Études sur les travaux publics - Routes, chemins et tramways

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Études sur les travaux publics - Routes, chemins et tramways
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 628-658).
ÉTUDES
SUR
LES TRAVAUX PUBLICS
ROUTES, CHEMINS ET TRAMWAYS.

I. Étude historique sur l’administration des voies publiques en France, par M. E.-J.-M. Vignon. — II. Étude historique et statistique sur les voies de communication en France, par M. Félix Lucas. — III. Conférences sur l’administration et le droit administratif, t. III, par M. Léon Aucoc. — IV. Tramways et chemins de fer sur routes, par M. P. Challot.


I.

Les travaux publics dont l’antiquité nous a laissé le souvenir ou légué des restes encore debout se font tous remarquer par un caractère de luxe et de grandeur. Ils ont quelque chose de fastueux qui dépasse la juste mesure de l’utilité ; l’harmonie entre le but et l’effet n’y existe pas. Voulait-on ériger le tombeau d’un monarque, c’était une pyramide ; une porte de ville prenait l’aspect d’un arc de triomphe. Dans un pont, on considérait moins les exigences du débouché de seaux ou les commodités de la circulation que certaines idées préconçues de perspective et d’embellissement. Nul ne semblait se douter jadis que la vraie beauté des œuvres utiles est d’atteindre le but sans le dépasser. Nous serions tentés de croire que les constructeurs de l’ancien temps n’avaient pas à compter avec la dépense, ou qu’ils avaient à vil prix ce qui coûte aujourd’hui si cher, les matériaux et la main-d’œuvre. Toute entreprise d’utilité publique était pour eux un prétexte à décoration.

Il paraît certain que les plus anciennes routes de l’ère romaine eurent ce cachet d’ostentation ; la voie Appienne, par exemple, la plus célèbre de toutes, était ornée, dit-on, de colonnes rostrales et de statues, en sorte que les premiers milles au sortir de Rome ressemblaient plutôt à une promenade de ville qu’à un grand chemin. L’art de construire les chaussées était encore dans l’enfance lorsque celle-ci fut ouverte. Les routes n’avaient été jusqu’alors que des sentiers frayés par les voyageurs et par les bêtes de somme. Aucun peuple, si ce n’est peut-être les Carthaginois, n’avait songé à en renforcer le sol par une sorte de maçonnerie, et cependant les Romains portèrent bientôt cet art presque à la perfection, parce que, à mesure que leurs conquêtes s’étendirent, ils multiplièrent leurs grands chemins en les améliorant. Afin d’en faire davantage, la construction en fut simplifiée autant que la solidité le permettait ; les accessoires superflus ne se montrèrent plus qu’aux abords des cités. Ce qui montre le mieux l’immense développement que les maîtres du monde donnèrent à leurs voies de communication, c’est que le réseau en était complet. En outre des lignes qui rayonnaient autour des principaux centres de population, il y avait des voies transversales pour desservir les villes de moindre importance.

Il n’est pas superflu d’observer que les chemins de cette époque étaient déjà soumis au régime légal qui a prévalu de nos jours chez tous les peuples civilisés. La propriété en appartenait à l’état, l’usage en était public et gratuit. Le trésor impérial ou celui des provinces en faisait les frais ; parfois un général enrichi par la guerre contre les barbares ou bien un riche citoyen, avide de popularité, consacrait à des travaux de voirie une partie de sa fortune. Quant à l’entretien, il était tantôt à la charge de l’empire, tantôt à la charge des provinces, ou bien il y était pourvu au moyen de corvées fournies par les habitans des localités voisines. Les barrières de péage paraissent avoir été inconnues ou rarement usitées.

Il fallait que les voies romaines fussent de construction bien soignée pour avoir duré si longtemps après que l’entretien annuel en fut supprimé, car on ne s’en occupa plus depuis l’invasion des barbares jusqu’au XVIIe siècle. À peine sait-on ce que c’est qu’une route pendant cette longue période. Ce n’était qu’un instrument inutile pour des peuples qui dédaignaient les moyens de locomotion rapide, dépourvus qu’ils étaient d’habitudes commerciales et de relations lointaines. S’il est présumable, d’après plusieurs capitulaires, que Charlemagne et ses successeurs veillèrent à l’entretien des ponts, ce ne fut que par des actes isolés, sans suite et sans vues d’ensemble ; ces monarques ne firent pour la viabilité de leur royaume que ce qu’on devait faire jusqu’au siècle de Louis XIV : quelques passades des plus dangereux ou des plus incommodes furent seuls l’objet de travaux d’amélioration. Ainsi l’on établissait des ponts ou des bacs sur les rivières les plus larges ; on surélevait en chaussées les chemins bas et humides, surtout aux abords des villes. Les avenues des habitations seigneuriales étaient alignées, dressées de niveau, plantées d’arbres. Dans le reste du pays, il n’existait que des sentiers que l’on suivait à la trace. Certaines voies romaines que l’on continua de fréquenter sans les entretenir par l’apport de nouveaux matériaux s’usèrent jusqu’au sol, en sorte qu’il est devenu presque impossible d’en retrouver maintenant le véritable emplacement. D’autres, au contraire, abandonnées par les voyageurs, disparurent sous une végétation parasite, avec leurs fossés et leur empierrement. Les archéologues les découvrent aujourd’hui, souvent parallèles aux routes modernes que les ingénieurs de notre époque ont tracées dans la même direction.

Il y eut donc au moyen âge une lacune de plusieurs siècles. Ce fut alors que les voyageurs, pèlerins ou marchands, se virent compris au même titre que les pauvres et les malades dans la catégorie des malheureux que la charité chrétienne commandait de secourir. Ce qu’il fallait à cette époque de courage et de persévérance pour entreprendre le plus court voyage, on s’en doute à peine. Surtout avant les croisades, qui du moins mirent les populations en mouvement, traverser la France ou franchir la frontière de son pays natal suffisait à illustrer un homme. Dépouillés par les brigands, rançonnés par les seigneurs sous prétexte de protection, exposés sans gîte ni assistance aux intempéries des saisons, souvent entravés par les obstacles matériels du chemin, les voyageurs étaient d’autant moins nombreux que chaque province vivait dans une sorte d’isolement. Déjà les marchands se servaient de lourdes voitures pour le transport de leurs denrées et marchandises ; mais les charrois se faisaient le plus souvent à dos de cheval.

Vers le XIIe siècle apparut une congrégation de moines, à la fois hospitaliers et maçons, qui bâtissaient des couvens auprès des passages difficiles des rivières afin d’y donner asile aux voyageurs. L’un d’eux, saint Benezet, est fameux pour avoir construit un pont sur le Rhône, à Avignon, vers 1180. La tradition de ces frères pontifes se conserva longtemps. L’un des derniers de l’ordre, le frère Romain, devint ingénieur des ponts et chaussées lors de la création de ce corps à la fin du XVIIe siècle. Malheureusement, l’art de construire les ponts ne s’apprend pas par intuition, la tradition des architectes de l’antiquité était perdue. Presque tout ce qu’ont fait les moines ingénieurs s’est écroulé ou bien a été emporté par les crues des cours d’eaux. Peu à peu des ressources plus importantes permirent de compléter ces premiers ouvrages dus à la charité publique. Le roi de France prit l’habitude de faire exécuter sur ses domaines des travaux de voirie, soit avec les seuls produits de son apanage, soit en y faisant concourir, sous la forme d’un impôt spécial, les localités qui en devaient profiter. Les grands vassaux l’imitèrent souvent. Le pape Innocent IV, pendant le séjour qu’il fit à Lyon en 1245, donna l’ordre d’édifier le pont de la Guillotière ; les ouvriers furent payés en partie par des indulgences : c’était alors une monnaie courante. Il n’y a pas apparence que l’on ait, au moyen âge, employé les corvées sur les chemins, sauf en temps de guerre pour faciliter le passage des troupes, et en temps de paix pour réparer les avenues des châteaux. La corvée était cependant connue ; tout serf la devait à son seigneur. Au contraire, les péages étaient fréquens sous forme d’impôt dû par le voyageur au seigneur dont il traversait les domaines. Ce n’était en somme qu’une espèce de douane intérieure sans affectation spéciale à une nature de dépenses ; du moins il en fut ainsi tant que dura le régime féodal. Plus tard, le roi concéda des péages avec le but avoué de créer des ressources pour l’entretien des chemins. Il est vrai que le produit de l’impôt était souvent appliqué à d’autres dépenses, si bien que les péages, au lieu de favoriser la circulation, devenaient un nouvel embarras. Plusieurs ordonnances royales rappellent aux concessionnaires les conditions auxquelles le droit de lever des deniers sur les passans leur a été accordé ; ces actes sont nombreux, d’où l’on peut conclure que l’autorité royale avait peine à se faire obéir.

On trouve une autre preuve du mauvais état des chemins au moyen âge dans les témoignages qui restent du développement considérable qu’eut alors la navigation intérieure. Fort actif dans l’ancienne Gaule, sous la domination romaine, le commerce par eau disparut après l’invasion barbare. Ce ne fut pas une éclipse de longue durée, car des chartes des premiers rois de France constatent l’existence de corporations de bateliers sur les grandes rivières. Le vin, le blé, le bois, les fourrages, toutes matières encombrantes, arrivaient à Paris par bateaux. La plus importante peut-être de ces corporations était celle des personnes « fréquentant et marchandant sur le fleuve de Loire et les autres rivières chéant et descendant en icelui fleuve. » Sans cesse menacés par les exactions des seigneurs dont ils côtoyaient les domaines, les mariniers obtiennent du roi Charles VI, en 1402, la permission de s’imposer une contribution dont le produit couvrira les frais de leurs nombreux procès. Un peu plus tard, ils en sollicitent le renouvellement, sous promesse d’en consacrer une partie à des travaux d’entretien. Au surplus, la batellerie n’était pas seule intéressée à l’amélioration de la Loire, dont le vaste bassin était déjà ravagé par les crues. Il est vraisemblable que, dès l’ère carlovingienne, peut-être avant, les riverains commencèrent à endiguer le lit entre des turcies ou levées qui ont acquis peu à peu un si colossal développement. Au lieu de laisser aux eaux un libre épanchement sur des champs que le limon aurait engraissés, les ingénieurs de l’ancien temps imaginèrent de resserrer le flot entre deux digues prétendues insubmersibles qu’il fallut à chaque siècle exhausser et renforcer davantage.

Il n’y avait alors ni magistrats ni fonctionnaires qui eussent charge spéciale de visiter et d’entretenir les voies de communication. Les prévôts, baillis et autres délégués de l’autorité royale entre lesquels se partageait l’administration publique avaient bien mission de veiller à l’emploi des deniers recueillis par les péagers. Souvent peu scrupuleux, ils détournaient à leur profit l’argent versé par le public. Un fait à noter est que la juridiction des prévôts des grandes villes s’étendait, en matière de voirie, bien au-delà des limites de la commune. Celui de Paris entretenait non-seulement le pavé de la capitale, mais encore jusqu’à vingt lieues de distance les chemins qui, disent les lettres patentes de 1388, sont « tellement dommages, empires et effondrés que, en plusieurs lieux, on ne peut bonnement aller à cheval ni à charroi sans très grands périls et inconvéniens ni y amener des vivres et des denrées pour le gouvernement du peuple. » Et ledit bailli avait pouvoir de contraindre les habitans des villes voisines à refaire les chaussées, ponts et passages qui conduisaient à Paris. Au commencement du XVIe siècle apparaissent des officiers royaux, les trésoriers de France, administrateurs, financiers et magistrats, qui, depuis leur origine jusqu’à la création des intendans, furent les agens actifs de l’autorité centrale en matière de travaux publics. Par malheur les offices des trésoriers de France étaient des charges vénales, ce qui fut cause qu’ils échurent à des hommes plus occupés de leurs propres affaires que de celles du public.

C’est qu’au fond l’absence de toute centralisation était alors l’obstacle sérieux aux entreprises d’utilité générale. Les magistrats locaux ne savaient ni ce qu’il fallait faire ni en quel temps il fallait faire quelque chose. Lorsque Henri IV voulut réformer l’administration du royaume, l’un de ses principaux actes fut d’instituer un grand voyer de France. Sully, qui en exerçait les fonctions, se hâta de nommer un voyer dans chaque province pour exécuter ses ordres. Cet essai fut éphémère. En 1621, les caisses du trésor étant vides, le roi éprouva le besoin de créer de nouveaux offices de trésoriers de France, afin de s’en faire payer l’investiture ; en les créant, il ne put faire autrement que de leur accorder des attributions, et la charge de grand voyer fut abolie. Le soin des routes redevenait donc une affaire provinciale ; aussi étaient-elles dans un déplorable état d’abandon. Hormis le passage des rivières et l’intérieur des villes, on n’y voyait pas trace de main d’homme. Des sentiers à travers la campagne, sans largeur régulière, exposés aux anticipations des riverains, défoncés par les pluies, bouleversés par les laboureurs, telles étaient les routes au XVIe siècle. On voyageait le plus souvent à cheval, par petites journées, s’arrêtant chaque soir. Les voitures de transport en commun pour les personnes étaient encore inconnues.

Colbert, devenu contrôleur-général des finances, eut, dans ses attributions multiples, la direction des travaux publics ; il sut organiser cette branche de l’administration du royaume avec le soin que son esprit actif et judicieux apportait en toutes choses. Ce qui lui manquait le plus tout d’abord, c’étaient des auxiliaires qui fussent dans les provinces les exécuteurs fidèles de la volonté royale. Ne pouvant compter sur les officiers de finances, trop négligens d’habitude par cela seul que l’achat de leurs charges leur conférait l’inamovibilité, il s’adressait de préférence aux intendans de justice, police et finances que peu à peu on avait établis à demeure en chaque généralité. Ceux-ci n’étaient pas, comme les trésoriers de France, des magistrats en possession d’offices héréditaires ; c’étaient les représentans dévoués de l’autorité centrale, qui les nommait, déplaçait ou révoquait sans qu’il y eût besoin de faire enregistrer au parlement leurs lettres de créance. Toutefois l’intendant n’aurait pas suffi à traiter seul les innombrables affaires qui lui incombaient. L’usage s’établit de lui adjoindre, sous le titre de commissaire pour les ponts et chaussées, l’un des trésoriers, de la généralité avec mission de visiter les routes et d’y faire exécuter les réparations nécessaires. La volumineuse correspondance de Colbert témoigne qu’il veille avec une application constante à ce que l’intendant et son adjoint s’occupent sérieusement des voies de communication. Il leur adresse tantôt des circulaires, tantôt des lettres particulières au sujet de tel ou tel travail. Parfois il les loue de ce qu’ils ont fait, ailleurs il les gourmande parce que les routes sont en mauvais état. Tout intendant qui arrive dans sa province doit parcourir sans retard les grands chemins dont le bon entretien intéresse le commerce et le bien public. Le trésorier-commissaire est tenu de les visiter deux fois l’an : au printemps, pour examiner les travaux à faire, à l’automne pour recevoir les ouvrages exécutés pendant la belle saison. Colbert exige des comptes-rendus mensuels : il entre dans les plus minutieux détails de chiffres et ne craint pas de se prononcer quelquefois sur les questions techniques. Ce fut utile sans doute à une époque où tout était à faire ; mais ne peut-on accuser l’illustre ministre de Louis XIV d’avoir été l’un des créateurs de cette fâcheuse centralisation qui contribua plus tard à éteindre les forces vives de la nation en ôtant aux autorités locales toute initiative en même temps que toute responsabilité ?

Au surplus Colbert s’aperçut bientôt que trésoriers et intendans n’avaient pas l’aptitude requise pour construire de grands ouvrages d’art. D’ordinaire ils s’assuraient le concours des architectes du pays, qui étaient peu capables ou qui vivaient en communauté d’intérêts avec les entrepreneurs dont ils devaient surveiller les opérations. Le contrôleur-général des finances en vint alors à confier les travaux les plus difficiles à des ingénieurs spéciaux. Ce qui était d’abord l’exception devint ensuite la règle ; chaque généralité eut son ingénieur des ponts et chaussées. Colbert leur envoyait des instructions, il étudiait avec défiance peut-être, avec sagacité assurément, les aptitudes de chacun d’eux ; il récompensait les plus habiles en leur confiant les projets de premier ordre. L’entretien des levées de la Loire et la construction des ponts sur ce fleuve étaient à cette époque les plus belles occasions qu’un ingénieur eût de se distinguer. Le grand ministre y appelait ceux dont le talent avait été mis en relief par des travaux d’un ordre inférieur.

Quels furent les résultats effectifs de cette époque féconde en réformes administratives ? Les dépenses inscrites sur l’état du roi pour les ponts et chaussées, — le budget de ce temps, — ne furent jamais considérables ; elles s’élevaient à peine à un million de livres année moyenne. Il y avait un supplément de ressources fourni par les impositions locales, puis les péages, qui n’étaient plus admis qu’à titre d’impôt pour l’entretien des mauvais passages. Colbert entreprit d’abolir les péages abusifs ou inutiles, et il n’y réussit pas sans peine, quoique les barrières fussent dès lors aussi désagréables au public qu’elles le sont de notre temps. Enfin il y avait la corvée ; Colbert ne l’aimait pas, il en prévoyait les excès. Elle n’était autorisée que par exception, sur les routes par exemple où le roi devait passer, comme de Paris à Chambord ou à Compiègne. Des arrêts du conseil d’état approuvèrent pourtant à diverses reprises une corvée de nature spéciale sur la route de Paris à Orléans, l’une des plus fréquentées du royaume. Les voituriers qui amenaient du vin et retournaient à vide étaient contraints de passer au retour par Étampes et d’y charger du sable ou des pavés.

Il y aurait de l’exagération à dire que les soins de Colbert dotèrent la France d’un réseau de bonnes routes ; ce devait être, l’œuvre du règne suivant. Sous Louis XIV, les chemins restèrent à l’état de sol naturel, comme l’on dit aujourd’hui, sauf quelques portions où le roulage était d’une activité exceptionnelle. Les négocians voyageaient, les gens de guerre aussi ; les malades allaient quelquefois chercher au loin un climat plus clément ou des eaux bienfaisantes. Quant à voyager par plaisir, nul n’y pensait ; le touriste n’existait pas encore. Le grand roi lui-même, qui devait être pourtant l’homme le mieux servi de son royaume, ne mettait-il pas deux jours pour aller de Versailles à Fontainebleau ?

Sous les ministères de Chamillart et de Desmarets, les travaux publics furent sacrifiés pour subvenir aux besoins de guerres désastreuses. En revanche, la régence du duc d’Orléans fut féconde en projets de tous genres. Dès le début du règne de Louis XV, les ponts et chaussées sont confiés à un directeur-général, le marquis de Béringhen, premier écuyer du feu roi. Le rôle important que jouait ce personnage, membre de l’un des conseils du royaume, atteste l’intérêt qu’on attachait alors au bon état des routes. Le directeur-général, avec des fonctions sans doute mal définies, était l’intermédiaire entre le pouvoir central d’une part et de l’autre les intendans, les trésoriers, les ingénieurs, qui s’occupaient de la voirie dans les provinces. La centralisation, dont Colbert avait été l’initiateur, ne se manifestait encore que par des bienfaits ; elle propageait les bonnes méthodes techniques, elle introduisait l’économie dans l’emploi des deniers, la régularité dans les comptes de finances. Les ingénieurs reçurent alors une organisation hiérarchique, une vive impulsion fut donnée aux travaux, à l’entretien des chaussées et à la reconstruction des ponts. Les fonds accordés sur l’état du roi étant insuffisans, on prit l’habitude de lever dans chaque généralité des impositions spéciales aux grands chemins.

Au marquis de Béringhen succéda Joseph Dubois, frère du cardinal et l’un des secrétaires du cabinet du roi ; puis, par une de ces révolutions administratives qui sont fréquentes sous tous les régimes, la direction générale des ponts et chaussées fut supprimée. Un arrêt du conseil en date du 23 octobre 1736 la réunit à l’administration des finances. Mais bientôt Orry, contrôleur-général, entreprit d’étendre à tous les pays d’élections le principe du travail par corvées que les provinces frontières avaient adopté déjà. Ceci augmentait à tel point les attributions administratives des ponts et chaussées qu’il y eut nécessité d’en rendre la direction à un conseiller d’état qui n’eût pas en même temps d’autre occupation. Ce fut Daniel Trudaine qui l’obtint en 1743.

Les traditions de savoir et d’honnêteté que conservent avec scrupule les ingénieurs de notre temps sont un legs du passé ; ce corps d’ingénieurs est aujourd’hui ce que l’ont fait, il y a plus d’un siècle, deux hommes de bien, Trudaine et Perronet. Leur vie mérite d’être racontée avec quelques détails. Daniel Trudaine, fils d’un ancien prévôt des marchands de Paris, naquit en 1703. Intendant de la généralité de Riom, de 1730 à 173/ », il fut ensuite appelé au conseil d’état. Lorsque le contrôleur-général voulut confier les ponts et chaussées à un homme d’expérience, le choix se porta sur cet administrateur qui s’était occupé avec zèle des routes de l’Auvergne. L’un de ses premiers actes fut la création d’un bureau de dessinateurs pour dresser les plans des grands chemins de France. En y travaillant quelque temps, les jeunes gens s’initiaient à la pratique du dessin dont les ingénieurs ont sans cesse besoin. Ce n’était pas assez ; on se plaignait qu’il n’y eût pas dans les provinces des élèves instruits, laborieux, capables d’obtenir après un stage le titre d’inspecteur des travaux. Trudaine résolut en conséquence de fonder à Paris une école dont il confia la direction à Perronet, l’un des membres les plus distingués du corps des ponts et chaussées. né à Suresnes en 1708, Perronet avait commencé, selon l’usage du temps, par étudier chez un architecte de Paris. Après un stage de quelques mois dans les ponts et chaussées, un mérite reconnu lui avait valu d’être nommé ingénieur à Alençon, où il avait poursuivi avec beaucoup d’activité la création de routes excellentes. La faveur de Trudaine le fit revenir à Paris pour présider aux études des élèves ingénieurs.

Il y eut mieux encore. Trudaine prit l’habitude vers la même époque de réunir chaque dimanche les ingénieurs présens à Paris, les trésoriers de France, à qui l’usage avait maintenu certaines attributions de voirie, et quelques savans qui n’étaient pas étrangers à l’art des constructions. On y discutait en commun les graves questions que les assistans avaient à traiter chaque jour ; on y apportait les projets présentés par les ingénieurs de province, on y rendait compte des succès obtenus par l’emploi de nouvelles méthodes. Les séances de cette assemblée ne furent longtemps que des conversations officieuses ; le souvenir même s’en serait perdu si Perronet n’avait eu soin d’en dresser le procès-verbal. Plus tard, Trudaine de Montigny, successeur de son père, fit tenir le registre officiel des délibérations par un secrétaire. Tel fut le germe du conseil des ponts et chaussées, aux avis duquel s’attache avec raison aujourd’hui la plus haute autorité pour tout ce qui concerne les travaux publics.

Le fait saillant de l’histoire des grands chemins au XVIIIe siècle est l’institution de la corvée. Il convient à double titre d’examiner comme elle s’établit et ce qu’elle produisit, d’abord parce que ce fut la principale ressource des ingénieurs du temps, et aussi parce que, rendue moins onéreuse pour le pauvre peuple, elle alimente encore maintenant le budget de la vicinalité.

II.

Un caractère distinctif de l’administration royale avant 1789 est la pénurie constante du trésor public. Faute de crédit, les emprunts étaient à peu près impossibles. Soit ignorance, soit nonchalance, le fisc ne réussissait pas à atteindre, comme il le fait de nos jours, la richesse sous toutes les formes où elle se manifeste. On trouvait de l’argent pour soutenir une guerre, même pour couvrir des dépenses de luxe ; on en manquait pour les œuvres utiles. Il paraît vraisemblable que, pendant les dernières années de Louis XIV, les ponts et chaussées recevaient de 400 à 500,000 livres du trésor royal, plus, en chaque généralité, une somme variable de 8,000 à 15,000 livres, prélevée sur les ressources locales, plus le produit d’impositions extraordinaires attribué d’avance à certains ouvrages spéciaux. Le tout ne dépassait pas 1,300,000 livres. Même en tenant compte de la dépréciation qu’a subie la monnaie depuis cette époque, c’était bien peu, puisque la dépense actuelle des chemins vicinaux, des routes et de la navigation intérieure, sans compter les chemins de fer et les ponts maritimes, est au moins cent fois plus considérable. Aussi intendans et ingénieurs réclamaient-ils sans cesse. En cette extrême pénurie, la corvée était une ressource élastique dont on devait être tenté d’user avec excès.

Sous le régime féodal, la monnaie étant rare, rien n’était plus fréquent que le paiement de redevances en nature ; la corvée ou travail commandé (corrogata opera) en était une forme. Elle était due par le serf au seigneur, non point au roi ; mais en certains cas, en particulier pendant la guerre, par le seigneur au roi. D’autre part, c’est pour ainsi dire une maxime du droit naturel que le paysan peut être requis de donner assistance aux armées en marche. L’obligation subsiste de nos jours ; il y a toutefois un grand progrès : cette assistance n’est plus gratuite ; mais elle est si essentielle qu’une loi récente en a déterminé toutes les conditions. Il y a deux cents ans, la corvée existait sous cette double forme de redevance foncière et de réquisition militaire. En bon administrateur, Colbert n’aimait guère à s’en servir, parce qu’il en redoutait les abus. Cependant il arrivait souvent que les populations rurales fussent convoquées pour réparer les routes où le roi devait passer ; même en certaines provinces frontières, l’Artois, la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, il était d’usage que les chemins fussent entretenus par corvée.

Ce fut lorsque le marquis de Béringhen reçut du régent la direction générale des ponts et chaussées, avec la mission de développer les voies de communication en France, que les ressources fournies par le travail gratuit des paysans reçurent une organisation régulière. On avait déjà des ingénieurs expérimentés. D’abord en Alsace, puis successivement dans les généralités de Soissons, de Metz, de Châlons, et peu à peu dans tous les pays d’élections qui étaient régis par l’administration centrale, de 1717 à 1738, la corvée des grands chemins fut établie. Cela se fit sans vue d’ensemble, peu à peu, par décision de chaque intendant. Pour créer le moindre impôt pécuniaire, il fallait en ce temps un édit enregistré au parlement ; pour cette nouvelle charge, dont le poids fut bientôt intolérable, il n’y eut pas même un arrêt du conseil du roi, les instructions ministérielles y suffirent ; elle ne pesait, il est vrai, que sur les habitans des campagnes, auxquels personne ne s’intéressait plus depuis que les seigneurs avaient pris l’habitude de vivre à la cour. La corvée ne fut mise en vigueur ni dans les villes, où les corps de magistrature y auraient fait attention, ni autour de Paris, parce que les plaintes trop vives seraient arrivées jusqu’au roi. Le clergé en était exempt aussi bien que la noblesse. Ajoutons pour la moralité de ce récit que les seules provinces qui y échappèrent furent les pays d’état, où l’administration était soumise au contrôle d’assemblées périodiques, et pourtant ces provinces eurent aussi de belles routes.

Il est utile d’examiner de près la corvée des grands chemins pour apprécier les ressources qu’elle a pu fournir aux ingénieurs et la charge onéreuse qu’elle a été pour les populations rurales. En principe, était corvéable tout homme assujetti à l’impôt de la taille, d’âge et de force à travailler, ce qui comprenait tous les vilains depuis seize ans jusqu’à soixante. Un règlement de 1738 prend soin d’observer que les fermiers, métayers, laboureurs des ecclésiastiques et des gentilshommes y doivent être employés aussi bien que ceux des simples bourgeois. Sont en outre requises toutes les bêtes de somme ou de trait appartenant aux corvéables. Au commencement de l’année, le syndic de chaque communauté fournit à l’intendant le dénombrement des forces de sa paroisse, c’est-à-dire la liste des individus et des animaux qui peuvent être assujettis au travail des routes. L’ingénieur divise alors la besogne à faire dans l’année en tâches proportionnelles aux forces de chaque communauté ; puis, par l’intermédiaire de l’intendant et du subdélégué, les ateliers sont convoqués à jour fixe, en avril ou en mai de préférence ou encore à l’automne, autant que possible aux époques où les paysans ne sont occupés chez eux ni par les semailles ni par la récolte. Il est recommandé de ne pas envoyer les corvéables à plus de quatre lieues de leur village ; pour les plus éloignés, l’inconvénient de la distance est compensé par une légère réduction de la tâche à exécuter. S’ils ne peuvent retourner le soir chez eux, les habitans des villages voisins sont obligés de leur donner asile avec de la litière pour les chevaux et de la paille fraîche pour les hommes ; tout est prévu, on le voit. Il avait même été question de donner des rations de pain aux corvéables ; il a fallu y renoncer parce que cette mesure d’humanité coûtait si cher que le salaire d’ouvriers libres eût été moins onéreux.

Le vice, en effet, de ces ateliers de réquisitionnaires est qu’on y travaille mal. Il est bien prescrit de ne faire faire par les corvéables que des mouvemens de terre, des extractions de matériaux, des charrois ; tout ce qui est ouvrage d’art reste confié à des entrepreneurs qui se font aider par des ouvriers spéciaux. La besogne a beau être simplifiée, le paysan la fait avec dégoût. Les défaillans, les mutins sont punis d’amende, de prison, par la seule autorité de l’intendant ou de l’ingénieur, sans autre forme de procès. Les plus malins s’en faisaient exempter ; il n’y avait si petit office, si mince emploi public qui n’obtînt ce privilège ; nouvelle surcharge pour ceux qui ne s’y pouvaient soustraire. Aussi le nombre des jours de corvée varie-t-il beaucoup d’une province à l’autre. Le règlement évalue à trente jours par an cet impôt en nature. C’était excessif ; il paraît certain que plusieurs intendans usèrent plus largement encore du droit qu’on leur donnait de convoquer les corvéables.

Ce qui précède suffit à montrer combien la corvée était lourde pour les habitans des campagnes ; que l’on y ajoute les erreurs dans l’évaluation des tâches ou dans le dénombrement des assujettis, les retards dus à l’intempérie des saisons, même sans doute les exactions des hommes chargés de la surveillance des ateliers, et l’on comprendra que le paysan dut prendre en horreur ce travail des routes dont il avait seul la charge et dont, après tout, le gentilhomme, le citadin, profitaient encore plus que lui.

Les historiens du XVIIIe siècle rendent tous aux intendans cette justice de reconnaître que c’étaient des administrateurs zélés, intelligens, humains lorsque l’exécution des ordres envoyés par l’autorité royale leur permettait de faire acte d’humanité. Quelques-uns s’efforcèrent d’adoucir la charge en la répartissant avec plus d’équité ou bien en réprimant avec sévérité les exactions des subalternes. À Paris, Trudaine et Perronet s’en occupaient aussi, avec d’autant plus de sollicitude qu’ils savaient que le temps des corvéables était souvent gaspillé, et que le profit du gouvernement était loin d’être à proportion de la charge imposée aux cultivateurs. En outre, sans rêver une égale répartition des charges publiques entre toutes les classes de la société, ce qui eût été une utopie à cette époque, ils se demandaient pourquoi l’on ne ferait pas rembourser par les communautés que l’éloignement exemptait de cette réquisition une partie des journées exigées à titre gratuit des communautés voisines. Beaucoup d’ingénieurs avaient proposé cette réforme ou d’autres équivalentes. Le croirait-on ? l’objection principale à une réforme dont personne ne contestait la nécessité c’était une défiance trop justifiée envers l’autorité royale. Que l’on convertisse la corvée en impôts, disait-on, le produit en entrera dans le trésor royal, qui a bien d’autres soucis que les routes ; et, comme les chemins ne se construiront ni ne s’entretiendront plus, l’impôt restera, la corvée sera néanmoins rétablie.

Cependant plusieurs intendans entreprirent d’organiser l’entretien des chemins sur une base plus équitable. À l’inverse des administrateurs de nos jours, ils restaient longtemps dans la même province, ils en connaissaient les ressources, les besoins ; il leur était loisible de suivre plusieurs années durant les effets d’une réforme. Celui de Caen, Orceau de Fontette, imagina de décider que la tâche serait dorénavant proportionnelle à la taille de chaque paroisse et non plus au nombre des corvéables. En outre, il réduisit tellement le délai d’exécution que la plupart des communautés se virent obligées de faire faire leur tâche par un entrepreneur désigné d’avance. Par ce moyen, la corvée se transformait en un impôt pécuniaire dont le produit, au lieu d’être versé au trésor, allait droit à l’entrepreneur ; il n’y avait donc pas à craindre que le gouvernement s’en emparât pour acquitter des dépenses d’autre nature. Même, comme la Normandie est un pays riche où les chemins sont séparés par de faibles distances, toutes les paroisses étaient atteintes à peu près de la même façon. Néanmoins, il y avait au fond de ce système une réforme radicale qui devait soulever l’opposition des classes privilégiées. La corvée devenait un impôt proportionnel aux facultés et non plus aux forces des contribuables. Les taillables riches avaient à supporter ce dont les pauvres étaient soulagés. Ceci se passait en 1760 ; la France, obérée par la guerre de sept ans, était si malheureuse qu’une circulaire du contrôleur-général avait prescrit de suspendre les travaux des routes. Il y eut des plaintes qui, émanant de cultivateurs aisés, furent plus aisément entendues. La cour des aides et le parlement de Rouen condamnèrent ces levées de deniers sans autorisation légale « sous prétexte de réparations et établissemens de chemins. » Il n’était pas rare à cette époque que les parlemens se missent en hostilité contre les intendans, en qui les magistrats, possesseurs de leur office, ne voulaient voir que de simples commis. Le remède était toujours le même ; un arrêt du conseil royal cassait les délibérations du parlement, et les troupes réparties dans la province donnaient au besoin l’appui de la force aux injonctions des intendans. C’est ainsi que les choses se passèrent cette fois encore en Normandie. Au surplus, comme les routes étaient nécessaires, les populations se soumirent de bon gré au régime que Fontette avait établi. On lui découvrit même tant d’avantages que d’autres intendans s’empressèrent de l’imiter.

Vers cette même époque, Turgot venait d’être nommé intendant de la généralité de Limoges. De Tourny, dont le nom reste attaché dans cette ville aussi bien qu’à Bordeaux, où il fut envoyé par la suite, à des travaux d’amélioration municipale, l’y avait précédé et y avait employé la corvée sans mesure. Les grandes routes de la province avaient été commencées en beaucoup d’endroits à la fois, sans plan d’ensemble, probablement faute d’ingénieur capable de préparer les projets ; il avait fallu renoncer aux projets ébauchés, surtout par la raison que le sol montueux du Limousin ne se prêtait pas aux tracés rectilignes, qui étaient le dernier mot de l’art en ce temps. Les paysans étaient rebutés, plus encore que dans les autres parties du royaume, de perdre leurs journées à des travaux dont il leur revenait si peu de profit. La corvée ne se faisait plus qu’avec mollesse ; elle suffisait à peine pour l’entretien des voies principales. Les convictions économiques de Turgot ne s’arrangeaient pas d’un impôt si mal réparti ; à son avis, le paysan ne devait rien faire à titre gratuit. Quoique le contrôleur-général, qu’une si grande réforme effrayait, ne l’écoutât guère, il envoyait l’un après l’autre des plans de réforme. À l’imitation de ce qu’avait fait Fontette, il voulait convertir la corvée en une tâche proportionnée à la taille ; les paroisses situées à proximité des routes s’en acquitteraient en nature ; elles en feraient même plus que leur part, mais les corvéables seraient payés pour ce supplément, les autres paroisses s’acquitteraient en argent. Comme il avait su gagner la confiance du clergé et des paysans, il ne lui fut pas difficile d’obtenir l’acquiescement des assemblées communales à cette manière de faire. D’ailleurs les cours des aides et les parlemens ne lui étaient pas hostiles. Il sut donc tourner les obstacles auxquels s’était heurté l’intendant de Caen. Restait l’objection déjà citée et fondée sur la crainte légitime que le gouvernement n’accaparât pour ses besoins ordinaires l’imposition représentative de la corvée. Turgot conseillait, pour éviter ce détournement, d’assimiler les travaux des routes à ceux des églises ou des presbytères, dont il n’y avait pas exemple que l’autorité royale eût détourné les fonds. Si bien combiné que fût le projet, le contrôleur-général ne consentit pas tout de suite à le faire approuver par un arrêt du conseil, et néanmoins Turgot le mit à exécution. Les administrateurs provinciaux jouissaient vraiment de singulières immunités au XVIIIe siècle. Trois années durant, Turgot se donna la licence de, remanier le plus considérable des impôts de répartition sans y être autorisé autrement que par les délibérations des paroisses. Enfin, en 1766, l’arrêt d’approbation fut obtenu. Ce mode de rachat des corvées se continua jusqu’en 1787 sans que rien y fût changé. Le Limousin lui dut d’avoir d’excellentes routes, car cette réforme permettait de faire faire l’entretien annuel par des ouvriers expérimentés au lieu de paysans insoucians, puisque la corvée se payait en argent plutôt qu’en nature. Ajoutons qu’un ingénieur d’un grand talent, Trésaguet, fut envoyé dans la généralité de Limoges à point pour tirer profit du nouveau régime que Turgot y venait d’établir.

Les méthodes de rachat de la corvée introduites en Normandie et dans le centre de la France par deux intendans de mérite ne s’étendirent pas à toutes les provinces ; l’administration centrale y répugnait, sans doute parce qu’elle ne croyait pas trouver partout les mêmes élémens de succès. Cependant il devenait nécessaire d’opérer une réforme générale. Que l’on étudie l’histoire politique de cette époque : il n’y a pas de sujet qui passionne davantage le public, qui suscite plus de mécontentement dans les classes inférieures de la société. C’est un thème d’inépuisables dissertations pour les écrivains politiques, pour les économistes, même pour les académiciens. Les philosophes prétendent que les corvées dépeuplent les campagnes, que les chevaux et les hommes y périssent de misère et de fatigue, que c’est un triste reste de la servitude antique : bruyantes déclamations qui dépeignaient le mal sans indiquer le moyen d’y remédier. Les ingénieurs, qui y regardaient de plus près et qui savaient bien que le pays ne pouvait se passer de bons chemins, étaient hostiles en général à la suppression du travail en nature ; à les entendre, il suffisait d’abolir les exemptions et de réduire le nombre des journées requises en assujettissant, par compensation, les privilégiés à un impôt équivalent. On sait par ce qui précède quelle résistance toute tentative de ce genre devait rencontrer de la part de la noblesse et de la magistrature. Turgot, devenu contrôleur-général, se résolut néanmoins à l’entreprendre. L’édit de 1776, préparé par lui, après de longues discussions avec Trudaine et Perronet, interdisait d’exiger des sujets du roi aucun travail gratuit ni forcé pour la construction des chemins ou pour tout autre ouvrage public ; une contribution spéciale imposée sur les propriétaires de bien-fonds, et dont le domaine royal n’était même pas exempt, devait couvrir la dépense d’entretien des routes. Cet édit fut précédé d’un long exposé des motifs où les abus du régime existant étaient blâmés avec une violence de pamphlétaire. Le contrôleur-général espérait par là opposer une barrière invincible à tout ministre qui proposerait de rétablir la corvée. Le but qu’il poursuivait ne fut pas atteint, on le sait. On sait aussi que le parlement de Paris, et à la suite tous les parlemens du royaume, protestèrent contre l’édit avec une énergie que le bien public ne leur inspirait point. Il est pénible en vérité de voir avec quelle ardeur les privilégiés du rang et de la fortune combattirent en cette occasion pour le maintien d’un impôt inique qui « enlevait à des malheureux, au profit des propriétaires, le fruit légitime de leurs sueurs et de leur travail. » Il serait hors de propos de raconter ici la lutte entre Turgot et les parlemens. Louis XVI sacrifia son ministre ; en même temps était remise en vigueur, sans qu’il fût besoin de le dire, cette odieuse corvée dont on avait annoncé l’abolition avec fracas trois mois auparavant.

Cependant l’édit de 1776 avait eu trop de retentissement, la population des paroisses rurales en avait pris trop bonne note pour qu’il fût possible de rétablir comme devant le travail gratuit et obligatoire des grands chemins. Les ingénieurs se trouvèrent dans un grave embarras pour l’entretien des routes déjà exécutées, dans un plus grave encore pour la construction de nouvelles routes. Ici l’on y pourvut sur les fonds du trésor royal, ailleurs par un impôt réparti suivant la méthode que Fontette avait introduite en Normandie, ailleurs encore par des impositions locales. Cette dernière ressource fut employée de préférence dans les généralités où se faisait l’essai d’assemblées provinciales. Le gouvernement hésitait entre ces solutions diverses : chaque nouveau contrôleur-général, — et ils se succédaient à bref délai dans ce temps de pénurie, — interrogeait les intendans, faisait une enquête, suivant l’expression d’aujourd’hui. Enfin, en 1786, un édit, imité de celui que Turgot avait fait rendre dix ans plus tôt, transformait la corvée en contribution pécuniaire. Quelques parlemens protestèrent encore, mais avec moins d’acrimonie, car l’esprit public s’était modifié. L’assemblée des notables vint trancher souverainement la question ; elle décida la conversion de la corvée en prestation pécuniaire sous la condition expresse que les assemblées provinciales fussent chargées à l’avenir de la confection et de l’entretien des chemins et grandes routes. Quelques personnes pensent encore maintenant que cette solution était alors et serait aujourd’hui la plus raisonnable. Les assemblées provinciales furent emportées par la révolution, la corvée ne pouvait plus reparaître : les voies de communication de tout genre restèrent à la charge des provinces, puis des départemens, ou furent abandonnées sans entretien ni soins.

Au milieu de toutes ces tribulations administratives, le corps des ponts et chaussées avait conservé les habitudes de savoir et d’honnêteté que ses fondateurs lui avaient voulu donner. S’il y eut des abus dans les appels des corvéables, des extorsions commises par les agens subalternes, du moins les ingénieurs ne furent jamais accusés d’en être coupables ou complices. À la mort de Daniel Trudaine, survenue en 1769, son fils Trudaine de Montigny, qui était associé depuis longtemps à ses fonctions, en eut la survivance. Il ne se retira qu’en 1777, à l’avènement de Necker. Deux maîtres de requêtes au conseil du roi, De Cotte et Chaumont de la Millière, lui succédèrent jusqu’à la révolution, qui modifia brusquement l’organisation du royaume. Mais ces changemens étaient secondaires, parce que l’œuvre de Daniel Trudaine suffisait à tous les besoins. Le nombre des ingénieurs s’accroissait à mesure que les travaux acquéraient plus d’importance, les emplois vacans étaient dévolus aux élèves de l’école dirigée par Perronet.

L’emploi arbitraire des hommes de la campagne sur les routes pendant plusieurs jours chaque année avait mis une ressource inépuisable entre les mains des ingénieurs. Il y eut sans contredit, au début surtout, un prodigieux gaspillage des forces vives de la nation ; en fin de compte, c’est sous le règne de Louis XV, personne ne l’ignore, que furent ouvertes toutes les grandes routes de France. À cette époque aussi remontent les décisions de principe qui régissent encore la voirie. Les chemins du royaume sont classés par catégories suivant l’importance du roulage qui s’y opère. Des arrêts du conseil établissent les droits et les obligations des entrepreneurs de travaux publics et règlent la police du roulage. Des plans dressés par le bureau des dessinateurs sous la surveillance de Perronet fournissent des titres authentiques pour combattre les anticipations des propriétaires riverains. Parmi les nombreuses instructions envoyées de Paris aux ingénieurs des généralités, il y en a deux qui méritent une mention spéciale. C’est d’abord de tracer les grands chemins « du plus droit alignement que faire se pourra, » ce qui donna aux routes de ce temps un caractère de grandeur, bien que ce fût incompatible avec l’adoucissement des pentes, que la circulation rapide réclame aujourd’hui de préférence à l’abréviation du parcours. En second lieu, ce fut l’obligation imposée aux propriétaires des terrains traversés de planter des arbres à distance régulière de l’un et l’autre bord. On ne l’avait prescrit d’abord qu’en vue de multiplier les essences de bois utiles ; on s’aperçut bientôt que ces longues avenues d’arbres ne nuisent pas au bon entretien de la chaussée, qu’elles protègent le voyageur en été contre les ardeurs du soleil, qu’elles le guident pendant la nuit ou par les temps de neige.

Si la corvée permit d’ouvrir avec peu d’argent six mille lieues de routes que les étrangers admiraient, ce régime, auquel le contribuable ne se prêtait que de mauvais gré, ne fut pas favorable, il faut bien le dire, aux progrès techniques de la voirie. La corvée ne fournissait qu’une main-d’œuvre intermittente ; il était impossible de lui demander l’entretien quotidien, qui est devenu la règle avec les cantonniers modernes. Une fois que l’atelier d’une paroisse avait achevé la tâche prescrite, personne ne s’occupait plus de cette portion de chemin jusqu’à l’année suivante. C’était un petit mal pour les chaussées pavées comme l’étaient presque toutes celles de la généralité de Paris ; c’en était un fort grand pour les chaussées établies avec des pierres cassées. Il arrivait que les rouliers aimaient mieux passer sur les accotemens défoncés plutôt que de conduire leurs attelages sur l’empierrement grossier du milieu. Dans le principe, les ingénieurs avaient coutume de mettre en dessous de gros matériaux, de forme irrégulière, sur lesquels ils étendaient une couche peu épaisse de cailloux de moindre dimension, suivant le modèle que leur en avaient laissé les Romains. Il leur fallut longtemps pour reconnaître qu’il y avait avantage à n’employer sur toute l’épaisseur que des cailloux de grosseur uniforme. Trésaguet, ingénieur à Limoges, paraît avoir été le premier qui introduisit cette nouvelle méthode vers 1770, un demi-siècle avant l’Anglais Mac-Adam, à qui l’honneur en est toujours attribué. Un autre ingénieur, de Cessart, proposa peu après de façonner les routes neuves avec un rouleau compresseur de poids considérable. L’idée est ancienne ; cependant il y a trente ans à peine qu’elle est passée dans la pratique habituelle.

La création et l’entretien des routes au moyen de la corvée permirent de reporter sur les ouvrages d’art et en particulier sur les principaux ponts la majeure partie des ressources fournies par l’état du roi ou par les impositions locales. Au reste les ingénieurs furent en mesure d’entreprendre ces grands ouvrages avec de meilleures chances de succès que par le passé. À la fin du règne de Louis XIV, les ponts sur la Loire, la Seine, l’Yonne, la Marne, étaient dans l’état le plus inquiétant. La construction en était si vicieuse qu’ils s’écroulaient souvent ; les restaurations se faisaient sans intelligence. Le moyen âge, qui nous a légué tant de beaux édifices religieux, n’a su mener à bien aucun pont sur une large rivière. Les arches étaient pittoresques, d’un aspect étrange par l’irrégularité de leurs formes ; mais, faute d’être solidement assises sur le fond mouvant des cours d’eau ou faute d’un débouché suffisant, elles étaient incapables de résister aux crues d’hiver.

Les projets exécutés pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle furent tous soumis à l’examen de l’assemblée des ponts et chaussées. C’est donc à cette savante compagnie que revient l’honneur d’avoir déterminé les règles de l’art. On peut lui reprocher d’avoir adopté des formes trop massives : les œuvres modernes ont plus d’élégance, surtout depuis la découverte des mortiers hydrauliques, qui permet de diminuer le cube des maçonneries ; mais les ponts de Moulins, d’Orléans, de Tours, de Saumur, avec leurs arches régulières, leur surface de niveau, tous suivis ou précédés de rues larges et droites plantées d’arbres, sont l’œuvre d’une école dont on ne peut contester le mérite. On l’appréciera davantage en étudiant l’histoire d’un de ces ponts, de celui de Moulins par exemple. Colbert en avait fait établir un qui ne dura que dix ans, bien qu’on n’y eût pas épargné la dépense. Hardouin-Mansard, le célèbre architecte, fut alors chargé de dresser un nouveau projet ; à peine la dernière pierre était-elle posée que deux arches furent emportées par une crue. En 1752, l’ingénieur Regemorte entreprit de recommencer. Par malheur, l’emplacement naturel de ce pont était dans un endroit où le courant, resserré entre la ville de Moulins et l’un de ses faubourgs, acquérait une force extraordinaire. Regemorte eut recours à un moyen radical qui fut de raser partie du faubourg pour élargir le lit de la rivière. Le succès fut complet, mais la dépense atteignit 2,300,000 litres, dont les quatre cinquièmes à la charge des généralités de Tours, Orléans, Riom, Bourges et Moulins, le reste étant payé sur les fonds du trésor. Vers le même temps, De Voglie, ingénieur de la généralité de Tours, inaugurait à Saumur, sur les conseils de Perronet, la méthode de fondation par caisson étanche sur pilotis, ce qui fut un progrès considérable, car les fondations par batardeaux entraînaient des lenteurs fâcheuses sur un fleuve aussi capricieux que la Loire. Depuis lors, il n’y eut plus de progrès important jusqu’à l’invention toute récente de piles en tubes métalliques à l’intérieur desquelles les ouvriers descendent dans l’air comprimé. Il serait long d’énumérer toutes les œuvres remarquables dues au talent des ingénieurs de l’ancien régime. On ne peut toutefois passer sous silence l’ouvrage capital de Perronet, le pont de Neuilly, dont le décintrement fut l’occasion d’une sorte de fête publique. Louis XV y assistait, accompagné du corps diplomatique et de toute la cour. Bien que le débouché en ait été mal calculé, puisqu’une île s’est formée par atterrissement au devant de l’arche du milieu, ce monument témoigne de la perfection que l’art de construire avait atteinte au XVIIIe siècle.

Quel jugement convient-il, en résumé, de porter sur les voies de communication antérieures à la révolution ? Habitués que nous sommes à des voyages rapides, il nous est difficile d’apprécier à leur juste valeur les efforts de nos aïeux. Consultons plutôt un contemporain, non pas un Français ; quelque judicieux qu’il soit, outre que les élémens de comparaison lui font défaut, il aura sur les routes, les ponts et les corvées les préjugés de sa classe, condamnant le travail gratuit et obligatoire s’il est du parti des philosophes, la conversion de la corvée en impôt territorial s’il est homme de robe, décidant tout du point de vue administratif s’il est intendant. Arthur Young, qui parcourait la France à petites journées de 1787 à 1790, est un témoin plus perspicace, plus désintéressé. Dès le second jour, il s’extasie, mais sous réserve : « Si les Français n’ont pas d’agriculture à offrir à nos regards, ils ont de grandes routes, écrit-il en traversant la Picardie. Rien n’est au-dessus ou mieux entretenu que celle qui traverse une belle forêt : une large chaussée et des montagnes coupées pour les rendre de niveau avec les vallées me rempliraient d’admiration, si je n’avais rien appris des abominables corvées qui excitent ma pitié, des sueurs et du sang desquelles provient cette magnificence. » Quelques semaines plus tard, auprès de Narbonne, à l’autre bout du royaume, il admire encore : « Nous n’avons pas en Angleterre l’idée d’une pareille route. » Mais aussi ne cesse-t-il de s’étonner que de si beaux chemins ne soient pas plus fréquentés. La route d’Orléans, l’une des principales des environs de Paris, est un désert. En Languedoc, dans l’espace de douze lieues, il rencontre un cabriolet, une demi-douzaine de chariots et de vieilles femmes sur des ânes. On ne voyage guère ; les bonnes auberges sont rares. — Cet Anglais a l’esprit positif. — C’est donc qu’il n’y a guère de commerce, de relations entre les localités voisines, entre la capitale et les autres villes ; alors à quoi servent ces ponts magnifiques, ces chaussées superbes ? À prouver l’oppression et l’absurdité du gouvernement. « Des ponts qui coûtent 1,500,000 livres ou deux millions, et des routes pour faire une communication entre des villes qui n’ont pas de meilleures auberges, me paraissent des absurdités. Ce n’est pas simplement pour l’usage des habitans qu’ils sont faits, parce que le quart de la dépense remplirait ce but ; ce sont donc des objets de magnificence publique… Quel est le voyageur qui ne taxera pas de folies de pareilles inconséquences, et ne souhaitera pas sincèrement un peu plus d’aisance et moins de splendeur ? » Ce jugement est trop sévère ; nous ne saurions l’approuver. Qu’il y ait eu de l’ostentation dans les œuvres d’utilité publique au siècle dernier, c’est bien possible. C’est pour ainsi dire un trait du caractère national, que l’on retrouve dans les cathédrales du moyen âge, dans les palais, les cours et les promenades publiques dus aux intendans de Louis XV et de Louis XVI, aussi bien que dans les routes et les ponts de ces deux règnes, aussi bien que dans les chemins de fer de nos jours ; nos ingénieurs veulent construire de façon durable, travailler pour la postérité. Ce n’est pas à nous, qui profitons de ces œuvres du temps passé, de le leur reprocher aujourd’hui.

Ainsi l’on ne voyageait guère, il y a cent ans. Cependant les voyages étaient devenus moins pénibles et plus rapides qu’au temps du grand roi. Les voitures étaient moins lourdes, moins fragiles grâce à l’invention des ressorts. La surface des chaussées étant mieux aplanie, le trot ou même le galop était devenu l’allure habituelle. L’Almanach royal de 1758 nous apprend que les diligences partent de Paris pour Lyon de deux jours en deux jours, et qu’elles font le trajet l’hiver en six jours, l’été en cinq jours. « Elles contiennent huit personnes, et elles sont à présent suspendues sur des ressorts qui les rendent aussi douces que les chaises de poste et les berlines, ainsi qu’en conviennent ceux qui les ont éprouvées. » Les guimbardes, destinées au transport de gros ballots, « comme effets de MM. les ambassadeurs et négocians, » partent les mercredis et samedis et se rendent à Lyon en toutes saisons en dix jours. La durée du trajet semble indiquer que l’on s’arrêtait chaque soir. Il est probable qu’il y eut vers cette époque de grandes améliorations, comme semblent l’indiquer tous les nouveaux termes de carrosserie, — coches, guimbardes, gondoles, guinguettes, berlines, — qui se remplacent l’un l’autre et se condamnent l’un après l’autre au ridicule et à l’oubli.


III.

Pendant une trentaine d’années à partir de 1787, la voirie fut en décadence ; diverses causes y contribuaient. L’assemblée constituante eut la sagesse de maintenir le corps des ponts et chaussées et de ne modifier en rien le régime auquel les grands chemins étaient soumis. Les administrations départementales restèrent chargées de les entretenir ou d’en continuer la construction. Comme on le pense bien, les ressources étaient restreintes. Le peu que l’on fit ne se put exécuter que par le moyen d’avances que le trésor public accordait aux départemens. Sous le directoire, une loi établit, contrairement aux traditions, une taxe spéciale d’entretien sur ceux qui faisaient usage des routes. On est hostile aux péages en France. Cette taxe ne put durer ; une autre loi y substitua l’impôt du sel, qui conserva cette affectation spéciale jusqu’en 1814. L’état avait d’abord repris à sa charge la dépense d’entretien de toutes les routes ; un décret de 1811, dont les effets subsistent encore, rendit aux départemens celles de moindre importance, que l’on appela dès lors routes départementales.

En somme le premier empire est une période d’abandon pour les travaux d’utilité publique qui n’ont pas un intérêt militaire. Les statistiques révèlent, il est vrai, qu’il y eut beaucoup d’argent consacré soit à l’entretien, soit aux constructions neuves ; mais les dépenses se réservaient, à peu d’exceptions près, pour les routes dont les armées avaient besoin ou bien pour des œuvres de grand luxe, comme les passages du Simplon ou du Mont-Cenis. Les chemins à l’usage de tout le monde étaient presque abandonnés. L’art de l’ingénieur ne faisait point de progrès. Les communications restaient lentes, comme avant la révolution. L’Almanach impérial nous en donne encore la preuve. En 1809, la diligence met quatre jours à franchir la distance de Paris à Lyon. Pour aller à Toulouse, il ne faut pas moins de huit jours, encore n’est-on pas certain d’arriver. Pendant l’hiver, de novembre à mars, il arrive souvent que les voitures publiques s’arrêtent. Si les grands chemins ne deviennent pas tout à fait impraticables, on le doit au mode de construction qu’avaient adopté les ingénieurs du siècle précédent. Il avait été d’usage au temps de Trudaine de mettre en dessous de la chaussée une sorte de maçonnerie à pierres sèches de grosses dimensions, posées à la main, comprimées à la masse. Sur cette fondation solide, dont la surface était rugueuse, se nivelait une faible épaisseur de cailloux cassés. Faute d’entretien, cette dernière couche s’usa, disparut ; il n’y eut plus que les pierres de fond dont le volume était tel que les roues ne pouvaient les déplacer ; le roulage devenait lent, pénible ; du moins les voitures pouvaient encore circuler à petite vitesse. Ce qui est plus surprenant, les ingénieurs de l’empire avaient même oublié les bonnes méthodes de leurs prédécesseurs. Ils s’approvisionnaient de matériaux, lorsque des crédits d’entretien leur étaient accordés, aux carrières les plus voisines, sans souci de la qualité intrinsèque ; les cailloux n’étaient point cassés, et de fait les ornières étaient telles que des pierres de fort échantillon s’y logeaient sans peine. Ces réparations accomplies pendant deux ou trois mois d’hiver, l’approvisionnement de matériaux épuisé, il semblait qu’il n’y eût plus rien à faire jusqu’à la campagne suivante ; la chaussée se recouvrait d’une couche de boue, les ornières se reformaient à la première pluie, la route redevenait mauvaise jusqu’aux beaux jours du printemps.

Voilà quelle était la situation en France vers 1820. Le commerce avait repris beaucoup d’activité depuis la paix ; on voyageait, aussi le public se plaignait-il de n’avoir que de si mauvais chemins, d’autant plus qu’il était connu déjà qu’en Angleterre, grâce au talent d’un ingénieur nommé Mac-Adam, les routes étaient excellentes. Il y eut alors un engoûment universel pour le système inventé par cet Anglais dont le nom est resté associé depuis aux routes empierrées. On s’aperçut toutefois, lorsque la nouvelle méthode fut étudiée de près, qu’elle ne différait guère de celle inventée jadis par Trésaguet, ou mieux encore que l’ingénieur de la généralité de Limoges avait posé jadis, longtemps avant Mac-Adam, les vrais principes de l’entretien des routes.

Que l’on veuille bien nous permettre ici quelques explications techniques ; le sujet en vaut la peine. Casser des cailloux et les étendre dans les ornières d’une chaussée, c’est en apparence le travail d’un manœuvre ; il semble que le savoir, l’intelligence, n’aient rien à voir dans cette besogne. Cependant, si l’on considère que le budget d’entretien annuel des routes nationales s’élève à 30 millions de francs, que celui des routes départementales n’est guère moindre, celui des simples chemins vicinaux quatre ou cinq fois plus considérable, on conviendra que la question est des plus graves au point de vue économique, qu’une méthode qui permettrait de réduire la dépense, ne fût-ce que de dix ou même de cinq pour cent, mérite d’être étudiée avec attention. En réalité, l’économie due aux procédés rationnels d’entretien actuellement en usage est plus élevée encore ; même, on peut affirmer que la méthode de Trésaguet, — il est à propos de lui restituer le nom de l’ingénieur qui l’inventa, — est seule capable de donner aux chaussées l’uni, la résistance dont le roulage, chariots ou voitures légères, a besoin en toutes saisons. Il est nécessaire que la couche supérieure d’une route empierrée soit résistante afin que les roues ne s’y enfoncent point, même par les temps de pluie, et qu’elle soit unie, pour que les voitures n’éprouvent ni cahots ni ballottement. Sur une chaussée neuve ou fraîchement rechargée, ces deux conditions se réalisent en y faisant passer plusieurs fois le lourd rouleau compresseur que tout le monde connaît. Les cailloux se tassent, se broient ; les détritus formés par les écrasemens se logent dans les interstices. La surface entière devient plane et régulière. Le même résultat s’obtiendrait dans un délai plus long par le seul effet du roulage, mais au détriment des chevaux et des voitures, qui s’y fatigueraient beaucoup, et avec un certain gaspillage de matériaux.

Cette chaussée se détériorera peu par l’effet du roulage, pourvu qu’elle ait une épaisseur suffisante : si elle est peu fréquentée, parce qu’elle supportera peu de fatigue ; si elle l’est beaucoup, parce que les voitures s’entre-croiseront en tous sens et produiront une usure uniforme sur toute la largeur. Mais les intempéries des saisons risquent d’y causer de graves dégâts. Les hâles de l’été dessèchent et réduisent en poussière cette sorte de mortier naturel qui réunit les cailloux les uns aux autres ; que l’un d’eux se déplace, il en résulte une cavité, une roue s’y accroche, ébranle les cailloux voisins, un trou se forme et s’agrandit petit à petit. L’hiver, c’est encore pis ; la pluie délaie ce qu’il y a de moins dur et le transforme en boue ; l’eau s’infiltre dans le sol, elle s’y gèle, et, lorsque le dégel survient, toutes les parties qu’elle a atteintes se soulèvent. Il y a moyen cependant de remédier à ces inconvéniens. Le cantonnier fait au plus vite les réparations les plus urgentes en sorte que le mal ne puisse s’aggraver. Toutefois le plus important est d’employer pour la construction d’abord, pour l’entretien ensuite, les meilleurs matériaux. Les pierres calcaires sont plus ou moins gélives, l’hiver les transforme en boue ; par compensation, elles conservent en été une humidité suffisante ; les pierres siliceuses résistent bien à la gelée, mais elles se dessèchent trop dans la saison chaude. C’est en mélangeant les deux espèces en proportion convenable que l’ingénieur donne à la route une fermeté persistante en toutes saisons. Comme la composition géologique de notre sol est loin d’être uniforme, c’est en chaque département, en chaque canton même, une étude à faire sur les carrières qui s’y trouvent ou une comparaison de prix de revient entre les matériaux à bon marché que l’on a sur place et les matériaux plus chers qu’il faut amener de loin.

On voit quel rôle important joue dans notre outillage industriel l’humble caillou cassé qui s’amasse en pyramides régulières au bord de tous nos chemins. Le vieux pavé dont les ingénieurs d’il y a cent ans avaient garni toutes les grandes routes des environs de Paris est abandonné maintenant ; à peine le tolère-t-on là où il existe ; il donne trop cahots. C’est le macadam à surface unie et résistante que le public réclame sur toutes les voies, routes nationales, routes départementales ou chemins vicinaux. Or l’étendue de ces voies s’est prodigieusement accrue depuis le premier empire ; quelques chiffres feront apprécier ce qu’il en est. Il existe en ce moment, sur le territoire français, environ 38,000 kilomètres de routes nationales, 46,000 kilomètres de routes départementales et 360,000 kilomètres de chemins vicinaux.

Dans l’historique qui précède, il n’a été question que des grandes routes qui relient la capitale aux frontières ou les grandes villes entre elles. Jusqu’à la monarchie de juillet, le gouvernement ne s’occupa pas des modestes chemins communaux dont le propriétaire rural a besoin pour se rendre à la ville voisine, le fermier pour conduire ses denrées au marché. Tout au plus trouverait-on, dans les archives des intendances, quelques arrêtés de police prescrivant aux cultivateurs de les labourer en travers pour niveler les ornières trop profondes. En vain des décrets impériaux mettent-ils l’entretien des chemins à la charge des communes, en vain une loi de 1824 autorise-t-elle les conseils municipaux à s’imposer à cet effet des centimes additionnels ou des journées de travail en nature. Soit inertie, soit ignorance, les communes ne faisaient rien. Comment en aurait-il été autrement ? Il n’y avait à cette époque dans les campagnes personne qui sût expliquer comment se doit construire un chemin ; il n’y avait personne non plus qui fût chargé de donner l’impulsion aux bonnes volontés individuelles. Cette lacune fut comblée par la loi de 1836. On sait quelles en sont les principales dispositions. Le préfet devient le grand maître de la voirie vicinale ; certains chemins, qualifiés chemins de grande communication ou d’intérêt commun parce qu’ils desservent un groupe de communes, sont soustraits presque entièrement à l’autorité municipale dont le législateur redoute les négligences. C’est le préfet, avec le concours du conseil-général, qui en décide la construction et l’entretien. Toute la voirie vicinale est confiée à un corps d’agens voyers départementaux. Les travaux restent imputables sur les budgets des communes, sauf ce que le département, par l’organe de l’assemblée qui le représente, en veut bien prendre à sa charge ; mais ils sont dirigés ou tout au moins surveillés par le préfet et par ses agens voyers. La plus importante des ressources dont ceux-ci disposent est la prestation en nature. À vrai dire, c’est sous un nom nouveau la corvée de l’ancien temps, mais avec des tempéramens qui lui enlèvent le caractère odieux qu’elle avait avant la révolution. D’abord elle est réduite à trois journées par an ; elle est rachetable au gré du prestataire, enfin elle pèse de façon uniforme sur tous les citoyens valides ; il n’y a plus de privilège qui en exempte.

Cette loi, qui doit être comptée comme l’une des plus fécondes de la monarchie de juillet, conservait aux chemins vicinaux ordinaires le caractère communal. Toutefois, comme les ressources varient beaucoup d’une commune à l’autre et que toutes les parties du territoire sont solidaires, il devint bientôt manifeste que le département et l’état devaient venir en aide aux plus nécessiteuses. À partir de 1861, le gouvernement distribua chaque année quelques millions pour aider à la construction des chemins d’intérêt commun. En 1867, en vue de compléter à bref délai tout le réseau vicinal, un vaste programme fut dressé, d’après lequel le trésor public aurait donné en dix ans cent millions, et prêté, à un taux d’amortissement très réduit, deux cents millions pour l’achèvement des voies les plus importantes. De si grosses sommes n’étaient qu’un appoint dans la dépense. Les dix ans sont écoulés ; la caisse des chemins vicinaux a soulagé sans contredit les communes trop obérées ; mais il est certain qu’il reste encore beaucoup à faire.

Notons en passant que la loi de 1836 fut une atteinte à l’espèce de monopole tacite en vertu duquel le corps des ponts et chaussées avait exécuté jusqu’alors tous les travaux de route dans notre pays. À peu d’exceptions près, ce ne fut pas aux ingénieurs de l’état que les préfets remirent les fonctions d’agent voyer. Peut-être dans ces modestes entreprises de voirie vicinale, où la question technique s’efface souvent devant la question d’économie, où l’intérêt d’avenir cède le pas à de petites préoccupations d’intérêt local, crut-on imprudent de faire intervenir des hommes que leur savoir eût rendus trop rigides ou leur position sociale trop indépendans. Il n’est pas contesté qu’il y eût, pendant les premières années, un fâcheux gaspillage des ressources que la prestation en nature mettait à la disposition des préfets. « En cinquante-six départemens, disait M. Duchâtel, ministre de l’intérieur, dans un rapport sur les opérations de l’année 1839, les ressources affectées à ces voies de communication, employées sans direction suffisante, presque sans contrôle, ne produisent que des résultats insignifians. » Les agens voyers recommencèrent sous Louis-Philippe les écoles que les ingénieurs du XVIIIe siècle avaient faites lors de l’institution de la corvée. Ajoutons bien vite que cette période d’inexpérience est close depuis longtemps déjà. Leur éducation s’est faite : un nombreux personnel d’agens subalternes, répartis sur toute la surface de la France, connaît maintenant les bonnes méthodes de construction et d’entretien ; en général, la prestation est convertie en tâche, si le contribuable n’aime mieux s’en acquitter en argent, et la tâche est calculée de façon que le budget des chemins n’y perde rien. Au surplus, les conseils-généraux, qui sont bien placés pour juger du bon emploi des ressources vicinales, ont reçu récemment le droit de manifester ce qu’ils en pensaient. La loi du 10 août 1871 leur donnait pour la première fois la faculté de décider qui devait être chargé de l’entretien des routes départementales. Dans quelques départemens, elles ont été remises aux agens voyers ; dans d’autres, elles sont restées aux ingénieurs des ponts et chaussées, entre les mains de qui est passé parfois tout le service des chemins vicinaux. À part ces changemens peu nombreux que dictaient des influences locales, rien n’a été modifié dans la situation générale. Les réformes qui se discutent maintenant dans les conseils-généraux et dans les chambres au sujet des chemins vicinaux s’élèvent au-dessus de mesquines questions de personnes ; elles portent surtout sur deux projets très graves dont il est à propos de donner un aperçu.

Routes et chemins sont construits et entretenus aux frais de l’état, des départemens, des communes, qui y contribuent chacun à proportion de l’intérêt qu’il suppose y avoir. De là le classement de ces voies en catégories multiples. Faut-il conserver cette diversité d’attributions, ou ne peut-on la simplifier ? D’autre part, la prestation en nature est un impôt qui frappe le cultivateur ou l’usinier à proportion des ouvriers ou des chevaux qu’il occupe, et non pas à proportion de sa fortune acquise ou de son gain ; n’est-ce pas par conséquent un impôt mal réparti auquel il vaudrait mieux donner une assiette plus équitable ?

On a souvent parlé de déclasser les routes nationales. Depuis que les chemins de fer sillonnent tout le territoire, c’est par les voies ferrées, s’est-on dit, que s’opèrent tous les échanges à grande distance. La statistique en fournit la preuve. Tandis que l’industrie des transports a pris une si prodigieuse extension, la circulation sur les routes reste à peu près la même depuis trente ans, sauf que les routes parallèles aux chemins de fer perdent ce que gagnent les routes transversales. Cela même dénote qu’il ne s’y fait plus que des charrois à courte distance. L’interruption ou le mauvais état d’une route nationale serait une gêne pour un, deux ou trois départemens ; le reste de la France ne s’en apercevrait pas. Le raisonnement peut être valable en temps ordinaire ; il cesserait de l’être si quelque événement, qu’il faut toujours prévoir, entravait la marche régulière des trains. On l’a bien vu en 1870, et l’on doit penser que le ministre de la guerre ferait valoir à l’occasion qu’il n’est pas indifférent à la défense nationale de maintenir de bonnes chaussées, aux frais du trésor public, sur la surface entière du pays. Au contraire, les simples chemins vicinaux doivent rester à la charge des communes qui seules en profitent. Entre ces deux catégories extrêmes, le langage administratif connaît trois autres catégories désignées sous les rubriques de routes départementales, chemins de grande communication, chemins d’intérêt commun. Du plus au moins, ces voies de communication ont le caractère commun de servir à un trafic de transit en même temps qu’à un trafic local. Au point de vue de la dépense, elles sont soumises à des régimes différens : les premières sont à la charge exclusive des départemens, les secondes à la charge des communes avec subvention des départemens, les dernières à la charge exclusive du groupe de communes qu’elles desservent. Il en résulte cette conséquence peu équitable, que les communes traversées par les routes départementales en ont le profit sans en payer l’entretien, et que, les ressources du département et des communes étant inégalement réparties, ce n’est pas dans la mesure exacte des besoins que les chemins sont entretenus. Les conseils-généraux ont en leur pouvoir le moyen d’y remédier ; les uns ont transformé tous les chemins de grande communication en routes départementales ; d’autres ont fait l’opération inverse. Il ne peut y avoir en ces matières une règle uniforme pour toute la France. Le législateur a remis avec raison aux assemblées locales le soin d’en décider.

La réforme de la prestation en nature est une affaire plus complexe. Avec moins de gravité, parce que l’impôt est aujourd’hui moins lourd, avec moins d’aigreur, parce qu’il n’y a plus d’exemptions par privilège, la discussion est aujourd’hui entre les partisans et les adversaires de la prestation ce qu’elle était il y a cent ans entre Turgot et les parlemens. Cela justifie peut-être les développemens historiques qui ont été donnés au commencement de cette étude. De nos jours, comme sous Louis XV, on dit qu’il est imprudent d’ébranler ce qui existe ; on fait valoir un meilleur argument, que la conversion en argent du travail en nature serait une aggravation formidable de l’impôt foncier. Au surplus n’est-ce pas un des principes financiers les mieux établis qu’un impôt modéré n’est jamais inique parce que les lois secrètes de l’incidence compensent ce qu’il y a d’injuste dans la répartition apparente ? Sans s’occuper de ces finesses, on répond en montrant sur les rôles de prestation le manouvrier vivant de son travail au jour le jour taxé autant que le notaire, le petit cultivateur autant que le médecin, et tous imposés pour l’entretien de chemins dont profite sans bourse délier le riche étranger qui vient chaque année passer six mois avec chevaux et domestiques dans son château. Au surplus la question sera sans doute discutée bientôt au grand jour de la tribune, car la chambre des députés est saisie par l’initiative de ses membres de plusieurs propositions à ce sujet. Il est désirable qu’il en résulte un allégement au profit de ceux qui n’ont d’autre instrument de travail que leurs bras ; quant aux autres citoyens, les chemins leur sont à tous d’une telle utilité, quoique à des degrés divers, que l’on ne peut les plaindre de payer des taxes calculées au prorata du nombre de chevaux dont chacun se sert. Sous cette forme, la prestation n’est plus qu’une sorte de péage par abonnement.

Somme toute, le budget des routes et des chemins est largement doté, sans que les sources auxquelles il s’alimente puissent tarir la richesse publique. La combinaison de trésorerie connue sous le nom de caisse des chemins vicinaux permet aux communes arriérées de se procurer tout de suite, à un faible taux d’intérêt, le capital nécessaire à l’établissement des chemins qui leur manquent. Les services de construction et d’entretien sont bien organisés. N’y a-t-il plus rien à innover en dehors de certaines modifications administratives ou financières d’une portée restreinte ? Mais non, il n’est pas dans la destinée de l’homme de jamais arriver au bout de sa tâche. Les chemins de fer, qui font circuler par grosses masses et à grande vitesse les productions du sol d’un bout de la France à l’autre, vont être bientôt achevés ; les grandes routes sont terminées depuis longtemps ; le réseau des chemins vicinaux qui pénètrent jusqu’aux hameaux et aux maisons isolées sera complet un jour ou l’autre ; il n’y aura plus, dira-t-on, que la charge annuelle d’entretenir en bon état ces voies vivifiantes. Dès maintenant, avant que la tâche en cours d’exécution soit accomplie, il est aisé de prévoir qu’un nouveau mode de transport réclamera dans un avenir rapproché sa place au budget des travaux publics. Par divers motifs, il n’est pas possible d’ajourner davantage la création des tramways et des chemins de fer sur route.

Que l’on veuille bien se rappeler ce que nous avons dit des soins qu’exige l’entretien des chaussées. On a calculé, d’après des documens officiels, que pour compenser l’usure produite par le roulage, pour maintenir l’empierrement d’épaisseur constante, il faut fournir chaque hiver environ AS mètres cubes de cailloux par kilomètre aux routes nationales. C’est une consommation annuelle de plus de 1,700,000 mètres cubes. On sait aussi que le roulage des routes départementales est presque aussi considérable que celui des routes nationales ; elles sont moins fréquentées, par compensation elles ont plus de développement. Quant aux chemins vicinaux, dont la longueur totale est dix fois plus grande, il n’est pas exagéré de leur attribuer un roulage double. Or, comme les ingénieurs prétendent avoir constaté que l’usure des chaussées croît à proportion du nombre des voitures qui y passent, la consommation annuelle s’élèverait à près de sept millions de mètres cubes, si les matériaux étaient partout d’aussi bonne qualité que sur les routes nationales, ce qui est loin d’être exact. Tenons-nous-en à ce chiffre approximatif, pour ne rien exagérer. Imagine-t-on ce que cela représente ? C’est à peu près le volume d’une montagne qui aurait deux kilomètres et demi de tour et 400 mètres de haut. Voilà ce que, année moyenne, les roues des voitures broient et réduisent en boue ou en poussière sur les routes et chemins vicinaux de notre territoire.

Ces chiffres, quelque gros qu’ils soient, n’auraient rien d’inquiétant s’il y avait en tout pays des matériaux de bonne qualité. Par malheur, il n’en est pas ainsi. Les terrains primitifs fournissent des granits, des gneiss, des porphyres qui sont excellens ; mais les sols calcaires n’offrent, à part de rares exceptions, que des pierres incapables de résister à la gelée et à l’écrasement. D’ailleurs le caillou brut a si peu de valeur sous une grosse masse qu’il est impossible de le transporter à cent kilomètres de distance seulement, si ce n’est par bateau. De là une difficulté croissante d’entretenir les routes à mesure que s’épuisent les carrières les plus proches. N’est-il pas naturel dès lors que l’on en vienne à la matière résistante par excellence, au fer ? Deux lignes de rails placés au milieu de la chaussée ou mieux encore sur l’un des accotemens recevront des voitures spéciales qui chargeront les marchandises lourdes ou qui transporteront les voyageurs à grande vitesse, sans que la route en éprouve de fatigue. Ce n’est pas un railway, l’usage a consacré un nom nouveau : c’est un tramway.

Il semble que le tramway ait été d’abord accueilli chez nous par une excessive défiance. Il était bien arrivé dès le début des chemins de fer que l’on eût autorisé la pose de rails le long des rues entre les gares et les quais d’une ville maritime. Hormis ces embranchemens de longueur réduite, dont le mouvement pouvait être restreint à certaines heures du jour, on se disait que la voie publique appartient à tout le monde, sans que personne y ait droit à un privilège, et qu’il est contraire à nos traditions administratives de permettre l’installation d’une entreprise privée sur le domaine public. Cependant une loi de 1833 avait autorisé déjà l’établissement d’un chemin de fer sur une route départementale entre Andrezieux et Roanne ; cette concession fut abandonnée quelques années plus tard, de sorte que cet essai passa inaperçu. Des décrets impériaux approuvèrent la création de voies ferrées à traction de chevaux sur les larges avenues de Paris et de la banlieue, de Vincennes à Sèvres et à Boulogne, de Sèvres à Versailles, de Rueil à Port-Marly. En quinze ans, ces entreprises ne prirent aucune extension, tandis qu’à l’étranger les tramways se développaient partout. Aux États-Unis, dans les rues larges et tirées au cordeau de ces grandes villes improvisées, les lignes de rails s’allongeaient sans gêne pour la circulation des voitures ordinaires. En 1875, le Massachusets seul possédait trente et une compagnies de tramways dont les lignes avaient une étendue totale de 350 kilomètres[1].

C’est de 1873 que date chez nous l’ère des tramways. Presque aussitôt l’esprit de spéculation se passionna de cette idée nouvelle, comme il est assez d’usage. Du moins cet engoûment, peut-être excessif, a donné des résultats utiles. Il y a maintenant des tramways sur toutes les grandes voies de Paris, et de plus à Lille, au Havre, à Marseille, à Versailles, dans bien d’autres villes encore. Puis les inventeurs se sont ingéniés à découvrir un mode de traction mécanique. Ici comme partout, la machine à vapeur s’est montrée supérieure à tous les autres moteurs. Lorsque les ingénieurs du service municipal s’avisèrent, en 1861, de montrer sur les boulevards de Paris un rouleau compresseur mû par la vapeur, le préfet de police crut devoir imposer la condition que cet appareil ne circulerait que la nuit afin d’éviter les accidens. Les chevaux s’effraient en effet, mais l’éducation des chevaux se fait avec le temps aussi bien que celle des hommes. On avait remarqué déjà que dans les quartiers élégans de Passy, où le chemin de fer longe à niveau la promenade du Ranelagh, les attelages se familiarisaient très vite avec le bruit strident de la locomotive qui passe à toute vitesse. Les petites locomotives de tramways ont circulé à toute heure du jour sur certains boulevards ; il y a eu des accidens, il est vrai, au point que le succès de ce nouveau mode de traction n’est pas encore assuré.

Ce qui se fait dans les rues ou dans les faubourgs des villes ne peut-il s’étendre aux routes en rase campagne ? Pourquoi ne pas poser aussi des lignes de rails au long des grands chemins qui suivent une vallée populeuse, qui traversent un groupe important de villages ? S’il y a des usines sur le parcours, des exploitations de bois ou des carrières, un embranchement les desservira. Sur ces chemins de fer ruraux, les trains ne circuleront pas avec autant de vitesse, ils n’auront pas l’allure régulière que comporte l’exploitation d’une ligne de premier ordre. Qu’importe, pourvu que la voie soit bonne en toutes saisons et que les marchandises arrivent à peu de frais jusqu’à la gare de destination ! Les routes qu’écrase un roulage trop considérable sont tout d’abord indiquées pour l’essai de ces railways d’un nouveau genre ; les budgets de l’état, des départemens ou des communes, suivant le cas, seront ainsi déchargés en partie d’un entretien qui leur est onéreux ; cette considération d’économie suffit seule à démontrer que les chemins de fer sur route méritent d’être encouragés par des subventions.

Cependant ce système, le plus simple de tous, de chemins de fer à bon marché n’a guère eu d’application jusqu’à présent. Les déclivités des routes sont si fortes, les courbes souvent si prononcées, que la locomotive, avec ses essieux d’un parallélisme invariable, aurait peine à s’y mouvoir. Et puis il est juste d’ajouter que toutes les nations de l’Europe, encore occupées de construire leur réseau principal de voies ferrées, n’ont pas eu le temps de s’occuper des lignes de fer d’un intérêt secondaire. On y arrive toutefois dans notre pays. Des chemins de fer routiers ont été concédés dans les départemens de l’Eure et de la Meuse, et se construisent en ce moment. Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de discuter les conditions d’établissement ou d’exploitation des railways économiques. Ce qui en a été dit suffit à montrer comment s’opère la transition des voies empierrées aux voies ferrées. Le lecteur imaginera de lui-même quel délai doit s’écouler avant que ce dernier perfectionnement s’étende jusqu’aux nombreuses bourgades qui ont intérêt à le réclamer.

Depuis les sentiers raboteux du moyen âge jusqu’à nos routes actuelles, quel progrès ! Entre le cheval de selle de l’ancien temps et le-wagon de nos jours, quelle différence ! C’est en définitive le plus précieux instrument de l’industrie moderne que ce réseau de chemins à mailles serrées sur lequel un Arthur Young perdrait patience maintenant à dénombrer ce qu’il y passe en vingt-quatre heures de voitures de luxe ou de chariots à marchandises. Si l’on y regardait de près et qu’il fût possible de supputer le profit que chacun en retire, peut-être s’apercevrait-on que c’est la terre après tout qui, dans les exploitations multiples à laquelle elle se prête, y a gagné le plus. Par ce motif, les populations rurales, victimes jadis de la corvée, soumises encore aujourd’hui à de lourds impôts, n’ont pas à regretter ce que leur a coûté et ce que leur coûtera toujours la construction ou l’entretien des routes, des chemins ou des tramways qui sillonnent leur territoire.


H. BLERZY.

  1. Il ne faut pas cacher que ces entreprises étaient en général peu prospères. Vingt compagnies ne distribuaient aucun dividende à leurs actionnaires ; les onze autres payaient de 4 à 10 pour 100.