Études et souvenirs

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Études et souvenirs
La semaine sainte à Rome
Impr. de Lepelletier.


ÉTUDES ET SOUVENIRS

ITALIE

LA SEMAINE SAINTE
À ROME
Par Henri DURANT

HAVRE
IMPRIMERIE LEPELLETIER


ÉTUDES ET SOUVENIRS

ITALIE

LA SEMAINE SAINTE À ROME




Parmi les cérémonies si nombreuses et si diverses, absurdes ou raisonnables, frivoles ou majestueuses, dont toutes les religions se sont toujours entourées pour former en quelque sorte leur partie matérielle, certes, il n’en est point qui agissent aussi puissamment sur l’esprit des masses et l’impressionnent d’une manière aussi vive que les cérémonies du culte catholique. Mais pour bien apprécier toute leur imposante splendeur et toute leur magnificence, il faut les voir dans la capitale du monde chrétien, et, dans Rome même, il faut encore pouvoir choisir, au milieu des solennités religieuses dont la ville des Papes est seule le théâtre, celles qui, par leurs formes extérieures, comme aussi par la sainteté des mystères qu’elles représentent, offrent au chrétien, au philosophe, au curieux ou à l’artiste le plus grand degré d’intérêt. Ces cérémonies sont celles de la Semaine sainte. Tout ce que la dévotion sait inventer de plus attachant, tout ce qu’il est possible de déployer de luxe et de richesse, d’abaissement d’abord, et ensuite de majesté, tout ce qui doit agir en même temps et sur les yeux et sur le cœur, tout est mis en usage par le souverain pontife et le sacré collège, pour célébrer dignement ce mystère d’ineffable amour, où un Dieu fait homme se résigne aux outrages les plus sanglants et à la mort la plus ignominieuse pour racheter l’homme qui l’a trahi, pour expier une faute qu’il n’a pas commise.

La semaine sainte par excellence, la Santa, comme disent les Italiens dans leur dévot enthousiasme, appelle chaque année dans la ville éternelle une foule immense d’étrangers de tout rang, de tout sexe et de tout âge, qui viennent de toutes les parties de l’Italie, de l’Europe et du monde, assister à ce spectacle imposant et unique, et ce n’est pas aujourd’hui, comme autrefois, quand le deuil et la solitude régnaient dans Sion, que le prophète Jérémie s’écrierait dans ses mélancoliques lamentations : « Quomodo sedet sola civitas plena populo ? facta est quasi vidua domina gentium, et egressus est a filiâ Sion omnis decorejus. » — « Comment cette cité autrefois si pleine de peuple est-elle maintenant abandonnée et déserte ? La maîtresse des nations est comme une veuve désolée, et la fille de Sion a perdu toute sa beauté. » Rome, pendant les jours saints, présente, au contraire, l’aspect le plus animé, et des flots de populations encombrent les rues et les places de la ville pontificale et se pressent dans ses profondes basiliques ; mais, il faut le dire pour être juste, au milieu de tous ces nombreux visiteurs, aussi divers de sentiments que de costumes, un plus grand nombre est attiré soit par une curiosité frivole, soit par l’amour du grandiose et du beau, soit par le désir de voir et de s’instruire, plutôt que guidé par un instinct religieux.

Le Mercredi Saint est arrivé ; déjà un voile funèbre est étendu sur la ville, et la période douloureuse des souffrances du Christ est ouverte. Dans toutes les églises, l’office des Ténèbres fait résonner sa triste et lugubre psalmodie, et le soir, quand le soleil a disparu, comme trop éclatant pour éclairer cette scène de deuil, la foule gravit le magnifique escalier du Vatican et vient attendre dans le vestibule qui précède la chapelle Sixtine que les portes du sanctuaire lui soient ouvertes. Elles roulent enfin sur leurs gonds d’airain, et toutes les places de l’auguste oratoire sont bientôt envahies. Étrangers ou Romains, princes ou sujets, dévots ou curieux, incrédules ou fidèles, ignorants ou artistes, tous, dans une sainte égalité, que la religion approuve et consacre, s’avancent, se pressent, avides de tout entendre et de tout voir.

Le Pape, pontife vénérable, entouré de tous ses cardinaux, vieillards courbés sous le poids des années et de la science, est placé sous un dais de velours appuyé contre la paroi gauche de cette chapelle, vaste comme une église vis-à-vis et à côté du grand autel, le triangle funèbre laisse scintiller les pâles lumières de ses treize cierges de cire jaune, qui l’une après l’autre, lentement, s’éteignent avec la dernière strophe de chaque lamentation du prophète, murmurée à voix basse et en intonations monotones qui en augmentent la désolante expression. Le dernier cierge, le treizième, brûle seul au sommet du candélabre symbolique, et sa lueur blafarde éclaire à peine l’enceinte sacrée et seulement assez pour en laisser voir la mystérieuse et mélancolique obscurité. Après quelques instants de recueillement, pendant lesquels cette multitude, naguère si turbulente et si tumultueuse, paraît comme frappée d’une solennelle stupeur, tout à coup, sans signal, sans avertissement, d’une sorte de galerie supérieure située à la droite de la chapelle, s’échappe comme un concert venu du ciel et chanté par des anges invisibles, une suave et divine harmonie à laquelle la majesté du lieu ajoute encore un nouveau charme. C’est le célèbre Miserere d’Allegri, sublime composition, que tant d’années n’ont pu vieillir, et qui résonne sous tes voûtes saintes avec une perfection sans rivale. Le pape auquel ce grand musicien dédia et présenta le fruit de sa religieuse inspiration en fut tellement émerveillé qu’il voulut, par un égoïsme que l’on n’ose blâmer, réserver à lui seul et à des artistes choisis par lui le privilège d’exécuter cette œuvre admirable. Il prononça une foudroyante excommunication contre quiconque chercherait à s’en rendre maître pour l’essayer ailleurs que dans sa chapelle. Mozart seul osa défier l’anathème pontifical : jeune encore, mais présageant déjà ses hautes destinées, l’auteur de Don Juan entendit la musique d’Allegri, et, extasié devant cette ravissante harmonie, il demanda la permission de copier la savante partition, pour pouvoir l’étudier et la méditer à son aise. Le Pape fut inexorable ; mais, par une gracieuseté dont il ne calculait pas toute la portée, il offrit au jeune maestro de faire exécuter de nouveau pour lui le sublime cantique. Mozart accepta avec joie cette complaisante compensation ; absorbé par la pensée qui le dominait, il suivit cette seconde exécution avec l’attention la plus scrupuleuse et la plus soutenue sûr de lui-même et tout plein des magiques accords qu’il vient d’entendre, il rentre chez lui, et là, son génie aidant sa mémoire, il retrouve toutes ces modulations si variées et si diverses, et reproduit le chef-d’œuvre. Le lendemain, le manuscrit est présenté au souverain pontife, et celui-ci vaincu par cet effort de talent surhumain, embrasse l’artiste qui l’a si noblement trahi et qui s’est vengé de son refus d’une manière si extraordinaire, si merveilleuse !

Cependant la cérémonie religieuse a suivi son cours : l’exécution du Miserere a marché, et, à chaque verset du cantique de désolation, des mélodies diverses mais aussi suaves, des harmonies variées mais également attachantes, ont été exprimées par ces voix si pures et si belles dont la réunion est unique sans doute. La perfection du chant de la chapelle Sixtine est passée en proverbe, et, cette fois, le proverbe n’a pas menti. J’ai assisté, en France et à l’étranger, aux séances musicales les plus renommées jamais je n’ai entendu une exécution aussi rigoureusement exempte non pas de fautes, mais de simples taches, non pas de défauts, mais des plus légères imperfections, et ce qu’il y a surtout de vraiment admirable, c’est ce concours si parfait de toutes ces voix, de natures diverses, de timbres différents, qui semblent n’obéir qu’à une seule et même impulsion c’est cet accord qui les marie, qui les unit si intimement l’une à l’autre, c’est cet ensemble qui les conduit si sûrement vers un but commun, c’est cette pureté, cette douceur d’intonation qui les fait s’éteindre si délicieusement et se perdre, en sons pleins de vague, comme les derniers soupirs d’une harpe éolienne…

Les chants ont cessé ; à ces sublimes accents que nous venons d’entendre a succédé un religieux silence. Alors le Pape s’avance vers l’autel, et, pendant que le pasteur prie pour ses brebis avant de les bénir, vous laissez errer vos regards étonnés sur la fresque admirable qui décore le fond de la chapelle, et que la douteuse clarté d’une lumière unique vous laisse apercevoir sans l’éclairer. Par une mystérieuse fascination à laquelle on se laisse aller sans résistance, il semble voir ces nombreuses figures, que Michel-Ange a modelées de sa main hardie, s’animer pour ainsi dire et se séparer comme au dernier jugement, en deux camps distincts, les bons avec les bons, les méchants avec les méchants, à la voix du Dieu Tout-Puissant que le grand peintre a placé à côté de sa mère divine, au milieu de son gigantesque tableau. Chef-d’œuvre de science et de génie que cette immense composition que le temps flétrit et détériore chaque jour et à laquelle un autre artiste éminent aussi, le malheureux Sigalon, a donné, pour nous, ses compatriotes et ses amis, une vie nouvelle qui lui a coûté la sienne !

Le saint-père a terminé sa prière ; il se retourne vers la foule recueillie et étend sur elle ses mains vénérables, en signe de miséricorde et de bénédiction. Alors chacun se retire en silence, tout plein des émotions reçues dans ce premier jour de deuil et de douleur, prélude sacré de nouveaux sacrifices et de nouvelles solennités.

Le Jeudi Saint, la chapelle Sixtine est pleine de bonne heure le Pape, couvert de riches vêtements sacerdotaux, et la mitre d’or sur la tête, officie, entouré de tous les hauts dignitaires du sacré collège. Au dernier Agnus Dei de la messe, les cloches de toutes les églises de Rome et en même temps celles de tous les temples de la chrétienté font entendre leur dernier tintement, glas lugubre, annonçant que l’Agneau sans tache est près de mourir à ces grandes voix d’airain qui emportaient jusques aux cieux les prières et les vœux des fidèles, a succédé un morne silence, signe de deuil et de désolation. Les autels sont dépouillés de leurs ornements, les images sont voilées, la croix est couverte d’un crêpe funèbre et le tabernacle est vide le sacrifice attend la victime, l’agonie du fils de Dieu commence et le mystère du Golgotha va s’accomplir.

Après la messe, le Pape se rend processionnellement à la chapelle Pauline, toute resplendissante de l’éclat de mille bougies, et, après avoir déposé sur le tombeau préparé pour le Sauveur des hommes l’hostie consacrée, le saint-père, à genoux, abaisse, dans la poussière, sa tête vénérable, et frappe sa poitrine en appelant la miséricorde du Tout-Puissant et le pardon de son divin fils sur les crimes de l’humanité. À cette même place, après le souverain pontife, chacun des cardinaux, chacun des assistants vient se prosterner et prier à son tour, et, de la chapelle Pauline à Saint-Pierre, de Saint-Pierre à toutes les églises de Rome et du monde, la foule se presse en stations religieuses pour adorer l’homme Dieu qui meurt sur un gibet infâme, en expiation du crime de ses bourreaux.

Jusqu’à ce moment, le Pape était le premier après Dieu ; la majesté la plus imposante entourait le successeur du prince des apôtres, qui recevait de tous, prélats ou laïques, prêtres ou séculiers, les hommages et les déférences que sa dignité et son caractère méritent. Maintenant en signe d’humilité chrétienne, le Roi spirituel va dépouiller sa grandeur ; il dépose ses riches vêtements pontificaux pour revêtir l’habit d’un simple lévite. Ses mains puissantes, qui ont le pouvoir de lier et délier sur la terre ce qui sera lié et délié dans le ciel, il les abaisse aux soins les plus vulgaires, et lui, maitre et souverain pontife, il se fait le serviteur de ses sujets.

Dans une des chapelles latérales de la basilique de Saint-Pierre au milieu d’une foule immense, attirée par l’étrangeté du spectacle, douze prêtres, douze pauvres pélerins, nés chacun dans une nation différente, sont les objets d’une bien touchante cérémonie. Le premier vicaire de Dieu se présente devant chacun d’eux et lave leurs pieds meurtris, donnant, par cet acte de servitude, un religieux exemple d’abnégation et d’humilité. Mais ce n’est pas tout encore ; bientôt les mêmes douze pélerins et leur même serviteur auguste ont traversé ces admirables galeries où Raphael, l’immortel artiste, prodigua les trésors de son génie inépuisable. Prêtres et pontife sont réunis dans une des salles hautes du Vatican où la même foule qui avait assisté au lavement des pieds, veut aussi être témoin de la Cène ; mais la salle de Clément VIII est moins vaste que la basilique, et un petit nombre de spectateurs plus empressés, plus diligents, plus adroits, peut seul pénétrer dans l’enceinte sacrée où l’agape sainte est préparée pour ces lévites figurant les apôtres. Le Pape, après avoir béni les aliments qu’ils vont prendre et qu’il leur présente lui-même, en continuant auprès d’eux son humble ministère, ajoute une faveur nouvelle à l’honneur qu’ils reçoivent. Il leur donne un témoignage de sa munificence et de sa charité en mettant à leur disposition non seulement toutes les provisions qui n’ont pas été consommées, tous les vases, toute l’argenterie qui ont servi à la Cène, mais encore une certaine somme pour les aider à terminer heureusement le saint pélerinage qu’ils ont entrepris.

Le Vendredi, même deuil, mêmes désolations partout l’Église pleurant son divin maître, est abîmée, anéantie dans ses douleurs, et selon l’expression du prophète « La joie est bannie du cœur de tous les concerts sont changés en lamentation » Dans les temples où se renouvellent les religieuses stations de la veille, même empressement de fidèles, même concours de curieux, et, le soir, quand la nuit va venir, quand les pâles lueurs du crépuscule s’étendent sur la cité silencieuse et morne, toute cette multitude disséminée dans les mille oratoires de la ville sainte accourt vers un point unique et pénètre dans Saint-Pierre, l’immense basilique dans laquelle une musique religieuse et savante va faire ses plus majestueux accents : l’hymne de toutes les douleurs est entonnée en l’honneur de la mère du Christ comme pour la consoler de l’opprobre et des souffrances de son fils, homme et Dieu tout ensemble. Le Stabat de Pergolèze retentit sous ces voûtes profondes, exécuté par d’habiles chanteurs (lui en font admirablement ressortir et comprendre toutes les beautés. Quelle déchirante expression dans ces graves et mélancoliques accords que le cœur de l’artiste plus encore que sa science a trouvés ! Quelles douloureuses inspirations dans ces phrases tristement harmonieuses et sublimes qui retracent d’une manière si palpitante les angoisses de ce cœur de mère dùm pendebat filius, pendant que son fils bien-aimé expire innocent et meurt de la mort des infâmes !

Le mystère touche à sa fin, et le Samedi qui précède le jour de Pâques, pendant la messe célébrée dans le premier temple de la catholicité, dans la basilique de Saint-Jean de Latran, l’auguste métropole, quand le prêtre délégué par le souverain pontife entonne d’une voix solennelle le Gloria in excelsis, alors, et comme mises au même instant en mouvement par une commotion électrique, dans Rome et dans tout l’univers, les cloches de toutes les églises muettes depuis si longtemps, recommencent leurs bruyants concerts, et annoncent au monde racheté que l’œuvre d’amour est accomplie et qu’il ne restera plus bientôt qu’une tombe vide au pied du Calvaire et sur l’autel un Dieu ressuscité. Dans cet instant l’enthousiasme italien ne connaît plus de bornes ; il se manifeste en trépignements, en cris de joie et de jubilation que la majesté du lieu est impuissante à contenir, et toutes ces populations naguère si douloureusement affectées, si tristes hier, aujourd’hui partageant l’ivresse et le bonheur de l’Église, sincères dans leurs tristesses comme dans leurs joies, semblent renaitre avec le fils de Dieu.

Après la bénédiction de l’Encens et du Cierge pascal, le magnifique baptistère, érigé par Constantin-le-Grand, devient le théâtre de l’intéressante cérémonie du baptême des Catéchumènes. Une urne antique de basalte, s’élevant dans une cuve de granit entourée d’une galerie octogone, sert de fonds-baptismaux, et là, au milieu de la foule qui applaudit les nouveaux adeptes de la religion catholique, juifs, mahométants, vieillards, enfants, nègres, blancs ou mulâtres, tous confondus dans une même égalité de sentiments et de croyance, viennent recevoir l’eau lustrale qui doit les laver de leurs souillures et les régénérer dans la foi nouvelle qu’ils viennent d’embrasser pour toujours.

Ce jour là, les églises retrouvent toute leur splendeur, les autels reprennent tous leurs ornements, les crêpes lugubres qui voilaient la croix et les images disparaissent et sont remplacés par des rubans et par des fleurs. Tout le monde se prépare à la fête du lendemain, et le soir à chaque coin de rue, dans son petit temple angulaire, la Madone parée de ses plus beaux habits et de ses plus brillantes pierreries, éclairée par une lampe neuve, reçoit des félicitations et des hommages, comme une bonne mère à laquelle on s’empresse de venir avec joie annoncer le retour de son enfant. À Rome, le culte de la mère de Dieu est le culte vraiment populaire chaque quartier, chaque rue, chaque maison a sa Madone, divinité protectrice du foyer, bienveillante médiatrice entre la terre et le ciel, c’est devant elle que la jeune épouse vient prier pour obtenir son premier né ; c’est elle que la mère alarmée implore pour éloigner du berceau de son fils la maladie et la mort ; c’est elle que la jeune fille invoque pour rendre plus fidèle l’amant qui la trahit ; c’est à elle que le jeune homme a recours pour rendre plus sensible celle qu’il aime et qui le repousse c’est encore à la Madone, sourde cette fois à ces prières sacrilèges, que s’adressent et la jeune fille et le jeune homme pour demander le malheur d’une rivale ou le trépas d’un ennemi.

Enfin la dernière journée de cette semaine auguste est arrivée ; le jour de Pâques a paru, et tout, dans la ville sainte, annonce l’allégresse commune. Cette multitude que nous avons déjà vue si compacte et si nombreuse s’augmente à chaque instant de nouveaux venus qui, n’ayant pu assister aux cérémonies des jours précédents, veulent du moins être témoins de la dernière, la plus imposante peut-être, la plus importante sans doute, puisqu’un certain nombre d’indulgences y est attaché : c’est la grande bénédiction pontificale dont tout le monde veut avoir sa part. Dès le matin, la place de Saint-Pierre et les environs présentent le spectacle le plus animé et le plus varié : à côté des riches carrosses des cardinaux tout resplendissants de dorures, à côté des myriades de laquais qui les entourent, auprès de leurs fringants attelages qui piaffent sous leur harnachement barriolé, on voit les équipages somptueux des ambassadeurs, des princes et des rois qui viennent aussi concourir à la majestueuse splendeur de la fête ; à côté des Cent-Suisses du Pape, dont le bizarre costume attire les regards de tous, sont rangées les autres troupes pontificales portant à leurs coiffures une feuille de laurier bénit des officiers italiens ou étrangers, aux brillants uniformes, la poitrine couverte de décorations, circulent en tous sens des femmes jeunes ou vieilles, laides ou jolies, toutes richement ou coquettement parées, se mêlent aux groupes des plus curieux, et avec leur persistance féminine, se pressant, se poussant, arrivent au premier rang pour être mieux à portée de tout entendre et de tout voir. Les Anglais, voyageurs intrépides et infatigables, que l’on trouve partout, excepté chez eux, sont en grand nombre et se distinguent partout par leur caractère méditatif et leur air ennuyé. Les Français aussi sont faciles à reconnaître à cette allure sans gêne et à ces façons dégagées qui ne les abandonnent jamais impressionnables à Rome comme à Paris, mais toujours d’une grande mobilité d’esprit et de sentiments, les émotions les plus diverses se succèdent rapidement chez eux et se laissent aisément deviner sur leur physionomie ouverte et franche. Ils réfléchissent à la grave majesté du sujet qui les réunit en ce jour solennel, ou méditent une plaisanterie peu convenable et pour le temps et pour le lieu et du même coup d’œil, par le même lorgnon d’écaille, ils fixent d’une manière impertinente la femme qui leur sourit ou mesurent du regard la coupole admirable que Michel-Ange a suspendue dans les airs et qui les écrase de sa masse imposante. Sur la triple rampe de marbre qui conduit de la place à la basilique sont échelonnés en amphithéâtre et le mendiant romain, presque nu comme le lazzarone napolitain, et le paysan de la Cervara avec son costume si pittoresque, et les femmes de Tivoli avec leurs robes bariolées, et l’habitant de la Solfatara dont le teint hâve et les membres amaigris accusent l’influence pernicieuse du lac empoisonné, et le robuste gardien de buffles des Marais-Pontins à la large poitrine, aux formes athlétiques, et le Fra-Diavolo des Abruzzes dont le poignard, en forme de croix, brille sous la veste de velours, et les jeunes filles d’Albano si gracieuses, si fraîches, si jolies, et toute cette population enfin si différente de costumes, de mœurs et de langage.

Il est dix heures, les portes de la basilique s’ouvrent toutes grandes, et du fond de la place, comme de l’intérieur de l’enceinte, on peut assister à la messe pontificale et voir officier le vicaire du Christ ; après avoir, selon l’usage antique et solennel reçu de tous les cardinaux et de tous les hauts dignitaires présents à la cérémonie l’hommage qui lui est dû comme au représentant de Dieu sur la terre, dans ce même temple bâti sur les ruines du Cirque de Néron, à cette même place abreuvée si souvent du sang des martyrs, sur cet autel qui renferme la dépouille mortelle du prince des apôtres, le souverain pontife célèbre le sacrifice divin. La messe est terminée alors, sur de riches coussins on présente au Saint Père les vases sacrés dont lui seul a le droit de se servir : l’église, déployant ce jour-là toutes ses magnificences, fait passer successivement devant lui et les joyaux si précieux dont la piété des fidèles lui a fait hommage, et les riches bijoux dont les rois et ses papes l’ont dotée, et la triple couronne, symbole de sa puissance. Précédé de ces nobles insignes, le ministre de Dieu, élevé sur un trône porté par les Pénitenciers de Rome, fait processionnellement le tour de l’immense métropole, et le cortége, sortant ensuite par la porte principale, tourne sur sa gauche et monte lentement les gradins de marbre du Vatican au milieu d’une triple haie de moines, de soldats et de curieux. C’est alors et pendant que la religieuse procession poursuit sa marche cachée dans les longs corridors et du palais et du temple, que la foule attentive fixe ses regards avides sur le grand balcon où le pape va bientôt se montrer dans toute sa gloire apostolique ; il y a là un moment d’indéfinissable émotion !… Tout à coup mille cris, mille viva se font entendre : le souverain pontife a paru et nous allons assister à la bénédiction qu’il va donner Urbi et Orbi, à sa ville et au monde.

Cette solennité religieuse a un caractère d’imposante grandeur dont je ne m’étais pas fait une idée complète avant d’en avoir été moi-même le témoin, et, telle est l’impression qu’elle produit sur les esprits, même les plus prévenus, que parmi ces cent mille spectateurs il n’y a plus en ce moment d’incrédules devant Saint-Pierre : sectaires ou catholiques, esprits forts ou croyants, tous irrésistiblement entraînés s’abaissent et tombent à genoux sous la main du pontife qui bénit. Sur la façade de l’antique cathédrale, à une hauteur prodigieuse, s’élève, comme suspendu dans les airs, un trône de velours rouge magnifiquement décoré ; le pape, dans ses plus riches habits pontificaux, la tiare sur la tête, entouré de tous ses cardinaux, soixante vieillards à cheveux blancs, appelle la bénédiction du Ciel sur cette foule immense répandue en flots pressés, et dans le vaste cirque que l’architecture théâtrale du Bernin enveloppe de ses majestueuses colonnades, et dans les recoins les plus éloignés du trapèze des Rusticcuci ; toutes les rues aboutissant à ces deux places, encombrées comme elles d’équipages, de troupes, d’étrangers et de peuple ; du monde partout, à toutes les fenêtres, sur tous les toits, et cette multitude naguère si bruyante et si tumultueuse, maintenant silencieuse et recueillie, priant avec le pontife au milieu d’elle, entre les deux magnifiques fontaines de Maderne, qui font jaillir en gerbes étincelantes leurs jets d’eau éternels, l’obélisque d’Alexandrie se dressant de toute sa hauteur comme pour montrer plus loin le signe de la rédemption qui brille à son sommet ; sur ce grandiose tableau, les cloches des trois cents églises de Rome sonnant à toute volée, le bourdon de Saint-Pierre les dominant toutes de ses lents et majestueux tintements ; en face, les canons du fort Saint-Ange, mêlant à ce concert d’airain leurs grondements et leurs éclats, et ce spectacle imposant éclairé par le soleil d’Italie : non il n’est pas de paroles pour exprimer les émotions dont on se sent pénétré dans ce moment, lorsque surtout on a dans le cœur quelque croyance, et dans la tête quelque enthousiasme.

Le jour de Pâques se termine par la double illumination de Saint-Pierre et par la brillante Girandola du Mausolée d’Adrien. Nous ne faisons qu’indiquer en passant ces fêtes purement mondaines et populaires, dont quelques détails très-peu édifiants, dont quelques scènes trop méridionales n’ont point ici leur place non miscenda profana sacris.

Ainsi se succèdent les douleurs et les joies dans cette période sacrée des jours saints ; ainsi s’écoule dans le deuil et les larmes d’abord, dans l’allégresse, la jubilation et les plaisirs ensuite, cette semaine auguste, pendant laquelle l’église déploie ses pompes les plus solennelles. Ces graves et majestueuses cérémonies laissent dans l’âme des cent mille spectateurs qui en sont les témoins des impressions diverses sans doute, mais aussi profondes pour tous. Il y a pour le croyant un mystère incompréhensible d’amour, pour le chrétien un sujet de consolation et d’espoir, pour le philosophe un objet de méditation, pour l’esprit-fort au moins un doute, pour l’artiste, enfin, le plus heureux de tous, parce qu’il croit et parce qu’il comprend, il y a de généreuses et nobles inspiration et le plus magnifique tableau.