Études sur la Nouvelle Allemagne/02

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Études sur la Nouvelle Allemagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 848-886).
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ÉTUDES
SUR
L’ALLEMAGNE NOUVELLE


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II

FRÉDÉRIC II, LA PRUSSE ET LA SAXE DU XVIIIe ET DU XIXe SIÈCLES.




Les Secrets du cabinet saxon, 2 vol in-8o ; Stuttgart 1866.


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Quelques semaines avant les événemens qui ont si brusquement changé la face de l’Allemagne, un livre préparé à Dresde, composé à Rome, publié à Stuttgart, éclatait comme une déclaration de guerre, révélant avec une franche audace les sentimens qui animaient l’Autriche et le parti autrichien des états secondaires contre la Prusse. Ceux d’entre nous qui ont été surpris par la rapidité de la catastrophe n’ont qu’à parcourir ces pages ; bien des choses qu’ils ne s’expliquent pas encore leur paraîtront plus claires.

On assure que M. de Beust aurait dit un jour, au plus fort de ses luttes avec le cabinet de Berlin : « Il faut effacer de l’histoire d’Allemagne l’épisode de Frédéric II. » Certes ce n’est pas sur une parole excessive, échappée dans un moment de colère, qu’il conviendrait de juger un homme tel que M. de Beust, un homme intelligent et résolu, à qui l’avenir si embrouillé des peuples allemands peut réserver des revanches ; M. de Beust sait bien que la tradition d’idées créée par l’adversaire de Marie-Thérèse est acquise non-seulement à la Prusse, mais à l’Allemagne, non-seulement à l’Allemagne, mais à toute la civilisation européenne. Frédéric II a fait de la Prusse un des plus énergiques serviteurs de l’esprit moderne ; on ne détruit pas cet esprit-là. On peut le contenir, faire son éducation, lui indiquer sa route, lui rappeler ses devoirs, on peut et on doit lui apprendre bien des choses qu’il ignore ; on ne saurait l’anéantir au profit des régimes épuisés qui ont peur de la vie. M. de Beust, j’en suis convaincu, n’exprimait donc pas une opinion réfléchie quand il traitait de simple épisode le règne du grand Frédéric et prétendait le rayer de l’histoire. Quant à l’auteur du livre dont je parle, c’est bien là le fond de sa pensée ; le règne de Frédéric, l’œuvre de la Prusse, la tradition libérale et active du plus robuste enfant de la vieille Germanie, en un mot l’esprit de l’Allemagne du nord, relevé par le Suédois Gustave Adolphe, soutenu par le grand-électeur, et d’année en année se dressant toujours plus fier en face de l’Allemagne des Habsbourg, voilà l’épisode funeste dont il faut supprimer tout vestige. L’homme qui parle ainsi, notez-le bien, n’est pas un de ces polémistes dont les clameurs ne méritent que le dédain. Esprit grave au milieu de ses colères, ami de l’érudition curieuse et précise, il ne paraît pas se douter de l’exagération de son langage. Il est évident qu’il exprime des sentimens accumulés et irrités par des années de combat. Cela seul indique la violence des hostilités qui divisaient les deux Allemagnes, l’Allemagne prussienne et l’Allemagne autrichienne. Ce n’est pas seulement M. de Bismark et sa politique arrogante, ce n’est pas seulement Frédéric le Grand et son ambition sans scrupules, c’est l’existence même de la Prusse qui est le but de ses attaques. La Prusse était un danger public aux yeux de l’écrivain saxon, comme la France était un danger européen aux yeux de la sainte-alliance. Or, si ces vues étaient celles de l’Autriche et du parti autrichien des états secondaires, si ces sentimens, dont l’histoire nous échappait en détail et qui ont éclaté pour nous dans ce manifeste, étaient connus depuis longtemps au-delà du Rhin, si la Prusse se sentait menacée par un système qui lui avait attiré depuis quinze ans de cruelles humiliations, comment s’étonner qu’au premier cri de guerre tout le pays se soit levé, que tous les partis aient disparu, que M. de Bismark lui-même ait vu ses adversaires de la veille oublier tous leurs griefs ? Plus la politique de M. de Bismark excite chez nous de répugnance, plus nous devons désapprouver les adversaires maladroits, hommes d’état ou publicistes, qui lui ont fourni l’occasion d’exploiter à son profit les légitimes passions d’un grand peuple. Jeter le défi à l’esprit moderne dans la crainte que cet esprit ne devienne une arme aux mains d’un voisin arrogant, confondre avec les visées d’une cour ambitieuse les intérêts et les principes dont l’Allemagne du nord a le dépôt depuis trois siècles, en vérité c’est prendre plaisir à décupler les forces de l’ennemi.

Est-ce à dire que le langage de l’écrivain saxon ne puisse être expliqué par l’attitude du cabinet de Berlin en ces dernières années ? Ce n’est pas ici qu’on soutiendra le contraire. L’avenir, qui connaîtra mieux que nous les secrets de la lutte, mettra chaque incident en son vrai jour ; on verra bien alors si cette agression n’était pas un acte de défense, si ces invectives n’étaient pas des représailles. Faut-il admettre surtout que les injustices et les violences d’une telle polémique assurent un bill d’indemnité aux violences et aux injustices des vainqueurs ? Non certes. Je crois seulement que l’ouvrage dont il s’agit peut nous aider à débrouiller le faux et le vrai dans les complications présentes. Les torts que nous reprochons à l’auteur, l’histoire les reproche également à la politique des états secondaires. C’est pour avoir méconnu le droit de la Prusse qu’on lui fournit aujourd’hui les prétextes dont s’empare son ambition. C’est pour avoir contesté sa mission dans ce qu’elle avait de légitime et d’utile qu’on la pousse à méconnaître le droit d’autrui. Ces victoires dont la grandeur et les conséquences ont surpris la Prusse elle-même, ces entreprises qui, selon une voix prussienne, entachent l’honneur allemand, tout cela aurait pu être écarté, si les passions dont le manifeste saxon est rempli n’avaient aveuglé longtemps le parti autrichien de l’Allemagne du centre et du sud. Voilà pourquoi ce livre est un symptôme qui demande un examen attentif.

Le titre est plein de promesses, surtout quand on sait, comme toute l’Allemagne le sait désormais, que l’auteur anonyme de ces deux volumes est un des grands personnages du royaume de Saxe, un homme qui porte avec honneur un nom célèbre depuis plusieurs siècles dans la diplomatie et les hautes charges de l’état, — M. le comte de Vitzthum. M. de Vitzthum a intitulé son œuvre : Les Secrets du cabinet saxon. Qu’on ne s’attende pas cependant à des révélations sur les événemens dont nous sommes témoins. L’heure où sera connue la vérité définitive, « le pourquoi du pourquoi, » comme disait Leibniz, n’a pas encore sonné. Ces Secrets du cabinet saxon ne nous font pas assister au duel du baron de Beust et du comte de Bismark. Le second titre nous avertit que c’est là une étude consacrée au passé, une polémique rétrospective : les Secrets du cabinet saxon, de la fin de l’année 1745 à la fin de l’année 1756. Seulement ne l’oublions pas, et si nous étions tentés de l’oublier, on nous le rappellerait à chaque page, ces onze années de l’histoire du XVIIIe siècle renferment le commencement d’une entreprise, — l’auteur dit sans ménagement d’une intrigue, d’une rébellion, — qui est en train de dérouler sous nos yeux ses conséquences dernières. — C’est donc un fragment d’histoire qui nous est présenté ici, l’histoire des préliminaires de la guerre de sept ans. Un double intérêt l’anime, sans parler du talent de l’auteur. D’abord, ces archives saxonnes si riches, si libéralement ouvertes, et d’où nous sont venus récemment des documens si précieux pour l’étude du XVIIIe siècle, ont permis à M. de Vitzthum de jeter une vive lumière sur des faits et des personnages appréciés jusqu’ici d’une façon peu exacte. Ensuite c’est la politique du cabinet saxon dans ces dernières années, ce sont les sentimens et les vues du parti autrichien que M. de Vitzthum nous révèle en rattachant le XIXe siècle au XVIIIe, l’année 1866 à l’année 1756, M. de Bismark à Frédéric II, M. de Beust à M. de Kaunitz. Il y a là deux œuvres distinctes adroitement mêlées en une seule, une histoire et un pamphlet. L’histoire est neuve, savante, et quoique la philosophie dont elle relève soit absolument fausse, elle impose des obligations nouvelles à qui voudra nous donner le tableau définitif de cette période ; le pamphlet est passionné, amer, injuste. C’est là ce qu’il faut essayer de prouver en débrouillant avec précision ce que l’auteur a confondu à dessein. Commençons par l’histoire.


I.

L’ouvrage de M. de Vitzthum est un mémoire plutôt qu’un récit, un acte d’accusation plutôt qu’une œuvre d’art. L’auteur compulse les archives secrètes du gouvernement saxon en vue d’une thèse à démontrer ; il cite donc beaucoup de pièces inédites, il les cite longuement, minutieusement, et, sans s’interdire çà et là des tableaux qui se gravent dans le souvenir, il laisse à de plus habiles le soin de mettre ses matériaux en œuvre. Son recueil est un dossier d’affaires. C’est parce que ce dossier a manqué jusqu’ici aux historiens que nous ne possédons pas encore une sincère histoire de la guerre de sept ans. À l’entendre, la légende de Frédéric le Grand est complète ; son histoire est encore à faire, du moins l’histoire de sa conduite à la veille des guerres européennes qui ont si profondément divisé l’Allemagne au milieu du XVIIIe siècle et préparé les bouleversemens du XIXe. La guerre de sept ans, aussi bien que la guerre de la succession d’Autriche, était un vaste conflit européen ; on ne l’a étudiée longtemps qu’à un point de vue local. D’où venait le premier narrateur qui en a tracé le récit ? Des rangs de l’armée prussienne. Archenholtz, dans le style naïf des vieilles chroniques, a donné l’image légendaire du royal capitaine, image dramatique et touchante, image qui a séduit toute l’Allemagne, qui est restée populaire, et dans laquelle les jeunes générations continuent d’apprendre la tradition consacrée. Ne demandez pas au soldat-chroniqueur quelques renseignemens sur la politique générale de l’Europe à l’heure de ces grandes luttes, sur la conduite des divers cabinets, sur la formation et le revirement des alliances, sur la responsabilité des principaux acteurs ; il n’en sait pas le premier mot. Ce qui se passe au grand jour, il le rapporte à sa manière ; ce qui s’est préparé dans l’ombre, il ne l’a jamais soupçonné.

Quand on a commencé de nos jours à s’enquérir des pièces diplomatiques à l’aide desquelles on pouvait voir le dessous des cartes et contrôler les assertions de Frédéric II, ce furent encore des Prussiens qui se chargèrent de cette tâche. Tandis que M. Preuss, l’historiographe en titre du royaume et l’éditeur des œuvres complètes de Frédéric le Grand, avait naturellement à sa disposition les archives secrètes de Berlin, MM. Raumer et Ranke interrogeaient à Londres le State Paper-Office, MM. Schlosser et Stuhr consultaient nos archives. Etaient-ce là des garanties suffisantes ? Soit que le patriotisme particulier rendît l’impartialité trop pénible à tel ou tel des investigateurs, soit que les autres fussent dominés à leur insu par la force des idées courantes et le prestige d’un grand nom, la question des origines de la guerre de sept ans demeurait toujours indécise. On n’affirmait plus, comme Frédéric II dans ses histoires et ses écrits officiels, qu’une conspiration austro-russe, à laquelle la Saxe avait donné les mains, l’avait obligé de s’allier à l’Angleterre et de mettre l’Allemagne en feu. D’une telle conspiration, en effet, on ne trouvait nulle part la trace sérieuse. Seulement on persistait à dire que Frédéric avait dû croire à l’existence de ces noirs complots, puisqu’il en parle si souvent, avec des affirmations si nettes et une colère si vive. Quelques-uns même avaient recours à des hypothèses pour maintenir la tradition et justifier le roi de Prusse ; Schlosser soutenait que le ministre de Marie-Thérèse, M. de Kaunitz, étant son secrétaire à lui-même et n’ayant pas de confident, avait bien pu emporter son secret dans la tombe ; Stuhr supposait que ce même Kaunitz, par une machination ténébreuse, avait fait tomber entre les mains de Frédéric la copie mensongère de ce prétendu traité, afin de pousser le margrave rebelle à des entreprises violentes qui fournissent l’occasion de le châtier une fois pour toutes. Bref, la gloire, la légende de Frédéric le Grand et sa popularité en Allemagne le protégeaient contre les démentis qu’auraient dû lui infliger les investigations de la critique historique de nos jours. C’est à peine si M. Onno Klopp, dans un livre intitulé le Roi Frédéric II et la Nation allemande, a commencé, il y a dix ans, cette enquête devant laquelle hésite encore le patriotisme germanique ; il est vrai que M. Onno Klopp appartient à une école suspecte, à cette école de Schaffouse qui essaie de réhabiliter les Tilly, les Wallenstein, les pillards et les égorgeurs de la guerre de trente ans. Quant au savant M. d’Arneth, l’historien si complet de Marie-Thérèse, qui puise à pleines mains dans les archives de Vienne et qui n’est embarrassé, on le voit de reste, par aucun sentiment de piété nationale à l’égard du héros du nord, il n’est pas encore arrivé dans son histoire à la période qui nous occupe.

Eh bien ! ce que nul Allemand n’a fait, M. de Vitzthum va essayer de l’accomplir. Il a en main les dépêches secrètes du cabinet saxon. La Saxe, grâce au riche appoint de la couronne de Pologne, était un des centres de la politique européenne au XVIIIe siècle. La Prusse et l’Autriche, se disputant son amitié, cherchaient à l’attirer dans leur orbite. Le roi de France avait marié le dauphin à une fille d’Auguste III. Que d’affaires, que de confidences auxquelles était initié le gouvernement de ce pays placé au cœur de l’Allemagne ! Si le comte de Brühl, ministre du roi Auguste, était un pauvre homme d’état, c’était du moins un factotum qui classait soigneusement ses papiers ; toute sa correspondance est là. M. de Vitzthum possède en outre des souvenirs de famille qui intéressent l’histoire : ce sont les lettres de son aïeul le lieutenant-général Jean-Frédéric comte Vitzthum d’Eckstädt, grand personnage mêlé à de grandes affaires ; ce sont aussi certains mémoires du maréchal Rutowski, un des fils naturels du roi Auguste II, le frère de Maurice de Saxe. Muni de ces documens, M. de Vitzthum entreprend de contrôler les rapports de Frédéric avec la Saxe, avec l’Autriche, avec l’Europe entière, en ces heures décisives qui ont précédé la guerre de sept ans.

Quelles sont les conclusions auxquelles l’auteur s’efforce de nous conduire ? Quelle est la thèse laborieusement développée de la première à la dernière page de ces deux volumes ? En peu de mots, la voici : le traité de Westphalie avait consacré tous les droits sans diviser l’empire, il avait établi la liberté de conscience et fait une part équitable à chacune des communions chrétiennes sans porter atteinte à la communauté germanique. Cent ans après, ce grand ordre de choses est attaqué par des factieux ; un crime est commis contre l’empire, c’est-à-dire contre l’unité nationale, et à dater de ce moment commence le dualisme dont les dernières conséquences bouleversent aujourd’hui l’Allemagne. Quel est l’auteur du crime ? Frédéric II. Souverain d’un petit état, il ne pouvait s’attaquer à l’empire qu’en appelant l’étranger sur le sol de la patrie. Il n’a pas reculé devant cette trahison. Trois fois dans sa longue carrière, aux trois époques décisives de ce règne glorifié par les flatteurs, il a jeté sur l’Allemagne les armées étrangères. La France d’abord, l’Angleterre ensuite, la Russie enfin, l’ont aidé tour à tour à détruire une partie de l’édifice impérial.

Tel est le système de M. de Vitzthum. Est-il nécessaire d’en signaler l’exagération et l’injustice ? Faut-il rappeler à l’auteur que l’unité nationale dont il parle n’existait plus depuis longtemps, qu’elle était en train de se reconstituer, de se chercher un nouveau centre, et que c’est précisément la gloire de Frédéric et de la Prusse d’avoir établi avec vigueur ce point d’appui au milieu de la somnolence universelle ? Entre le passé, qui n’était plus qu’une ombre, et l’avenir, que nul ne pouvait encore soupçonner, il y avait alors comme un long interrègne. La compétition était ouverte à tous. N’avait-on pas vu la Bavière en 1740 aspirer à la succession de l’empereur Charles VI et vouloir déplacer à son profit la direction centrale du monde germanique ? Si la Saxe avait eu d’autres chefs que ses voluptueux fainéans, d’autres ministres que les Flemming et les Brühl, elle n’eût pas négligé sans doute de se présenter dans la lice. Ce qui avait accablé la faiblesse du compétiteur bavarois de Marie-Thérèse, ce qui avait effrayé la mollesse du gouvernement saxon, excita et soutint la virile ardeur de Frédéric. Sa clairvoyance fit son ambition, et cette ambition fut son génie. Il comprit mieux que personne la situation précaire de la féodalité allemande ; mieux que personne, il comprit que le futur empire de ce monde disloqué appartiendrait au plus digne, c’est-à-dire à celui qui se mettrait en mesure de servir avec le plus d’intelligence et de vigueur les intérêts de l’avenir. Si Frédéric est grand par les choses qu’il a faites, il l’est bien autrement encore par celles qu’il a préparées. Une fois qu’il eut marqué le but où devait tendre l’Allemagne du nord, il y marcha sans hésitation, sans scrupule, avec un mélange extraordinaire de fougue et de ténacité, d’allures despotiques et d’instincts libéraux, de hauteur méprisante et de sympathie humaine, tantôt dissimulé jusqu’à la fourberie, tantôt sincère jusqu’au cynisme, vrai type, non pas de Salomon ou de Mandrin, comme l’appelait tour à tour Voltaire, mais du révolutionnaire couronné, tel que le XVIIIe siècle devait le former pour l’admiration des uns et le scandale des autres. Son œuvre, à coup sûr, vaut infiniment mieux que sa personne… J’oublie cependant, car les idées se pressent au seul nom de ce singulier grand homme, il séduit et il provoque, il charme et il irrite, — j’oublie, disais-je, que je n’ai pas à tracer ici le portrait, encore moins l’apologie de Frédéric II. Je veux prendre seulement dans le livre de M. le comte de Vitzthum quelques détails ignorés ou mal connus dont l’histoire doit faire son profit.

Le plus curieux des épisodes auxquels s’appliquent les rectifications de M. de Vitzthum, ce sont les rapports de la Prusse et de la Saxe au début de la guerre de sept ans. L’auteur, on n’en saurait douter, a voulu rapprocher cet épisode de la situation des deux pays au commencement de l’année 1866. Les procédés despotiques et perfides de Frédéric II vis-à-vis de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, lui ont paru comme une sorte de programme prussien trop fidèlement suivi de nos jours par le comte de Bismark, et il a cru que le juste intérêt attaché il y a cent ans à de royales victimes profiterait aujourd’hui à la politique de M. de Beust. Nous examinerons tout à l’heure quelle est la portée de ces rapprochemens ; il faut savoir d’abord ce que l’historien, avec ses documens secrets, a de neuf à nous apprendre. Du laborieux récit de M. de Vitzthum je détache ce qui est vraiment digne d’être recueilli par la critique, le tableau des perfidies et des violences de Frédéric II au début de la guerre de sept ans. Les méfaits de Frédéric en 1756, comme les méfaits de M. de Bismark en 1866, doivent-ils nous faire oublier quels intérêts et quels droits représente l’Allemagne du nord depuis la révolution du XVIe siècle ? C’est là un problème d’un autre ordre. L’erreur que je reproche à M. de Vitzthum, l’erreur perpétuelle qui gâte pour moi ce curieux livre, c’est d’avoir embrouillé toutes ces choses. Divido sententiam, disait le sage antique. Distinguons les principes et les hommes qui en abusent. Je vais raconter avec M. de Vitzthum une aventure odieuse, je vais maintenir contre M. de Vitzthum les grandes causes qu’il a méconnues ; dans l’une et l’autre tâche, je serai fidèle à une même inspiration, l’amour de la justice et de la vérité.


II.

Au mois d’août 1756, Frédéric, persuadé ou feignant d’être persuadé que l’Autriche et la Russie viennent de s’allier contre lui par un traité secret, se décide à porter la guerre dans les états de Marie-Thérèse. C’est en Bohème qu’il veut frapper les premiers coups ; pour cela, il a besoin de traverser le territoire saxon. Ce droit de passage, de passage innocent, comme on disait, — ohnschädliger Durchmarsch, transitus innoxius, — était réglé par les lois de l’empire et soumis à certaines formalités, quand une des parties belligérantes avait à traverser un état neutre. Sans se soucier des règles, Frédéric se borne à signifier au cabinet de Dresde que son armée entre en Saxe. Il ne demande pas, il ne prévient pas ; c’est le 28 août qu’il est parti de Potsdam pour aller rejoindre son armée à la frontière saxonne, et ce jour-là même le ministre saxon à Berlin, M. de Bulow, mandé vers le soir par le comte de Podevils, ministre du roi de Prusse, reçoit officiellement la notification du transitus innoxius. Que le roi de Pologne ne s’alarme point, disait M. de Podevils ; les troupes prussiennes observeront la plus sévère discipline, la cour de Dresde sera l’objet des plus respectueux ménagemens, on ne mettra nul obstacle au départ de l’électeur pour son royaume de Pologne, où l’appelle l’ouverture de la diète, des ordres seront donnés en Silésie pour que le royal voyageur trouve partout les relais de poste dont il aura besoin. M. de Bulow transmet immédiatement ces étonnantes nouvelles au chef du cabinet saxon et termine sa dépêche par ces paroles : « M. le comte de Podevils finit par me dire que, comme cette marche involontaire, ce transitus innoxius ne devait donner aucunement atteinte à l’amitié et bonne intelligence entre ces deux cours, le roi son maître l’avait chargé en particulier de me donner l’assurance que je pourrais continuer mon ministère en toute tranquillité, et qu’on aurait toujours pour moi la considération attachée à mon caractère public. Je me suis contenté de réserver le rapport de ce propos inattendu, puisque toute réplique aurait été inutile… » Bien inutile en effet. Dès le lendemain, 29 août, un escadron de hussards prussiens entrait en pleine Saxe, à Leipzig, et le colonel annonçait à la ville qu’elle aurait à recevoir huit bataillons d’infanterie, deux régimens de grenadiers, deux escadrons de hussards, six ou huit cents chevaux des trains d’artillerie. Quelques heures après le prince Ferdinand de Brunswick, commandant de ce corps d’armée, arrivait à l’hôtel de ville, et tenait au conseil assemblé ce discours sans ambages : « Je suis venu ici par l’ordre de sa majesté le roi de Prusse, avec les troupes que vous allez recevoir. Le roi promet sa gracieuse bienveillance au conseil et à toute la bourgeoisie, espérant que ses troupes seront logées et nourries comme il convient. » Le prince ajouta, en s’adressant à une députation de marchands, que les droits de commerce, quels qu’en fussent la nature et le nom, ne seraient plus désormais payés au roi de Pologne. « C’était, s’écrie M. de Vitzthum, c’était ce même prince devenu alors duc régnant de Brunswick que la Némésis devait atteindre en personne un demi-siècle plus tard, le jour où il tomba sur le champ de bataille d’Iéna, après avoir vu périr dans ses mains l’armée et le royaume de Prusse. »

Informé de l’irruption des Prussiens, le roi de Pologne croit sauver les apparences en accordant ce qu’on a oublié de lui demander. Auguste III savait déjà que l’armée prussienne foulait le sol saxon quand il écrit à Frédéric : « Monsieur mon frère, le ministre de votre majesté à ma cour, venant de faire la réquisition pour le passage de ses troupes par mes états pour aller en Bohême, je l’ai accordé, espérant que votre majesté fera observer une exacte discipline. Aussi ai-je envoyé vers votre majesté mon lieutenant-général et commandant du corps de Suisses sieur de Meagher pour mieux concerter tout ce qui est relatif à cette marche et en régler l’exécution… » Cette lettre est du 29 août ; le soir même, M. de Meagher prend la route de Leipzig, et, ignorant ce qui vient de se passer dans cette ville, il tombe au milieu des Prussiens, qui l’arrêtent. Singulière ambassade ! il va offrir le libre passage de la Saxe, et déjà ce passage est pris d’autorité ; il va recommander la discipline réglementaire à ces terribles hôtes, et il les trouve installés déjà comme en pays conquis ; il apporte des paroles de modération, de neutralité, d’amitié sincère, on l’emprisonne. Il faut bien pourtant qu’on se résigne à lui laisser accomplir sa mission : un officier prussien le conduit à Wittemberg, auprès du prince de Dessau, et de là au quartier-général du roi de Prusse, qui le reçoit enfin le 1er septembre. Frédéric est d’abord sarcastique et dur ; il croit que la neutralité de la Saxe cache des sentimens favorables à Marie-Thérèse, et sa colère, vraie ou simulée, rejaillit sur l’envoyé du roi de Pologne. Quelques heures après, ayant écrit sa réponse au souverain saxon, il se calme, et rappelant M. de Meagher : « Mon général, dit-il, je suis fâché de faire votre connaissance dans les conjonctures présentes. J’espère qu’il s’en trouvera de plus gracieuses. J’ai ouï dire beaucoup de bien de vous. Tenez, voilà la réponse au roi votre maître. Je me flatte qu’il en sera content. C’est tout ce que je puis dans les circonstances. D’ailleurs ce n’est point cupidité ou désir de m’agrandir qui m’ont déterminé à la démarche que je fais. Mes ennemis m’y ont forcé… » La démarche que je fais ! Ces mots sonnent singulièrement aux oreilles du brave officier qui a vu les états de son maître envahis en pleine paix, et qui vient d’être arrêté lui-même au mépris de tous les droits. Il se contient pourtant, et se borne à dire que rien ne justifierait les défiances du roi de Prusse. Le roi de Pologne n’a-t-il pas été pour lui un bon et loyal voisin depuis le traité de Dresde ? N’est-il pas décidé à maintenir ce traité fidèlement ? « Oui, répond Frédéric, je le crois de la part de votre maître : il est droit et honnête homme ; mais il n’en est pas de même de ses serviteurs, qui pensent autrement, et… enfin, monsieur, vous avez la lettre. C’est tout ce que je puis dire au roi. Faites-lui mes complimens. » La lettre de Frédéric II, remise à Auguste III par M. de Meagher le lendemain 2 septembre, était conçue en ces termes :


« Monsieur mon frère,

« Les inclinations que j’avais pour la paix sont si notoires que tout ce que je pourrais dire à votre majesté ne le prouverait pas davantage que la convention de neutralité que j’ai signée avec le roi d’Angleterre. Depuis ce temps, par différens reviremens de système, la cour de Vienne a cru trouver le moment favorable pour mettre en exécution des desseins que depuis longtemps elle couvait contre moi. J’ai employé la voie de la négociation, la croyant plus convenable pour dissiper des soupçons réciproques auxquels différentes démarches de la cour de Vienne avaient pu donner lieu. La première réponse que j’ai reçue de la cour de Vienne est si obscure et énigmatique qu’un prince qui veut pourvoir à sa sûreté ne peut s’en contenter. La seconde était conçue avec tant de hauteur et de mépris qu’elle devait offenser l’indépendance de tout prince qui a son honneur à cœur, et, quoique je n’eusse insisté que sur les assurances que j’exigeais de l’impératrice-reine d’être sûr contre les entreprises qu’elle pourrait faire contre moi cette année-ci et l’année qui vient, elle n’a pas daigné répondre à une demande aussi importante. Ce refus m’a obligé malgré moi de prendre le parti que j’ai cru le plus propre pour prévenir les desseins de mes ennemis. Cependant, tant pour l’amour de la paix que par esprit d’humanité, j’ai encore ordonné à mon envoyé à Vienne de faire de nouvelles représentations à cette cour, en lui faisant sentir que sa dernière réponse étant non-seulement conçue en termes très peu mesurés, mais encore remplie d’une mauvaise dialectique qui ne répondait point à ce que je lui demandais, je me mettais en mouvement d’un côté, — mais que, si encore l’impératrice voulait me donner la sûreté que je lui demandais pour cette année et l’année qui vient, elle pouvait compter que je sacrifierais volontiers toutes les dépenses d’un commencement de guerre à la tranquillité publique, et que de plus je consentirais incessamment à mettre les choses sur le pied de la paix. Voici la vraie situation où je me trouve. Ce n’est ni la cupidité ni l’ambition qui dirigent mes démarches, mais la protection que je dois à mes peuples, et la nécessité de prévenir des complots qui deviendraient plus dangereux de jour en jour, si l’épée ne tranchait ce nœud gordien lorsqu’il en est temps encore. Voilà à peu près toutes les explications que je suis en état de donner à votre majesté. Je ménagerai ses états autant que ma situation présente le permettra. J’aurai pour elle et pour sa famille toute l’attention et la considération que je dois avoir pour un grand prince que j’estime et que je ne trouve à plaindre qu’en ce qu’il se livre trop aux conseils d’un homme dont les mauvaises intentions me sont trop connues, et dont je pourrais prouver les noirs complots papiers sur table.

« J’ai fait toute ma vie une profession de probité et d’honneur, et sur ce caractère qui m’est plus cher que le titre de roi, que je ne tiens que du hasard de la naissance, j’assure votre majesté que, quand même dans quelques momens, surtout du commencement, les apparences me seraient contraires, elle verra, en cas qu’il soit impossible de parvenir à une réconciliation, que ses intérêts me seront sacrés, et qu’elle trouvera dans mes procédés plus de ménagemens pour ses intérêts et pour ceux de sa famille que ne lui veulent insinuer des personnes qui sont trop au-dessous de moi pour que j’en daigne faire mention. Je suis, avec la plus parfaite estime et considération, monsieur mon frère, de votre majesté,

« Le bon frère,
« Frédéric II.
« À Pretsch, le 1er de septembre 1756. »


Les personnes dénoncées dans ces dernières lignes avec tant d’irritation et de hauteur, est-il besoin de le rappeler ? c’étaient les ministres d’Auguste III, c’était surtout le chef du cabinet de Saxe, M. le comte de Brühl. Frédéric exagérait sans doute, soit par colère, soit par politique, quand il se faisait fort de prouver, papiers sur table, les noirs complots du personnage ; M. de Vitzthum me paraît exagérer à son tour lorsqu’il veut absolument que le comte de Brühl n’ait jamais nourri de pensées hostiles au roi de Prusse. La vérité est que le ministre saxon, au milieu de sa vie épicurienne, avait assez de clairvoyance pour s’effrayer par momens de l’ardeur de Frédéric II, et que sa mollesse, bien plus encore que ses principes, en faisait nécessairement l’auxiliaire de Marie-Thérèse, le collaborateur secret de M. de Kaunitz. La Saxe du comte de Brühl, alors même qu’elle restait neutre, était, si l’on me passe ce terme, la première préfecture du vieil empire.

On devine l’émoi de la cour de Dresde après une telle missive : les promesses de modération, les assurances d’amitié n’étaient là que pour la forme ; Frédéric, à la tête d’une armée de soixante-dix mille hommes, occupait tout le nord de la Saxe, et il accusait les noirs complots du cabinet saxon ! Que faire en ce péril ? persister à demeurer neutre ou se joindre aux troupes impériales ? chercher un refuge quelque part, en Bohême, en Pologne, ou bien se retrancher sur un point du pays et garder la défensive ? M. de Vitzthum, à l’aide de ses pièces authentiques, nous révèle toutes les opinions qui se croisent en ce conseil effaré. Diplomates, généraux, chacun à son point de vue propose un plan de campagne. Enfin c’est l’avis le plus sage qui l’emporte : le roi quittera Dresde, sa dignité l’exige ; quelle serait sa position en face des hôtes redoutables qui demain peut-être envahiront la ville ! La plus grande partie de l’armée saxonne est rassemblée au camp de Pirna, espèce de forteresse naturelle défendue par des rochers à pic ; la place du roi est là. On avisera ensuite aux projets ultérieurs. Soit qu’on veuille s’unir à l’Autriche, soit qu’on essaie de tenir tête à la Prusse sans s’écarter du territoire, on peut attendre les événemens derrière ce rempart inexpugnable. Dès le 2 septembre, le soir même du jour où s’est tenu ce conseil, la garnison de Dresde va rejoindre le corps d’armée, laissant à la milice bourgeoise le soin de garder la ville. Le lendemain, Auguste III se met en route pour le camp après avoir adressé au roi de Prusse la réponse que voici :


« Monsieur mon frère, le général Meagher vient de m’apporter la lettre que votre majesté m’a écrite en réponse à celle dont je l’avais chargé pour elle. Je suis à la vérité fort sensible aux expressions affectueuses avec lesquelles votre majesté m’assure de son amitié pour ma personne ; mais je me flatte qu’elle voudra bien me faire sentir incessamment les effets de ces assurances, qui me sont très précieuses.

« Les différends survenus entre votre majesté et l’impératrice-reine ne me regardent en aucune façon. De plus votre majesté a fait faire, comme elle m’en instruit, de nouvelles représentations à la cour de Vienne, et elle se réglera en conséquence de la réponse qu’elle en recevra. Mais j’aurais dû me flatter qu’en prenant le passage innocent par mes états suivant les constitutions de l’empire connues à votre majesté, elle ne les occuperait pas, et qu’en se conformant à la déclaration qu’elle a fait publier, — « qu’elle n’a aucune intention de me faire la guerre, ni de traiter mes états comme des pays ennemis, » — elle en agirait au contraire avec les ménagemens J’un prince ami et bien intentionné. Au lieu de cela, les troupes de votre majesté y font des exactions, s’emparent de mes caisses et les emportent, viennent de démolir une partie de ma forteresse de Wittemberg et arrêtent mes officiers-généraux et autres quand elles les rencontrent. J’en appelle aux sentimens de justice et de probité dont votre majesté fait profession, et je suis persuadé qu’elle ne voudra pas que moi et mes états devions souffrir des différends de votre majesté avec l’impératrice-reine. Je désirerais au reste que votre majesté voulût me donner à connaître les noirs complots dont elle fait mention dans sa lettre, et que j’ai ignorés jusqu’à présent. Je prie donc votre majesté de faire attention à mes représentations et d’évacuer mes états en en faisant sortir ses troupes le plus tôt possible. Je suis prêt à donner à votre majesté toutes les sûretés qu’elle pourra exiger de moi, convenables à l’équité et à ma dignité ; mais comme le temps presse, et que je ne saurais, dans la position violente où je me trouve, voir approcher encore de plus près des troupes qui en quelque sorte agissent en ennemis et qui me font appréhender par là des suites encore plus fâcheuses, je prends le parti de me rendre à mon armée pour y recevoir au plus tôt les explications ultérieures de votre majesté, lui protestant en même temps encore une fois que mon intention n’est nullement de m’éloigner d’une convention de neutralité avec elle, mais que plutôt j’y donnerai les mains avec une satisfaction parfaite. Je mets toute confiance dans l’amitié de votre majesté, lui réitère les protestations de la mienne, et suis avec la plus parfaite considération, de votre majesté,

« Le bon frère,
« A. R.
« À Dresde, le 3 septembre 1756. »


Au moment où le roi de Pologne sommait ainsi le roi de Prusse de conformer sa conduite à ses paroles et d’évacuer ses états au plus tôt, selon les règles du transitus innoxius, on entendait retentir à quelques lieues de là le premier coup de feu de la guerre de sept ans. Un lieutenant-colonel de hussards, sorti des avant-postes de l’armée prussienne, s’était présenté devant la forteresse de Stolpea, avait désarmé les sentinelles en signifiant au commandant l’ordre de lui livrer la place, et comme celui-ci faisait mine de résister, il lui avait tiré à bout portant un coup de pistolet au flanc gauche. Quelques instans après la forteresse était au pouvoir de l’ennemi.

Ainsi, malgré les déclarations de Frédéric, malgré la neutralité de la Saxe, malgré le transitus innoxius, la guerre a commencé. Dès cette heure, les événemens se précipitent avec une rapidité singulière. Le roi de Prusse, le prince de Brunswick, le duc de Bevern, commandant les trois corps d’armée, occupent d’un bout à l’autre tout le nord de la Saxe ; ils marchent vers Dresde, vers le camp de Pirna, vers la frontière de Bohême. Le roi de Pologne est au camp avec son armée ; il a formé un instant le projet de devancer les Prussiens vers la Bohême et de se réunir aux troupes impériales que commande le maréchal Broune, mais les hussards de Frédéric occupent déjà les chemins. Auguste III, qui ne sortait qu’à regret de sa neutralité, restera donc enfermé dans cette grande forteresse naturelle des plateaux de Pirna, où il peut défier tous les assauts. Défiera-t-on aussi la famine ? Ces troupes ont été entassées bien à la hâte, on n’a pas eu le temps de pourvoir aux approvisionnemens ; si les Prussiens, comme on peut le craindre, se décident à bloquer le camp de Pirna, que deviendra-t-on au bout de quelques semaines ? Dès le 6 septembre, on n’a plus le moindre doute sur les intentions du roi de Prusse ; une lettre de sa main, en date du 5, annonce au roi de Pologne que ses états ne seront pas évacués de si tôt. Pourquoi ? « Pour cent raisons de guerre qu’il serait ennuyeux d’alléguer. » Il est évident que Frédéric a besoin de la Saxe, qu’il veut en faire sa base d’opérations, qu’il ne s’engagera pas dans une guerre contre l’Autriche en laissant derrière lui l’armée et le gouvernement saxons, un gouvernement à demi autrichien, disait-il, et complice de tous ses ennemis. C’est le 6 septembre que la lettre du roi de Prusse est arrivée au camp de Pirna ; le 7, des courriers partent pour toutes les capitales de l’Europe. A Vienne, la Saxe implore le secours de l’impératrice contre le violateur des lois de l’empire ; à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, à Paris, elle dénonce le perturbateur de la paix générale, le prince factieux qui déchire le traité de Westphalie. Il était temps que les courriers partissent ; le surlendemain, 9 septembre, les trois divisions prussiennes ayant opéré leur jonction, l’armée saxonne était bloquée dans le camp de Pirna par les soixante-dix mille hommes de Frédéric.

« Les Saxons faisaient retentir toute l’Europe de leurs cris ; ils répandaient les bruits les plus injurieux aux Prussiens sur leur invasion dans cet électorat : il était nécessaire de désabuser le public de toutes ces calomnies, qui, n’étant point réfutées, s’accréditaient et remplissaient le monde de préjugés contre la conduite du roi. Depuis longtemps, le roi possédait la copie des traités du roi de Pologne et des relations de ses ministres aux cours étrangères. Quoique ces pièces justifiassent pleinement les entreprises de la Prusse, on ne pouvait en tirer parti : si on les eût publiées, les Saxons les auraient taxées de pièces supposées et forgées à plaisir pour autoriser une conduite audacieuse qu’on ne pouvait soutenir que par des mensonges ; cela obligea d’avoir recours aux pièces originales qui se trouvaient encore dans les archives de Dresde. Le roi donna des ordres pour qu’on les saisît. Elles étaient toutes emballées et prêtes à être envoyées en Pologne. La reine, qui en fut informée, voulut s’y opposer. On eut bien de la peine à lui faire comprendre qu’elle ferait mieux de céder par complaisance pour le roi de Prusse… « C’est ainsi que Frédéric lui-même, en son récit de la guerre de sept ans, expose une des scènes les plus révoltantes de ce transitus innoxius. Le roi est obligé de soustraire les papiers d’un état neutre, il ordonne de les saisir, il fait forcer les caisses, briser les serrures… Ne semble-t-il pas, à l’entendre, que ce soit la chose la plus naturelle du monde ? Et en présence de ces effractions, que dites-vous de la surprise causée au royal larron par le peu de complaisance de la reine ? Les procès-verbaux que publie M. de Vitzthum nous rendent la scène dans toute sa brutalité. La reine de Pologne était restée à Dresde après le départ du roi pour le camp de Pirna ; on avait espéré que la présence d’une princesse auguste, moins respectable encore par son rang que par ses vertus, inspirerait quelque retenue aux Prussiens, s’ils osaient, au mépris de tous les droits, occuper militairement la capitale. Les Prussiens, avant même d’avoir bloqué l’armée saxonne, avaient pris possession de Dresde. Frédéric, arrivé dans la matinée du 9 septembre avec plusieurs bataillons, avait immédiatement envoyé un de ses aides-de-camp saluer la reine de sa part, disant qu’il serait venu lui-même, s’il n’avait craint qu’en de telles circonstances sa visite ne fût importune, et promettant que la dignité de la reine n’aurait pas à souffrir la plus légère atteinte. La reine, quoique prisonnière en son palais, conservait un semblant d’autorité. Il avait été expressément convenu que la garde suisse continuerait à faire exclusivement le service intérieur du château. Or, quelques heures après, trois patrouilles prussiennes viennent s’établir à la porte de la chancellerie secrète, avec ordre de ne laisser entrer ni sortir personne. Sur les plaintes de la reine, le commandant des grenadiers prussiens, M. de Vangenheim, arrive au palais, chargé d’une communication pour tous les secrétaires de la chancellerie. « Le roi mon maître, leur dit-il, a décidé que les papiers de la chancellerie saxonne resteraient dans l’état où ils sont, que nul ne devait y toucher, soit pour ajouter, soit pour enlever quoi que ce fût. Nous avons placé ici des sentinelles pour assurer l’exécution de cet ordre ; nous les ferons sortir, si l’on consent à nous livrer les clés de toutes les portes, de tous les bureaux, les clés de chaque armoire et de chaque tiroir. Si on nous les refuse, les postes seront doublés. » Les secrétaires vont conférer avec la reine sur le parti à prendre ; ils lui conseillent de ne pas se laisser effrayer par la menace du commandant : « Laissons-le doubler ses postes, et gardons nos clés ; ce sera obliger le roi de Prusse à briser les portes, les serrures, à se déshonorer par une sorte de brigandage. » La reine préfère un moyen terme ; elle ne veut ni admettre les sentinelles prussiennes dans l’intérieur du palais, ni livrer ces clés pour qu’on en fasse usage. Elle les remettra, puisqu’il le faut, mais dans un paquet scellé du sceau royal ; les portes du cabinet de la chancellerie seront scellées de la même manière. Ne sont-ce pas là les garanties que demande le roi de Prusse ? Déconcerté un instant par cette offre inattendue, M. de Vangenheim ne s’y rend pas sans résistance ; les clés, il veut les voir, les toucher, les compter ; quant aux scellés, il insinue brutalement que la garantie pourrait bien être insuffisante, et n’accepte le sceau de la reine sur les portes de la chancellerie qu’à la condition d’y apposer le sien propre. La proposition ayant été repoussée comme une insulte, le soldat emporte ses clés et va consulter son chef, le général Wylich, commandant de la place. Il revient à dix heures du soir, annonçant que le général lui a donné l’ordre de placer son propre sceau à côté du sceau de la reine.

Est-ce assez de grossièretés et d’outrages ? Non, tout n’est pas fini. Le lendemain 10 septembre, à sept heures du matin, M. de Vangenheim, qui la veille avait relevé ses sentinelles, revient établir trois patrouilles à la porte de la chancellerie et fait prévenir la reine que, le roi de Prusse ayant besoin de certains papiers déposés aux archives, il est obligé d’y pénétrer malgré le sceau qui en protège le seuil. La reine était à la messe dans la chapelle du château ; elle mande son premier chambellan, le baron de Wessenberg, et lui donne mission d’aller porter ses plaintes au roi de Prusse, qui, après quelques heures passées à Dresde, était reparti pour le quartier-général. Vangenheim déclare qu’il lui est impossible d’attendre le retour du messager, et déjà il s’apprête à briser le sceau. À ce moment-là même, la reine, sortant de la chapelle, traversait la galerie sur laquelle s’ouvre la chancellerie ; elle voit ce qui se passe, marche droit à la porte et demande à M. de Vangenheim s’il osera bien mettre la main sur la reine de Pologne. Le soldat s’incline, s’excuse, balbutie et court demander de nouveaux ordres au général. Le général arrive lui-même ; il arrache le sceau, il ouvre les portes, il fouille les tiroirs, il brise les cassettes dont les clés lui manquent, il ajoute les menaces aux violences, et enfin, après toute une journée de perquisitions, c’est-à-dire de bouleversement et de pillage dans la chancellerie saxonne, il part avec ses acolytes, emportant d’énormes liasses de papiers entassées dans trois gros sacs de toile[1].

Qu’on se représente maintenant l’attitude des trois acteurs principaux dans ce singulier drame : à Dresde, la reine de Pologne humiliée par les soldats de Frédéric ; à Pirna, le roi de Pologne aussi captif au milieu de son armée que la reine en son palais ; Frédéric enfin, dans son quartier-général de Sedlitz, dominant tout le pays, faisant échec au roi, échec à la reine, ici imposant la loi à Dresde, là resserrant chaque jour un cercle de fer autour des troupes saxonnes, « qui se laissent affamer galamment. »

Que fait le roi de Pologne, tandis que Frédéric, avec sa volonté impérieuse et son humeur sarcastique, répand autour de lui l’activité qui le dévore ? Nul contraste plus grand que celui des deux souverains. Nous avons là en quelques traits l’histoire même de la Prusse et de la Saxe au XVIIIe siècle. Si l’écrivain qui rapporte ces choses était prussien, on pourrait croire qu’il essaie de justifier l’ardeur intempérante de Frédéric II par la somnolence d’Auguste III ; M. de Vitzthum n’est pas suspect, ses révélations n’en ont que plus de valeur. Que fait donc le roi de Pologne ? Pendant les six semaines qu’il a passées au camp de Pirna, au milieu de ses troupes bloquées, affamées, à qui chaque jour on diminue les rations et dont il faut soutenir la constance, — pendant ces six semaines d’épreuves (3 septembre — 6 octobre), c’est à peine si Auguste III s’est montré à son armée. Enfermé dans une maison seigneuriale du village de Struppen, il s’abandonne à ses chagrins avec un mélange de vertueuse bonhomie et de cérémonial ridicule. À lire ces étranges détails, on est tour à tour attendri et impatienté. Ce bonhomme de roi n’est point un chef d’état. Une seule fois, le 9 septembre, il est monté à cheval pour aller visiter le fort de Kœnigstein ; ajoutez à cela deux courses en voiture à travers le camp, c’est toute la part qu’il a prise aux labeurs et aux émotions du soldat. L’étiquette de la cour et les prescriptions du comte de Brühl tiennent à distance les serviteurs les plus dévoués. Le commandant en chef de l’armée est le maréchal Rutowski, un des fils naturels d’Auguste II, le digne frère de Maurice de Saxe, car il lui a disputé en 1741 l’honneur de l’escalade de Prague. Tous les jours, le maréchal est admis pendant quelques minutes à l’audience du roi : pure cérémonie, visite de parade, jamais le roi ne lui adresse une parole qui se rapporte à la marche des affaires ou à la situation de l’armée. Les ordres du souverain sont transmis au maréchal par le comte de Brühl. Le comte de Brühl décide tout, règle tout ; il a habitué le monarque à ne voir que par ses yeux. Jamais l’apathie d’un roi fainéant n’a été plus complètement exploitée. Les fils mêmes de son maître, il les tient à distance. Il y en a deux qui ont suivi leur père à Pirna, le prince Xavier et le prince Charles, le premier âgé de vingt-six ans, le second qui en a déjà vingt-trois ; ils ne sont rien au conseil, rien à l’armée ; on ne les laisse servir qu’à titre de volontaires, et chaque fois que le comte de Brühl entre dans le cabinet du roi, ils doivent se retirer aussitôt. Le roi les aime pourtant, et de l’amour le plus tendre. C’est même là le seul trait intéressant de sa physionomie. Ce roi épicurien, ce grand seigneur amoureux de ses musées et qui surveillait sa troupe d’opéra comme Frédéric II ses bataillons, était cordialement sensible à toutes les joies de la famille. Éloigné de la reine, privé de la conversation de ses filles, ces jeunes princesses d’une grâce si noble et d’un esprit si merveilleusement doué, il se sentait comme frappé de stupeur. Ce n’était pas le roi, ce n’était pas le politique, ce n’était pas le chef de l’armée saxonne qui souffrait de se voir paralysé ainsi par le blocus de Pirna ; c’était le père, singulier mélange de vertus et de faiblesse, prince candide et fastueux, honnête et pusillanime.

Avec ces qualités et ces défauts, l’histoire doit le féliciter doublement de sa résistance opiniâtre aux négociations, c’est-à-dire aux séductions et aux violences du roi de Prusse. S’il n’agissait guère, il écrivait, et une fois qu’il eut pris son parti, jamais sa plume loyale ne trembla dans sa main. Frédéric a dit insolemment dans son Histoire : « Il était plus aisé pour les Saxons d’écrire que de se battre. » Rien de plus révoltant que ce langage. Les Saxons ne demandèrent qu’à en finir par les armes, tant que la lutte fut possible. En vérité, ce ton méprisant sied-il au personnage qui, violant un territoire ami et se moquant de ses propres déclarations, ne rougissait pas d’opposer soixante-dix mille combattans à dix-huit mille hommes indignement provoqués ? N’avait-on point le droit de lui renvoyer l’injure ? De quel côté étaient le courage et l’honneur ? Frédéric se contentait de bloquer les Saxons, déclarant leur position inattaquable ; lorsque Napoléon, cinquante ans plus tard, visita le camp de Pirna, il découvrit neuf endroits qui eussent donné prise à l’assaut. Un peu plus de modestie aurait donc convenu en cette circonstance à l’historien de la guerre de sept ans. Si Auguste III écrivait lettres sur lettres à Frédéric et à l’impératrice, c’est que, malgré ses sympathies pour l’Autriche, il avait résolu de rester neutre. Le coupable ici, ce n’est pas le malheureux roi surpris par l’invasion et tâchant de maintenir la neutralité de la Saxe ; ce n’est pas le maréchal Rutowski, partagé entre ses instincts de soldat et ses devoirs de chef ; ce ne sont pas tous ces braves généraux impatiens de combattre et obligés de se rendre pour sauver l’armée : le vrai coupable, c’est le comte de Brühl, le favori qui avait confisqué l’esprit du souverain, le ministre indolent qui, par sa politique au jour le jour, sans plans, sans idées, sans principes, avait excité les défiances de la Prusse et n’avait pas su se ménager à temps l’appui de Marie-Thérèse.

Ainsi le roi de Pologne, prisonnier dans son camp, ne sortait de son morne silence que pour rédiger des missives. Grâce à M. de Vitzthum, nous avons aujourd’hui toutes ces lettres si curieuses du mois de septembre 1756. C’est le moment où le roi fainéant se relève ; sur cette molle figure éclate par instans une sorte de lueur. Au contraire quelle perfidie et quelle dureté dans les lettres de Frédéric ! Auguste a écrit, le 13 septembre, une page qui peut se résumer ainsi : « Vous voulez détruire mon armée par la disette ou par le fer ; nous ne craignons ni l’une ni l’autre. Considérez d’ailleurs et votre rôle et le mien ; songez à notre dignité commune et respectons la justice. Je fais et je veux tout faire pour m’entendre avec votre majesté sur l’unique point qui l’occupe, pourvu que je puisse le faire avec honneur. » C’est-à-dire : « Traversez mes états suivant le droit impérial, allez faire la guerre à l’Autriche, ni aujourd’hui ni demain je ne me mêlerai de vos querelles, et, quelle que soit l’issue de la lutte, vous n’aurez rien à redouter de la Saxe. Promesses, traités, garanties, vous obtiendrez de moi tout ce que vos intérêts exigent ; ne me demandez rien de plus, n’espérez pas me contraindre à une alliance avec vous contre l’empire ; l’honneur me le défend. » Mais c’est là précisément ce que réclame Frédéric ; forcé enfin d’expliquer ses violences, il déclare que le sort de la Saxe doit être lié au sort de la Prusse. Ce n’est pas une ouverture, c’est un ordre : il le faut. Écoutez cet ultimatum.


« Monsieur mon frère, je n’ai rien de plus à cœur que ce qui peut regarder personnellement l’honneur et la dignité de votre majesté. Elle peut être persuadée que sa personne dans son camp m’a plus embarrassé que ses troupes. Je crois cependant qu’il y a un moyen pour accorder sa dignité avec ce qu’exigent mes intérêts dans le moment présent, et que tout ceci peut se terminer d’une façon également honorable à l’un et à l’autre. Si votre majesté le juge à propos, j’attends son consentement pour lui envoyer un officier-général chargé de propositions pour elle. Je la prie de lui parler seul et de daigner lui répondre. Je lui répète encore, et je l’assure sur mon honneur, qui m’est plus cher que ma vie, que je n’en veux ni à sa personne ni aux intérêts de sa famille, mais que dans les circonstances présentes il faut que son sort soit lié au mien, et je l’assure, sur tout ce qu’il y a de plus sacré, que, si la fortune me seconde dans la présente guerre, elle n’aura pas lieu de m’en vouloir du mal, mais que, si le malheur m’en veut, la Saxe aura le même sort que la Prusse et le reste de mes états. Je suis avec toute la considération imaginable, monsieur mon frère, de votre majesté le bon frère,

« Frédéric.
« À Sedlitz, ce 13e de septembre 1756. »


Le négociateur annoncé par le roi de Prusse arrive au camp de Pirna. Le roi de Pologne consent-il, oui ou non, à faire cause commune avec la Prusse ? Voilà ce que le général de Winterfeld est chargé de demander à Auguste III. — Jamais, répond le roi. Et mon honneur ! et ma parole royale ! Comment pourrais-je tourner mes armes contre une princesse à laquelle m’attachent des liens sacrés ? Ce que je puis faire, et je l’offre de grand cœur, c’est d’assurer la sécurité du roi de Prusse par la neutralité la plus loyale. — Cette réponse si nette, il la fait directement au général de Winterfeld, il l’adresse par écrit au roi de Prusse, et bientôt, prenant l’initiative à son tour, il envoie un de ses officiers, M. d’Arnim, porter au quartier-général prussien ses offres de garanties. M. d’Arnim a rédigé lui-même sa conversation avec Frédéric II. La scène est vive, et contient plus d’un trait que doit recueillir l’histoire. On nous saura gré de la citer ici tout entière.


« Détail de ce qui s’est dit pendant l’audience que j’ai eue le 15 septembre de sa majesté le roi de Prusse.

« Le roi, après avoir lu la lettre que je lui apportais. — Je vois que le roi de Pologne se refuse à joindre ses troupes aux miennes, mais je n’en saurais démordre, mon cher monsieur ; j’ai de trop bons motifs qui m’en empêchent. La raison de guerre le veut, et je ne puis absolument pas changer mon plan là-dessus.

« Arnim. — Le roi mon maître ne désire rien tant que de vivre en bons rapports d’amitié avec votre majesté ; il fera tout ce qui pourra y contribuer. Il donnera toutes les garanties possibles afin de vous convaincre que son intention est de garder la plus stricte neutralité dans la présente guerre. Le roi mon maître adoptera également, dans les limites de l’honneur, tout ce qui pourra tranquilliser votre majesté au sujet des soupçons dont nos troupes sont l’objet, à savoir qu’elles agiraient contre vous en cas de revers. Quant à joindre notre armée à la vôtre, l’honneur de mon maître s’y oppose absolument. L’impératrice-reine a comblé le roi de témoignages d’amitié sans lui donner le moindre sujet de plainte. Votre majesté connaît elle-même le traité d’alliance défensive qui existe depuis des années entre les deux cours. D’après ce traité, le roi de Pologne doit fournir six mille hommes à l’impératrice, si un ennemi l’attaque. Dans le cas actuel, la question de savoir qui est l’agresseur étant douteuse, le roi a repoussé tous les avantages qu’on lui offrait et refusé ses troupes à l’impératrice. Comment le roi mon maître pourrait-il se résoudre à déclarer la guerre à une princesse qui ne lui a pas même fourni le plus léger prétexte d’inimitié ? De quelle manière colorer une pareille conduite ? Ce serait une tache éternelle à son honneur, et le roi craindrait avec raison d’encourir le blâme de toute l’Europe. Il est fermement convaincu que votre majesté ne peut qu’approuver au fond une si juste délicatesse, bien plus que vous auriez, sire, une mauvaise opinion de sa droiture et de sa loyauté, s’il était capable d’agir autrement.

« Le roi. — Eh ! mon cher monsieur, tout ceci est bel et bon, mais sans la jonction des troupes je ne vois aucune sûreté pour l’avenir. Le roi de Pologne n’a qu’à faire un traité en conséquence avec moi, qui nous lie de plus en plus d’amitié et d’intérêt, car il faut que la Saxe coure la même fortune et le même risque que mes états. Si je suis heureux, il sera non-seulement dédommagé amplement de tout, mais je songerai aussi à ses intérêts autant qu’aux miens. Et pour le qu’en dira-t-on nous enjoliverons le traité de quantité de bonbons. D’ailleurs la meilleure excuse est la nécessité où l’on se trouve de ne pouvoir faire autrement.

« Arnim. — J’ai eu l’honneur d’exposer à votre majesté les raisons impérieuses qui interdisent au roi mon maître de rien accorder sur ce point ; mais comme votre majesté, dans sa première lettre, désire avant toute chose voir écarter les circonstances qui pourraient compromettre la sûreté de ses troupes, j’ai plein pouvoir pour conclure avec elle un accommodement qui la rassurerait complètement à cet égard.

« Le roi. — Et quelle sûreté peut-on me donner ? Est-ce des otages ? Il n’y en a point d’autres que la jonction des troupes. Je ne veux plus être dupe comme je l’ai été en 1744. D’ailleurs je ne suis que trop informé de toutes les trames du ministre et des mauvaises intentions où on est d’aider à me dépouiller d’une grande partie de mes états.

« Arnim. — J’ai vu la note des accusations contre le ministre apportée par le général de Winterfeld à sa majesté mon auguste maître ; or, en ce qui me concerne, pour le temps où j’étais ambassadeur à Saint-Pétersbourg, tout cela est singulièrement outré et envenimé. Je puis affirmer à votre majesté, sur ma foi d’homme d’honneur, que j’ai reçu à cette époque des ordres formels et réitérés pour décliner toute participation au traité de Saint-Pétersbourg, et cela uniquement par égard pour votre majesté. Le chancelier Bestuchef, à plusieurs reprises, en a été fort irrité contre moi.

« Le roi. — Oui, oui, je sais que vous avez été mal avec le chancelier.

« Arnim. — Pour cette seule raison, sire, que je refusais d’accéder au traité malgré ses instances. Quant au soupçon élevé contre votre majesté au sujet des vues que vous pourriez avoir sur la Prusse polonaise et la Courlande… (Ici, dit le plénipotentiaire, le roi m’a vivement interrompu.)

« Le roi. — Eh ! mon cher monsieur, on a beau nier ou s’excuser, je sais tout ce qui s’est négocié contre moi depuis l’an 1749 consécutivement jusqu’au mois de juillet de cette année ; j’ai des preuves suffisantes en main. Je ne puis donc pas laisser les troupes saxonnes en arrière sans commettre une très grande faute.

« Arnim. — Mais, sire, il y a moyen de donner à votre majesté toute sécurité à cet égard, et si vous n’êtes pas satisfait de nos offres, ayez la bonté de nous dire ce que vous demandez en plus.

« Le roi. — Il me faut les troupes, sans quoi il n’y a point de sûreté. Je joue gros jeu. Les armes sont journalières. Je n’aurais qu’à avoir un échec considérable, et je les aurais à dos.

« Arnim. — Le roi mon maître veut tenir à sa parole royale et garder dans cette guerre la neutralité la plus stricte. Quoi qu’il arrive, ses troupes, sire, n’agiront pas contre vous. Les puissans motifs qui l’empêchent d’accéder aux désirs de votre majesté vous montrent assez quel est le fond de son âme et combien il lui est impossible de ne pas respecter sa parole de roi. Vous pouvez compter avec la même certitude sur la consciencieuse exécution de ses promesses. On pourrait s’entendre sur les quartiers où nos troupes se retireraient. Bien plus, si votre majesté y tenait absolument, nos généraux pourraient s’engager personnellement, sur leur honneur, à ne pas servir contre vous dans cette guerre. Ce serait là en vérité une précaution bien superflue ; le roi y consentirait cependant pour vous donner toute sécurité.

« Le roi. — Tous ces traités, tous ces accommodemens, on les tourne comme on veut. Il faut nécessairement que j’aie les derrières libres, comme aussi la libre communication par la Saxe et l’Elbe. La parole des généraux ! croyez-vous que je veuille faire pendre des généraux et faire la guerre en brigand ? Et puis est-ce qu’on ne peut pas nommer d’autres généraux ?

« Arnim. — Mais si le roi mon maître se décidait à licencier le quart, le tiers de son armée ?

« Le roi. — Il faudrait donc congédier toute l’armée… Mais non, ce serait trop dur. Il y a un moyen : il faut que l’armée marche avec moi, et qu’elle me prête serment.

(Ceci, remarque l’ambassadeur, me fit faire un mouvement de saisissement dont je ne fus pas maître, et dont le roi parut surpris.)

« Arnim. — Ce serait là une chose dont l’histoire n’aurait pas encore fourni d’exemples, ni chez les anciens, ni chez les modernes.

« Le roi. — Pourquoi non, monsieur ? Si fait, il y en a… Et n’y en eût-il point, je ne sais si vous savez, monsieur, que je me pique d’être original.

« Arnim. — Si c’est là votre dernier mot, sire, il ne nous reste plus qu’à nous faire enterrer à notre poste.

« Le roi. — Bah ! ce sont là des phrases. Le soldat ne pense pas comme les généraux. Vous savez cela aussi bien que moi : si on ne lui donne pas la subsistance nécessaire, il déserte et se mutine.

« Arnim. — Nous n’en serons pas là de si tôt. Votre majesté sait fort bien qu’il ne dépendait que de nous de gagner la Bohême et de nous joindre aux troupes de l’impératrice, si le roi l’avait voulu. Le dernier de nos régimens, quand il entra au camp, avait une avance de trois marches sur votre avant-garde. N’est-ce pas une preuve évidente que le roi mon maître ne veut se mêler de rien, qu’il entend rester absolument neutre, que votre majesté n’a rien à craindre ?…

« Le roi. — Tout ce que vous pourrez me dire, mon cher monsieur, ne me fera pas changer mon plan. Il faut absolument que j’aie les troupes de manière ou d’autre. Ne soyez point en peine pour moi, je ne suis pas pressé du tout. Je puis laisser ici au moins vingt-quatre mille hommes, dont je n’ai nullement besoin vis-à-vis de M. de Broune… »


M. de Broune, c’était le feld-maréchal qui commandait les troupes de Marie-Thérèse. Appelé par le roi de Pologne, il marchait au secours des Saxons ; mais Frédéric, avec sa mordante ironie, avait eu raison de dire à M. d’Arnim : « Ne soyez point en peine pour moi, je ne suis point pressé du tout. » M. de Broune arrivait à la manière autrichienne, avec plus de prudence que de célérité. Il eût fallu débloquer les Saxons dès les premiers jours de septembre, quand l’armée était encore pleine de vigueur, pleine d’élan, et que les Prussiens n’avaient pas eu le temps de s’établir aux environs de Pirna ; on attendit que Frédéric fût maître des deux rives de l’Elbe et l’armée saxonne affamée, exténuée, découragée. Nur langsam voran ! comme dit la satire populaire. Lentement, lentement, c’est la devise de l’Autriche. Dans un de ces momens où il ne faut compter que sur soi-même et frapper des coups décisifs, le gouvernement autrichien se reposait en partie sur ses auxiliaires. Le jour même où avait eu lieu l’entretien du roi de Prusse et du général d’Arnim, M. de Kaunitz, ministre des affaires étrangères, écrivait de Vienne au commandant de l’armée impériale, qui avait sans doute besoin d’être un peu encouragé : « Un courrier nous arrive de Paris avec de bonnes nouvelles ; le roi très chrétien envoie un corps important de l’élite de ses soldats au secours de notre auguste souveraine. Ces troupes se rassemblent aux environs de Namur, et vont se joindre à quinze ou seize mille hommes de nos troupes de Hollande. Cela fera une armée respectable dont il faudra régler la destination au plus tôt. Rien n’égale le zèle avec lequel la nation française soutient les magnanimes résolutions de son roi… »

Oui, certes, l’émotion était vive. On peut lire dans le Journal de Barbier, aux mois de septembre et octobre 1756, la confirmation des paroles de M. de Kaunitz. La dauphine, mère de l’enfant qui sera un jour Louis XVI, était fille du pauvre roi enfermé dans Pirna et de la malheureuse reine prisonnière à Dresde. À part même les questions de personnes, le sentiment du droit était assez éveillé déjà pour que les procédés de Frédéric révoltassent la royauté française. « Le roi de Prusse, écrit l’annaliste parisien, est entré avec quarante ou cinquante mille hommes dans les états de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, qui ne lui disait rien, et, sans aucune déclaration de guerre, il s’est emparé de la ville de Leipzig dans le temps de la fameuse foire ; il y a mis garnison. Il perçoit à son profit tous les droits et profits de cette foire, qui sont considérables, et il marche du côté de la Bohême. Ce procédé a paru fort irrégulier et contre le droit des gens ; il fait sur terre ce que les Anglais ont fait sur mer. On l’appelle le Mandrin couronné… » Qu’on lise à la même date la correspondance de Voltaire, on verra que Ferney et Paris vibraient à l’unisson. Le souvenir de l’aventure de Francfort (1753) donne aux paroles du philosophe un accent plus amer. Est-ce lui qui emprunte, est-ce lui qui prête aux Parisiens ce mot de « Mandrin couronné ? » Je ne sais ; une chose certaine, c’est qu’il s’associe de cœur aux colères de l’opinion publique. Il s’excuse de ses anciennes « coquetteries » avec le Vandale, il se déclare « un serviteur de Marie ; » enfin le 13 septembre, au moment où se passent les scènes que nous venons de raconter, il écrit avec une joie qui sent la guerre : « On dit que Marie-Thérèse est actuellement l’idole de Paris, et que toute la jeunesse veut s’aller battre pour elle en Bohême. » Généreux élans de la justice irritée ! M. de Kaunitz a bien raison de dire que rien n’égale ces vivacités françaises.

Mais quoi ! tout cela n’était que des promesses ; il s’agit bien d’espérances lointaines quand le danger est là, terrible, inexorable, quand chaque jour voit diminuer les rations, quand hommes et chevaux vont mourir de faim ! C’est seulement à la fin du mois de septembre que le maréchal de Broune commence les opérations dont le succès peut débloquer l’armée saxonne. Une grande bataille, la première journée de la guerre de sept ans, est livrée le 1er octobre à Lowositz, au pied des montagnes de Bohême. Prussiens, Autrichiens, avec une égale ténacité, se sont canonnés pendant huit heures, et le lendemain Frédéric transporté de joie écrit à un de ses maréchaux : « Je ne vous dirai rien des troupes, vous les connaissez ; mais depuis que j’ai l’honneur de les commander je n’ai jamais vu de pareils prodiges de valeur, tant cavalerie qu’infanterie… Ceci fera rendre les Saxons. »

La victoire des Prussiens n’avait pas été aussi complète que l’annonce Frédéric dans sa lettre au maréchal de Schwerin. Des documens autrichiens et saxons publiés aujourd’hui par M. de Vitzthum il résulte que dans ce terrible choc l’armée du roi de Prusse fut plus cruellement décimée que l’armée impériale. Ce n’était donc ni un triomphe, comme les Prussiens le répétaient avec fracas, ni une victoire postiche, comme l’affirmait un publiciste allemand dans une brochure qui fit scandale à Berlin ; de l’avis des meilleurs juges, ce fut une journée indécise. Le maréchal de Broune, malgré ses pertes, sut maintenir sa position ; les chemins qu’il avait occupés pour diriger sa marche sur Pirna lui demeuraient ouverts. Il faut bien reconnaître cependant qu’une journée indécise pour les armes autrichiennes était une journée fatalement décisive pour les Saxons ; la défaite, la déroute de Frédéric pouvait seule les délivrer de ce cercle de fer que chaque jour resserrait autour d’eux. Que d’obstacles encore, après cette journée de Lowositz, entre les impériaux et les prisonniers de Pirna ! Tandis que M. de Broune se ravitaille avant de reprendre sa marche, on compte les jours et les heures dans le camp des affamés. Un plan de jonction est combiné ; la même nuit, à la même heure, les Saxons traverseront l’Elbe et forceront les lignes ennemies, attaquées de flanc par les impériaux. « Je ne serai prêt que le 11 octobre, écrit M. de Broune, et si vous pouvez tenir un, deux, trois jours de plus, quatre jours même, jusqu’à la soirée du 15, vous me rendrez grand service. J’ai tant de détours à prendre et par des chemins si rudes ! » — « Impossible, répond le maréchal Rutowski, nos dernières provisions s’épuisent ; tout ce que nous pouvons faire, c’est d’attendre la nuit du 11 au 12 ; à minuit, nous attaquerons les postes prussiens. » Il fallut toutefois, par suite d’un accident imprévu, retarder de vingt-quatre heures encore l’exécution du projet. Enfin le 12 octobre est arrivé ; le roi a transféré son quartier-général de Struppen à Thürmsdorf, pour y attendre que l’armée ait passé sur la rive droite de l’Elbe.

Les troupes se mettent en marche à minuit. Le ciel est noir et la pluie tombe à torrens. Enveloppés dans la tempête, les Saxons se trouvent cachés aux regards des sentinelles ennemies ; mais que de difficultés nouvelles ajoutées par l’orage aux périls d’une telle entreprise ! Quand on a passé les ponts jetés à la hâte, il faut escalader les montagnes qui dominent la droite du fleuve. Point de chemins, à peine quelques sentiers connus des pâtres et des pêcheurs. Dans ces défilés que défonce la pluie, comment faire monter les chevaux et les canons ? Bien que la ténacité saxonne ne faiblisse pas une minute, il est clair que le temps fera défaut aux opérations projetées. On devait rejoindre les Autrichiens dans la matinée du 13 à quelques lieues des bords de l’Elbe, après avoir forcé de ce côté les circonvallations prussiennes ; on n’y sera pas avant le soir ou le lendemain. Le roi, dès cinq heures du matin, informé que les troupes, sauf l’arrière-garde, ont traversé le fleuve, s’est rendu à la forteresse de Kœnigstein. Il apprend, en y arrivant, quels obstacles entravent la marche de la cavalerie et de l’artillerie ; le comte de Brühl écrit au maréchal de Broune pour excuser les Saxons : « On n’a pas encore pu attaquer les Prussiens, on se prépare, on se rassemble, on est en marche ; c’est un retard qu’on n’a pu éviter, mais qui sera réparé le soir au plus tard… » Hélas ! avant qu’il ait achevé sa lettre, les Prussiens arrivent bride abattue. Ils ont franchi les hauteurs de Pirna et traversé le camp abandonné. L’armée saxonne est décimée par derrière avant d’avoir pu seulement rétablir ses lignes pour attaquer l’ennemi qu’elle a en face. La voilà prise entre deux feux, et dans quelle situation ! L’artillerie embourbée, les munitions perdues, les chevaux crevant de faim et de fatigue, les hommes n’ayant pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures[2].

Après tant d’épreuves héroïquement supportées, qu’on se représente ces braves gens sur les hauteurs d’Ebenheit ; l’heure du tragique dénoûment a sonné, il ne leur reste plus qu’à se rendre ou à mourir. Le maréchal Rutowski rassemble un conseil de guerre ; tous les généraux décident que la lutte est devenue impossible et qu’il y a lieu de sauver l’armée en capitulant. Le roi, à qui cette décision est soumise, en pousse un cri de désespoir. « Se rendre ! une armée tout entière ! se rendre sans brûler une cartouche ! se rendre, quand il n’y a plus qu’un dernier effort à faire, quand les Autrichiens arrivent, quand M. de Broune est là ! Mes généraux ont-ils bien songé à ce que sera l’arrogance de l’ennemi après que la Saxe aura capitulé sans coup férir ! » Voilà ce qu’écrit le malheureux roi du fond de cette forteresse de Kœnigstein où il s’est laissé enfermer par M. de Brühl, et en même temps, comme il craint d’ordonner un sacrifice inutile, il adresse au maréchal Rutowski un billet confidentiel où il lui recommande tous les ménagemens qu’exige l’humanité. Angoisses douloureuses, contradictions touchantes ! la même scène se renouvela plusieurs fois dans cette fatale journée du 14 octobre. Enfin il faut se résigner. Conduire au feu cette armée sans munitions, ces soldats harassés, exténués, ce n’est pas seulement les mener à la boucherie, c’est consommer la ruine de la Saxe. En capitulant, on peut encore obtenir des conditions de salut pour le roi et la famille royale ; l’armée détruite par les armes, tout est fini, le roi tombe du même coup, et l’électorat saxon n’est plus qu’une province prussienne. Les négociations, commencées le 15, furent terminées le lendemain ; l’armée entière rendait les armes. Il était stipulé que le roi de Pologne déliait de leur serment les officiers qui voudraient servir le roi de Prusse, mais que ni officiers ni soldats ne pourraient être enrôlés malgré eux dans les rangs prussiens. Était-ce là de quoi embarrasser ce formidable recruteur ? L’armée lui appartenait par droit de conquête. Frédéric affirma jusqu’au bout que l’obstination seule du roi de Pologne le forçait de s’emparer ainsi des Saxons. M. de Vitzthum a publié le texte de la capitulation avec les notes marginales de Frédéric, notes brusques, hautaines, sarcastiques, où éclate comme partout son despotisme opiniâtre ; or, dès le premier article, à côté de la formule : « l’armée saxonne se rend prisonnière de guerre au roi de Prusse, » Frédéric avait écrit ces mots : « si le roi veut me les donner, ils n’ont pas besoin d’être prisonniers de guerre. » C’est le résumé de cette tragique histoire au point de vue du conquérant inflexible : « j’ai besoin de l’armée du roi Auguste ; il me la refuse, je la prends. »

Et comment la prit-il ? Si l’on veut savoir de quelle manière se pratiquaient les annexions prussiennes au XVIIIe siècle, il faut lire le curieux rapport que le maréchal Rutowski adresse huit jours plus tard au roi son maître sur la capitulation d’Ebenheit. Le 17 au matin, quand l’infanterie saxonne fut arrivée au camp des Prussiens, on commença par éloigner les officiers, puis chaque régiment reçut l’ordre de se former en cercle, et une proclamation équivoque essaya de faire entendre aux soldats que, par suite de la convention ratifiée la veille, ils passaient régulièrement du service de l’électeur de Saxe au service du roi de Prusse. Il y eut des marques de surprise, il y eut même des refus et des murmures ; mais les soldats prussiens, par une manœuvre savante, s’étaient mêlés tout à coup aux rangs saxons, et les oui ! oui ! vive le roi ! vive la Prusse ! étouffèrent les protestations. « Pendant qu’on procédait ainsi avec les simples soldats, ajoute le maréchal, les princes, les généraux, les personnages les plus considérables de l’armée prussienne ne rougissaient pas d’employer les moyens les plus indignes pour s’emparer de nos officiers. Flatteries et insultes, promesses et menaces, tout leur était bon. » — Oui ! même les menaces, ja, selbst Drohungen, — écrit le maréchal indigné ; mais soit qu’il n’ait pas tout vu, soit que la pudeur ait arrêté sa plume, il s’en faut bien qu’il nous donne ici l’entière image de la vérité. D’autres témoins ont achevé sa peinture. Après la scène burlesque des vivat, il y a la scène odieuse des coups de poing et des coups de canne ; la comédie vandale est complète. « Voici ce que j’ai vu de mes yeux, écrit le général de Vitzthum : quand un de nos Saxons hésitait à répéter le serment que lui marmottait un auditeur, les soldats prussiens tombaient sur lui à poings fermés. Le prince Ferdinand, frère du roi, et le prince Maurice d’Anhalt se sont distingués entre tous par leur zèle à enrégimenter nos soldats, donnant la schlague à quiconque faisait mine de résister. Le roi, le roi lui-même s’est assez peu respecté pour frapper de sa canne un jeune gentilhomme porte-enseigne au régiment de Crousatz, et ajoutant l’injure à la brutalité, « tu n’as donc, criait-il, ni ambition ni honneur dans le ventre, puisque tu refuses d’entrer au service prussien ? »

Est-ce assez d’indignités et de violences ? Pas encore. Il avait été stipulé dans la capitulation d’Ebenheit que le roi serait libre de retourner à Dresde ou d’aller en Pologne, que la reine et les princesses ne seraient plus traitées en prisonnières, qu’elles pourraient sortir du château et y rentrer, qu’elles ne seraient plus gardées par des sentinelles prussiennes… Promesses dérisoires ! la captivité de la malheureuse reine ne cessa qu’avec sa vie. Le roi Auguste s’était rendu en Pologne, tandis que la reine était demeurée à Dresde, et, confiant dans la parole de Frédéric, il demandait instamment que des stations de houlans fussent établies à travers la Prusse pour la sûreté des communications entre la Pologne et la Saxe. Sous prétexte que la capitulation de l’armée saxonne n’avait pas été loyalement exécutée, que des agens secrets débauchaient les régimens saxons et les faisaient passer en Bohême, Frédéric entra dans une de ces colères qui servaient si bien sa politique, et déclara qu’on ne devait plus compter désormais sur sa modération. Sa lettre, écrite le 2 décembre au général de Spoercke, représentant du roi de Pologne, se termine par ces effrayantes paroles :


« Je ne vois pas comment je puis après cela me confier à la bonne foi. Je me vois au contraire forcé de mettre des bornes à la complaisance dont j’ai fait usage jusqu’ici, de songer plutôt à ma propre sûreté et au salut de mes états, et par conséquent de refuser rondement les postes de houlans au travers de mes états comme une chose de mauvaises suites, de sorte que l’on ne doit plus y penser… J’espère que ce sera la dernière lettre que vous m’écrivez, car depuis les procédés peu aimables de votre cour il ne me reste que le droit de l’épée. On abuse étrangement de ma modération. Si l’on me pousse à bout, je ne réponds de rien. Et ceux qui me bravent et me trompent grossièrement à présent pourront bien avoir lieu de s’en repentir… Mais il faut tout sacrifier à la cour devienne, et l’on s’aveugle parce que l’on ne veut point voir. Je m’en lave les mains. Voici la dernière réponse que vous recevrez de moi. »


C’est à Dresde même que Frédéric écrivait cela, à quelques pas du palais où commençait l’agonie de sa captive. La pauvre femme s’éteignait, dévorée par la douleur et la honte. Pendant les terribles épreuves des mois de septembre et d’octobre 1756, sa fille Marie-Josèphe, la dauphine de France, la mère de Louis XVI, avait éprouvé de si violentes émotions qu’elle en fit une fausse couche[3] ; on devine ce que la reine de Pologne devait souffrir sous ce droit de l’épée dont parle le conquérant. Ne semble-t-il pas qu’il y ait ici comme une image anticipée de la captivité du Temple ? Ses humiliations durèrent plus d’une année. Que d’épreuves, que d’angoisses depuis le mois de septembre 1756 jusqu’au mois de novembre 1757 ! Tantôt on chasse de son palais, on exile de Dresde et de la Saxe ses plus fidèles serviteurs, tantôt on prétend l’obliger elle-même à quitter sa résidence ; on veut la renvoyer en Pologne, errante par les chemins, au milieu des hasards, dans ces pays que désole la guerre, et c’est à grand’peine que la maladie dont elle va mourir la protège contre ces ordres barbares. Sa vie est surveillée de près, sa correspondance doit passer sous l’œil de la police, elle est contrainte d’employer la ruse pour dépister les inquisiteurs. Si elle écrit au roi son époux, c’est dans la langue des chiffres ; si elle reçoit des lettres intimes de la cour de Pologne ou de la cour de France, c’est que des voyageurs se seront chargés de les lui remettre. Elle apprit ainsi en octobre la naissance de son petit-fils le comte d’Artois, celui qui devait provoquer la France nouvelle en 1830 et s’en aller mourir à Holyrood. Atteinte au plus profond de son âme, elle déclinait de jour en jour. Le 16 novembre, dans la soirée, elle venait de dicter trois lettres, la première à Marie-Thérèse, les deux autres aux deux généraux qui venaient d’être si misérablement battus par Frédéric à Rosbach (5 novembre), le prince de Saxe-Hildburghausen et le prince de Soubise ; au moment où elle recopiait de sa main la missive destinée à l’impératrice-reine, un malaise violent la saisit ; elle s’arrêta sur ces mots le bon Dieu… et quelques heures après, vers le milieu de la nuit, elle expira. Le sang de ce noble cœur, soulevé par tant d’orages, avait fait irruption au cerveau[4].

Trois semaines plus tard, un de ceux qui l’avaient servie le plus loyalement, le général de Vitzthum, écrivait à un ami : « Vous connaissiez la reine ; ce n’est pas à vous que j’ai besoin de faire son éloge, ni de signaler ses défauts. Les catholiques la vénèrent comme une sainte, et elle a tout fait pour justifier ce titre. Les protestans l’ont accusée de bigoterie, de prosélytisme, et peut-être n’est-ce pas sans raison. Une chose certaine, c’est que ses intentions ont toujours été irréprochables. Elle cherchait loyalement la vérité ; il se peut qu’elle ne l’ait pas trouvée toujours. Elle était fidèle à ses devoirs et n’en a transgressé aucun de propos délibéré. Ses dernières années ont été abreuvées d’amertume. Le roi de Prusse ne l’a pas traitée en souveraine ; il s’est comporté envers elle comme on le ferait à peine avec une vivandière prise au milieu d’une armée ennemie. Il n’y a point d’avanie qu’on ne lui ait infligée par son ordre. A la suite de tant de chagrins, il lui est venu au côté une douleur qui a causé sa mort. Elle m’a toujours dit que le roi de Prusse lui avait brisé le cœur. La honte d’un pareil traitement est pour le roi de Prusse lui-même. Un souverain devrait se respecter dans la personne d’un autre souverain ; mais Frédéric II se met au-dessus de tout, et paraît oublier que son tour pourrait bien venir. »


III.

On nous rendra cette justice, que nous n’avons pas atténué l’acte d’accusation dressé par l’historien ; la première année de la guerre de sept ans nous a livré tous ses secrets, les violences et les indignités de Frédéric II sont mises à nu. Si la Prusse du XIXe siècle n’est pas autre chose que la Prusse du XVIIIe siècle si les griefs du passé doivent dominer les intérêts du présent, si des rancunes oubliées doivent prendre la place de la politique, le manifeste de M. de Vitzthum n’a pas manqué son but ; mais c’est là précisément toute la question. À quoi tend cette polémique rétrospective ? Quels sentimens nous découvre-t-elle chez ceux qui la font ou qui l’approuvent ? J’ai bien peur qu’elle ne soit plus fâcheuse pour l’ancien cabinet saxon que pour la Prusse elle-même. L’Allemagne entière, celle du nord comme celle du midi, sait bien que Frédéric le Grand ne fut pas un saint Louis ; dompteur de peuples et fondateur d’empire dans un siècle sans scrupules, il était de la race des hommes dont le poète a dit :


Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
N’est pas une de vos vertus ?


Une chose digne de remarque, c’est que le nouvel enthousiasme des Prussiens pour Frédéric II, cet enthousiasme sans réserve exprimé par les écrivains de tous les partis, depuis le féodal jusqu’au démagogue, date surtout de ces quinze dernières années, c’est-à-dire de l’époque où l’action légitime de la Prusse a été arrêtée violemment par la politique du prince de Schwarzenberg. L’image du roi philosophe s’est transfigurée pendant cette période, comme l’image de Napoléon en France pendant les quinze années de la restauration. Ces circonstances particulières une fois écartées, soyez sûrs que l’Allemagne n’est pas disposée à plier les genoux devant l’idole. L’Allemagne est le pays de la critique, et ce n’est pas chez elle que l’histoire craindrait aucune révélation d’aucun genre. Le livre de M. de Vitzthum, qui se borne à confirmer par de tragiques détails des jugemens consacrés, n’est donc point fait pour lui causer le moindre embarras. Pure affaire d’érudition et de curiosité, ces Secrets du cabinet saxon ne sont que des documens nouveaux ajoutés à bien d’autres ; mais quand on a vu l’un des personnages les plus considérés de l’aristocratie saxonne disposer tous ces odieux souvenirs comme une machine de guerre contre la Prusse nouvelle, quand on a su que ce livre, sans avoir un caractère officiel, exprimait pourtant les sentimens et les idées de l’ancien gouvernement saxon, les esprits impartiaux ont été stupéfaits des illusions, bien plus de l’aveuglement volontaire auquel ce gouvernement se condamnait lui-même. Que la Saxe ait eu de justes raisons pour craindre et, si l’on veut, pour détester l’action envahissante de ses voisins du nord, nul n’en doit être étonné. Prenez garde pourtant ; la peur et la haine sont souvent de mauvaises conseillères, elles empêchent de voir nettement les choses. Ce sont de mauvaises dispositions pour combattre l’ennemi que d’ignorer ses titres et sa force. Fermer les yeux au présent et s’attacher à de vieilles histoires, parce que ces histoires nous fournissent des argumens commodes, c’est s’exposer aux plus tristes déconvenues. Telle est précisément l’erreur de M. de Vitzthum, telle est aussi la faute commise depuis une vingtaine d’années par la cour de Dresde quand on s’est obstiné à confondre le passé et le présent de la nation prussienne.

Il y a plus : M. de Vitzthum ne s’est pas aperçu qu’en dénonçant les méfaits de Frédéric II il mettait aussi en pleine lumière les fautes du gouvernement saxon. Frédéric s’est montré despotiquement brutal ; mais quelle faiblesse, quel abandon de soi-même, quel mépris du devoir chez ceux de qui dépendaient alors les destinées de la Saxe ! Qu’est-ce que ce roi de Pologne, épicurien honnête, fainéant débonnaire, qui abdique aux mains de son favori, qui se laisse tromper comme un Géronte, qui soupçonne à peine de quoi il s’agit dans la lutte de la Prusse et de l’Autriche, qui ne sait ni voir ni comprendre, qui se réveille enfin à l’heure suprême, à l’heure de la détresse et de la honte, pour se répandre en lamentations ? Qu’est-ce que ce favori, le comte de Brühl, occupé seulement d’entretenir la mollesse de son maître, homme de plaisirs avant tout, esprit vulgaire, insidieux, rampant, égoïste imperturbable au milieu des malheurs publics ? Bien que M. de Vitzthum, on devait s’y attendre, ait voulu laisser dans l’ombre cette partie de son tableau, il y a des instans où la vérité éclate. Un seul exemple suffira. Écoutez cette anecdote si tristement expressive. Au moment où le roi Auguste III était allé s’enfermer au camp de Pirna, le comte de Brühl avait si bien administré les finances que le trésor se trouvait à sec ; en face des nécessités qu’il était si facile de prévoir, point d’argent pour mobiliser les troupes, pour approvisionner le camp, pour armer la forteresse de Kœnigstein. Peu de temps après, c’est-à-dire pendant le blocus de Pirna, le roi de Pologne ayant eu l’occasion d’expédier je ne sais quel envoi à la reine, le comte de Brühl profita du même courrier pour faire parvenir à une chanteuse de l’opéra nommée Albuzzi une somme de 4,000 ducats. Or le messager confondit les deux cassettes ; l’envoi destiné à la reine fut remis à la chanteuse, les 4,000 ducats furent remis à la reine. Dès que le message royal est ouvert, la princesse ne cache point sa joie ; l’or est devenu si rare à Dresde ! Pauvre joie, hélas ! et de courte durée : une heure plus tard, le courrier inattentif rapportait à la reine l’envoi qui s’était trompé d’adresse et lui redemandait la cassette de la chanteuse. L’échange n’était pas à l’avantage de la reine de Pologne ; l’opéra était mieux traité que le château. La reine rendit les ducats sans prononcer une parole ; seulement, étonnée de voir une telle somme employée de la sorte au milieu d’une pénurie si grande, elle fit faire une enquête sur la situation des finances ; elle sut bientôt que les caisses du trésor étaient vides, et que depuis assez longtemps déjà, dans l’armée comme dans les fonctions civiles, les serviteurs de l’état ne recevaient point leur solde. On manquait d’argent pour mettre les soldats saxons à l’abri des coups de Frédéric II, on en manquait pour les besoins les plus urgens ; il s’en trouvait pour payer une chanteuse. Quand la reine apprit quelle masse de dettes pesait sur la couronne, elle ne put retenir ces mots : « Donc la chemise que je porte et le pain que je mange ne sont pas payés ! »

M. de Vitzthum a-t-il rendu un grand service à la Saxe du XIXe siècle en nous montrant, sans le vouloir, ce qu’était la Saxe au XVIIIe sous le gouvernement d’Auguste III ? Si la morale condamne Frédéric II, elle ne condamne pas moins le souverain saxon. Dans l’état où se trouvait l’Allemagne, la victoire appartenait d’avance, non pas au plus juste, hélas ! mais au moins efféminé. L’histoire des idées complète ici le tableau de M. de Vitzthum et lui donne son véritable sens ; on lit dans M. Gervinus que les Literatur Briefe de Lessing et Nicolaï mirent fin à l’école littéraire de la Saxe, à cette école empesée, formaliste, vivant d’imitations, image trop fidèle de l’étiquette de la cour et de la somnolence du pays. M. Gervinus va jusqu’à dire que ce manifeste célèbre a été dans l’histoire littéraire ce qu’a été la guerre de sept ans dans l’histoire politique ; il a porté du centre au nord le mouvement et la vie. Or qu’était ce grand Lessing ? Un Saxon, mais un Saxon qui ne voulait pas s’enfermer dans une atmosphère énervante. Ni Lessing en son temps, ni M. Gervinus aujourd’hui, ne peuvent être rangés parmi les courtisans de Frédéric ; ils ont reconnu cependant l’un et l’autre que le gouvernement des deux Auguste avait paralysé en Saxe l’élément germanique.

Est-ce à dire que la Saxe du XIXe siècle soit responsable de ce qu’a fait la Saxe au XVIIIe ? Non certes, pas plus que la Prusse de nos jours n’est responsable des actes de Frédéric II. Sachons voir chaque chose en son vrai jour ; gardons-nous de confondre le passé avec le présent, gardons-nous surtout de confondre les grands mouvemens des nations avec l’esprit des hommes qui exploitent ces progrès et trop souvent les compromettent. Frédéric II a sa grandeur malgré tout ce qui pèse sur sa mémoire ; la grandeur de la nation prussienne est bien autrement digne de respect et de sympathie. Cette grandeur s’est dessinée surtout dans la première moitié de notre siècle. Est-il besoin de répéter que nous parlons non pas de la politique de M. de Bismark, mais de la nation elle-même, de sa vigueur morale, de son labeur opiniâtre, de toutes ces fortes qualités qui font les races saines et prospères ? Faire rejaillir sur la nation prussienne les fautes de Frédéric le Grand, c’est imiter les déclamateurs qui reprochent sans cesse à la France les crimes de la révolution. Entre la Prusse de Frédéric ÎI et la Prusse du XIXe siècle, la différence est si grande que M. de Vitzthum lui-même n’a pu s’empêcher de la signaler. Dans l’emportement de sa colère contre Frédéric, il affirme que l’état créé par l’adversaire de Marie-Thérèse contenait des germes de ruine, que son despotisme militaire ne pouvait durer, que son œuvre a croulé en 1806 sous l’épée de Napoléon, et qu’une Prusse nouvelle a dû naître. Comment l’auteur n’a-t-il pas vu qu’un tel aveu était la réfutation de son pamphlet ? Oui, une autre Prusse est née en même temps que se formait une Saxe meilleure ; c’est avec cette Prusse nouvelle que la nouvelle Saxe devait se mesurer virilement au lieu de s’absorber dans la haine de la Prusse d’autrefois. Laissons les morts ensevelir les morts. Le monde marche et se régénère ; c’est avec les vivans qu’il faut vivre et agir.

Ces polémiques rétrospectives sont donc vaines et sans portée ; leur principal effet est d’égarer les esprits qui s’y livrent. Si M. de Vitzthum n’avait voulu montrer que des rapprochemens fort curieux entre la conduite de Frédéric et les procédés de M. de Bismark, au risque même de faire entrevoir des analogies du même genre entre l’imprévoyance de M. de Brühl et les imprudences de M. de Beust, on ne pourrait qu’applaudir à ces piquantes découvertes. Comment nier cependant qu’il ait cherché tout autre chose ? L’idée fondamentale de son pamphlet, c’est que l’esprit de la nation prussienne est un danger pour l’Allemagne, et que ce danger a commencé le jour où des intérêts nouveaux créés par le XVIe siècle ont fourni aux Allemands du nord l’occasion de mettre en pièces la vieille constitution impériale. Le traité de Westphalie est déjà pour lui une œuvre révolutionnaire et funeste. Ainsi le retour à l’ancien régime, c’est-à-dire à l’Allemagne du moyen âge, la soumission de l’esprit nouveau traité d’esprit rebelle, l’anéantissement de l’influence morale de la Prusse, voilà ce que rêvait M. de Vitzthum. Son livre n’est pas un livre saxon, c’est un livre autrichien ; encore faut-il ajouter un livre autrichien des temps à jamais disparus, une œuvre qui sent le XVIe siècle et la guerre de trente ans. En haine et par crainte de la Prusse, l’auteur renonce aux traditions naturelles de la Saxe, comme pour ne rien avoir de commun avec l’ennemi. Nous avons, nous, plus de fierté pour cette noble Saxe ; nous rappelant qu’elle a été l’alliée de la France dans nos grandes guerres, nous osons dire à ses enfans : Ne soyez ni Autrichiens, ni Prussiens ; soyez Saxons.

Fort bien, répondra-t-on peut-être ; vous oubliez seulement position de la Saxe. Abaissée au XVIIIe siècle, ébréchée au XIXe, placée entre deux états puissans, elle s’est tournée vers celui qui menaçait le moins sa sécurité, vers l’Autriche, gardienne des vieilles formes légales, conservatrice des vieux droits. — Je réponds que cette politique timide, bien loin d’éloigner le péril dont on avait raison de se préoccuper, en créait un autre plus redoutable ; elle favorisait la naissance d’un parti prussien au sein de la nation saxonne. Le seul moyen pour la Saxe de limiter l’action progressive de la Prusse était de la suivre sur son propre terrain, de marcher du même pas, de développer comme elle toutes les énergies morales de la nation. Si on ne pouvait réussir à l’égaler, du moins ne lui donnait-on pas des armes contre soi : on empêchait les hommes de progrès, les partisans de l’action et de l’unité germanique de tourner leurs regards vers Berlin. Il y a en Saxe une forte sève indigène qui ne demandait, qui ne demande encore qu’à se déployer. Les journaux prussiens se sont beaucoup moqués dernièrement de certain manuel d’histoire à l’usage des écoles primaires où se lisent des réponses comme celle-ci : « Quel est le centre de l’Europe ? L’Allemagne. Quel est le centre de l’Allemagne ? La Saxe. Quel est le cœur de la Saxe ? Dresde. » Ces prétentions naïves ne sont après tout qu’un souvenir des choses d’autrefois, et, si elles nous font sourire, c’est par le contraste du rôle amoindri de cette malheureuse contrée avec le rôle viril qu’elle aurait pu remplir. N’est-ce pas de la Saxe qu’est sorti le mouvement de la réforme, c’est-à-dire l’œuvre la plus germanique du monde moderne ? N’est-ce pas la Saxe qui a donné à l’Allemagne du nord l’énergique ferment de vitalité dont la Prusse profite aujourd’hui ? Or, puisque les gouvernemens saxons, du XVIe siècle au XVIIIe, ont permis qu’un voisin plus faible d’abord, mais plus actif et plus tenace, lui enlevât la direction de l’esprit allemand, pourquoi donc au XIXe siècle un gouvernement meilleur, instruit par l’expérience, n’eût-il pu reprendre sa bannière des anciens jours, et, sans disputer à la Prusse une prééminence incontestable, s’assurer du moins une place à l’abri du péril ? C’est en prévenant les annexions morales qu’on empêche les annexions réelles. On a fait trop souvent le contraire. Comment le cabinet de Dresde n’a-t-il pas compris, surtout depuis 1848, que sa politique autrichienne ne pouvait que favoriser le développement d’un parti prussien sur la terre saxonne ? En se montrant infidèle et aux traditions passées et à l’esprit du siècle, il jouait le jeu de son ennemi. Cette infidélité aux traditions nationales a été poussée si loin que M. le comte de Vitzthum, écrivain protestant, n’hésite point à renier et à maudire ce qu’il y a eu de plus glorieux pour la Saxe dans l’histoire des trois derniers siècles. Je lis aux premières pages de son livre ces incroyables paroles : « Qu’était-ce que Gustave-Adolphe, le roi de Suède, qu’on nous apprend encore dans nos écoles, — tant est grande notre bonhomie ! — à vénérer comme le héros de la foi protestante ? Qu’était-ce que Bernard de Weimar, et tous les autres avec eux, leur nom n’importe guères, qu’était-ce encore une fois, entre les mains de Richelieu ? Des marionnettes luthériennes que le cardinal catholique faisait mouvoir, des condottieri soldés par la France en ses guerres contre l’Allemagne. »

Ce n’est pas le moment d’apprécier dans son ensemble la politique de M. le baron de Beust. Toutefois, sans manquer ni à la justice envers un homme d’une rare valeur ni à la générosité à l’égard d’un vaincu, on peut dire que le caractère de cette politique était une complaisance excessive pour les traditions de l’ancienne Autriche. M. de Beust a été une sorte de Metternich saxon ; il a eu peur de cet esprit national qui se faisait jour par toutes les issues, et au lieu de s’en servir pour augmenter les forces morales de la Saxe, il l’a obligé de tourner ses regards du côté de Berlin. Pourquoi y a-t-il un parti prussien à Leipzig ? Parce que l’esprit public ne trouvait point d’aliment sous le gouvernement autrichien de la terre saxonne. Ne dites pas que ce parti prussien s’est constitué surtout depuis la journée de Kœniggrætz. La victoire a trop souvent cet effet de fasciner les faibles, d’entraîner les indécis, de terrifier les lâches : ce serait pourtant mal connaître l’Allemagne que d’appliquer ces lieux communs à la situation actuelle. Le parti prussien à Leipzig date de bien des années ; s’il a pu naître et grandir, c’est l’imprévoyance, c’est la timidité du gouvernement saxon qui l’a permis. La tragique histoire mise en lumière par M. de Vitzthum n’offre-t-elle pas un frappant symbole de la politique dont il est le défenseur ? Le cabinet de Dresde s’est laissé ravir ses armes par son redoutable voisin ; enveloppé par la marche des idées, il s’est laissé bloquer sans munitions et sans vivres comme l’armée d’Auguste III derrière les rochers de Pirna. Quoi ! voilà un pays plein de ressources, une nation laborieuse, industrieuse, libérale, attachée à ses traditions propres, non moins dévouée à la communauté allemande, et qui n’aspire qu’à déployer ses forces ; on la sépare du mouvement national où elle aurait si bien rempli son rôle, on veut qu’elle se désintéresse des questions où est engagée la grande patrie, on lui accommode un régime à l’autrichienne, un régime patriarcal et doux, mais sans esprit public ; on l’énervé, on l’endort. Cependant autour d’elle le mouvement de la vie s’accroît. Comment s’étonner que les hommes d’action et de progrès s’accoutument à chercher ailleurs l’air salubre que vous leur refusez ?

L’histoire impartiale ne reprochera point au gouvernement saxon de ces vingt dernières années, elle ne reprochera point à M. de Beust en particulier, d’avoir voulu s’opposer au progrès menaçant de la Prusse ; elle lui reprochera de l’avoir combattu si timidement. Il fallait tenir les esprits en éveil au lieu de les engourdir, il fallait développer les forces allemandes au lieu de laisser cette arme puissante aux seules mains de l’ennemi. Des révélations récentes[5] nous apprennent que le gouvernement saxon en 1848 avait noué des négociations avec les Saxes ducales pour réunir toutes leurs armées sous un commandement unique. M. de Pfordten était alors ministre des affaires étrangères dans le cabinet de Dresde. D’après ce projet, le roi de Saxe aurait eu à l’égard des ducs ses voisins la même position que le roi Guillaume vient de s’attribuer à l’égard du roi Jean. Ce plan, dont les commotions de 1848 empêchèrent la réussite, pouvait certainement avoir d’heureux effets ; c’est à une pensée bien autrement féconde que les hommes d’état saxons auraient dû demander le salut de leur pays. Quelques milliers d’hommes de plus ou de moins dans l’armée saxonne, qu’importe ? Est-ce par l’organisation militaire que la Saxe pouvait lutter contre la Prusse ? La chose urgente, c’était de la tenir en échec par les travaux de la paix et de la liberté, c’était de ne pas permettre qu’elle arborât à elle seule la bannière germanique. Une politique si loyale eût déconcerté les tactiques berlinoises. On n’aurait pas provoqué la formation d’un parti prussien à Leipzig, on n’aurait pas contraint les plus généreux enfans du pays saxon à une hésitation douloureuse entre la petite patrie et la grande.

Les fautes commises sont-elles donc irréparables ? La Saxe doit-elle se résigner à être absorbée un jour tout entière par les vainqueurs de Sadowa ? Après avoir été si longtemps autrichienne par timidité, faut-il qu’elle consente à devenir prussienne par découragement ? Nous espérons tout autre chose de son patriotisme. Sans doute on ne remonte pas le cours des siècles, et la Saxe n’enlèvera point à la Prusse cette hégémonie qu’elle lui a laissé prendre ; elle peut du moins, si le pouvoir et la nation marchent ensemble, maintenir sa place distincte au sein de la confédération du nord. Que le peuple et la maison royale renouvellent leur alliance, qu’une confiance généreuse dans les traditions du pays fasse oublier la timidité d’autrefois, que ces public spirits dont parle le Saxon Leibniz ne soient plus comprimés dans la patrie de Luther, la Saxe, quoi qu’il arrive, ne regrettera point d’avoir eu foi en elle-même.

Ces idées étaient si clairement indiquées par la nature des choses, qu’aujourd’hui encore nous en retrouvons la trace dans les manifestes les plus opposés de l’opinion publique. Parmi les brochures qui pullulent à Leipzig, il y en a deux qui ont attiré particulièrement l’attention. La première porte ce titre : « Que va devenir la Saxe[6] ? » L’auteur s’attache surtout aux questions économiques, il montre combien l’activité de la Prusse a été bienfaisante, quelle impulsion féconde a créé le Zollverein, quelles sources de travail, de richesse, de moralité, il a ouvertes ; puis, se demandant ce que tout cela va devenir si la Saxe n’est-pas incorporée à la Prusse, il adjure le roi Jean de ne pas condamner son peuple à une situation impossible et d’abdiquer généreusement sa couronne. L’auteur de la seconde brochure intitulée La Saxe et la confédération du nord[7], est persuadé au contraire que la Saxe peut vivre et prospérer au sein de la confédération nouvelle en gardant son autonomie. On a ici en face l’un de l’autre les deux représentans des opinions extrêmes. La Saxe, dit l’un, ne vivait que par la Prusse ; après les événemens dont le gouvernement seul est responsable, après une guerre désastreuse que la nation saxonne ne voulait point, la Saxe étouffera, si elle ne devient prussienne. La Saxe, dit l’autre, peut vivre à côté de la Prusse, et elle vivra d’autant plus qu’elle ne se séparera ni de ses traditions propres ni de sa vieille dynastie. En d’autres termes, le premier, qui réclame l’état unitaire sous le sceptre des Brandebourg, représente le parti prussien ; le second, qui s’accommode d’une fédération, représente le parti saxon proprement dit. Eh bien ! à travers toutes ces différences, une inspiration commune les unit : c’est le même culte pour leurs traditions particulières, le même respect pour une famille royale si cruellement éprouvée. Celui-là même qui croit l’abdication du roi nécessaire au salut de la Saxe lui demande ce sacrifice comme à un homme digne de comprendre les plus hautes obligations de la souveraineté ; il le lui demande au nom de son caractère royal et de l’intérêt du peuple. Et quel sentiment de ce que vaut la nation saxonne, quelle revendication de ses titres, quand il s’écrie : « Ce ne sont pas seulement les relations commerciales qui nous relient à nos voisins ; nos mœurs, notre science, notre foi, tout ce qui est grand et beau dans notre vie, nous le possédons en commun avec eux, oui tout, notre langue, notre littérature, nos fêtes, nos désirs politiques ! Nous sommes protestans ; c’est par le protestantisme, dont les racines plongent dans notre sol, que notre civilisation, notre moralité, nos travaux intellectuels, notre industrie créatrice, ont porté depuis trois siècles des fruits aussi précieux que chez nos voisins de Prusse… » L’auteur en conclut que la Saxe doit être heureuse de disparaître au sein de la nation prussienne. Étrange raisonnement ! la vraie conclusion est celle-ci : restons nous-mêmes, renouons la chaîne de nos destinées, réveillons notre esprit public si misérablement endormi, et puissent nos gouvernans, après de si terribles épreuves, comprendre enfin le rôle que nous assignent les transformations du XIXe siècle !

Au moment où le roi de Saxe était encore en Autriche et où l’on ne savait pas ce que deviendrait son royaume, un publiciste prussien, M. Henri de Treitschke, qui a relevé en quelques mots irrités le pamphlet du comte de Vitzthum, décrivait d’avance à sa manière le spectacle que présenterait la ville de Dresde, si le roi Jean était admis à rentrer dans sa capitale. Il ne parle pas du vieux roi, on peut le croire, comme en parle l’écrivain que je viens de citer. Toutes les rancunes et toutes les convoitises du particularisme prussien éclatent dans ces pages venimeuses. « Qu’on se représente, dit-il, le retour du roi Jean dans sa capitale, le conseil municipal de Dresde accueillant avec des paroles de vénération et de reconnaissance l’homme qui a ruiné son pays, les jeunes filles en robes blanches avec des couronnes de fleurs s’inclinant devant la couronne flétrie et déshonorée, les poètes du lieu apportant aussi leurs guirlandes. Ah ! que de mensonges imposés à la loyauté germanique ! À cette seule pensée, le cœur se soulève de dégoût[8]. » Le mensonge est dans ce tableau du pamphlétaire. Mauvaises, mauvaises paroles, prophétie perfide et fausse ! Les choses ne se sont point passées de la sorte. Le roi Jean est rentré grave et digne dans la Saxe amoindrie. Les acclamations du peuple n’ont pas été une ovation niaisement hypocrite, elles ont été une consolation et un encouragement. Devant les députés du pays, le roi a dit simplement, noblement, avec la sincérité qui l’a rendu vénérable entre tous : « Comme j’ai été un loyal serviteur de l’ancienne confédération germanique, je serai un serviteur loyal de la confédération du nord. » Cette promesse faite à la Prusse est aussi une promesse à la patrie saxonne. Dans une fédération de monarchies comme dans une fédération de républiques, n’est-ce pas servir la cause commune que de faire prospérer la vitalité particulière de chaque état ? Si l’auguste vieillard, réconcilié avec l’esprit du siècle, comprend ainsi les leçons de l’histoire, il a encore une grande tâche à remplir, tâche ardue, mais féconde, et pour laquelle il vaut la peine d’être roi.


Saint-René Taillandier.
  1. Voilà comment a pu être composé le manifeste célèbre publié vers la fin de l’année 1756 par ordre de Frédéric, et dont le titre est conçu en ces termes : Mémoire raisonné sur la conduite des cours de Vienne et de Saxe, et sur leurs desseins dangereux contre sa majesté le roi de Prusse, avec les pièces originales et justificatives qui en fournissent les preuves. Ces pièces justificatives, auxquelles Frédéric renvoie le lecteur dans le troisième chapitre de son Histoire de la Guerre de Sept Ans, et que le récent éditeur des œuvres complètes du roi, M. Preuss, a insérées comme annexe de ce chapitre (t. IV, p. 40-79), sont devenues en Allemagne l’objet d’une controverse qui dure encore. Il nous semble que la vérité, avec toutes ses nuances, se trouve dans cette lettre que le comte de Brühl adressait le 20 septembre 1756 au comte de Flemming, ministre de Saxe à Vienne : « Le roi de Prusse a fait ouvrir par force le cabinet et enlever les papiers, par lesquels il prétend aujourd’hui justifier toute l’horreur de ses procédés. L’enlèvement de ces papiers, auquel nous ne pouvions jamais nous attendre de la part d’un prince qui ne se déclare pas ennemi, nous fait, comme votre excellence le sent bien, une peine infinie ; il est certain que le roi de Prusse a pu voir qu’on n’a pas plaidé sa cause, mais toujours n’a-t-il pas pu trouver que nous fussions entrés dans un concert contre lui, vu que cela n’est point… » Ainsi, pas de concert, pas de noirs complots ; mais enfin le gouvernement saxon, — et il en avait bien le droit à ses risques et périls, — n’avait pas plaidé la cause du roi de Prusse. Il y a des pays, on le verra par la suite de cette histoire, il y a des pays malheureux à qui la géographie et la politique, en des circonstances données, rendent la neutralité impossible. Or la neutralité de la Saxe entre l’Autriche et la Prusse n’était-elle pas une neutralité équivoque ?
  2. On voit combien Voltaire était mal informé de ces circonstances, quand il écrivait le 1er novembre au maréchal de Richelieu : « Il est certain que l’impératrice hasardait tout pour délivrer le roi de Pologne. M. de Broune avait fait passer douze mille hommes par des chemins qui n’ont jamais été pratiqués que par des chèvres ; il avait envoyé son fils au roi de Pologne. Ce prince n’avait qu’à jeter un pont sur l’Elbe et venir à lui. Il promit pour le 9, puis pour le 10, le 12, le 13, et enfin il a fait son malheureux traité des fourches caudines. Les Anglais et les guinées ont persuadé, dit-on, ses ministres. « 
  3. « Madame la dauphine, qui a été vivement pénétrée du malheur de la Saxe et des traitemens que souffre la reine de Pologne sa mère, a fait une fausse couche de quatre mois, dit-on. On a fait dire à l’ambassadeur du roi de Prusse de ne point paraître à Fontainebleau… » Barbier, octobre 1756.
  4. Barbier, d’après les bruits de Paris, attribue à la journée de Rosbach le coup suprême qui emporta la reine de Pologne. Frédéric aurait fait célébrer à Dresde, sous les yeux de l’auguste malade, d’insultantes réjouissances au sujet de sa victoire : ces cris, ces chants, ces décharges d’artillerie auraient déterminé la dernière explosion du mal. Voilà un trait qui manque aux détails navrans rassemblés par M. de Vitzthum. Si le fait n’est pas exact, le récit de l’annaliste prouve du moins quelle idée on avait à Paris de l’insolence du vainqueur.
  5. Voir dans les Grenzboten du 9 novembre l’article intitulé das Project der Militarhöheit Sachsens uber Thurinjen von 1848.
  6. Was wird aus Sachsen ? Leipzig 1866.
  7. Sachsen und der norddeutsche Bund ; Leipzig 1866.
  8. Die Zukunft der norddeutschen Mittelstaaten, von Heinrich von Treitschke ; Berlin 1866.