Études diplomatiques sur le dix-huitième siècle/04

La bibliothèque libre.

ÉTUDES DIPLOMATIQUES


SUR


LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE.




III.
LE PARTAGE DE LA POLOGNE EN 1772.[1]




III

Parmi les calamités sans nombre qui poursuivent l’espèce humaine, ce qu’il y a de plus fatal et de plus triste, c’est d’avoir été le dernier représentant d’un ordre de chose ancien et respecté, d’être le dernier roi d’une glorieuse monarchie ou le dernier doge d’une république illustre, de dater de son nom le dernier jour de sa dynastie ou de sa ville, et d’en conduire éternellement les funérailles à travers l’histoire. Encore reste-t-il un dédommagement à ces grandes victimes du destin : la dignité de leur malheur protége leur mémoire et la rend sacrée ; mais, à part l’exception toujours si rare du génie, lorsqu’un homme monte sur le faîte et en tombe presque au même moment, lorsqu’il assiste à la destruction de l’établissement politique fondé par lui ou pour lui, toujours ses contemporains, sauvent la postérité elle-même, le jugent avec une impitoyable rigueur. On ne veut plus voir que ses fautes ; on lui impute les ruines qui l’ont écrasé ; on ne songe pas que son élévation et sa chute avaient eu un principe commun dans l’insurmontable mobilité de son pays et de son temps.

Tel était l’arrêt qui tôt ou tard devait atteindre Stanislas-Auguste, le dernier roi de Pologne. Il ne pouvait pas éviter sa destinée, et dès les premiers jours de son règne, malgré les joies de l’avènement, des symptômes menaçans et sinistres apparurent de toutes parts. En effet, sa situation était plus que difficile ; à la longue, elle devait devenir impraticable. Manifestement porté au trône par la volonté d’une puissance étrangère ; il espéra concilier l’obéissance d’un vassal, suite inévitable de l’origine de son pouvoir, avec l’indépendance d’un monarque vraiment maître de sa couronne. Stanislas voulait bien être un vice-roi à la condition de paraître un roi. Il suffisait d’un instant de réflexion pour apprécier ce qu’il y avait d’insoluble dans ce problème.

Au surplus, on ne doit pas juger Poniatowski sur les diatribes de ses ennemis ou sur les panégyriques de ses admirateurs, car il en eut, et c’est l’amitié qui les lui donna. Poniatowski mérita des amis par la douceur de ses mœurs ; l’agrément de son commerce familier ; mais, quoique les personnes qui y furent admises en aient conservé un souvenir reconnaissant, pour rendre une entière justice à un particulier aimable, devenu un souverain médiocre, il faut se placer entre les exagérations haineuses de M. de Rulhière et les exagérations bienveillantes de M. Dupont de Nemours. Ce qu’il y eut d’honorable dans les intentions de ce prince, c’est qu’il se proposa réellement d’attacher son nom à d’utiles réformes, surtout dans l’éducation publique. Il n’était pas insensible au désir de rendre sa patrie heureuse, de l’initier à la civilisation et de la façonner au joug salutaire de la loi. Par malheur, il y avait dans ces grands desseins plus d’émotion que de volonté ; sans être incapable ni d’intentions honnêtes ni même de quelque adresse, il se laissait aller, avant tout, à beaucoup d’hésitations, de petitesse et de peur.

Les Czartoriski avaient plus de fermeté et plus de courage ; nulle préoccupation accessoire, nulle minutie ne les détournait de leur but ; ils ne s’égaraient point, comme leur neveu, dans l’étalage de goûts militaires, bien moins encore dans le déploiement plus frivole d’un luxe théâtral. Ils ne citaient guère les législateurs de l’antiquité, n’entremêlaient pas avec la langue des affaires quelques lambeaux de tragédies française et ne se montraient pas en public, comme Stanislas, revêtus de ce costume sans époque et sans patrie où le casque s’allie à la perruque poudrée, la cuirasse aux bas de soie amalgame hétérogène et fantasque qu’on retrouve encore sur les statues des deux siècles, et qu’alors on nommait très sérieusement un habit à la romaine. C’est ainsi que Stanislas-Auguste partit à on couronnement. Il portait aussi quelquefois le costume espagnol, qui convenait admirablement à sa taille élevée et à sa noble figure ; mais tous ces travestissemens de bal masqué étonnaient et blessaient les regards, surtout dans pays où le vêtement national est plein d’originalité et de caractère.

À la fois audacieux et timide, Poniatowski se proposa un double objet. Il résolut de fixer l’hérédité du trône dans sa famille, de créer une dynastie, et d’entrer définitivement dans le collége des rois par une alliance matrimoniale avec la maison d’Autriche. On voit que les grands et les petits hommes ont quelquefois les mêmes pensées, et qu’elles peuvent les mener également à leur perte. L’exécution d’un tel plan était difficile. Les yeux fixés sur Pétersbourg, Poniatowski ne touchait qu’en tremblant à ce sceptre qu’il voulait héréditaire et qu’il ne sentait pas même viager ; il soupirait pour la main d’une archiduchesse, mais il soupirait tout bas, dans la crainte que le moindre souffle de sa voix ne retentît dans le palais lointain d’où la foudre pouvait partir. Cependant il ne négligeait rien pour se concilier la cour de Vienne. Dans la prévision d’événemens graves et peu éloignés, la maison d’Autriche cherchait alors à se créer un parti en Pologne. C’est avec un soin curieux et persévérant qu’elle avait ramassé les débris du vieux parti français pour en former le noyau d’une faction impériale. Avant l’élection, de mystérieux messages promettaient à la cause de Stanislas un intérêt qu’on se gardait bien de lui montrer ouvertement. Que Poniatowski échoue, rien ne paraît, et, s’il le faut, tout est désavoué ; qu’il réussisse, le temps de Michel Koributh peut encore renaître, et l’archiduchesse Eléonore se retrouvera dans la nombreuse famille de Marie-Thérèse.

Comme cette négociation n’a pas eu de suites, elle a été niée ; le cabinet autrichien lui-même a accrédité le bruit d’un piége tendu à L’amour-propre crédule de Stanislas. D’après l’opinion généralement reçue, la fierté de la maison d’Autriche n’aurait jamais souffert une telle mésalliance. Il est bien certain qu’en cette circonstance, la mésalliance n’aurait été justifiée ni par la nécessité ni par la victoire. Ce qu’il y a de plus probable, c’est que l’hérédité du trône formellement établie dans la dynastie nouvelle était la condition absolue d’un mariage. Tel était aussi le vœu de Poniatowski et désormais le but de tous ses efforts.

La reconnaissance officielle du nouveau roi par les magnats avait été prompte, celle des puissances du Midi se fit attendre ; Vienne et Versailles ne se hâtèrent pas de suivre l’exemple de Pétersbourg, de Berlin et de Londres ; ou plutôt Vienne y était disposée, mais Versailles l’arrêtait encore. Le cabinet autrichien pressait vainement la France de se déclarer. La résistance du ministère français venait enfin de trouver un point d’appui à Constantinople. Les Turcs, si long-temps indifférens aux destinées de la Pologne, s’étaient irrités du choix de Stanislas-Auguste ; ils craignaient son mariage avec Catherine, dont on avait faussement répandu le bruit. En vain cette princesse l’avait fait démentir ; elle n’avait pu calmer les défiances de la Porte, qui avait donné une exclusion tardive à Poniatowski quelques jours avant son avènement, et, depuis qu’il était roi, ne songeait plus qu’à le détrôner. Fidèle à ses instructions, l’ambassadeur de France fomentait ces inquiétudes. Par une inconséquence trop ordinaire à la diplomatie, tandis que M. de Vergennes excitait les Turcs, au risque de se compromettre, Louis XV, pour plaire à l’Autriche, reconnaissait le roi de Pologne. Comme pour donner un démenti public à M de Vergennes, un officier français, le marquis de Conflans, entrait à Varsovie et complimentait Stanislas-Auguste en le traitant de majesté, titre refusé jusqu’alors par la France aux souverains électifs. On avait proposé à Louis XV d’envoyer un ambassadeur non pas au roi de Pologne, mais à la diète, comme l’avait fait Louis XIV sous le règne même de Sobieski ; mais les exemples de Louis XIV n’étaient pas faits pour son successeur.

La cour de Vienne avait imposé au duc de Choiseul la reconnaissance de cette royauté nouvelle ; elle avait porté dans cette démarche une vivacité étrangère à ses habitudes, expliquée par ses vues secrètes. En cette circonstance comme en beaucoup d’autres, la cour de Vienne exploitait l’alliance uniquement dans le sens de ses intérêts ; mais le duc de Choiseul commençait à trouver le joug trop pesant, et le prince de Kaunitz, qui s’en était aperçu, s’en irritait au fond de l’ame. Quoiqu’il fût le promoteur du traité de Versailles, jamais M. de Kaunitz ne voulut y voir un contrat synallagmatique. Humilier la France, la fatiguer d’exigences sans réciprocité, de plaintes sans motifs, d’accusations sans preuves ; n’admettre aucune de ses réclamations, fussent-elles équitables ; lui faire un mystère de tout et lui arracher impérieusement les confidences les plus intimes ; demander ses plans et ne l’instruire que des choses faites ; vouloir lui imposer le rôle honteux de satellite, d’alguazil, et lui refuser même les services d’ami ; pousser la prepotenza à tel point que non-seulement toute dissidence lui serait reprochée comme une déloyauté, mais qu’il lui serait imputé à crime de s’en être aperçue ; se livrer à une jalousie ardente des richesses, de l’industrie, des arts de la France, à un éloignement. Vindicatif, à une aversion d’orgueil blessé par la légèreté quelquefois impertinente des Français de cette époque : tel fut le levain qui, depuis le traité de 1756, surnagea constamment dans les relations de Vienne et de Versailles.

Un dissentiment entre les deux cours existait depuis long-temps au fond, mais l’impératrice Marie-Thérèse l’avait empêché d’éclater par la douceur de son sexe et la modération de son caractère. Joseph II l’envenima. À l’ancienne rivalité de la maison d’Autriche avec la France, il joignit la haine de la maison de Lorraine, haine plus ardente que la première, parce qu’elle venait de plus près et qu’elle tombait de moins haut. Joseph II avait toujours rêvé au profit de la monarchie autrichienne cette unité de l’Allemagne que la révolution essaie aujourd’hui dans un autre intérêt. Voulant la fonder sur l’humiliation et même sur l’anéantissement des cours secondaires, il craignit que la France ne se mît en travers d’un projet si opposé à la liberté de l’Europe et surtout à sa propre sécurité. Aussi Joseph, dès son avènement au trône impérial, témoigna un extrême éloignement pour les liens qui attachaient les Habsbourg aux Bourbons. Il ne garda même aucune mesure dans l’expression de ses sentimens, et, soit flatterie du prince de Kaunitz, soit sympathie de ce ministre pour une opinion qu’il partageait lui-même en secret, Joseph se persuada que la France l’aiderait sans murmure et sans pudeur à opprimer le corps germanique. Il n’exceptait pas de ses sarcasmes le titre qu’il avait tant convoité, le titre pompeux de César romain. En parlant aux ministres étrangers, il affectait de n’estimer de sa position que la puissance héréditaire, d’un archiduc d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême. Toutefois il ne feignait de dédaigner la couronne impériale que pour avoir un prétexte d’en étendre la prérogative. Il se moquait des vieux abus, mais il n’y renonça jamais pour son compte ; loin de là, il rechercha, il ressuscita des formules oblitérées. S’armant de ces antiques oracles pour ruiner l’indépendance des princes de l’empire, il exhuma les prétentions les plus surannées, les plus exorbitantes, et, pour les faire reparaître sur les débris du traité de Westphalie, il imprima une activité presque fébrile à la chancellerie aulique, vénérable, mais paresseuse machine.

L’ancienne pratique d’épier en silence les événemens fut oubliée. Au lieu de les attendre avec patience, on les provoqua avec précipitation, et ce ne fut pas sans une surprise mêlée d’effroi que les princes d’Allemagne, bercés jusqu’alors dans un doux loisir, virent tomber de Vienne une profusion d’ordres, de rescrits, qui tous rendaient l’empereur non pas le chef, mais le maître de l’empire. Joseph II avait devancé son siècle : on voit qu’il tendait dès-lors, comme nous l’avons dit, a l’unité de l’Allemagne, sans la vouloir dogmatiquement, il est vrai. En 1767, on n’en savait pas tant ; mais l’instinct du jeune César l’avait bien servi, et il avait deviné ce qu’on n’a professé que beaucoup plus tard, avec le succès que nous voyons.

Dans cette vue, Joseph II jugea prudent de faire un essai non sur le territoire germanique, mais en Italie. La petite ville de San-Remo, située dans cette partie des Alpes maritimes qu’on appelle la Rivière de Ponent, était disputée depuis des siècles, malgré son peu d’importance, par la république de Gènes et par le saint-empire romain, bien décidé toutefois à rester italienne dans le présent comme elle avait été guelfe dans le passé. Appuyés sur de vieux diplômes, les empereurs d’Allemagne l’avaient toujours réclamée ; mais San-Remo produisait sans relâche d’autres titres et refusait de se reconnaître fief impérial. Elle avait eu constamment recours aux rois de France, qui, pendant six cents ans, lui avaient accordé leur protection. Enfin, par le traité d’Aix-la-Chapelle, Louis XV s’était rendu garant de son indépendance. Joseph II résolut de l’attaquer ; il s’en fit un point d’honneur Il y mit toute l’impatience, tout l’ardeur d’un jeune souverain dans les premières jouissances du pouvoir suprême. Sans avoir été ni consulté ni averti, le gouvernement français apprit qu’un arrêt du conseil aulique avait formellement déclaré San-Remo fief de l’empire. À cette violation de ses droits, la république de Gènes se tourna vers la France, dont elle réclama la garantie. Le duc de Choiseul, au lieu d’éluder l’affaire, approuva les Génois, les soutint, traita d’abus les prétentions du conseil aulique, et signifia au prince de Kaunitz que, si l’empereur n’y renonçait pas, les droits de Gênes sur San-Remo seraient soutenus par les armes.

Ce parti était vigoureux. À en juger superficiellement, l’objet ne le méritait guère : il ne s’agissait que d’une ville de pêcheurs cachée dans des bois d’orangers et de palmiers, au bord de la mer ; mais M. de Choiseul avait raison : d’une tentative de suzeraineté sur San-Remo à des prétentions sur Gènes, il n’y avait pas loin. Permettre que l’Autriche dominât Gènes en possédant Milan, c’était lui donner l’Italie. Il lui fallait un grand port dans la péninsule ; ne pouvant pas encore songer à Venise, elle aurait été suffisamment dédommagée par la possession de la république génoise. Le cas avait donc de la gravité. D’ailleurs, il s’agissait de prouver à l’Europe que la France n’était point la complaisante de l’Autriche. M. de Choiseul fut assez fier pour le sentir, assez courageux pour ne pas dissimuler. Il s’adressa directement à M. de Kaunitz lui-même : il se plaignit hautement du jeune empereur, de son peu de considération pour un aïeul roi de France[2], et, dans cet écrit tout entier de sa main, il traça avec fermeté le droit et le devoir d’une grande puissance, son droit au respect des forts, son devoir de protéger les faibles.

Dans le conseil impérial, la consternation fut égale à la surprise ; on ne s’attendait pas à tant d’audace : c’était une révolte, une révolution ; il s’agissait d’en conjurer les suites. On comprit qu’en parlant de la sorte, le roi de France et son ministre venaient de céder à l’entraînement de l’opinion. Malgré leur désintéressement des affaires politiques à cette époque, les Français se sentirent indignés de tant de sacrifices à l’alliance autrichienne. Les ambassadeurs, chargés par état de la soutenir, ne pouvaient se soustraire eux-mêmes à ce souffle contagieux. Ainsi qu’il arrive souvent dans les traités négociés par les cabinets en contradiction avec l’esprit public, le mécontentement perce, se fait jour et maîtrise le gouvernement lui-même.

L’alliance autrichienne inspirait alors des sentimens de répulsion à toute la France, et M. de Kaunitz le savait bien ; mais l’Autriche avait encore besoin d’elle. Il sentit que, pour ne pas la laisser échapper, il fallait céder à l’orage et plier. Ce parti fut adopté, et les rôles aussitôt partagés : à l’empereur le silence, au ministre les raisonnemens politiques, à l’impératrice la plainte affectueuse et tendre. « Je suis mécontente, monsieur l’ambassadeur, dit-elle à M. de Durfort, successeur de M. du Châtelet, je suis affligée. La lettre de M. de Choiseul à M. de Kaunitz est bien dure ; personnellement je n’ai pas à m’en plaindre, bien au contraire, mais elle est remplie de soupçons qui font injure à l’empereur. Le duc de Choiseul veut-il gâter son propre ouvrage ?… Cette affaire de San-Remo doit-elle troubler notre alliance ? » Le prince de Kaunitz se plaignit à son tour dans des termes moins affectueux, mais avec une tristesse qu’il voulait rendre majestueuse ; puis, mêlant à ce langage sérieux une légèreté soi-disant française qu’il croyait devoir plaire au brillant ministre de Louis XV, il se railla des petites affaires, persifla les petits alliés, conseilla au duc de Choiseul de « donner des coups de bâton » aux Génois pour en finir, et promit que désormais l’empereur serait « plus coquet pour une aussi belle maîtresse que la France[3]. »

Choiseul ne se laissa séduire ni par une éloquence sophistiquée ni par des graces un peu lourdes : il s’obstina à protéger ses petits alliés opprimés par de grandes puissances, et, au lieu de leur donner des coups de bâton, il les couvrit de la glorieuse égide de la France. Cette expression de coquetterie blessa Louis XV et son ministre ; le duc s’en expliqua avec noblesse et répondit à Kaunitz :

« Ce n’est pas de la coquetterie que le roi demande à l’empereur, mais de la justice et de la confiance. On apprécie souvent très faussement le cœur des souverains à qui l’on a affaire, tout comme l’on apprécie leurs forces. Ces calculs sont contraires à l’amitié ; on ne les détruit pas par de la coquetterie, mais par des preuves de sentimens réels. Pardonnez, mon prince, la longueur de mes réflexions, la matière en vaut la peine. Le roi a cru que l’empereur avait traité trop légèrement ses bons offices. Sa majesté a senti quelque chose de pire dans cette légèreté, elle en a été blessée ; il ne s’agit point de San-Remo, il s’agit du procédé ; il est impossible de l’excuser entre deux cours amies, unies par leurs intérêts et leurs liens, procédé qui devient offensant vis-à-vis de toute l’Europe pour le roi, et marque le peu de considération que l’on a à Vienne pour la France. Voilà comment l’affaire a été vue ici, et je pense, si j’ose dire mon avis, que ce qu’il y a de mieux, soit pour la suite, soit pour le passé, est de l’ensevelir dans le plus profond oubli. Il vaudrait mieux, selon moi, que la France perdît deux provinces que d’essuyer un manque de considération[4]. »

Ce langage produisit l’effet infaillible de toute parole ferme appuyée sur le bon droit. Kaunitz baissa de ton. Il sentit en outre que l’ancienne amitié avait besoin d’être réchauffée par un rapprochement plus intime. L’introduction d’une archiduchesse dans la maison royale de France pouvait seule neutraliser les boutades patriotiques du ministre français, et plus tard les punir par sa chute.

On ne songea donc à Vienne qu’à multiplier les liens de famille avec tous les princes de la maison de Bourbon. Ce fut alors que l’archiduchesse Caroline épousa le roi de Naples, l’archiduchesse Amélie le duc de Parme, et que la main de Marie-Antoinette fut proposée au roi Louis XV pour M. le dauphin, son petit-fils. Tous les historiens nous montrent, dans le duc de Choiseul, l’auteur de ce mariage ; on suppose qu’il l’a ardemment poursuivi dans son intérêt personnel, afin de donner un appui à son crédit chancelant. Il n’en est rien. Le roi et son premier ministre ne briguèrent point l’union de Marie-Antoinette avec l’héritier de la couronne. Ils ne voulaient point donner une nouvelle force à l’alliance autrichienne, dont les liens n’étaient plus que des chaînes. La politique de M. de Choiseul, nous allons le voir, avait pris une autre direction ; mais l’empressement de la cour de Vienne fut extrême : ses désirs devinrent si ardens, ses démarches si publiques, qu’un refus eût été l’équivalent d’une rupture.

Ce mariage, au surplus, ne fut qu’un palliatif ; l’alliance était frappée au cœur. Personne ne le savait mieux que Frédéric ; pour mieux élargir la plaie, il résolut d’exciter la jalousie réciproque des deux cours en faisant à chacune d’elles des ouvertures destinées en apparence à rester secrètes, mais que lui-même, par de sourdes manœuvres, prit soin d’ébruiter partout, sans les avouer nulle part. Son but n’était pas seulement de brouiller les cabinets de Versailles et de Vienne, afin d’opérer un rapprochement entre la Prusse et l’Autriche ; il voulait encore, par la menace de cette alliance, inquiéter Catherine et la forcer de concentrer toute son activité sur la Pologne, dont elle avait été détournée par d’autres soins. La gloire de donner un code à son empire la préoccupait alors ; elle avait conçu un projet plus vaste encore, mais un peu chimérique. Sous le nom d’alliance du Nord, elle voulait réunir toute cette zone de l’Europe dans une ligue semblable au pacte que le duc de Choiseul avait formé dans le Midi. Peu importait à Frédéric que Catherine ceignît le laurier de législatrice et se fît l’émule de Justinien ; mais il lui importait beaucoup qu’elle ne devînt pas le chef avoué de toute l’Europe septentrionale. Il en conçut une vive jalousie, et, tant pour rompre ce dessein que pour renouer le fil abandonné des affaires de Pologne, il se hâta de reporter sur ce pays l’attention de son alliée, trop distraite à son gré par d’autres pensées plus fécondes et plus brillantes.

Pleins de confiance dans le calme trompeur où ils vivaient depuis le couronnement de Stanislas-Auguste, les Czartoriski avaient repris leur travail de réforme, et, malgré les avertissemens des agens diplomatiques des cours de Pétersbourg et de Berlin, ils n’avaient pas renoncé à l’abolition de la loi d’unanimité et du liberum veto ; mais, quoiqu’ils fussent assez éclairés pour comprendre ce qu’il y avait d’illogique et d’injuste dans la situation des dissidens, exclus, dès la diète d’élection en 1764, du sénat, des charges publiques, enfin du droit commun ; quoiqu’ils eussent tenté de leur prêter quelque appui, ils avaient cédé à la clameur publique, fortement prononcée dans la diète de couronnement contre tous ceux qui ne professaient pas la religion catholique romaine. S’il y avait eu alors dans la nation polonaise l’esprit politique dont elle a toujours été dépourvue, les réformateurs d’une législation vicieuse, mais locale, auraient compris que, pour se concilier l’Europe et pour ôter, tout prétexte à l’ingérence étrangère, il fallait satisfaire aux grands principes de justice naturelle, violés par l’oppression des dissidens. Le droit de tout homme à l’exercice de son culte et à la liberté de sa conscience n’avait pas encore été généralement reconnu. La législation des nations les plus éclairées était, sous ce rapport, défectueuse et incomplète : l’Angleterre, par exemple, qui, avec la Russie, la Prusse, le Danemark et la Suède, appuyait en Pologne l’émancipation des non catholiques, l’Angleterre était certes bien loin de prêcher d’exemple ; mais la théorie avait déjà devancé partout l’application, et la liberté religieuse, toujours repoussée des constitutions politiques, était déjà hautement annoncé sous le nom provisoire de tolérance.

Rendre hommage à cette doctriné sacrée qui allait devenir la loi du monde, c’était mettre la raison de son côté, c’était enrôler sous les drapeaux de la Pologne tout ce qui tenait une plume, cette épée du XVIIIe siècle Les Polonais rétrogradèrent jusqu’au xiiie. Au lieu d’étendre le cercle où les dissidens étaient renfermés, ils les y resserrèrent avec une nouvelle rigueur. On leur ôta même les droits qu’ils avaient partagés jusqu’alors avec le reste de la noblesse, car il ne s’agissait dans tout cela que de la noblesse : on les déclara désormais incapables de posséder des starosties, et, pour justifier ce fanatisme encore plus impolitique qu’injuste, on argumenta sur la lettre de vieux diplômes, tous obscurs, tous contradictoires, tous susceptibles de révision, une diète pouvant faire rapporter de droit les décisions des diètes précédentes. Une telle conduite répugnait surtout au sentiment général du monde civilisé ; les conséquences en étaient faciles à prévoir.

Frédéric, qui guettait tous les mouvemens de la Pologne, comprit qu’il était nécessaire d’agir promptement pour la rendre à son antique anarchie et se hâta d’avertir Catherine : c’est lui-même qui nous l’apprend[5], mais, quoique l’abolition du liberum veto lui semblât le vrai danger du moment, il conseilla de ne pas s’y opposer immédiatement et de commencer l’attaque en exigeant d’un commun accord une satisfaction immédiate et complète aux dissidens. Pour donner l’exemple, il se fit présenter une supplique par les principaux protestans de la Prusse polonaise, et, selon les paroles du royal auteur, la cour de Pétersbourg entra dans toutes ses vues.

Cette cour était alors représentée à Varsovie par le prince Repnin, brave militaire, passionnément dévoué à sa souveraine et à son pays, mais violent, audacieux, toujours porté à la menace et à l’injure même cruel par emportement ; caractère singulier, mêlé de bien et de mal, que Rulhière a développé avec une verve entraînante. Malgré ses préventions contre Repnin, poussées jusqu’à la haine la plus ardente, Rulhière n’a pu se dissimuler que ce barbare, ce Tartare, comme il l’appelle, s’autorisait non-seulement des armes étrangères mais d’un parti indigène. Par un mélange inconcevable de séduction et d’autorité il réunissait autour de lui l’élite de la jeunesse polonaise, qui le défendait auprès de l’impératrice contre les plaintes que les vieux (c’est ainsi qu’on désignait les Czartoriski) avaient adressées à Pétersbourg. Bien plus, Repnin était l’homme à la mode dans la société de Varsovie. Au milieu des fêtes, des bals, des plaisirs sans cesse renaissans, car jamais Varsovie ne fut plus brillant, plus animé, les beautés les plus célèbres de la Pologne acceptaient les hommages de Repnin, et c’est précisément dans les rangs ennemis qu’il conquit ses succès les plus flatteurs.

C’est que, dans la réalité, il y avait là non une guerre étrangère, mais une guerre civile. Deux ans auparavant, les Czartoriski et Stanislas-Auguste avaient demandé l’appui des Russes ; maintenant il n’y avait de changé que le parti qui invoquait leur secours. Ils n’étaient plus appelés par les Czartoriski, mais par leurs rivaux. En voulant réformer les lois, surtout en refusant à Catherine une alliance offensive et défensive, ceux-ci avaient encouru son inimitié Dès que la faction qui se vantait du titre de patriotique eut appris la disgrace de ses adversaires, elle courut à Pétersbourg et invoqua la protection qu’elle leur avait tant reprochée ; Podoski, ancien partisan de la maison de Saxe, mit sous les auspices de Catherine une confédération nouvelle ; le comte Braniçki y adhéra. Les confédérés voulurent placer à leur tête ce Nestor de la république de Pologne ; mais un ordre de Catherine leur donna un chef et leur enjoignit d’élire pour leur maréchal (président) le prince Radziwil, deux ans auparavant ennemi déclaré de l’impératrice. On la supplia de renverser le roi qu’elle avait couronné. Elle ne promit point de retirer son bras de Stanislas-Auguste, mais l’espérance tint lieu de réalité ; et comme l’anarchie polonaise était réglementée par une législation très positive qui contenait des formules pour tous les cas, et que le désordre y était soigneusement prévu, les patriotes signèrent la confédération à Radom, sous la clause : Salvis salvandis. Ainsi le parti patriotique, qui avait si violemment attaqué Catherine II dans ses manifestes et dans ses universaux, se vantait maintenant du patronage de cette princesse. À peine constituée, la confédération de Radom fut entourée d’un cordon de troupes ; quarante mille Russes, appelés par les confédérés, pénétrèrent dans l’intérieur de la république et servirent d’escorte au prince Radziwil. Ce palatin, revêtu d’habits magnifiques, couvert d’or et de pierreries, entouré de deux mille gentilshommes et suivi d’un peuple immense, rentra en triomphateur dans Varsovie, sous la protection des drapeaux qui naguère l’en avaient chassé.

Dès ce moment, la capitale de la Pologne ne présente plus qu’une arène confuse où la violence combat la violence ; la diète devient une horrible mêlée. Les Czartoriski succombent : ils sont forcés de signer le rétablissement du liberum veto et de tout le code anarchique dont ils ont voulu affranchir leur patrie ; mais rien n’est fini. Les dissidens réclament à grands cris le droit commun ; les évêques, tout-puissans dans l’assemblée déclarent que c’est la ruine de la religion elle-même. Le roi éperdu frappe à toutes les portes ; il est repoussé de toutes parts ; il met sa couronne aux pieds de tous les partis ; au clergé, il dit qu’il veut mourir pour la foi catholique ; aux dissidens, il parle philosophie moderne ; à Radziwil, vieilles lois et vieille Pologne : personne ne l’écoute : tous demandent sa déchéance. Dans une séance solennelle, il s’évanouit sur son trône. Mais voilà que, sous la menace de Repnin et des Polonais du parti russe, les dissidens sont appelés au partage de tous les droits civils ; la loi qui les réhabilite est garantie par l’impératrice. Le Clergé catholique en appelle au saint-siège et prêche la croisade. Repnin fait arrêter deux évêques ; ils partent pour le camp russe, et de là pour la Sibérie. Rome s’indigne et lance ses foudres ; Ferney applaudit à la tolérance ; la Pologne est en feu, et Frédéric, qui a allumé l’incendie, se tient à l’écart, regarde et attend.

Alors Choiseul se lève irrité. Ce n’est pas l’intérêt de la Pologne qui provoque sa colère, c’est cette ligue du Nord que Catherine poursuit avec une infatigable persévérance, malgré le mauvais vouloir de la Prusse et la froideur de l’Angleterre. Choiseul y voit une injure personnelle, une insulte à son amour-propre d’auteur. Il a fait le pacte du Midi, Catherine lui oppose le pacte du Nord ; c’est un défi. Choiseul l’accepte ; il saisit le portefeuille des affaires étrangères, qu’il reprend à Praslin, relégué sur l’arrière-plan, au ministère de la marine ; puis, oubliant tout le reste, il ne pense qu’à écraser Catherine en lui jetant les Turcs sur les bras. Lui, si indifférent naguère au sort des Polonais, il ne songe plus qu’à eux ; c’est en Pologne qu’il va atteindre la Russie.

Mais, avant de porter les premiers coups, Choiseul voulut savoir ce qu’il pouvait attendre de la cour de Vienne ; il essaya de l’associer à ses desseins et ne put y réussir. Pour cacher les traces d’un rapprochement secret avec le roi de Prusse, le prince de Kaunitz affecta une crainte extrême de Frédéric ; il insista sur le danger qu’il y aurait à le faire sortir de son inaction, et feignit d’appréhender que le roi de Prusse ne déclarât la guerre à l’Autriche, si elle prêtait appui aux Polonais contre les dissidens. Kaunitz accordait bien à Choiseul qu’il y avait quelque chose à dire à la manière un peu vive dont l’impératrice de Russie traitait la république, mais il ajoutait qu’à sa place tout le monde en aurait fait autant[6]. Enfin, pressé par son bouillant confrère, le froid ministre autrichien lui ôta tout espoir de coopération, en professant la plus grande indifférence pour ce qui se passait à Varsovie.

Le duc de Choiseul fut bien convaincu qu’il n’avait rien à attendre de M. de Kaunitz, et encore moins de l’empereur Joseph, dans la campagne qu’il méditait contre Catherine. Son irritation s’en accrut, et il s’y abandonna sans réserve et sans mesure. Rien de plus étrange, de plus insolite, de moins conforme aux usages de la diplomatie que le ton des dépêches émanées de M. de Choiseul à cette époque. Quand bien même les minutes conservées au dépôt des affaires étrangères ne seraient pas pour la plupart écrites ou annotées de sa main, il serait difficile de ne pas y reconnaître sa verve, son éloquence mais, il le dire aussi, l’inconséquence et la légèreté de son caractère. Il s’y livre à toute sa haine pour Catherine dans un langage qui tient des philippiques les plus virulentes. Un antagonisme politique ne suffit pas pour expliquer une telle animosité ; son excès laisse supposer quelque ressentiment personnel. Pour le comprendre, il ne suffit pas de remonter à des tracasseries d’étiquette de cour. Une amie de Stanislas-Auguste, qui même s’était rendue à Varsovie en qualité d’ambassadrice de la philosophie, Mme Geoffrin, donne une explication de la haine vouée par Choiseul à Poniatowski. Elle l’attribue, à une anecdote de famille. La nomination de la Pologne au cardinalat avait été donnée à l’évêque de Noyon (Broglie) préférablement à l’archevêque de Cambrai (Choiseul) ; mais cette présidente d’un bureau d’esprit, qui se croyait femme politique, pouvait seule se payer d’une explication aussi frivole[7].

Enfin, quelques fussent ses motifs, Choiseul montra un singulier mélange d’aversion active contre la Russie et d’amitié paresseuse pour les Polonais. À peine écrivait-il à Durand et à Gérard, ses agens, et, quand il daignait s’y résoudre ; il ne leur parlait que des jésuites. Sa mobilité l’entraînait autant que sa colère. Pendant qu’il prodiguait l’injure à son ennemie dans ses dépêches et qu’il y compromettait plus encore la sagacité de l’homme d’état que le bon goût de l’homme du monde en refusant à Catherine la capacité la plus ordinaire, l’admiration le ramenait à la justice et lui faisait reconnaître, quoiqu’à regret, la grandeur à travers la haine. « Le véritable objet de l’impératrice de Russie, écrivit-il un jour, est de soutenir par la force sa considération extérieure pour maintenir l’intérieur, d’acquérir la renommée d’une grande et forte princesse, de dominer sur toutes les puissances du Nord. Ce projet, qui est grand et l’on peut dire glorieux, est presque exécuté[8]. » Catherine, de son côté, rendait justice aux talens de Choiseul et le jugeait avec beaucoup de sang-froid. Malgré cette équité réciproque, l’aversion l’emporta. Pour dénoncer les hostilités à l’impératrice de Russie, sans lui déclarer la guerre en forme, ce qui n’entrait pas dans les intentions de Louis XV, le duc de Choiseul profita de la mort de M. de Bausset, ministre de France à Pétersbourg ; afin de ne pas lui donner de successeur, il imagina d’entamer une rupture politique par une critique grammaticale.

L’académie française, ou du moins quelques-uns des membres de cette compagnie, amis particuliers de M. de Choiseul, déclarèrent que l’expression majesté impériale n’était pas conforme au génie de la langue, que les rois de France, prenant le titre de majesté sans y ajouter aucune épithète, ne pouvaient accorder ce surcroît de qualification à personne. Catherine, peu curieuse de philologie, se tint à l’étiquette adoptée jusqu’alors, et il en résulta que les deux cours ne s’envoyèrent plus de plénipotentiaires, et ne se firent plus part des événemens qui les regardaient personnellement, tels que naissances, mariages ; à Pétersbourg comme à Paris, il n’y eut plus que des chargés d’affaires et enfin des consuls seulement.

Le plan du duc de Choiseul était de dénoncer à la Porte, comme une infraction au traité de Karlowitz, l’entretien permanent d’une armée russe en Pologne, d’en faire demander le rappel à Catherine II, et, en blessant la fierté de cette princesse, d’amener une guerre dont la conséquence serait la ruine de la puissance russe, M. de Choiseul ne doutait pas de la prépondérance des forces de la Turquie sur celles de la Russie ; ce fut là son erreur radicale. Pour lui, la défaite de Catherine était le but ; la liberté de la Pologne n’était que le moyen. C’est dans le sens d’un mouvement simultané des Polonais et des Turcs qu’il écrivit à tous les agens de la diplomatie française et principalement à M. de Vergennes, ambassadeur de Louis XV près de la Porte ottomane. M. de Choiseul dut s’applaudir d’autant plus de la nouvelle secousse imprimée à la politique européenne, que les événemens intérieurs de la Pologne semblèrent d’abord justifier ses prévisions et favoriser ses projets.

Une confédération générale qu’il avait mise au nombre de ses instrumens les plus puissans éclata en Pologne très peu de temps après la diète qui avait rétabli les anciennes lois et fait admettre les dissidens au partage de tous les privilèges de la noblesse, sous la garantie de l’impératrice de Russie. Le 29 février 1768, quelques gentilshommes assez obscurs se confédérèrent dans une petite ville de Podolie nommée Bar. Un vieux szlachlych, du nom de Pulawsky, accompagné de ses quatre fils, leva l’étendard, et réunit autour de lui beaucoup de cette noblesse. L’insurrection était l’ouvrage de cette classe ; les magnats y adhérèrent Plus tard, et le peuple, selon l’usage en Pologne, laissa faire sans se mêler de rien. Cette insurrection était toute catholique, ainsi que le serment des confédérés en fait foi.

« Je jure devant Dieu, la sainte Trinité, la sainte Vierge et tous les saints patrons du royaume de Pologne, et vous, saint père de Rome, chef de l’église de Jésus-Christ, que je ne trahirai point le secret qui m’a été confié pour la conjuration et la défense de la religion catholique romaine ; que je ne découvrirai pas non plus les personnes, l’endroit et le rendez-vous de notre réunion concertée, devant qui que ce soit, même devant le plus intime ami, soit du beau sexe, soit des hommes, jusqu’au terme fixé ; que je n’abandonnerai, pas la religion catholique romaine, mais que je la défendrai de mon corps et de mon épée, au risque de ma vie, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement fondée et rétablie dans ma patrie. Je m’engage, par ce serment, à ce qu’aucun confesseur ne me remettre ma transgression.

« Chacun sera obligé de défendre la religion catholique romaine au prix de sa vie. On ne fera aucune violence, soit aux catholiques, soit aux juifs, et on ne le fera ni par soi-même ni par des gens subordonnés. Chacun obéira religieusement au commandement du chef, exécutera ses ordres au risque de sa vie, et se soumettra à la sentence prononcée par lui. Défense rigoureuse qu’il y ait aucune femme au camp.

« Le premier drapeau de la conjuration portera le crucifix ; le second, Notre-Dame. Sur tous ces drapeaux, mais principalement sur le premier, seront représentés des cadavres tombés les uns sur les autres, avec cette légende : Les ennemis de la religion ne nous les enlèveront point. La parole générale ou devise sera Jésus et Marie. On n’aura aucune correspondance ni intelligence avec les ennemis de la religion, ni avec les catholiques qui nous seront contraires. Chaque cavalier conjuré aura deux chevaux, une paire de pistolets et un sabre, avec un valet armé. Il portera la croix au côté gauche.

« Chaque drapeau de cavaliers sera composé de cent chevaux et n’aura qu’un officier.

« Notre solde sera Dieu et la sainte Providence ; cependant quiconque sera en état de soulager et de secourir son compagnon sera obligé de le faire.

« Les gros fourrages et provisions seront distribués au quartier-général.

« Le choix du commandant-général dépendra de l’affection et de la confiance de tous les confédérés ; les autres officiers tireront au sort, outre ceux qui, avec leurs drapeaux, viendront se ranger sous ceux de Jésus-Christ, lesquels cependant seront obligés de prêter serment et fidélité au commandant-général.

« Aucun luthérien, calviniste, grec désuni ni juif baptisé ne sera admis à la présente conjuration. De plus, on ne confiera le secret à personne, ni à sa mère, ni à sa sœur, ni à sa femme, bref, à qui que ce soit.

« Chacun des conjurés animera et engagera à cette conjuration les autres amis et bons catholiques.

« Que chacun des conjurés ait soin de vivre sans reproche de sa conscience, en demandant pardon à Dieu de tous ses péchés ; qu’il évite toute occasion de rechute qui attirerait la malédiction du ciel sur les confédérés. À cet effet, on commencera et on finira ses prières par implorer la bénédiction sur toutes nos actions.

« En cas qu’un des confédérés transgresse malicieusement les susdits articles ou fasse quelque trahison, il sera puni de mort sans délai.

« Le sceau des conjurés sera le crucifix dans la poitrine d’un aigle, tenant des deux côtés une épée dans ses serres, avec cette légende : Vaincre ou mourir[9].

Certes, il y a dans ce serment un caractère dont il faut reconnaître la grandeur : il reporte les esprits en plein moyen-âge, et respire l’enthousiasme des croisades mais, à l’époque où il fut prononcé, il y avait là un germe de mort pour la confédération : c’était un anachronisme évident. En effet, devant qui ces fils des croisés parlaient-ils ainsi ? Non-seulement devant les fils de Voltaire, mais devant Voltaire lui-même ! Aussi dès ce moment furent-ils traités de fanatiques dans l’Europe entière, et, grace aux pamphlets expédiés de Ferney avec une profusion intarissable, leur entreprise passa pour ce qu’il y avait alors de plus triste au monde, elle passa pour ridicule. Elle ne l’était pourtant pas autant que le prétendaient les philosophes et le roi de Prusse qui comparait les confédérés à des guêpes[10], et faisait des vers contre eux. Leur nombre se grossissait d’une foule de petites confédérations partielles qui vinrent se réunir à celle de Bar. Les comtes Potoçki, Paç, Krasinski, Myaczinski et d’autres principaux membres de la noblesse y avaient formellement adhéré : ils remportèrent des avantages partiels sur les troupes russes et sur la contre-fédération qui s’était formée à Varsovie sous les auspices du prince Repnin ; mais bientôt la discorde se mit entre les chefs, et on se ressentit de cette absence de science militaire qui, chez les Polonais, a toujours accompagné la plus admirable bravoure.

Toutefois, par cette triste habitude de recourir aux puissances étrangères, c’est à leurs négociations plus encore qu’à leur épée que les Polonais confiaient le salut de la patrie. Potoçki et Paç s’étaient rendus à Constantinople ; Krasinski, évêque de Kaminiek, était parti pour Versailles ; « il venait, disait-il, jeter la Pologne dans les bras de la France. » C’était toujours la même méthode que par le passé. Il ne s’agissait pas de rendre la Pologne indépendante, mais d’y substituer une protection à une autre. Krasinski promettait la déchéance de Poniatowski et l’acceptation d’un roi donné par la France, dont la couronne serait à l’unanimité proclamée héréditaire. Choiseul accueillit l’évêque de Kaminiek avec empressement ; il lui fit les protestations les plus chaudes en faveur des confédérés de Bar, s’engagea à leur fournir des secours d’argent et à leur envoyer un plénipotentiaire. Nous avons le compte-rendu de cet agent diplomatique. Son récit donne une idée très nette de la situation où il trouva la Pologne au moment où il y fut envoyé.

Il se nommait le chevalier de Taulès ; c’était un homme d’esprit, mais d’un esprit tout voltairien ; il l’avait puisé à la source, ayant été résident de France à Genève. Taulès avait passé sa vie à Fernrey très bien accueilli par le patriarche. Voilà l’homme que M. de Choiseul envoyait à des gens qui ne juraient que par la sainte Vierge. De là un malentendu inévitable, mais vraiment original. Cet agent a fait le journal de sa mission ; malgré l’incorrection de son style, il faut le laisser parler lui-même. Le faux XVIIIe siècle qu’on nous fabrique aujourd’hui dans les romans et dans les vaudevilles ne vaudra jamais trois lignes du véritable.

« Après avoir traversé toute la Hongrie écrit le chevalier de Taulès, j’entrai en Pologne le 8 du mois de mai 1768. Dès ce moment, j’oubliai tout pour m’occuper des confédérés. Je croyais d’abord trouver des gens qui m’informeraient de ce qui pouvait les intéresser, mais les premiers soins que je me donnai ne me procurèrent aucun éclaircissement. Il y avait lieu de me flatter que je serais plus heureux à Bolechoff. Cette ville appartient au comte Potoçki, grand échanson de Lithuanie, le même qui, depuis mon départ de Paris, s’était joint à la confédération, et dont le nom était fait pour donner de grandes espérances à son parti. Je fus trompé dans mon attente ; son commissaire et son intendant ignoraient dans quels lieux il pouvait être, et ne savaient rien de l’état de ses affaires.

« De Bolechoff, je fus à Kaluska, j’y trouvai trente confédérés qu’on y avait envoyés pour lever quelque contribution. Celui qui les commandait, quoique de l’armée de. M. Potoçki, ne fut pas en état de me dire où étaient ce général et cette armée. Il était lui-même très embarrassé sur le chemin qu’il lui conviendrait de prendre lorsqu’il serait obligé de se retirer…

« Je passai ensuite à Stanislaoff. J’y vis des gens de M. le comte Potoçki. Ils n’étaient pas plus instruits que les plus indifférens. Ils savaient en général que leur maître avait marché du côté de Sniatin après la déroute de Podhaizé, mais ils doutaient qu’il eût pu s’y arrêter : Une ignorance aussi extraordinaire provient de la difficulté qu’il y a de communiquer entre les lieux les plus proches, et de la précipitation avec laquelle les confédérés se retirent devant les Moscovites. Ils ne fuient pas, ils volent, et se rendent en quelque sorte invisibles…

« Après Stanislaoff, on trouve Horodenka, ville située sur les limites mêmes de la Moldavie. Elle n’est qu’à trente-cinq lieues de Bar, le siége principal de la confédération. Cependant je n’avais pu savoir encore où je devais aller chercher les confédérés ; personne n’avait été en état de me donner quelque lumière à cet égard. Toutes les communications étaient interceptées. M. Krasinski et M. Potoçki se cachaient pour ainsi dire à tout le monde, et une égale obscurité, couvrait leurs opérations et leur conduite. »

Enfin M. de Taulès apprit que le comte Potoçki, vivement poursuivi par les Russes, avait demandé au pacha de Chotim la permission de passer par la Moldavie, mais, une grave indisposition l’ayant forcé de s’arrêter, il campait avec son armée devant cette même ville de Chotim, lorsque l’agent secret de la France se rendit auprès de lui par les forêts impénétrables de la Bukowine. Il arriva à Otak, où il trouva plusieurs Polonais de toutes les classes de la société, qui s’y étaient réfugiés, et fut pas moins frappé de l’ignorance profonde où ils étaient de la véritable situation de leur pays.

« Une foule de Polonais, dit-il, entouraient ma voiture en m’accablant de questions impertinentes, car ces bonnes gens s’imaginaient que toutes les puissances avaient suspendu leurs plus chers intérêts pour ne s’occuper que de la Pologne, et qu’il n’était question dans toute l’Europe que de leurs affaires.

« Une petite hutte valaque, couverte d’un chaume pourri et consistant dans une chambre malpropre, était tout le logement du comte Potoçki. Sa femme qui l’avait suivi dans ses malheureuses expéditions, ne pouvait trouver d’issue pour passer dans ses terres, et n’était pas logée plus convenablement que lui.

« Mon début était embarrassant, ou, pour mieux dire, je n’avais pas la liberté de choisir. Si j’avais voulu faire quelque mystère à M. Potoçki sur ma mission, il s’en serait aperçu ; cela lui aurait fait naître des soupçons ; j’aurais passé dans son esprit pour un aventurier, on m’aurait renvoyé avec honte, et, peut-être arrêté. Les confédérés, qui portent la défiance à l’excès, ne souffrent point parmi eux d’observateurs. J’aurais été le premier étranger qui se serait présenté sous ce titre ; ils ne veulent pas qu’on connaisse leur faiblesse ; ils ne voient que des traîtres, que des espions dans tous ceux qui ne sont pas de leur parti.

« Après avoir remercié le comte de la liberté dont j’espérais lui être redevable je lui dis que le roi, ne pouvant être informé plus exactement de l’état de la confédération de Bar, avait jugé à propos de m’y envoyer ; que la première loi qui m’était prescrite était de tenir ma mission secrète, qu’il ne m’était permis de m’en ouvrir qu’avec les chefs de la confédération, mais que, malgré cette condition dictée par la prudence, les confédérés ne devaient voir dans cette première démarche qu’un effet de la bienveillance du roi ; que sa majesté, remplie d’estime pour les dignes citoyens qui avaient eu le courage de prendre les premiers la défense de leur patrie opprimée, désirait qu’on lui fournît les moyens de leur faire voir par une assistance utile que son affection, dont des raisons particulières avaient suspendu pendant quelque temps les témoignages, était toujours la même pour la république. J’ajoutai que j’étais adressé à M. le comte Krasinski, maréchal de la confédération, et que je ne pouvais me dispenser de me conformer littéralement à mes ordres, quoique persuadé que si, avant mon départ de France, on eût su qu’un seigneur tel que lui avait embrassé le même parti, je lui aurais été adressé par une attention qui était que à sa haute naissance et au rang qu’il tenait en Pologne ; mais mon devoir étant d’aller trouver M. le comte Krasinski, quelque part qu’il pût être, je priai M. le comte Potoçki de vouloir bien me faciliter les moyens de me rendre auprès de lui.

«  M. le comte Potoçki, couché sur un mauvais grabat dans cette hutte où je l’ai représenté se trouvait dans un état digne de compassion. Quoiqu’il l’attribuât aux suites d’une maladie qu’il avait essuyée depuis son expédition, il était aisé de voir qu’il succombait sous le poids de son infortune. Une fièvre ardente le consumait ; il respirait à peine ; il ne parlait que par propos entrecoupés et interrompus. La conversation ne put donc être longue, et ce qu’il me dit se réduisit aux lignes suivantes.

« J’entendis d’abord tous ces grands mots que les confédérés répétaient actuellement par habitude, c’est-à-dire que, « libres de toute vue d’intérêts, ils n’avaient pris les armes que pour la défense de la foi, des lois et de la liberté ; que Dieu répandrait sans doute sa bénédiction sur une cause juste qui regardait sa gloire. » il ajouta que « les puissances intéressées à empêcher l’oppression des Polonais ne les abandonneraient pas ; qu’ils étaient encore en état de résister aux Moscovites, mais qu’ils succomberaient enfin, s’ils étaient livrés à leurs propres forces. » Il me parla des troupes de la confédération de Bar et il m’assura que si le public se trompait en faisant l’armée de trente-six mille hommes, elle était au moins de vingt mille.

« J’étais arrivé chez lui à dix heures du soir, je n’avais rien vu, et j’étais impatient de voir son armée. Je me levai, dans ce dessein, dès la pointe du jour ; les troupes étaient déjà en mouvement pour se mettre en marche. M. le comte Potoçki, se soutenant à peine, ne tarda pas lui-même à paraître ; je tâchai de tout observer, et quoique le bruit public lui donnât trois à quatre mille hommes, j’oserais assurer qu’il n’en avait pas plus de cinq cents.

« J’arrivai le 3 juin à Baline, quartier-général des confédérés. À mesure que j’approchais de ville, mon étonnement augmentait ; je ne pouvais concevoir pourquoi je ne voyais rien, de ce qui annonce un camp et une armée. Tout était tranquille aux environs. Je m’adressai aux premiers paysans que je rencontrai, pour savoir où était logé M. le comte Krasinski. Aucun d’eux ne put me répondre.

« M. le comte Krasinski étant alors à une lieue de Baline avec l’armée, je fus l’y trouver, escorté par quatre hommes à cheval que l’on me donna pour m’accompagner.

« Il me fut impossible de savoir la vraie force des confédérés. M. Krasinski me répondit qu’il l’ignorait, et, ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il disait la vérité. Il fut question des Moscovites. M. Krasinski en parla avec tant de mépris, avec une si grande sécurité, que son air et son ton ne firent que confirmer la bonne opinion qu’on m’avait donnée de son courage Il assurait que les Moscovites craignaient les confédérés. Ils ne viendront pas, me dit-il ; mais, s’ils viennent, ils seront battus. — Si vous devez les battre, lui répondis-je, il ne faut pas les laisser venir, mais aller au-devant d’eux et les attaquer. Ne leur donnez pas le temps de devenir plus forts que vous. »

Je ne fus pas long-temps à m’apercevoir que la confédération était perdue, et qu’il ne lui restait plus de ressource ; mais il était dangereux d’irriter les confédérés en les quittant brusquement. Je feignis de ne pas voir ce qu’ils voulaient me cacher, et je résolu d’attendre, sans chercher à m’engager davantage avec eux ; je ne sentais que trop qu’ils viendraient à moi, mais j’étais déterminé à leur tout refuser. Les raisons qu’ils m’auraient fournies eux-mêmes suffiraient pour autoriser mes refus.

« M. Krasinski, s’étant concerté avec les autres maréchaux de la confédération, vint à moi en effet, et me dit qu’il était temps que nous parlassions un peu sérieusement ensemble. Je lui dis que c’était ce que je désirais depuis long-temps.

« Il commença par me demander ce que je pourrais faire pour eux, et si je leur donnerais quelque chose. Je lui répondis que mes instructions leur étaient connues, qu’ils y avaient vu que l’intention du roi était de les secourir par quelque somme d’argent, et de les mettre en état, par ce moyen, d’attendre l’effet de ressorts plus puissans qu’on se proposait de faire jouer en leur faveur, mais qu’il savait aussi que, pour lui remettre cet argent, il m’avait été recommandé d’observer si ce secours pourrait les aider dans leurs projets et dans leurs affaires. « Jugez donc vous-même, monsieur, présentement, voyez si vous m’avez mis en état de remplir cette condition conformément aux ordres du roi. Je n’ai encore aucune connaissance de vos forces ; on m’a souvent parlé de camp, d’armée, d’artillerie, et je n’ai pu encore obtenir qu’on me fît voir ce camp, cette artillerie et cette armée. J’ignore tous vos plans ; les dispositions que vous faites me sont totalement inconnues. En marchant toujours, on ne dit jamais où l’on va je ne sais quels sont vos projets, vos craintes, vos espérances. Ne manquerais-je donc pas essentiellement à mon devoir, si, malgré l’ignorance absolue où vous me laissez, je vous remettais la somme dont je suis chargé, lorsqu’il m’est prescrit de m’assurer auparavant si elle peut vous aider dans vos projets et avancer vos affaires ? Dans l’impuissance où vous m’avez mis de rien faire pour vous, ma mission se réduit à ce que vous désirez de la France. Si vous daignez me confier vos idées, je les enverrai par un courrier à ma cour, qui ne manquera pas de me donner promptement des ordres en conséquence. »

« M. Krasinski, sans répliquer, me dit qu’il me remettrait un mémoire sur ce sujet, et me donna, quelques momens après, un chiffon de papier… Après l’avoir lu, je dis à M. Krasinski que son mémoire était trop général, et qu’il ne m’apprenait rien de la situation des confédérés, mais que je l’enverrais à ma cour.

« Alors il me demanda de nouveau si je ne voulais donc pas leur donner les lettres de crédit dont j’étais chargé, et il employa toute la petite adresse dont il est capable pour me les arracher : flatterie, espérances, menaces, injures, rien ne fut épargné…

« Après avoir été environ trois heures à parler avec M. Krasinski de choses indifférentes ou à ne rien dire, sans que je pusse l’engager à faire la réponse qu’il m’avait promise, il me proposa tout d’un coup d’aller à l’église. Etonné de sa dévotion et de son indifférence dans un temps qu’il aurait dû donner au soin de ses affaires, je lui dis : « Vous savez, monsieur, que je veux partir ce soir pour Mohilow, d’où je me propose d’envoyer un courrier en France ; de grace, expédiez-moi, ne négligez pas ces affaires ; elles sont assez importantes ; laissez là l’église travailler pour une cause qui intéresse la gloire de Dieu, c’est le prier et l’adorer. »

« Je m’en défendis en vain ; il m’entraîna malgré moi, il n’y avait qu’un moment que nous étions dans l’église, lorsqu’il me dit brusquement que, « puisque je ne leur donnais pas d’argent, il n’avait rien à me répondre ; que je n’avais même plus besoin de rester parmi eux, si je leur étais inutile ; que ma présence n’inspirait que de l’ombrage aux troupes, qui me prenaient pour un espion des Moscovites. » Je lui répliquai froidement que « l’opinion de la populace m’était indifférente, qu’il me suffisait d’être connu des chefs, et que d’ailleurs je ne demandais pas mieux que d’avoir la liberté de partir. »

« Un instant après, profitant d’un sermon polonais qu’un moine allait prononcer, je sortis, et je remontai au château. J’ordonnai en entrant qu’on mît les chevaux à la voiture. Je fus ensuite chez le comte Potoçki, et, en l’abordant, je lui dis que je venais prendre congé de lui. Instruit de ce qui s’était passé avec M. Krasinski, il m’approuva. Il me pria, si je partais, de ne pas le compromettre, c’est-à-dire de le ménager. Il me confirma que son dessein était de s’en retourner en Moldavie, et ajouta qu’en séjournant quelque temps chez les Tartares Lipski, où se trouvait déjà Mme la comtesse Potoçka, il espérait en obtenir un corps de trois mille hommes. Ce projet était une chimère, car tous les Tartares de Lipski établis en Moldavie formeraient à peine ce nombre.

« M. Krasinski revint, il me demanda si j’étais fâché contre lui. Je lui répondis que « je ne saurais l’être, mais que, m’apercevant qu’il ne me convenait plus de rester parmi eux, je désirais partir sur-le-champ. Il était presque nuit ; il me fallait un passeport ; il prit le prétexte de ma liberté pour me dire que je partirais le lendemain.

« J’aurais mieux aimé sortir de Sinkofzé dans le moment. Ces messieurs jugeaient si mal des affaires, qu’ils croyaient que les Russes les laisseraient tranquilles. Je croyais évidemment le contraire, et je ne le leur cachai pas. Plein de l’humeur que me causait cette mauvaise conduite, j’allai me coucher. J’étais profondément endormi, vers onze heures du soir ; lorsque je fus éveillé en sursaut par le bruit confus de la foule qui se précipitait en tumulte chez les maréchaux dont je partageais la chambre. On n’entendit que les mots : Moscali, Moscali (les Moscovites) ! La voix altérée des Polonais portait tous les caractères de la frayeur. On me cria dans le même moment de me lever, parce qu’il fallait partir sur-le-champ. Jamais je n’avais été témoin de tant de désordre, de confusion et de terreur. Tous les feux étaient éteints, de crainte qu’ils ne servissent à guider les Moscovites, qui étaient à un quart de lieue de nous. Les chariots, dont la cour était pleine, ainsi que les chevaux pêle-mêle, ne pouvaient plus être reconnus par leurs maîtres dans l’obscurité. J’entrai chez M. le comte Potoçki ; je le trouvai levé, mais avec une voix presque éteinte et ayant l’air d’un agonisant. Sa santé était le thermomètre de notre situation. Il était occupé à trier quelques papiers qu’il déchirait. Je pris alors mon parti. Mes lettres de change m’étaient inutiles, puisque j’étais déterminé à n’en point faire usage ; mes chiffres pouvaient exposer la correspondance de la cour ; l’esprit de mes instructions m’était présent : je profitai d’un four qui était resté embrasé pour tout brûler. Les papiers furent dans un instant consumés. Je savais que si quelqu’un parmi nous était prisonnier, ou s’il y avait quelqu’un de massacré, ce serait moi infailliblement ; mais, dès ce moment, je fus tranquille, le secret du roi était en sûreté[11]. »

La situation des confédérés n’est-elle pas peinte avec vérité dans ces fragmens d’un journal écrit sans art, mais non sans finesse ? N’y voit-on pas, comme dans un miroir, cette ignorance politique, ce désordre incurable, cette incapacité stratégique qui rend stérile jusqu’à la bravoure même ? Mais n’y trouve-t-on pas aussi cette patience invincible, cette foi imperturbable qui fait supporter tous les maux pour une espérance, cette abnégation sans bornes qui porte à rejeter tous les biens pour une illusion ? Ici, à Chotim, sur la frontière de la Turquie, une comtesse Potoçka, l’une des plus grandes dames de la Pologne, passe sans se plaindre des palais de Varsovie ou de Tulczyn sous le sauvage abri d’une hutte valaque. À Slonim, le prince Radziwil combattait entre sa femme et sa sœur ; la jeune princesse aperçoit dans la mêlée un jeune homme d’une admirable beauté qui se battait comme un lion. Ce n’était qu’un simple gentilhomme nommé Morasky. Au sortir du combat, la belle Radziwil lui donne sa main et ses richesses. Ce charme romanesque, mélange de grace et de force n’appartient qu’aux femmes polonaises, et, s’il est vrai que leur influence politique ait contribué aux malheurs de leur pays, il était difficile de le faire tomber dans un piége plus attrayant.

La couleur exclusivement catholique donnée à la confédération de. Bar devait amener un antagonisme inévitable dans une contrée sillonnée de sectes ennemis et diverses. On avait voulu une guerre de religion, on l’eut dans toute son antique horreur. Désignés à la vindicte publique, les dissidens s’armèrent à leur tour. La réponse des grecs non unis aux manifestes des confédérés ne se fit pas long-temps attendre. En Volhynie, en Podolie, dans le palatinat de Kiovie, on voyait marcher prêtres contre prêtres, la croix grecque contre la croix latine, et les paysans ukrainiens massacraient leurs seigneurs, tandis que ceux de la grande Pologne criaient : Mort aux schismatiques ! Partout s’exerçaient des représailles ; la Pologne nageait dans le sang.

Alors la déchéance de Stanislas-Auguste fut décidée par les chefs les plus influens, et pourtant, pendant tout son règne, ce moment fut le seul où Poniatowski montra une apparence de royauté. Pressé par Repnin de marcher contre les confédérés, il s’y refusa absolument, garda la neutralité, et à toutes les menaces opposa l’inertie, cette force invincible des ames faibles. S’ils avaient eu l’ombre d’une idée de gouvernement, si le démon de l’anarchie ne s’était pas attaché tout entier à sa proie, au lieu de proscrire Poniatowki, les confédérés se seraient joints à lui, ils l’auraient encouragé dans sa résistance. Peut-être la Pologne aurait-elle fixé ainsi ses destinées ; mais ce bonheur ne lui était pas réservé. Ce n’est ni à Bar ni même à Varsovie, c’est à Constantinople qu’était renfermé le secret de son avenir, c’est là du moins que Choiseul l’avait placé.

L’année 1767 s’était passée tout entière en efforts impuissans. M. de Vergennes, ambassadeur de France, pour éveiller la jalousie des Turcs contre la Russie, était vainement efforcé d’appeler leur attention sur la ligue du Nord ; cet intérêt leur semblait trop étranger à ceux de la Porte ottomane. Vainement, pour les frapper par une crainte plus rapprochée, il leur montrait le Gurgistan soulevé, des commissaires parcourant la Servie, le Monténégro, le Péloponèse, — toutes les sympathies de la nationalité slave et du rite oriental Secrètement attirées vers un peuple coreligionnaire ; ni la révolte des Géorgiens, ni les mouvemens des Monténégrins, ni les sourdes agitations de la Grèce, ni les discordes de la Pologne, ne purent secouer la torpeur des Ottomans.

Malgré sa propre conviction, loyalement manifestée à M. de Choiseul, mais ardemment combattue par ce ministre, M. de Vergennes s’efforçait en vain d’émouvoir le divan. Désespéré par l’apathie des Turcs, l’ambassadeur succombait sous la lutte et demandait grace ; mais Choiseul, poussé à bout, agitait, ou, si ce mot nécessaire nous est permis tracassait l’Orient. Ses émissaires étaient partout : Tott en Crimée, Taulès en Pologne ; des officiers soudoyés par lui défendaient Cracovie contre les Russes. Il engagea les Polonais à s’adresser aux Turcs ; l’évêque de Kaminiek écrivit au vizir pour implorer le grand-seigneur en faveur des libertés républicaines. Étrange relation d’un prélat catholique avec un sectateur de Mahomet, source intarissable de plaisanteries pour les philosophes, qui ne cessaient de représenter d’une manière, burlesque l’alliance du nonce et du mufti ! Il faut convenir que la Pologne était bien changée depuis le siége de Vienne. De son côté, la confédération envoya un message à la Sublime Porte. Le style en était oriental par l’emphase, mais non par la dignité. Le vizir répondit à l’évêque avec bonté, mais il fit un accueil glacé aux députés de la confédération. Découragé par tous ces obstacles, arrêté peut-être par Louis XV lui-même et par le parti du duc d’Aiguillon et de Mme Du Barry, qui déjà minait son crédit, M. de Choiseul voulut revenir sur ses pas. Il s’effraya de sa propre audace, et, au moment de voir ses plans réalisés peut-être par la démarche des Polonais à Constantinople, il recula devant le tableau des hordes turques se jetant sur une portion de l’Europe chrétienne, à l’instigation du ministre du roi très chrétien. Il sentit toutes les objections que pouvait soulever un si étrange résultat, et recommanda instamment à M. de Vergennes de concilier une déclaration de guerre avec le respect et l’inviolabilité du territoire polonais, mettant le comble, par cet ordre contradictoire, à l’embarras de l’ambassadeur.

Choiseul s’était enfin aperçu qu’il faisait fausse route ; mais il n’était plus temps de revenir sur ses pas. Le hasard amena naturellement ce que n’avaient pu produire deux années de négociations longues et infructueuses. Dans une de ces escarmouches fréquentes sur les limites de la Turquie et de la Pologne, une troupe de Cosaques poursuivit les confédérés au-delà de la frontière jusqu’à une petite ville appelée Doubassar, située au-delà de Balta, près de Bender ; ils y massacrèrent même quelques musulmans dans la chaleur du combat et de la poursuite. À la nouvelle de l’affaire de Balta, un cri de vengeance s’éleva sur le Bosphore ; l’irritation fut générale et l’enthousiasme devint populaire parmi les vrais croyans : on voyait des enfans traîner de gros mousquets par les rues de Stamboul. M. de Vergennes crut enfin toucher au terme de ses désirs ; il se hâta de s’adresser au divan dans une note dont la véhémence contre un état avec lequel la France n’était pas en guerre semblerait aujourd’hui bien étrange. La Porte résista quelque temps encore aux provocations du duc de Choiseul, mais enfin elle céda, et la guerre fut allumée, guerre terrible qui pouvait s’étendre sur le monde entier et ramener les pavillons musulmans au pied de quelque capitale chrétienne. Un matin, les habitans de Constantinople apprirent, en s’éveillant, que le grand-vizir était déposé, que M. Obreskof, résident de Russie, venait d’être envoyé aux Sept-Tours, et que par conséquent la guerre était déclarée. Dans ce même moment, l’ambassadeur de France recevait la nouvelle de sa destitution et de son remplacement par M. de Saint-Priest.

Le nouveau grand-vizir était un gendre du sultan, très ennemi des Russes. Il encouragea l’insurrection polonaise, et signa avec la confédération de Podolie un traité cruellement onéreux pour ces mêmes confédérés, qui, vivant au jour le jour, n’ayant ni administration ni comptabilité régulière, s’engagèrent à nourrir une armée de deux cent mille Turcs. Cette fatale alliance, blâmée par tout ce qu’il y avait d’hommes sages parmi les Polonais[12], ne tarda pas à porter ses fruits. Au seul bruit d’une déclaration de guerre, les confédérations partielles surgirent de toutes parts. Radziwil, que Repnin ne daignait plus retenir à Varsovie, s’enferma dans sa forteresse héréditaire de Niesvij avec une troupe de femmes et de jeunes Lithuaniens. Assiégé par les Russes, il fut bientôt obligé de se soumettre, et quatre mille Polonais furent battus par six cents Russes. Ainsi les soldats de Radziwil ne servirent qu’a recruter l’armée ennemie, et lui-même, fuyant une seconde fois la vengeance de ceux qu’il avait combattus, servis, abandonnés tour à tour, s’enfuit à Teschen, en Silésie, où l’évêque de Kaminiek avait imprudemment placé sous le patronage prussien les débris de la confédération de Bar, désormais dissoute. C’est au moment où les Turcs se prononçaient pour elle que la confédération ne pouvait plus rien en faveur de ses nouveaux et redoutables alliés.

Le duc de Choiseul avait cru surprendre Catherine II par la déclaration si brusque de la Porte ottomane ; mais l’impératrice y était préparée. On en trouve la preuve dans sa correspondance avec Voltaire. Toutefois, en prévoyant la guerre, elle désirait la paix : décidée à ne jamais céder sur quelques points essentiels, elle n’épargna rien pour prévenir la décision de la Porte ; mais, lorsque cette puissance eut formellement demandé l’évacuation de la Pologne et le rappel immédiat des troupes russes, Catherine refusa avec fierté, et, sans attendre la déclaration de guerre, commença les hostilités. La cour de Vienne avait été vivement contrariée de l’insistance du duc de Choiseul. Pour tempérer son ardeur, et surtout pour lui ôter tout espoir de se voir soutenu par Marie-Thérèse, Kaunitz avait toujours nié la possibilité de mettre les Turcs en mouvement ; les envoyés autrichiens, surtout le prince Lobkowitz, ministre à Pétersbourg, blâmaient hautement les manœuvres du ministère français. Dès les premiers soulèvemens des confédérés, la cour de Vienne s’y était montrée contraire ; les délégués des patriotes avaient essayé en vain de pénétrer jusqu’au prince de Kaunitz. La guerre commencée, Kaunitz vit bien qu’en cas de succès Choiseul ne lui pardonnerait pas cette froideur, et Choiseul, de son côté, sentit que Kaunitz lui pardonnerait encore moins ses propres torts. Dans cette disposition réciproque, les deux ministres, à l’insu l’un de l’autre, se rapprochèrent du roi de Prusse. C’est là que Frédéric les attendait depuis long-temps.


IV

Choiseul avait forcé Catherine à la victoire. Dès l’ouverture de la campagne, la fortune des armes s’était déclarée pour elle. Le roi de Prusse essaya de l’arrêter dans sa marche par une négociation captieuse. Tandis que les généraux russes entraient en vainqueurs dans la Moldavie et dans la Valachie, Frédéric essaya de mettre un terme aux succès de l’impératrice, et entama avec elle une négociation dont lui-même rende compte en ces termes :

« Il y avait, dit-il, deux partis à prendre : ou d’arrêter la Russie dans ses immenses conquêtes, ou, ce qui était le plus sage, d’essayer par adresse d’en tirer parti. Le roi n’avait rien négligé à cet égard : il avait envoyé à Pétersbourg un projet politique, qu’il attribuait à un comte de Lynar, connu dans la dernière guerre pour avoir négocié la convention de Klosterzeven entre les Hanovriens, commandés par le duc de Cumberland et campés à Stade, et les Français sous les ordres du duc de Richelieu. Ce projet contenait une esquisse d’un partage à faire de quelques provinces de la Pologne entre la Russie, l’Autriche et la Prusse. L’objet d’utilité de ce partage consistait en ce que la Russie, par ce partage, pourrait continuer tranquillement sa guerre avec les Turcs, sans appréhender d’être arrêtée dans ses entreprises par une diversion que l’impératrice-reine était à portée de lui faire en envoyant un corps de ses troupes vers le Dniester, ce qui aurait coupé les armées russes de la Pologne, d’où elles tiraient la plus grande partie de leurs subsistances ; mais les grands succès des Russes, tant dans la Moldavie que dans la Valachie, et les victoires que leurs flottes remportèrent dans l’Archipel avaient tellement enivré la cour de ses prospérités, qu’elle ne fit aucune attention au soi-disant mémoire du comte de Lynar[13]. »

La partie du texte imprimée ici en italique vient de paraître tout récemment pour la première fois. Elle a été entièrement omise dans l’édition de 1803, et a été loyalement rétablie dans la nouvelle édition des œuvres du grand Frédéric, qui se publie par l’ordre du roi Frédéric-Guillaume IV[14]. Rien n’est si remarquable, rien n’est même plus décisif que cette omission ; elle dispense de tout commentaire. L’auteur du partage s’est révélé.

Catherine laissa les propositions de M. de Lynar sans réponse et écarta formellement la proposition du démembrement de la Pologne qui lui était faite au nom du roi de Prusse. Qu’avait-elle besoin, en effet, de gagner en influence par une invasion violente ce qu’elle avait acquis par le rétablissement des anciennes lois ? Frédéric n’avait pas, d’ailleurs pas été de franc jeu avec elle ; elle s’en souvenait. Pressé de décliner la responsabilité des derniers événemens de Varsovie, qu’il s’efforçait de laisser tout entière à son alliée, le roi de Prusse avait refusé de joindre sa garantie à celle que l’impératrice de Russie venait d’imposer aux Polonais. Catherine avait même obtenu avec beaucoup de difficulté que le roi consentît à déclarer par un acte officiel le maintien de l’alliance russo-prussienne. Frédéric ne négligea rien pour atténuer ses démarches publiques par des insinuations secrètes. Pour conserver les honneurs de la modération et du désintéressement, l’illustre auteur de l’Anti-Machiavel affecte de blâmer ce qu’il appelait l’enthousiasme auquel on s’était abandonné de part et d’autre ; son seul désir est « que tout cela pût s’ajuster doucement en modérant les prétentions des uns et en portant les autres à se relâcher sur quelque chose. » D’ailleurs, à l’en croire, il ne prend qu’un intérêt des plus médiocres à toutes ces tracasseries. « L’impératrice de Russie décidera cette querelle avec la république de Pologne comme elle pourra. Les dissensions polonaises et les négociations italiennes sont à peu près de la même espèce ; il faut vivre long-temps et avoir une patience angélique pour en voir la fin[15]. » C’est par ces paroles et d’autres semblables que Frédéric essaya de se disculper des événemens dont il avait pris l’initiative, car c’est lui, on ne l’a pas oublié, qui, de son propre aveu, avertit Catherine du danger de la réforme législative des Czartoriski, et qui réveilla les plaintes des dissidens en se faisant adresser une supplique par les comtes de Goltz, chefs des protestans de Pologne ; mais, s’il prit la peine de donner le change aux contemporains, il se mit encore plus en frais avec la postérité. À son indignation toute patriotique, toute républicaine, on croirait reconnaître non pas un prince étranger, instigateur des violences qu’il déplore, mais un de ces magnats qui en ont été victimes.

On comprend ce qu’une telle duplicité avait dû jeter de froideur et de méfiance dans le commerce des deux souverains alliés. Ce fut alors que Frédéric se rapprocha de la cour de Vienne dans des intentions sérieuses et de la cour de Versailles afin de masquer son jeu. Au reste, il avait toujours conservé des intelligences en France, même pendant la guerre. Après la rupture la plus violente, après les outrages mutuels plus impardonnables et au fond les moins pardonnés, il n’avait cessé de correspondre avec Voltaire. Tout en se moquant des prétentions diplomatiques du philosophe, il en avait profité pour nouer des intrigues à Versailles, tantôt par la margrave de Baireuth, Tantôt par le cardinal de Tencin ou le maréchal de Richelieu ; mais la métromanie du roi de Prusse avait nui à sa politique. Tant que vécut Mme de Pompadour, le ressentiment de cette favorite, si cruellement outragée par le roi-poète, rendit un rapprochement tout-à-fait impossible. Malgré la paix d’Hubertsbourg, qui avait fait poser les armes à toutes les puissances belligérantes, les rapports diplomatiques ne s’étaient pas renoués entre la France et la Prusse. Il n’y avait pas d’agent français à Berlin ni d’envoyé prussien à Paris. Sans rien changer à cette situation officielle depuis la mort de la marquise, sans faire d’avances compromettantes, Frédéric ne tendit que plus sûrement à son but. Après quelques années de démarches alternativement progressives et rétrogrades, au moyen de rapports secrets, de voyages de philosophes tels qu’Helvétius, de princesses allemandes éprises de la France, de sa littérature, de son encyclopédie, malgré la sourde opposition de la cour de Vienne, les rapports entre la Prusse et la France furent rétablis. On nomma des ministres plénipotentiaires. M. de Goltz partit pour Versailles, M. de Guines pour Berlin. C’était un piége ; le duc de Choiseul croyait l’avoir tendu, mais ce fut lui qui y tomba.

Choiseul avait cru se rendre arbitre entre la Prusse et l’Autriche en relâchant les liens qui l’attachaient exclusivement à celle-ci. Cette combinaison aurait été bonne en d’autres temps, elle était même excellente pour l’avenir, mais il y sacrifiait le présent. Comme tous les esprits d’un jet aventureux et d’une portée rapide, il franchissait les intermédiaires et dépassait le but. Sitôt que l’Autriche se sentit abandonnée par son alliée, ce fut elle qui se rapprocha de la Prusse. C’est ce que voulait Frédéric ; aussi, dès que l’envoyé de France fut arrivé à sa cour, satisfait de l’y avoir attiré et d’avoir compromis le cabinet français aux yeux de l’Autriche, il lui supposa des torts, probablement imaginaires, le traita devant tout le corps diplomatique avec une négligence affectée, poussa enfin les procédés à un tel degré de hauteur et d’inconsidération, qu’il fallut mettre immédiatement un terme à des relations à peine commencées. Au bout de quelques mois, M. de Guines retourna à Versailles, et M. de Goltz à Berlin.

Frédéric avait accompli tout ce qu’il s’était proposé. Il avait prouvé à la Russie et à l’Autriche qu’il ne dépendait ni de l’une ni de l’autre, qu’il n’était pas isolé, qu’il pouvait nouer, à son gré, des amitiés nouvelles ; puis, après avoir fait cette démonstration, il rompait les relations qu’il venait de former avec la France et les sacrifiait à l’Autriche pour la rendre complice de ses desseins sur la Pologne. À peine l’envoyé de Louis XV avait-il quitté la cour de Frédéric, que ce prince proposa une entrevue à Joseph II. Eut-elle lieu secrètement sur les frontières de Bohème ? Marie-Thérèse parvint-elle à l’empêcher alors ? C’est un mystère historique, mais d’une médiocre importance. Le germe jeté ne tarda pas à fructifier. Seulement Frédéric comprit qu’il ne suffisait pas d’avoir le jeune empereur pour soi, qu’il fallait surtout conquérir le vieux ministre. L’œil d’aigle du roi de Prusse avait pénétré le cœur de Joseph II. Il y avait trouvé une ambition démesurée et facile à séduire. Marie-Thérèse, comme toutes les mères pieuses et vigilantes, avait voulu préserver son fils d’une liaison si dangereuse. Elle n’avait pas voulu qu’il rencontrât celui qu’elle appelait un contempteur des hommes et de Dieu ; elle avait empêché une première entrevue. Il n’y avait qu’un moyen de l’endormir, c’était de flatter Kaunitz. Jusqu’alors, Frédéric s’était moqué des manies et des ridicules de ce ministre éminent, mais bizarre et vaniteux. Les railleries du grand homme avaient mis M. de Kaunitz au désespoir. « Le roi de Prusse, avait-il dit souvent avec amertume, est le seul homme qui me refuse l’estime qui m’est due. » Le roi de Prusse ne refusa plus cette estime si désirée ; il supprima les sarcasmes et y substitua les complimens. Dès-lors il n’y eut plus d’obstacle entre le roi et l’empereur ; sans éclater au dehors, une révolution complète s’opéra dans l’intérieur de la cour de Vienne. Marie-Thérèse aimait la paix, Joseph était ambitieux, et Kaunitz, placé entre l’empereur et sa mère se trouva dans la position d’un intendant économe près d’un fils de famille mineur et prodigue. Plus d’une fois, pour éprouver son crédit, il essaya de donner sa démission, mais ces retraites, jamais acceptées, le raffermissaient au pouvoir ; enfin, par un mélange d’adresse et de raideur, il se remit en équilibre, et devint en même temps le confident de la mère et le complaisant du fils.

N’essayant pas de heurter un jeune prince spirituel, entêté et présomptueux, Kaunitz réussit d’autant mieux à le conduire, qu’il eut toujours l’air de le suivre. Joseph se proposa le même manége, et chacun crut avoir gagné l’autre. D’ailleurs, la politique de Joseph II ne répugnait pas absolument à M. de Kaunitz. Nous le répétons Kaunitz aimait la paix, il la maintenait dans la crainte de l’ascendant de M. de Lasey et du parti militaire ; mais son désir d’accroître la puissance de la maison d’Autriche l’emportait sur tout autre sentiment et défiait tous les scrupules. Son patriotisme était une passion. Qui pourrait lui en faire un crime ?

Bientôt il fut impossible de douter de la connivence de M. de Kaunitz avec l’empereur, et d’un désir mutuel de se rapprocher du roi de Prusse. Il suffisait, pour les convaincre, de voir avec quel soin, tout en lançant encore de temps en temps, par une vieille habitude, des épithètes désobligeantes contre Frédéric, Kaunitz justifiait les démarches les plus équivoques de ce prince, le disculpait de tout projet d’envahissement et se faisait son avocat, même auprès de la cour de Versailles. Marie-Thérèse partit négligée par son ministre, on crut partout à une espèce de gouvernement occulte entre le chancelier et l’empereur, à l’insu de l’impératrice-reine ; mais on s’aperçut plus tard qu’il n’y avait rien de réel dans cette discorde fastueuse. Pour jouer une pièce nouvelle, il avait bien fallu faire une nouvelle distribution de rôles.

Il fut décidé entre l’empereur et le roi que la médiation de la Prusse et de l’Autriche serait proposée et, s’il le fallait, imposée à Catherine II. Ce n’était encore, sous un autre titre, que la pacification portée par le comte Lynar et rejetée par l’impératrice de Russie. Maintenant l’offre cachait une menace ; un refus pouvait amener la guerre. En dédaignant de prendre sa part, des dépouilles de la Pologne, Catherine risquait de s’attirer les armes combinées des deux puissances allemandes. Rien ne pouvait être plus agréable à Joseph qu’une telle éventualité. C’était un appât que le vieux roi présentait à un jeune ambitieux, avide d’affaires parce qu’il y était novice, jaloux surtout d’exercer, dès le début de son règne, une grande influence en Orient. Il lui demanda une entrevue, et cette fois il l’obtint.

Elle eut lieu à Neiss ; c’est là, c’est dans cette Silésie si regrettée, que Joseph vit pour la première fois le vieil adversaire, le vainqueur de sa maison. Tout ce que l’esprit, la grace, le désir de plaire, peuvent avoir de plus séduisant, fut mis en usage pour effacer une impression pénible. Fasciner le jeune empereur, le conquérir par toutes les marques de respect, de déférence, qu’il était possible d’accorder sans bassesse à l’héritier des Césars ; mêler avec art la subordination d’un électeur à l’autorité douce d’un vieillard et à l’ascendant d’un grand homme ; applaudir aux idées de l’empereur comme philosophe, à ses prétentions comme guerrier, à ses plans comme administrateur ; à chaque mouvement des lèvres ou des yeux, feindre de croire à une franchise qui, à force de vouloir paraître naturelle, se démentait à chaque syllabe, — à une simplicité trahissant l’orgueil qui en était la source ; placer enfin sans humiliation un héros, au niveau d’un jeune homme que son rang seul empêchait d’être un inconnu : telle fut la magie dont Frédéric environna Joseph.

L’empereur répondit à ces avances avec une cordialité extérieure et une ruse prématurée. Sans émotion apparente à la vue de son héritage occupé par un rival il protesta qu’il n’y avait plus de Silésie pour l’Autriche ; mais il subordonna sa volonté à celle de sa mère, réserve que Frédéric trouva adroite et qui l’était en effet, puisqu’en donnant les assurances les plus fortes de sympathie, Joseph ne s’engageait à rien de définitif et laissait ainsi le champ libre aux chances de l’avenir. Toutefois, dès cette première entrevue, comme base principale et préalable d’une nouvelle politique, l’alliance française fut entièrement sacrifiée par l’empereur Il promit la neutralité la plus absolue dans toute discussion entre l’Angleterre et la France. On déclara d’un commun accord que la violence du ministre qui gouvernait ce royaume, la perturbation dans laquelle M. de Choiseul précipitait l’Europe, lui avaient aliéné entièrement les deux grandes puissances germaniques. La cour de Versailles fut donc exclue de tous les arrangemens futurs ; la promesse d’une correspondance particulière entre les deux monarques, à l’insu du gouvernement de Louis XV, cimenta cet accord. Dans cette première entrevue, il fut question d’un démembrement de la Pologne : des témoignages contemporains et immédiats le certifient ; mais aucun plan ne fut arrêté et aucun ne pouvait l’être avant le retour de Joseph II à Vienne. Il n’avait paru à Neiss que pour sonder et préparer le terrain.

À peine Joseph était-il rentré dans sa capitale, que Marie-Thérèse fit appeler l’ambassadeur de France et lui parla en ces termes : « Le roi de Prusse n’a pas osé dire un mot contre l’alliance, il a respecté ma façon de penser. Je ne le crois pas éloigné d’adopter mon goût pour la paix, et c’est assurément ce qu’il peut faire de mieux. Ses troupes sont singulièrement bien disciplinées, un coup d’œil de sa part suffit pour que chacun sache ce qu’il a à faire ; mais elles ne sont pas belles. Sa cavalerie est moindre que la nôtre, et c’est l’annoncer bien médiocre[16]. » Quel est le sentiment qui dictait ce langage ? Marie-Thérèse ignorait-elle que l’alliance française fût sacrifiée ? Croyons-le pour l’honneur de sa mémoire.

Dès ce moment, l’Autriche, qui n’avait encore pris aucune part ostensible aux affaires de Pologne, s’en mêla ouvertement. D’abord, pour se concilier les Polonais, au lieu de parler avec dédain des confédérés, comme on l’avait fait jusqu’alors à la cour de Vienne, Marie-Thérèse afficha le plus vif intérêt pour leur cause ; elle dit qu’ils étaient les défenseurs de la religion catholique, et que l’honneur s’était, réfugié sous leurs tentes. Un tel langage ne pouvait que les encourager à se jeter dans les bras de l’Autriche. On fit plus : pour maîtriser le conseil général des confédérés et l’annuler au besoin, la généralité (c’est ainsi n’on appelait ce conseil) fut invitée à s’établir en Hongrie. C’était la reconnaître ; aussi, dès que le bruit de cette invitation se fut répandu parmi les Polonais, ils en poussèrent des cris de joie ; ils s’imaginèrent qu’ils étaient publiquement soutenus par l’Autriche et se crurent sauvés. La généralité quitta Biala pour Eperies. Joseph II vint y voir les chefs de la confédération, les assura de sa protection, et leur recommanda surtout de ne pas se laisser prendre aux promesses de la France.

Frédéric, de son côté, ne perdit pas de temps. Jusqu’alors il s’était borné à intimider les magnats de la Prusse polonaise et à les empêcher de se joindre aux confédérés ; les laissant dans l’incertitude de ses desseins il s’était contenté de faire battre la campagne par ses troupes sur la frontière ; il avait donné à ces excursions partielles un motif exclusivement fiscal. Les confédérés n’osaient pas approcher de plus de quatre milles des limites gardées par les troupes prussiennes, et toute la noblesse de la Prusse polonaise, cantonnée dans ses châteaux, ne se permettait ni une opinion ni un mouvement. Le magistrat (municipalité) de Dantzik fit plus : sommé par les patriotes de se joindre aux confédérés, il s’y refusa. Rien n’était comparable à l’état de gêne et d’anxiété dans lequel Frédéric avait tenu jusqu’alors la partie de la Pologne limitrophe de ses états. Dans ce moment, il hasarda quelque chose de plus. Comme pour accoutumer l’opinion à la prise de possession de Dantzik, il y fit entrer mille hommes, puis il les retira précipitamment et désavoua le général qui les conduisait. Ensuite, le grand encombrement de troupes qui occupaient la Pologne ayant amené une contagion, Frédéric déclara que c’était la peste, et établit un cordon de troupes sur la frontière. C’est à cette date qu’il faut rapporter la première métamorphose des cordons sanitaires en armées d’observation. Frédéric fut l’auteur primitif de cet expédient si souvent employé depuis. Thiéhault raconte qu’à cette nouvelle Berlin se crut pestiférée, et que la ville entière se munit de vinaigre des quatre voleurs.

Tout s’était passé jusqu’alors entre Joseph et Frédéric : le prince de Kaunitz n’avait pas assisté aux conférences de Neiss ; mais la position du chancelier était trop prépondérante et l’influence de l’empereur trop nouvelle, trop dépendante de sa mère et même du ministère, pour que celui-ci restât étranger à la négociation au moment où elle allait devenir vraiment importante. C’est à lui qu’il appartenait désormais de la conduire : Marie-Thérèse l’exigea, Kaunitz le voulait, l’empereur y consentit. On l’a vu plus haut, c’était une tactique. Kaunitz accompagna Joseph dans la seconde entrevue concertée entre lui et le roi de Prusse ; ils se rencontrèrent au camp de Neustadt, en Moravie ; le jeune César s’y effaça comme Télémaque devant Mentor, abandonna à Kaunitz toute la partie politique., affectant de se réserver exclusivement le côté militaire. Frédéric y reprit avec une application nouvelle son système de séduction et de déférence ; mais, soit mécontentement secret de ce rôle subordonné, soit impossibilité de vaincre ses habitudes de blâme et d’ironie, soit que l’enthousiasme juvénile de Joseph II, dégagé des premiers effets de la surprise, eût eu le temps de se refroidir dans l’intervalle, le roi frappa plus fort que juste et ne toucha pas le but. Ses respects semblèrent forcés, presque insultans. En tenant l’étrier de l’empereur lorsqu’il montait à cheval, Frédéric semblait indiquer par cette étiquette singulière bien moins le point de départ des marquis de Brandebourg que l’intervalle immense qui les en éloignait à jamais. Il fit avec trop d’emphase l’éloge des généraux qu’il avait battus ; Joseph se sentit plus gêné que flatté. Frédéric perdit de son prestige à ses yeux ; sa conversation devint trop peu mesurée, trop abondante. Quoique passablement philosophe, Joseph fut surpris et choqué de la légèreté de son royal interlocuteur sur des sujets sacrés. Il en avait été averti sans doute ; mais peut-être avait-il compté au fond de l’ame sur une réserve commandée par la majesté impériale. Dans cette entrevue, les défauts des deux alliés furent trop long-temps en présence, et l’éloignement qu’ils ressentirent plus tard l’un pour l’autre commença à poindre dès-lors. C’est directement avec le prince de Kaunitz que traita le roi de Prusse. Dans une première conférence, ces deux hommes, qui s’étaient fait tant de mal, mais qui ne s’étaient jamais vu, s’observèrent sans se laisser entamer. Chacun prétendit garder ses avantages, laissant à son interlocuteur le soin de proposer des mesures qui leur causaient à tous deux un embarras secret. Ils commencèrent par des banalités diplomatiques : amour de la paix, maintien de l’équilibre européen, modération réciproque. Pour se mettre mutuellement à plus haut prix, chacun fit valoir ses alliances : celui-ci la Francen l’autre la Russie. Ensuite, on fit bon marché de l’une et de l’autre, et dès ce premier entretien il fut décidé que l’ambition de Catherine II devait être arrêtée, surtout qu’il était nécessaire de se défier de la cour de Versailles. On se promit de l’amuser, de l’endormir, de ne lui faire savoir rien d’important, et de se communiquer fraternellement tout ce qui pourrait venir de cette source suspecte. Ces préliminaires consentis, il n’était pas nécessaire de s’entendre sur le reste. Au surplus, il fut question de tout, excepté du véritable sujet de la conférence. Frédéric fit comme Agamemnon, il ne parla point de la victime. Le nom de la Pologne ne fut prononcé ni par lui ni par Kaunitz. Tout à coup un courrier arrive de Constantinople ; il apporte la nouvelle de la destruction de la flotte ottomane par la flotte russe dans les eaux de Tschesmé, et demande avec instance, de la part du sultan éperdu, la médiation de la Prusse. Ainsi s’accomplissaient, bien au-delà de ses espérances, les calculs du grand et rusé Frédéric. C’est à la face de ses anciens ennemis qu’il était proclamé l’arbitre de l’Europe et de l’Asie. Au lieu de se livrer à un élan de fastueux orgueil dont n’aurait pu se défendre telle ame encore plus haute, mais moins profonde que la sienne, il profita de sa position avec une habileté rare. Il offrit sur-le-champ à l’empereur de partager avec lui les honneurs de la médiation ; il se fit fort du consentement de la Porte à cette adjonction inattendue. Ainsi c’est la maison de Brandebourg qui, dans une occasion d’une solennité sans égale, patronait la maison d’Autriche, Kaunitz en rougit, il affecta l’indifférence et sembla hésiter à accepter l’offre de Frédéric ; il accepta pourtant, et voici le plan de conduite qu’ils adoptèrent d’un commun accord.

Les victoires de Catherine avaient frappé ses ennemis de stupeur et ses alliés d’étonnement la Moldavie et la Valachie envahies dans une première campagne ; la flotte russe, dont à peine on soupçonnait l’existence, partie de la Baltique et arrivée dans la Méditerranée avant qu’on eût appris son départ ; cent cinquante mille Turcs battus par trente mille Russes[17] sur les bords du Kaghoul ; la flotte ottomane dispersée dans les airs sur les côtes de l’Asie Mineure, voilà ce qui donnait à Catherine le droit de tout demander et de beaucoup obtenir. Il faut donc lui trouver une compensation aux provinces danubiennes que l’Autriche ne veut pas laisser entre ses mains. Cette compensation ne peut être qu’en Pologne ; c’est là, non ailleurs, qu’elle doit la chercher. En prenant des parts égales à la sienne, les deux autres puissances rétabliront l’équilibre. Si Catherine résiste encore à cette offre, comme elle l’a fait jusqu’à présent, qu’elle s’attende à une guerre probable entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, et qu’elle compte sur une opposition certaine à tous ses projets en Orient. Cela dit, les deux futurs co-partageans se séparèrent, et le prince de Kaunitz alla se reposer dans sa villa d’Atererlitz, où il assura à M. Durand, notre chargé d’affaires, qui était venu lui faire sa cour, que, « sans le seraskier porteur de la demande de médiation, il n’aurait pas été question d’affaires a Neustadt. » Puis il fit à cet agent français une foule de fausses confidences pour mieux tromper M. de Choiseul, qui pourtant ne se trompait pas. Frédéric envoya donc ses propositions à Catherine. Il lui conseilla pour la troisième fois un accommodement aux dépens des Polonais.

L’impératrice répondit qu’elle ne prétendait à aucune extension de territoire en Pologne, mais qu’injustement attaquée par les Turcs, qui s’étaient saisis du prétexte de l’accident de Balta pour lui déclarer la guerre, elle ne ioulait pas en faire les frais ; que c’était aux Turcs à les payer en lui abandonnant, avec les deux Cabardies et Azof ancienne possession de Pierre Ier, une île dans l’archipel grec pour y former un entrepôt commercial, en stipulant la libre navigation de la mer Noire et l’indépendance des Tartares. Quant à la Moldavie et à la Valachie, elles formeraient des principautés indépendantes sous le protectorat de la Russie. Ni Joseph ni Frédéric n’acceptèrent ces conditions. Ils nièrent la possibilité de ces sacrifices pour la Porte ottomane, et insistèrent encore sur une indemnité en Pologne. Catherine déclara qu’elle continuerait la guerre. Alors Frédéric eut recours à des moyens plus efficaces que les dépêches des ambassadeurs et des ministres. Au lieu d’un diplomate de profession, il envoya à Pétersbourg son propre frère, le compagnon de ses travaux, l’illustre prince Henri. En attendant le résultat de cette démarche, Joseph II, d’accord avec le roi de Prusse fit filer des troupes pour s’emparer de Zips, district polonais enclavé dans la Hongrie.

L’écho des canons de Catherine, le son des cloches des églises de Pétersbourg qui annonçaient de continuels Te Deum, retentirent jusque dans Versailles. À ce bruit triomphal, les ennemis de M. de Choiseul élevèrent la voix, et irritèrent le ministre au lieu de l’abattre. La fièvre d’activité qui le dévorait circula plus ardente dans ses veines. Par un bizarre effet de la colère, il ne perdit rien de sa perspicacité, mais il ne voulut point en faire usage. Rien dans la conduite ambigu des cours de Vienne et de Berlin ne lui avait échappé ; il avait saisi d’un coup d’œil ce que leurs réunions et leurs pourparlers recelaient d’hostile pour la France. D’avance, il avait tout prévu, tout deviné ses dépêches sont remplies d’inductions précises ; mais, dès que l’événement pressenti se fut rapproché, dès qu’il eut passé des conjectures dans les faits, Choiseul s’efforça de ne plus y croire ; il s’arma contre son propre jugement, il eut recours à des illusions qu’il n’avait pas, et s’efforça de devenir sa propre dupe. Tant qu’il n’y eut aucun rapport ostensible entre Joseph et Frédéric, et que ce dernier se tint éloigné de frontières de la Prusse polonaise, Choiseul découvrait, indiquait aux agens diplomatiques les manœuvres des deux cours pour opérer un rapprochement entre elles. Il leur dénonçait les appétits secrets de Frédéric et ses projets de partage ; mais, lorsque l’événement l’eut justifié complètement, lorsqu’à Neiss, à Neustadt, les nouveaux alliés délibérèrent sur la Pologne, lorsque les envoyés de France à Berlin, à Varsovie, à Pétersbourg, à Constantinople, confirmèrent les prévisions du ministre, et lui en fournirent les preuves justificatives dans leurs dépêches, furieux d’avoir eu raison, il gourmanda leur prévoyance, la traita de prématurée, d’intempestive, presque de visionnaire. Lui qui avait vu le danger de si loin, il ne voulut plus le reconnaître sitôt qu’il put le toucher au doigt.

« Sans doute, dit-il, l’empereur et le roi de Prusse se sont vus, mais ils n’ont point parlé de la Pologne. Le prince Kaunitz a protesté de son attachement à l’alliance ; Frédéric a lancé ses troupes dans la Prusse polonaise mais c’est uniquement pour arracher une contribution aux habitans de Dantzick. On dit que les Russes ont remporté des victoires ; c’est un faux bruit. On prétend que les confédérations se disloquent et se rompent de toutes parts ; il n’en est rien : elles vont chasser les Russes et balayer la Pologne. » On pourrait croire que M. de Choiseul s’était fait illusion sur la faiblesse de la confédération de Bar. Bien loin de là, il l’avait connue et signalée lui-même[18] ; mais il avait conçu un plan, il l’avait établi sur des données fausses, il s’était trompé, cruellement, trompé sur les forces respectives des Ottomans et des Russes. ; son imagination s’était trop échauffée sur la ligue du Nord ; il n’avait pas vu qu’il était inutile de soulever l’Europe contre cette ligue, parce que l’Angleterre et la Prusse n’y accéderaient jamais, ce qui suffisait pour la frapper d’impuissance ; il avait combattu avec acharnement une ombre, une chimère ; l’espoir de se rendre arbitre entre la Prusse et l’Autriche lui avait également échappé ; il n’était pas parvenu à les diviser sur les questions d’Allemagne, parce qu’elles s’étaient réunies sur celles de Pologne. Son système, si vivement mis en train, si ardemment poursuivi pendant tant d’années, s’affaissait devant lui, se fondait entre ses mains. Il le voyait disparaître avec d’autant plus de regret, qu’il y allait de son existence ministérielle. Dans cette situation, il ne songea plus qu’à s’étourdir sur les conséquences. Quelle que fût sa conviction intérieure, il imposa silence à cette voix secrète. Marcher, marcher toujours devant lui, sans regarder ni en avant, ni en arrière, ni à côté, voilà désormais toute la politique du duc de Choiseul. Lancé dans l’espace, il se sentait le besoin irrésistible de courir, fût-ce pour tomber dans un abîme. Ses projets n’étaient plus des combinaisons, mais des passions ; sa haine pour Catherine II n’était plus qu’une fureur aveugle, son sourd ressentiment contre le prince Kaunitz une plaie intime et profonde. Tout, jusqu’à son intérêt tardif pour les Polonais, prit le caractère d’une effervescence maladive. Il ne songea plus à s’informer de la vérité, il se refusa à l’évidence ; servi par sa légèreté naturelle, il Changea facilement ses craintes en sarcasmes et ses colères en mépris. Toutefois, voulant pousser sa chance jusqu’au bout, il ne renonça à aucune de ses entreprises. Il fit plus, il les exagéra, il les força, il les chargea outre mesure, comme une arme qu’on bourre, au risque de la faire éclater. Plus sa perte approchait, plus son enthousiasme devenait excessif.

Le seul moyen qui restât à M. de Choiseul pour se tirer d’une fausse position, c’était d’obtenir pour les Polonais un accommodement honorable et avantageux, sous la garantie de la France et de toutes les autres puissances, signataires du traité d’Oliva. Au lieu de cela, que fit le duc ? Il alla chercher et trouva une tête encore plus chaude que la sienne. C’était Dumouriez, plus tard célèbre général républicain, alors simple aventurier monarchique, rempli de bravoure et d’esprit. M. de Choiseul le fit venir ; il lui parla beaucoup, lui donna beaucoup d’argent, et lui commanda de courir au plus vite en Pologne pour exciter les patriotes, en leur promettant six mille ducats par mois. Il approuva la déchéance de Stanislas-Auguste, prononcée malgré l’opposition de l’évêque de Kaminiek et des magnats les plus politiques et les plus sensés parmi les confédérés. Il renvoya un émissaire secret du roi de Pologne, et imagina de remplacer Poniatowski par le duc Albert de Saxe-Teschen, mari de l’archiduchesse Marie-Christine et beau-frère de Marie-Antoinette, alors dauphine. Choiseul espérait regagner ainsi les bonnes graces de Marie-Thérèse, dont l’appui lui devenait plus nécessaire que jamais contre les intrigues du duc d’Aiguillon et de Mme Du Barry. Ce calcul fut encore déjoué. « . J’aime trop ma fille Christine, dit l’impératrice-reine, pour l’envoyer dans un tel pays. » Elle avait pourtant songé un moment à donner une de ses filles à Poniatowski lui-même ; maintenant la sollicitude maternelle servait de voile aux engagemens formels pris dans Neustadt, à l’insu de la France. Joseph et Frédéric y étaient convenus de maintenir Stanislas-Auguste sur son trône précaire et chancelant.

Au premier abord, M. de Choiseul put s’applaudir de l’envoi de Dumouriez, accompagné d’ingénieurs et d’officiers au nombre de soixante. La confédération partit se ranimer. Ce fut son moment le plus brillant. Zaremba tenait dans le duché de Posen ; Pulawski, dans la partie la plus méridionale de la grande Pologne ; Joseph Miaczynski vainqueur à Sieniawa et à Mislenice, s’était rendu maître des deux Gallicies, de la majeure partie de la petite Pologne ; et, par la prise du poste fortifié de Landskorona, il avait assuré ses communications avec la Silésie autrichienne et menaçait Cracovie. Un chef de Cosaques polonais, Sawa Kalinski, poussa même une reconnaissance jusque dans les faubourgs de Varsovie ; mais tous ces succès furent éphémères : Dumouriez avait trouvé les confédérés divisés, livrés au jeu, aux femmes, occupés de leurs plaisirs ou de leurs querelles, demandant avec ardeur les subsides de la France, mais (à d’honorables exceptions près) les appliquant à toutes les recherches, à toutes les folies d’un luxe effréné[19]. Par un contraste bizarre, les mœurs d’une société en décadence s’alliaient aux excès d’une superstition digne du moyen-âge. À Czenstochowa, lieu célèbre, moitié forteresse, moitié monastère, situé près de Cracovie, au milieu des forêts et au pied des montagnes, les confédérés jurèrent la mort de Stanislas-Auguste, en faisant bénir leurs sabres et leurs poignards par des moines, devant une madone miraculeuse : appareil qui, en d’autres temps, aurait provoqué de sauvages sympathies, mais qui, en plein XVIIIe siècle produisit un effet de surprise et de dégoût.

Dans cet intervalle, le duc de Choiseul succomba sous les efforts redoublés de ses ennemis. Sa disgrace fut un triomphe pour lui ; sa chute couvrit sa renommée. Il l’avait compromise dans les derniers temps de son ministère par de grandes fautes politiques qui avaient amené ou du moins hâté le partage de la Pologne. Plus tard, on fait dire à Louis XV : Ah ! si Choiseul était encore ici ! Ce mot est incompréhensible ; il ne peut avoir été prononcé. Le roi savait trop bien ce qui en était. L’embarras dans lequel les entreprises aventureuses de M. de Choiseul l’avaient jeté avaient contribué au renvoi de ce ministre, pour le moins autant que les intrigues de Mme Du Barry et du duc d’Aiguillon ; mais le public ne vit que ces lâches et viles manœuvres : il crut, il voulut croire au prétendu regret de Louis XV ; il voulut voir dans le ministre tombé, non la victime d’un système politique, mais celle d’une révolution de sérail. On oublia les fautes de M. de Choiseul, qui d’ailleurs étaient alors peu connues ; on ne lui tint compte que de ses vertus patriotiques. Ce fut justice, car ce ministre aimait vraiment la France ; il savait ce que pèse son nom ; il sentait vivement le bonheur, le plaisir, l’honneur insigne de la servir et de lui plaire. Ce qui honorera toujours le duc de Choiseul, c’est qu’au XVIIIe siècle il fut du petit nombre de ceux qui n’avaient pas encore perdu le sentiment et l’intelligence de ce mot divin : patrie !

V

Ainsi tout était convenu entre les cours de Vienne et de Berlin. Si le démembrement de la Pologne n’avait dépendu que de ces deux puissances, il était fait ; mais il restait encore à obtenir l’adhésion la plus importante, celle du cabinet de Pétersbourg, et le lecteur se rappelle que, pour ne pas remettre cette adhésion aux hasards et aux longueur d’une négociation ordinaire, Frédéric avait employé le prince Henri, son frère, auprès de Catherine II.

Ce voyage avait encore un autre objet, moins immédiat, mais aussi précieux pour Frédéric. Le prince Henri n’était pas seulement chargé de séduire l’esprit de l’impératrice ; il était destiné à tromper l’opinion publique. Après avoir porté pendant tout son règne le projet du partage de la Pologne, Frédéric songea à en secouer le fardeau dès qu’il fut sûr de réaliser la pensée de toute sa vie. Il feignit de ne l’avoir jamais conçue, et prit le parti d’en repousser la responsabilité. Pour accomplir ce nouveau dessein, ce fut son frère qu’il choisit. Lui-même a pris soin d’exposer ce système ; c’est sur ses propres paroles que nous pouvons le juger. Le tissu en est captieux, il serait aisé de se laisser prendre à cette trame ; mais, grace aux inadvertances et aux contradictions inséparables de l’homme, les assertions mêmes de Frédéric, quoique très calculées, peuvent mettre sur la trace de la vérité qu’il a voulu céler avec un Soin minutieux et jaloux.

Selon le récit du royal historien, l’Autriche, irritée des prétentions de la Russie en Orient, était sur le point de lui déclarer la guerre ; les intentions hostiles de la cour de Vienne n’étaient combattues que par la Prusse, et ce fut pour calmer l’irritation de Catherine II et pour prévenir une conflagration générale, que Frédéric, si enclin à la paix (comme personne ne l’ignore), avait envoyé à Pétersbourg un prince de son sang, le premier homme de son royaume après lui. Bien loin de proposer le partage de la Pologne, le prince Henri n’avait pas même prononcé le nom de la république, lorsqu’on apprit tout à coup à Pétersbourg que les Autrichiens venaient de s’emparer du district de Zips, enclavé dans la Hongrie, mais appartenant à la Pologne.

« Une démarche aussi hardie, ajoute Frédéric, étonna la cour de Russie, et ce fut ce qui achemina le plus le traité de partage qui se fit, dans la suite entre les trois puissances. La principale raison était celle d’éviter une guerre générale près d’éclore ; il fallait, outre cela, entretenir la balance des pouvoirs entre de si proches voisins, et, comme la cour de Vienne donnait suffisamment à connaître qu’elle voulait profiter des troubles présens pour s’agrandir, le roi ne pouvait se dispenser de suivre son exemple. L’impératrice de Russie, irritée de ce que d’autres troupes que les siennes osaient faire la loi en Pologne, dit au prince Henri que, si la cour de Vienne voulait démembrer la Pologne, les autres voisins de ce royaume étaient en droit d’en faire autant. Cette ouverture se fit à propos, car, après avoir tout examiné, c’était l’unique voie qui restât d’éviter de nouveaux troubles et de contenter tout le monde. La Russie pouvait s’indemniser de ce que lui avait coûté la guerre avec les Turcs, et, au lieu de la Valachie et de la Moldavie, qu’elle ne pouvait posséder qu’après avoir remporté autant de victoires sur les Autrichiens que sur les musulmans, elle n’avait qu’à choisir une province de la Pologne à sa bienséance[20]. »

À s’en tenir au récit du roi de Prusse, il ne fit que suivre l’Autriche et la Russie ; c’est Marie-Thérèse qui, la première, envahit le territoire de la république, et, sur cet exemple, ce fût Catherine qui proposa le démembrement. D’où il résulte que Frédéric est parfaitement innocent de tout ce qui s’est passé, et qu’il s’est borné à suivre docilement les deux impératrices, ses alliées ; mais il a oublié :

Que lui-même, du vivant de Guillaume Ier, avait supplié son père de s’emparer de la Prusse polonaise ;

Que le partage, arrêté entre lui et Pierre III, ne fut ajourné que par suite de la révolution de 1762 ;

Que, dans les négociations qui précédèrent l’entrevue de Neustadt, il avait renouvelé les mêmes propositions, et qu’elles furent éludées par Catherine ;

Que son projet de pacification, porté à Pétersbourg par le comte Lynar, contenait formellement un projet de partage, et qu’il en est convenu lui-même dans ses Mémoires, quoique ses premiers éditeurs aient supprimé cet aveu, loyalement rétabli depuis.

Ici, les preuves sont positives ; elles seraient suffisantes. Celles qu’on peut tirer des conférences de Neustadt n’ont pas le même caractère d’évidence : personne n’a assisté aux entretiens particuliers de l’empereur du roi et du prince de Kaunitz, peut-être aucun écho n’en aurait révélé les secrets, si le scribendi cacoëthes du métromane n’avait pas trahi la dissimulation du politique ; mais, malgré les précautions de Frédéric, et surtout à cause de ces précautions, qu’y a-t-il de plus clair que ses aveux ?

« Il y avait deux partis à prendre : ou l’arrêter (Catherine) dans le cours de ses immenses conquêtes, ou, ce qui était le plus sage, d’essayer d’en tirer parti.

« Le roi jugea qu’en y faisant intervenir la cour de Vienne et en y joignant sa médiation, on pourrait rétablir la paix entre les puissances belligérantes à des conditions acceptables des deux parts[21]. »

Tous ces mots captieux, toutes ces expressions variées avec art : médiation, conditions acceptables n’ont pas de sens, si elles ne sont pas synonymes de partage. Le partage de la Pologne pouvait seul réunir dans un intérêt commun les trois puissances divisées entre elles sur toutes les autres questions. D’ailleurs, à défaut de ces preuves si convaincantes, on serait amené à la découverte de la vérité par le désaccord qu’on trouve dans le récit des deux frères, car nous avons aussi la leçon du prince Henri. Nous la devons à un témoignage irrécusable, celui du comte de Ségur, qui l’a consignée dans ses Mémoires. M. de Ségur s’entretenait avec le prince prussien du partage, en l’attribuant selon la version généralement accréditée, à Catherine II.

« Ah ! pour le partage de la Pologne, répliqua le prince, l’impératrice n’en a pas l’honneur, car je puis dire qu’il est mon ouvrage. J’avais été faire un voyage à Pétersbourg ; à mon retour, je dis au roi mon frère : « Ne seriez-vous pas bien étonné et bien content si je vous faisais tout à coup possesseur d’une grande partie de la Pologne ? — « Surpris, oui, répondit mon frère, mais content, point du tout, car il me faudrait, pour faire cette conquête et pour la garder, soutenir encore une guerre terrible contre la Russie, contre l’Autriche et peut-être contre la France. J’ai risqué une fois cette grande lutte qui a failli me perdre. Tenons-nous-en là : nous avons assez de gloire ; nous sommes vieux, et il nous faut du repos. » Alors, pour dissiper ses craintes, je lui racontai que, m’entretenant un jour avec Catherine II, comme elle me parlait de l’esprit turbulent des Polonais, de leur anarchie, de leurs factions, qui, tôt ou tard, feraient de leur pays un théâtre de guerre, où les puissances qui les entourent seraient inévitablement entraînées, je conçus et lui présentai l’idée d’un partage auquel l’Autriche devrait naturellement consentir sans peine, puisqu’il l’agrandirait.

« Ce projet frappa vivement l’impératrice. « C’est un trait de lumière, dit-elle, et si le roi votre frère adopte ce projet, étant d’accord tous deux, nous n’avons rien à craindre, ou nous saurons sans peine la forcer à le souffrir. » Ainsi, ajoutai-je, sire, vous voyez qu’un tel agrandissement ne dépend plus que de votre volonté. Mon frère m’embrassa, me remercia, entra promptement en négociation avec Catherine et la cour de Vienne. L’empereur hésita, sonda les dispositions de la France ; mais, voyant que la faiblesse du cabinet de Louis XV ne lui laissait aucun espoir de secours, il céda et prit doucement son lot. Ainsi, sans guerroyer, sans perdre de sang ni d’argent, grace à moi, la Prusse s’agrandit, et la Pologne fut partagée[22]. »

Certes, il n’y a rien de moins croyable que le trait de lumière de Catherine et l’étonnement de Frédéric en recevant pour la première fois, comme quelque chose d’inattendu, un idée qui germait déjà dans la tête de Métra, de l’abbé Trente mille hommes, de tous les nouvellistes en plein vent de l’arbre de Cracovie, et qui traînait depuis un siècle au moins au dépôt des affaires étrangères. La contradiction saute aux yeux. Frédéric attribue la proposition à Catherine, le prince Henri à lui-même. Comment les deux frères pouvaient-ils avoir deux opinions différentes sur un pareil fait ? D’ailleurs, le faux et l’arrangement percent dans le récit du prince. Que dire de ce dialogue : Ne seriez-vous pas bien étonné, etc. ? Où est le naturel, où est la vraisemblance ? Le roi se garda bien d’envier à son frère l’initiative qu’il réclamait. Il voulut même le récompenser par une statue ; mais, au grand regret de Frédéric Henri aima mieux recevoir sa gloire en argent. Point de doute, l’auteur de ce projet est connu : c’est Frédéric. La première proposition et l’accord entre l’Autriche et la Prusse doivent être fixés, non pas à Neiss, mais à Neustadt. Il est donc absurde d’en faire un coup de théâtre entre le prince Henri et l’impératrice Catherine. Voici la vérité sur leur entrevue. Frédéric l’avait préparée en l’attribuant au hasard ; Henri avait pris la route du Nord, sous prétexte de faire une visite à sa sœur Ubrique, reine de Suède. Le hasard l’avait ensuite conduit jusqu’à Pétersbourg ; l’entrevue avait été pompeuse, mais froide. Le prince négociateur emporta à Berlin le consentement éventuel de Catherine II ; mais aucun détail n’avait été débattu, aucune base arrêtée entre eux. L impératrice n’avait encore admis le partage qu’en principe. La Pologne n’était pas entièrement sacrifiée, elle tenait encore à un fil, dont un bout était en Russie, et l’autre en France.

Le duc d’Aiguillon, comme le duc de Choiseul, avait, pressenti le partage, il ne se faisait aucune illusion sur la conduite si double de la cour de Vienne ; mais comme avant tout il voulait plaire aux cabinets étrangers, que ce système de complaisance lui semblait la base la plus solide de son crédit, il chercha, dès le premier jour de son arrivée au pouvoir, ce qu’on appelle aujourd’hui un éditeur responsable, qu’il lui fût facile d’accuser de négligence et d’impéritie, et sur lequel il pût se décharger du blâme d’un événement qu’il prévoyait sans songer à l’empêcher, et, soyons juste, sans pouvoir l’empêcher. M. d’Aiguillon s’efforça donc de trouver un homme d’un rang assez élevé pour représenter une dignité, d’un esprit assez cultivé pour ne pas paraître trop au-dessous de sa place, mais dissipé, étranger à la politique par son état et par son âge, et qui, énervé par les petites convenances du grand monde, se laissât accuser plutôt que de se défendre. Le ministre voulait surtout que cet apprenti diplomate fût très dérangé dans ses affaires, afin que, si par extraordinaire, il avait la velléité de parler, on pût le faire taire avec des abbayes, des pensions, enfin avec ce qu’on appelait alors les bienfaits du roi. Il crut rencontrer toutes ces qualités dans le prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, très grand seigneur, d’une naissance presque souveraine, jeune et sans expérience, doué d’une vanité qui devait tomber dans tous les panneaux, et, ce qui était encore plus précieux, criblé de dettes. Aussi M. d’Aiguillon ne prit-il pas un instant de repos que M. de Rohan n’eût accepté l’ambassade de Vienne. M. de Breteuil l’avait obtenue de M. de Choiseul ; il n’eut que l’ambassade de Naples, ce qu’il ne pardonna jamais à son rival, rancune déplorable qui éclata malheureusement après dans l’affaire du collier, premier degré de l’échafaud où les monstres qui vingt ans plus tard déchiraient la France ont osé faire monter une reine.

Mais cet horrible avenir se dérobait dans un obscur et mystérieux lointain ; la victime déjà parée était encore dans tout l’éclat de la puissance et de la beauté, et c’est à la cour de sa royale mère que se rendait l’ambassadeur avec un train d’une magnificence qui ne devait pas mettre un terme à de fâcheux embarras d’argent Il prit au contraire le soin de les aggraver, et de justifier ainsi le choix du duc d’Aiguillon. Toutefois il trompa l’attente de son ministre par une perspicacité dont on ne saurait faire honneur au futur cardinal de Rohan, mais qui prouve qu’à cette époque du moins, le nouveau diplomate avait bien placé sa confiance. Après deux mois de séjour à Vienne, il démêla les artifices de cette cour, et au lieu de tenir le ministère français dans une ignorance stupide, ainsi que M. d’Aiguillon est parvenu à le faire croire depuis, il l’avertit de tout ce qui se préparait à Berlin, à Vienne et à Pétersbourg.

Au moment de livrer la Pologne au roi de Prusse et de s’indemniser par une partie des dépouilles de la république, Catherine II songea à sauver son intégralité : non qu’elle eût pitié de son malheur, elle en était assurément peu préoccupée, et les insultes dont les manifestes des confédérés avaient été remplis contre sa personne et contre son empire la disposaient à la bienveillance ; mais la reprise d’Azof, jadis possédée et perdue par Pierre-le-Grand, la réparation des désastres du Pruth, un établissement sur la mer Noire, flattaient son orgueil et servaient ses intérêts beaucoup plus puissamment qu’un lambeau de république à disputer entre trois monarchies co-partageantes. Elle savait d’ailleurs que Marie-Thérèse éprouvait une répugnance réelle pour le démembrement de la Pologne, que le prince de Kaunitz était revenu de Neustadt plus humilié que satisfait, qu’en France une administration nouvelle ne pouvait avoir épousé les passions du ministre renversé, et que par conséquent il serait possible de s’entendre avec M. d’Aiguillon, précisément parce qu’on ne s’était pas entendu avec M. de Choiseul. Dans cette situation, Catherine, sans sa compromettre par une démarche formelle, se tourna indirectement vers la cour de Vienne et lui fit comprendre qu’elle ne serait pas éloignée d’admettre sous ses auspices l’adjonction de la France à la médiation touchant les affaires de la Pologne. C’était opposer un contre-poids aux projets de Frédéric sur le partage. M. de Kaunitz ne laissa pas ignorer cette ouverture à M. d’Aiguillon ; mais le duc, qui avait fondé ce qu’il croyait son système sur l’union avec la Prusse, trahit Kaunitz pour Frédéric, qui se hâta de divulguer à Vienne les confidences du ministre français. Dès ce moment, tout fut perdu, et il ne resta plus aux trois puissances que de se concerter aux dépens de la Pologne[23].

L’état intérieur de ce pays secondait plus que jamais les desseins de ses ennemis ; la situation des Polonais dans les cours étrangères n’était plus favorable : M. d’Aiguillon n’avait rien changé en apparence aux dispositions de son prédécesseur à l’égard des confédérés, reconnus comme une autorité constituée, le trône de Pologne étant censé vacant. Un envoyé accrédité par eux, le comte Wielhorski, résidait à Versailles et traitait directement avec le ministre, qui leur avait promis l’envoi d’officiers expérimentés et la continuation d’un subside. M. de Viomesnil partit pour la Pologne, accompagné de M. de Choisy et d’autres militaires distingués ; mais les affaires de la confédération étaient entièrement perdues. La discorde s’était mise entre Casimir Pulawski, vaillant condottiere, mais violent, indiscipliné, intraitable, et le colonel Dumouriez, dont la hauteur méprisante avait révolté les Polonais. Cette mésintelligence amena ses conséquences naturelles. Dans un combat décisif et sanglant livré sous les murs du château de Lanskorona, les confédérés désunis furent défaits par les Russes, et Dumouriez, qui avait bravement combattu dans leurs rangs, désespérant du salut de la république, emporta la correspondance du gouvernement français. Viomesnil arriva trop tard.

Un incident nouveau acheva d’ôter aux confédérés de Bar le crédit moral qui aurait pu survivre à leurs défaites. La nuit du 3 septembre 1771, trois d’entre eux, à la tête d’une escouade de trente-sept hommes, qui étaient entrés à Varsovie sous un déguisement, enlevèrent Poniatowski dans son carrosse, tuèrent quelques-uns de ses heiduques à coups de pistolet, et le mirent lui-même à cheval, de force et sous peine de la vie, pour le conduire à Czenstochowa, dans ce même monastère où sa mort avait été jurée devant une image de la madone Stanislas allait payer de son sang cette couronne tant désirée : son étoile le servit encore cette fois. Les conjurés s’égarèrent avec lui dans une forêt. Craignant les patrouilles russes qui stationnaient dans le voisinage, ils se dispersèrent ; on perdit du temps : Stanislas resta seul avec Kosinski, l’un des principaux de la troupe. Le roi avait une éloquence naturelle et le don des larmes ; il parvint à fléchir son ennemi, qui le cacha, dans un moulin, d’où il put revenir à Varsovie. Il avait été légèrement blessé, mais on contesta sa blessure, comme celle du roi de Portugal, peu d’années auparavant, dans la fameuse affaire des jésuites. La conjuration, la blessure surtout, furent vraies ou simulées, au gré des opinions. Cependant en général on crut l’aventure authentique : ce fut le coup de grace pour les conférés. Le dégoût, l’indifférence, remplacèrent le peu d’intérêt qui s’était attaché à eux en Europe ; car, il faut l’avouer, la Pologne n’y était pas populaire alors, et elle ne fut pas consolée dans son malheur par de bien vives sympathies.

Frédéric se hâta de profiter de l’attentat dont Poniatowski avait failli périr victime. Jusque-là, il l’avait traité en parvenu qui s’oubliait. Maintenant c’était un grand monarque dont la cause était celle de tous les rois ; il n’y avait pas de tête couronnée qui n’en fût solidaire, et, avant tout autre soin, il fallait songer à punir les régicides. Frédéric s’occupa aussitôt de ce devoir en étendant au-delà de la frontière prussienne le cordon sanitaire qu’il y avait établi contre la peste. Chaque jour, chaque semaine, il le reportait un peu plus loin, toujours dans l’intérêt de la sûreté publique. Il le fit avancer jusqu’à Plock, établit ses magasins en grande Pologne, à Posen, à Marienwerder, à Elbing ; puis ses troupes poussèrent leurs excursions jusqu’à Kalisch et Guiesne, rançonnant les habitans sur leur passage, payant en fausse monnaie les vivres et les fourrages extorqués, enlevant les plus belles filles, qu’on envoyait en Brandebourg pour les marier à des Prussiens avec un bon pécule, traitant enfin la Pologne en pays conquis, et faisant désirer sa domination, qui seule pouvait mettre fin à son invasion Le principal objet du roi de Prusse était toujours Dantzick ; mais, à l’instigation secrète de la France et de la Russie, qui, chacune de son côté et sans aucune entente réciproque, lui avaient donné le même conseil, cette ville s’était adressée à l’Angleterre. Le cabinet de Windsor s’opposa à la prise de possession de Dantzick par le roi de Prusse. Frédéric s’en vengea en dévastant le territoire de cette ville libre et en s’efforçant de transporter le commerce du Nord à Kœnigsberg. Il ne se contentait pas de pressurer les Polonais : il faisait encore un poème contre eux et les persiflait en vers détestables.

Une dernière tentative de résistance fut faite par un des plus grands seigneurs de la Pologne, le comte Oginski. Elle échoua. Au moment où Oginski fuyait devant les Russes, le vieux Braniçki expirait dans le palais de Bialistock, emportant dans la tombe la vieille Pologne tout entière ; avec ses lois, ses coutumes, son anarchie et sa grandeur. Le château de Cracovie, dernier boulevard de la confédération, tenait encore, défendu par le brave Choisy à la tête de quelques officiers français. Après une vigoureuse résistance, ils se rendirent aux généraux russes, qui les traitèrent en prisonniers de guerre. Le duc d’Aiguillon n’osa les réclamer. Voltaire et surtout d’Alembert furent plus hardis. Ils s’adressèrent directement à l’impératrice[24] ; parlant au nom de l’humanité et de la philosophie, ils lui redemandèrent les prisonniers Leur requête ne fut pas écoutée ; mais dans cette circonstance la France littéraire, tant accusée alors de manquer de patriotisme, donna à la France officielle une leçon d’esprit national.

Cependant l’Autriche commençait à jeter le masque. Jusqu’alors, elle s’était soigneusement séparée de ses secrets alliés ; elle se présentait aux Polonais comme une libératrice, comme une amie, et, soit imbécillité, soit complaisance, le ministère d’Aiguillon l’avait fraternellement secondée dans ce manége. Tous nos agens en Pologne avaient reçu l’ordre de célébrer sur tous les tons l’innocence du cabinet de Vienne. M. de Kaunitz s’en montra médiocrement reconnaissant. Il ne payait pas le compérage par la confiance. Plus la grande affaire approchait de son dénoûment, plus le chancelier devenait énigmatique et impénétrable. À l’exemple des oracles vainement consultés, il s’enveloppait d’ombres et de mystères ; son langage variait, du jour au lendemain quelquefois il semblait rejeter l’idée d’un démembrement comme impossible ; dans d’autres momens, il le faisait pressentir comme inévitable. Le plus souvent, il gardait un profond silence, et ne répondait à M. de Rohan que par monosyllabes, quoiqu’il le traitât avec une distinction recherchée, moins de ministre à ambassadeur que de prince à prince. Il finit par lui montrer une extrême réserve. Rohan, éclairé par le dépit, conclut de ces réticences qu’il se tramait à son insu quelque chose de grave. Malgré les dénégations intéressées de M. Durand, placé auprès de lui, en qualité de surveillant, sous le titre de ministre plénipotentiaire, il soupçonna le complot, et finit par le deviner tout-à-fait, lorsqu’un jour M. de Kaunitz, venant à lui d’un air riant qui lui était peu habituel depuis quelque temps, s’écria comme un homme qui secoue un lourd fardeau : « Je suis las de griffonner, mais enfin je vais être bientôt à moi-même. » Alors Rohan avertit d’Aiguillon de ce qui se passait, et, à la suite d’une longue dépêche, écrivit un post-scriptum en ces termes : « La tranquillité avec laquelle la cour de Vienne a vu les démarches du roi de Prusse, cette union des Prussiens avec les Russes pour décider du sort de la Pologne, me portent à croire qu’il y a, comme je l’avais déjà prévu, un accord secret fait entre les cours de Vienne, de Pétersbourg et de Berlin pour un démembrement et pour s’attribuer le territoire qui sera le plus à leur convenance[25]. »

Des renseignemens si clairs irritaient d’Aiguillon : il avait bleu accordé lui-même à la force de la vérité quelques vagues aveux de crainte pour l’avenir, il avait même poussé la hardiesse jusqu’à dire que « le silence de la cour de Vienne n’était pas naturel, et que les affaires de Pologne attiraient l’attention du roi ; » mais, n’ayant pas trouvé dans M. de Rohan l’aveugle instrument sur lequel il comptait rejeter tous les torts, le ministre résolut de le perdre en le rendant odieux à la reine, qui le crut engagé avec Mme Du Barry dans une correspondance injurieuse pour l’impératrice Marie-Thérèse. La cour de Vienne, instruite également par ses espions de la clairvoyance de Rohan, le haït pour l’avoir pénétrée. Poursuivi par elle, il tomba victime d’une conduite patriotique, en cela d’autant plus à plaindre que la postérité elle-même, trompée par ses ennemis, lui a voué dès-lors un mépris qu’il n’a mérité que plus tard.

Les réponses de M. d’Aiguillon respiraient le dépit et trahissaient la maladresse. Tantôt il croyait aux projets de démembrement, tantôt il ne pouvait y croire. Voici ce qu’il écrivit à onze jours de distance :

« Nous ne prétendons pas ajouter foi aux bruits qui se répandent, ni même aux avis qui nous reviennent sur le concert établi entre les cours de Vienne et de Berlin. Nous sommes bien plus éloigné encore de croire que ce concert soit fondé sur la destruction de l’indépendance de la Pologne et sur des démembremens du territoire de la république en faveur des différentes puissances qui participent à la négociation, et dans lesquels la monarchie autrichienne aurait son lot comme le roi de Prusse ; cet arrangement paraît bien contraire à tous les principes que les deux cours semblaient s’être faits sur cette matière[26].

« Les discours de l’impératrice qui vous ont été rapportés paraissent peindre au naturel la situation de cette princesse, et l’agitation qui a régné depuis quelque temps dans les conseils de la cour de Vienne ; le résultat de ces discours et des autres particularités que vous nous mandez est entièrement conforme à toutes les notions qui nous viennent d’ailleurs, et il n’est presque plus permis de douter que le concert entre les trois cours ne soit bientôt consommé. On ne peut que suspendre son jugement sur les conditions[27]. »

Kaunitz joua un rôle double jusqu’à la fin ; quelques jours même avant la déclaration du traité de partage, il le nia avec audace, et ce fut seulement au mois d’avril que, sans s’expliquer positivement, il laissa transpirer son secret. Livré aux plus violens soupçons, mais averti par ses conjectures, sans être arrivé jusqu’à la certitude, le prince de Rohan se proposa d’arracher à Kaunitz des aveux positifs. L’entreprise était difficile ; il essaya cependant, et demanda au ministre autrichien s’il était vrai que le partage de la Pologne fût enfin décidé. À cet exorde inattendu, M. de Kaunitz éprouva un embarras extrême ; tous deux gardèrent le silence ; puis, quelques minutes ayant été données à une hésitation réelle et à une méditation étudiée, le chancelier reprit son visage imperturbable, sa mine hautaine, et dit au jeune prélat qu’il ne pouvait répondre à sa question, qu’il y avait entre alliés des éclaircissemens qui ne devaient point se demander, parce qu’ils tenaient à des secrets d’état dont on ne devait compte à personne. Enfin, il ajouta d’un air ironique :

« Lorsque la France s’est emparée de la Corse et du Comtat, lorsque le roi de Naples est entré dans Bénévent, la maison d’Autriche n’a marqué ni curiosité ni inquiétude.

« M. DE ROHAN. – Veuillez considérer, prince, la disparité des circonstances. La maison d’Autriche n’avait aucun intérêt direct dans les actes que vous me faites l’honneur de me rappeler. Que lui importaient l’occupation d’un rocher stérile, d’insignifiantes représailles contre le pape ? Mais ici il s’agit de la Pologne !… Par les secours pécuniaires que le roi a donnés aux Polonais, avec l’approbation de la cour impériale, ou du moins sans aucune objection de sa part, il a peut-être quelque droit de s’informer des décisions dont la Pologne est actuellement l’objet ; mais un motif plus noble le guide : ces secours n’ont été que l’expression d’un intérêt généreux. Des Français ont secouru la Pologne, quel sera leur sort ? Quel sera celui des confédérés ?

« M. DE KAUNITZ. – Il m’est impossible de le prévoir. Cela dépend beaucoup d’événemens qu’on ne saurait encore calculer. Mon prince, votre mémoire vous trompe ; je n’ai jamais approuvé la confédération ; je n’en ai jamais fait le moindre cas ; jamais elle n’a eu ni consistance, ni ressources ; je n’ai jamais espéré qu’elle pût produire le moindre effet : c’est sur ce ton que j’en ai toujours parlé à M. Durand. Pour ce qui regarde la Pologne, ainsi que le roi de Prusse et l’impératrice de Russie, nous sommes décidés à ne point souffrir que nos voisins s’y procurent aucun agrandissement qui puisse altérer l’équilibre ou diminuer l’égalité de la balance politique du Nord. C’est en conséquence de principe, dont nous ne nous départirons jamais, que nous sommes résolus à faire entrer incessamment une armée en Pologne, assez considérable pour imposer aux forces combinées qui s’y trouvent réunies, et pour pouvoir, en cas de nécessité, mettre obstacle à des projets d’invasion. D’ailleurs, avant ce temps et très incessamment, il y aura un congrès ; les Turcs probablement ne feront pas beaucoup de difficultés sur le lieu ; la Russie n’y mettra pas d’entêtement Ainsi, ce premier obstacle sera bientôt levé ; mais il y en a un autre qui offre de grandes difficultés, c’est l’indépendance de la Crimée. Catherine II l’exige absolument, et paraît d’autant moins vouloir s’en détacher, qu’elle fait, par pure générosité et par amour pour la paix, le sacrifice de la Valachie et de la Moldavie, que sa position actuelle la mettait à portée de conserver à titre de conquête.

« M. DE ROHAN. — Prince, dans un tel arrangement, n’y aurait-il pas quelque inconvénient, non-seulement pour l’indépendance ottomane, mais encore pour les frontières d’Autriche ?

« M. DE KAUNITZ. — Que faire ? il y a des occasions où il vaut mieux laisser un torrent écouler que de lui opposer une digue ; la stupidité, la faiblesse des Turcs ont trompé nos espérances ; nous n’en pouvons plus rien attendre.

« M. DE ROHAN. — Ainsi les Turcs sont forcés d’accéder aux conditions que leur impose la Russie ?

« M. DE KAUNITZ. — Je le crois. (Puis, changeant d’objet :) L’incertitude des négociations qui vont être promptement entamées empêche de prévoir ce que les puissances exigeront pour les confédérés. Mais ne parlons plus de ce mauvais ramassis, je ne puis rien pour eux ; je ne puis que les plaindre. »

L’ambassadeur insista ; le chancelier ne lui répondit que par le silence le plus obstiné. Rohan le comprit ; il sentit que tout était perdu. Aussi reprit-il plus que jamais l’air de la confiance. « Puisqu’il en est ainsi, dit-il au vieux ministre ; vous êtes plus instruit que vous ne voulez le paraître. Je vois qu’il n’y a plus à compter sur la confédération. » Et comme il s’apercevait que sa feinte résignation plaisait M. de Kaunitz, il ajouta : « Ne pensez-vous pas, mon prince, que nous ferions bien d’engager la généralité à faire son accord particulier ?… » À ces mots, Kaunitz devint radieux. « Assurément, dit-il avec une vivacité qui lui était peu naturelle, c’est ce qu’il y a de mieux à faire ; les confédéré n’ont plus que deux moyens à prendre : révoquer l’acte d’interrègne, recourir au roi de Pologne qui se chargerait de négocier leur paix, ou, ce qui serait mieux, remettre leurs places fortes entre les mains des Russes. » M. de Rohan n’avait plus rien à apprendre ; il prit congé de M. de Kaunitz et se retira pour écrire au duc d’Aiguillon cette conversation rapportée ici textuellement[28].

Cependant la nouvelle devenait publique. À Vienne, on s’en expliquait tout haut à la cour et dans le monde. L’impératrice-reine en parla à quelques dames de son intimité, et le prince de Kaunitz ne se donnait plus la peine de cacher le projet de démembrement au prince de Rohan ; mais, soit impossibilité de se plier à la franchise, soit désir de satisfaire la Russie, en dissimulant à l’ambassadeur de France ce qui était connu à Vienne de tout le corps diplomatique, M. de Kaunitz ne voulait entrer dans aucun détail avec M. de Rohan sur les conditions du partage, alléguant que le secret lui avait été demandé sous le sceau de sa parole d’honneur. À la fin, par grace, M. le prince de Kaunitz voulut bien dire à M. de Rohan « J’expédie un courrier à Versailles pour vous donner connaissance de tout ce qu’il est possible de vous communiquer dans le moment présent. »

Le courrier arriva et consterna d’Aiguillon sans le surprendre. Le ministre n’avait plus qu’une ressource ; il l’avait préparée depuis long-temps et la saisit avec avidité : il rejeta tout sur l’ambassadeur. Après avoir publiquement flétri à la cour et dans le monde l’imprévoyance supposée du prince de Rohan, le duc lui écrivit en ces termes :

« Vous avez jugé d’avance, monsieur, de la surprise que causerait au roi l’avis de la révolution survenue dans les vues et les déterminations de la cour de Vienne relativement au démembrement de la Pologne et à la réunion éventuelle de cette cour avec la Russie pour s’opposer aux projets ambitieux du roi de Prusse. Vos relations précédentes et les avis qui étaient parvenus d’ailleurs n’avaient point préparé à un changement aussi subit, qui ne paraît guère être dans le caractère ni dans les principes du cabinet de Vienne. »

Après un pareil démenti, M. de Rohan n’avait plus qu’une réponse à donner : sa démission. Malheureusement pour lui, son cœur était plus bouffi que haut. Il adressa quelques plaintes à un ministre qu’il ne devait traiter qu’avec le plus profond et le plus juste mépris, il essaya quelques récriminations auprès du prince de Kaunitz ; mais celui-ci, n’ayant plus rien à cacher, ne jugeant plus le duc d’Aiguillon digne de ses artifices et de ses réticences calculées, changea de rôle, substitua l’arrogance à la réserve, la prolixité au laconisme, cessa de se défendre pour attaquer à son tour, et d’accusé secret se fit accusateur public.

« La France, dit-il au prince de Rohan, la France a été la cause première de ces événemens. Peut-être sommes-nous plus affligés qu’elle, mais c’est elle qui l’a voulu. Pourquoi, sur notre invitation, dans l’origine, n’a-t-elle pas parlé avec fermeté au roi de Prusse ? Pourquoi, malgré nos conseils, M. de Choiseul a-t-il constamment poussé les Turcs à la guerre ?… Voilà la source unique des maux actuels. La faiblesse des Ottomans devait être écrasée par la Russie, et c’est vous qui les avez armés. Qu’avions-nous à faire ? Une guerre contre les forces réunies de la Russie et de la Prusse ? Ce dessein raisonnable et glorieux avec des secours était impraticable, insensé, sans appui. Pouvions-nous compter sur le vôtre ? Nous auriez-vous soutenus dans cette crise, qui pouvait décider de l’existence de la maison d’Autriche ? Ce parti écarté, il n’y en avait que deux autres à prendre : voir avec une indifférence stoïque l’agrandissement de la puissance russe et prussienne, ou se concerter avec Frédéric et Catherine pour conserver du moins l’équilibre européen par l’accession de l’Autriche à un partage qu’elle déplorait sans doute, mais qu’il lui était impossible de prévenir. Le premier parti était aussi humiliant qu’onéreux. Après les efforts que leurs majestés impériales ont tentés pour imposer à leurs voisins, après les sommes immenses qu’elles ont sacrifiées à l’espoir de contenir une ambition rivale, elles s’exposaient par l’inaction à une ruine financière complète et au mépris, ruine morale, la plus irréparable de toutes. Il ne restait donc plus que la détermination à laquelle ma cour s’est arrêtée, quoiqu’avec les plus grands regrets et la plus extrême répugnance. Contrainte par la force des événemens, sans être animée par aucune passion personnelle, elle se contente de s’assurer des acquisitions proportionnées à celles que fera la cour de Berlin : La balance européenne exige ce dédommagement. Seul il peut maintenir la puissance autrichienne dans sa situation naturelle. En conséquence, leurs majestés impériales feront suivre pas à pas les démarches du roi de Prusse, et feront marcher de front avec les envahissemens de ce prince leurs justes et antiques prétentions sur différens districts de la Pologne. »

Ensuite M de Kaunitz revint sur ses griefs contre la France, mais avec un ton plus doux et même avec une nuance d’affection et de bonhomie. « Hélas ! mon cher prince, dit-il à M. de Rohan, ceux qui m’aiment doivent me plaindre ! »

M. de Kaunitz ne pouvait tromper M. d’Aiguillon. Comme après tout le duc ne manquait pas d’esprit, il sentit parfaitement ce qu’il avait de faux dans les raisonnemens du chancelier de cour et d’état, il les réfuta même avec raison et clarté dans une lettre à M. de Rohan ; en même temps, il lui défendit d’en faire usage, et lui interdit non-seulement le reproche, mais la plainte. Dans une situation tellement humiliante qu’elle excusait le langage le plus véhément, il ne parut occupé que du soin de ménager le cabinet de Vienne. La nouvelle définitive du partage sembla ne lui suggérer qu’une seule idée, celle de ne point laisser échapper devant M. de Kaunitz le moindre signe de mécontentement et d’humeur. Il croyait devoir lui demander grace pour la France, dont le ministre autrichien avait pris la peine de se jouer.

L’abandon des Polonais fut résolu ; d’Aiguillon leur fit déclarer « que le roi ne pouvait plus se mêler de leurs affaires, que sa majesté ne voulait plus ni suggérer ni autoriser leurs déterminations futures, et que désormais ils n’avaient à prendre conseil que d’eux-mêmes. » Après tant de promesses, ce langage était dur. Rohan, chargé de le transmettre, en adoucit l’expression par la délicatesse de ses procédés. Deux députés de la confédération résidaient depuis quelque temps à Vienne. Le prince de Rohan les avait introduits auprès du prince de Kaunitz, qui les avait reçus avec une indifférence polie. Cet accueil bien médiocre les avait pourtant remplis d’espérances et d’illusions ; fermant les yeux à l’évidence, ils comptèrent sur les secours réunis de l’Autriche et de la France pour détrôner Stanislas-Auguste. Quant au partage, ils ne s’arrêtèrent pas un seul instant à cette idée, qui leur semblait folle, chimérique, impossible, et lorsqu’avec des égards nobles et touchans l’ambassadeur de France leur en eut appris l’accomplissement définitif, ils refusèrent absolument d’y ajouter foi. À Paris, l’aveuglement des réfugiés avait eu un caractère encore plus marqué. La veille du partage, Jean-Jacques Rousseau, consulté par le comte Wielhorski sur une constitution future de la Pologne, lui avait remis cet étrange écrit, qui causerait à quiconque le relit aujourd’hui une surprise extrême ou plutôt une véritable stupéfaction, si on ne savait par expérience tout ce qu’on peut faire lire et entendre à des contemporains. Rousseau conseillait aux Polonais d’entretenir leur antique anarchie, d’exercer une surveillance jalouse sur le pouvoir, royal, d’éviter soigneusement que la couronne devint jamais héréditaire, et enfin il leur proposait pour souverain remède des fêtes publiques dans le goût de celles qu’on a vues en France il y a soixante ans, et que nous avons revues nous-mêmes, avec l’enthousiasme que chacun sait. L’homme de la nature leur indiqua encore un autre moyen, c’était de faire monter le roi de Pologne sur l’échafaud[29].

À la nouvelle du partage, la Pologne jeta un cri de surprise et de douleur, mais elle ne protesta point par les armes. Quant à Stanislas-Auguste, dans sa monomanie de royauté, il se résigna à tout. « Je resterai, dit-il, dût mon royaume ne pas être plus grand que mon chapeau. » Les imprécations des Polonais s’adressaient surtout à la cour de Vienne. Les Russes et les Prussiens étaient des ennemis, connus pour tels ; mais Vienne leur avait promis son appui, Vienne, disaient-ils, les avait trahis : ils comptaient sur cette Autriche dont ils avaient jadis brisé les fers, et voilà comme elle les traite ! On se récriait aussi très amèrement sur la France ; cependant on la plaignait plus encore qu’on ne l’accusait. Elle était couverte par le nom de Choiseul, et les malédictions n’avaient que son successeur pour objet. On n’ignorait pas non plus que la Pologne avait été constamment défendue auprès de Louis XV par son conseil secret, auquel ce dénoûment donnait en effet gain de cause. Les avis généreux ne coûtent rien aux agens irresponsables ; il leur est facile de jouer le beau rôle. Ici l’occasion était trop bonne pour la laisser échapper.

On a toujours éprouvé quelque difficulté à concilier la conduite de Marie-Thérèse avec son caractère. Elle-même sembla partager l’étonnement de l’univers, car son attitude fut celle d’une humiliation douloureuse. Elle versa des larmes sur le sort de la Pologne. Inquiète de l’opinion de ses amis, elle força le prince de Saxe-Hildurghausen à rompre un silence qu’il s’était promis de substituer désormais à des conseils mal écoutés. Le prince la supplia de ne pas l’exposer à lui manquer de respect par une appréciation équitable des derniers événemens ; mais enfin il se rendit aux instances de l’impératrice-reine, et profita d’une position indépendante pour ne point ménager les termes. « Oui, lui répondit cette princesse après l’avoir bien écouté j’ai été séduite, entraînée ; ma situation est cruelle, le chagrin me tue : ma seule consolation est dans la droiture de mes vues, dans la constance de mes efforts pour empêcher un résultat auquel j’ai été obligée de prendre part[30]. » Elle ne tint pas un autre langage à M. de Rohan. On l’a taxée généralement d’hypocrisie. Cette appréciation est trop sévère. Une scène courte, mais caractéristique, racontée par hasard dans une lettre officielle, jette une vive lumière sur Marie-Thérèse, caractère complexe, mélange de dignité, de vertu et d’artifice. « J’ai sept petits-enfans, dit-elle un jour au comte de Barck, ministre de Suède ; Marie-Thérèse est heureuse, l’impératrice-reine ne l’est pas ; j’ai de cruels chagrins, comte de Barck ; vous ne pouvez les ignorer ; ils sont d’une nature très sensible et portent sur un sujet trop délicat… » (Elle parlait de l’empereur Joseph.) Puis elle dit avec le ton animé, la parole brève et pressée d’une personne qui ne peut contenir son ame : « Comte de Barck, l’affaire de Pologne me désespère… C’est une tache à mon règne !… — Les particuliers, reprit le ministre étranger, n’ont point à prononcer en ces matières ; les souverains ne doivent de compte qu’à Dieu. » L’impératrice était assise, elle se leva précipitamment, leva la main au ciel et s’écria : « C’est aussi celui-là que je crains… » C’était une situation violente pour un diplomate. Le Suédois se serait passé de cette confession. Interdit, embarrassé, il exprima en balbutiant le vœu modeste de voir ces débats terminés. « Oui, reprit tranquillement l’impératrice, tout-à-fait remise de son trouble, cela finira, je crois, avec l’uti possidetis[31]. »

Marie-Thérèse est là tout entière. Le premier mouvement est d’une ame pieuse, morale, sensible, capable d’un remords ; le second appartient tout entier au génie tenace de sa maison. Catherine II se trouvait dans une situation bien différente. Des larmes, des regrets, n’étaient ni dans son caractère, ni dans son rôle. Maîtresse de la Pologne par l’exercice d’une influence exclusive, elle n’en avait pas désiré le partage ; mais dés que ce partage était devenu une nécessité pour elle, dés qu’il y eut à choisir entre l’intégralité de la république et la perspective d’une guerre à soutenir seule contre les deux grandes puissances allemandes, elle en prit son parti ; il ne lui échappa ni récrimination, ni regrets, et elle accepta la responsabilité de l’action qu’elle avait enfin consentie.

Frédéric agit moins simplement. Le traité signé, il ne songea plus qu’à en répudier le blâme. Voltaire, avec cette adulation étourdie et empressée qui lui était trop naturelle, s’était hâté de lui écrire : « On prétend que c’est vous, sire, qui avez imaginé le partage de la Pologne et je le crois, parce qu’il y a là du génie et que le traité s’est fait à Potsdam » Frédéric réprima aussitôt cet excès de zèle par une réponse froide et sèche. « Je ne connais point, répondit-il à Voltaire, de traités signés à Potsdam ou à Berlin ; je sais qu’il s’en est fait à Pétersbourg. Ainsi le public, trompé par les gazetiers, fait souvent honneur aux personnes des choses auxquelles n’ont pas eu la moindre part. » Pas la moindre part ! L’ironie était un peu forte et montrait encore moins de mépris pour les gazetiers que pour leurs lecteurs. C’est ce que dut penser Voltaire, mais il garda un silence prudent. Il se contenta d’en montrer un peu d’humeur in petto avec d’Alembert. « Le roi de Prusse jouira bientôt de sa Prusse polonaise ; en digérera-t-il mieux ? en dormira-t-il mieux ? en vivra-t-il plus long-temps ? » Voilà tout ce que le patriarche s’était permis. À la vérité, Frédéric lui avait envoyé un très joli service de porcelaine, et lui-même était alors beaucoup moins occupé de la Pologne que de Lekain, qui venait de jouer Tancrède et Gengiskan sur le théâtre de Genève. Le roi de Prusse rejeta tout sur Catherine II, mais dans les termes les plus magnifiques, comme pour lui faire honneur des faits accomplis. « Voilà enfin ; s’écria-t-il, la pacification de la Pologne qui s’apprête ! Ce beau dénoûment est dû uniquement à la modération de l’impératrice de Russie, qui a su mettre elle-même des bornes à ses conquêtes !… Je sais que l’Europe croit assez généralement, que le partage qu’on a fait de la Pologne est une suite de manigances politiques qu’on m’attribue ; cependant rien n’est plus faux. Après avoir proposé vainement des tempéramens différens, il fallut recourir à ce partage, comme à l’unique moyen d’éviter une guerre générale. Les apparences sont trompeuses, et le public ne juge que par elles. Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarante-huitième proposition d’Euclide. » — « Vous vous moquez de moi, mon bon Voltaire, écrivait-il une autre fois en réponse à des hyperboles flatteuses du patriarche, je ne suis ni un héros, ni un océan, mais un homme qui évite toutes les querelles qui peuvent désunir la société… » À force de le répéter, Frédéric finit peut-être par croire lui-même qu’il n’était qu’un bonhomme… à peu près comme son correspondant.

Croirait-on que d’autres écrivains aient également cherché à le faire passer pour tel ? Lisez MM. Dohm, Görtz, Koch Schöll, Preuss ; Martens, etc. ; ils vous diront que jamais Frédéric n’avait pensé au partage de la Pologne. Il est vrai qu’ils sont tous prussiens, et que jusqu’à présent ils ont parlé à peu près seuls sur ce sujet. L’histoire n’a pourtant pas été frustrée de tous ses droits dans cette conspiration patriotique ; elle peut s’appuyer sur le témoignage de Frédéric lui-même, qui ne s’est pas toujours surveillé avec une attention scrupuleuse, et qui dans des momens d’abandon ou d’oubli a laissé échapper son secret : on l’a vu plus d’une fois dans ce récit. Il a suffi pour cela de suivre le fil des événemens, et, pour parler le langage du royal historien, « d’en retrouver la généalogie. » Cette pudeur du conquérant devant sa conquête, ce soin de la voiler, de l’atténuer, de la répudier en quelque sorte, est une des plus grandes preuves du génie de ce grand homme, car il n’a pu que deviner, il n’a pu voir que dans l’avenir un blâme que ses contemporains ne lui ont pas fait entendre.

Aucun cabinet, aucun gouvernement, aucun peuple ne protesta contre le partage de la Pologne. Parmi les grandes cours, la France garda un silence désapprobateur, l’Angleterre un silence complice, et pourtant, par une injustice assez commune à l’égard des deux pays, la conduite de l’une a été jugée avec la dernière rigueur, tandis que l’autre n’a pas même, été accusée ; mais enfin toutes les deux crurent devoir se taire. La Turquie vaincue n’avait plus qu’à demander la paix ; les cours du midi restèrent indifférentes, et l’Allemagne, sans en excepter la maison de Saxe, ne manifesta aucun intérêt pour la Pologne. Le sentiment de répulsion qui suivit la chute de la royale république n’éclata qu’après les derniers partages.

Ainsi s’accomplit, en 1772, le premier démembrement de la Pologne. Tel fut le fruit d’une anarchie séculaire. Cet arrêt de la Providence est-il définitif ? Dieu seul le sait ; mais ce qu’on peut hasarder de dire sans trop craindre de se tromper, c’est que, dans le cas où la Pologne attendrait sa restauration de l’Allemagne, elle courrait la chance de l’attendre long-temps.

Il reste à tirer de ce grand événement une conclusion plus sûre et plus générale. La leçon qui en résulte n’en doit pas être bornée au passé ou à l’avenir d’un seul peuple. Mille causes incidentes ont contribué à la chute de la république polonaise, une seule a consommé sa ruine. Sans doute, on peut l’attribuer en partie au maintien d’une organisation vicieuse, tant politique que militaire, en présence d’une transformation de l’Europe. Sous ce double rapport, cette appréciation a certainement beaucoup de force ; mais, malgré ses confédérations et ses contre-conférations, malgré ses diètes et ses diétines, malgré son horreur pour l’infanterie et pour les places fortes[32] dans un temps où le monde se hérissait de forteresses et se couvrait de fantassins, la république aurait pu vivre. Elle aurait pu continuer à lancer contre l’Osmanli et le Tartare cette cavalerie redoutable qu’on voyait fondre sur l’ennemi avec la vitesse de l’aigle[33]. Ses mains auraient pu tenir long-temps encore ces marteaux d’armes tant vantés et ces arcs qu’on ne vit jamais tendus en vain. Revêtue de la panoplie rouillée du moyen-âge, elle aurait suppléé par le prestige de sa bravoure à la faiblesse d’un mode de défense trop suranné. D’ailleurs, parmi tant d’erreurs politiques, il en est de très graves dont elle avait su se prémunir. Quelque danger qu’il pût y avoir et qu’il y eût en effet dans le maintien de mauvaises lois, uniquement parce qu’elles étaient anciennes, le respect des Polonais pour la tradition des ancêtres, leur esprit de conservation excessive, n’en étaient pas moins un préservatif contre le goût du changement, plaie des temps modernes. Au plus fort de leur anarchie, on n’a pas vu les Polonais se lancer dans cette course éperdue, dans cette danse de Saint-Guy des générations nouvelles, à travers les constitutions de rechange et les révolutions de hasard. Ce qui les a perdus, c’est de n’avoir pas su se défendre d’un autre mal qui vient à bout des nations les plus vigoureuses, qui paralyse, qui énerve, qui menace de décadence des sociétés bien autrement constituées, civilisées, influentes, bien plus puissamment établies au centre même des intérêts européens que ne le fut jamais la Pologne ; mal affreux qu’il suffit, comme la peste, d’appeler par son nom… la discorde !


ALEXIS DE SAINT-PRIEST.

  1. Voyez la livraison du 1er octobre.
  2. Louis XV était le grand-père maternel d’Elisabeth de Bourbon-Parme, épouse de Joseph II.
  3. Archives des affaires étrangères.
  4. Choiseul à Vergennes, 14 mars 1767.
  5. Oeuvres de Frédéric-le-Grand, tome VI, p. 14. Leg.
  6. Durfort à Choiseul. Vienne, 25 novembre 1767. — Archives des affaires étrangères.
  7. Correspondance secrète de Louis XV.
  8. Choiseul à Rossignol. Versailles, 1er juillet 1767. — Archives des affaires étrangères.
  9. Copie textuelle. — Archives des affaires étrangères.
  10. « Cet essaim de guêpes, dispersé d’un côté, reparaissait aussitôt d’un autre. » Mémoires de 1763. Oeuvres de Frédéric, tome VI, page 22.
  11. Archives des affaires étrangères.
  12. L’évêque Krasinshi écrivit à Potoçki : « Attirer les Turcs pour se défaire des Russes, c’est mettre le feu à la maison pour se débarrasser des souris. »
  13. Oeuvres du grand Frédéric, tome VI, page 27. (Nouvelle édition.)
  14. Berlin, de l’Imprimerie Royale (1846-1847) publiée en deux formais in-4o avec des portraits, des plans, etc., et in-8o. il y a déjà sept volumes ou cahiers de ce dernier tirage.
  15. Frédéric à Voltaire.
  16. Archives des affaires étrangères.
  17. Turcs : infanterie, 50,000 ; cavalerie, 100,000. — Russes : infanterie (53 bataillons de 350 à 500 hommes), 23,610 ; cavalerie (47 escadrons), 3,500 Cosaques, 2,890.
  18. « Dans les instructions de M. de Châteaufort, il faut y faire mention (sic) et lui donner ordre de dire à l’évêque de Kaminiek qu’il y aurait de l’absurdité à faire fonds sur la confédération de Bar, qui est conduite pitoyablement, et qui finira par faire plus de mal que de bien aux affaires. » (Écrit de la propre main de M. le duc de Choiseul sur le déchiffrement d’une dépêche de M. Gérault, datée de Varsovie le 28 décembre 1768 et reçue le 29 janvier 1769.)
  19. « Le tout formait 16 17,000 hommes sous huit ou dix chefs indépendans, sans accord, se méfiant les uns des autres, quelquefois se battant entre eux ou au moins se débauchant leurs troupes mutuellement. Cette cavalerie, toute composée de nobles égaux entre eux, sans discipline, sans obéissance, mal armée, mal montée, bien loin de pouvoir résister aux troupes réglées des Russes, était même bien inférieure aux Cosaques irréguliers. Pas une place, pas une pièce d’artillerie, pas un seul homme d’infanterie. » Vie de Dumouriez (collection des Mémoires sur la révolution), tome I, page 171.
  20. Mémoires de 1763.
  21. Ibid.
  22. Ségur, Mémoires et Souvenirs, tome II, page 144.
  23. C’est ce qui résulte d’une lettre écrite au roi Louis XV par le prince Louis de Rohan à la fin de novembre 1773.
    « Sire, je ne me plains pas de M. d’Aiguillon, mais, quand même votre majesté pourroit soupçonner quelque partialité de ma part, elle en jugera, et je franchirai ce risque pour m’acquitter de mon devoir, en révélant à votre majesté ce que je ne puis taire plus long-temps. C’est, sire, l’opinion désavantageuse que l’impératrice, l’empereur et le prince de Kaunitz ont de M. d’Aiguillon. L’empereur et le prince de Kaunitz m’ont dit qu’ils ne pouvaient avoir de confiance en lui, puisque c’était par son indiscrétion, en instruisant l’envoyé du roi de Prusse près de votre majesté, et de la position critique de leur cour, et du peu de secours que la France lui porteroit, que la maison d’Autriche s’est trouvée dans la nécessité de changer de ton, d’être dans une sorte de dépendance du roi de Prusse, surtout depuis qu’il est si étroitement lié avec la Russie, liaison qui ne se seroit pas formée, si la maison d’Autriche avoit été à portée de secourir la czarine. C’est après et par cette indiscrétion que la cour de Vienne s’est vue dans l’impossibilité de prévenir et de détourner les malheurs qui ont accablé le Nord. Le roi de Prusse a révélé lui-même à la maison d’Autriche tout ce que M. d’Aiguillon avoit dit… Les choses étant ainsi, la cour de Vienne eut à se décider promptement. Telle est la cause du secret qu’on a gardé si long-temps à votre majesté, et telle est la source de tous les malheurs qui ont ravagé la Pologne. » — Archives des affaires étrangères.
  24. Correspondance de Voltaire avec Catherine II et avec d’Alembert.
  25. 13 avril 1772.
  26. 16 mars 1772.
  27. 27 mars suivant.
  28. Dépêches du prince de Rohan dans le courant d’avril 1772 — Archives des affaires étrangères.
  29. « Gardez-vous de prendre envers le roi que ces cruels hôtes ont voulu vous donner aucun parti mitigé. Il faut, ou lui faire couper la tête, comme il l’a mérité, ou, sans avoir égard à sa première élection, qui est de toute nullité, l’élire de nouveau. » Oeuvres de Rousseau (édition Dalibon, 1824), tome VI, page 361.
  30. Rohan à d’Aiguillon, 28 mai 1772.
  31. Rohan à d’Aiguillon, 9 novembre 1772.
  32. J’ai souvent ouï dire parmi nous que le nom de Pologne vient d’un ancien mot de notre langue qui signifie campagne. On inférait de là que nous ne sommes point fait pour nous renfermer dans des villes : on croyait les places fortes peu utiles ; peu s’en faut même qu’on ne les crût pernicieuses, et la raison qu’on en donnait, c’est que ces places une fois entre les mains des ennemis, elles leur deviendraient un moyen de nous subjuguer avec plus d’avantage et peut-être sans espoir de retour. Un paradoxe si étrange ne peut avoir lieu que parmi nous. » Œuvres du philosophe bienfaisant, tome II, page LXXVII.
  33. Bossuet, Oraison funèbre d’Anne de Gonzague.