques : mais De Brosses a surpassé ses devanciers, Riccoboni, Paul Manuce et Louis Carrion ; il a d’abord recueilli tous les fragmens, puis il les a coordonnés ; enfin il en a tiré une histoire, faisant ainsi briller l’esprit français dans le champ de l’érudition conjecturale. Les restes les plus saillans de l’œuvre de Salluste sont une peinture concise de la lutte des plébéiens et des patriciens[4], et des commencemens de la corruption de l’état, un discours d’Æmilius Lepidus contre Sylla, un discours de Lucius Philippus contre Lepidus, une lettre de Pompée au sénat, une harangue du tribun M. Lepidus au peuple, une lettre du roi Mithridate au roi Arsace, une harangue du consul Cotta au peuple. Nous ne parlons pas de sentences vigoureuses, d’expressions magnifiques et isolées, de phrases interrompues et brisées, beautés mutilées qui souvent ont irrité notre admiration sans pouvoir la satisfaire. Crispus avait encore écrit une description du Pont-Euxin, description que De Brosses présume avec vraisemblance avoir terminé le troisième livre de son histoire ou commencé le quatrième. Ce morceau était tenu dans une haute estime par les géographes de l’antiquité.

Salluste mourut à cinquante et un ans, sous le consulat de Cornificius et du jeune Pompée, durant l’année 718 de la république. Rien depuis la mort de César n’avait troublé son repos et son génie ; Rome n’aurait pas permis que le grand écrivain dont elle attendait les plaisirs et la gloire nouvelle de l’histoire ne fût pas respecté.

C’était en effet le premier historien des lettres romaines. Avant lui, l’histoire n’était guère autre chose qu’une série d’annales, annalium confectio[5]. Avaient paru ensuite Caton, Pictor et Pison, puis Antipatre qui s’éleva un peu, paululum se erexit[6], jusqu’à ce qu’enfin Salluste, avec un incomparable éclat, vint instaurer et consommer la véritable histoire politique. Chez les Grecs la chronique conteuse a brillé par Hérodote avant la sévérité de Thucydide ; Rome au contraire doit sur-le-champ à ses factions un historien politique que suivra le plus habile chroniqueur qui ait jamais été, Tite-Live. Des trois historiens romains, Tite-Live déroule sous l’empire d’Auguste les fastes de la république ; narrateur inépuisable, il conte les choses, c’est assez pour lui ; chroniqueur du passé, il n’a d’autre opinion politique que de vanter Pompée outre mesure. Le spirituel neveu de César tolérait en souriant ce pompéianisme, culte sans intelligence de souvenirs sans puissance. Tacite n’est pas tant l’historien de Rome que du genre humain, placé entre le monde antique et le monde moderne. Salluste est donc l’écrivain politique par excellence ; il appartient au parti démocratique ; il est mêlé à son siècle, il s’y déploie, il s’y compromet ; il agit pour mieux écrire plus tard ; il est l’ami de César, l’adversaire de Caton et de Pompée ; il est tribun passionné, préteur actif et habile ; il passe de la vie politique à l’histoire, de l’histoire à l’action ; il revient à l’occupation d’écrire pour partager l’immortalité de César après avoir joui de son amitié. Arrivant le premier au style de l’histoire, quel parti prit-il ? Il s’empara vivement de l’originalité latine pour se l’approprier ; il s’arma de la vieille langue pour être Romain le mieux qu’il pourrait ; il s’en fit un instrument étincelant et invincible, dont l’antiquité nationale fournissait la matière et dont la façon lui appartenait. De là cet archaïsme qu’on a blâmé. Mieux eût valu le comprendre ; mieux eût valu voir que le démocrate devait être plus Romain dans la forme à mesure qu’il se montrait plus révolutionnaire dans le fond ; il prenait la langue du vieux Caton en démolissant son héritage.

Et verba antiqui multùm furate Catonis.

Nous n’admirerons pas non plus si Salluste eut Thucydide devant les yeux. Sur quoi pouvait-il donc reporter sa pensée quand il se rejetait en arrière, si ce n’est sur Thucydide ? C’était son allié naturel, sa ressemblance fatale ; il se reconnaissait appelé chez les Romains à la même vocation que, chez les Grecs, l’ami de Périclès : il aimait son génie, il lisait assidûment son œuvre, sans en être ébranlé ; il se proposait la rivalité, et peut-être, car les ambitions de l’esprit sont insatiables, il se promettait la victoire. L’historien grec était un de ses familiers et de ses amis ; la distance des temps n’était pas un obstacle à ce commerce : il y a entre les grands hommes des rapports et des conférences que nous ne savons pas.

Encore un coup, comprenons Salluste dans l’originalité de sa vaste et complexe nature ; voluptueux, regrettant admirablement la sévérité des mœurs antiques ; déprédateur inexorable de l’Afrique, criant qu’il faut mettre un frein à la corruption et à l’avidité de l’argent ; cherchant à la fois les émotions du style et celles de l’action ; politique consommé, adressant à César, dès son retour des Gaules, des conseils suivis plus tard par le dictateur ; venant prendre séance entre Thucydide et Machiavel. La supériorité de son génie et l’audace de sa conduite irritèrent la colère de ses ennemis. L’affranchi de Pompée vomit contre lui les plus basses injures : on ne sait quel déclamateur[7] imagina une double invective de Salluste contre Cicéron et de Cicéron contre Salluste, où il employait la rhétorique à dégrader ces deux grands noms. Au surplus, Salluste pouvait dire comme Mirabeau, que peu d’hommes ont donné plus que lui prétexte à la calomnie et pâture à la médisance[8]. Il dédaigna trop peut-être de ne pas heurter les esprits et les règles ordinaires, se reposant avec sécurité sur la consistance de sa gloire. Ne sentait-il pas qu’il était avec César le politique le plus intelligent de la République romaine ?

Lerminier.
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  1. De Brosses prétend à tort que les deux portraits de César et de Caton n’ont été tracés qu’après coup ; ils complètent les deux harangues et occupent une place naturelle dans l’économie du morceau, Salluste a pu retoucher plus tard certains endroits, mais il est évident que sa manière de composer est d’un seul jet et d’une même venue.
  2. Ces chefs-d’œuvre prirent place successivement dans les jardins de Salluste.
  3. De Brosses nous paraîtconjecturer avec raison que l’histoire perdue n’avait que cinq livres.
  4. …… « Injuriæ validiorum, et ob eas discessio plebis à patribus, aliæque dissensiones domi fuere jam indè à principio : neque amplius, quam regibus exactis, dum metus à Tarquinio et bellum grave cum Etruria positum est, æquo et modesto jure agitatum : dein servili imperio patres plebem exercere, de vita atque tergo regio more consulere ; agro pellere, et ceteris expertibus, soli in imperio agere. Quibus sævitiis et maxume fœneris onere oppressa plebes, quum assiduis bellis tributum simul et militiam toleraret, armata montem Sacrum atque Aventinum insedit. Tumque tribunos plebis et alia sibi jura paravit. Discordiarum et certaminis utrimque finis fuit secundum bellum punicum. » — Dès l’origine avaient éclaté les injustices des grands, la scission du peuple et du sénat, et d’autres dissensions civiles. Après l’expulsion des rois, la seule crainte de Tarquin et la guerre d’Étrurie avaient fait régner un instant la modération et l’équité ; mais aussitôt après les patriciens traitèrent le peuple en esclave ; ils firent les rois ; ils condamnèrent les plébéiens aux verges, à la mort, usurpèrent leurs champs, leurs droits, et dominèrent seuls. Exaspéré par tant de sévices, écrasé par les dettes et l’usure, le peuple, qu’épuisaient encore les impôts et la guerre, s’arma et se retira, enseignes déployées, sur le mont Sacré et sur le mont Aventin. C’est ainsi qu’il conquit des tribuns et d’autres droits encore. Les discordes et la lutte des deux partis eurent pour terme la seconde guerre punique. — Peut-on renfermer plus de choses dans une concision plus puissante ? Où trouver un style plus court, plus mordant et plus durable ?
  5. Cicéron, De Orat., lib. 2, cap. 12.
  6. Ibid.
  7. Est-ce Vibius Crispus ou Marcius Porcius Latro ?
  8. Mémoires de Mirabeau, publiés par M. Lucas de Montigny, tom. iv, p. 276.