Études socialistes/Propriété individuelle et code bourgeois

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DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 163-174).


PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET CODE BOURGEOIS


C’est de trois façons que la propriété individuelle est limitée et refoulée. D’abord il a été impossible au code bourgeois de régler les rapports des divers propriétaires individuels sans consacrer des formes restreintes, incomplètes de la propriété individuelle. En second lieu, l’impôt, dont le rôle va croissant dans l’économie sociale, les lois françaises sur les successions et la loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique sont autant de forces qui investissent, limitent, refoulent la propriété individuelle. En troisième lieu, toute la législation ouvrière, toute celle qui est appliquée, toute celle qui est réclamée est une conquête du droit collectif, de la puissance collective, sur la propriété individuelle. Il n’y a pas une seule réforme démocratique, il n’y a pas une seule loi de protection ouvrière et de solidarité sociale qui ne restreigne le droit des détenteurs du capital, c’est-à-dire la propriété individuelle bourgeoise.

L’article 537 du code civil dit : « les particuliers ont la libre disposition des biens qui leur appartiennent, sous les modifications établies par les lois. » L’article 544 du même code civil dit : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » Il est clair que tout le système social est modifié selon qu’il réalise l’affirmation principale de ces deux articles, c’est-à-dire la libre disposition des biens, et le droit de jouir et disposer des choses, ou selon qu’il multiplie les modifications, les restrictions et les réserves que ces articles prévoient en leur deuxième partie. Or, même dans le fonctionnement de la propriété bourgeoise, même dans les rapports qu’ont entre eux les individus possédants, nombreuses sont les formes de propriété où l’individu n’a pas la libre disposition des biens, le droit entier de jouir et de disposer des choses, ou selon qu'il multiplie les modifications, les restrictions et les réserves que ces articles prévoient en leur deuxième partie.


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Or, même dans le fonctionnement de la propriété bourgeoise, même dans les rapports qu'ont entre eux les individus possédants, nombreuses sont les formes de propriété où l'individu n'a pas la libre disposition des biens, le droit entier de jouir et de disposer des choses.

Qu’est-ce que l’usufruit sinon un démembrement de la propriété individuelle ? L’usufruit, tel que le définit l’article 578 du code, « est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance » . Ainsi l’usufruitier d’un domaine recueille, pendant toute la durée de l’usufruit, les fruits naturels ou industriels de la terre, ceux qu’elle produit spontanément et ceux qu’en obtient la culture ; mais il ne peut ni aliéner ni morceler ce domaine, ni en entamer les valeurs permanentes, comme les arbres de haute futaie. Ainsi, pendant toute la durée de l’usufruit, il n’y a aucun individu qui exerce sur le domaine qui y est soumis le droit plein de propriété ; ni l’usufruitier ne peut disposer du fonds, ni celui qui a la nue propriété ne peut disposer des fruits.

J’entends bien que dans ce démembrement, la propriété reste individuelle, puisque ce sont encore des individus qui détiennent ces fragments du droit de propriété décomposé. Mais il reste vrai que la société bourgeoise elle-même est conduite à mettre une partie de la richesse, une partie du capital foncier ou mobilier, en dehors du droit plein de la propriété individuelle. Il reste vrai que même dans les rapports bourgeois, même dans la sphère des intérêts bourgeois, la propriété individuelle ne forme pas un absolu, un bloc indivisible, mais qu’elle se dissocie au contraire et se dissout.

Ce qui est vrai de l’usufruit est vrai aussi des droits d’usage et d’habitation, mais avec des particularités remarquables. Dans l’usufruit, l’usufruitier se substitue à celui qui a la nue propriété, pour la perception de tous les fruits du domaine ou du capital qui est soumis à ce dédoublement de propriété. Au contraire l’individu qui a un droit d’usage sur une chose qui ne lui appartient pas, un droit d’habitation dans un immeuble qui ne lui appartient pas, n’a pas nécessairement droit à l’usage exclusif de la chose, ou à l’occupation entière de l’immeuble. Son droit d’usage ou d’habitation est réglé par les conditions les plus variables, qui créent les rapports de propriété les plus complexes et les plus instables.

« Les droits d’usage et d’habitation, dit l’article 628 du code civil, se règlent par le titre qui les a établis, et reçoivent, d’après ses dispositions, plus ou moins d’étendue. »

Et les articles suivants (629-635) précisent :

« Si le titre ne s’explique pas sur l’étendue de ces droits, ils sont réglés ainsi qu’il suit : — Celui qui a l’usage des fruits d’un fonds, ne peut en exiger qu’autant qu’il lui en faut pour ses besoins et ceux de sa famille. Il peut en exiger pour les besoins même des enfants qui lui sont survenus depuis la concession de l’usage. — L’usager ne peut céder ni louer son droit à un autre. — Celui qui a un droit d’habitation dans une maison peut y demeurer avec sa famille, même quand il n’aurait pas été marié à l’époque où ce droit lui a été donné. — Le droit d'habitation se restreint à ce qui est nécessaire pour l'habitation de celui à qui ce droit est concédé, et de sa famille. — Le droit d'habitation ne peut être ni cédé ni loué. Si l'usager absorbe tous les fruits du fonds, ou s'il occupe la totalité de la maison, il est assujetti aux frais de culture, aux réparations d'entretien, et au paiement des contributions comme l'usufruitier. — S'il ne prend qu'une partie des fruits, ou s'il n'occupe qu'une partie de la maison, il contribue au prorata de ce dont il jouit. »

Qu’est donc devenue, en ces combinaisons, la rigueur du droit individuel de propriété ? De la chose sur laquelle est exercé un droit d’usage, de l’immeuble sur lequel est exercé un droit d’habitation, nul ne peut disposer pleinement ; ni l’usager, ni le propriétaire. Et quels rapports compliqués et mouvants ! Ce droit d’usage et d’habitation grandit avec la famille même de celui qui en a reçu titre. Et il se peut que ce droit d’usage ou d’habitation, n’étant que partiel, laisse coexister, pour un même immeuble, le droit d’usage qui restreint la propriété et le droit plein de propriété. Quelles combinaisons, quel enchevêtrement des droits, et quelle dispersion du droit de propriété !


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Certes, lorsque les grands juristes de la révolution sociale, lorsque les grands organisateurs du droit socialiste s’appliqueront, au fur et à mesure que se développera la propriété collective, à instituer les formules juridiques qui concilieront le droit souverain de la communauté, l’action des groupes locaux et professionnels, le droit des communes, le droit des individus, ils trouveront dans l’usufruit et le droit d’usage et d’habitation, dans les combinaisons mêmes du code bourgeois, bien des précédents et des inspirations.

Grande est la place que les « servitudes ou services fonciers » tiennent dans le fonctionnement actuel de la propriété. Or, que sont encore ces servitudes sinon un démembrement de la propriété, une diminution du droit que l’individu possédant a sur l’immeuble rural ou urbain dont il est propriétaire ?

« Une servitude, dit l’article 637 du code civil, est une charge imposée sur un héritage pour l’usage et l’utilité d’un héritage appartenant à un autre propriétaire. »

C’est si bien un démembrement et une restriction du droit de propriété que les rédacteurs du code civil ont craint que la servitude parût créer, d’un immeuble à un autre, une sorte de dépendance analogue à l’ancienne vassalité. Et l’article 638 précise :

« La servitude n’établit aucune prééminence d’un héritage sur un autre. »

Ces servitudes sont très diverses. Tantôt elles ont pour objet de rendre possible à un individu l’exercice de son droit, qui serait supprimé par l’exercice entier du droit de propriété de ceux qui l’entourent. Ainsi le droit de passage :

Article 682 : « Le propriétaire dont les fonds sont enclavés et qui n’a sur la voie publique aucune issue, ou qu’une issue insuffisante pour l’exploitation, soit agricole, soit industrielle de sa propriété, peut réclamer un passage sur les fonds de ses voisins, à la charge d’une indemnité proportionnée au dommage qu’il peut occasionner. »

Tantôt elles ont pour objet d’empêcher qu’un propriétaire détourne à son profit exclusif une force naturelle qui doit être commune à plusieurs. « Celui dont une eau courante traverse l’héritage peut en user dans l’intervalle qu’elle y parcourt, mais à la charge de la rendre, à la sortie de son fonds, à son cours ordinaire ; — S’il s’élève une contestation entre les propriétaires auxquels ces eaux peuvent être utiles, les tribunaux, en prononçant, doivent concilier l’intérêt de l’agriculture avec le respect dû à la propriété. » (articles 644 et 655)

Tantôt elle a pour objet d’assurer, par le concours forcé de divers propriétaires, ce qui est la condition commune de leur propriété. Ainsi, en vertu de l’article 664, « lorsque les différents étages d’une maison appartiennent à divers propriétaires, si les titres de propriété ne règlent pas le mode de réparations et reconstructions, elles doivent être faites ainsi qu’il suit :

« Les gros murs et le toit sont à la charge de tous les propriétaires, chacun en proportion de la valeur de l’étage qui lui appartient.

« Le propriétaire de chaque étage fait le plancher sur lequel il marche.

« Le propriétaire du premier étage fait l’escalier qui y conduit ; le propriétaire du second étage fait, à partir du premier, l’escalier qui conduit chez lui ; et ainsi de suite. »

Voilà certes des rapports de propriété assez compliqués. Il y a dans cette maison des parts de propriété individuelle : c’est chaque étage. Puis une sorte d’organisme commun : le toit, les gros murs, qui doivent être entretenus par tous selon des règles spéciales tracées par la loi.

Comme les bourgeois se moqueraient des utopistes socialistes, si pour décrire d’avance le mécanisme supposé de la propriété sociale dans une catégorie déterminée d’objets, nous imaginions un enchevêtrement des obligations et des droits analogue à celui que l’article 664 crée pour la propriété bourgeoise d’une maison !

De même, lorsque peu à peu les petits propriétaires paysans, sans renoncer encore à l’individualité de leur domaine, comprendront la nécessité d’associer leurs efforts au moins partiellement et pour des objets déterminés, lorsqu’ils formeront, avec le concours de la communauté nationale, des associations de drainage, de nivellement, d’irrigation, l’association ainsi formée devra exercer sur l’ensemble des domaines partiellement solidarisés des droits précis, qui seront comme une extension de ces servitudes que déjà, dans l’intérêt de l’agriculture, impose aux possédants d’aujourd’hui le code de la propriété individuelle. mais cette servitude sera une libération. Elle affranchira le paysan de l’isolement, de la routine, de la misère.

Qu’on ne se méprenne point sur ma pensée. Je n’ai point la puérilité de prétendre que le droit socialiste sortira, par interprétation et évolution des textes, du droit bourgeois. Les grandes transformations sociales ne se font point par des habiletés de procédure et le code socialiste ne sera pas l’épanouissement imprévu de quelques germes équivoques, cachés dans le code bourgeois. C’est l’action de classe du prolétariat, s’exerçant avec une force croissante sur l’ensemble de la vie sociale, qui suscitera des rapports nouveaux de propriété et des formules juridiques nouvelles.

Mais au moment où tous les partis se dressent contre nous comme les gardiens de la propriété individuelle, il n’est point inutile, pour constater le néant de la formule et l’équivoque de leurs pensées, de constater que la société bourgeoise elle-même n’a pu assurer son propre fonctionnement sans soumettre la propriété individuelle à des démembrements, à des restrictions, à des règles qui semblent annoncer un droit social nouveau.

Ce que j’ai dit de l’usufruit, des droits d’usage et d’habitation, des servitudes, s’applique aussi à l’hypothèque. Par celle-ci, la dette d’un individu envers un autre individu s’incorpore à un domaine. Elle ne fait plus qu’un avec le domaine ; elle le suit et pèse sur lui, quel que soit l’acquéreur. C’est vraiment encore un démembrement de la propriété.

Encore une fois, je rappelle, pour qu’on ne se méprenne point sur ma pensée et qu’on ne me prête pas des conclusions forcées et factices, que ces démembrements et restrictions de la propriété ne nous font point sortir encore de la sphère de la propriété individuelle et bourgeoise. C’est en vertu du mode bourgeois d’acquisition que fonctionnent l’usufruit, l’hypothèque, la servitude. Et je ne conteste point que ce soient des modes de la propriété individuelle. Mais je dis que, déjà, par la diversité de ses modes, par les limitations qu’elle subit, la propriété individuelle manifeste qu’elle n’est point un absolu. Même dans sa sphère d’action, même dans la société bourgeoise et le code bourgeois, la propriété individuelle a des degrés. Avant même toute intervention d’État et avant toute pression du prolétariat organisé, la propriété individuelle bourgeoise est obligée de se démembrer, d’abandonner une partie de sa force, de revêtir des formes où sa définition légale, le droit plein de disposer, ne se retrouve plus. Dans l’usufruit, le droit d’usage, le droit d’habitation, la servitude et l’hypothèque, plusieurs droits individuels bourgeois se rencontrent dans une même propriété, et n’y coexistent qu’en la démembrant.

La propriété individuelle bourgeoise n’est donc pas un bloc homogène : elle-même, bien des fois, n’a pu subsister qu’en se décomposant. Il y a des fêlures dans le code bourgeois. Et, même au point de vue du code civil, les partis qui se donnent, en une formule générale, comme les défenseurs de la propriété individuelle prononcent des mots qui n’ont pas tout leur sens.