Évocations (Vivien)/Texte entier

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Évocations (Vivien)
ÉvocationsAlphonse Lemerre, éditeur (p. np-158).

À mon Amie
H. L. C. B.


 
Douceur de mes chants, allons vers Mytilène,
Voici que mon âme a repris son essor,
Nocturne et craintive ainsi qu’une phalène     
Aux prunelles d’or.

Allons vers l’accueil des vierges adorées :
Nos yeux connaîtront les larmes des retours :
Nous verrons enfin s’éloigner les contrées
Des ternes amours.

 
L’ombre de Psappha, tissant les violettes
Et portant au front de fébriles pâleurs,
Sourira là-bas de ses lèvres muettes.
Lasses de douleurs.

Là-bas, gémira Gorgô la délaissée,
Là-bas, fleuriront les paupières d’Atthis,
Qui garde en sa chair, savamment caressée,
L’ardeur de jadis.

Elles chanteront les Grâces solennelles,
Les sandales d’or de l’Aube au frais miroir,
Les roses d’une heure et les mers éternelles,
L’étoile du Soir.

Nous verrons Timas, la vierge tant pleurée,
Qui ne subit point les tourments de l’Érôs,
Et nous redirons à la terre enivrée
L’hymne de Lesbôs.



LES SOLITAIRES


Ceux-là dont les manteaux ont des plis de linceuls
Savent la volupté divine d’être seuls.

Leur sagesse a pitié de l’ivresse des couples,
De l’étreinte des mains, des pas aux rythmes souples.

Ceux dont le front se cache en l’ombre des linceuls
Savent la volupté divine d’être seuls.


Ils contemplent l’aurore et l’aspect de la vie
Sans dégoût, et plus d’un qui les plaint les envie.

Ceux qui cherchent la paix du soir et des linceuls
Savent la volupté divine d’être seuls.

L’eau profonde des puits cachés les désaltère.
Ils écoutent germer les roses sous la terre,

Ils perçoivent l’écho des couleurs, le reflet
Des sons, le printemps bleu, l’automne violet,

Ils goûtent la saveur du vent et des ténèbres,
Et leurs yeux sont pareils à des torches funèbres.

Ceux-là dont les manteaux ont des plis de linceuls
Savent la volupté divine d’être seuls.



FEUILLES SUR L’EAU

L’onde porte le poids des feuilles en détresse.
Elles flottent au fil du courant… L’air est doux…
Allons à la dérive… Errons, ô ma Maîtresse,
Languissamment, au gré du fleuve ardent et roux.

Le fleuve ensanglanté des feuilles en détresse
Nous entraîne… Les cieux ont le regret du jour
Dans leurs mauves éteints… Errons, ô ma Maîtresse,
Tristes d’avoir perdu le désir de l’amour.


L’onde entraîne, parmi les feuilles en détresse,
Nos rêves sans audace et nos pâles soupirs…
Oublions le déclin de l’heure, ô ma Maîtresse,
Et rallumons en nous les fervents souvenirs.



À VENISE

Tout s’élargit. Le soir qui tombe est magnifique
Et vaste… Comme un Doge amoureux de la mer,
Parmi l’effeuillement des roses, la musique
Des luths, l’or qui flamboie ainsi qu’un rouge éclair,
J’irai, les yeux voilés de volupté mystique,
Et, fastueusement, j’épouserai la Mer.

J’épouserai la Mer, l’Incomparable Amante.
Le parfum et le sel de son acre baiser
Verseront la fraîcheur à ma lèvre brûlante…

Et, comme un souvenir qui ne peut s’apaiser,
Ressurgira le vent des espaces qui chante
Sur le flot nuptial l’infini du baiser.

Je verrai tressaillir l’ombre des hippocampes.
Les algues s’ouvriront, plus belles que les fleurs :
Le phosphore, aux rayons atténués de lampes,
Allumera pour moi d’imprécises pâleurs :
Afin de couronner mes cheveux et mes tempes,
Les algues flotteront, plus belles que les fleurs.

Et, laissant ondoyer mon corps à la dérive,
Je mêlerai mon âme à l’âme de la mer,
Je mêlerai mon souffle à la brise lascive.
Se dissolvant, légère et fluide, ma chair
Ne sera plus qu’un peu d’écume fugitive.
Dans la pourpre du soir j’épouserai la Mer.



SUR LE RYTHME SAPHIQUE

Prolonge la nuit, Déesse qui nous brûles !
Éloigne de nous l’aube aux sandales d’or.
Déjà, sur l’étang, les vertes libellules
Ont pris leur essor.

Tes cheveux, flambant sous l’ombre de tes voiles,
Atthis, ont gardé le feu rouge du jour,
Et le vin des fleurs et le vin des étoiles
M’enivrent d’amour.


Nous ne savons pas quelle aurore se lève
Là-bas, apportant l’inconnu dans ses mains…
Nous tremblons devant l’Avenir, notre rêve
Craint les lendemains.

Je vois la clarté sous mes paupières closes,
J’étreins vainement la douceur qui nous fuit.
Déesse à qui plaît la ruine des roses,
Prolonge la nuit.



LE TOUCHER

Les arbres ont gardé du soleil dans leurs branches.
Voilé comme une femme, évoquant l’Autrefois,
Le crépuscule passe en pleurant… Et mes doigts
Suivent en frémissant la ligne de tes hanches.

Mes doigts laborieux s’attardent aux frissons
De ta chair sous la robe aux douceurs de pétale…
L’art du toucher, complexe et curieux, égale
Le rêve des parfums, le miracle des sons.


Je suis avec lenteur le contour de tes hanches,
Tes épaules, ton col, tes seins inapaisés.
Mon désir délicat se refuse aux baisers :
Il effleure et se pâme en des voluptés blanches.



LA MORT D’UNE BACCHANTE

Nous ne tisserons pas les graves violettes…
Nous ferons retentir le paktis vaste et doux
À travers les forêts et les plaines muettes,
Et nous arracherons le feuillage aux tons roux…
— Ô compagnes, la voix large des lyres chante
La mort d’une Bacchante.

La solitude a moins de regrets que l’Amour
Et le sanglot est moins déchirant que le rire…
Nous mêlerons nos bras jusqu’au déclin du jour,

Et nous parfumerons de roses et de myrrhe
Nos corps, où brûlera, comme un souffle divin,
L’âme ardente du vin.

Contemple sur ton seuil de pierre, ô sombre proie
De l’Hadès et du Styx, ô Silence, ô Pâleur,
Notre douleur, pareille aux éclats de la joie,
Notre joie aux yeux fous, pareille à la douleur.
Car la foule, cueillant la fleur des vignes, chante
La mort d’une Bacchante.

Nous t’envelopperons de lumière et de bruit.
Plus tard, nous couperons nos cheveux de prêtresses,
Dorés comme la lune, épais comme la nuit,
Pourpres comme le soir, imprégnés de caresses ;
Plus tard, nous éteindrons la lueur du flambeau
Sur ton calme tombeau.

Et nous te laisserons à l’Ombre pacifique…
Jadis ta lassitude envia le sommeil
Du Faune et du Satyre accablés de musique,

Rassasiés de fruits et repus de soleil.
— Compagnes, écoutez la pleureuse qui chante
La mort d’une Bacchante.



LA RANÇON

Tes bras — Ô le poison qu’en vain tu dissimules !
M’enserrent froidement, comme des tentacules.

Viens, nous pénétrerons le secret du flot clair,
Et je t’adorerai, comme un Noyé la mer,

Les crabes dont la faim se repaît de chair morte
Nous feront avec joie une amicale escorte.


Reine, je t’élevai ce palais, qui reluit,
Du débris d’un vaisseau naufragé dans la nuit.

Les jardins de coraux, d’algues et d’anémones,
N’y défleurissent point au souffle des automnes.

Burlesquement, avec des rires d’arlequins,
Nous irons à cheval sur le dos des requins.

Tes yeux allumeront des torches de phosphore
À travers la pénombre où ne rit point l’aurore.

Je suis l’être qu’hier ton sein nu vint charmer,
Qui ne sut point assez te haïr ni t’aimer,

Que tu mangeas, ainsi que mange ton escorte,
Les crabes dont la faim se repaît de chair morte.


Tu l’enserras, avec de visqueuses douceurs,
Du même enlacement que les pieuvres, tes sœurs…

Viens, je t’accorderai le remords qui m’accable,
Sans la paix du pardon profonde et délectable.

Viens, je t’entraînerai jusqu’au lit du flot clair
Et j’aimerai ta mort dans la nuit de la mer.



SONNET À L’ANDROGYNE

Ta royale jeunesse a la mélancolie
Du Nord où le brouillard efface les couleurs,
Tu mêles la discorde et le désir aux pleurs,
Grave comme Hamlet, pâle comme Ophélie.

Tu passes, dans l’éclair rouge de la folie,
Comme Elle, prodiguant les chansons et les fleurs,
Comme Lui, sous l’orgueil dérobant tes douleurs,
Sans que la fixité de ton regard oublie.


Souris, Amante blonde, ou rêve, sombre Amant,
Ton être double attire, ainsi qu’un double aimant,
Et ta chair brûle avec l’ardeur froide d’un cierge.

Mon cœur déconcerté se trouble, quand je vois
Ton front pensif de prince et tes yeux bleus de vierge,
Tantôt l’Un, tantôt l’Autre, et les Deux à la fois.



ATTHIS


Ἡράμαν μὲν ἔγω σέθεν, Ἄτθι, πάλαι πότα.
Ψάπφα.

Je reviens chercher l’illusion des choses
D’autrefois, afin de gémir en secret
Et d’ensevelir notre amour sous les roses
Blanches du regret.

Car je me souviens des divines attentes,
De l’ombre et des soirs fébriles de jadis…
Parmi les soupirs et les larmes ardentes,
Je t’aimais, Atthis !


J’aimais tes cheveux tissés de clairs de lune,
Ton corps ondoyant qui se dérobe et fuit,
Tes yeux que l’éclat de l’aurore importune,
Bleus comme la nuit.

J’aimais le baiser de tes lèvres amères,
J’aimais ton baiser aux merveilleux poisons,
Jadis ! Et j’aimais tes injustes colères
Et tes trahisons.

Atthis, aujourd’hui tu pâlis, et je passe,
Tel un exilé sans désir de retour,
Toi, moins souriante, et moi, l’âme plus lasse,
Plus loin de l’amour.

Pourtant que d’angoisse en tes vastes prunelles,
Et que d’infini dans nos larges douleurs ! —
Le rêve irisait de splendeurs irréelles
La pourpre des fleurs.


Voici que s’exhale et monte, avec la flamme
Subtile des chants et la clarté des lys,
L’intime sanglot de l’âme de mon âme :
Je t’aimais, Atthis.



CHANSON NORVÉGIENNE


récit

Le soir a déchaîné des sanglots de victimes.
Le fuyant crépuscule a la couleur du sang.
Le Vent du Nord s’enfuit vers le large…

chœur

Le Vent du Nord s’enfuit vers le large… Ô passant,
Ne suis pas le chemin qui longe les abîmes.

récit

Semblable au vague essor des oiseaux de la nuit,
Une forme apparaît en traînant ses longs voiles.
Dans ses regards se meurt le reflet des étoiles.
Le pâtre a vu briller le fantôme qui fuit
En murmurant : « Allons vers la gloire des cimes,
Je te révélerai mon front éblouissant.
Les glaciers sont moins purs que mes yeux. »

chœur
Ô passant,

Ne suis pas le chemin qui longe les abîmes.

récit

 « Homme, je suis pareille au plus cher de tes vœux.
Autour de ma beauté flottent des soupirs d’âmes,
Et mon corps est pétri de parfums et de flammes.
La lune sur les fjords ressemble à mes cheveux.
Ma voix garde l’écho des voluptés intimes

Qui traversent les soirs d’automne en frémissant,
Et la neige est mon lit virginal… »

chœur
Ô passant,

Ne suis pas le chemin qui longe les abîmes.

récit

La Vision blanchit le sentier triste et nu,
Et le fervent désir du pâtre l’accompagne.
Il foule, sans les voir, les fleurs de la montagne,
Afin de contempler le visage inconnu.
Aveugle, les regards brûlés d’éclairs sublimes,
L’Amant a poursuivi son Rêve en pâlissant…
Tous deux ont disparu dans la brume…

chœur
Ô passant,

Ne suis pas le chemin qui longe les abîmes.



L’AURORE TRISTE

L’aurore a la pâleur verdâtre d’une morte,
Elle semble une frêle et tremblante Alkestis
Qui, les pas vacillants, vient frapper à la porte
Où l’amour l’accueillait en souriant, jadis.

Elle a quitté les flots qui roulent des étoiles,
Les jardins nébuleux où dort Perséphoné,
Ceinte de pavots blancs et vierge sous les voiles,
Et le doux crépuscule au sourire fané.


Elle a quitté l’Hadès et l’éternel automne,
Le reflet des roseaux et l’ombre des iris
Sur l’onde sans reflux, qui jamais ne frissonne.
L’aube semble une frêle et tremblante Alkestis.

Longtemps elle s’attarde au seuil de la demeure
Dont hier elle fut la parure et l’espoir,
Et contemple le monde où la volupté pleure,
Avec des yeux nouveaux qui s’attristent de voir.



VIOLETTES D’AUTOMNE


L’air pleure le printemps fervent…
Les arbres souffrent dans le vent,
Sans opulence et sans couronne…
Ah ! les violettes d’automne !

Tu viens, toi que je n’aime plus,
Portant les regrets superflus,
Et plus pâle qu’une madone…
Ah ! les violettes d’automne !


Je songe à nos mauvais adieux.
Nos souvenirs sont dans tes yeux
Que la fraîcheur du jour étonne…
Ah ! les violettes d’automne !

J’ai vu, sous des midis plus beaux,
Des roses jaillir des tombeaux
Où l’aube de l’espoir rayonne…
Ah ! les violettes d’automne !

Mais notre désastreux amour
N’aura ni réveil ni retour,
Ni sanglots dans sa voix atone…
Ah ! les violettes d’automne !

Toi qui fus, par les soirs d’été,
Ma Maîtresse et ma Volupté,
L’ardeur du baiser t’abandonne…
Ah ! les violettes d’automne !



L’ODEUR DE LA MONTAGNE

« Lo giorno se n’andava, e l’aer bruno

Toglieva gli animai che sono in terra

Dalle fatiche loro… »
dante, Inferno, canto secondo.


Le soir, désaltérant la soif de la campagne,
Coule, froidement vert comme un fleuve du Nord,
Et voici que descend l’odeur de la montagne.

Consolant la tristesse et ranimant l’effort,
La fraîcheur des sommets se répand dans la plaine.


On voit de loin, jetant des flammes sur les fleurs,
Le ver luisant et la luciole incertaine ;
Et la bruine déferle, éteignant les couleurs
Et noyant d’infini les pâles paysages.
L’or du couchant jaillit, tel le vin du pressoir,
Et s’attarde, empourpré, sur les divins visages

De l’Ombre et de la Mort, qui passent dans le soir…



LA CONQUE

Passants, je me souviens du crépuscule vert
Où glissent lentement les ombres sous-marines,
Où les algues de jade au calice entr’ouvert
Étreignent de leurs bras fluides les ruines
Des vaisseaux autrefois pesants d’ivoire et d’or.
Je me souviens du soir où la nacre s’irise,
Où dorment les anneaux, étincelants encor,
Que donnaient à la mer ses époux de Venise.
Passants, je me souviens du mystique travail
Des vivants jardins qui recèlent, virginales,

L’anémone et la mousse et la fleur du corail
Dont l’effort des remous avive les pétales,
Rose animale et rouge éclose dans la nuit.
Je me souviens d’avoir bu l’odeur de la brume
Et d’avoir contemplé le sillage qui fuit
En laissant sur les flots une neige d’écume.
Je me souviens d’avoir vu, sur l’azur changeant
Des vagues, refleurir les astres du phosphore.
Mon lit d’amour était le doux sable d’argent.
Je me souviens d’avoir frôlé le madrépore
En ses palais, d’avoir vu les lambeaux empreints
De sel, qui furent des bannières déployées,
D’avoir pleuré les yeux et les cheveux éteints
Et les membres meurtris des Amantes noyées…
J’ai connu les frissons de leur baiser amer.
Dans mon cœur chante encor la musique illusoire
De l’Océan. — Je garde en ma frêle mémoire
Le murmure et l’haleine et l’âme de la mer.



LES LYS D’EAU

Parmi les ondoiements et les éclairs douteux,
Les langoureux lys d’eau lèvent leur front laiteux.

La rivière d’or roux berce leur somnolence ;
Ce sont d’étranges fleurs de mort et de silence.

Leur fraîcheur refroidit les flammes du Soleil,
Et leur souffle répand une odeur de sommeil.


Ce sont des fleurs de mort et de mélancolie :
Elles ont caressé le sein nu d’Ophélie.

Elles aiment le saule et les roseaux, le bruit
Des feuillages, les soirs d’émeraude et la nuit.

L’accablante splendeur du jour les importune :
Elles dorment sur l’eau, pâles comme la lune.

Aucun souffle d’amour n’atteint leur pureté :
Elles furent jadis les lotus du Léthé.

Perséphoné, tressant des couronnes de rêve,
Les cueillit, quand ses pas errèrent sur la grève

Des Morts, où les reflets plus beaux que les couleurs,
Et les échos plus doux que les sons, où les fleurs


Sans parfum, sont tissés dans la trame du Songe,
Où l’ivresse qui sourd des pavots se prolonge.

Et les lys ont gardé le souvenir pervers
Des Ombres et du Fleuve immobile aux flots verts,

De la Déesse aux yeux de crépuscule tendre,
Dénouant ses cheveux de poussière et de cendre.



LA FLEUR DU SORBIER

Paré d’aigue-marine et d’onyx et d’opale,
Le soir voluptueux sourit bizarrement,
Et, goûtant à demi la saveur du moment,
Nous regrettons tout bas une joie idéale.

Le couchant qui blêmit et rougit tour à tour,
La campagne morbide et l’heure de tristesse
Semblent nous reprocher d’avoir, ô ma Maîtresse,
Accompli sans désir les gestes de l’Amour.


L’ombre vient consoler tes paupières meurtries.
Les grappes de glycine encadrent tes bras nus.
Les nuages, suivant leurs chemins inconnus,
Ont l’essor nébuleux et blanc des Valkyries.

Ton regard sans lueurs paraît agoniser.
Une phalène au vol supplicié se pose
Sur la fleur du sorbier, d’un or pâlement rose
Comme la fleur secrète où j’ai mis mon baiser.



La Mort de Psappha

poème dramatique en un acte


Scène 1

L’école de poésie fondée par Psappha. Une statue de l’Aphrodita enguirlandée de roses. Par la porte ouverte, on voit l’Égée, les jardins et les maisons de Mytilène. Le soleil, pendant l’acte, décline et disparaît dans la mer.


Éranna de Télôs, chante.

« Lasse du jardin où je me souviens d’elle,
J’écoute mon cœur oppressé d’un parfum.
Pourquoi m’obséder de ton vol importun,
Divine hirondelle ?


« Tu rôdes, ainsi qu’un désir obstiné,
Réveillant en moi l’éternelle amoureuse,
Douloureuse amante, épouse douloureuse,
Ô pâle Procné.

« Tu fuis tristement vers la rive qui t’aime,
Vers la mer aux pieds d’argent, vers le soleil…
Je hais le printemps, qui vient, toujours pareil
Et jamais le même !

« Ah ! me rendra-t-il les langueurs de jadis,
Le fiévreux tourment des trahisons apprises,
L’attente et l’espoir des caresses promises,
Les lèvres d’Atthis ?

« J’évoque le pli de ses paupières closes,
La fleur de ses yeux, le sanglot de sa voix,
Et je pleure Atthis que j’aimais autrefois,
Sous l’ombre des roses… »

L’Étrangère entre, hésitante. Elle est blonde. Ses regards incertains errent autour d’elle.

Éranna.

Vierge, que cherches-tu parmi nous ?

L’Étrangère.

Vierge, que cherches-tu parmi nous ? La Beauté.
Je cherche la colère et la stupeur des lyres,
L’âpreté du mélôs, parmi la cruauté
Des regards sans éclairs et des mornes sourires.

Damophyla.

Viens cueillir avec nous les roses de Psappha :
Elle enseigne les chants qui plaisent aux Déesses.

Atthis.

Viens, tu verras, parmi ses ferventes prêtresses,
Celle dont le laurier grandit et triompha.

Éranna.

Ses cheveux sont pareils aux sombres violettes.

Gorgô.

Seule, elle sait tramer les musiques muettes
Des gestes et des pas.

Dika.

Des gestes et des pas. Son baiser est amer
Et mord, comme le sel violent de la mer.

Gurinnô.

Elle est triste ce soir. Son regard inquiète.

L’étrangère.

Quelle angoisse l’étreint ?

Dika.

Quelle angoisse l’étreint ? Un songe de Poète ?

Éranna.

Non. Car elle est sauvage et triste tour à tour,
Et se lamente, en proie aux affres de l’amour.



Scène II

Psappha entre, voilée, morne et silencieuse. Pendant toute la pièce, elle ne découvre point son visage. Elle s’arrête devant la statue de la Déesse.

Psappha.

Accueille, immortelle Aphrodita, Déesse,
Tisseuse de ruse à l’âme d’arc-en-ciel,
Le frémissement, l’orage et la détresse
De mon vain appel.

Éloigne de moi ton mépris et ta haine,
Verse à ma douleur tes sourires cléments,
Et ne brise pas mon âme, ô Souveraine,
Parmi les tourments.


Sa voix se déchire dans un sanglot. Elle rejette le paktis et demeure dans une attitude de désespoir.

Chœur.

Aphrodita changeante, implacable Immortelle,
Tu jaillis de la mer, périlleuse comme elle.
La vague sous tes pas se brisait en sanglots.
Amère, tu surgis des profondeurs amères,
Apportant dans tes mains l’angoisse et les chimères,
Ondoyante, insondable et perfide. Et les flots
Désirèrent tes pieds, plus pâles que l’écume.
Ta lumière ravage et ta douceur consume.

Psappha, sans entendre, noyée dans son rêve.

Fille de Kuprôs, je t’ai jadis parlé
À travers un songe.

Éranna.

Comme un son de paktis indécis et voilé,
L’incertaine douceur de sa voix se prolonge…

Psappha.

Tu m’as répondu, toi, dont la cruauté

Pèse sur mon âme immuablement triste :
« Pourquoi sangloter mon nom ? Quelle Beauté,
Psappha, te résiste ?

« Moi, fille de Zeus, je frapperai l’orgueil
De celle qui fuit ton baiser, ô Poète !
Tu verras errer vainement sur ton seuil
Son ombre inquiète. »

Ton venin corrompt le sourire des jours,
Déesse, et flétrit ma chair humiliée,
Toi qui fus jadis mon rayonnant secours,
Ma prompte Alliée.

Damophyla.

Tel on voit périr par le flambeau mouvant
L’essor des phalènes.

Psappha.

L’Amour a ployé mon âme, comme un vent
Des montagnes tord et brise les grands chênes…

Gorgô.

Rien ne brûle en ses yeux des poèmes vécus…

Atthis.

Son regard se dérobe et pâlit sous les voiles.

Psappha.

Je n’espère point étreindre les étoiles
De mes bras vaincus.


Elle sort lentement.


L’Étrangère.

Oh ! vers quel lointain, vers quel mystère va-t-elle ?

Gurinnô.

Le soir tombe. Elle va vers l’oubli de l’amour,
Vers la Mort.

Éranna.

Vers la Mort. Sans espoir, sans désir de retour,
Elle atteint lentement le rocher de Leucade…

Atthis, écoutant.

Sa voix fiévreuse pleure et râle par saccade.

Damophyla.

Vierges, la volupté de la Mort est dans l’air…

Éranna.

Psappha vient de s’éteindre ainsi qu’une harmonie.

Atthis.

J’entends, comme un écho, son appel d’agonie.

Gorgô.

Et je vois son cadavre emporté par la mer…

L’Étrangère.

Ô compagnes, les pleurs sont de légères choses
Et ne conviennent point au glorieux trépas…
Chantez ! il faut remplir de rythmes et de roses
La maison du Poète où le deuil n’entre pas !


Elles répandent des roses sur le seuil de Psappha. Leurs gémissements se mêlent à l’accord victorieux des lyres.



LAMENTATION

L’été brûle, la voix des fleuves se lamente,
La voix des sources pleure, et la voix des torrents
Gémit, car le Soleil boit les flots transparents
Et tarit la fraîcheur, de sa lèvre fervente.

Le voile virginal des neiges sur les monts
Se déchire, et, là-bas, dans les forêts muettes,
Le Soleil a pâli les pâles violettes,
Les narcisses tournant vers l’onde leurs yeux blonds.


L’implacable Soleil, qui dessèche et tourmente,
A flétri d’un baiser, parmi les longs iris,
La grâce du printemps, l’éternel Adonis…
L’été brûle, la voix des fleuves se lamente.



DÉPART

J’ai vu s’éteindre en moi le brûlant désespoir…
Ma bouche cessera de ravager ta bouche,
Je ne connaîtrai plus les veilles sur la couche
De la moite Insomnie et du Désir farouche,

Car la Mer et la Mort me rappellent, ce soir…


La nuit vient assombrir tes cheveux d’asphodèle,
Et les chauves-souris ont frappé de leur aile
Bleue et longue ma porte où l’ombre vient pleuvoir…
J’ai fait taire mon cœur que l’angoisse martèle,

Car la Mer et la Mort me rappellent, ce soir…



LES CHARDONS

Ne dissimule pas ton sourire qui tremble,
Lève sur moi tes yeux sans trouble et sans regret,
Et nous irons cueillir la fleur qui te ressemble,
Dans le champ nébuleux qui longe la forêt,
Les mystiques chardons dédaignés du profane.

Je préfère aux langueurs ta rigide beauté.
Car l’Épouse souillée aux yeux de courtisane
Ne doit plus asservir mon être tourmenté.
Viens, très blanche à travers la brume diaphane,
Droite dans la raideur de ta virginité.


Tu ne seras jamais la fiévreuse captive
Qu’enchaîne le baiser, qu’emprisonne le lit,
Tu ne seras jamais la compagne lascive
Dont la chair se consume et dont le front pâlit.
— Garde ton blanc parfum qui dédaigne le faste.

Tu ne connaîtras point les lâches abandons,
Les sanglots partagés qui font l’âme plus vaste,
Le doute et la faiblesse ardente des pardons…
Et, puisque c’est ainsi que je t’aime, ô Très Chaste !
Nous cueillerons ce soir les mystiques chardons.



VIOLETTES BLANCHES

Elles sont le souvenir clair
De Celle qui mourut hier
Et qui dort entre quatre planches,
Les violettes blanches.

Car elle les aimait jadis,
Et moi, je les préfère aux lys…
J’éclairerai les tristes planches
De violettes blanches.


Vierges entre toutes les fleurs,
Elles ont d’intenses pâleurs…
Parez la nuit des mornes planches
De violettes blanches.

Ainsi fut Celle que j’aimais,
Qui ne refleurira jamais…
Un peu de cendre et quatre planches,
Des violettes blanches.



VIVIANE

Les yeux fixes et las devant l’éternité,
Blême d’avoir connu l’épouvante des mondes,
Merwynn songe… Un visage aux paupières profondes
Le contemple à travers les feuillages d’été.
L’amour, comme un parfum plein de poisons, émane
Du corps de Viviane.


Des arbres violets et des infinis bleus
Ruissellent la tiédeur, et l’ombre et l’harmonie.
La lumière se meurt dans l’étreinte infinie
D’un lascif crépuscule aux reflets onduleux.
Voici que se rapproche, à pas lents, diaphane
Et longue, Viviane.

« Je te plains, ô Penseur dont le regard me fuit,
Car tu n’as point connu, toi qui vois toutes choses,
La pâleur des pavots et le rire des roses,
L’ardeur et la langueur des lèvres dans la nuit.
Pourquoi railler et fuir la volupté profane,
L’appel de Viviane ? »

Et Merwynn répondit : « Ma passive raison
Subit le charme aigu du mensonge et l’ivresse
Du péril. Ton accent persuade et caresse,
Modulant avec art l’exquise trahison.
Entre tes doigts cruels un lys meurtri se fane,
Perfide Viviane.


« Que le soleil d’amour qui ressemble au trépas
M’emprisonne à jamais sous le réseau du rêve,
Esclave du baiser à la blessure brève,
Du frôlement des mains, de l’étreinte des bras
Insinuants et frais ainsi qu’une liane,
Des bras de Viviane ! »

Le soir et la forêt recueillent le soupir
De l’Enchanteur vaincu par l’appel de l’Amante.
Il voit, tandis qu’au loin le fleuve se lamente,
Les yeux d’or des oiseaux nocturnes refleurir…
Et, triomphal parmi les astres, brûle et plane
L’astre de Viviane.



GELLÔ

Γέλλως παιδοφιλώτερα.
Ψάπφα.

Gellô fut autrefois une vierge aux cheveux
Plus doux que le reflet de la lune sur l’onde,
Et mourut sans frémir de l’angoisse profonde,
Sans avoir connu le mensonge des aveux.
Elle hait le désir qui profane l’Épouse,
Elle erre dans la nuit, inquiète et jalouse.


Elle cueille la fleur des bouches sans baisers,
Car elle aime d’amour les vierges aux seins frêles,
Et les emporte au loin sur un lit d’asphodèles
Où traînent longuement les sanglots apaisés.
Tu ne connaîtras point les effrois de l’Épouse,
Ô vierge ! car voici Gellô pâle et jalouse.

Bacchante de la Mort ivre de chasteté,
Elle te parera de violettes blanches,
Des jeunes frondaisons et des premières branches.
Elle t’entourera d’un printemps sans été…
Tu ne connaîtras point les réveils de l’Épouse,
Ô vierge ! car voici Gellô pâle et jalouse…



SONNET

J’aime la boue humide et triste où se reflète
Le merveilleux frisson des astres, où le soir
Revient se contempler ainsi qu’en un miroir
Qui découvre à demi son image incomplète.

J’aime la boue humide où la Ville inquiète
Détache ses lueurs, blondes sur un fond noir,
La Ville qui gémit sous un masque d’espoir
Parmi le vin, les chants et les cris de la fête.


Elle endure la foule aux pieds traînants et las.
Elle subit l’empreinte anonyme des pas :
Stagnante, elle croupit sur la route inféconde.

Mais elle est l’Avenir des moissons, et les pleurs
Du printemps en feraient une terre profonde,
D’où jaillirait la grâce irréelle des fleurs.



SOUVERAINES

lilith

D’ombres et de démons je peuplai l’univers.
Avant Ève, je fus la lumière du monde
Et j’aimai le Serpent tentateur et pervers.
Je conçus l’Irréel dans mon âme profonde.
La Terre s’inclina devant ma royauté.
Jéhovah fit éclore à mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.

cassiopée

Ma jeunesse, pareille aux flambeaux de l’autel,
Brûlait mystérieuse et chaste sous les voiles.
Les Dieux m’ont épargné les sépulcres mortels,
Mon trône éblouissant étonne les étoiles.
Dans la pourpre du ciel brille ma royauté.
L’Éternité fixa sur mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.


rhodopis

Mon visage de rose ardente triompha,
Moins glorieux d’avoir créé les Pyramides
Que d’avoir attiré les lèvres de Psappha.
Mes yeux égyptiens nageaient, longs et limpides.
La Lyre de Lesbôs chanta ma royauté.
L’Aphrodita cueillit à mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté,
Je ne fus pas heureuse.

bethsabée

De mon corps s’exhalaient le nard et le santal.
La splendeur d’Israël éclairait mon visage.
J’ai vécu la langueur d’un rêve oriental,
Le meurtre et le désir riaient sur mon passage.
Le péril consacra ma blanche royauté.
La Mort fit resplendir à mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.


campaspe

Alexandre, frappé de l’orgueil de ma chair,
Voua mes seins de flamme à la gloire d’Apelle,
Afin que mon été ne connût point l’hiver,
Et que l’Art me vêtît de candeur solennelle.
L’Astarté consacra ma jeune royauté,
L’Astarté fit brûler à mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.

cléopatre

Je rayonnai. Je fus le sourire d’Isis,
Insondable, illusoire et terrible comme elle.
J’ai gardé mes parfums et mes fards de jadis,
Mes parures et l’or de ma large prunelle.
Le monde, que séduit encor ma royauté
Immuable, scella sur mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.


paulina

J’emprisonnai les pleurs des perles sur mon sein.
Les perles ondoyaient parmi ma chevelure,
J’aimais la pureté de leur regard serein,
La mer les entourait de l’écho d’un murmure.
Les perles sur mon sein firent ma royauté.
Elles ont réfléchi, sur mon front d’amoureuse,
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.

poppée

Je courbai l’élément et je domptai l’éclair.
Le tonnerre à mes pieds, je régnai sur l’orage.
J’ai connu la Luxure et son relent amer.
— Oh ! les nuits que l’horreur des voluptés ravage ! —
— Vénus me couronna d’une âpre royauté,
Vénus fit rayonner à mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.


éléonore de guyenne

Moi, dont le nom d’amour dissimule un parfum,
J’allais, parmi les fleurs et les douces paroles,
Deux bandeaux constellés sur mes cheveux d’or brun.
Sous mes pas sanglotaient les luths et les violes.
Les troubadours chantaient ma douce royauté,
Et leurs lais ont posé sur mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.

élisabeth woodville

Mon regard fut plus frais que la lune du Nord,
D’un vert froid et voilé comme les mers anglaises.
J’appris le goût, l’odeur, le désir de la Mort,
La fuite, l’exil gris sur les grises falaises.
La défaite insulta ma pâle royauté.
Le combat fit jaillir à mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.


lady jane grey

Les roses et le miel des vieux livres, l’assaut
Des chants m’ont fait aimer le studieux automne.
Mon sourire d’enfant éclaira l’échafaud.
Sur ma douleur pesa l’accablante couronne.
J’expiai dans le sang l’heure de royauté.
Le Destin éteignit à mon front d’amoureuse
L’astre fatal de la Beauté.
Je ne fus pas heureuse.



À LA SORCIÈRE

Le réveil vient troubler la paix de tes paupières.
La luciole au loin a fleuri de lumières
Les prés, et l’asphodèle a des souffles d’amour.
La nuit vient : hâte-toi, mon étrange compagne,
Car la lune a verdi le bleu de la montagne,
Car la nuit est à nous comme à d’autres le jour.


Je n’entends, au milieu des forêts taciturnes,
Que le bruit de ta robe et des ailes nocturnes,
Et la fleur d’aconit déclose sous tes pas.
Exhale ses parfums de poison et d’ivresse.
Tes cheveux dénoués te font, ô ma Maîtresse !
Une pourpre de sang que les reines n’ont pas.

Et puisque mon Désir te guette et veut sa proie,
Que ton sanglot réponde à mes larmes de joie !
Les yeux d’or des hiboux sont pareils à tes yeux
Qui sondent les esprits, qui scrutent les ténèbres,
Qui voient dans l’avenir les aurores funèbres,
Et l’ombre de la mort sur la couche des Dieux.



LES ÉBAUCHES

Le charme douloureux des ébauches m’attire
Comme un gardénia qu’une haleine meurtrit.
La Beauté chastement entrevue y sourit,
Harmonieusement, de son demi-sourire.

Les visages fuyants et les frêles contours
S’estompent sur la toile irréelle du rêve,
Ne laissant au regard qu’une vision brève
Dont la divinité se dérobe toujours.


Car l’Ébauche est la sœur fragile des Ruines
Qui mêlent leur hantise et leur pâleur au soir,
Évoquant la lumière ancienne d’un pouvoir
Sombre dans le palais que voilent les bruines.

Et l’on sent défaillir le vouloir entravé
Dans la ténuité morbide de l’esquisse…
Sa grâce fugitive, où le regret se glisse,
À l’infini du vague et de l’inachevé.



GORGÔ

Μάλα δήκεκορημένας Γόργως..
Ψαπφα


Pourquoi revenir, les paupières avides,
Tournant vers mon seuil tes pas irrésolus ?
Pourquoi m’implorer, Gorgô ? J’ai les mains vides
Et je n’aime plus.

Je n’ai plus de chants, ni d’amour ni de haine,
Je n’ai plus de fleurs à semer sous tes pas,
Et j’entends l’appel de ta douleur lointaine
Sans ouvrir les bras.


Tes yeux étaient verts comme l’eau de l’Egée,
J’ai chanté le pli de tes lèvres, jadis…
D’où vient qu’aujourd’hui tu m’apparais changée,
Moins belle qu’Atthis ?

Telle une Bacchante aux lendemains d’orgie,
Gorgô, je suis lasse à la lueur du jour.
Je cherche l’ombre où l’âme se réfugie,
Sans désir d’amour.



VERS LE NORD

Les mouettes s’en vont vers la mer, vers le Nord,
Affermissant leur vol pour la lutte et l’effort.
L’air du large frissonne et souffle dans leurs ailes…

Les mouettes s’en vont vers la mer, vers le Nord…

L’air du large frissonne et souffle dans leurs ailes,
Elles vont vers le Nord aux neiges solennelles,
L’ondoyant infini ruisselle sous leurs yeux…

Elles vont vers le Nord aux neiges solennelles…


Elles vont vers le rêve et le charme des cieux
Délicats et changeants comme une âme d’opale…
Ah ! les lointains voilés, la neige virginale
Qui réfléchit l’azur atténué des cieux !

Elles vont vers la brume où flottent les fantômes,
Les pâles arcs-en-ciel, les glaciers et les dômes
Des montagnes, les fjords aux eaux froides, l’hiver,

Les roches et la brume où flottent les fantômes…

Le Vent du Nord s’éveille au profond de l’éther :
L’odeur de l’Océan est son baiser amer.
Voici que s’affranchit et roule dans l’espace
Le Vent du Nord, l’Esprit glorieux de l’Hiver…

Et, magnifiquement ivres de l’Air qui passe,
Affermissant leur vol pour la lutte et l’effort,
Les mouettes s’en vont vers la mer, vers le Nord…



CHANSON

Du ciel poli comme un miroir
Pleuvent les langueurs enflammées,
Et nous suivons, au cœur du soir,
L’irréel essor des fumées.

J’adore tes gestes meurtris
Et tes prunelles embrumées…
Tu regrettes… Dans tes yeux gris
Passent et meurent des fumées…



VICTOIRE FUNÈBRE

Dans le mystique soir d’avril, j’ai triomphé.
J’ai crié d’une voix de victoire : Elle est morte,
Et le tombeau sur Elle a refermé sa porte.
La nuit garde l’écho de son râle étouffé.
— Quel sourire de paix sur tes lèvres muettes,
Ô sœur des violettes !


J’ai brûlé de baisers les pieds blancs de la Mort,
Car elle t’épargna la souillure et l’empreinte,
L’angoisse du désir, les affres de l’étreinte,
Les ardeurs du vouloir, l’àpreté de l’effort.
— L’amour s’est éloigné de tes lèvres muettes,
Ô sœur des violettes !

La Mort a désarmé les désespoirs futurs,
Elle a mêlé la nuit à tes paupières closes,
La lumière des lys à la flamme des roses,
Et les baumes très blancs et les parfums très purs
À la virginité de tes lèvres muettes,
Ô sœur des violettes !

La Mort qui réunit les êtres transformés,
Redevenus nouveaux et brillants d’allégresse,
Vêtus de visions, de charme et de jeunesse,
Et tels que les ont vus ceux qui les ont aimés,
Sauvera la beauté de tes lèvres muettes,
Ô sœur des violettes !



TWILIGHT

Ô mes rêves, voici l’heure équivoque et tendre
Du crépuscule, éclos tel une fleur de cendre.

Les clartés de la nuit, les ténèbres du jour
Ont la complexité de ton étrange amour.

Sous le charme pervers de la lumière double,
Le regard de mon âme interroge et se trouble.


Je contemple, tandis que l’Énigme me fuit,
Les ténèbres du jour, les clartés de la nuit.

L’ambigu de ton corps s’alambique et s’affine
Dans son ardeur stérile et sa grâce androgyne.

Les clartés de la nuit, les ténèbres du jour
Ont la complexité de ton étrange amour.



VELLÉDA

Son pas a la douceur des brises sous les branches,
Et les perles du gui, les violettes blanches
Parent suavement ses cheveux aux blonds verts.

Les roses, découvrant leurs rires entr’ouverts,
Effleurent Velléda, la jeune Druidesse.

Les chênes éternels, dont elle est la Prêtresse,
Lui dirent autrefois, d’un murmure lassé,
Ce qu’ils ont recueilli de l’ombre et du passé.


La sagesse et la paix des arbres sont en elle.
L’hiver l’ensevelit, l’été la renouvelle.

Vierge, elle aime d’amour la neige sur les bois,
Et le chant des oiseaux ruisselle dans sa voix.
Ses yeux verts ont gardé la fraîcheur des feuillages.

Sa grave solitude ignore les visages.
Les arbres seuls ont appris ses rêves fervents.

Par les terribles nuits où s’acharnent les vents,
Son être se déchire en des clameurs hautaines,
Tordu comme le corps tourmenté des grands chênes
Que brise aveuglément le souffle des hivers,
Et ses regards d’effroi reflètent les éclairs.
D’incohérents sanglots et d’étranges paroles
Se heurtent, sourdement, entre ses lèvres folles,
Les cris de l’ouragan se mêlent à ses cris.

La foule écoute, avec des regards assombris,
La pâle Prophétesse aux colères divines.

La Prophétesse voit des meurtres, des ruines,
Dans le sang de l’automne et la pourpre du soir,
Des empires brisés, des temples sans espoir,
Des fuites de vaincus au profond des vallées,
Et des voiles de deuil de femmes exilées.
Sa chair froide est en proie aux livides sueurs…

À l’aube de sa mort, d’incertaines lueurs
De soleil brilleront sur l’immense détresse
De la forêt et sur la blême Druidesse,
Ceinte de lys des bois que l’orage a broyés,
Expirante, parmi les chênes foudroyés.



SOIR

Les flots du Léthé coulent sur l’ardeur vaine
Des corps et des yeux ivres de pleurs versés.
L’ombre réunit les troupeaux dispersés
Là-bas, dans la plaine.

Au fond de l’Hadès où dort Perséphoné,
Les vierges sans voix, ses compagnes fidèles,
Cueillent en rêvant les pâles asphodèles
Au rire fané.


Ayant contemplé la mort des hyacinthes
Dont la pourpre fraîche assombrit d’un regret
La montagne, j’erre et je pleure en secret
Sur les fleurs éteintes.

Et j’évoque en vain tes prunelles d’ors froids,
Éranna, ton front, Gurinnô triste et tendre,
Tes lèvres, Atthis ! tes seins, Gorgô,… la cendre
Des nuits d’autrefois.

Auprès du foyer et de l’essor des flammes,
Le Soir a versé le repos comme un vin.
Ah ! que ne peut-il, apaisant et divin,
Réunir les âmes ?

Que de souvenirs à la chute du jour !
Songeant aux douleurs qui redoutent l’aurore,
Comment ai-je su garder vivant encore
L’amour de l’amour ?



AIGUES-MARINES

Des gouttes d’eau, — de l’eau de mer, —
Mêlent leur lumière fluide,
Pâle comme les flots d’hiver,
À tes longs doigts d’Océanide.

Comment décrire le secret
De leurs pâleurs froides et fines ?
Ton regard vert semble un reflet
Des cruelles aigues-marines.


Ton corps a l’imprécis contour
Des flots souples aux remous vagues,
Et tes attitudes d’amour
Se déroulent, comme les vagues.



LA FUSÉE

Vertigineusement, j’allais vers les Étoiles…
Mon orgueil savourait le triomphe des dieux,
Et mon vol déchirait, nuptial et joyeux,
Les ténèbres d’été, comme de légers voiles…

Dans un fuyant baiser d’hymen, je fus l’amant
De la Nuit aux cheveux mêlés de violettes,
Et les fleurs du tabac m’ouvraient leurs cassolettes
D’ivoire, où tiédissait un souvenir dormant.


Et je voyais plus haut la divine Pléiade…
Je montais… J’atteignais le Silence Éternel…
Lorsque je me brisai, comme un fauve arc-en-ciel,
Jetant des lueurs d’or et d’onyx et de jade…

J’étais l’éclair éteint et le rêve détruit…
Ayant connu l’ardeur et l’effort de la lutte,
La victoire et l’effroi monstrueux de la chute,
J’étais l’astre tombé qui sombre dans la nuit.



À LA DIVINITÉ INCONNUE

Ma Fée et ma Princesse aux paupières divines
Habite les ruines.

Elle aime les lointains, les crépuscules gris
Et les chauves-souris.

Elle va, toujours lente et toujours solitaire,
Se voilant de mystère.


Elle a l’accablement des lys qui vont mourir,
Les yeux du souvenir.

Doucement, elle frappe aux somnolentes portes
Où s’attardent les Mortes.

Elle écoute, le soir, hululer les hiboux
Aux chants rares et doux.

Ma Fée et ma Princesse aux paupières divines
Habite les ruines.



ROSES DU SOIR

Des roses sur la mer, des roses dans le soir,
Et Toi, qui viens de loin, les mains lourdes de roses…
J’aspire ta beauté. Le couchant fait pleuvoir
De fines cendres d’or et des poussières roses…

Des roses sur la mer, des roses dans le soir…


Ah ! tes yeux verts où tremble un reflet de feuillages !
L’heure mêle du vin, de la pourpre et du sang
À tes rouges cheveux de Bacchante… Les plages
Brillent, comme un miroir du ciel éblouissant…

Ah ! tes yeux verts, où tremble un reflet de feuillages !…



LA SATYRESSE

Ô vierges qui goûtez la fraîcheur des fontaines,
Êtres de solitude avides d’infini,
Fuyez la Satyresse aux prunelles hautaines,
Au regard que l’éclat du soleil a terni.
Sa fauve chevelure est semblable aux crinières
Et son pas est le pas nocturne des lions.
Sa couche a le parfum du thym et des bruyères.

Elle veut l’heure intense où sombrent les rayons :
C’est l’heure qu’elle attend pour emporter sa proie,
Les seins inviolés, les fronts et les yeux purs,
Qu’elle aime et qu’elle immole à l’excès de sa joie,
Qu’elle imprègne à jamais de ses désirs obscurs.
Son passage flétrit la fraîcheur des fontaines,
Son haleine corrompt les songes d’infini,
Et verse le regret des luxures hautaines
Au rêve que l’odeur des baisers a terni.



DANSES SACRÉES

Κρήσσαι νύ ποτ ώδ έμμελέως πόδεσσιν ώρχεύντ άπάλοις άμφ’έρόεντα βώμον πόας τέρεν άνθος μάλακον μάτεισαι.
Ψάπφα.


De leurs pieds fleuris les femmes de la Crète
Pressent le duvet de l’herbe du printemps :
Je les vois livrer à la brise inquiète
Leurs cheveux flottants.

Leur robe a les plis ondoyants des marées…
Je les entends rire avec de clairs appels,
En rythmant les chants et les danses sacrées
Autour des autels.



LES REVENANTS

Dans les miroirs j’ai vu des reflets de visages,
Un vent mystérieux a gonflé les rideaux,
Le soir frémit encor de tragiques passages,
L’horreur de l’Invisible a pénétré mes os.

La mémoire de l’ombre évoque une Étranglée
Aux yeux d’effroi, qui porte, ainsi que des rougeurs
De baisers trop fervents sur la chair martelée,
L’empreinte sans pitié de cruels doigts vengeurs.


Une Noyée attend le reflux, et j’écoute,
Tandis que se prolonge un patient travail
De remous, l’eau de mer qui pleure goutte à goutte
De ses cheveux mêlés d’écume et de corail.

Oh ! la beauté funèbre aux visages des Mortes !
Elles glissent, ainsi qu’un rayon nébuleux,
Sous leurs voiles légers, laissant au seuil des portes
D’irréelles lueurs de clairs de lune bleus.

L’heure des Revenants fait tressaillir les cloches.
Ils songent tristement, leurs sanglots ont le bruit
D’une vague tardive expirant sur les roches.
Ils souffrent de passer inconnus dans la nuit.

Leurs impuissantes mains ont de vaines caresses.
À travers l’Autrefois, ils reviennent, liés
Par le ressouvenir des anciennes tendresses,
Et frôlent les vivants qui les ont oubliés.



Atthis délaissée

poème dramatique en un acte

Une maison à Mylilène.

Atthis, seule, détaillant un manuscrit.

« Celle qui te fuit te suivra pas à pas,
Tu verras venir la Peithô qui refuse
Tes dons, apportant des présents délicats,
Furtive et confuse.

« Celle dont l’orgueil repousse ton amour
Subira la crainte et l’angoisse brûlante,
Et tu connaîtras, dans l’ardeur du retour,
Ses lèvres d’amante. »

Elle ne sème plus les roses sur mon seuil…
Qu’importe maintenant à Psappha la promesse
De l’Aphrodita douce et terrible ? Mon seuil
A perdu le parfum des roses, et je tresse
De mes mains sans ferveur des guirlandes de deuil.
Car, seuls, les iris noirs, les violettes noires
Se fanent à mon front dépouillé de ses gloires :
Psappha ne sème plus les roses sur mon seuil.


Elle tresse des fleurs.


L’ingénieux Erôs, le tisseur de chimères,
Brode les souvenirs dans une trame d’or.
Tel qu’un amer baiser sur des lèvres amères,
Le passé me possède et me meurtrit encor.


Oppressée, elle ouvre la porte, et le verger apparaît.


Voici l’ancien verger que le pommier ombrage
Comme hier, où le vent console des chaleurs,
Murmurant à travers les branches et les fleurs,
Où le sommeil descend et coule du feuillage.


Elle contemple un instant les arbres en fleurs, puis se détourne avec une mélancolie croissante.


Tu me brûles, Érôs. Mon cœur est lourd du poids
Des sons évanouis et des splendeurs fanées.


On entend la voix de Psappha qui chante :


« Je t’aimais, au long des lointaines années,
Atthis, autrefois… »


Le chant s’éloigne et meurt peu à peu.
Atthis.

« Je t’aimais, au long des lointaines années… »
Je mourrai d’une mort éternelle, et demain
La tombe pèsera sur mes paupières closes.
Comme l’essor des voix et la pourpre des roses,
Je m’éteindrai, — j’irai par les portes d’airain.
La maison de l’Hadès me recevra demain,
Car je n’ai point cueilli les immortelles roses
De Piéria, — je fus la volupté d’un jour.
Mon âme aura le sort des choses passagères.
Obscure, j’errerai sans fleurs et sans amour
Parmi les Morts pareils à des ombres légères.

Mais Toi, qui ne crains pas le silence et la nuit,
Psappha ! tu cueilleras les flammes des étoiles.
Le temps t’apparaîtra comme l’eau qui s’enfuit
Sous l’éclair de la rame et sous l’éclair des voiles.
Tu chantas, dominant les sanglots de l’accord,
La poussière des jours, l’azur de la nuit verte,
L’Hespérôs, le plus beau des astres, et la mort
De la vierge Timas au divin corps inerte,

Le duvet délicat de l’herbe du printemps
Qu’effleurent les pieds nus et souples des Prêtresses :
Et tu chantas le soir aux regrets persistants,
Le rossignol d’été qui pleure par saccades,
Le sommeil enfiévré, lorsque la lune fuit,
Que sombre le rayon nébuleux des Pléiades,
L’Érôs amer et doux qui ravage et détruit,
Perséphoné qui rêve à la vie ancienne,
L’Aphrodita changeante à l’âme d’arc-en-ciel,
Aux terribles baisers de venin et de miel,
Toi qui glorifias la Lyre Lesbienne !


Songeant.


De myrte et de laurier Phoibos te couronna…


Des voix confuses s’élèvent au dehors.


… La voix de Gurînnô, le rire d’Éranna…


Chœur des vierges :


« Va vers le jardin clair où tu te reposes,
Pare tes cheveux de verdure et de fleurs,
Choisis les parfums, Dika, tisse les roses,
Mêle les couleurs.

« Et, si tu veux plaire aux sereines Déesses,
Apporte aux autels les souffles de l’été…
Elles souriront, ainsi que leurs Prêtresses,
À ta piété.

« Porte à l’Artémis les sombres violettes,
À l’Aphrodita la pourpre des iris,
À Perséphoné, vierge aux lèvres muettes,
La langueur des lys. »

Atthis.

Voici l’ode nouvelle à sa nouvelle amante.
C’est Dika, dont les mains sont douces, qu’elle chante,
Dika, dont les cheveux ont la flamme du soir…
Poète aux rythmes d’or, divine Disparue,
Tes vers ont réfléchi, comme un ardent miroir,
Ma jeunesse oubliée et ma beauté décrue.

Certes, mon amour fut étrangement amer
Sur tes lèvres, Psappha, car tu chantas hier :

« Tu hais ma pensée, Atthis, et mon image…
Cet autre baiser, qui te persuada,
Te brûle, et tu fuis, haletante et sauvage,
Vers Androméda. »

Je fus jadis l’ardeur, la lumière et la flamme…
Maintenant, je ne suis qu’un reflet dans ton âme…


La voix de Psappha dans le lointain :


« Je ne trahis point l’invariable amour…
Mon cœur identique et mon âme pareille
Savent retrouver, dans la splendeur du jour,
L’ombre de la veille.

« Car j’étreins Atthis sur les seins de Dika,
Et, dans le parfum que l’air d’automne emporte,
L’âme, que longtemps ma douleur invoqua,
De Timas la Morte.


« Pour l’Aphrodita j’ai dédaigné l’Érôs,
Car je n’ai de joie et d’angoisse qu’en elle.
Je ne change point, ô vierges de Lesbôs,
Je suis éternelle. »



LES COULEURS DE LA NUIT

Contemple les couleurs des ténèbres. Tes yeux
Sauront, comme les miens, interpréter les cieux.

J’ai vu le violet des nuits graves et douces,
Le vert des nuits de paix, la flamme des nuits rousses.

J’ai vu s’épanouir, rose comme une fleur,
La lune qui sourit aux rêves sans douleur.


J’ai vu s’hypnotiser, à des milliers de lieues,
La méditation subtile des nuits bleues.

En écoutant pleurer les hiboux à l’essor
Mystérieux, j’ai vu ruisseler les nuits d’or.



HIVER

Les pampres du printemps et le vin de l’automne
Ont perdu le parfum qui jadis me fut cher :
Je veux l’haleine chaste et le silence amer,
Les brumes et la glace et l’ombre de l’Hiver.

Je ne tresserai plus l’irréelle anémone,
Je n’écouterai plus le rythme monotone
Des forêts sans déclin que le Soleil couronne
D’opales, de rubis et de l’or souverain.


Mais je m’inspirerai du tragique refrain
Du vent qui jette au ciel ses révoltes d’airain,
Qui rôde en sanglotant près de l’âpre serein,
Comme Dante implorant la paix du monastère.

Ô Neiges où la soif du Blanc se désaltère !
Toute virginité recèle le mystère,
La crainte et l’infini du rêve solitaire.

J’écarterai les fruits des jardins de l’Été,
Car l’incomplète ivresse au regard hébété
Ne verse point l’oubli des flots purs du Léthé,

Car la Neige où la soif du Blanc se désaltère
Seule éteindra l’ardeur de mon anxiété…
Dans le noble infini du rêve solitaire,
J’oublierai la ferveur des amours de l’Été.



L’AMANT DES SIRÈNES

Vous craignez le Désir, ô compagnons d’Ulysse.
Aveugles et muets, l’âme close au péril
De la voix qui ruisselle et du rire subtil,
Vous rêvez des foyers qui recueillent l’exil
Aux pieds lassés. Moi seul, ô compagnons d’Ulysse,
Moi seul ai dédaigné la fraude et l’artifice,
Moi seul ose l’Amour et le divin Péril.


Dénouant leurs cheveux fluides, les Sirènes,
Ceintes de la langueur et de l’ardeur des Morts,
S’approchent, un reflet de perles sur leurs corps.
Elles chantent, leur voix se mêle aux clairs accords
Des vagues et du vent… J’entrevois les Sirènes…
Elles chantent l’Amour qui corrode les veines
Comme un venin, et fait brûler le sang des Morts.

Elles chantent la paix de l’heureuse agonie,
Le sanglot nuptial dans l’ombre du Sommeil
Que ne pénètrent plus les flèches du soleil…
Elles chantent l’Amour qui s’apaise, pareil
Aux larmes sans douleur… Ah ! l’heureuse agonie,
Le lit où la couleur se mêle à l’harmonie,
Le flux et le reflux qui bercent le Sommeil…

Le vent m’emportera vers l’énigme des brumes…
J’irai, comme le mât d’un navire broyé,
Et j’abandonnerai mon âme de Noyé
Au rythme des remous, au velours déployé


Des algues, au baiser des brises et des brumes…
Le sel imprégnera d’étranges amertumes
Et de frais souvenirs mes lèvres de Noyé…

Ô lâches compagnons d’Ulysse ! Pour une heure
Je donne l’existence humaine ! Pour un chant
Vaguement répété par la mer au couchant,
Pour un visage à peine entrevu, se penchant
Sur le miroir brisé des ondes, — pour une heure,
J’accepte le silence où le néant demeure,
Le silence où périt la mémoire du chant…



SONNET

Sur les marbres massifs plane la paix de l’air.
La nature, qui hait la fièvre et le factice,
Décore les tombeaux, passive protectrice,
De rosée au printemps et de neige en hiver.

Le souffle égal des Morts s’en va vers le ciel clair.
Ils rêvent gravement : leur sottise et leur vice
Sont devenus de l’herbe et des fleurs sans malice ;
Le lys pur a puisé ses parfums dans leur chair.


Une chauve-souris parfois rôde et s’égare
D’un vol supplicié, tortueux et bizarre,
Ainsi qu’une âme en peine errant près des autels.

Ayant seuls la pudeur et l’orgueil de se taire,
Ces vivants de la veille, inquiets et cruels,
Sont devenus sereins et bons comme la terre.



CHANSON

L’ombre vient, les paupières closes.
Ô ma Maîtresse, j’ai mêlé
Des iris noirs aux roses roses
Dans le crépuscule troublé.

Savourons l’intime détresse,
La langueur que verse le soir…
Pour toi je mêle, ô ma Maîtresse,
La rose rose à l’iris noir.


Tes yeux ont des lueurs mystiques
Comme la lune sur les flots…
Que nous importent les musiques
Où ne vibrent point les sanglots ?

L’ardeur de vivre m’abandonne
Vers la nuit… mais je garde encor
Le reflet du soleil d’automne
Sur tes cheveux de pourpre et d’or.



CORINNE TRIOMPHANTE

Ivre du vin des chants ainsi qu’une Bacchante,
Elle a loué la terre et les Dieux tour à tour,
La femme aux yeux d’amant, Corinne triomphante.

Sa voix a déchaîné les angoisses d’amour :
Les flammes du soleil ont brûlé dans ses veines.

Elle a chanté les jours aux rayons fabuleux,
L’écume de la mer où flottent les sirènes,


Et le lit de Léda parsemé d’iris bleus,
L’Ouranôs aux palais d’opales et de jades
Où le soir vit fleurir les divines Pléiades.
Elle a chanté l’Hadès au fleuve illuminé
D’étoiles, et la paix des demeures funèbres
Où, lune de l’hiver, règne Perséphoné,
La Déesse endormie aux cheveux de ténèbres.
Elle a chante l’Hadès où languissent les fleurs,
Elle a chanté l’effroi des êtres et des choses
Devant l’Aphrodita qui verse les douleurs
Et mêle le poison au cœur simple des roses,
L’Aphrodita, multiple ainsi que l’arc-en-ciel,
Vers qui monte l’essor des lyres inquiètes.
Elle a chanté Daphné dont les blondeurs de miel
Parfument le silence où rêvent les Poètes,
Fugitive éternelle aux lèvres sans amour !

— Ivre du vin des chants ainsi qu’une Bacchante,
Elle a loué la terre et les Dieux tour à tour,
La Femme aux yeux d’amant, Corinne triomphante.



TO THE SUNSET GODDESS

Tes cheveux sont pareils aux feuillages d’automne,
Déesse du Couchant, des Ruines, du Soir !
Le sang du crépuscule est ta rouge couronne,
Tu choisis les marais stagnants pour ton miroir.

L’odeur des lys fanés et des branches pourries
S’exhale de ta robe aux plis lassés : tes yeux
Suivent avec langueur les pâles rêveries :
Dans ta voix pleure encor le sanglot des adieux.


Tu ressembles à tout ce qui penche et décline.
Passive, et comprimant la douleur sans appel
Dont ton corps a gardé l’attitude divine,
Tu parais te mouvoir dans un souffle irréel.

Ah ! l’ardeur brisée, ah ! la savante agonie
De ton être expirant dans l’amour, ah ! l’effort
De tes râles ! — Au fond de l’angoisse infinie,
Je savoure le goût et l’odeur de la Mort.



LA FAUNESSE

Ses lèvres ont ravagé les grappes meurtries
Et bu le baiser rouge et cruel du Désir.
Elle ne connaît point les blanches rêveries,
Ni l’amour que les bras ne sauraient point saisir.

Ses regards ont fané la volupté des lignes,
Les roses de la chair, le marbre des contours.
Ses pas ont saccagé les vergers et les vignes,
Et les vierges ont fui devant ses yeux d’amour.


Érôs l’agite, et Pan la sert et la protège.
Parfois, elle s’éloigne, et, lasse de l’Été,
Elle appelle les vents sans parfum, et la Neige
Qui promet l’impossible et douce chasteté.



LES NOYÉES

Voici l’heure de brume où flottent les Noyées,
Comme des nénuphars aux pétales flétris.
Leurs robes ont l’ampleur des voiles déployées
Qui ne connaîtront plus la douceur des abris.

D’étranges fleurs de mer étrangement parées,
Elles ont de longs bras de pieuvres, et leur corps
Se meut selon le rythme indolent des marées ;
Les remous de la vague animent leurs yeux morts.


Semblable aux algues d’ambre et d’or, leur chevelure
Fluide se répand en délicats réseaux,
Et leur âme est pareille aux conques où murmure
L’harmonie indécise et mouvante des eaux.

Elles aiment les nuits d’agonie et d’orage
Dont l’haleine engloutit les vaisseaux, et celui
Qui va mourir les voit au profond du naufrage,
Quand le dernier rayon de lune s’est enfui.

Elles tendent leurs mains ardentes d’amoureuses,
Elles tendent leurs mains en un geste d’appel,
Et leur lit nuptial aux profondeurs heureuses
S’entr’ouvre, parfumé d’un clair parfum de sel.

Elles aiment les nuits où persistent encore
L’ivresse et la langueur du jour, les nuits d’été
Brûlantes de senteurs, d’astres et de phosphore,
Où le rêve s’enfuit vers l’âpre volupté,


Où Psappha de Lesbôs, leur pâle Souveraine,
Chante l’Aphrodita qui corrompt les baisers
Et qui mêle au désir la stupeur et la haine,
L’Aphrodita qui vint des flots inapaisés,

L’Aphrodita puissante, aux colères divines,
Dont elle apprit jadis les solennels accents,
L’insatiable amour des lèvres féminines,
Des seins nus et des corps vierges et frémissants.



LES COULEURS

Éloignez de mes yeux les flamboiements barbares
Du Rouge, cri de sang que jettent les fanfares.

Éteignez la splendeur du Jaune, cri de l’or,
Où le soleil persiste et ressurgit encor.

Écartez le sourire invincible du Rose,
Qui jaillit de la fleur ingénument déclose,


Et le regard serein et limpide du Bleu, —
Car mon âme est, ce soir, triste comme un adieu.

Elle adore le charme atténué du Mauve,
Pareil aux songes purs qui parfument l’alcôve.

Et la mysticité du profond Violet,
Plus grave qu’un chant d’orgue et plus doux qu’un reflet.

Versez-lui l’eau du Vert, qui calme le supplice
Des paupières, fraîcheur des yeux de Béatrice.

Entourez-la du rêve et de la paix du Gris,
Crépuscule de l’âme et des chauves-souris.

Le Brun des bois anciens, favorable à l’étude,
Sait encadrer mon silence et ma solitude.

Venez ensevelir mon ancien désespoir
Sous la neige du Blanc et dans la nuit du Noir.



LE BLOC DE MARBRE

Je dormais dans le flanc massif de la montagne…
Ses tiédeurs m’enivraient. Auprès de mon sommeil
Sourdait l’ardent effort des fleurs vers le soleil.
Nul ne troublait la paix large de la montagne.

Je dormais. Je semblais un astre dans la nuit,
Et l’ondoyant avril que l’amour accompagne
Tremblait divinement sur l’or de la campagne,
Sans rompre mon attente obscure dans la nuit.


Blancheur inviolée au fond de l’ombre éteinte,
J’ignorais le frisson du nuage, et le bruit
Des branches et des blés sous le vent qui s’enfuit
Et siffle… Je dormais au fond de l’ombre éteinte,

Lorsque tu m’arrachas à mon calme éternel,
Ô mon Maître ! ô Bourreau dont je porte l’empreinte !
Dans la douleur et dans l’effroi de ton étreinte,
Je vécus, je perdis le repos éternel.

Je devins la Statue au front las, et la foule
Insulte d’un regard imbécile et cruel
Ma froide nudité sans geste et sans appel,
Pâture du désir passager de la foule.

Et je suis la victime orgueilleuse du Temps,
Car je souffre au delà de l’heure qui s’écoule.
Mon angoisse domine altièrement la houle
Gémissante qui meurt dans l’infini du Temps.


Je te hais, Créateur dont la pensée austère
A fait jaillir mon corps en de fiévreux instants,
Et dont je garde au cœur les rêves sanglotants.
Je porte tout le poids des soupirs de la terre,

Car je suis la victime orgueilleuse du Temps.



RESSOUVENIR

J’ai bu le vin brûlant de tes lèvres, Atthis…
Ah ! l’enveloppement tenace des étreintes,
Et la complicité des lumières éteintes,
Les rougeurs de la rose et les langueurs du lys !

Dans ta robe ondoyante, imprécise et fluide,
Tu me parais une algue, et ton parfum amer
Évoque savamment ta nudité d’hier
Où ruisselaient tes blonds cheveux de Néréide.



À LA DIVINITÉ INCONNUE

J’aspire auprès de toi le silence et le charme
Des nuits où la douleur se plaît à demeurer,
Toi qu’on ne voit jamais essuyer une larme,
Mais dont parfois j’entends la grande âme pleurer.

Le cristal réfléchit tes chastes attitudes,
Et tu fuis le factice et le faste et le fard.
Tes lèvres ont le pli muet des solitudes
Et l’accent des bonheurs qui nous viennent trop tard.


Le décor de ton rêve est la chambre sereine
Où meurt languissamment le bruit lointain des eaux.
Les souffles de la mer n’ont soulevé qu’à peine
Le soir perpétuel sous l’ombre des rideaux.

Iône ou Viola, ton nom d’Inspiratrice
Évoque les sons d’orgue et les graves couleurs.
Tu pares les jardins, et, comme Béatrice,
Tu sembles émerger d’un nuage de fleurs.

Vers toi le songe pur de mon âme s’élève,
Mon angoisse ne cherche point à s’apaiser,
Car tu m’es inconnue et n’existes qu’en rêve,
Et je n’apprendrai pas le goût de ton baiser.



MORT MARITIME

Τῷ γρίπει Πελάγωνι πατὴρ ἐπέθηϰε Μενισϰος
ϰύρτον ϰαὶ ϰώπαν, μνάμα ϰαϰιζοΐας ;

Ψαπφά


Mettez le filet et la rame et les voiles,
Pêcheurs, au-dessus de ce tombeau marin
Où dort Pélagôn, fils errant des étoiles
Et fils du destin.

Ce Mort a connu les hasards de l’orage,
Le tourment des flots, les monstres de la mer,
La faim qui menace et la soif qui ravage
Et le pain amer.


Mais le vent du large a gonflé sa poitrine
D’un souffle pareil à l’haleine des Dieux,
Et les pieds d’argent de Téthys la divine
Ont ravi ses yeux,

Il a bu l’odeur et la couleur des vagues,
Le baiser de sel qui ranime et qui mord,
Il a vu flotter, ondoyantes et vagues,
Les brumes du Nord.

Mettez le filet et la rame et les voiles,
Pêcheurs, au-dessus de ce tombeau marin
Où dort Pélagôn, fils errant des étoiles
Et fils du Destin.



PAYSAGE MYSTIQUE

Il est un ciel limpide où s’éteint le zéphyr,
Où la clarté se meurt sur les champs d’asphodèles,
Et là-bas, dans le vol de leur dernier soupir,
Vient l’âme sans espoir des Amantes fidèles.

Là-bas, la rose même a d’étranges pâleurs,
Les oiseaux n’ont qu’un chant égal et monotone,
Les terrestres parfums ont délaissé les fleurs,
Le soleil a toujours un sourire d’automne.


Elles passent, les yeux vaguement azurés,
Dans l’orgueil virginal de leur beauté première,
Effleurant de leur pas harmonieux les prés
Que leurs blancs vêtements parsèment de lumière.

Et le mouvant miroir de la source confond
Dans un même reflet les larges chevelures…
Les lueurs du couchant se mêlent à leur front :
Mais les baisers sont morts sur leurs lèvres très pures.

Elles ont recueilli la flamme de l’autel
Qui brûle sous les yeux de la chaste Déesse,
Et gardé de l’Amour ce qu’il a d’éternel;
Le divin souvenir, le rêve et la tristesse.



TIMAS

Τιμάδος ἄδε κόνις, τὰν δὴ πρὸ γάμοιο θανοῦσαν
δέξατο Φορσεφόνας κυάνεος θάλαμος,
ἂς καὶ ἀποφθιμένας πᾶσαι νεοθᾶγι σιδάρῳ
ἅλικες ἱμερτὰν κρατὸς ἔθεντο κόμαν.

Ψάπφα.


Déesse de la Mort, pâle Perséphoné,
Dont l’Hadès recueillit les langueurs léthéennes,
Déesse dont le front semble un printemps fané,
Dont la voix est l’écho des voix élyséennes,
Déesse de la Mort, pâle Perséphoné,


Ouvre, d’un geste lent, ta chambre nuptiale,
Où l’éternel soupir des Morts vient s’apaiser,
À l’ombre de Timas, la vierge liliale
Qui n’a jamais connu le désir du baiser :
Ô Déesse, ouvre-lui ta chambre nuptiale !

Vois son manteau tissé d’étrange pourpre et d’or.
Sa parure dépasse en beauté les parures
Des reines de l’Égypte au fabuleux trésor…
Les vierges ont coupé leurs belles chevelures
Pour lui faire un manteau d’étrange pourpre et d’or.