Études et portraits du siècle d’Auguste/02

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Études et portraits du siècle d’Auguste
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 386-404).
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ÉTUDES ET PORTRAITS
DU
SIÈCLE D’AUGUSTE

II.
LA VEUVE DE GERMANICUS.

Quand une femme résolue soutient ouvertement un homme faible, elle l’abaisse, elle ajoute à son impuissance en accroissant ses irrésolutions. Il semble qu’Agrippine ait été funeste à Germanicus, son mari, et au parti qui lui survécut, précisément parce que sa nature droite, entière, orgueilleuse, poussait toutes choses à l’extrême, et ne connaissait ni la mesure ni la patience; mais elle offre en même temps une physionomie noble et pure, elle a joué un rôle dans l’histoire, elle mérite un portrait à côté de Germanicus[1]. Il convient de se représenter avant tout quelle est sa triple origine. Elle est petite-fille d’Auguste, elle est fille de Julie, elle est fille d’Agrippa, c’est dire qu’elle a pris d’Auguste l’ambition et l’orgueil du sang, de Julie un tempérament qui sera contenu, d’Agrippa une énergie virile qui ne le sera pas et qui dégénérera en violence; d’ailleurs, vraie matrone romaine, vertueuse, simple, observant les anciennes mœurs, enfermée dans le mariage comme dans une forteresse, ne cachant rien, pas même son ambition, moins fière de sa jeunesse ou de sa beauté que de sa fécondité, et regardant comme sa plus radieuse couronne les neuf enfans qu’elle avait eus coup sur coup de Germanicus, mort à trente-quatre ans.

Il n’est pas inutile de reformer la liste de cette jeune famille, incomplète avant les découvertes de l’archéologie. L’histoire ne citait que trois fils et trois filles : ce sont les inscriptions qui nous font connaître trois autres fils morts en bas âge. L’an 1777, on a trouvé à Rome dans le Corso, auprès de la via dei Pontefici et du mausolée d’Auguste, des plaques de marbre qui rappelaient les funérailles de ces rejetons de la race impériale : « Tibérius César, fils de Germanicus, disait l’une, a été brûlé ici. » — « Caïus César, fils de Germanicus, disait une autre, a été brûlé ici. » Tous les deux étaient morts au berceau (infantes). Un monument semblable attestait les honneurs rendus au troisième fils; malheureusement son nom était effacé. Il est probable que c’était l’enfant dont les grâces précoces et le babil charmaient Auguste ainsi que la sévère Livie, et dont la mort fut l’objet de si vifs regrets. Livie le fit représenter en Cupidon et dédia sa statue dans un temple de Vénus; Auguste conservait son buste dans sa chambre à coucher, et n’y entrait jamais sans le baiser. Qui sait si l’un des deux bustes que l’on admire dans le corridor du Vatican à côté du buste d’Octave jeune, et que l’on intitule Caïus et Lucius, fils d’Agrippa, ne représente pas plutôt l’enfant préféré de Germanicus? Les trois autres fils sont bien connus : l’aîné de ces survivans s’appelait Néron, le second Drusus, le troisième Caïus, du nom d’un de ses frères qui était mort; c’est celui que les soldats surnommèrent plus tard Caligula. Les trois filles, Agrippine, mère de l’empereur Néron, Drusilla et Julia Livilla, étaient nées dans trois années consécutives. Telle était cette belle famille, destinée presque tout entière à un trépas précoce, mais dont alors Agrippine faisait sa parure.


I.

Agrippine ne se produit sur la scène de l’histoire qu’au moment de la mort d’Auguste Elle est dans le camp, sur les bords du Rhin, habitant avec son mari et parmi les soldats, lorsque éclate cette série de révoltes que Tacite a racontées d’une manière si tragique. Germanicus dut même la renvoyer enceinte, avec les femmes de sa suite et le petit Caligula, dans le pays de Trêves pour les sauver des excès de ces furieux. Leur départ fit rentrer les légionnaires dans l’obéissance, tant il leur inspira de honte et de regrets. Quelques années plus tard, Agrippine apparaît encore au milieu des légions. Pendant que son mari est enfoncé dans les forêts de la Germanie et pousse jusqu’à l’Océan avec Cæcina, vieux général blanchi sous le harnais, qui a initié successivement à l’art de la guerre tous les jeunes césars, le bruit se répand que Germanicus et Cæcina sont défaits, que leurs ossemens blanchiront à côté de ceux de Varus, que les Germains s’avancent et vont surprendre Cologne : les Romains qui gardent la ville veulent couper le pont jeté sur le Rhin. Alors Agrippine, avec un sang-froid viril et un courage supérieur à celui des hommes, se plaçant à la tête du pont, empêche d’accomplir un acte aussi funeste. Plus tard, elle recueille les blessés à mesure qu’ils arrivent, les soigne, leur distribue des vivres et des vêtemens. Lorsque enfin les légions reviennent victorieuses, elle leur adresse des éloges, des allocutions même, comme un général d’armée. Elle avait donc bien gagné le titre de mère des camps que lui avaient décerné les soldats, et qui indignait Tibère. « Quoi! disait-il, une femme habite au milieu de mes soldats, recherche la popularité en habillant son fils comme un simple légionnaire, harangue, agit, apaise les séditions et a plus de pouvoir que mes propres lieutenans! » Ces plaintes étaient fondées : les mœurs militaires de l’ancienne Rome n’auraient point supporté l’influence d’une femme; mais la discipline s’était relâchée sur les frontières, et tout semblait permis au sang d’Auguste.

Tibère avait tort cependant de s’acharner contre Agrippine : c’était à elle peut-être qu’il devait de garder l’empire. Je n’en puis alléguer aucune preuve; mais je suis convaincu que c’est elle qui a soutenu Germanicus contre les suggestions de ses amis et l’entraînement des soldats qui voulaient le proclamer empereur, que c’est elle qui l’a empêché de marcher sur Rome, de réaliser les promesses de son père Drusus et de remettre en vigueur la constitution violée, sinon détruite, que c’est elle qui l’a forcé de rester fidèle au testament d’Auguste, de respecter la volonté du fondateur de la dynastie, son aïeul, et d’attendre le pouvoir, régulier plutôt que légal, que lui semblait promettre l’adoption de Tibère. L’ambition et les qualités mêmes d’Agrippine, aussi bien que la faiblesse et les qualités de Germanicus, me font présenter cette hypothèse comme une certitude.

Les années qui s’écoulèrent sur les bords du Rhin furent, pour ce couple qui avait manqué à la fortune, des années de liberté, de puissance, de bonheur : Agrippine n’en comptera plus de semblables dans sa vie. Loin de Rome, loin de leurs ennemis, adorés des armées, obéis des Gaulois avec zèle, redoutés des Germains, qui ouvraient un vaste champ à leur activité, on peut dire qu’ils se trouvaient posséder un empire dans l’empire. Tibère ne le souffrit plus dès qu’il se sentit affermi. Il les rappela, et la lutte commença, malgré eux, par la force de la situation : ils étaient trop honnêtes et trop enviés pour ne pas succomber sans avoir attaqué. Dans les époques de corruption, les gens de bien qui n’ont pas osé prendre l’offensive doivent se résigner à se défendre et à n’être plus que des victimes.

Tibère avait peur d’Agrippine, spectre vivant de cet Auguste qui l’avait toujours fait trembler. Livie haïssait l’altière fille de Julie, qui seule avait échappé à ses coups, car sa mère et sa sœur avaient été exilées par ses soins, deux de ses frères étaient morts de son aveu, disait-on ; le troisième. Agrippa Postumus, avait été égorgé par son ordre. La haine de la marâtre était moins inconciliable encore que le ressentiment de la belle-fille, à qui des mains teintes de sang et de poison faisaient horreur. Si Agrippine se fût montrée soumise, timide, silencieuse, on l’eût laissée vivre sur le Palatin, après la mort de son mari, à côté de la douce Antonia, veuve honorée de Drusus. Il faut même avouer que Tibère et Livie ont fait longtemps preuve de patience, plutôt par crainte des Romains que par respect pour le dernier rejeton d’Auguste. Agrippine, par sa fermeté, ses fautes, sa violence et son ambition maternelle, qui était effrénée, a provoqué ses ennemis, découragé ses partisans, ruiné sa cause avec celle des derniers amis de la liberté. Pour comprendre son rôle, il faut pénétrer d’abord son caractère et esquisser son portrait.

Tacite l’a peinte en quelques traits d’autant plus décisifs qu’il est un de ses admirateurs. On sent, malgré le voile d’indifférence qui sépare les générations les unes des autres, qu’il est au fond du cœur un honnête partisan d’Agrippine, et qu’il cède à l’attrait irréfléchi d’un grand esprit pour ceux qui restent grands, nobles et malheureux dans l’histoire. Et cependant Tacite, écrivain sincère, ne peut céler les défauts d’Agrippine. « Agrippine, dit-il, ne savait pas assez se contenir. Toutefois sa chasteté et son amour pour son mari tournaient vers le bien-son esprit indomptable. » Ailleurs, à propos d’accusations odieuses que Tibère répandait contre sa vertu, prétendant qu’elle avait pour amant Asinius Gallus : « Impatiente de l’égalité, dit-il, avide de domination, elle avait des soucis trop virils pour ne pas dépouiller les vices de son sexe. » Enfin, dans plusieurs autres passages, quand il parle des colères d’Agrippine, il emploie deux mots énergiques (pertinax iræ), qui font sentir la violence et la durée de ces colères.

À ces renseignemens s’ajoutent les monumens découverts et classés par les archéologues, de sorte que l’image d’Agrippine peut se dresser devant la postérité vraisemblable, réelle, vivante. Les premiers documens sont les monnaies. On en a frappé en l’honneur d’Agrippine sous Caligula, son fils, sous Claude, son beau-frère, et même sous Vespasien. Celles de Caligula doivent se rapprocher le plus de la vérité, étant plus voisines par le temps. Les monnaies d’or, qui sont fort belles, nous montrent un profil caractéristique qui n’appartient qu’à Agrippine. Le nez est sensiblement busqué, l’intervalle entre les deux sourcils et le nez forme un creux, les sourcils sont accusés, et l’on remarque une disposition de la chevelure qui n’est point celle de l’époque, et dont la simplicité s’éloigne de la richesse des coiffures des Romaines de la cour d’Auguste et de Tibère. Caligula a fait frapper encore des grands bronzes avec l’inscription : « à la mémoire d’Agrippine.» On y voit son portrait de profil, au revers le chariot sacré (carpentum) qui servait à promener les statues des dieux dans les processions. Caligula avait voulu en effet que sa mère, le jour de la pompe du cirque, reçût cet honneur divin. On distingue nettement le chariot traîné par deux mules, quatre cariatides qui supportent la couverture du char et des danseuses ciselées sur les panneaux. Les monnaies frappées sous Claude et sous Vespasien deviennent surtout une commémoration, et il ne faut point s’étonner si elles prêtent à Agrippine quelque ressemblance tantôt avec Caligula, son fils, tantôt avec Agrippa, son père; elles offrent le plus souvent un certain caractère idéal. Les monnaies de Corinthe, colonie de César, et celles de Mitylène, séjour de prédilection d’Agrippa, sont plus conformes au type des monnaies d’or, sans doute parce que ces deux villes possédaient une statue ou un buste d’Agrippine. Ce sont les médailles de Caligula qui doivent faire foi, parce que l’artiste avait connu Agrippine et avait de nombreuses images d’elle sous les yeux. C’est en comparant ces monnaies aux camées, entre autres au camée de la Bibliothèque Impériale qui porte le n° 210, qu’on a pu dire que la célèbre statue dont il existe trois répétitions dans les musées de Rome, de Florence et de Naples représente Agrippine. Celle de Naples a été trouvée sur le Palatin dans les jardins Farnèse, celle de Florence a peut-être été acquise à Rome par les Médicis ; mais le type le plus beau, le mieux exécuté, le plus saisissant, c’est la statue assise du Capitole, tant admirée des voyageurs. C’est elle qu’il convient d’étudier avec attention, avec certitude, puisque l’authenticité en est confirmée par les documens officiels de la numismatique romaine.

Considérons d’abord le visage, nous passerons ensuite à l’attitude et à l’ensemble de la composition. La première particularité est ce nez, si remarquable sur les bronzes de Mitylène ou de Corinthe et sur les monnaies d’or de Caligula; il n’est pas aquilin, il est sensiblement busqué; la bosse est d’autant mieux accentuée que l’intervalle des deux yeux est creusé : cela donne à la face quelque chose de viril et d’énergique. Les sourcils sont épais, l’artiste n’a pas craint d’être taxé d’un amour trop grand pour la réalité en rendant jusqu’aux poils des sourcils, qui viennent se rejoindre avec une abondance plantureuse qui n’est pas sans dureté. Ces traits réunis constituent même l’expression un peu farouche que les Latins traduisaient par le mot torvitas. C’est l’expression des beaux taureaux blancs de la campagne de Rome qui regardent le passant d’un œil large et morne, sans colère comme sans défi. C’était le signe caractéristique d’Agrippa, et il n’est pas étonnant que sa fille eût pris de lui quelque chose de sombre; seulement Agrippa était un taureau admirablement plié au joug par Auguste, tandis que Agrippine est demeurée indomptable. Le front est bas, opiniâtre, intelligent; mais on sent que l’intelligence, obstinée, tendue vers un point, s’y retranche comme derrière une muraille. Les cheveux sont faciles à décrire, parce qu’à travers le marbre incolore on sent la couleur et le jet de ces chevelures magnifiques des Romaines du Transtevère, noires avec des reflets bleus comme l’aile du corbeau, abondantes, épaisses, ondulées, presque crépues, pleines de sève; la chevelure d’Agrippine se replie sur elle-même et forme une couronne de toute la masse des cheveux. Dans les médailles, l’extrémité de ces cheveux surabondans est rejetée sur l’épaule droite. Du reste, de simples bandeaux; aucun attribut, aucun ornement, rien de ce qui rehausse les statues contemporaines. La bouche est honnête, sincère, expressive, elle est même populaire, s’il m’est permis d’employer ce mot dans une acception un peu forcée : par là j’entends qu’elle est toujours prête à l’accueil et au sourire, c’est la bouche d’un chef de parti; mais en même temps cette bouche est prompte à laisser jaillir la colère, les cris, l’invective. La mâchoire et le menton rappellent Agrippa; ils sont accentués, virils, pleins de précision et de résistance. La nuque est forte, charnue; on voit qu’elle ne pliera ni sous les menaces de ses ennemis, ni sous les coups de la fortune, ni sous la longue pression de l’adversité. Le cou est beau, plein, gras. Tout cela est presque vivant, prêt à palpiter, si nous transfigurons ce marbre immobile en une belle et vigoureuse Romaine de nos jours. Ne craignons ni la fermeté, ni l’énergie un peu sombre, ni les muscles, ni le tempérament; pensons moins à Cornélie, mère des Gracques, qu’à Camille, telle que l’a créée le génie de Corneille, héroïque, capable de fureur, acharnée comme une louve sur sa proie, mourant plutôt que de retenir ses imprécations; unissons les sens de l’épouse honnête avec la maternité féconde, l’orgueil de la race avec une austérité républicaine, l’entêtement de l’ambition avec le dévouement à ses amis, la personnalité avec un besoin insatiable d’estime. L’expression morale du visage est en harmonie avec la pose qu’a choisie l’artiste, ou plutôt que son modèle lui a naturellement donnée. Agrippine est assise sur une chaise au large dossier; un de ses bras s’appuie avec abandon sur le dossier même, l’autre est étendu sur sa jambe. Elle n’a point de bracelet, point de collier, point d’ornemens. Une tunique et un manteau sont jetés avec une abondance sans prétention sur les jambes, croisées et allongées de la façon la plus familière. Je ne puis en effet mieux caractériser l’ensemble de la pose que par ces mots : une familiarité grandiose. L’orgueil et un air dominateur y sont subordonnés à une simplicité robuste, la fille des césars se cache sous la matrone romaine.

Telle est dans sa réalité cette vaillante figure qui doit maintenant agir et parler devant nous. Telle est la veuve appelée à recueillir l’héritage de Germanicus mourant, héritage amer, qui s’appelle la vengeance. Germanicus n’avait pas besoin d’exciter sa femme comme il l’a fait en rendant le dernier soupir. La coupe était pleine naturellement, les plaintes suprêmes du lit de mort devaient la faire déborder. Après Tacite, il n’est plus permis de toucher à ce drame funèbre : le triomphe commence à Antioche pour ne finir qu’à Rome, tandis que le monde entier, ainsi traversé par le deuil, retentit du nom de Germanicus, des sanglots qu’il excite et des malédictions qui s’élèvent contre Tibère. Agrippine a soin de s’arrêter en face de la côte d’Italie, dans l’île de Corcyre, afin de laisser aux Romains le temps de se préparer. Ils accourent en effet non-seulement de Rome, mais de toutes les villes voisines, hommes, femmes, vieillards, enfans, amis, indifférens, magistrats des municipes, soldats et vétérans des colonies; quand une foule immense est échelonnée le long de la route, on voit descendre à Brindes et s’avancer cette grande et belle créature, vêtue de deuil, parée de la majesté de sa douleur, tenant dans ses bras l’urne qui renferme des cendres adorées, suivie de ses petits enfans et cheminant ainsi d’étape en étape à travers l’Italie : manifestations stériles, qui ne servaient qu’à attester une fois de plus l’impuissance des citoyens, la vanité de leurs chimères, la perte de leur dernière espérance !

L’arrivée à Rome ne fut pas un plus utile triomphe. Certes il était doux de protester ainsi sans danger contre Tibère, qui avait toujours été impopulaire, et dont le règne comptait déjà cinq ans. Le sénat lui-même se laissa prendre à cette amorce. Cédant à l’entraînement universel, il oublia d’avoir peur et décerna à Germanicus tous les honneurs dont il disposait, — une mention dans les hymnes saliens, une place marquée par la chaise curule et la couronne de chêne dans les sacrifices offerts à Auguste, une statue en ivoire portée dans la procession du cirque, un mausolée à Antioche, un médaillon d’or parmi les images des orateurs célèbres (il est vrai que Tibère s’y opposa), l’érection d’un arc de triomphe; à ceci Tibère ne s’opposa point, mais quand l’arc fut achevé, il se le dédia à lui-même. Enfin depuis la mort d’Alexandre l’univers n’avait pas encore donné le spectacle d’une aussi éclatante douleur. La victoire était d’autant plus complète que Livie et Tibère se tenaient cachés, invisibles dans le secret de leur palais. Pendant les cérémonies funèbres, qui durèrent plusieurs jours, ils ne donnèrent point signe de vie; mais ils entendaient monter du Forum jusqu’au Palatin les cris de la multitude, qui ne cessait de proclamer Agrippine « l’honneur de la patrie, l’unique reste du sang d’Auguste, le seul modèle de l’antique vertu, » et qui adressait au ciel des vœux ainsi conçus : « Que les dieux protègent les enfans d’Agrippine! Puissent-ils survivre aux méchans! » Les méchans, Tibère et Livie ne demandaient point qu’on les désignât avec plus de précision. Le triomphe paraissait donc à la fois exalter la mémoire de Germanicus et accroître l’influence d’Agrippine : rien n’était plus propre à enivrer une femme naturellement orgueilleuse qui se sentait soutenue par l’amour de tout un peuple, par l’attachement d’un parti, et poussée au premier rang comme l’adversaire de Tibère. Sa personne et sa vertu lui ralliaient aussi les sympathies des esprits plus fiers, qui auraient voulu s’affranchir hardiment et abolir l’empire; mais elle ne les avait point trompés par de belles promesses ou par ces affectations de libéralisme que le succès fait disparaître. Elle ne pouvait leur plaire qu’en leur offrant un avenir plus doux et des maîtres plus honnêtes; elle était trop sincère pour ne pas laisser voir dès le premier jour sa soif de domination et son ambition pour ses fils.

En face de cette vigoureuse figure, il faut placer le pâle Tibère et ne pas lui refuser quelque compassion, car le pauvre Tibère n’a pas été heureux avec les femmes. Il en a eu trois dans sa famille, d’un caractère tout à fait remarquable, contre lesquelles il a sourdement lutté et qui ne lui ont jamais laissé le beau rôle. Julie, sa femme, l’a déshonoré publiquement en l’accablant de ses railleries et de son mépris; on a même dit que c’était pour lui échapper qu’il s’était enfui jusqu’à Rhodes. Livie, sa mère, l’avait dompté, délaissé, repris, dompté encore, et se riait si bien de ses ruses ou de sa froideur qu’elle passait pour l’avoir chassé de Rome et relégué à Caprée. Agrippine enfin, sa nièce, ne devait pas le ménager davantage; plus d’une fois, devant ses violences, Tibère dut s’éloigner et se taire. Ce triste empereur, plus lâche que dissimulé en face de ses adversaires, aurait cédé à l’ascendant d’Agrippine; il s’est montré faible devant elle en plus d’une circonstance et se serait résigné peut-être à un système perpétuel de faiblesse, s’il n’avait pas été conseillé, soutenu, excité, par des caractères plus résolus et des ennemis plus féroces. Quand il voyait paraître devant lui cette femme redoutée, avec un visage insolent, de grands yeux pleins de mépris, des sourcils froncés, une voix sonore qui n’attendait que l’occasion de retentir, il avait peur, et il croyait voir l’ombre d’Auguste se dresser derrière sa petite-fille.

C’est pourquoi, au début de la lutte, quand Séjan n’était pas encore tout-puissant, Agrippine fit commettre des fautes à son oncle. Ce fut une faute, par exemple, de laisser poursuivre Pison et Plancine, soit qu’ils fussent innocens, soit qu’ils eussent empoisonné Germanicus par l’ordre de Livie et de Tibère. Ce fut une autre faute d’étouffer le procès commencé et de soustraire Plancine aux poursuites par une faveur qui ressemblait à un aveu de complicité. Ce fut une faute plus grave de faire nommer pontife par le sénat Néron, le fils aîné d’Agrippine, de lui permettre de briguer les charges publiques cinq ans avant l’âge, et de donner au peuple, qui chérissait la famille de Germanicus, des occasions de manifester une joie sans bornes et d’exercer sur l’empereur une pression qui devait le forcer de donner à Néron la main de sa petite-fille. Il s’en aperçut bientôt, lorsque mourut son fils Drusus. Agrippine et les Romains ne cachaient point leur satisfaction, et s’applaudissaient publiquement d’une mort qui rapprochait leur favori de la toute-puissance, c’est-à-dire de la succession de Tibère. Or rien n’était plus contraire aux résolutions du maître; rien n’était plus propre à exciter sa jalousie et sa naturelle aversion.

Agrippine, nièce de l’empereur, avait un accès libre dans son palais; elle en abusait quelquefois pour le traiter rudement. Un jour, une de ses cousines, Claudia, est traduite en justice. Elle ne se dissimule pas que c’est pour l’affaiblir elle-même qu’on attaque sa parente. Elle fait irruption chez Tibère et le trouve offrant un sacrifice devant la statue d’Auguste. Tibère était assisté par quelques personnages importans dans cet acte de solennelle hypocrisie. Agrippine s’avance. « Il n’appartient pas, dit-elle, d’immoler des victimes en l’honneur du divin Auguste à celui qui persécute ses enfans. L’esprit de ce dieu ne réside point dans de vaines images; sa véritable image, vivante, issue de son céleste sang, comprend ses dangers et se couvre d’habits de deuil. » On conçoit l’embarras de Tibère devant des remontrances aussi brusques; quoiqu’il eût de la présence d’esprit, il ne trouva rien à répondre, si ce n’est un vers grec : « si tu n’es pas la maîtresse, ma fille, tu te crois lésée. » C’est le vers que Racine a traduit et mis dans la bouche de Néron s’adressant à sa mère, la seconde Agrippine :

Ah! si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.

Une autre fois Agrippine est malade, de chagrin peut-être. Une irritation profonde la mine, car elle sent l’influence de Séjan grandir et détruire la sienne, elle sent de plus en plus rebelle et prompte à se dérober l’âme hostile de son oncle. Tibère apprend sa maladie et va la voir. Alors se passe une scène qui paraîtra invraisemblable, mais qui est racontée par un témoin qu’on ne peut récuser. Agrippine avait reconnu, malgré son courage et son orgueil, que, pour commander à des Romains, il fallait un homme capable d’action, et non une femme, dont les paroles étaient aussi peu comptées que les prières; qu’un second époux, à qui elle communiquerait le prestige du sang d’Auguste, serait un instrument tout-puissant pour le parti déconcerté de Germanicus. Elle est sous l’empire de cette idée quand Tibère se présente. Elle l’accueille d’abord par un silence farouche, puis par des sanglots; enfin la tempête qui couve dans son cœur éclate : elle somme Tibère « de subvenir à sa solitude, de lui donner un mari; elle est jeune encore, elle a des sens, et une femme vertueuse ne peut demander de consolations qu’au mariage. Il y a dans Rome des citoyens qui s’honoreront de recevoir sous leur toit la veuve et les enfans de Germanicus. » Tibère, aussi étonné de cette sortie qu’effrayé du piège qu’elle cachait, ne répondit point, se laissa menacer, presser, maltraiter, et s’éloigna sans prononcer un mot. Ce récit est emprunté aux mémoires de la fille même d’Agrippine, qui fut témoin de cette scène. Tacite déclare l’avoir copiée, lui qui en général n’indique pas les sources où il a puisé. En effet, dans la famille des césars, c’était une tradition, sinon une manie, d’écrire des mémoires (commentarii). Auguste l’avait fait à l’exemple de César, Tibère à l’exemple d’Auguste. Agrippine, mère de l’empereur Néron, avait écrit l’histoire des malheurs de sa famille, c’est-à-dire sa propre apologie, comme la plupart des auteurs de mémoires. C’est pourquoi les critiques qui osent mettre en doute la véracité de Suétone ou de Tacite devraient au moins ne pas oublier que ces historiens, personnages considérables de leur temps, ont consulté librement les archives du Palatin, et qu’ils n’ont usé qu’avec discrétion des documens les plus authentiques.

Ces incertitudes d’Agrippine, ces changemens, ces larmes, prouvent, non sa faiblesse, mais la faiblesse de sa politique. Elle était dupe de Séjan, qui était son plus terrible ennemi, et s’attaquait toujours à Tibère, qui n’était que l’instrument de Séjan. Il est bon de faire sentir à un empereur seul responsable sa responsabilité; cependant il ne faut pas en même temps tomber dans les filets de ses ministres. Charger Tibère pour se fier à Séjan, c’était un singulier aveuglement. Agrippine savait qu’elle avait bon marché de Tibère, et elle en abusait. Un mot sanglant la satisfaisait comme un succès et la consolait trop des échecs successifs qu’elle éprouvait. Elle rencontre Domitius Afer, le délateur qui avait accusé sa cousine et commencé dans ce procès son infâme réputation d’éloquence. Domitius veut s’esquiver devant la terrible Agrippine ; elle lui fait signe de s’approcher et lui adresse ce vers grec : « tu n’es pas la cause de ma douleur, c’est Agamemnon. » Ainsi l’oncle et la nièce se faisaient la guerre à coups de citations, et Tibère avait rarement l’avantage. Jamais il ne reçut un affront plus violent que le jour où Séjan fit avertir sous main Agrippine que Tibère et Livie voulaient l’empoisonner. La nouvelle n’était même pas vraisemblable, mais Séjan avait calculé son coup. Il y avait un grand festin au palais, et Tibère avait fait placer auprès de lui sa mère et sa nièce. Agrippine avait repoussé avec affectation tous les mets. Tibère choisit lui-même un fruit et le lui présenta en en louant le parfum. Elle ne dit mot, prit le fruit, le passa par-dessus son épaule à l’esclave qui était derrière elle. Tout le monde pâlit, car on comprit le sens terrible de cette pantomime. Tibère ne parut point s’émouvoir, et, se tournant vers Livie, il lui dit à demi-voix : « Il n’y a rien d’étonnant si je prends des mesures sévères contre une femme qui m’accuse d’être un empoisonneur. »

Malgré tout, je suis convaincu que Tibère n’aurait jamais osé prendre ces mesures sévères contre Agrippine. à avait peur d’elle, il avait peur de l’immense popularité qui la protégeait, il avait peur de verser le sang du divin Auguste; enfin Livie, arrivée à l’extrême vieillesse, n’aurait point permis un crime inutile; elle savait Agrippine impuissante, cela lui suffirait. Derrière eux, quelqu’un état plus fort, parce qu’il avait un plan fermement arrêté. Séjan n’avait pas fait empoisonner Drusus, fils et héritier de Tibère, pour remettre le pouvoir aux enfans de Germanicus. Il fallait abattre au contraire un par un leurs appuis, leur mère, puis eux-mêmes, pour frayer au chef des prétoriens un chemin vers le trône. Ici commencent les trames de Séjan. Deux mots de Tacite laissent supposer qu’il essaya de séduire Agrippine. Il était beau, il n’avait ni scrupules ni modestie, il avait réussi à subjuguer Livilla, femme de Drusus; pourquoi n’aurait-il pas espéré le même succès auprès de la veuve de Germanicus? Il fut découragé par une chasteté invincible, pudicitia impenetrabili. Après la séduction, le moyen le plus rapide était le poison. Toutefois le poison ne pouvait pénétrer jusqu’aux enfans d’Agrippine aussi facilement que dans la maison de Tibère. Autour d’eux veillait une garde plus sûre que celle des empereurs et des favoris, l’amour d’une mère vertueuse, la vigilance de toute une maison bien choisie, des précepteurs honnêtes, des esclaves fidèles, des affranchis dévoués, rempart que ne pouvaient traverser ni la ruse, ni l’argent, ni les menaces. Il fallut donc recourir à des pièges plus incertains, que le temps seul pouvait faire réussir. Un des moyens de perdre Agrippine, et Séjan en usa avec une rare adresse, c’était d’exciter son caractère violent, de la pousser hors de toute mesure, de la jeter dans une série de fautes par des conseils perfides, par de sourdes provocations, par une amitié feinte. En même temps Séjan réveillait la haine de Livie, excitait la jalousie de Livilla, sa complice, qui voulait régner un jour avec lui; il augmentait la frayeur de Tibère en lui répétant les propos d’Agrippine, en lui montrant partout des conspirateurs, partout des préparatifs de guerre civile, partout un danger pour lui-même et pour l’empire. Peut-être était-ce lui qui avait fait suggérer aux pontifes l’idée d’adresser des vœux publics aux dieux en faveur des fils de Germanicus. C’était sous le consulat de Cornélius Céthégus et de Vitellius Varro. Tibère, outré, manda aussitôt le collège des pontifes, qui, heureusement pour eux, étaient presque tous alliés à la famille impériale, écrivit une plainte au sénat, et ne douta point que ce ne fût Agrippine qui par ses prières ou par ses menaces eût obtenu pour ses enfans un privilège réservé aux empereurs.

D’un autre côté, Séjan guettait les jeunes princes, qui échappaient à l’aile maternelle et avaient leur maison; il les circonvenait et tendait ses filets. Il n’avait pas besoin de développer chez eux l’orgueil et l’arrogance, la mère y avait pourvu, et les familiers du jeune Néron, ses cliens, ses affranchis, ses esclaves, le nourrissaient d’espérances prochaines, avides eux-mêmes de partager avec lui le pouvoir. Néron était déjà épié jour et nuit; son plus vigilant espion était sa femme, qui redisait à Livilla, sa mère, et à Séjan, amant de Livilla, jusqu’aux mots qu’il prononçait pendant son sommeil. En public, les flatteurs savaient qu’il fallait éviter le jeune Néron ; les confidens de Séjan au contraire passaient auprès de lui avec un air insultant. Tout était blessure pour cette âme fière et disposée elle-même à l’insolence. Tibère, quand il le voyait venir à lui, l’accueillait avec un visage menaçant ou un sourire faux[2]. Quant à Drusus, frère cadet de Néron, avant même qu’il eût pris la robe virile, Séjan avait su empoisonner son âme. Il excitait sa jalousie contre son frère, le préféré d’Agrippine, le favori du peuple, le successeur probable de Tibère; il lui faisait comprendre que, si Néron se perdait, lui Drusus hériterait de tous ses droits; il lui faisait désirer sa chute et sa place. C’est avec cet art qu’il développait dans des esprits encore tendres les plus tristes espérances ou les plus amères passions.

II.

Ainsi se préparait lentement la ruine de la famille de Germanicus. Ce n’était point Agrippine qui pouvait la prévenir par sa prudence. Il lui aurait fallu toute la politique de Livie, et elle était du sang de Julie ! Ses amis auraient pu l’avertir, dira-t-on. Ils l’ont fait, et n’ont point été écoutés. Elle avait autour d’elle un parti nombreux et zélé, des cœurs hardis, des esprits fermes, qui constituaient ce que l’on voudrait appeler le parti libéral du temps ; si le mot est trop moderne pour être appliqué à la société romaine, on peut assurer du moins, car la chose est de tous les temps, qu’ils formaient le parti des honnêtes gens. Toutefois, si les honnêtes gens restaient auprès d’Agrippine, leurs espérances s’étaient peu à peu dissipées. Bien que la multitude souhaitât pour empereur un fils de Germanicus et que le sénat ménageât ceux qui pouvaient tout d’un coup devenir ses maîtres, les esprits sérieux ne voyaient là qu’un appui fictif, qu’une chimère commune à toutes les époques de servitude ; ils reconnaissaient avec douleur qu’il n’y avait rien de commun entre l’idée de Drusus, qui voulait rendre la liberté aux Romains, et l’idée d’Agrippine, qui voulait donner à Rome un de ses fils pour empereur. Agrippine avait tout réduit à une question de succession, c’est-à-dire à une question de personne. Elle promettait de meilleurs princes : la foule le croyait, les sages commençaient à en douter. Ni la race, ni l’excellence du père, ni les vertus maternelles, ne peuvent garantir ce que sera un souverain ; la seule garantie, ce sont les institutions, c’est-à-dire les limites posées à son pouvoir. Ah ! si Agrippine eût été vraiment intelligente, si elle eût possédé quelque génie politique, elle aurait repris l’idée de Drusus, continué la tradition libérale, ranimé les espérances dont Germanicus était le symbole, promis l’ancienne constitution accommodée aux besoins nouveaux, montré une liberté nouvelle inaugurée par ses fils, dignes imitateurs des Gracques et de Sylla. Si c’était une chimère, elle était séduisante, et il était glorieux d’essayer de la convertir en réalité.

Les Romains du reste méritaient un dernier effort. Les sujets d’Auguste avaient presque tous disparu, démoralisés, affaissés, amoureux du repos et du plaisir à tout prix. Une génération nouvelle les remplaçait, qui n’avait point connu la guerre civile et les proscriptions, qui ne craignait point les luttes, qui demandait à vivre et à respirer. Quand on lit les Annales de Tacite, on y trouve de grands misérables ; on y admire aussi des esprits courageux, désintéressés, qui n’ont pas dépouillé l’ancienne fierté romaine. La plupart devaient succomber un par un sous les coups de Séjan, puis de Tibère, et l’on peut estimer que la liste nécrologique des victimes de ce règne est en même temps la liste des principaux membres du parti des honnêtes gens. Impuissans parce qu’ils étaient isolés, tous ces hommes seraient devenus redoutables, si l’enthousiasme avait soufflé sur eux, et si une grande idée leur avait été présentée. Dans tout pays qui compte de longs siècles d’histoire et qui a joué un rôle, le point de départ est toujours une chose capitale. Rome a été pendant tant de siècles une république que, même sous l’empire, les idées et les mœurs républicaines persévèrent, apparentes ou cachées, triomphantes ou prêtes à renaître, de même que dans un pays qui s’est identifié à la monarchie, qui est né et qui a grandi avec elle, les formes et les idées monarchiques persistent encore quand la constitution politique a été violemment changée. Le vieux levain des anciens âges aurait fermenté à l’heure favorable; les honnêtes citoyens attendaient une idée qui pût les réunir, il leur fallait un chef capable de les conduire. Étaient-ils pour cela des révolutionnaires, ces généraux, ces consuls, ces préteurs, ces pontifes, qui avaient rempli toutes les charges de l’état et que Séjan et Tibère ont moissonnés? Non. Voulaient-ils le bouleversement de leur patrie? Non. Les révolutionnaires dans un état régulier, ce sont ceux qui sapent les bases de l’état pour assurer leur usurpation et leur despotisme; les révolutionnaires, ce sont ceux qui violent la constitution, faussent les lois, font de l’armée un moyen d’oppression, du sénat un instrument avili, du vote libre un mensonge, de la multitude un troupeau mercenaire, paresseux et inerte; les révolutionnaires, ce sont ceux qui délient tous les faisceaux, dissipent toutes les forces, dégoûtent de tous les devoirs, et font pénétrer jusqu’au cœur de la nation la corruption, le sommeil et l’oubli d’elle-même. Au contraire, ceux qui veulent que les anciennes lois soient maintenues, les institutions séculaires rétablies, la grandeur de l’état obtenue par un commun effort, la dignité humaine respectée autant que les droits des citoyens, les corps constitués souverains, le peuple attaché au bien, au travail, à l’honneur, comme il est attaché au sol de la patrie, ceux-là, dans tous les temps, s’appellent des conservateurs : ce sont les véritables conservateurs, les seuls conservateurs. Auguste, Tibère et leurs imitateurs, voilà les pires révolutionnaires.

Or ce parti conservateur existait à Rome sous Tibère, qui le caressait quelquefois en feignant de consulter les vieilles coutumes qui ne le gênaient point, et de revenir à une simplicité antique dont s’accommodait son avarice. De temps à autre, un de ces honnêtes gens s’ouvrait les veines, soit pour protester, soit pour échapper à l’horrible spectacle que Rome présentait alors; mais les mêmes personnages auraient su mourir en plein Forum, s’ils avaient eu une cause à défendre, un chef à suivre, et non des regrets vagues à manifester. Ils auraient entraîné le sénat mécontent, le peuple dépouillé, les prétoriens encore incertains, les légions dévouées aux enfans de Germanicus. Mais quand un peuple fait ce suprême effort, il le fait pour lui-même, il ne le fait pas pour complaire à un ambitieux et pour que le souverain s’appelle Néron ou Drusus, au lieu de s’appeler Tibère. On se soulève pour s’affranchir et non pour se forger violemment une nouvelle servitude. Voilà ce que n’a pu comprendre l’intelligence courte d’Agrippine; sa personnalité et son orgueil ont été autant de dissolvans. Au lieu de réunir en faisceau tant d’élémens épars et une nouvelle génération qui demandait à renaître, elle importunait de ses cris Tibère et le monde entier. Elle décourageait ses amis en ne leur parlant jamais que d’elle et de ses fils; en la quittant, les plus prévoyans se répétaient la sentence du fabuliste Phèdre : « Qu’importe le maître? Il faudra toujours porter le bât. » Peu à peu le parti n’a plus devant lui qu’une guerre de succession ; il devient l’instrument d’une querelle dynastique. La grande situation qu’avait faite à Agrippine le souvenir de Drusus et de Germanicus se réduit aux proportions mesquines d’un duel avec Séjan. Il y a deux camps, celui de Séjan et celui d’Agrippine. Lequel l’emportera? A la vérité, Séjan a pour lui les hardis coquins et tous les ambitieux sans scrupules, tandis qu’Agrippine est entourée d’hommes estimés, mais découragés ou assez aveugles pour croire qu’on peut avoir de bons princes avec de mauvaises institutions. Cette guerre n’est plus qu’une intrigue de cour; ces deux causes ne sont que le choc de deux intérêts ou plutôt de deux personnes. Sur ce terrain, Agrippine est perdue, car elle rencontre l’adversaire le plus terrible, l’intrigant le plus habile, le conspirateur le plus consommé, Séjan.

En effet, dès que Tibère est parti pour Caprée et que Séjan est maître de Rome, la ruine d’Agrippine se précipite. Tibère, dont les ressentimens avaient été soigneusement envenimés par son favori, n’avait de courage que de loin. Il frappe donc de loin, mais Séjan dirige avec art les coups qui se succèdent. D’abord un soldat est chargé de suivre en tous lieux Agrippine et Néron; il tient note de leurs démarches, des visites qu’ils font ou qu’ils reçoivent; ce journal est remis à Séjan. Les délations contre Agrippine deviennent journalières. Tantôt Séjan écrit à Caprée qu’elle a voulu partir pour l’armée de Germanie afin de l’exciter à la révolte, tantôt qu’elle a le dessein, le jour où le peuple sera réuni sur le Forum, de se montrer éplorée, d’embrasser la statue d’Auguste et d’appeler le peuple à l’insurrection. A-t-elle formé ces projets dans un accès de désespoir? Vrais ou faux, on les lui prête, et Séjan écrit à Tibère que la guerre civile est imminente, que les menées vont croissant, que les partisans d’Agrippine sont plus forts que jamais. qu’il est temps de frapper les têtes les plus glorieuses et les plus fières. L’ordre arrive, on commence. C’est d’abord Caïus Silius, l’un des meilleurs généraux de Rome, et sa femme, Sosia Galla, amie d’Agrippine. L’un se tue, l’autre est exilée. C’est ensuite Titius Sabinus, qui est mené à la mort le premier jour de l’année et jeté aux gémonies, puis Calpurnius Pison, un des plus rudes patriciens du temps, enfin Claudia, la propre cousine d’Agrippine. Évidemment c’est vers Agrippine que les traits sont dirigés ; ce sont ses appuis que l’on abat. Il n’y a plus d’incertitude, ni les grands ni la multitude ne peuvent s’y tromper. On est averti : peu à peu le vide se fait, la peur y contribue mieux que le bourreau. Les cœurs s’éloignent, les bouches se taisent, les familiers se cachent, et l’infortunée voit autour d’elle s’étendre cette solitude morne et désolante qui n’est que l’attente du coup suprême.

Tibère, excité par Séjan, avait écrit une première lettre où il dénonçait Agrippine au sénat : une telle plainte valait une sentence de mort ou d’exil. Comme toutes les lettres de Caprée passaient par les mains de la vieille Livie, elle arrêta celle-ci, jugeant inutile de supprimer par un dernier forfait une femme qu’elle haïssait, mais qu’elle savait impuissante. Sa prudence fut plus forte que la haine de Tibère. Séjan comptait avec Livie ; mais dès que l’impératrice-mère est expirée, une nouvelle lettre est écrite où Tibère formule contre sa nièce les accusations les plus invraisemblables. Le sénat s’assemble ; pour la première fois il hésite à obéir. C’est qu’il est entouré par une multitude menaçante que les efforts des amis de Germanicus ont soulevée, qui porte en guise d’enseignes les images d’Agrippine et de Néron. Il fallut une troisième lettre de Caprée, la colère de Séjan, le déploiement des cohortes prétoriennes, pour enlever la condamnation. Pendant cette crise, qui dura plusieurs jours et plusieurs nuits, si le parti d’Agrippine eût eu, non pas une femme, mais un homme à sa tête, si une grande cause eut été en jeu et non une simple question de personnes, Séjan eût pu être vaincu, et le hideux vieillard de Caprée pris dans son île comme dans un piège.

Agrippine fut exilée dans l’île Pandataria (Palmérie), Néron dans l’île Pontia (Ponza), Drusus retenu captif dans la maison du Palatin, Caligula, beaucoup plus jeune, recueilli par son aïeule Antonia. Avant d’être transportée à Pandataria, Agrippine comparut devant son oncle, soit qu’il l’eût ainsi ordonné, soit qu’elle eût voulu être conduite jusqu’à lui. Alors se passa une scène horrible, consignée sans doute dans les mémoires de sa fille. Agrippine, désespérée, furieuse, ne pouvant rien obtenir, sentant qu’elle n’avait plus rien à perdre, ne se refusa pas la joie d’accabler son ennemi des plus sanglans reproches et des plus justes invectives. J’entends d’ici cette femme irritée lâchant la bride à sa violence et vomissant contre Tibère les plus formidables imprécations. Telle Hécube, folle de douleur, finit par être métamorphosée en chienne ; mais Tibère n’est plus l’homme faible de l’ancien temps : la débauche l’a enflammé, le goût du sang s’est développé, il est la bête féroce dans son antre. Tibère ordonne au centurion de frapper sa captive ; Agrippine redouble ses insultes, Tibère fait redoubler les coups ; un dernier, plus violent, fait sauter un œil de son orbite. Spectacle horrible, réservé aux temps barbares ! lutte plus digne d’une mégère de place publique et d’un bourreau de la Suburra ! acharnement de deux ambitions effrénées qui finissent par se prendre corps à corps ! flétrissure suprême d’un pouvoir qui excite et satisfait de telles passions entre les membres d’une même famille ! châtiée, déshonorée par une main vile, Agrippine est déposée dans l’île Pandataria, où elle doit mourir bientôt. La ruine de Séjan ne changera rien à son sort ; il est vrai que ses partisans, emportés par la vengeance et délateurs à leur tour, exerceront des représailles sur les partisans du favori tombé. Tibère, s’érigeant en grand justicier, frappera indistinctement toutes les têtes élevées, jusqu’à ce que Rome ne soit plus que silence et que terreur.

En vain Agrippine attend avec une fiévreuse impatience les nouvelles que lui apportent les barques de la côte d’Italie, qui est voisine. Chaque nouvelle sera pour elle une source de plus atroces douleurs. Un jour, c’est son fils bien-aimé, Néron, qui périt misérablement dans l’île Pontia. On ne l’a point tué, non, un soldat le menaçait seulement de la mort ; il lui montrait l’ordre de le transporter à Rome, il lui faisait toucher avec complaisance le lacet qui servirait à l’étrangler dans la prison Mamertine, le croc qui serait enfoncé dans sa poitrine pour le traîner sur l’escalier des gémonies : éperdu, terrifié, le pauvre enfant a consenti à se laisser mourir de faim. Un autre jour, c’est son second fils, Drusus, qui rend le dernier soupir sur le Palatin. Retenu dans des chambres souterraines, il y est privé de nourriture. Ses cris font retentir le palais jusque dans ses fondemens, on en tient note. Il maudit Tibère et adresse aux dieux des prières vengeresses, on recueille ses malédictions et ses vœux comme autant de crimes. Il veut sortir de force, quand il a encore quelque énergie, on le frappe, on le rejette dans sa prison, et le cep de vigne d’un centurion s’abat sur le fils de Germanicus. Rendu furieux par la faim, acharné à vivre, Drusus dévore ses matelas : quand il est mort, on trouve sa bouche et son estomac pleins de bourre. Ce ne sont point là des anecdotes recueillies à la légère, ce sont des déclarations officielles. Le centurion Actius, l’affranchi Didyme, comparurent devant le sénat, lurent leurs tablettes, se vantèrent de leurs actes, citèrent avec éloge les esclaves qui les avaient aidés à faire périr Drusus, puis se retirèrent sans que les sénateurs, atterrés, eussent murmuré autre chose que des remercîmens. Agrippine n’avait plus rien à apprendre ni à souffrir; elle se laissa elle-même mourir de faim. On dit que Tibère, pour prolonger sa vie et ses larmes, avait enjoint de lui faire prendre de force de la nourriture. Il la poursuivit de ses calomnies après sa mort, l’accusa de dévergondage, désigna publiquement Asinius Gallus comme son amant. Ce misérable empereur avait trop longtemps pâli devant une femme vaillante pour être jamais rassasié de vengeance.

C’est ainsi que les dernières espérances de liberté s’évanouirent par trois fois après avoir brillé par trois fois aux yeux des Romains. De Drusus à Germanicus, de Germanicus à Agrippine, la flamme se transmit en s’affaiblissant toujours. Avec Agrippine, la défaillance était déjà complète; mais les âmes asservies ont besoin de chimères et ne veulent point regarder en face la réalité. De bonne foi, il était difficile de demander à la petite-fille d’Auguste de souhaiter la restauration de la république ou de développer de tels sentimens dans le cœur de ses enfans. Elle aurait menti à son origine, à son sang, au génie fatal de sa race. Elle n’a trompé personne, elle ne s’est point enveloppée de voiles, elle a montré au grand jour son ambition. Séjan la peignait en deux mots : inhiantem dominationi, bouche béante devant le pouvoir. Les Romains clairvoyans le savaient et se résignaient à obéir, ils comptaient du moins sur ses vertus; mais qui sait si cette Cornélie impériale n’eût pas alors démérité ? qui peut dire que ses fils n’eussent pas été pires que Tibère? Pourquoi Néron et Drusus auraient-ils été moins vite pervertis que leur frère Caligula? Après tout, Agrippine était fille de Julie, sœur de Julie, toutes deux célèbres par leurs désordres; elle était petite-fille du triumvir Octave. Si elle se fût emparée du pouvoir, elle avait en elle trois ennemis : la violence, l’orgueil, le tempérament. Sa violence n’a pu être modérée, même par le danger; son orgueil est demeuré indomptable; son tempérament seul a été contenu, parce qu’elle vivait sous la pression de l’opinion publique et n’avait d’autre force que l’estime des citoyens. Loin de nous les calomnies de Tibère ! mais il est certain que de tels germes, comprimés par les circonstances contraires et la nécessité de conquérir les suffrages, prennent leur essor, se développent, éclatent comme une végétation luxuriante dans les sphères malsaines de la toute-puissance. Agrippine avait trop senti l’appât du pouvoir pour résister plus tard aux jouissances et au poison corrupteur qui sont en lui : elle eût été une de ces incarnations féminines du despotisme dont tous les pays et tous les temps montrent des exemples, mais qui n’ont jamais été plus fréquentes et plus terribles que dans l’empire romain.

Les admirateurs de Germanicus et d’Agrippine doivent donc cesser d’accuser la fortune. Grâce à l’adversité, la mémoire de Germanicus est restée pure et touchante, celle d’Agrippine héroïque et lamentable. L’un a eu trop de timidité, l’autre trop d’audace; l’un a craint d’apporter aux Romains la liberté, l’autre s’est opposée à cette marche pacifique et triomphale. Germanicus a eu l’idée sans le courage, Agrippine le courage sans l’idée : c’est pourquoi tous deux sont restés stériles dans les annales de l’humanité. Doit-on les accuser, doit-on les plaindre, malgré cette sympathie si charmante de l’histoire qui les absout? Oui certes, car, s’ils avaient eu dès le premier jour plus de générosité et de dévouement, s’ils avaient conduit la liberté depuis les bords du Rhin jusqu’à Rome, quel rôle sans pareil ! Même s’ils avaient été vaincus au pied des murs de Rome, quelle gloire! Au lieu d’une ambition éphémère, d’une popularité sans résultat, de luttes impuissantes ou de faiblesses trop expiées, ils trouvaient une incomparable grandeur, ils devenaient des génies bienfaisans; jusque dans les siècles les plus reculés, un parfum délicieux se répandait autour de leur nom; au lieu de les citer avec une indulgente pitié, tous les cœurs s’ouvraient à eux comme à des amis, et les entouraient de vénération, de tendresse, de reconnaissance, ce qui est ici-bas la consécration la plus durable et la véritable apothéose.

Ce sont les Romains surtout qu’il faut plaindre, troupeau de victimes décimé qui chaque jour méritait un peu moins d’exciter le dévouement désintéressé, et qui demeurait sous le joug sans retour, sans espoir, sans refuge, réduit à se bercer de chimères et à demander aux dieux un bon maître. Les dieux les ont exaucés avec une fidélité cruelle, comme pour mieux châtier l’abdication et la mollesse du peuple-roi. — Vos vœux sont accomplis, Romains! Ces princes que vous désiriez si ardemment, ils règnent! Ce sang adoré, il triomphe et s’est substitué au sang et au propre fils de Tibère! Cet âge d’or que vous vous êtes préparé par votre inertie et vos prières, il commence! Ces vertus héréditaires qui avaient résisté à l’adversité, elles vont être appliquées librement et souverainement! La race de Drusus et de Germanicus, vos idoles, va subir à son tour la terrible et fatale épreuve d’un pouvoir sans bornes. Voyez : c’est le fils de Germanicus, Caligula, c’est le frère de Germanicus, Claude, c’est le petit-fils de Germanicus, Néron, c’est-à-dire un fou, un imbécile et un histrion, qui vont être coup sur coup vos bourreaux et les instrumens d’une ruine politique irréparable!


BEULE.

  1. Voyez l’étude sur Germanicus dans la Revue du 1er mai.
  2. Torvus aut falsum renidens vultu.