Études sur l’histoire d’Allemagne/06

La bibliothèque libre.
Études sur l’histoire d’Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 357-392).
◄  05
ETUDES
SUR
L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE

LA FONDATION DU SAINT-EMPIRE.

Le Liber pontificalis, édition de M. L’abbé L. Duchesne (dans la bibliothèque des écoles françaises d’Athènes et de Rome). — Les lettres des rois carolingiens et des papes dans les Monumenta Carolina, au tome IV de la Bibliotheca rerum germanicarum de Jaffé.

La Germanie était demeurée, jusqu’au VIIIe siècle, hors du courant historique. Elle y avait versé des peuples, Goths, Burgondes, Vandales, Francs, Lombards, mais elle n’avait reçu de l’ancien monde, elle n’avait trouvé aucune idée, aucun sentiment où elle pût prendre conscience d’elle-même[1]. C’était une région géographique, éclairée de quelques lueurs de civilisation aux frontières de la Gaule et de l’Italie, ténébreuse et confuse, à quelques lieues du Danube et du Rhin. Un seul des peuples qu’elle avait répandus dans l’empire, les Francs, était demeuré en contact avec elle. Ils avaient eu le mérite, si rare parmi ces émigrés, de durer. Il est vrai qu’ils s’étaient repris à deux fois pour vivre. Les parties de la nation établies à l’ouest et au centre de la Gaule avaient subi le sort commun des barbares que la civilisation avait énervés. Au VIe siècle, les Francs de Paris, de Soissons et d’Orléans, sont confondus avec les Gallo-Romains dans le désordre d’une vie politique sans règles et sans but. L’église même est compromise et presque perdue parmi ce chaos. La Gaule mérovingienne n’a possédé ni la force morale, ni la force matérielle nécessaire pour accomplir la tâche qu’Avitus avait prescrite à Clovis, c’est-à-dire pour conquérir la Germanie et la convertir. Des expéditions militaires, la perception intermittente de tributs, une vague suzeraineté imposée, puis abandonnée, quelques missions chrétiennes sans plan ni persévérance : c’est là tout ce que les Mérovingiens ont fait pour la Germanie. Mais, au VIIIe siècle, les Francs d’outre-Meuse relèvent la gloire du nom et la puissance du peuple. Ils ont gardé la saine vigueur brutale, la simplicité de la vie, l’habitude des réunions de guerriers, le goût des expéditions en bandes, l’amour du pillage et la joie de tuer. Après avoir été longtemps gouvernés par les Mérovingiens, ils se sont donné des chefs nés chez eux. Une famille indigène, qu’on appellera bientôt la dynastie carolingienne, inaugure sa fortune au VIIe siècle et l’achève au VIIIe. Comme Clovis a conquis la Gaule, Charles Martel la conquiert sur les descendans de Clovis. Comme les Mérovingiens, il attaque la Germanie. Qu’y va-t-il faire? La guerre. Mais la guerre ne suffit pas à créer un peuple. Ravager le territoire des Frisons, brûler des huttes saxonnes, humilier le duc des Bavarois : tout cela était facile, mais la main de Charles, toute remplie par sa lourde épée, n’avait pas de semailles à jeter dans les sillons ouverts.

Son contemporain, le missionnaire Boniface, a été un semeur[2]. Il a établi des évêchés, et l’évêque était un prédicateur et un instituteur, il a fondé des monastères qui étaient des écoles, des ateliers et des fermes. Il a prescrit des règles morales, éveillé des sentimens, ouvert à des esprits la carrière du labeur intellectuel. Il n’a point pensé qu’il travaillât à fonder une nation. Il ne voyait sur terre que des hommes qui devaient tous obéir au successeur des apôtres et, sous la conduite de ce pasteur, cheminer à travers la vallée des larmes vers les pâturages éternels. Point d’autre patrie que l’église, militante en ce monde, souffrante ou triomphante dans l’autre. Boniface y a introduit la Germanie, qu’il a élevée à la dignité d’une province de l’église universelle. Cela, du moins, était une destinée. Un jour viendra où ces âmes que la doctrine chrétienne a modifiées, mais qui gardent certaines aptitudes géniales, se sentiront différentes d’autres âmes chrétiennes, et connaîtront une patrie terrestre, qui sera l’Allemagne. En attendant, la Germanie prenait place dans l’empire spirituel (ne l’évêque de Rome s’efforçait de substituer à l’empire des césars.

Seulement la Germanie n’est pas tout entière conquise; la Saxe n’a pas même été entamée; la Frise a donné le martyre à Boniface; la Hesse et la Thuringe sont chrétiennes d’hier. Les églises nouvelles vivent misérablement, et redoutent le retour offensif de Satan, si proche encore qu’on le voit rôder et qu’on l’entend hurler. L’empire spirituel n’est qu’ébauché. Les fragmens en sont disséminés en Italie, en Angleterre, en Germanie. Boniface a essayé de les souder les uns aux autres, en pliant sous la loi romaine l’église de Gaule, mais il n’a point achevé son œuvre : la soudure peut se détacher et choir. Et le pape est inquiet dans sa capitale; la querelle avec Constantinople dure toujours ; toujours les Lombards menacent; Rome a des factions et la campagne romaine des brigands. Tout est incertain, incohérent, désordonné. Personne ne voyait l’avenir.

L’avenir a été pour longtemps fixé par l’alliance intime des Francs et de la papauté. Cette alliance a décidé du sort de la Germanie et de l’Europe. Étudions, comme ii mérite de l’être, ce fait capital, cause de tant d’autres faits de si grande importance.


I.

Les Carolingiens, alors même qu’ils n’auraient pas conclu avec les papes un « pacte d’amour, » seraient entrés dans le sanctuaire plus avant que les princes de la première race. Les Mérovingiens avaient été rois de petits royaumes ; l’horizon de chacun d’eux était restreint. Ce fut par accident qu’un seul prince réunit de loin en loin toute la monarchie. Les Carolingiens, au contraire, ont conquis un vaste empire, qui, jusqu’à la seconde moitié du IXe siècle, a été rarement partagé. Pourtant, le roi carolingien n’a point prétendu imposer des lois uniformes. à tous ces hommes de pays divers, Francs ripuaires ou saliens, Burgondes, Alamans, Bavarois, Saxons, Goths, Lombards et Romains. Il les a laissés vivre, chacun selon sa loi ; mais il les a tous soumis à sa justice et requis pour sa guerre. De quel droit et par quel moyen? Du droit et par le moyen de la force, sans doute ; mais cet étai ne porte pas longtemps un empire. Il n’est pas de gouvernement qui puisse se passer d’une raison d’être. Attila conduisait ses peuples au pillage du monde; il leur payait ainsi la rançon de leur servitude. Dans une civilisation avancée, au temps romain ou de nos jours, l’état qui pourvoit à la sécurité des citoyens et à leur bien-être a le droit d’exiger, en échange, des services. Mais Charlemagne est plus qu’un Attila : il est autre que César ou qu’un roi moderne. Il ne proposera pas à des hommes qui vivent selon de certaines règles, dans des patries déterminées, de se faire pasteurs, nomades et brigands. Qu’offrira-t-il donc, en récompense de tant d’obligations très lourdes, aux Aquitains, qu’il fait combattre contre les Saxons, aux Alamans qu’il mène contre les Lombards ? Quel sera le salaire de ces a commandemens grands et terribles, » renouvelés chaque année, quand vient la saison où « les rois ont coutume de procéder à la guerre ? » Charles ne donnera pas à ses peuples la satisfaction d’intérêts matériels : la vie économique est si simple dans ses royaumes qu’on la peut négliger. Il ne fera pas découler leurs devoirs d’un devoir supérieur capable de les faire accepter, comme serait le patriotisme. Il y avait bien une sorte de patriotisme des Francs : c’était l’orgueil d’être un peuple victorieux et conquérant, mais ce sentiment n’était pas capable, à coup sûr, de rallier les peuples conquis. Les royaumes carolingiens ne seraient pas devenus, par leurs propres forces et par les seuls mérites du prince, une communauté d’hommes consentant leur obéissance. L’église seule pouvait faire l’unité en prêchant l’entente des âmes et l’idée d’un peuple unique, le peuple de Dieu.

L’église attira donc vers elle, comme par une force irrésistible, les princes de la dynastie nouvelle. Entre elle et la royauté carolingienne, il y avait harmonie préétablie. Il se trouva justement que des hommes, pénétrés de l’esprit ecclésiastique, furent les amis de Charlemagne, et celui-ci l’homme du monde le plus capable de les comprendre. Alcuin, le philosophe, et le roi Charles s’entendirent mieux que n’avaient fait les évêques et les rois du Ve siècle. Saint Rémi était un Romain, un classique, incapable de s’expliquer l’état intellectuel d’un barbare. Il n’était ni le compatriote, ni le contemporain de Clovis. Alcuin est un Germain chrétien. Il est né dans cette Angleterre où le christianisme et l’église se sont établis dans des esprits et des états germaniques. Il a vu des rois gouverner selon les coutumes saxonnes. Il est le contemporain, le compatriote de Charlemagne. Charles et lui ont pour l’antiquité une admiration naïve, mais ils sont hommes des temps nouveaux, trop éloignés de l’empire pour y chercher des idées de gouvernement et un système politique. Sans doute, Charlemagne se propose pour modèles Constantin et Théodose, « empereurs institués par Dieu, et, par lui, chargés d’affranchir le peuple chrétien de la souillure de l’erreur ; » mais il connaît l’antiquité sacrée mieux que la profane. Il se sent plus près de Josias que de Constantin, « de saint Josias, comme dit un capitulaire, qui parcourait le royaume à lui confié par le Seigneur, corrigeant, avertissant, ramenant son peuple au culte du vrai Dieu. » Il y a eu, au VIIIe siècle, une sorte de renaissance biblique, à laquelle les historiens ne donnent pas l’attention qu’elle mérite. La Bible était pieusement étudiée par les Anglo-Saxons, qui apportèrent aux Francs le culte du livre saint. David prit alors le pas sur Théodose : Charlemagne, quand il cherche le nom qu’il portera dans l’académie du palais, choisit celui du roi-prophète. Les chrétiens du VIIIe siècle remontaient ainsi à leurs vraies origines. Supposez que l’église n’ait pas accepté au IVe siècle l’alliance de César et que l’empire ait disparu, maudit par les martyrs et détruit par les Germains : les hommes auraient oublié le passé romain pour adopter le passé biblique. Israël aurait été l’ancêtre des peuples et Saül l’ancêtre des rois. Mais Rome avait imposé sa survivance aux chrétiens. Pour se perpétuer, elle avait adopté l’apôtre Pierre, chef de l’église nouvelle ; en revanche, l’évêque de Rome s’était incliné devant César. Saül, David et Salomon demeurèrent dans la pénombre. Cependant les années succédaient aux années, et les siècles aux siècles : César, relégué en Orient, s’effaçait. L’idée reparut d’un peuple de Dieu, conduit par un élu du Seigneur, et qui a nom le roi. Le roi ne supprime pas l’empereur, mais il existe à côté de lui, en dehors de lui, directement chargé par Dieu d’un office. « Il y a, dit Alcuin, trois grandes personnes en ce monde : la sublimité apostolique, qui gouverne le siège du bienheureux Pierre ; la dignité impériale, qui exerce la puissance séculière sur la seconde Rome ; la dignité royale, à qui Notre-Seigneur Jésus-Christ a confié le gouvernement du peuple chrétien. » Dans cette hiérarchie sacrée, la dignité royale vient la dernière, mais l’Anglo-Saxon la relève aussitôt de cette infériorité. A la date où il écrit, dans la dernière année du VIIIe siècle, la sublimité apostolique vient d’être outragée à Rome par des brigands ; la dignité impériale a été souillée à Constantinople par un attentat et par une usurpation ; la dignité royale l’emporte sur les deux autres : elle est plus forte, plus sage, plus sublime. Ainsi Alcuin attribue à la royauté, comme à la papauté, comme à l’empire, une origine divine. Charlemagne est un membre de cette trinité par laquelle la terre est gouvernée. De la qualité de roi à celle d’empereur, il n’y a point progrès ni avancement : ce sont choses différentes. Il n’était donc pas nécessaire que Charles reçût la couronne impériale des mains du pape pour être plus près de Dieu.

Alors même qu’ils ne seraient jamais descendus en Italie, les Carolingiens auraient été les rois de leur église. Ils auraient disposé de ses biens comme de leur propre domaine. Ils auraient été les chefs de la hiérarchie cléricale, comme de la hiérarchie laïque. Ils auraient gouverné par les évêques autant que par les comtes, présidé les grandes assemblées de prélats et de soldats, promulgué les capitulaires où la politique et la religion, les affaires d’église et d’état sont confondues. Ils auraient soumis le prêtre et le moine à l’autorité de l’évêque, l’évêque à l’autorité du métropolitain, fait rentrer dans le rang tous les irréguliers, les « acéphales, » c’est-à-dire les « sans-chefs, » et les vagi, c’est-à-dire les vagabonds, même les ascètes, qui durent s’enfermer au monastère on accepter la surveillance de l’évêque, car, dans une église bien ordonnée, nul ne peut devenir saint à sa fantaisie. Ils auraient mis chacun à sa place et marqué les cadres définitifs de la vie ecclésiastique.

Charlemagne aurait fait l’éducation des clercs; il leur aurait défendu de porter les armes, d’assister « aux festins et aux buveries qui se prolongeaient jusqu’à la nuit, » de prendre des servantes « qui pussent prêter à l’accusation d’adultère, » de dépouiller les « simples d’esprit en leur promettant la béatitude dans le royaume céleste, ou en les menaçant de l’éternel supplice infernal. » Il leur aurait commandé de s’instruire, d’apprendre la grammaire pour bien saisir le sens de la parole divine, de « plaire à Dieu par la correction de leur langage comme par la rectitude de leur vie, » — « d’être chastes en leur conduite et savans en la langue. » Il se serait fait éditeur de livres liturgiques et de sermons. Il aurait écrit dans les capitulaires un manuel du parfait ecclésiastique. Il aurait défendu le Christ contre les doctrines qui le voulaient réduire à la condition de fils adoptif, siégé avec ses évêques et présidé les conciles, comme il fit à Francfort dans la salle de « son palais sacré, » le jour où il se leva de son siège royal, s’avança jusqu’aux degrés du trône, prononça un long discours sur la cause de la foi, et demanda aux pères : « Que vous en semble? « Il aurait prescrit au clergé de faire apprendre et comprendre aux fidèles le Credo et le Pater noster, « afin que chacun sache ce qu’il demande à Dieu. » Il aurait fondé les écoles populaires, l’enseignement religieux gratuit et obligatoire, puni les récalcitrans du pain sec et du fouet. Par la voie des capitulaires, il aurait recommandé d’éviter avec soin les péchés capitaux, en les nommant par leurs noms, et en exprimant le regret de ne pouvoir veiller d’assez près sur chacun de ses sujets pour le conduire vers le salut éternel.

Ce roi carolingien est un personnage nouveau sur la scène de l’histoire. Il est le fils respectueux du saint-père, mais il procède directement de Dieu. Il reconnaît l’autorité du pape en matière de foi et de discipline, mais il a son autorité propre. Ses devoirs envers les églises de ses royaumes lui confèrent des droits sur elles. Au temporel, il ne relève de« personne. La fiction qui détenait les rois du Ve siècle dans la dépendance de l’empire s’est évanouie. L’empereur, c’est le passé : ce roi germanique et biblique, c’est le présent. Il semble aussi que ce soit l’avenir, mais le passé ne meurt jamais tout entier. La vieille Rome attirera cet homme nouveau. Elle le saisira, l’enchantera, l’habillera en empereur, et prolongera ainsi sa survivance.


II.

Retournons en Italie pour y reprendre l’histoire interrompue des relations du pape avec l’empereur de Constantinople, les Lombards[3] et les cités italiennes. Le pape continue à chercher sa fortune, sans savoir au juste de quelles mains il la prendra. Il n’a pas rompu avec l’empereur, qu’il salue toujours du titre de dominus. Il ne désespère pas de s’entendre avec les Lombards. A Grégoire III, qui avait appelé Charles Martel, succède, en 741. Zacharie, qui ne renouvelle pas l’invocation aux Francs, divisés alors par les querelles des fils de Charles. Il essaie une politique nouvelle avec les Lombards, celle des visites, des bénédictions et des cajoleries. En toute occasion grave, il va trouver le roi Luitprand, le séduit par son éloquence, et l’éblouit par l’éclat de sa dignité surhumaine. Un jour, il sacre devant lui un évêque : la cérémonie est si belle que les barbares versent des larmes. Il invite à sa table Luitprand, qui « mange en toute gaîté de cœur et déclare qu’il n’a jamais fait un si bon dîner. » Aussi rend-il au pape les villes du duché romain qu’il vient de conquérir, et Zacharie, rentré à Rome « avec la palme de la victoire, » célèbre un triomphe sous la forme d’une grande procession. Alors Luitprand se tourne d’un autre côté; il menace Ravenne et l’exarchat. Le pape, supplié par l’exarque et par l’archevêque, se rend à Ravenne, où il est reçu avec enthousiasme, puis à Pavie. Il chante la messe devant le roi et obtient de nouvelles promesses, mais le Lombard ne tient pas sa parole. Le Liber pontificulis, vingt lignes après avoir témoigné de la bonhomie de ce singulier personnage, le traite d’insidiator et de persecutor. Il considère comme un bienfait de Dieu sa mort, qui survient bientôt et met en liesse le pape et les Romains. Tout de suite, Zacharie s’adresse au successeur, Ratchis, et conclut avec lui une paix de vingt années. Ratchis respecte Rome et Ravenne, mais il s’en prend à la Pentapole. Le pape accourt, le détourne de son entreprise, et même le décide à entrer dans un monastère. C’est peine perdue : à Ratchis succède Astaulf, qui sera un rude adversaire.

La politique d’alliance et d’amour ne réussissait point avec les Lombards. Elle ne pouvait réussir. Ces Germains étaient dans leur rôle naturel en continuant la lutte contre l’empire. Leur établissement était compromis, tant que l’empereur, qui ne l’avait pas accepté, posséderait en Italie des provinces où leurs duchés ne seraient que des enclaves toujours menacées. Ils n’étaient pas des ennemis de l’église. Depuis longtemps, ils avaient abjuré l’hérésie. Si Zacharie leur avait laissé prendre Rome et Ravenne, ils auraient été les fils soumis, voire même dévots, du saint-siège. Ils ne devaient pas comprendre le zèle que l’évêque de Rome mettait à défendre les droits de l’empereur, qui était, lui, un hérétique, un iconoclaste. J’imagine qu’ils n’ont pas pénétré tout de suite le secret dessein du pape. Autrement ils n’auraient point supporté avec une si longue patience qu’il surveillât chacun de leurs pas, protégeât de sa personne toute position attaquée, réclamât toute ville prise. Cependant l’ambition pontificale cheminait à couvert. Le pape qui met en avant les droits de la Respublica, c’est-à-dire de l’empire, travaille pour lui-même. Les Lombards et le saint-siège sont compétiteurs à la possession de l’Italie; par conséquent, ennemis irréconciliables. Mais qui mettra les barbares à la raison? Les prières, les caresses, la magie des cérémonies et des pompes ecclésiastiques, ne garderont pas longtemps leur efficacité. Il faut un peuple contre ce peuple, une épée contre cette épée.

Pépin et Carloman, fils de Charles Martel, achevaient, sous la direction de Boniface, la réforme de l’église franque. En même temps se préparait la révolution qui allait substituer aux Mérovingiens les Carolingiens. Lorsque Carloman, par amour de la vie contemplative, alla prendre à Rome « le joug de la cléricature, » Pépin, demeuré seul en présence du roi fainéant Childéric, crut le moment venu de clore cette comédie où le rôle royal était tenu par un fantôme. Il serait devenu roi sans le concours du pape, car il avait la gloire et il avait la force ; les offices ecclésiastiques et laïques, le pouvoir et la richesse étaient répartis entre ses fidèles. Il est possible pourtant qu’il ait ressenti quelque appréhension avant de consommer l’acte décisif. Il croyait que la vieille dynastie comptait encore, puisqu’il avait fait porter sur le pavois ce Childéric, alors que Charles Martel s’était senti assez fort pour se passer d’un roi. L’empire franc était troublé ; les révoltes se succédaient en Aquitaine et en Germanie : une guerre civile aurait eu des conséquences redoutables. Pépin résolut de mettre dans son jeu l’autorité du saint-siège, dont la grandeur avait été révélée par Boniface aux princes et aux peuples du Nord. Il fit porter à Zacharie la question célèbre : « Ne vaut-il pas mieux appeler roi celui qui a la puissance que celui qui ne l’a point? » Zacharie répondit que cela valait mieux en effet ; mais ce mot n’aurait pas suffi à donner la couronne au maire du palais. Un écrivain contemporain nomme les deux facteurs de la révolution dynastique de l’an 751 : « Après délibération, et du consentement de tous les Francs, avec l’autorisation du siège apostolique, qui avait été consulté, l’illustre Pépin est porté au trône royal par l’élection de toute la Francia. » C’était chose grave que cette intervention du pape en un acte de pure politique, et le sacre que Pépin reçut alors de la main des évêques était une innovation d’importance ; mais, à l’estime du peuple franc, l’élection de la Francia était l’acte essentiel. La dynastie nouvelle n’était pas encore indissolublement liée à l’église romaine.

Cependant Etienne II avait succédé à Zacharie en 752, et le roi Astaulf était résolu à brusquer le dénoûment. Il s’empara de Ravenne et menaça Rome. Ce que voulait « cet effronté, » le Liber pontificalis le dit clairement. Il prétendait « imposer un tribut aux Romains et soumettre la ville à sa juridiction, » c’est-à-dire se substituer à l’empereur dans la ville impériale, y établir sa souveraineté, consommer l’unité de l’Italie avec Rome capitale. Le moment était solennel pour la péninsule. Allait-elle entrer enfin dans des voies nouvelles? Grâce aux Francs, la Gaule romaine était devenue un royaume. Très confusément, il est vrai, une nation se préparait là, car une des origines du peuple français est cette opinion que le pays situé entre le Rhin, les Pyrénées et les Alpes appartenait aux Francs. L’Italie aurait-elle, comme la Gaule, un peuple germanique qui deviendrait l’instrument de ses destinées? S’appellerait-elle Lombardie, au temps où la Gaule commençait à s’appeler France, et la Bretagne Angleterre? Les Lombards n’étaient pas incapables de jouer ce rôle d’ancêtres de peuple, et le pape, en empêchant ces Germains d’achever leur carrière, a été cause que l’Italie a jusqu’à nos jours attendu la qualité de nation.

Etienne essaya d’abord de fléchir par des ambassades, des cadeaux et des prières Astaulf, qui fut inflexible. « Il fit entendre à la majesté divine la plainte d’une lamentation lugubre. » Les Romains, la tête couverte de cendres, pleurant et gémissant, se rendirent en procession à l’église de Sainte-Marie-Majeure. Le pape, pieds nus, portait sur l’épaule une image du Christ qui « s’était faite toute seule. » Arrivé à l’église, il lia sur la croix le traité que les Lombards avaient signé et violé. De tous les côtés il cherchait du secours. Il supplia l’empereur « d’arracher l’Italie aux morsures des fils d’iniquité ; » mais quelle aide attendre de l’empereur ? Le pape, d’ailleurs, ne se souciait pas de restaurer la domination impériale. Heureusement « la grâce divine » intervint : elle lui suggéra l’idée de se rendre auprès du roi des Francs. En grand secret, il pria Pépin de l’envoyer quérir par des ambassadeurs. Il savait que les Francs seuls étaient capables de lui donner une armée. Il espérait qu’ils ne la lui refuseraient pas, s’il allait la demander lui-même ; car un voyage au-delà des monts du successeur de Pierre était une démarche grande et inusitée. Bientôt arriva de Constantinople un ambassadeur, le silentiaire Jean. Il apportait au pape, pour tout subside, l’ordre d’aller sommer dans Pavie le roi Astaulf de restituer ses conquêtes. L’empereur, qui traitait ainsi le pape comme un sujet et le roi lombard comme un vassal, n’entendait plus rien à la politique de l’Occident. Étienne fit ses préparatifs, mais non pour un simple voyage à Pavie. Le 14 octobre 753, une grande foule l’accompagna hors de la ville. Étienne recommanda ses brebis au bon pasteur Pierre. Avec lui marchaient des évêques et des prêtres romains, les chefs de la milice romaine, le silentiaire impérial et deux envoyés francs, arrivés au moment du départ. Dans ce cortège étrange, d’invisibles personnages chevauchaient aux côtés du pape. C’étaient, avec le silentiaire, Justinien, Constantin, Théodose, Auguste, César, tout le passé ; avec les Francs, Charlemagne, Othon, Barberousse, un long avenir. Le pape et sa suite savaient-ils jusqu’où ils allaient, vers quelles destinées ils conduisaient l’humanité, pour combien de siècles ils allaient disposer de l’histoire ? Ils remarquèrent que Dieu veillait sur eux et leur donnait « la sérénité du ciel. » Une nuit, ils virent passer un globe de feu qui venait du pays des Francs et s’abattit sur la terre des Lombards.

Avant de recevoir le pape dans Pavie, Astaulf voulut lui faire promettre « de ne parler d’aucune restitution, quelle qu’elle fût. » Étienne répondit qu’aucune puissance ne pouvait lui fermer la bouche. Il parla donc, et beaucoup, toujours pleurant et gémissant, mais en vain. Le silentiaire n’eut pas meilleur succès: les lettres impériales furent écoutées avec indifférence. Alors les Francs entrent en scène : ils demandent au roi, pour le pape, la permission de passer en Gaule. Astaulf interroge Étienne : Est-il vrai que Sa Béatitude veuille franchir la montagne ? Étienne avoue son intention. Le Lombard « grince des dents comme un lion, » mais il laisse partir le pape. Il est vrai que les Francs avaient « insisté avec force. »

Les grands de Rome et le silentiaire retournèrent vers la Ville. Étienne se remit en route le 14 novembre, accompagné par les seuls clercs. Il s’engagea dans les Alpes, exposant, comme il dit, « son corps et son âme parmi les frimas et la neige, les eaux débordées, les fleuves puissans et l’atroce aspect des montagnes. » Pépin, qui l’attendait à Pontion, envoya au-devant de lui, jusqu’à une distance de cent milles, son fils Charles, le futur Charlemagne, alors un enfant de onze ans. Lui-même alla recevoir le pape à trois railles de la villa. Il descendit de cheval, se prosterna, prit la bride du cheval pontifical et marcha quelque temps ainsi, comme un écuyer. Le cortège entra dans la maison, au chant des hymnes et des cantiques. Le pape et le roi se retirèrent dans l’oratoire : là, Etienne s’agenouilla, avec l’appareil ecclésiastique des supplians, les cheveux semés de cendres. Pépin jura « d’accomplir ses volontés. » C’est le 1er janvier 754 qu’il fît cette grave promesse.

Par ambassadeurs, il somma les Lombards de donner satisfaction au pape : Astaulf s’y refusa. La question fut portée devant l’assemblée des Francs, et la guerre décidée. Avant le départ, qui eut lieu en juillet, le roi, la reine et leurs deux fils, Charles et Carloman, se rendirent à Saint-Denis, où Etienne avait passé l’hiver. Le pape donna l’onction sainte aux trois princes et mit un diadème sur le front de la reine.

La campagne fut courte : Astaulf, assiégé dans Pavie, promit les restitutions qu’on lui demanda. A la fin de décembre, les Francs avaient repassé les Alpes, et le pape était rentré à Rome. Pépin se croyait sans doute quitte envers saint Pierre. Il n’avait point coutume de faire de longues campagnes: chaque année, il revenait célébrer la Noël dans quelqu’une de ses maisons. Puis cette guerre de Lombardie n’était point populaire chez les Francs : le jour où le roi l’avait proposée, un grand nombre de ses fidèles avaient menacé de l’abandonner. Il leur déplaisait sans doute que des guerriers combattissent des guerriers pour plaire à un prêtre. Ils pensaient que le fils de Charles Martel ferait mieux de poursuivre l’œuvre des ancêtres, la guerre aquitanique, la guerre sarrasine, la guerre frisonne, la guerre bavaroise, la guerre saxonne. Ce sont là des conjectures, mais il est certain que Pépin avait quitté l’Italie trop vite au gré du pape, qui le suppliait de ne point se laisser prendre aux enjôlemens des Lombards. Un an à peine écoulé, les appels d’Etienne se succèdent. Il s’adresse au roi et à ses fils, ou bien, joignant à ses prières celles du clergé et du peuple romains, il implore, en même temps que les rois, les évêques, les clercs, les moines, les ducs, les comtes et toute l’armée des Francs. Saint Pierre enfin, saint Pierre lui-même, de sa propre main, écrit à la nation franque une lettre solennelle. Le danger pressait, car Astaulf assiégeait Rome. « Où donc, criait-il aux assiégés, où est le roi des Francs? » Le roi des Francs reparut dans l’été de l’an 756. De nouveau, il assiégea Pavie. De nouveau, Astaulf promit ce qu’on lui demanda; mais un commissaire franc procéda, cette fois, à l’exécution du traité. Les clés de vingt-deux villes furent remises entre les mains du pape. Les Lombards semblèrent alors avouer leur impuissance. A la mort d’Astaulf, deux compétiteurs se disputèrent sa succession : Didier, le candidat préféré du pape, l’emporta. Désormais le roi des Lombards n’est plus que le client du pontife et le vassal des Francs. Aussi les derniers jours d’Etienne furent-ils heureux. Il mourut en avril 757, quelques semaines après avoir adressé à Pépin un cantique d’actions de grâces. Quel changement, disait-il, accompli en une seule année : « Le soir, c’étaient les larmes ; au matin, c’est la joie! »

Quel changement, en effet! Essayons d’en mesurer la grandeur et de comprendre la révolution qui venait de s’accomplir.


III.

En 753, le pape, par mandat de l’empereur, est allé sommer Astaulf dans Pavie de restituer ses conquêtes. A qui? A l’empereur évidemment. Sur le refus du Lombard, Etienne se rend auprès de Pépin. Le silentiaire byzantin a, sans doute, approuvé ce voyage. Il devait trouver tout naturel que l’évêque de Rome, serviteur de son maître, allât requérir les services des Francs contre les Lombards. Employer barbares contre barbares, c’était une vieille tradition de la politique impériale. Jusqu’ici, tout est simple. Mais c’est le pape qui a conçu le dessein d’aller en Gaule, ou plutôt « la divine Providence le lui a inspiré. » Quand il se sépare de l’ambassadeur Jean et des députés laïques du peuple de Rome, pour s’en aller avec son clergé, ses évêques, ses clercs et ses moines, c’est sa propre fortune qu’il cherche par-delà les grands fleuves débordés et les montagnes atroces. Si mal renseignés que nous soyons sur l’entrevue dans l’oratoire de Pontion, nous savons qu’Etienne a obtenu une promesse écrite de donation. A qui? A saint Pierre. Pendant le premier siège de Pavie, Astaulf a promis de restituer les villes impériales. A qui? A saint Pierre. Après la seconde guerre d’Italie, les clés et les étendards des villes ont été remis par le commissaire franc au pape. Pour les recevoir, un ambassadeur impérial, le secrétaire George, avait tendu la main. Il avait « promis à Pépin de riches présens, s’il voulait remettre sous la domination impériale Ravenne et les autres villes et châteaux de l’exarchat;.. mais le serviteur de Dieu, le très doux roi, déclara qu’en quelque façon que ce fût et pour aucune raison au monde, il ne soustrairait ces cités à la puissance de Pierre, ni à l’autorité de l’église romaine ou du pontife du saint-siège. Il affirma sous serment qu’il avait combattu non pour plaire à un homme, mais par amour du bienheureux Pierre et pour la rémission de ses péchés ; tous les trésors de la terre ne le décideraient pas à enlever à l’apôtre ce qu’il lui avait offert... Après cette réponse, il congédia l’envoyé impérial.»

Le pape est donc devenu un souverain temporel. Sur une partie du territoire italien, il est substitué à l’empereur. L’événement avait été préparé de longue date, prudemment, doucement, par toutes sortes de moyens, grands et petits, par des ruses et par des équivoques. Deux mots, en ce temps-là, ont une jolie histoire, les mots « rendre » et « république. » S’ils avaient été employés dans leur vrai sens, le pape, lorsqu’il demandait qu’on lui rendit quelque chose, aurait entendu par là une restitution de biens appartenant à son église. Lorsqu’il parlait de rendre à la république ce qui avait été usurpé sur elle, il aurait réclamé la restitution à la république, c’est-à-dire à l’empereur, des cités et territoires dont celui-ci était le souverain. Cette distinction entre l’église et l’état, entre la sedes aposlolica et le res publica est faite par les chroniques franques. Les documens ecclésiastiques, au contraire, enveloppent l’église et la république dans une locution intraduisible. Au Liber pontificalis le biographe d’Etienne invoque « les droits de propriété de la sainte église de Dieu de la république, proprietatis sanctœ Dei ecclesiœ rei publicœ jura. » Il dit encore : « Ce qui appartient en propre à la sainte église de Dieu de la république des Romains, propria sanctœ Dei ecclesiœ rei publicœ Romanorum. » Etienne se sert des mêmes expressions : « Le bienheureux Pierre et la sainte église de Dieu de la république des Romains. » La conjonction et a disparu. Au retour du voyage en Gaule, le pape est plus hardi. Sans ménagemens, il écrit : « Les cités du bienheureux Pierre ; » ou bien : « Mon peuple de la république des Romains, noster populus rei publicœ Romanorum. » Cette fois, il ne reste même plus de place pour la conjonction : la confusion est accomplie. Elle n’a étonné personne, parce qu’elle s’est faite insensiblement, par des voies diverses. Tout d’abord, l’apôtre Pierre est un pasteur à qui des brebis ont été confiées. Chaque évêque a les siennes, mais le troupeau de l’évêque universel ne paît pas dans un seul diocèse. Le peuple de Ravenne lui appartient, comme le peuple de Rome. Quand le pape demande des restitutions aux Lombards, ce sont ses brebis perdues qu’il réclame, perditœ oves. Il y a comme cela des paraboles et des métaphores qui ont transformé le monde, tant a été grande la puissance des paroles d’évangile. Mais le pouvoir temporel des papes a d’autres origines : les services depuis longtemps rendus, toutes ces négociations célèbres, l’ambassade de Léon auprès d’Attila, les traités de Grégoire le Grand et de ses successeurs avec les Lombards, la défense de la ville et de l’Italie, le pain donné aux pauvres, l’honnêteté de tous ces pontifes, une politique simple et persévérante, la majesté de successeur de Pierre. L’apôtre avait bien mérité de Rome. S’il n’avait adossé son siège au rocher désert du Capitule, la vieille capitale, dédaignée déjà par les derniers empereurs, serait tombée dans l’oubli. L’éternité promise par les destins aurait été celle d’une ruine hantée par la fièvre.

L’acquisition de la souveraineté ne donna pas tout d’abord au pape la quiétude. Sa situation à Rome était singulière. Il dit bien que la Ville appartient à Pierre, mais, en droit, elle est toujours à l’empereur. En fait, Pépin n’a cédé à Etienne que ce qu’il a conquis sur les Lombards; or il n’a point pris la Ville : il n’y a pas même paru. Les représailles des Byzantins, qui possédaient le midi de la péninsule, et une attaque nouvelle des Lombards, étaient toujours possibles. Aussi le pape a-t-il conclu avec les Francs une alliance qui durera jusqu’à la consommation des siècles. Chacun y trouvera son profit. Le pape aura les Francs pour « auxiliaires et pour coopérateurs. » S’il est réduit à de telles misères que « les pierres mêmes déplorent sa tribulation avec de grands hurlemens,» c’est à eux « qu’après Dieu et le prince des apôtres il confiera son âme et les âmes du peuple romain. » Pour leur part, les Francs auront la gloire d’être le peuple choisi par l’apôtre. Dans la lettre qu’il a pris la peine de leur écrire, saint Pierre rappelle les paroles divines, celles qui ont été dites à tous les disciples : « Allez et enseignez les nations, » celles qui ont été adressées à lui seul : « Fais paître mes brebis, » mais surtout: « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église... et je te donnerai les clés du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur terre sera lié au ciel, et tout ce que tu délieras sur terre au ciel sera délié. » Après avoir ainsi produit ses pouvoirs, le pécheur de Galilée fait cette déclaration solennelle : « Selon la promesse qui nous a été faite par le Seigneur Dieu notre rédempteur, je vous prends entre toutes les nations, vous, peuple des Francs, pour mon peuple spécial. « Il s’entoure du cortège de toutes les gloires et de toutes les puissances d’en haut, Marie, mère de Dieu, les trônes, les dominations et toute l’armée de la milice céleste, des martyrs et confesseurs de Dieu. Il promet pour cette vie la prospérité, la victoire sur tous les ennemis, et pour l’autre l’éternelle béatitude. Victoire et paradis : voilà la double récompense; elle sera le centuple des peines que dépenseront les Francs dans le « combat » auquel l’apôtre ne cesse de les convier. Le pape présente à ces guerriers le Sauveur comme le Dieu des armées, qui donne la victoire n par l’intercession de son prince des apôtres. » — « Au jour du jugement terrible, Jésus-Christ demandera compte à chacun de la façon dont il aura combattu pour la cause de Pierre. » C’est donc l’épée qui coupera les liens du péché ; par les champs de bataille passe la route qui mène vers la paix éternelle. Voilà la religion militaire du moyen âge, la religion des croisades. Elle ressemble en quelques points à celle d’Odin et de Mahomet.

Quant au roi des Francs, il a déjà reçu son salaire. « Ce qui n’a été fait pour aucun de vos ancêtres, lui écrit Etienne, a été fait pour vous... Par notre humilité, le Seigneur vous a sacré roi. » Le sacre, en effet, était une nouveauté chez les Francs. Aucun des Mérovingiens ne l’avait reçu. Cette cérémonie mystique élevait le roi au-dessus du peuple, d’où il était sorti. Les Francs avaient élu Pépin, mais, le jour du sacre, le pape leur a interdit à jamais de se servir de leur droit d’élection. Désormais les « reins » du roi et de ses fils sont sacrés. Dieu y a mis le pouvoir d’engendrer une race de princes que les hommes, jusqu’à la fin des temps, ne pourront renier sans être reniés par le Seigneur. Autrefois, les guerriers portaient leur chef sur le bouclier, au bruit des armes et des acclamations; à Saint-Denis, ce n’est pas un homme, c’est une dynastie qui a été élue au chant des cantiques. Le Seigneur a repris aux hommes le pouvoir de faire des rois. C’est lui qui « les choisit dès le sein de leur mère. » La raison de régner, la source de l’autorité royale sera désormais la grâce de Dieu.

Cette grandeur nouvelle était le prix des obligations contractées envers le saint-siège. Les unes étaient précises : le roi devait procurer au pape tous les bénéfices de la donation. A chaque instant, Etienne rappelle à Pépin cet acte signé par lui : « Votre donation écrite de votre main, sachez que le prince des apôtres la tient et la tient bien. » Les autres sont vagues et, par conséquent, redoutables. Elles s’étendent à tout le service de Pierre, à « toutes ses utilités. » Qui pourrait les définir? La grâce que le pape a faite au roi, à sa femme, à ses fils, n’est-elle pas infinie? Déjà Etienne semble croire que Pépin a reçu de lui toute sa fortune. Pour les générations qui vont venir, c’est le pape qui aura ordonné la déposition de Childéric, et tous les droits de la dynastie nouvelle procéderont du sacre. La grande équivoque a donc commencé. Samuel et David sont remis en présence. Aussitôt la question se pose : lequel est le plus grand? Samuel-Etienne s’est agenouillé devant Pépin-David, mais il a fallu que Pépin s’agenouillât devant Etienne. pour recevoir sa bénédiction, La main qui a béni une tête en peut bénir une autre. Les papes, dans cette intimité qui commence, ne paraissent se souvenir que de David; mais, avant David, le Seigneur avait consacré Saül, pour le rejeter ensuite. Les papes le savent bien. Ils le diront plus tard.


IV.

Plus tard, car les papes ont besoin pour longtemps encore de l’assistance du roi des Francs. Paul Ier qui succède à son frère Etienne II en 757, est un pontife suppliant.

Il supplie parce qu’il a peur. Les Lombards et les Grecs font mine de se réconcilier. Paul entend parler d’une coalition conclue entre Didier et un duc byzantin; il écrit à Pépin qu’une armée grecque va venir attaquer Ravenne et Rome. Il annonce l’arrivée d’une flotte impériale de trois cents vaisseaux, qui ralliera l’escadre de Sicile.

Il supplie, parce qu’il est ambitieux. Il demande une « dilatation de cette province, » c’est-à-dire de l’état pontifical. Déjà Etienne, dans la lettre même où il remerciait et glorifiait Pépin, avait parlé de nouvelles « restitutions. » Il convoitait les duchés lombards de Spolète et de Bénévent. Un parti romain s’agitait dans ces pays. « Les Spolétins, écrivait Etienne, se sont donné un duc par les mains du bienheureux Pierre et par ton bras très vaillant. Les Bénéventins brûlent de se recommander par notre intermédiaire à ton excellence que Dieu garde. » — « Alboin, duc de Spolète, dit à son tour Paul Ier a fait serment de fidélité au bienheureux Pierre et à vous. » C’est ainsi que, mettant les mains de saint Pierre au bout des bras du roi franc, le pape s’efforce de prendre encore. Il s’étonne que le roi des Lombards se fâche de ces procédés et porte la guerre dans les duchés rebelles. Il renouvelle les cris d’alarme et les appels. Il semble qu’il ait quelque peu importuné Pépin, qui lui recommande un jour de vivre en paix et bonne amitié avec Didier.

Au roi, qui est son recours suprême, le pape multiplie les caresses. Les Francs auxquels il commande sont « très doux, très aimés, très chers; une nation sainte, un sacerdoce royal, peuple d’acquisition, béni par le Seigneur Dieu d’Israël. » Leur royaume « vibre et brille » devant la face du Seigneur. Paul prie le Tout-Puissant de reculer leurs frontières et de leur soumettre toutes les nations qui déjà le proclament grand, et reconnaissent en lui le roi principal, prœcipuum regem. Un jour le pape, repassant dans sa mémoire l’histoire sacrée et les divers mérites des élus de Dieu, découvre que Pépin est un nouveau Moïse, car Moïse a reçu de Dieu l’ordre d’arracher le peuple d’Israël à l’oppression, et Dieu a inspiré à Pépin la libération de la sainte église catholique, apostolique et romaine. Partant de là, il fait un parallèle en trois points entre les deux personnages. En toute occasion éclate le zèle de son affection. Le roi a envoyé une table, que ses missi ont présentée « devant le corps du portier des cieux. » Paul la fait porter à la place qui lui est destinée dans l’église, en procession, avec des hymnes, des cantiques et des litanies. Il la sanctifie par l’onction du saint chrême; il « célèbre dessus le saint sacrifice de la messe, pour l’éternelle rémunération » de l’âme royale. Il défend, sous peine d’anathème, qu’elle soit jamais enlevée au prince des apôtres. Elle restera là, « brillante, jusqu’à la fin des temps, et le donateur recevra sa récompense dans les royaumes célestes. »... Un fils est né au roi. « Dieu, lui écrit Paul, a fait sortir de vos entrailles un nouveau roi pour l’exaltation de la sainte église. » Il sollicite « la faveur » d’être le parrain de l’enfant. Déjà, il se considérait comme le parrain de Gisèle, fille de Pépin, parce que le roi lui avait envoyé le linge où l’enfant avait été enveloppée au sortir du baptistère. Il avait reçu ce « précieux » cadeau en présence du peuple. Il l’avait déposé sur le tombeau de sainte Pétronille, fille de saint Pierre, et il y avait célébré la messe. Dès lors, il nomme Gisèle sa filleule, Pépin, son compère, et la reine Bertrade, sa commère. Il est « le père spirituel des enfans dont ils sont les parens charnels. » Il a toujours un mot pour chacune des personnes de la famille. Il écrit souvent et prie qu’on lui écrive. Il est si heureux de recevoir des lettres, qu’il qualifie de nectarées et de florigères! Quand Pépin est engagé au plus fort de la guerre d’Aquitaine, Paul lui exprime le très grand désir d’avoir des nouvelles, mais il ne reçoit pas de réponse. Il se lamente : « Mon âme est violemment consternée. » Heureusement, il finit par apprendre que tout va bien, mais c’est par voie indirecte. Il supplie « sa sublime excellence de daigner lui faire la joie de l’assurer de sa bonne santé, et de lui dire comment vont sa commère et les enfans. » Sa joie éclate quand enfin Pépin a écrit, et demandé à son tour comment se portent la sainte église et le pape et le peuple à lui confié.

Ainsi vécut Paul Ier , caressant, priant, attirant de plus en plus le roi franc dans la douce intimité de l’église romaine. Il avait eu raison de recommander sans cesse le siège apostolique à la protection de Pépin. De singuliers événemens se passèrent en l’année 757, pendant qu’il agonisait, frappé d’un mal subit, dans l’église Saint-Paul, où il était entré pour chercher l’ombre et la fraîcheur. Un certain Toto, duc toscan, et ses trois frères, Constantin, Passibus et Pascal, introduisirent des paysans dans la ville. Cette foule élut pape Constantin, bien qu’il fût laïque. Elle obligea un évêque à lui donner tous les degrés de l’ordination et à le sacrer. Cet intrus demeura un an sur le siège pontifical. Il joua bien son rôle : ses lettres à Pépin sont du même ton que celles de Paul. Mais un officier de la cour pontificale, le primicier Christophe et son fils Sergius, après avoir trompé Constantin par des mensonges, se rendent auprès de Didier, qu’ils supplient de faire cesser le déshonneur de l’église. Le roi lombard, très heureux d’intervenir en cette affaire, leur donne des soldats et les fait accompagner par un prêtre du nom de Waldipert. Arrivée aux murs de Rome, la troupe est introduite par des amis. Toto et Passibus accourent ; pendant que le premier se défend contre les assaillans, il est tué par derrière : un des officiers romains qui l’avaient suivi avait fait le coup. Passibus s’enfuit au Latran, où il apprend au pape ce qui s’est passé. Tout les deux et un évêque, Théodore, qui était de leur parti, sortent en hâte du palais et se réfugient dans l’oratoire de Saint-Césaire. Des Romains viennent les y prendre pour les mener en prison. Au milieu de ce tumulte, le Lombard Waldipert, qui avait sans doute mission de faire élire un ami du roi Didier, installe au Latran un moine nommé Félix, qui se croit pour tout de bon successeur de saint Pierre ; mais Christophe fait chasser du palais le bon frère, qui s’enfuit par l’escalier des bains, et « retourne en toute révérence à son monastère. » Alors Christophe fait procéder à une élection régulière : Etienne III est proclamé. Le trouble ne cesse point. Des individus s’emparent de Théodore, l’évêque ami des Toscans; ils lui arrachent les yeux, lui coupent la langue, l’enferment dans un couvent où, mourant de faim et brûlé par la soif, il meurt en criant : De l’eau ! Passibus a les yeux crevés. Constantin, le faux pape, est promené par les rues, à cheval sur une selle de femme. Cependant la milice romaine et des milices de Toscane et de Campanie font une expédition contre le château d’Alatrum, où se trouve le tribun Gracilis, un partisan de Constantin. Gracilis est saisi, emmené à Rome; des individus vont le tirer de son cachot, lui arrachent les yeux, lui coupent la langue. Quelques jours après, c’est Constantin qui est extrait de son monastère : les bourreaux lui arrachent les yeux et le laissent pour mort sur la place. Tout à coup, le bruit se répand que Waldipert veut livrer la ville aux Lombards. Le malheureux se réfugie dans l’église de la Vierge Marie ad Martyres. Il en est arraché, portant dans ses bras l’image de la Mère de Dieu. Il est emprisonné, puis, quelques jours après, entraîné dans la rue : ses yeux sont arrachés, sa langue coupée.

Ces exécutions terminées, un concile se réunit. Constantin y apparaît sans ses yeux : extra oculos, comme dit le Liber pontificalis. Il est condamné à la pénitence, et sort de la salle après que les pères, l’un après l’autre, l’ont souffleté. Les actes de ce pseudo-pontife sont brûlés. Le pape, les prêtres, le peuple, se prosternent et demandent pardon à Dieu du sacrilège qu’ils ont commis en recevant la communion des mains de ce misérable. Ils chantent le « Seigneur, ayez pitié! »

Ainsi Rome a été souillée par des crimes, le saint-siège envahi par un aventurier. Depuis que le pape est devenu prince temporel, la papauté tente les barons du voisinage, qui ressemblent fort à des brigands. Dans la ville, aucune autorité reconnue; des bandes d’écorcheurs font, comme il leur plaît, office de juges et d’exécuteurs. Quel piédestal pour le successeur de Pierre! Le pape avait vraiment besoin de s’appuyer sur « le très fort bras du roi des Francs. »

Comme ses prédécesseurs, Etienne III s’adresse à la nation sainte. Appels et supplications se succédant : ils ne sont pas d’abord entendus. A Pépin ont succédé ses deux fils, Charlemagne et Carloman. Le pape les considère l’un et l’autre comme liés par « la promesse d’amour » que leur père a faite à l’apôtre, mais le démon se met entre les deux frères pour les diviser. Quand ils se réconcilient une première fois, le pape les remercie : « Dans le ciel. Dieu et les anges se réjouissent, pendant que, sur terre, exulte le peuple chrétien. » Hélas ! voici qu’une étrange nouvelle est apportée à Rome. Il y avait toujours chez les Francs un parti qui préférait l’alliance des Lombards à celle de saint Pierre, et qui parut l’emporter à la mort de Pépin. Des mariages se préparent, qui uniront étroitement les familles royales des Francs et des Lombards. À ce coup nouveau de « l’antique ennemi, » — Car le diable seul pouvait avoir inventé cette combinaison, — le pape écrit aux rois et au peuple des Francs. Il supplie la nation qui brille entre toutes, et cette race royale « ruisselante de splendeur, » de ne point se polluer au contact « d’une gent perfide et fétide, de laquelle est très certainement issue l’espèce des lépreux. » Avant d’envoyer cette lettre, il la porte à l’autel de saint Pierre et communie dessus. Pourtant Charlemagne épouse Désirée, la fille de Didier. La tradition inaugurée par Pépin est donc interrompue. L’histoire du monde allait-elle suivre un autre cours? Le pacte d’amour allait-il être dénoncé? Le pape à cette date se tourne vers l’empereur et lui demande un service qui était une sorte de reconnaissance de sa souveraineté. Mais deux accidens survinrent : Charlemagne répudia sa femme, peut-être pour la simple raison qu’elle ne lui plaisait pas, et Carloman mourut. Celui-ci laissait des fils, que son frère dépouilla et qui allèrent remettre leur cause entre les mains de Didier. Dès lors, le roi des Lombards devient l’ennemi personnel de Charlemagne, et la politique d’alliance reprend son cours sous le pontificat d’Hadrien, qui succède à Paul en 772.


V.

Didier voulait faire rois les fils de Carloman, diviser ainsi le royaume des Francs et s’y assurer des alliés. Il demanda au pape de sacrer les princes dépossédés. Hadrien savait sans doute que ceux-ci n’avaient point de parti en Gaule. Dans le renouveau de jeunesse guerrière apporté par les Carolingiens, la nation suivait le vaillant Charles et ne se préoccupait point du sort d’une femme et de deux enfans. Il vit très bien, d’ailleurs, que, si les Francs étaient réduits à l’impuissance, « les Lombards s’empareraient de Rome et soumettraient l’Italie entière à leur domination. » Il refusa donc de se rendre auprès de Didier. Il lui interdit de venir à Rome. Il rassembla des troupes, et lorsque le roi se présenta devant la ville, il la trouva si bien défendue qu’il se retira devant la menace d’anathème. Cependant Hadrien envoyait en Gaule ambassades sur ambassades. À la fin de l’année 773, après une campagne en Saxe, le roi des Francs se mit en route vers l’Italie.

Encore une fois, Pavie est cernée. Le siège dure longtemps. Charles, laissant les lignes d’investissement, va prendre Vérone et la famille de Carloman. Il retourne à Pavie, qui tient toujours. Vers Pâques, » il est saisi d’un grand désir d’aller visiter le seuil des apôtres. « Il part, emmenant avec lui des évêques, des abbés, des comtes et une petite armée. Le pape, très étonné, très ému, envoie au-devant de lui les magistrats de Rome, jusqu’à trente milles, et quand l’approche est signalée, la milice et les écoliers, les croix et les étendards. Ce cortège porte des branches de palmier et d’olivier, chante et acclame. Charles descend de cheval et se dirige vers Saint-Pierre. Le pape l’attendait au haut des degrés. Le roi baise chacune des marches, arrive jusqu’au pontife, l’embrasse et lui prend la main droite. Ils entrent dans l’église. Les cantiques de louange éclatent autour d’eux : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Pape, roi, évêques, guerriers, se prosternent devant le tombeau de l’apôtre.

Le lendemain, jour de Pâques, et les jours suivans, des messes furent chantées en grande solennité : à Sainte-Marie-Majeure, à Saint-Pierre, à Saint-Paul. Le dimanche, Charles dîna au Latran, à la table apostolique. Le mercredi, les grands de Rome et de l’armée franque se réunirent à Saint-Pierre. Auprès du corps de l’apôtre, le pape et le roi s’entretinrent longtemps « face à face. » Hadrien u pria, avertit, exhorta.» Le moment était venu, dit-il, d’exécuter dans sa plénitude la promesse faite par le roi Pépin. Charles se fit relire la « page de donation ; » il l’approuva et en dicta une autre qu’il signa et fit signer par ses évêques, ses abbés, ses ducs et ses comtes. Son notaire écrivit ensuite un second exemplaire. Un des exemplaires fut remis au pape ; l’autre, déposé par Charles dans le tombeau.

L’histoire de cette donation, dont le texte est perdu, est très obscure, mais Charles semble avoir promis plus que son père : Hadrien avait obtenu u la dilatation de sa province. » Du reste, il n’avait pas attendu l’entrevue de Rome pour procéder à des annexions. Au commencement de 774, le duché de Spolète était en révolution. Une foule d’hommes de toutes les cités du pays accoururent auprès du pape, se jetèrent à ses pieds et le supplièrent par trois fois de recevoir « le duché au service de saint Pierre. » Le pape consentit, reçut les sermens, et fit élire par ses nouveaux sujets un duc qu’il établit dans sa dignité. Le Spolétin était donc « au pouvoir de saint Pierre » quand fut rédigée la donation. Cet acte reconnut le fait accompli, et à Spolète ajouta Bénévent, d’autres provinces encore.

Hadrien se crut alors le maître d’une grande partie de la péninsule, le roi d’un royaume italien ; mais, hélas ! la désillusion vint vite. Avant qu’une année se fût écoulée, le pontife s’aperçut que Charles et lui ne s’entendaient pas. Il ne reçut point Bénévent, et il perdit Spolète. Sa correspondance nous fait assister aux émotions de sa déconvenue. Pendant toute l’année 775, il attend Charles, qui a promis sa visite pour la mois d’octobre. Il espère que le roi viendra « pour augmenter et exalter sa mère la sainte église. » Il prie Dieu d’affermir « dans la poitrine fleurie » du guerrier la résolution de donner enfin « le fruit copieux de ses promesses. » Il insiste sur l’idée que l’église doit être «beaucoup plus exaltée. » Charles ne vient pas. Il se contente d’annoncer l’envoi de ses missi. Hadrien les attend pendant tout le mois de septembre, tout le mois d’octobre, tout le mois de novembre. Enfin, ces messagers sont en route. Le pape leur envoie une escorte et des chevaux à Pérouse, mais ils vont d’abord à Spolète, puis à Bénévent, en évitant Rome. « Qu’est-il donc arrivé? » demande Hadrien, qui est très anxieux. Des nouvelles inquiétantes lui arrivent de la cour franque. Des ennemis du pape semblent avoir l’oreille du roi. Celui-ci, pour punir un légat pontifical de « certaines paroles intolérables, » le retient auprès de lui, « ce qui ne s’est jamais vu depuis que le monde est monde. » En 776, Charles descend en Italie pour châtier une révolte du duc de Frioul : il repasse les Alpes sans avoir paru à Rome. Deux ans après, il promet d’aller célébrer les fêtes de Pâques au seuil des apôtres et d’y faire baptiser son fils Pépin. Le pape l’attend, « comme la terre altérée attend la pluie. » Il l’attendra trois ans encore. En 781 seulement, il goûta la joie tant désirée de revoir le « très éminent visage » de Charlemagne. Sept années s’étaient écoulées depuis l’entretien face à face auprès du tombeau. Hadrien s’était résigné. Il réclamait non plus des provinces entières, mais les patrimoines que l’église tenait de la libéralité « d’empereurs, de patrices et d’autres personnes craignant Dieu. » Il était devenu plus modeste ; il protestait qu’il n’avait point de cupidité. Lorsqu’il produisait des prétentions, il faisait remarquer qu’elles n’étaient pas « déraisonnables, » et il apportait les preuves à l’appui. Charlemagne examinait et décidait avec bienveillance.

Pour comprendre quel malentendu avait été dissipé, il faut essayer de retrouver l’état d’esprit d’Hadrien et dire la grande illusion où il s’était égaré. Hadrien est le premier des papes qui ait agi et parlé en souverain temporel. Il dit nostra Romanorum respublica, mon état romain. Dans ses actes, il laisse tomber la date du règne des empereurs, que ses prédécesseurs avaient conservée. Il écrit encore à Constantinople, et pour les affaires de l’église, il parle à ces maîtres d’autrefois de ses nouvelles alliances sans embarras. Lorsque Constantin et Irène lui annoncent l’intention de restaurer le culte des images, il les félicite, mais leur propose pour modèle son fils et compère le seigneur Charles, qui « obéit à tous les ordres du pape et accomplit toutes ses volontés. » Il ne craint pas de rappeler que le roi des Francs a donné au bienheureux Pierre « les cités, châteaux et territoires que détenait la gent perfide des Lombards. » Ses prédécesseurs auraient exulté à la nouvelle que l’hérésie des iconoclastes était enfin vaincue; ils auraient remercié Dieu de leur réconciliation avec l’empereur. Hadrien ne veut pas se réconcilier. Un moment, il se trouve d’accord sur la question des images avec l’empereur contre Charlemagne; il cherche de nouvelles querelles aux Byzantins : si l’empereur ne restitue pas à l’église de Rome les cités et patrimoines qu’elle réclame, il le tiendra « pour hérétique. » Le pape ne veut pas retourner vers le passé : il cherche des voies nouvelles.

Il a le langage d’un roi. Il défend à Didier, qui avait annoncé son intention de venir à Saint-Pierre, « de franchir sans son congé les frontières des Romains. » Il n’admet pas qu’aucun de ceux qui vivent « au service du bienheureux Pierre et au sien » aille chercher la justice auprès d’un autre prince ou se recommande de lui, ce prince fût-il le roi des Francs. L’archevêque de Ravenne s’est rendu auprès de Charles sans être accompagné par un légat : le pape proteste contre cet acte de rébellion. Des habitans de Ravenne, qui avaient affaire à ses juges, se sont réfugiés en Gaule : il demande qu’on les lui renvoie. Il traite avec Charles d’égal à égal, de souverain à souverain. En propres termes, il lui expose la distinction du tien et du mien, du vestrum et du nostrum. « Je ne manque jamais, quand je reçois quelqu’un de vos hommes, de l’exhorter à demeurer dans votre foi et service, de même je vous prie d’avertir mes hommes quels qu’ils soient, qui vont vers vous, de demeurer soumis et humbles au service du bienheureux Pierre. » Il administre ses provinces comme un prince temporel, par les mêmes agens et dans les mêmes formes. Il fait la guerre. Ses domaines de Campanie étant menacés par les Bénéventins et les Grecs, il a demandé des explications : ne les ayant pas obtenues, il a envoyé « son armée. » C’est la première fois que ce mot est prononcé par un pape. Un jour, il donne l’ordre de faire brûler des vaisseaux grecs qui pratiquaient le commerce d’esclaves; à ce propos, il exprime le regret de n’avoir « ni navires ni matelots. » Il emploie au service de son état son neveu Pascal, qui fait office d’ambassadeur, et son « très éminent neveu, » Théodore, qui est « duc et consul ; » duc du pape, car le pape a plusieurs ducs.

Que s’est-il donc produit entre le pontificat d’Hadrien et celui de son prédécesseur? De quels droits nouveaux le pape a-t-il été investis? De droits nés d’un rêve, commencé depuis longtemps, longtemps demeuré si vague que le rêveur en avait à peine conscience, et qui tout à coup a pris une forme précise.

En l’année 778, Hadrien, écrivant à Charlemagne, lui vante les mérites du « très pieux empereur Constantin le Grand, de sainte mémoire, qui, au temps du bienheureux Silvestre, pontife romain, éleva, exalta par sa largesse la sainte église de Dieu et l’église apostolique romaine, et daigna lui donner la puissance dans ces parties de l’Occident. » Ces paroles sont une allusion claire à la prétendue donation que Constantin aurait faite au pape Silvestre et dont voici la teneur.

Quatre jours après son baptême, Constantin, « empereur de la terre, gouvernant le peuple universel répandu sur l’univers, » a résolu de donner un privilège à l’église de la ville de Rome, où « le principat des évêques et la tête de la religion chrétienne ont été établis par l’empereur du ciel. » Il concède au pape la puissance et les honneurs impériaux, son palais de Latran, son diadème, le bonnet phrygien, le superhuméral, la chlamyde de pourpre, la tunique écarlate et tous les vêtemens impériaux, le sceptre impérial, tous les insignes et ornemens, toute la pompe de la sublimité impériale. Il prend sur sa propre tête, pour la donner à Silvestre, sa couronne d’or pur et de pierres précieuses. Il veut que la cour pontificale ait des chambellans, des portiers, des gardes et tous les offices qui rehaussent la puissance impériale. Quant au clergé de la ville, il brillera de la même gloire que le sénat amplissime : les prêtres romains porteront sandale blanche, comme les sénateurs, et leurs chevaux couverture blanche. Le clergé des provinces sera paré des mêmes dignités que la milice des officiers impériaux. Constantin ne se contente pas d’assurer au chef et aux membres de l’église des honneurs égaux à ceux du chef et des membres de l’empire. Il déclare que le siège du bienheureux Pierre « doit être élevé au-dessus du trône terrestre. « Pour témoigner sa révérence envers l’apôtre, il a tenu la bride du cheval de Silvestre, et fait l’office d’écuyer pontifical. Dans le partage du pouvoir, il s’est réservé le moindre lot, car l’autorité spirituelle du pape s’étend sur tout l’univers, et l’empereur lui a cédé la moitié du monde temporel : « Nous lui avons donné avec notre palais la ville de Rome, et les lieux et cités de l’Italie et de l’Occident. »

Les documens faux sont précieux. Ils nous apprennent, mieux que des faits, des intentions qui éclairent parfois toute l’histoire. Quel chemin l’église a parcouru de l’évangile à la fausse donation ! Le Christ avait enseigné une sorte de respect pour les pouvoirs établis, qui procédait à la fois de l’obéissance envers Dieu, source de toute autorité, et d’une indifférence sublime pour un gouvernement dont les fins étaient temporelles. Les premiers chrétiens avaient servi l’empire en le dédaignant, ou bien étaient morts pour ne pas se soumettre à ses lois. Les polémistes, les grands écrivains, les grands prédicateurs éprouvaient à l’égard de Rome des sentimens étranges. L’œuvre romaine leur paraissait à la fois divine et infernale. Dieu avait donné à la Ville la grandeur, mais les prophètes en avaient annoncé la ruine. Rome avait préparé la propagation de la vérité chrétienne par la conquête du monde, mais elle s’était enivrée du sang des martyrs. Tertullien, Jérôme, Augustin, hésitent entre l’admiration et l’horreur. Le premier prédit la catastrophe avec des accens de joie furieuse. Les deux autres, sans s’étonner, ont vu « prendre celle qui a pris l’univers. » Cependant, si hardis que soient ces grands esprits, ils ne peuvent se figurer le monde sans l’empire. La masse des chrétiens croit que, tant vivra César, tant vivront les hommes. Elle fait à l’éternité romaine la charité de la prolonger jusqu’à la venue de l’antéchrist et au jugement dernier. En attendant, le christianisme s’acclimatait dans l’empire. L’église installait sa hiérarchie dans les cadres officiels. Elle acceptait ou briguait les biens, les honneurs et les privilèges. Mais elle avait laissé dans les catacombes, avec les vertus des premiers jours, l’indépendance. Le pape, devenu un César spirituel, courait risque d’être opprimé par son collègue temporel, qu’il avait laissé s’avancer jusqu’à la porte du sanctuaire. Les mœurs se corrompaient ; la foi même était compromise, depuis le jour où elle était tombée au rang des affaires d’état. L’église du Christ était si bien façonnée à cette servitude dorée, que le pape poursuivit de son respect et de son obéissance l’empereur réfugié à Constantinople. Voici que l’éloignement de César, les fautes des Byzantins, l’irrésistible force des choses, la poussée du nouveau qui élimine l’ancien, tout concourt à l’affranchissement du successeur de Pierre. L’Occident est enfin libéré de l’empire. Une ère toute nouvelle va s’ouvrir, semble-t-il ; de nouvelles expériences vont être tentées. L’uniformité romaine est rompue : aux lieu et place des officiers de César règnent en Gaule, en Espagne, en Angleterre, en Italie, des rois qui ne sont ni des tyrans de leurs peuples, ni des oppresseurs de l’église. Il y a en Europe plus de variété, plus de liberté, l’espérance d’une vie plus féconde. La papauté pouvait-elle essayer dès lors cette destinée magnifique d’un pouvoir spirituel supérieur aux nations qui s’annoncent, arbitre de la foi, juge des mœurs des peuples et des rois? Elle n’y a même point songé. L’évêque de Rome n’a pu se soustraire à la tyrannie des grands souvenirs profanes. A ses yeux, l’empire n’est pas détruit : il est vacant. Rome, séparée de Constantinople, a ressaisi le pouvoir de faire des empereurs. Qui donc va être empereur? Ce n’est pas le roi des Lombards, qui est l’ennemi des Romains. Ce n’est pas le roi des Francs, qui n’est encore qu’un allié et un serviteur. D’ailleurs, des Germains ne sont pas faits pour être des Césars. Rome elle-même produira le maître du monde. Il est tout désigné. Le pape a confondu l’église et la république ; il dit : « Ma république ; » par conséquent, il est l’empereur. Voilà le fait : reste à trouver un droit à ce fait : on le cherche et le trouve. Ce droit a commencé le jour où l’empereur a émigré en Orient. Il procède de Constantin, qui a quitté Rome pour laisser place libre au pape. Sur ce thème travaille l’imagination pontificale. On ne doute plus de la donation ; on en parle; on croit l’avoir vue, on la voit. Un jour, elle est tout écrite... Mais quelle revanche pour l’orgueil et les pompes de cette antiquité, maudite par les premiers chrétiens! Comparez la douce pauvreté mystique de l’évangile aux appétits d’honneurs et de biens qui transpirent de ces pages, où le mot « impérial » est répété à chaque ligne, et qui brillent d’un reflet de pourpre et d’or. Encore une fois, saint Pierre a renié le Christ. Le pape oublie ses vrais titres, le : « Tu es Pierre, » et le : « Pais mes brebis. » Il est César, par donation de César. Il est vêtu, paré, couronné par lui et comme lui. « En ces choses, dira un jour saint Bernard au pape, tu as succédé, non à Pierre, mais à Constantin. »

Singulière rencontre! Au-delà des monts, un roi devient chef d’église ; en-deçà, un évêque passe chef d’empire. Charlemagne est David et Josias ; Hadrien est César, ou du moins il croit l’être ; car déjà son rêve s’est évanoui, au moment où il en fait la confidence au roi des Francs.

En 774, après l’entrevue de Rome, Charles était retourné devant Pavie. Il avait pris la ville, le roi et le royaume. Dès lors, il marqua dans ses actes son titre de roi des Lombards et la date de l’acquisition de sa nouvelle couronne. Ses sentimens sur « la page de donation» qu’il avait signée, quelques mois auparavant, furent modifiés. Dirons-nous qu’il a manqué de propos délibéré à son serment? Ce seraient de bien gros mots. Charlemagne a tout simplement fait de la politique, comme le pape. Il a pensé sans doute que ce qui était bon à prendre était bon à garder. Son père et lui avaient été généreux aux dépens du roi des Lombards ; il n’a plus voulu l’être à ses dépens, après qu’il est devenu lui-même roi des Lombards. Il pouvait justifier sa conduite à ses propres yeux par des raisons qui avaient leur valeur. C’était pour protéger le pape contre la « nation fétide » que Pépin lui avait donné un domaine temporel; mais ces lépreux n’étaient plus à craindre, à présent qu’ils obéissaient à la famille « choisie par Dieu, dès l’origine des temps, pour être, après lui, la protectrice de son église. » Peut-être aussi le traité improvisé le mercredi de Pâques, dans la scène du tombeau, n’a-t-il pas été compris de la même façon par les deux parties contractantes. Charlemagne ne paraît pas s’être fait à l’idée que le pape fût un souverain au même titre que lui, avec la pleine juridiction et tous les droits qui découlent de la souveraineté. Il voulait bien donner, et il a donné en effet à l’évêque de Rome des églises et des patrimoines, mais non des duchés. C’est ainsi qu’il procède dans le Bénéventin. Ses missi mettent Hadrien en possession d’évêchés et de monastères ; mais, des cités, ils ne cèdent que (c les clés sans les hommes. » Le pape se récrie ; « Que signifient des cités sans les hommes?.. Je veux les régir et les gouverner, et avoir sur eux toute puissance. A quoi donc pensent vos sissi? Que leur est-il arrivé? » Les missi savaient très bien ce qu’ils faisaient : ils distinguaient la propriété de la souveraineté. Malgré tout cependant, Charlemagne sentait bien qu’il n’avait point tenu toute sa promesse. C’est pourquoi il se dérobait, faisait traiter ses affaires par ses ambassadeurs, temporisait et laissait couler le temps.

Le pape est tout déconcerté. Il n’avait pas souhaité que les Francs prissent pied en Italie. C’est une chose remarquable que son prédécesseur n’ait pas invité Pépin à venir à Rome : le roi des Francs avait passé deux lois les monts sans aller visiter le seuil des apôtres. Hadrien non plus n’avait pas invité Charles en 774. Il apprit son approche avec stupeur, cum magno stupore et extasi. Il aimait les Francs, mais au-delà des monts. Quand l’Italie était disputée entre les Grecs et les Lombards, faibles après tout les uns et les autres, il y pouvait pousser sa fortune, grâce à l’appui d’une nation forte, mais éloignée, et pièce à pièce conquérir les droits cédés à Silvestre par Constantin. A présent le Moïse, le David est établi à demeure au-dessus de sa tête. Contre lui, plus de recours sur terre, ni même auprès de Dieu, qui lui a procuré la victoire « par l’intercession de son prince des apôtres. » Hadrien a confessé sa déception. Un jour il rapporte à Charlemagne un propos qu’il attribue à des ennemis du saint-siège : « La nation des Lombards a été détruite et remplacée par celle des Francs. Vous voilà bien avancés.» Assurément le pape s’est tenu ce langage à lui-même; il s’est demandé s’il avait bien fait d’appeler entre les deux plaideurs, les Lombards et lui, un juge si vigoureux et de si bel appétit.

Dans les dernières années du pontificat, l’accord est rétabli. De temps à autre, un écho des prétentions d’autrefois se fait entendre, ou bien le pape se laisse aller à quelque accès de mauvaise humeur. Il a sollicité le roi de lui fournir deux mille livres d’étain et du bois des forêts spolétines, pour refaire le toit de Saint-Pierre. Charlemagne a promis, puis oublié. Hadrien lui rappelle sa prière avec aigreur. Une autre fois, le roi a envoyé une paire de chevaux en présent, mais l’un est mort en route et le survivant n’a pas bonne mine : « Pour l’amour que nous professons envers vous et envers votre royaume éclatant, écrit le pontife, envoyez-nous de bons chevaux, des chevaux fameux, famosos equos, bien en os et bien en chair. Pour cela vous recevrez, comme vous y êtes accoutumé, une digne récompense de l’apôtre de Dieu ; et, comme vous régnez en ce monde, vous obtiendrez la vie éternelle dans les citadelles éthérées. » Ce sont là des peccadilles. Le pape se tient désormais pour content, si le roi ne le trouble pas dans l’exercice de ses droits sur les territoires et cités qui lui appartiennent sans conteste. Depuis l’année 781, où il a baptisé un fils de Charles, il est et se dit son compère. Les paroles d’alliance sont répétées, toutes pleines d’une douceur angélique : « Ce que vous apportez au bienheureux apôtre Pierre, portier du ciel, c’est un très pur sacrifice, un holocauste dont la flamme est parfumée d’une odeur de suavité divine, et que vous offrez, sur l’autel de votre cœur, à la majesté invisible, en perpétuelle mémoire pour vous et notre très excellente fille et commère spirituelle, madame la reine, et pour vos très nobles et très excellens fils et pour toute votre descendance chère au Christ. » En même temps que les biens spirituels, l’église procure au roi les biens temporels, dont le premier et le plus précieux est la victoire. Dieu abat les ennemis des Francs, Dieu prié « par saint Pierre et par les Romains, qui chaque jour, même la nuit, chantent le Kyrie eleison, afin d’obtenir pour le roi des victoires copieuses. » Charlemagne sera vainqueur « sur toutes les nations barbares. » Toutes seront humiliées sous son bras et baiseront la trace de ses pas. « Sur l’univers s’étendra son royaume splendide. » Charlemagne aimait à se sentir accompagné par ces vœux et ces prières. Après une campagne victorieuse contre les Saxons, il demande un jour ou deux de litanies au pape, qui lui en accorde trois. Lui qui a montré, au temps de ses différends avec le pontife, la froide réserve que lui commandait la politique, il multiplie les preuves de son affection. Il a trouvé le moyen de venir à Rome trois fois. Il exprime le désir d’avoir souvent, par lettres ou par légats, des nouvelles de son auguste ami, car il semble avoir éprouvé pour Hadrien une véritable amitié. Il s’exprime en termes touchans à la mort du pontife ; dans la première lettre adressée à son successeur, il nomme Hadrien son père très chéri, son ami très fidèle ; il rappelle la très douce familiarité qui les unissait. « Quand j’y pense, je deviens si triste que je ne puis retenir mes larmes. »


VI.

À la fin de l’année 795 mourut le pape Hadrien. Il avait vu Charles ajouter la gloire à la gloire et les conquêtes aux conquêtes, mais il l’avait connu avant les grands succès, en un temps où il se pouvait croire supérieur à ce Germain. Son successeur Léon III trouvait Charlemagne établi dans la puissance. Il lui parla, dès l’abord, avec une révérence profonde, lui promettant « l’obéissance de son humilité. » La première salutation que le roi lui envoie tombe de haut : « À moi de défendre, avec l’aide de Dieu, la sainte église contre l’incursion des païens et la dévastation des infidèles, de la fortifier au dedans par l’établissement de la vraie foi. À vous, très saint-père, d’aider comme Moïse, de vos mains levées vers Dieu, mon armée qui combat, afin que le peuple chrétien, conduit par Dieu, remporte et toujours et partout la victoire sur les ennemis de son nom, et que le nom de Jésus-Christ Notre Seigneur brille dans le monde entier. » Le pape sur la montagne, levant les mains pour prier, le roi combattant dans la plaine pour exterminer les Chananéens, cette vision superbe est devant les yeux de Charlemagne, à qui elle explique sa propre destinée. Je veux dire une fois encore que les Germains, entrés dans la civilisation chrétienne au sortir de la barbarie et du paganisme, devaient adopter comme passé de l’humanité le temps où Dieu avait choisi un peuple privilégié dans la foule des gentils, l’armait pour ses querelles, le bénissait au jour des batailles, et, pour lui donner le temps d’achever sa victoire, arrêtait le soleil.

Dans cette même lettre, Charlemagne annonce à Léon l’envoi d’un missus chargé, dit-il, de rechercher ce qu’il convient de faire, « soit pour l’honneur de votre pontificat, soit pour la solidité de notre patriciat. » Patriciat est un de ces mots de la langue du VIIIe siècle dont l’histoire est curieuse. Il est malaisé à définir. Le patriciat institué par Constantin était une dignité qui n’était attachée à aucun office, une décoration très élevée et dont les insignes étaient splendides. En Italie, une sorte de synonymie s’était établie entre patrice et exarque, c’est-à-dire gouverneur impérial : l’exarque de Ravenne était patrice des Romains. Le pape Hadrien parle d’un duc de Bénévent qui a sollicité de l’empereur le patriciat, ce qui veut dire ici le gouvernement de l’Italie byzantine du midi. Le même pape donne au même mot un autre sens, quand il écrit à Charlemagne : «Je respecte l’honneur de votre patriciat ; il faut que, de votre côté, vous laissiez intact le droit du patriciat du bienheureux Pierre, qui a été concédé par Pépin et confirmé par vous. » Cette fois, patriciat équivaut à souveraineté. Voilà donc trois définitions d’un même terme. Aucune d’elles ne convenait exactement au patriciat des rois francs.

C’est le pape Etienne qui avait donné à Pépin et à ses fils, en même temps que le sacre, le titre de patricii Romanorum. Peut-être ne s’était-il pas expliqué clairement ce qu’il entendait par là : supposer que les personnages historiques comprennent toujours exactement ce qu’ils disent et ce qu’ils font, c’est n’avoir point le sentiment du réel. La signification a dû se préciser peu à peu. Évidemment, Etienne n’a pas offert à Pépin le gouvernement de l’exarchat de Ravenne, puisqu’il réclamait pour lui la province; mais l’exarque était en relations étroites avec Rome; il était le supérieur des officiers impériaux qui s’y trouvaient. Il confirmait l’élection pontificale. Il avait autorité sur la Ville, et il était une sorte de protecteur du saint-siège. C’est cette autorité un peu vague et cette protection que le pontife avait confiées à Pépin. Il avait, pour ainsi dire, partagé avec lui la dépouille byzantine. Il avait pris pour lui-même le territoire, et, de l’office disparu du gouverneur impérial, il avait détaché des droits et des devoirs qui furent la part du roi. Bien entendu, le pape considérait surtout les devoirs du roi envers lui. S’il avait été le maître absolu, l’artisan souverain de sa fortune, les droits du patrice seraient demeurés dans l’ombre.

Les Carolingiens n’attachèrent d’abord aucun prix à cette dignité nouvelle. Pépin, que le pape salue toujours des deux titres de roi et de patrice des Romains, n’a jamais porté le second. Charlemagne l’a dédaigné jusqu’après la prise de Pavie. En 774 seulement, il s’intitule roi des Francs et des Lombards et patrice des Romains. Évidemment, il ne l’a pas fait sans intention. Nous ne voyons point qu’il ait invoqué des droits réels de patrice tant qu’a vécu Hadrien, mais il n’était pas homme à se parer d’un titre creux. Il avait réfléchi sur la nature de cet office. Il était plus capable que son père de le définir. Pépin n’avait fait que passer en Italie : lui s’y était établi. Plusieurs fois, il était allé à Rome. Il s’était, pour ainsi dire, acclimaté dans la péninsule, dont il avait étudié les affaires avec l’attention sérieuse qu’il mettait en toutes choses. Au premier moment favorable, à l’avènement d’un nouveau pape, il résolut de s’expliquer sur les droits qu’il croyait avoir. Il me semble qu’il jugea le moment venu d’établir son autorité sur la Ville.

La condition politique de Rome demeurait toujours indécise. La Ville était partagée en deux moitiés, nettement distinguées dans les lettres adressées par les papes aux rois. D’une part sont « les évêques, abbés, prêtres et moines ; » de l’autre, « les ducs, cartulaires, comtes, tribuns et tout le peuple et l’armée des Romains. » En maintes circonstances, on voit agir ensemble, mais chacun pour soi, les deux membres de la cité. Lorsque Étienne se rend en Gaule, des laïques et des clercs l’accompagnent jusqu’à Pavie. Dans une ambassade envoyée à Pépin figurent, à côté d’un évêque et d’un abbé, deux grands de Rome qualifiés de magnifici. Clercs et laïques se réunissent pour implorer la protection de Pépin. Ils ont des assemblées communes où les lettres du roi sont lues « à tout l’ordre des ecclésiastiques et à tout l’ordre des laïques. » Ensemble ils reçoivent Charlemagne lorsqu’il vient à Rome. Ils concourent, pour part égale, à l’élection du pape. Dualité singulière, qui pouvait durer tant que la ville avait un maître, l’empereur, chef de la double hiérarchie, mais qui devait être une cause permanente de conflits, si l’empereur n’était pas remplacé. Dès lors se pose la question : Qui va succéder à l’empereur dans le gouvernement de la Ville? Le pape ou le sénat? Car le sénat a reparu ; c’est un conseil aristocratique laïque, qui s’oppose, dans les documens, à la « généralité du peuple romain. »

Le pape cheminait doucement, à sa manière, vers la première place. Quand il s’agit de recouvrer les cités et territoires restitués à la Respublica, il représente seul la république. A Pontion, où la première donation est rédigée, il n’y a point de laïques auprès d’Etienne. Le sénat n’est pas présent au colloque « face à face » d’Hadrien et de Charlemagne, où celui-ci renouvelle la donation. Le pape seul conduit cette fructueuse politique. C’est lui qui fait les conquêtes hors de la ville. Dans la ville même, il est le premier personnage, sans conteste. Les Romains sont ses « brebis privilégiées. » Représentant visible du perpétuel et invisible évêque saint Pierre, il dit tout naturellement « le peuple de cette église, » ou « mon peuple de cette province. » Ce possessif est plus clair, quand Paul écrit « mes grands, » et Hadrien « mon armée. » Ici encore, la langue pontificale nous révèle la secrète ambition des papes et la méthode même de leur politique. Cependant le pontife, qui étendait sur Rome la houlette du pasteur, ne laissait pas voir le sceptre de Constantin. Il était retenu par une sorte de timidité, et, je dirai, par le sentiment obscur de la résistance des choses. Enfin, le titre de patrice des Romains qu’il donnait aux rois francs l’obligeait à leur faire leur part. Une lettre adressée à Pépin par le sénat et le peuple de Rome éclaire cette obscure situation : « Nous sommes les fermes et fidèles serviteurs du prélat trois fois bienheureux et coangélique, votre père spirituel, notre seigneur Paul, souverain pontife et pape universel... Il est notre excellent pasteur. Chaque jour, sans cesse, il lutte pour notre salut... Il nous gouverne et nous soigne comme des brebis à lui confiées par Dieu... » Voilà bien la définition d’une autorité morale qui est en passe de devenir pouvoir politique. Mais les mêmes Romains se disent les « fidèles » de Pépin. Ils l’appellent « notre défenseur et notre aide après Dieu. » C’est assurément en sa qualité de patrice qu’ils lui tiennent ce langage.

Au milieu de cette incertitude et de cette confusion intervient la question de Charlemagne : « Que faut-il faire pour la solidité de notre patriciat? » Elle n’était point résolue, quand de graves événemens survinrent, qui rappelèrent au pape sa faiblesse et sa fragilité.

Au mois d’avril 799, Léon sortait du Latran, pour se rendre à Saint-Laurent. Comme il passait devant le monastère des saints Silvestre et Etienne. il fut attaqué par le primicier Pascal, le trésorier Campule et une troupe de sicaires. Les bandits le jettent par terre, essaient de lui arracher la langue et les yeux, le traînent dans l’église du monastère, s’en prennent une fois encore à ses yeux et à sa langue, et l’abandonnent, le corps déchiré de coups, roulant dans le sang au pied de l’autel. Ils avaient donné ordre de le garder, mais le pape est transporté de nuit dans un autre monastère, d’où il s’échappe, avant le jour, à l’aide d’une corde. Il sort de la Ville et se rend à Saint-Pierre. Là, il est recueilli par deux missi de Charlemagne : l’un d’eux, le duc de Spolète, l’emmène dans son duché. Léon n’ose point retourner à Rome. L’offense avait été si grave et, probablement, le péril demeurait si grand, qu’il résolut d’aller demander au protecteur la réparation et du secours. Encore une fois, le successeur de Pierre passa les monts. Il fallut qu’il allât chercher Charlemagne en pleine Saxe, à Paderborn, où il le pria de juger entre ses accusateurs et lui. Le roi le reçut avec de grands honneurs, mais il accueillit aussi les députés des Romains, qui implorèrent sa justice contre les crimes du pape. Il écouta les deux parties et les renvoya. Deux archevêques, trois évêques et trois comtes accompagnèrent le pape. Ils le réinstallèrent au Latran, puis ils firent une enquête sérieuse sur la cause. Comme les accusateurs ne réussirent point à prouver leurs dires, ils les tinrent en prison jusqu’à l’arrivée du roi.

Nous connaissons mal les causes de ce drame. Le pape a-t-il été victime d’une vulgaire vengeance de mari ou d’amant? Il était accusé de parjure et de péché contre les bonnes mœurs, mais il semble avoir été calomnié. Pascal et Campule étaient tous deux les neveux du pape Hadrien, et le premier avait été associé au gouvernement pontifical. Le temps est déjà venu où les papes, princes temporels électifs, ont à redouter la famille de leurs prédécesseurs. Les conjurés étaient maîtres de la Ville. Personne ne s’était levé pour délivrer de sa prison le « seigneur coangélique. » Personne n’avait été le chercher dans l’exil. Rome avait député auprès du roi pour témoigner contre lui. La vanité du rêve des papes était donc bien prouvée : dans ces temps de barbarie, il était plus aisé à un roi de commander à des prêtres, qu’à un prêtre, si grand qu’il fût, de régner sur une ville. Une fois de plus, l’ambition des papes va servir la fortune du roi des Francs. Elle l’a fait roi des Lombards et patrice des Romains. Voici qu’enfin le pape définit ce patriciat. Le patrice est un juge, et dans quelle cause! Charlemagne n’apparaît nulle part plus grand que dans l’entrevue de Paderborn. Au milieu de cette Saxe qu’il a vaincue, dévastée, incendiée, dépeuplée, mais aussi évangélisée, il a été supplié de prononcer entre le vicaire du Christ et ses ennemis. Il a envoyé au-delà des monts ses officiers et ses évêques, mais il s’est réservé la décision suprême. Le patrice des Romains a promis d’aller à Rome pour juger Rome.

Une année entière, il fit attendre sa venue. Il employa les premiers mois de l’an 800 à inspecter les côtes de l’Océan. Il mit les ports et les embouchures des fleuves à l’abri des attaques des Normands, pécha en mer, visita ses villas, et fît des pèlerinages aux tombeaux de plusieurs saints vénérés. Au mois d’août, il tint une grande diète à Mayence. « Voyant que la paix régnait sur toutes ses frontières, il tourna sa face vers Rome. » Le jour où il y entra, on vit qu’il était le maître. Hadrien avait coutume de l’attendre à Saint-Pierre : Léon alla au-devant de lui, à une journée de marche. Il lui fit humblement les plus grands honneurs, et, après avoir dîné avec lui, regagna la Ville, pour y préparer la réception du lendemain. Les étendards furent envoyés au-devant du roi ; des groupes de citoyens et d’étrangers, placés sur son passage, chantèrent ses louanges. Léon se tenait, non point au haut des degrés de Saint-Pierre, comme Hadrien, mais au bas, pour recevoir Charles au moment où il descendrait de cheval.

Le 1er novembre fut tenue une grande assemblée, à la fois diète et concile : les grands de Rome et du peuple des Francs y siégèrent avec les évêques pour entendre et juger les accusations portées contre Léon. Devant ces représentans de la chrétienté, le pape reprenait sa majesté. Les clercs se souvinrent que l’évêque de Rome était le juge de tous les fidèles, et ne pouvait être jugé par personne. De son plein gré, Léon, du haut de la chaire, qui était la tribune de cet auguste parlement, se purifia par serment. Ainsi était accompli ce pourquoi Charles était venu. Mais, pendant ces journées de décembre, les grands, ecclésiastiques et laïques de France et d’Italie, avaient délibéré sur un grand projet. « Il sembla bon au pape Léon, dit une chronique, et à tous les pères présens au concile et au reste du peuple chrétien, de nommer Charles empereur. » Le jour de Noël, Charlemagne, revêtu de la chlamyde du patrice, assistait à l’office divin dans la basilique de Saint-Pierre. Il priait agenouillé devant le maître-autel. Dans l’abside, le clergé était assis par rangées superposées. Au milieu, tout en haut, dominant l’autel et le temple, le pape trônait. Comme le diacre achevait de lire l’évangile, Léon se leva de son siège, une ancienne chaise curule où étaient représentés les travaux d’Hercule et les signes du Zodiaque. Il s’approcha du roi, et lui mit une couronne sur la tête. Des acclamations retentirent. « A Charles Auguste, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire! »

VII.

Ainsi naquit dans la basilique de Saint-Pierre, en décembre de l’an 800, le saint-empire romain de la nation germanique, qui se trouvera parmi les morts en décembre de l’an 1805, sur le champ de bataille d’Austerlitz.

Très obscures sont les circonstances qui ont précédé et accompagné cet événement. Eginhard, l’ami, le confident et le biographe de Charles, nous met dans un embarras singulier, quand il rapporte ce propos que l’empereur a plus d’une fois répété : « Si j’avais su ce qui devait se passer ce jour-là, malgré la solennité de la fête, je ne serais pas allé à l’église. » Il est impossible pourtant qu’un acte pareil n’ait pas été décidé à l’avance: on ne devient point empereur sans le savoir. Toutes sortes d’opinions ont été produites pour expliquer l’indiscutable témoignage d’Eginhard. Les uns pensent que Charlemagne s’est montré mécontent de n’avoir été consulté ni sur le moment, ni sur le mode de la cérémonie, qu’il aurait voulu la régler autrement, ne point tenir la couronne des mains du pape et n’être point à la face du monde son obligé ; les autres qu’il aurait voulu différer, préoccupé comme il était d’éviter un conflit avec Constantinople, où son avènement a été considéré comme une usurpation. De pareils doutes sur un si grand fait donnent de beaux argumens aux sceptiques. Heureusement l’historien, incertain du détail, voit l’ensemble, le comprend, s’émeut et admire.

Je ne sais pas s’il y a eu discussion véritable sur le rétablissement de l’empire entre les évêques, les grands, le pape et le roi ; mais je sais que cette restauration est la manifestation la plus étonnante de la puissance de Rome. L’empire romain n’est plus, mais l’idée survit d’une communauté politique, mieux encore, de la communauté humaine ; car l’empire, où tout privilège de race et de peuple a été effacé, où toute individualité nationale s’est évanouie, a fini par s’élever jusqu’à la dignité d’une façon d’être du monde, définie par les mots : Pax romana. Rome s’est sentie devenir l’humanité. Elle l’a dit par la bouche de ses jurisconsultes et de ses poètes. Un poète des derniers jours, Claudien, a exprimé ce sentiment mieux que personne, lorsqu’il salue la Ville de la plus belle des louanges : « Elle seule a reçu les vaincus dans son sein, et donné au genre humain la douceur d’un même nom. De ceux qu’elle a domptés, elle a fait des citoyens. Grâce à la paix romaine, nous sommes une seule nation : Cuncti gens una sumus. » Je sais que l’église chrétienne a eu, comme l’empire, l’ambition « d’élever les âmes jusqu’au ciel, et d’égaler ses frontières à celles de la terre; » qu’elle a pris l’empire pour domicile et s’y est plu ; qu’après avoir adopté César, elle s’est prosternée devant lui; qu’elle a mis à Rome son siège principal, et qu’elle est demeurée fidèle à la Ville après que César l’a désertée; qu’elle a tourné les regards des peuples nouveaux vers l’empereur réfugié à Constantinople ; qu’elle est restée fidèle au maître du monde, jusqu’à ce qu’il ait lassé sa fidélité : que, l’empire faisant défaut, l’ambition est venue à la papauté de le remplacer sur la terre, et d’ajouter le gouvernement des corps à celui des âmes. En rêve, le pape étend la main vers le sceptre et la couronne ; en imagination, il se fait empereur. Pauvre César, qui n’est point le maître même des rues de Rome, et qu’on attaque à quelques pas du Latran, et qu’on fustige et qu’on écorche, et qui s’échappe de nuit en glissant le long d’une corde, comme un malfaiteur! Le pape alors se ravise; il fait ou il accepte un empereur.

Je ne sais pas si Charlemagne a eu l’ambition de s’appeler empereur, mais je vois que la nation des Francs, dès le baptême de Clovis, a été marquée pour faire une œuvre universelle par l’évêque Avitus et par le pape Anastase. Plus tard, telles lettres de Grégoire le Grand à Brunehaut et à ses fils annoncent l’empire : « Autant un roi l’emporte sur le reste des hommes, autant votre royaume sur les royaumes des autres nations. » Grégoire estime que les rois francs sont les maîtres légitimes des peuples païens : « Par votre foi, vous êtes leurs rois et seigneurs. » Dès que les Carolingiens apparaissent, la papauté se tourne vers eux. Église et Francs pouvaient agir, chacun de son côté, les Carolingiens ressaisissant la Gaule, refoulant les Arabes, conquérant la Germanie, les papes soumettant à leur discipline les églises anciennes et fondant des églises nouvelles, sans que les destinées de ces deux puissances fussent confondues, comme elles l’ont été le jour du couronnement. Mais les papes ont attiré les Francs sur la terre impériale, dans la ville impériale, au berceau même de l’empire. Ils les ont nommés le peuple de Dieu, leur ont rappelé en toute occasion leur office, qui était la protection de l’église et la victoire perpétuelle. Ils leur ont promis l’empire du monde. Et Charlemagne conquérait le monde. Sur toutes ses frontières, il avait engagé la lutte contre les barbares demeurés païens, Sarrasins, Danois, Slaves, Avares. Tous ceux qui portaient le titre de roi se considéraient comme ses vassaux. Egbert, l’Anglo-Saxon, venait vivre à sa cour pour prendre modèle sur le maître. Le roi des Scots l’appelait son seigneur. Le roi des Goths d’Espagne, Alphonse, s’avouait « son homme ; » quand il avait remporté une victoire en Asturie, il lui en envoyait les trophées, des mules, des prisonniers et des cuirasses sarrasines. Au loin, Charles apparaissait comme le maître de l’Occident. Le khalife de Bagdad le saluait comme un collègue dans le gouvernement du monde. Au mois de décembre de l’an 800, Charles recevait de deux moines, envoyés par le patriarche de Jérusalem, l’étendard de la ville et les clés du saint sépulcre. Il était bien plus qu’un roi des Francs. Il le savait, il le disait. Son âme s’élevait du même vol que sa fortune. Le devoir qu’il avait assumé de propager la foi étendait son regard au-delà de toutes les frontières. Son esprit se mouvait dans l’universel. Si l’empire a pu être relevé, c’est parce que l’empereur était là.

Je ne sais pas quelles pensées se sont agitées dans la tête de Charlemagne, au moment où Léon l’a couronné; mais je sais que ce jour-là est un des plus grands de l’histoire. Le roi de ces Francs qui ont successivement soumis les nations barbares établies en terre romaine, l’héritier universel de l’invasion par laquelle l’empire a été détruit, restaure cet empire. Il clôt l’histoire des Alaric, des Genséric, des Théodoric, des Gondebaud, des Clovis, de tous ces usurpateurs en devenant le successeur d’Auguste : quel spectacle !

Peu importe donc notre incertitude sur tel ou tel détail. Nous voyons, nous savons, nous comprenons les grandes causes de la restauration de l’empire romain. Mais supposez que quelque raisonneur, s’approchant de ces augustes personnages auxquels il avait a semblé bon de faire empereur le seigneur Charles, » leur ait demandé ce qu’ils entendaient au juste par un empire romain, en l’an de grâce 800 ; qu’il ait adressé la même question au pape qui a donné la couronne, au prince qui l’a reçue: tous, électeurs, élu, consécrateur, auraient été fort embarrassés. Cet empire qui vient de naître, personne ne sera capable de le définir, au cours de son existence. Aussi nous reste-t-il à dire quelle énigme a été proposée au monde par le pape et par l’empereur, énigme indéchiffrable, dont l’Allemagne a cherché le mot, pendant mille ans, sans le trouver.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1885.
  2. Voyez la Revue du 15 avril 1887.
  3. Voyez la Revue du 15 décembre 1886.