Évangéline/Partie I, Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 57-78).


IV


Le lendemain matin, au lever du soleil,
Quand le bourg de Grand-Pré sortit de son sommeil,
Un océan de pourpre entourait les collines ;
Les ruisseaux babillaient ; et le Bassin des Mines,
Légèrement ridé par l’haleine du vent,
Réfléchissait l’éclat du beau soleil levant ;
Et, sur les flots d’azur, les barques aux flancs sombres
Berçaient avec fierté leurs gigantesques ombres.


Après un court repos le Travail vint encor
Du matin radieux ouvrir les portes d’or.

Proprement revêtus des habits du dimanche
Les joyeux paysans à l’allure humble et franche
Arrivèrent bientôt des villages voisins.
Ici quelques vieillards sur le bord des chemins,
S’aidant de leurs bâtons, venaient par petits groupes ;
Là, les gars éveillés, en turbulentes troupes,
Passaient à travers champs, suivant, le long du clos.
Le sillon qu’avaient fait les pesants chariots,
Au temps de la moisson, dans l’herbe verte et tendre.
On grondait les amis qui se faisaient attendre :
Chacun fumait, causait, riait de toute part.
Les groupes arrivés aux groupes en retard
Criaient mille bons mots, mille plaisanteries,
Les maisons ressemblaient à des hôtelleries.
Assis devant les seuils sur de vieux bancs de bois,
Se chauffant au soleil, les simples villageois
Discouraient du danger qui menaçait leur tête.
La maison de Benoît avait un air de fête.

Là plus vive qu’ailleurs on trouvait la gaîté,
Et plus charmante aussi l’humble hospitalité :
Évangéline était au milieu des convives ;
Et son regard modeste et ses grâces naïves
Avaient, ce matin-là, pour eux bien plus d’attrait
Que le verre enivrant que sa main leur offrait.


On fit dans le verger les chastes fiançailles.
Le soleil était chaud comme au temps des semailles :
De l’odeur des fruits mûrs l’air était parfumé ;
Le ciel brillait d’un feu tout inaccoutumé.
Le prêtre fut conduit à l’ombre du feuillage
Avec le vieux Leblanc notaire du village.
Du bonheur des amants s’entretenant tous deux
Basile et le fermier étaient assis près d’eux.
Et contre le pressoir et les ruches d’abeilles,
Avec les jeunes gens aux figures vermeilles

Était le vieux Michel joueur de violon,
Charmant diseur de riens, beau chanteur de chanson.
Qui tenait bien l’archet et battait la mesure
En frappant du talon le tapis de verdure.
Sur ses cheveux de neige on voyait, tour à tour,
L’ombre de quelque feuille ou les reflets du jour
Passer quand les rameaux se berçaient à la brise.
Son visage riant avec sa barbe grise
Brillait comme un charbon qui s’anime au foyer
Quand le vent prend la cendre et la fait tournoyer.
Il promena l’archet sur les cordes vibrantes :
L’instrument résonna : les danses délirantes
Commencèrent sur l’herbe, à l’ombre du verger.
Le gazon s’inclina sous plus d’un pied léger.
Jeunes gens et vieillards s’unirent dans la danse.
Les brillants tourbillons roulèrent en cadence,
Sur l’émail du vert pré, sans trêve, sans repos,
Au milieu des ris francs et des tendres propos.

La plus belle parmi toutes ces jeunes filles,
La plus pure au milieu des vierges si gentilles,
C’était Évangéline ! et le plus beau garçon
C’était bien Gabriel le fils du forgeron !


Le matin passait vite : on était dans l’ivresse !
Mais voici qu’arrivait l’heure de la détresse !
On entendit sonner la cloche dans la tour ;
On entendit le bruit du sonore tambour.
Et l’église aussitôt se remplit toute entière.
Tremblant pour leurs époux, au fond du cimetière,
Les femmes du village, en foule et tristement,
Attendirent la fin de cet événement.
Elles se cramponnaient aux angles de la pierre,
Aux saules qui des morts protégeaient la poussière
Pour voir dans la chapelle à travers les vitreaux.
Avec un air d’orgueil, marchant à pas égaux,

Les soldats, deux à deux, des vaisseaux descendirent
Et tout droit à l’église à grands pas se rendirent.
Au son de leurs tambours de sinistres échos
Du temple profané troublèrent le repos.
Un long frémissement s’empara de la foule
Qui bondit comme un flot que la tempête roule.
La porte fut fermée avec des gros verroux.
Des féroces soldats redoutant le courroux
L’Acadien plein de crainte attendit en silence.
Bientôt le commandant avec fierté s’avance,
Monte jusqu’à l’autel, se tourne et parle ainsi :
— « Vous êtes en ce jour tous assemblés ici
« Comme l’a décrété Sa Majesté chrétienne,
« Honnêtes habitants de la terre Acadienne :
« Or vous n’ignorez pas que le roi fut clément,
« Fut généreux pour vous ; mais vous autres, comment
« À de si grands bienfaits osez-vous donc répondre ?
« Consultez votre cœur il pourra vous confondre.

« Paysans, il me reste un devoir à remplir.
« Un pénible devoir ; mais dois-je donc faiblir ?
« Dois-je faire à regret ce que mon roi m’ordonne ?
« Je viens pour confisquer, au nom de la couronne,
« Vos maisons et vos biens avec tous vos troupeaux.
« Vous serez transportés à bord de nos vaisseaux,
« Sur un autre rivage où vous serez, j’espère,
« Un peuple obéissant généreux et prospère.
« Vous êtes prisonniers au nom du Souverain. »


En été quelquefois quand le soleil de juin,
Par l’ardeur de ses feux dessèche les prairies ;
Que les fleurs des jardins, que les feuilles flétries
Tombent, une par une, au pied de l’arbrisseau ;
Qu’on n’entend plus couler le limpide ruisseau ;
À l’horizon de flamme un point sombre, un nuage,
Portant dans son flanc noir le tonnerre et l’orage,

S’élève tout à coup, grandit, grandit toujours.
Le soleil effrayé semble hâter son cours :
Il règne dans les airs un lugubre silence :
Le ciel est noir ; l’oiseau vers ses petits s’élance ;
Et la cigale chante et l’air est étouffant ;
Le tonnerre mugit, le nuage se fend ;
Le ciel vomit la flamme ; et la pluie et la grêle
Sous leurs fouets crépitants brisent l’arbuste frêle,
Et le carreau de vitre, et les fleurs et les blés.
Dans un des coins du clos un moment rassemblés,
Les bestiaux craintifs laissent là leur pâture.
Puis bientôt en beuglant ils longent la clôture
Pour trouver un passage et s’enfuir promptement.
Des pauvres villageois tel fut l’étonnement
À cette heure fatale où le cruel ministre
Eut sans honte élevé sa parole sinistre,
Ils courbèrent le front sous le poids du malheur ;
Ils restèrent muets de peine et de terreur.

Mais bien vite au penser de ce sanglant outrage,
S’alluma dans leur âme une bouillante rage :
Vers la porte du temple ils s’élancèrent tous.
C’est en vain toutefois qu’ils redoublent leurs coups :
Elle ne s’ouvre point ! Des soupirs, des prières,
Des imprécations et des menaces fières
Font bien haut retentir en cet affreux moment
Le lieu de la prière et du recueillement.
Tout à coup dans la foule on vit le vieux Basile,
Frémissant, agité comme un bateau fragile
Que le vent de l’orage emporte sur les flots,
Lever ses poings nerveux en rugissant ces mots :
— « À bas ! ces fiers Anglais ! Ils ne sont point nos maîtres !
« À bas ! ces étrangers ! ces perfides ! ces traîtres
« Qui viennent en brigands détruire nos moissons !
« Qui veulent nous chasser pour piller nos maisons ! »
Il en aurait bien dit sans doute davantage,
Mais un brutal soldat à la mine sauvage,

Le frappant sur le front d’un gantelet de fer
L’étendit à ses pieds avec un ris d’enfer.


Pendant que cette scène affreuse et sans exemple
Se déroule, en plein jour, au milieu du saint temple,
La porte du chœur s’ouvre et le père Félix,
Dans sa tremblante main tenant un crucifix,
Vêtu de l’aube blanche et de la sainte étole,
Et le front entouré comme d’une auréole,
S’avance d’un pas sûr jusqu’au pied de l’autel.
Son cœur est abimé dans un chagrin mortel ;
Il voit son cher troupeau qui crie et se désole,
Lui parle avec douceur, et sa grave parole
Retentit comme un glas le soir du jour des morts :
— « Hélas ! que faites-vous ? et quels sont ces transports ?
« Pourquoi donc ces clameurs ? Pourquoi cette colère ?
« J’ai pendant quarante ans travaillé comme un père

« À vous rendre plus doux et plus humbles de cœur.
« Et vous ne savez point supporter le malheur !
« Aux âmes des payens vos âmes sont pareilles !
« De quoi m’ont donc servi la prière et les veilles,
« Si vous n’êtes meilleurs ? Si vous ne savez plus
« Pardonner aux méchants comme font les élus ?
« Si loin de pardonner vous cherchez la vengeance ?
« C’est ici la maison d’un Dieu plein d’indulgence
« Ne la profanez point par d’aveugles excès.
« La haine ne doit pas au temple avoir d’accès.
« Oh ! voyez sur la croix ce Dieu qui vous contemple I
" Ce Dieu crucifié doit vous servir d’exemple !
« Voyez, mes bons enfants, quelles saintes douceurs
« Dans ce regard rempli de tristesse et de pleurs !
« Que de paix et d’amour sur cette lèvre pale
« Qui semble dire encore, au moment où s’exale,
« Comme un baume divin, le suprême soupir :
— « Père, pardonnez-leur ce qu’ils me font subir » —

« Mes enfants, disons donc, nous que la peine accable,
« Nous qui sommes l’objet d’une haine implacable ;
« Ô mon Père, pardon ! pardon pour nos bourreaux ! »
Après un jour brûlant, s’il pleut, les arbrisseaux
Verdissent dans les prés et nous semblent renaître.
Tels les cœurs abattus, aux paroles du prêtre,
Retrouvèrent la force et la tranquillité ;
Et les bons villageois, avec humilité,
Levèrent sur le Christ des regards d’espérance
Et s’écrieront tous, oubliant leur souffrance
Et tombant à genoux sous les sacrés arceaux :
« Ô mon père, pardon, pardon pour nos bourreaux ! »
Déjà le jour baissait. La voûte de l’église
Prenait, de place en place, une teinte plus grise ;
Un clerc vint allumer les cierges de l’autel ;
Et le Père Félix, sur un ton solennel,
Commença la prière ; et, d’une voix plaintive,
Mais avec un cœur plein d’une piété vive,

Le peuple infortuné pendant longtemps pria.
Prosternés à genoux, de l’Ave Maria
Tous les pieux chrétiens à haute voix chantèrent
Les mots consolateurs, qui de nouveau montèrent,
Sur l’aile de l’amour, vers le trône de Dieu,
Comme autrefois Eli sur un char tout de feu.


Cependant du village un grand trouble s’empare,
Car on sait des anglais la conduite barbare ;
Et les yeux tout en pleurs, tremblants, épouvantés,
Les femmes, les enfants courent de tous côtés.
Longtemps Évangéline attendit son vieux père,
À la porte, debout, sous l’auvent solitaire,
Tenant sa main ouverte au-dessus de ses yeux
Afin d’intercepter les reflets radieux
Du soleil qui versait des torrents de lumière
Dans les chemins du bourg et sur l’humble chaumière

Dont il couvrait le toit d’un brillant chaume d’or ;
Du soleil qui semblait vouloir jeter encor
Un long regard d’amour sur cette noble terre
Que venait d’enchainer l’égoïste Angleterre.
Sur la table était mise une nappe de lin :
Déjà pour le souper étaient servis le pain,
Un flacon de vieux cidre et le nouveau fromage
Et le miel odorant comme la fleur sauvage :
Puis au bout de la table était le vieux fauteuil.
Inquiète et tremblante on la vit sur le seuil
Jusqu’à l’heure tardive où, loin dans les prairies
Les ombres des grands pins sur les herbes fleuries,
S’allongent vers le soir : Et comme une ombre aussi
S’étendit la douleur dans son cœur tout transi.
Elle était accablée, et pourtant sa jeune âme,
Comme un jardin céleste, exhalait le dictame
De l’espoir, de l’amour et de la charité.
Oubliant sa faiblesse et sa timidité

Elle partit alors, et, dans tout le village,
Par des regards amis, par un pieux langage,
Courageuse, elle alla consoler, tour à tour,
Les vierges qui pleuraient leur tendre et pur amour ;
Elle alla ranimer les femmes désolées
Qui revenaient, en pleurs, et tout échevelées,
Dans leurs foyers déserts avec leurs chers enfants,
Car l’ombre de la nuit voilait déjà les champs.


Le soleil descendit derrière les collines,
Et de molles vapeurs, de folâtres bruines,
De son orbe éclatant voilèrent les doux feux ;
De même qu’autrefois en des temps merveilleux
Quand du Mont Sinaï descendit le prophète
Un éclatant nuage environna sa tête.
Et l’angelus sonna dans la vibrante tour
À l’heure de mystère où s’efface le jour.

Comme un pâle fantôme, anxieuse et plaintive.
Marchant à pas pressés, Évangéline arrive
À l’église où régnait un silence de mort.
Elle cherche les siens et pleure sur leur sort ;
Elle entre au cimetière ; elle s’arrête, écoute :
Tout est calme et muet sous la modeste voûte.
Un noir pressentiment, une vague souleur
Dans son cœur abattu se mêle à la douleur ;
D’une tremblante voix deux fois elle s’écrie :
« Gabriel ! Gabriel ! » et de sa main flétrie
Elle assèche les pleurs qui coulent de ses yeux.
Mais rien ne lui répond : tout est silencieux,
Et les tombeaux des morts, dans le sein de la terre,
Élèvent plus de voix, cachent moins de mystère
Que ce temple qui semble un tombeau de vivants !
Marchant le front courbé sur les sables mouvants
Elle revient alors, l’esprit rempli de trouble,
Au foyer paternel où son chagrin redouble

À l’aspect désolé de chaque appartement.
Sous le toit solitaire entraient rapidement
Les ombres de la nuit et les spectres livides :
Les fantômes du soir hantaient les chambres vides.
Le souper sur la table était encore entier
Et la flamme dormait sous la coudre, au foyer.
Sur l’escalier ses pas faiblement retentirent
Et de tristes échos à leur bruit répondirent.
De nuages épais le ciel était couvert.
Elle entendit frémir, près du châssis ouvert,
Le sycomore ombreux dont le riche feuillage
Crépitait sous la pluie et le vent d’un orage.
Déchirant le ciel noir, d’éblouissants éclairs
D’une horrible lueur firent briller les airs.
Le tonnerre roula de colline en colline.
Dans sa chambre, à genoux, la pauvre Évangéline
Se rappela qu’au ciel est un Dieu juste et bon
Qui voit tout l’univers s’incliner à son nom :

Elle se rappella cette jeune servante
Dont Leblanc avait dit l’histoire consolante.
Son âme se calma, son front devint vermeil,
Puis elle s’endormit d’un paisible sommeil.