Études financières. — Les anciennes gabelles et l’impôt du sel

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Études financières. — Les anciennes gabelles et l’impôt du sel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 187-204).
ÉTUDES FINANCIÈRES

LES ANCIENNES GABELLES ET L’IMPÔT DU SEL.

Depuis la mort de Colbert, c’est-à-dire depuis le 6 septembre 1683, un seul exercice, celui de 1829, s’est soldé par un excédant de recettes, sans emprunts, sans surtaxes, sans suspension de l’amortissement, sans contributions de guerre levées en pays ennemi. Cet excédant s’élevait à près de 80 millions ; mais c’est là un phénomène financier qui ne s’est plus reproduit. La révolution de juillet, toute pacifique qu’elle fût, jeta une perturbation profonde dans la fortune publique ; les six premières années du nouveau règne furent marquées par des crises continuelles, et ce n’est guère que vers 1836 que la prospérité reprit son essor, que les recettes arrivèrent à peu de chose près à couvrir les dépenses. Les subventions accordées par l’état aux chemins de fer, le développement de la viabilité, les grands travaux d’utilité publique, les armemens nécessités en 1840 par la question d’Orient, forcèrent le gouvernement de juillet à recourir à quelques emprunts ; cependant le chiffre de ces emprunts fut toujours très modéré. La dette inscrite ne s’était augmentée en dix-huit ans que de 14 millions de rentes annuelles, le 5 pour 100 avait atteint 126 francs, le 3 92 francs ; le crédit de l’état était assis sur les bases les plus solides. On pouvait espérer de voir se réaliser dans un avenir prochain cet équilibre que Sully, Colbert et les derniers ministres de la restauration étaient seuls parvenus à établir depuis le jour où Philippe le Bel avait posé la base du système moderne par la création des impôts d’état, étendus à toutes les classes et à toutes les provinces du royaume, lorsque la révolution de février vint brusquement renverser tous les calculs et détruire toutes les espérances.

A dater de cette époque, le budget et la dette suivent d’année en année une effrayante progression. Sous la seconde république, les impôts fonciers et personnels s’augmentent de 219,667,727 francs; les impôts indirects, qui donnent la mesure de l’aisance des populations, perdent 141 millions. L’amortissement est suspendu, ainsi que le remboursement en numéraire des bons du trésor et des dépôts faits aux caisses d’épargne, et la dette inscrite est portée à 227 millions de rentes annuelles, soit en une seule année 51 millions de plus que sous le règne de Louis-Philippe.

Ce n’était point le second empire qui pouvait rétablir l’équilibre. De 1852 à 1864, 239 millions furent ajoutés à la dette inscrite. La guerre du Mexique vint encore aggraver les charges, et la guerre contre l’Allemagne, en nous attirant les plus terribles désastres, nous a mis en présence d’une situation financière qui rappelle les plus tristes jours de notre histoire. Aujourd’hui, par suite des fatalités de la défaite, le capital de notre dette s’élève à plus de 20 milliards, notre budget à 2 milliards 406 millions, non compris les dépenses départementales, et près de la moitié de cette énorme somme est absorbée par l’intérêt de la dette. L’illustre homme d’état à qui la France a confié ses destinées a fait tout ce qu’on pouvait attendre de son patriotisme et de sa haute raison pour relever les ruines amoncelées sous nos pas. Le pays s’est soumis sans murmure à tous les sacrifices pour payer la rançon de la France aux Germains, comme Charles le Gros, dans la décadence carlovingienne, l’avait payée aux pirates normands. L’Europe nous a donné un éclatant témoignage de sa confiance et de sa sympathie en s’associant à nos emprunts avec un empressement dont on ne trouve aucun exemple dans l’histoire des autres peuples, — et pourtant, malgré la bonne volonté de tous et les immenses ressources de notre agriculture et de notre industrie[1], le redoutable problème de l’équilibre budgétaire est loin d’être résolu.

Pour faire face aux 600 millions de dépense annuelle que nous a imposés la guerre de Prusse, il a fallu épuiser toutes les inventions de la fiscalité, augmenter les anciens impôts, en créer de nouveaux, et fouiller la société dans ses profondeurs comme les pionniers californiens fouillent la terre pour y chercher de l’or; mais les augmentations et les nouvelles taxes peuvent compromettre, anéantir même certaines industries, elles peuvent diminuer dans une forte proportion le chiffre des recettes, car l’impôt se détruit lui-même par sa propre exagération, soit en provoquant une contrebande active, soit en ralentissant la consommation, soit enfin en nécessitant des frais de perception qui absorbent une partie de ses produits. Ce sont là des vérités élémentaires; les faits qui se passent sous nos yeux, la discussion du budget de 1873, les rapports des commissions de l’assemblée nationale, ne les confirment que trop, et les preuves à l’appui sont malheureusement trop nombreuses.

Ainsi les postes, qui figuraient au budget des recettes de 1872 pour 117,628,000 francs, ne sont portées au budget de 1873 que pour 114,128,000 francs, et pour les neuf premiers mois de l’exercice courant elles accusent un déficit de plus de 9 millions, ce qui tient exclusivement à la surtaxe territoriale et locale des 5 centimes. L’impôt sur le sucre, qui donnait 40 millions, n’en donnera plus que 30, bien qu’il ait été augmenté de 50 pour 100, parce que la fraude s’est organisée sur la plus grande échelle, et qu’elle est favorisée par un mode vicieux de perception; il en est de même pour le tabac, de même pour les poudres. L’impôt sur les chevaux et les voitures porte un coup fatal à notre industrie chevaline, déjà si peu prospère, et qui ne réalise aujourd’hui quelques bénéfices qu’en vendant, par l’intermédiaire d’agens anglais, ses chevaux de trait à l’intendance prussienne pour la remonte de l’artillerie de l’empereur Guillaume. L’impôt si vivement discuté sur les matières premières semble également devoir donner lieu à de graves mécomptes, et ce qui résulte en définitive de l’application du nouveau système, c’est que les recettes de 1872 resteront de 160 à 200 millions audessous des prévisions budgétaires.

Il y a là un fait inquiétant pour l’avenir, car l’évaluation anticipée des recettes n’est et ne peut être exacte que pour les contributions directes, dont le rendement est connu d’avance et le recouvrement assuré, sauf quelques non-valeurs relativement peu importantes; pour tout le reste, douanes, tabacs, boissons, voitures, matières premières, timbre, etc., les fixations laissent toujours un aléa considérable, en raison de l’influence que peuvent exercer sur la consommation, la circulation et les transactions commerciales, la politique intérieure, les agissemens des partis, les crises agricoles ou industrielles, les conditions climatériques, les relations internationales. Or les contributions indirectes forment le plus gros chapitre de notre budget, et, comme les dépenses sont fixées, non pas sur les recettes effectives, dont le chiffre ne peut être exactement déterminé à l’avance, mais sur les recettes présumées, c’est-à-dire sur de simples probabilités, nous sommes exposés à voir nos exercices futurs se solder encore avec un découvert plus ou moins considérable, comme dans la présente année 1872. Dans les temps ordinaires, un découvert de 150 à 200 millions serait facile à combler; dans les circonstances actuelles, ce serait un véritable désastre, car on ne pourrait y porter remède qu’en suspendant l’amortissement. Que faut-il faire pour le prévenir?

Ici les difficultés surgissent de toutes parts, et le problème est trop complexe pour que nous l’abordions dans son ensemble, et surtout pour que nous ayons la prétention de le résoudre; mais, en attendant que l’application des nouveaux impôts ait permis d’en vérifier les avantages et les inconvéniens et d’y introduire, en se fondant sur l’expérience à laquelle rien ne supplée, les améliorations qui peuvent les rendre tout à la fois moins onéreux aux contribuables et plus productifs pour le trésor, nous voulons chercher si par hasard on n’aurait point laissé perdre en partie, par des dégrèvemens que rien ne justifiait, l’une de nos plus importantes ressources financières, l’une de celles qui peuvent donner les produits les plus certains, les plus réguliers, sans entraîner aucuns frais supplémentaires de recouvrement, rapporter beaucoup sans surcharger les populations, et diminuer dans une large mesure les chances du découvert que peuvent laisser après elles nos contributions indirectes. Cette ressource, c’est l’impôt du sel.

On s’étonnera peut-être que dans un temps de démocratie, où l’amélioration du bien-être matériel des classes laborieuses est considérée comme l’un des premiers devoirs des économistes et des gouvernemens, nous venions, au nom de l’équilibre du budget, prendre la défense d’une taxe souvent condamnée comme désastreuse pour les consommateurs peu aisés, comme essentiellement préjudiciable à l’agriculture, à l’alimentation publique, à l’industrie, à la pêche côtière, à la grande pêche, aux intérêts de notre marine marchande. Pour nous, la question se résume en quelques mots : l’impôt du sel justifie-t-il les accusations dont il est l’objet? Faut-il chercher la cause de son impopularité dans la taxe en elle-même, telle qu’elle est établie depuis le commencement du siècle, ou dans des souvenirs qui remontent à l’époque où, sous le nom de gabelles, il formait le dixième environ des revenus de la monarchie? La réprobation dont quelques hommes politiques l’ont frappé a-t-elle toujours eu pour seul mobile l’intérêt des consommateurs? Peut-on enfin lui demander plus qu’il ne donne sans jeter dans la vie économique du pays une nouvelle et regrettable perturbation? Telles sont les questions auxquelles nous allons essayer de répondre, en montrant d’abord ce qu’était cet impôt sous l’ancien régime.

I.

Les érudits ont longuement disserté sur la question de savoir à quelle époque remontait en France la gabelle du sel. Les uns en ont attribué rétablissement à Philippe-Auguste, les autres à saint Louis ou à Philippe de Valois. Ou trouve en effet, dès le XIIe siècle, des droits sur cette denrée; mais ces droits n’étaient que des péages féodaux, et la gabelle, comme impôt royal, date très certainement du règne de Louis X. Une ordonnance de ce prince porte que, les fraudes et les exactions commises par les marchands de sel étant une cause de misère pour le peuple, le commerce de cette denrée sera fait à l’avenir par les officiers royaux. En 1342, Philippe de Valois, pour régulariser l’action de ces officiers, institua, sous le nom de greniers à sel, des juridictions qui connaissaient de tous les faits relatifs à la vente de cette marchandise, à la perception des taxes dont elle était frappée, et qui jugeaient au criminel les fraudeurs et les contrebandiers. Ce fut là l’origine du monopole que le gouvernement de l’ancien régime a exploité pendant cinq cents ans avec une rigueur qui ne rappelle que trop l’implacable dureté du fisc impérial romain. Le sel, pour parler le langage du temps, fut incorporé au domaine, c’est-à-dire qu’il devint la propriété exclusive du roi, une sorte de substance privilégiée que Dieu avait créée tout exprès pour alimenter son trésor. On ne pouvait l’extraire des mines ou des eaux de la mer sans son autorisation, on ne pouvait le vendre à d’autres qu’à lui, l’acheter à d’autres qu’à lui, et toujours au prix qu’il fixait lui-même.

Le gouvernement, maître absolu de la matière imposable, ne se contentait pas d’exagérer les tarifs de vente et de les doubler arbitrairement d’un jour à l’autre; il forçait les contribuables à prendre chaque année une quantité de sel déterminée, ajoutant ainsi la consommation forcée au monopole, et, pour s’assurer que le fisc ne perdait aucun de ses droits, il exerçait un espionnage de tous les instans ou plutôt une inquisition aussi ombrageuse que l’inquisition catholique. Cette surveillance était d’autant plus vexatoire qu’elle était confiée à des commis ramassés dans les bas-fonds de la société, que l’on avait soin de choisir, comme le dit un vieil économiste, parmi les animaux les plus terribles, pour effrayer les populations et leur montrer qu’elles n’avaient à espérer aucune pitié, si elles osaient se permettre la moindre résistance.

Malgré quelques adoucissemens passagers, l’administration des gabelles fut aussi oppressive, plus oppressive même sous les Bourbons que sous les Valois, car les dépenses de l’état étaient plus fortes, le pouvoir royal plus absolu ; les états-généraux, réunis pour la dernière fois en 1614, ne pouvaient plus protester, comme ils l’avaient fait au XIVe et au XVe siècle, « contre les violences, injustices et rançonnemens des gabeleurs, et les charges importables, mortelles et pestiférés qui travaillaient merveilleusement le pauvre peuple. » Le fisc pouvait tout se permettre, et les précautions les plus minutieuses, les plus tyranniques même, étaient prises pour que le sel du roi, qu’on appelait aussi sel de devoir, entrât seul dans la circulation. Les habitans voisins des mines et les riverains de l’Océan se voyaient soumis à un véritable état de siège, et, comme le dit l’intendant des finances Moreau de Beaumont, dont le témoignage ne saurait être suspect, puisqu’il était à la tête de l’administration, « malheur à l’habitant du littoral qui, s’autorisant de la liberté naturelle, aurait été prendre de l’eau de mer pour la mêler avec de l’eau douce et l’aurait employée à faire cuire les légumes qui composaient sa seule nourriture ! » Les animaux eux-mêmes étaient mis en surveillance, et, quand ils approchaient des marais salans ou des grèves que le retrait des marées laissait à découvert, on les confisquait au profit du trésor.

Les gabeleurs fixaient tous les ans la quantité de sel que chaque famille devait acheter dans les greniers royaux, sans tenir aucun compte de ses besoins et de ses ressources. Ils en réglaient ensuite l’emploi livre par livre, ou plutôt poignée par poignée : il y en avait tant pour la salière, tant pour le pot-au-feu et pour les viandes de conserve, tant pour les hommes, les femmes et les enfans. Les commis pénétraient sans cesse dans les maisons pour recenser les individus, constater que les règlemens n’étaient pas enfreints, et que les consommateurs n’employaient point par exemple à saler du lard ce qui leur avait été assigné pour saler leur soupe. L’absurdité du formalisme était poussée si loin, qu’en vertu d’une ordonnance de janvier 1629 les étrangers qui approvisionnaient la France de morue et de saumon étaient tenus, en passant la frontière ou en abordant sur les côtes, de jeter le sel de leurs barils comme immonde parce qu’il n’avait pas été pris dans les greniers du roi.

Malgré les besoins du trésor, la permanence du déficit et l’âpreté du fisc, le régime des gabelles ne fut jamais étendu à la France entière. Un certain nombre de provinces avaient stipulé, au moment de leur annexion, qu’elles n’y seraient point assujetties ; d’autres s’en étaient rachetées, d’autres encore en avaient obtenu l’exemption en récompense de leurs services militaires et de leur attachement à la cause nationale, de telle sorte que, dans ce royaume formé de lambeaux péniblement arrachés l’un après l’autre à la féodalité ou à l’étranger, les contribuables se trouvaient soumis. pour le même impôt, à des conditions très différentes, suivant les lieux qu’ils habitaient. A la veille même de la révolution, on distinguait encore les provinces de grandes gabelles, — de petites gabelles, — de salines, — les pays du quart bouillon, — les provinces rédimées, et les provinces franches. Les provinces de grandes gabelles comprenaient les plus anciennes enclaves de la monarchie; elles s’approvisionnaient dans les greniers du roi, la consommation forcée y était établie, et c’était sur elles que l’exploitation fiscale s’exerçait avec le plus de rigueur. Les provinces de petites gabelles s’approvisionnaient également dans les greniers; elles étaient sujettes aux mêmes tarifs, mais la consommation y était libre. Les provinces de salines subissaient la consommation forcée; cependant, comme elles alimentaient les greniers, elles payaient le sel moins cher que dans les deux premières zones. Les provinces rédimées ne payaient rien et jouissaient d’une liberté complète, parce qu’elles s’étaient rachetées sous Henri II moyennant 1,700,000 livres; il en était de même des provinces franches, Bretagne, Artois, Flandres, Trois-Évêchés, Basse-Navarre, c’est-à-dire des provinces le plus récemment annexées ou conquises, les rois ayant cherché à gagner leur attachement et leur fidélité par des privilèges d’exemption. Enfin les pays de quart bouillon, tout en jouissant de certaines immunités, ne pouvaient user que du sel produit sur les lieux mêmes par l’ébullition du sable imprégné d’eau de mer.

Au milieu de cet enchevêtrement, la consommation variait, suivant les lieux, entre 9 livres et 25 livres par tête; elle rapportait au fisc 30 millions sous Louis XIV, et 58 sous Louis XVI; mais, par suite des franchises locales, cette somme n’était prélevée que sur les deux tiers environ de la population totale, soit 16 millions de contribuables, et encore fallait-il déduire de ces 16 millions les privilégiés de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie, car, s’il était admis en principe que les trois ordres étaient soumis aux impôts de circulation et de consommation, y compris les gabelles, une foule d’individus trouvaient moyen de s’en faire exempter, soit par faveur, soit par argent. Une grande partie du fardeau se trouvait ainsi rejetée sur les non-privilégiés, qui payaient pour les autres, et, comme tous les impôts exagérés, inégalement répartis et durement perçus, les gabelles, depuis le XIVe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, donnèrent lieu aux plus vives réclamations, et produisirent les mêmes effets que tous les impôts entachés des mêmes vices, c’est-à-dire la contrebande et la révolte.

Ce n’était point seulement aux frontières du royaume, c’était au cœur même de la France que la contrebande s’exerçait sur la plus grande échelle. Les droits étant très élevés dans certaines zones, et le prix de revient très minime dans d’autres, elle offrait de grandes chances de bénéfices, et elle s’était organisée comme une industrie régulière, comme une sorte de commandite commerciale, dont les contribuables s’empressaient de seconder les opérations, pour les venger du fisc. Les faux-sauniers, bien armés et bien montés, se réunissaient par bandes de trois ou quatre cents, livraient des combats en règle aux gabeleurs, et forçaient les lignes des douanes intérieures. Les soldats eux-mêmes prenaient part à ce trafic. Sous Louis XIII et sous Louis XIV, on vit des compagnies entières faire la fraude, d’accord avec leurs officiers, qui partageaient les bénéfices, ou qui fermaient les yeux quand ils n’avaient point d’argent pour payer leurs hommes, comme le colonel de Pontis, qui se vante, dans ses Mémoires, d’avoir trouvé le moyen de faire vivre ainsi son régiment, « sans que le roi ait eu rien à débourser. »

Au désordre de la contrebande s’ajoutaient, comme nous l’avons dit déjà, les désordres sanglans de l’émeute. Reims, Dijon, Rouen, furent le théâtre, au XVe siècle, de troubles très graves, uniquement provoqués par la tyrannique administration des gabelles. En 1548, les paysans se rassemblèrent au nombre de 40,000 dans les environs de Cognac et de Châteauneuf ; ils mirent les troupes royales en déroute, s’emparèrent de Saintes, qu’ils livrèrent au pillage, ravagèrent les environs d’Angoulême, de Poitiers et de Blaye, et firent sommer Bordeaux de leur fournir un contingent d’hommes armés et équipés. La populace de cette ville, surexcitée par leur approche, brûla les gabeleurs, pilla les maisons des riches, resta en état de révolte ouverte pendant tout un mois, et le gouvernement, pour la faire rentrer dans le devoir, fut obligé de mettre en campagne un corps de 6,000 hommes sous les ordres du duc d’Aumale et du connétable de Montmorency. Des faits analogues se passèrent dans la Bretagne en 1675, c’est-à-dire au moment où Louis XIV était à l’apogée de sa puissance : quatorze paroisses du pays d’Armorique publièrent sous le nom de Code paysan les statuts d’une association qui avait pour objet de faire abroger l’impôt du papier timbré, de la marque des ouvrages d’étain et du sel. « Il est défendu, disait le Code paysan, à peine d’être passé par la fourche, de donner retraite à la gabelle ou à ses enfans, de leur fournir ni à manger ni aucune commodité ; mais au contraire il est enjoint de tirer sur elle comme sur un chien enragé. » Cet ordre fut ponctuellement suivi depuis Douarnenez jusqu’à Concarneau, et cette fois encore il ne fallut pas moins de 6,000 hommes des meilleures troupes du roi pour rétablir l’ordre[2]. Au lieu de réformer les abus qui soulevaient les populations, le gouvernement déployait pour les maintenir une impitoyable rigueur. Les moindres contraventions étaient punies de fortes amendes, et, comme les délinquans se trouvaient presque toujours hors d’état de les payer, tous les habitans de la paroisse en étaient rendus solidaires. On avait recours, pour arrêter la contrebande, « à des peines extravagantes et pareilles à celles que l’on inflige pour les plus grands crimes[3]. » Les cahiers des états de 1484 constatent que dans l’espace de quelques années plus de cinq cents faux-sauniers avaient été exécutés rien que dans le Maine, l’Anjou et le pays chartrain. La mort, dans les derniers siècles, fut remplacée par la prison, le fouet, la marque et les galères. Sous Louis XIV, on arrêtait en moyenne chaque année 2,000 hommes, 1,800 femmes, 6,500 enfans. Sur ce nombre, 300 individus de tout âge étaient envoyés aux bagnes pour le reste de leurs jours, et sous Louis XVI on y comptait encore 1,800 forçats exclusivement condamnés pour faux-saunage. Quant aux révoltes, on peut dire qu’elles étaient noyées dans le sang. Les chefs du mouvement de 1548 périrent tous dans d’affreux supplices à Saintes, à Angoulême et à Bordeaux; les paysans des paroisses unies du pays d’Armorique, les bonnets rouges, comme on les appelait, furent décimés, et Mme de Sévigné, qui déraisonne toujours et qui perd la pudeur de la pitié quand il s’agit des vilains, eut la satisfaction, en se rendant à sa terre des Rochers, de les voir pendus aux arbres des routes et des villages, comme elle l’avait souhaité, « pour leur apprendre à parler. »

Cinq siècles d’oppression fiscale avaient amassé dans toutes les classes de la vieille société française des ressentimens profonds contre les gabelles. Les états-généraux de 89 déclarèrent que cet impôt détesté devait disparaître à jamais. Le premier acte des vengeances populaires, dans l’irrésistible mouvement de la révolution, fut de piller les greniers et de brûler les bureaux des gabeleurs. Le sel du roi avait fait son temps comme la royauté capétienne elle-même, et la loi du 10 mai 1790 vint détruire le monopole qui depuis Philippe de Valois avait soulevé « la malgrâce des grands comme des petits; » mais elle n’en a point effacé le souvenir, car il est des institutions qui disparaissent sans se faire oublier, quand elles ont été une source d’oppression et de misère, témoin l’inquisition, la dîme et les droits féodaux[4], dont les partis s’arment encore aujourd’hui contre le catholicisme ou les éventualités d’une restauration monarchique. Il en est de même pour l’impôt du sel. On sait vaguement dans les foules qu’il a contribué à la chute de l’ancienne monarchie; on sait qu’il a fait peser sur les classes roturières un intolérable fardeau, que les bagnes se sont ouverts, que les échafauds se sont dressés pour ses victimes, et c’est là sans aucun doute la cause obscure et lointaine de la réprobation qu’il inspire, sans que rien dans le présent vienne justifier, comme nous allons le voir, les préventions dont il est l’objet.


II.

La loi de 1790 avait déclaré le commerce du sel entièrement libre. Ce fut pour le budget une perte nette de 60 millions, et par suite une cause aggravante des embarras financiers; mais on était encore trop près du régime des gabelles pour rétablir, même après la réforme complète des anciens abus, un droit quelconque, si minime qu’il pût être, sur une denrée qui, après avoir été regardée comme la propriété du roi, était regardée comme la propriété du peuple. Au lieu d’imposer le sel, on vendit les salines appartenant à l’état; cependant, comme tous les gouvernemens, quels que soient leurs principes et leur origine, finissent toujours par se retrouver en présence des mêmes nécessités budgétaires, il fallut après quelques années rendre au fisc la matière imposable que la révolution lui avait enlevée, et de nouvelles taxes furent établies en 1803. La loi du 24 avril 1806 fixa les droits à deux décimes par kilogramme, et le produit de ces droits dépassa l’année suivante la somme de ho millions, ce qui représentait 1 fr. 25 cent, environ par tête d’habitant. Les tarifs restèrent à peu de chose près les mêmes pendant toute la durée du premier empire, car Napoléon se défiait sagement des innovations en matière de finances, et c’était surtout par des contributions levées en pays ennemi qu’il faisait face aux dépenses intérieures et aux armemens de terre et de mer, conformément à la maxime que « la guerre doit nourrir la guerre. » La restauration, qui devait payer un milliard à la coalition européenne pour débarrasser le territoire de la présence de l’étranger, n’eut garde de toucher à l’impôt du sel. A la veille même de la révolution de juillet, M. de Chabrol, dans son Rapport au roi sur l’administration des finances, en faisait valoir les avantages. Il constatait que, malgré les droits, la consommation ne s’était jamais ralentie, qu’elle était en 1829 de 7 kilogrammes 400 grammes par individu, et le produit total de la taxe de 60,120,130 francs, ce qui donnait une moyenne de 2 francs par tête. « La place importante que cette contribution occupe dans le budget de l’état, disait M. de Chabrol, ne permet pas d’en modifier le tarif sans s’exposer à déranger l’équilibre de notre situation financière, et ce sera toujours une mesure difficile et embarrassante que de proposer une réduction qui pourrait considérablement affaiblir cette ressource indispensable, et forcer ensuite le gouvernement à redemander de plus onéreux sacrifices à ceux-là mêmes qui auraient obtenu un dégrèvement dont les résultats auraient trompé sa prévoyance[5]. » C’est en grande partie le droit de 28 fr. 50 cent, par quintal métrique qui a permis à la restauration de constituer un fonds d’amortissement annuel de 79 millions, et de rembourser 34 millions de rentes. Les contribuables ne se plaignaient pas, car l’impôt était en définitive fort léger, et, réparti sur une faible consommation de chaque jour, il passait inaperçu; mais la révolution de juillet vint tout à coup lui susciter de nombreux adversaires. L’opposition radicale de 1830 s’en fit une arme contre le nouveau gouvernement, parce qu’il faut toujours aux oppositions une formule vulgaire et banale qu’elles exploitent, à défaut de motifs plausibles et sérieux, contre les pouvoirs qu’elles veulent renverser. — Louis-Philippe, disait-on, touche 12 millions de liste civile, et cette somme est en partie prélevée « sur la nourriture du peuple.» — Les quêteurs de popularité répétèrent à la chambre et dans les journaux que l’impôt du sel faisait peser sur les classes laborieuses des charges hors de proportion avec leurs ressources, qu’il ruinait la grande pêche et la pêche côtière, qu’il était contraire aux intérêts de l’agriculture, qu’il ne rappelait que trop la désastreuse administration des gabelles, et qu’il devait disparaître comme toutes les taxes qui frappaient le prolétariat. Le gouvernement, tout en s’efforçant d’améliorer l’exercice, jugea, comme M. de Chabrol, qu’on ne pouvait supprimer la taxe sans désorganiser le budget des recettes; mais l’opposition, qui s’inquiétait peu de l’équilibre budgétaire, n’avait point désarmé. De nombreuses pétitions furent rédigées pour réclamer soit un dégrèvement, soit l’entière franchise, et au mois de janvier 1848 le gouvernement adressa aux chambres de commerce un questionnaire pour savoir s’il était opportun de retrancher les deux tiers des droits établis. « La gravité des manifestations, disait le questionnaire, doit attirer toute la sollicitude du gouvernement. Sans doute, c’est pour lui un devoir de résister aux entraînemens les plus honorables, mais c’est également son devoir de reconnaître et de constater l’opinion publique, et de concilier, si cela est possible, avec la réalisation des vœux qu’il doit respecter, l’intérêt de l’état qu’il doit défendre. » Le questionnaire rappelait en même temps que, la consommation étant de 240 à 245 millions de kilogrammes, un dégrèvement des deux tiers réduirait de 48 millions le revenu public, et qu’en supposant que le trésor retrouvât dans une consommation plus active ce que le dégrèvement lui faisait perdre, il fallait arriver à 700 millions de kilogrammes pour établir les compensations fiscales. Tous les problèmes que pouvait soulever le maintien ou l’abaissement des droits étaient posés avec une grande clarté et une grande bonne foi, et sur tous les points du territoire les conseils-généraux, les chambres de commerce, les propriétaires des mines et des marais salans, se mettaient en mesure d’y répondre, lorsque la révolution de février vint brusquement suspendre l’enquête et laisser à la merci du gouvernement provisoire, c’est-à-dire à l’arbitraire de quelques dictateurs de hasard, la solution des difficultés que le gouvernement déchu ne croyait pouvoir résoudre qu’après avoir consulté tous les intérêts et fait appel à toutes les expériences.

Le parti que les surprises de l’émeute venaient de porter au pouvoir avait promis pendant dix-huit ans « d’améliorer le sort des masses; » mais il n’est pas donné aux hommes d’improviser le bien-être, et la situation économique du pays, profondément troublée par les événemens, ne démentit que trop les utopies des réformateurs de l’ordre social. Il fallait cependant faire quelque chose pour ce peuple qui mettait généreusement trois mois de misères au service du nouveau gouvernement, et l’on ne trouva rien de mieux que de supprimer l’impôt du sel. 60 millions furent ainsi rayés d’un trait de plume du budget des recettes; mais cette suppression laissait dans le trésor un vide trop grand pour qu’il fût possible de la maintenir. Tandis que d’un côté on faisait disparaître une taxe qui ne mettait à la charge des contribuables que 1 franc 60 centimes environ par tête, on doublait, par les 45 centimes, la contribution foncière, et cet énorme accroissement n’en laissait pas moins dans le budget des recettes un déficit de près de 460 millions. L’année 1848 n’était point encore écoulée, que l’assemblée nationale rétablissait la taxe, en la diminuant toutefois des deux tiers, c’est-à-dire en la fixant à 10 francs par 100 kilogrammes au lieu de 30 francs, comme sous la restauration et le règne de Louis-Philippe. Ce tarif fut maintenu sous le second empire, et par sa modération même il semblait ne devoir provoquer aucune plainte; toutefois au milieu de nos vicissitudes politiques, et par suite de causes très diverses, une question nouvelle, celle de la décadence des salines de l’ouest, avait surgi à côté de la question purement fiscale.

La région de l’ouest occupait, on le sait, il y a trente ans à peine, une situation prépondérante dans l’industrie des sels : elle approvisionnait les trois quarts du territoire de la France; mais elle a vu depuis sa prospérité décroître rapidement. L’est et le midi l’ont refoulée par une marche continue, et aujourd’hui la zone de consommation de ses produits se trouve réduite à vingt départemens. La valeur de ses marais salans a diminué de moitié, et la crise a frappé 45,000 individus, répartis entre 7,000 familles de paludiers et 5,000 familles de propriétaires. Des pétitions nombreuses et pressantes furent adressées au sénat afin de provoquer des mesures réparatrices en faveur des intéressés. Ces pétitions donnèrent lieu à plusieurs rapports très remarquables de M. Dumas; une enquête fut ordonnée par décision impériale en date du 15 mars 1866, et des commissions, composées des hommes les plus compétens, se rendirent simultanément sur les divers points du territoire. L’ouest, le midi et l’est furent mis en présence; producteurs de toutes les régions, raffineurs, commerçans, industriels employant le sel, ouvriers travaillant de leurs mains, en un mot tous les intéressés, à quelque titre que ce soit, ont apporté leurs renseignemens, leurs explications, leurs prétentions. Les résultats de cette vaste et consciencieuse enquête ont été consignés dans trois volumes in-folio publiés en 1868 et 1869 par le ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, et l’on trouverait difficilement dans les annales administratives un travail plus approfondi, et qui mette plus sûrement sur la voie des améliorations et des réformes de nature à concilier les intérêts, trop souvent contradictoires, des diverses zones territoriales où s’exerce l’industrie du sel.

Nous ne suivrons point ici dans leurs détails multiples et complexes les procès-verbaux et les rapports des commissions; il suffit de les signaler en exprimant le vœu qu’une prompte satisfaction soit donnée aux plaintes souvent trop légitimes qui s’y trouvent consignées, car les événemens dont notre malheureux pays a été le théâtre dans ces trois dernières années n’ont point permis de mener à bonne fin l’œuvre commencée en 1866. Ce que nous voulons seulement constater, d’après l’enquête elle-même, au point de vue particulier de la question budgétaire, c’est que l’impôt n’est entré pour rien dans les souffrances de l’industrie salinière de l’ouest, que les motifs mis en avant pour le combattre ne résistent pas à l’examen, et que, pour certaines branches de la consommation, on peut le surtaxer sans entraîner les inconvéniens que quelques personnes s’obstinent encore à redouter aujourd’hui.


III.

La répartition des sels français entre les divers débouchés présente pour la période quinquennale de 1861 à 1865 les résultats suivans :


Consommation alimentaire 60,8 pour 100
Grande pêche 5,1 pour 100
Petite pêche 2,8 pour 100
Soude et produits chimiques 15,0 pour 100
Exportation 10,3 pour 100

C’est, on le voit, la consommation alimentaire qui absorbe la plus grande partie des produits indigènes, et c’est sur elle que porte la presque totalité des droits, car le sel appliqué aux autres usages est admis à des dégrèvemens plus ou moins considérables, et quelquefois même il jouit d’une entière franchise. Cette consommation paie au fisc 10 centimes par kilogramme, et comme prix marchand 20 centimes. L’impôt représente donc la moitié de la valeur totale du kilogramme, et c’est là ce qui a donné lieu à de si vives réclamations. Toutefois la question n’est point de savoir s’il y a une disproportion excessive entre le chiffre de l’impôt et la valeur intrinsèque de la matière première; il s’agit seulement de constater que ce chiffre s’applique à une denrée d’un usage indispensable et universel, ce qui lui donne, par cette universalité même, une grande importance comme revenu fiscal, que la consommation individuelle de cette denrée est en même temps très restreinte, et que, dans les conditions actuelles du droit de 10 centimes, elle n’impose aux contribuables qu’une charge annuelle de 85 centimes par tête. Ceci posé, on peut se demander si, dans la triste situation financière où nous sommes réduits, une surtaxe de 10 centimes n’apporterait pas au budget un supplément de recettes fort important et qu’on peut évaluer par le doublement à 30 millions au minimum, car le droit actuel figure au budget de 1872 pour 38,686,000 fr., dont 27 millions sont perçus par les douanes, et 10 millions par les contributions indirectes.

Peut-on invoquer contre cette surtaxe de 10 centimes l’intérêt du consommateur ? nous ne le pensons pas, car la totalité de l’impôt s’élèverait par tête à 1 fr. 70 cent., et de toutes les contributions existantes celle-là serait encore la plus modérée et la plus inoffensive. La consommation ne serait évidemment point ralentie, parce qu’elle est générale, constante, forcée en quelque sorte, — et ce qui prouve avec la dernière évidence qu’elle n’est point subordonnée au tarif des droits, c’est que d’une part, au moment même où les tarifs étaient le plus élevés, elle suivait une marche uniforme et régulière sans autre accroissement que celui qui résultait de l’accroissement de la population, et que, d’autre part, la suppression des droits en 1848 l’a laissée exactement dans les mêmes conditions, sans que le progrès ait été appréciable. Or, du moment où la consommation ne diminue pas, les intérêts du producteur sont pleinement sauvegardés ; quant au petit commerce, au commerce de détail, — et sur ce point les renseignemens que nous avons recueillis sont unanimes, — l’augmentation lui est parfaitement indifférente, parce qu’il est habitué à regarder depuis longtemps le sel comme un article sacrifié, sur lequel il ne gagne pas, et qui n’a pour lui qu’un seul avantage, celui de faire prendre aux cliens la route de ses magasins. « Nous vendrons le sel 10 centimes de plus, disent les détaillans, et nous n’en vendrons pas 1 kilogramme de moins[6]. »

Il est bien entendu qu’en proposant une augmentation de taxe, nous la faisons porter uniquement sur la consommation alimentaire, et que nous respectons les dégrèvemens et les franchises accordés par les règlemens actuels à la grande et à la petite pêche, aux usines qui fabriquent des produits à base de sel, ainsi qu’à l’agriculture ; mais sur ces points on ne saurait encore appeler avec trop d’insistance l’attention des économistes et des législateurs, parce que le régime de la franchise est lui-même susceptible d’améliorations importantes.

Depuis plus d’un demi-siècle, l’emploi du sel dans l’agriculture, soit comme engrais, soit comme addition à la nourriture des animaux, a été l’objet des plus vives controverses. Non-seulement, a-t-on dit, le sel marin doit fournir au sol la soude et le chlore nécessaires à la végétation, et remplacer les sels de potasse dans les terres où ils font défaut, il doit encore augmenter la production de la viande dans des proportions considérables, et préserver les animaux contre la plupart des épizooties. Le fondateur de l’école de Roville, l’illustre Mathieu de Dombasle, parut un moment partager cette opinion, mais il n’acceptait jamais une théorie agronomique sans la vérifier par l’expérience, et les essais qu’il a tentés ne lui ont donné que des résultats négatifs. Dès 1839, il les signalait à ses élèves, et il constatait que la suppression des droits d’entrée en Angleterre en vue du progrès agricole n’avait rien produit d’avantageux. « La demande du sel, dit-il, s’est accrue durant la première année, mais elle se réduisit bientôt, à peu de chose près, aux mêmes limites qu’elle avait avant l’établissement de la franchise. » Dans un rapport adressé au sénat le 31 mai 1864, M. Dumas a émis la même opinion que Mathieu de Dombasle au sujet de l’emploi du sel dans les exploitations agricoles, et les faits qui se sont passés en France depuis 1846, époque de la réduction de la taxe, laissent peser une grande incertitude sur l’efficacité pratique de cette nouvelle méthode de fumure du sol et d’alimentation du bétail. La consommation a été en effet très irrégulière, et elle présente des intermittences qui semblent indiquer que de nombreuses déceptions se sont produites. De 1846 à 1851, elle passe du chiffre de 250 à 2,000 tonnes, pour retomber dans les années suivantes à 800, 300 et même 150 tonnes, et se relever ensuite à 2,030 en 1866, à 2,150 l’année suivante. Ce fait est d’autant plus remarquable que le sel est de beaucoup le moins cher de tous les engrais commerciaux, et qu’il est en même temps très peu coûteux comme élément nutritif; le tableau ci-joint le prouve surabondamment :

Prix comparé des engrais du commerce par 100 kilos.


Sel de morue pour engrais 2 fr. 50 cent.
Sels dénaturés pour engrais et bestiaux 4 fr. 50 cent.
Poudrette 10 fr. » cent.
Tourteaux de colza triturés 18 fr. 50 cent.
Guano 38 fr. » cent.
Nitrate de sonde 48 fr. » cent.
Sulfate d’ammoniaque 65 fr. » cent.
Nitrate de potasse 85 fr. » cent.

Des renseignemens recueillis pendant l’enquête et des expériences le plus récemment faites, il résulte que, si le sel ne paraît point jusqu’à présent avoir réussi comme engrais, il n’en est pas tout à fait de même pour l’alimentation des bestiaux; mais il n’en est pas moins important que les essais puissent être reproduits en grande culture dans des conditions très diverses de sol, de produits agricoles, de saison et d’assolement. à est donc indispensable que le dégrèvement soit ici maintenu; mais aujourd’hui le cultivateur ne peut jouir de cet avantage qu’à la condition de rendre par divers mélanges, tels que son, tourteaux de graines oléagineuses, etc., les sels qu’il emploie impropres à tout autre usage que la nutrition du bétail. Ces mélanges, connus sous le nom de dénaturation, se font sous la surveillance des agens du fisc; ils entraînent une suite d’opérations très minutieuses et très gênantes. Quelques praticiens préfèrent même, pour s’y soustraire, perdre le bénéfice du dégrèvement et employer du sel pur, qu’ils paient le double. C’est là ce qui retarde et souvent ce qui empêche les essais et les applications, et il est urgent que ce système soit modifié, si, comme on a tout lieu de l’espérer, il est démontré que la consommation agricole, en devenant plus active et en se généralisant, puisse améliorer l’élevage et l’engraissement du bétail, ce qui rendrait un immense service en raison du prix toujours croissant de la viande de boucherie.

Les franchises accordées à la pêche donnent également lieu à une réglementation très compliquée et en certains points préjudiciable au trésor. On accorde en effet pour la salaison de 900 harengs 30 kilogrammes de sel en franchise, ce qui est une proportion trop forte, au dire des hommes les plus compétens, et pour 12,240 harengs saurs on accorde 200 kilogrammes, ce qui est encore beaucoup trop; mais ce n’est point là le seul inconvénient. Comme la plupart des règlemens fiscaux, ceux qui régissent la salaison nécessitent par l’extrême minutie des détails une surveillance des plus actives; ils imposent à l’administration des douanes un service très pénible, et ils exigent un personnel plus nombreux. Ici encore, tout en maintenant les franchises, il y a à réformer, à simplifier, et par cela même à économiser des frais de régie.

Quant aux sels étrangers importés en France, l’opinion était unanime en 1866 pour demander que les droits, très minimes d’ailleurs, dont ils étaient frappés fussent strictement maintenus : aujourd’hui elle est unanime à demander qu’ils soient surtaxés, et elle le demande avec raison, car l’introduction de ces sels n’est d’aucun intérêt pour l’alimentation ou l’industrie, la production française dépassant de 20 pour 100 la consommation, ce qui laisse tous les ans 125,000 tonnes invendues, quantité équivalente, à peu de chose près, aux quantités importées.

Nous n’ajouterons pas d’autres détails à ceux qu’on vient de lire, car le but de cette étude n’est pas de résoudre les difficiles problèmes que soulèvent toujours les questions de tarifs. Il nous suffit d’avoir montré que l’impopularité de l’impôt du sel tient au souvenir des gabelles; que les dégrèvemens dont la consommation alimentaire a été l’objet ont été avant tout inspirés par l’esprit de parti et cette recherche de vaine popularité qui égare les hommes les mieux intentionnés eux-mêmes; que de toutes les contributions acquittées en France celle-là est la plus légère, la plus certaine, et qu’elle peut, par une surtaxe qui ne compromet aucun intérêt, assurer au trésor une ressource inespérée de 30 millions; nous avons voulu rappeler en même temps les enquêtes ouvertes et publiées de 1866 à 1869, parce qu’elles ont eu pour résultat de constater les souffrances trop réelles des saliniers de l’ouest, qu’elles ont indiqué, autant qu’on peut le faire en semblable matière, le remède de ces souffrances, et que depuis rien d’important n’a été fait pour l’appliquer. La faute en est sans nul doute aux circonstances inouïes que nous venons de traverser; mais, même dans les temps calmes et réguliers, nous ne sommes que trop disposés à laisser la proie pour courir après l’ombre, à nous passionner pour des abstractions, au détriment des idées pratiques. Nous oublions qu’au moment où l’un des plus grands hommes de notre histoire, Colbert, a voulu abolir l’absurde système des douanes intérieures, il a passé quatre ans à se renseigner et à préparer les nouveaux tarifs, et que, grâce à la prudente habileté de son administration, à sa sollicitude étendue aux détails les plus indifférens en apparence, il a su en six ans réduire les dépenses de 53 millions à 32, obtenir un excédant de 30 millions, et faire entrer au trésor 50 millions de plus que sous ses prédécesseurs, par les économies réalisées sur les frais d’exercice, par l’activité que donnait à la consommation la juste proportion des tarifs, par la répression de la fraude et des malversations impudemment commises par les comptables.

Aujourd’hui nous n’avons plus à craindre les détournemens, les exactions et les manœuvres frauduleuses dont les plus grands personnages eux-mêmes se rendaient coupables sous l’ancien régime. Les contribuables ne paient que ce qu’ils doivent payer, l’état encaisse tout ce qu’ils ont payé, et nous connaissons à un centime près les sommes qui sortent de notre bourse pour entrer au trésor et qui reviennent du trésor à notre bourse; mais par malheur les questions budgétaires, les questions de tarifs, à la fois si importantes et si obscures, si décisives même pour la prospérité et la puissance du pays, n’obtiennent pas chez nous l’attention qu’elles méritent. Nous improvisons nos budgets avec une désinvolture sans égale, et quand nous voyons les chapitres les plus importans des recettes ou des dépenses défiler à la minute devant nos législateurs, nous nous rappelons le vers que Mme Pernelle adresse à sa bru :

Vous marchez d’un tel pas qu’on a peine à vous suivre,


et nous n’avons plus à nous étonner des nombreux mécomptes que nous réservent des fixations hâtives et insuffisamment étudiées.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Le produit annuel de notre industrie est évalua à 6 milliards et le produit de notre agriculture à 7 milliards 500 millions. Paris figure à lui seul pour 1 milliard 300 millions dans la statistique industrielle.
  2. On trouvera la confirmation de tous les faits ci-dessus mentionnés dans les documens suivans : Traité des aydes, tailles et gabelles, par Lazare du Crot, 1636, in-8o ; — Moreau de Beaumont, Mémoires concernant les droits et impositions, 1768-1789, in-4o, t. III, p. 1 à 276 ; — Forbonnais, Recherches sur les finances, passim ; — Necker, De l’Administration des finances, t. Il, p. 1 et suiv. — Les principales ordonnances sur les gabelles sont celles du 25 septembre 1315, 15 février 1345, 24 janvier 1372, 23 mai 1499, juin 1517, 25 août 1535, 13 août 1579, juin 1660, mars 1681. — On les trouvera dans le Recueil des ordonnances du Louvre et les Anciennes lois françaises d’Isambert.
  3. Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XIII, chap. 8.
  4. La dîme et les droits féodaux ont été exploités, dans certaines professions de foi radicales, comme l’un des argumens les plus concluans en faveur de l’abolition définitive de la monarchie. « Si vous choisissez des députés qui travaillent au rétablissement de la royauté, elle vous ramènera la dîme et les droits féodaux. » Il n’en fallait pas davantage pour faire voter les ruraux contre les candidats prétendus monarchistes.
  5. Le rapport de M. de Chabrol est une œuvre des plus remarquables. Il fut présenté à Charles X le 15 mars 1830, et il prouve avec la dernière évidence qu’en fait d’administration financière la restauration n’a rien à envier aux plus habiles gouvernemens. C’est à deux de ses ministres, le baron Louis et M. de Villèle, qu’est due notre organisation moderne dans ce qu’elle a de sage et de pratique.
  6. Nous nous empressons de remercier ici M. Monchaux, président de la chambre de commerce d’Abbeville, et M. Émile d’Orval, l’un des agriculteurs les plus distingués de la région du nord, qui nous ont fourni d’exacts renseignemens avec la plus parfaite obligeance.