Œuvres complètes (Beaumarchais)/Memoires/Texte entier 1

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Œuvres complètes (Beaumarchais)/Memoires
Œuvres complètes, Texte établi par Édouard Fournier, Laplace (p. 224-501).


MÉMOIRES


MÉMOIRE À CONSULTER
POUR
P.-A. CARON DE BEAUMARCHAIS

Pendant que le public s’entretient d’un procès dont le fond et les détails excitent sa curiosité ; pendant que des gazetiers, vendus aux intérêts de différents partis, le défigurent de toutes les manières ; pendant que les méchants accumulent sur moi les plus absurdes calomnies, et ne disputent que sur le choix des atrocités ; enfin pendant que les honnêtes gens consternés gémissent sur la foule de maux dont un seul homme peut être à la fois assailli ; laissons jaser l’oisiveté, dédaignons les libelles, plaignons les méchants, rendons grâces aux gens honnêtes, et présentons ce mémoire à mes juges, comme un hommage public de mon respect pour leurs lumières, et de ma confiance en leur intégrité.

Si c’est un malheur d’être engagé dans un procès dont le plus grand bien possible est qu’il n’en résulte aucun mal ; au moins est-ce un avantage de justifier ses actions devant un tribunal jaloux de l’estime de la nation qui a les yeux ouverts sur son jugement, devant des magistrats trop généreux pour prendre parti contre un citoyen parce que son adversaire est leur confrère, et trop éclairés sur leur véritable dignité pour confondre une querelle particulière dont ils sont juges, avec ces grands démêlés où le corps entier de la magistrature aurait ses droits à soutenir ou son honneur à venger.

La question qui occupe aujourd’hui les chambres assemblées est de savoir si la nécessité de répandre l’or autour d’un juge pour en obtenir une audience indispensable, et qu’on n’a pu se procurer autrement, est un genre de corruption punissable, ou seulement un malheur digne de compassion.

Forcé d’employer ma faible plume, au défaut de toute autre, dans une affaire où la terreur écarte loin de moi tous les défenseurs, où il faut des injonctions réitérées des magistrats pour qu’on me signe au palais la plus juste requête ; détruisons toute idée de corruption par le simple exposé des faits, et ne craignons point qu’on m’accuse de tomber dans le défaut trop commun de les altérer devant la justice. Ils sont déjà connus des magistrats par le vu des charges et informations ; je ne fais ici que les rétablir dans l’ordre chronologique que des dépositions partielles et la forme des interrogatoires leur ont nécessairement ôté.

Uniquement destiné à soulager l’attention de mes juges, ce mémoire sera l’historique exact et pur de tout ce qui tient à la question agitée. Je n’y dirai rien qui ne soit constant au procès. Les faits qui me sont personnels y seront affirmés positivement. Ce que j’ai su par le témoignage d’autrui portera l’empreinte de la circonspection ; et si ce mémoire n’a pas toute la méthode qui caractérise les ouvrages de nos orateurs du barreau, au moins il réunira le double avantage de ne contenir que des faits véritables, et de fixer l’opinion flottante du public sur le fond d’une affaire dont le secret de la procédure empêchera qu’il soit jamais bien instruit par une autre voie.

faits préliminaires

Le 1er avril 1770, j’ai réglé définitivement avec M. Pâris Duverney un compte appuyé sur des titres, et sur une liaison de douze ans d’intérêts, de confiance et d’amitié.

Par le résultat de ce compte, fait double entre nous, M. Duverney resta mon débiteur, et mourut quatre mois après, sans s’être acquitté envers moi.

Son légataire universel prit des lettres de rescision contre l’acte du 1er avril, en poursuivit l’entérinement aux requêtes de l’hôtel, et fut débouté de sa demande par deux sentences consécutives.

Il en appela au parlement ; et, profitant du moment qu’une lettre de cachet me tenait sous la clef, à réfléchir sur le danger des liaisons disproportionnées, il poursuivit sans relâche le jugement de son appel. Il faisait plaider, il sollicitait, il gagnait les esprits ; et moi j’étais en prison.

Enfin, le 1er avril 1773, sur les conclusions de M. l’avocat général de Vaucresson, la cour mit l’affaire en délibéré, au rapport de M. Goëzman.

Ô M. Duverney, lorsque vous signâtes cet arrêté de compte par lequel vous vous reconnaissiez mon débiteur, le 1er avril 1770, vous étiez bien loin de prévoir que trois ans après, à pareil jour, sur le refus d’acquitter votre engagement par un légataire à qui vous laissiez plus d’un million, M. Goëzman de Colmar serait nommé rapporteur ; que je perdrais en quatre jours mon procès et cinquante mille écus ; et que ce magistrat me dénoncerait ensuite au parlement comme ayant calomnié sa personne, après avoir tenté de corrompre sa justice !

faits positifs

Peu de jours avant le prononcé du délibéré, j’avais enfin obtenu du ministre la permission de solliciter mon procès, sous les conditions expresses et rigoureuses de ne sortir qu’accompagné du sieur Santerre, nommé à cet effet ; de n’aller nulle autre part que chez mes juges, et de rentrer prendre mes repas et coucher en prison : ce qui gênait excessivement mes démarches, et raccourcissait beaucoup le peu de temps accordé pour mes sollicitations.

Dans ce court intervalle je m’étais présenté au moins dix fois chez M. Goëzman sans pouvoir le rejoindre : le hasard seulement me l’avait fait rencontrer une fois chez un autre conseiller de grand’chambre, mais à une heure tellement incommode, que ces magistrats, pressés de sortir, ne m’accordaient qu’une légère attention. Je n’en fus pas très-affecté, M. Goëzman ne faisant alors que nombre avec mes juges. Cette relation intime d’un rapporteur à son client, qui rend l’un aussi attentif que l’autre est disert ; cet intérêt pressant qui fait tout expliquer, tout entendre et tout approfondir, n’existaient pas encore entre nous.

Mais le 1er avril, aussitôt qu’il fut chargé du rapport de mon procès, il devint un homme essentiel pour moi ; je n’eus plus de repos que je ne l’eusse entretenu. Je me présentai chez lui trois fois dans cette après-midi, et toujours la formule écrite : Beaumarchais supplie Monsieur de vouloir bien lui accorder la faveur d’une audience, et de laisser ses ordres à son portier pour l’heure et le jour. Ce fut vainement : la portière (car c’en était une), fatiguée de moi, m’assura le lendemain matin, à ma quatrième visite, que Monsieur ne voulait voir personne, et qu’il était inutile que je me présentasse davantage. J’y revins l’après-midi ; même réponse.

Si l’on réfléchit que, du 1er au 5 avril, jour auquel M. Goëzman devait rapporter l’affaire, il n’y avait que quatre jours pleins, et que, de ces quatre jours si précieux, j’en avais déjà usé un et demi en démarches perdues ; si l’on sait qu’un ami de M. Goëzman avait été deux fois chez lui sans succès pour m’obtenir l’audience, on concevra toute mon inquiétude.

J’appuie sur ces légers détails, parce qu’on me reproche au palais, aujourd’hui, de n’avoir pas écrit alors à M. Goëzman pour le voir. Eh ! grands dieux, écrire ! une lettre ne pouvait-elle pas rester un jour entier sans réponse, et me faire perdre encore vingt-quatre heures, à moi qui comptais les minutes ? Et mes cinq courses en aussi peu de temps ne valaient-elles pas bien une lettre ? Et ce que j’écrivais chez la portière, n’était-ce donc pas écrire ? Et croyez-vous qu’on ignorât mon empressement, lorsqu’à l’une de ces courses nous vîmes, de mon carrosse, M. Goëzman ouvrir le rideau de son cabinet au premier, qui donne sur le quai, et regarder à travers les vitres le malheureux qui restait à sa porte ? Ce fait, ainsi que les autres, est attesté par le sieur Santerre, qui m’accompagnait, et dont le témoignage ne saurait être suspect : et il faut le dire et le répéter, car il n’y a pas ici de petites circonstances.

Comme on ne peut tordre mes intentions, et donner à mes sacrifices d’argent la tournure de la corruption, qu’en argumentant de ma négligence à rechercher M. Goëzman, et qu’on le fait réellement aujourd’hui, il m’est de la plus grande importance que la multiplicité, la vivacité, l’obstination même de mes démarches pour le voir, soient aussi constatées que leur inutilité. Nous compterons à la fin combien de fois j’ai assiégé sa porte pendant les quatre jours pleins qu’il a été mon rapporteur. Cette façon d’argumenter à mon tour me lavera peut-être une bonne fois du reproche de négligence. On cessera d’en extraire celui de corruption ; d’où l’on conclut que, croyant ma cause mauvaise, je l’étayais par toutes sortes de manœuvres. Avec cet enchaînement d’inductions vicieuses, on arrive aux horreurs, aux diffamations, et à toutes les indignités qui ont suivi la perte de mon procès. Telle est la marche de l’animosité : nous y reviendrons.

Ne sachant plus à quel parti m’arrêter, j’entrai en revenant chez une de mes sœurs pour y prendre conseil, et calmer un peu mes sens. Alors le sieur Dairolles, logé dans la maison de ma sœur, se ressouvint qu’un nommé le Jay, libraire, avait des habitudes intimes chez M. Goëzman, et pourrait peut-être me procurer les audiences que je désirais. Il fit venir le sieur le Jay, l’entretint, en reçut l’assurance que, moyennant un sacrifice d’argent, l’audience me serait promptement accordée. Étonné qu’il s’ouvrît une pareille voie, et curieux de savoir quelle espèce de relation pouvait exister entre ce libraire et M. Goëzman, j’appris du sieur Dairolles que le libraire débitait les ouvrages de ce magistrat, que madame Goëzman venait assez souvent chez lui pour recevoir la rétribution d’auteur : ce qui avait mis assez de liaison entre elle et la dame le Jay. « Mais le vrai motif qui engage le sieur le Jay à répondre des audiences, ajouta-t-il, est que madame Goëzman l’a plusieurs fois assuré que s’il se présentait un client généreux, dont la cause fût juste, et qui ne demandât que des choses honnêtes, elle ne croirait pas offenser sa délicatesse en recevant un présent. » Cela me fut dit chez ma sœur, devant plusieurs de mes parents et amis.

La demande étant portée à deux cents louis, je me récriai sur la somme, autant que sur la dure nécessité de payer des audiences. Quand on m’a jugé aux requêtes de l’hôtel, disais-je, où j’ai gagné ce procès en première instance, loin qu’il m’en ait coûté pour voir mon rapporteur, je n’ai pas même su quel était son secrétaire ; et M. Dufour, magistrat aussi accessible que juge éclairé, a poussé la patience et l’honnêteté jusqu’à souffrir mes importunités verbales et par écrit pendant six semaines au moins. Pourquoi faut-il aujourd’hui payer ? etc., etc., etc.

Je résistais, je bataillais ; mais l’importance de voir M. Goëzman était telle, et le temps pressait si fort, que mes amis inquiets me conseillaient tous de ne pas hésiter : « Quand vous aurez perdu cinquante mille écus, me disaient-ils, faute d’avoir instruit votre rapporteur, quelle différence mettront dans votre aisance deux cents louis de plus ou de moins ? Si l’on vous en demandait cinq cents, il n’y aurait pas plus à balancer. » Pour trancher la question, l’un d’eux obligeamment courut chez lui, et remit à ma sœur cent louis que je n’avais pas.

Plus économe de ma bourse, ma sœur voulut essayer d’arracher cette audience pour cinquante louis : et, de son chef, elle remit un rouleau seul au sieur le Jay, lui disant qu’elle n’avait pas encore pu changer en or les deux mille quatre cents livres apportées par son frère, et qu’elle le priait en grâce de voir si ces cinquante louis ne suffiraient pas pour m’ouvrir cette fatale porte. Mais bientôt le sieur Dairolles vint chercher le second rouleau. « Quand on fait un sacrifice, madame, lui dit-il, il faut le faire honnête ; autrement il perd son mérite, et monsieur votre frère désapprouverait beaucoup, s’il le savait, qu’on eût perdu seulement quatre heures pour épargner un peu d’argent. » Alors ma sœur, ne pouvant plus reculer, abandonna tristement les autres cinquante louis ; et ces messieurs retournèrent chez madame Goëzman.

Mais, dira-t-on, comment, dans une affaire aussi majeure, étiez-vous si indolent, si passif, que toutes les démarches se fissent entre vos parents et amis, sans vous ? et comment disposait-on ainsi de votre argent et d’un temps si précieux, sans que votre acquiescement y parût même nécessaire ? Eh ! messieurs, vous oubliez la foule de maux dont j’étais accablé ; vous oubliez que j’étais en prison ; vous oubliez que, forcé d’y attendre le matin qu’on vînt me chercher pour sortir, d’y revenir prendre mes repas et d’y rentrer le soir de bonne heure, je ne pouvais suivre exactement des opérations aussi mêlées. Voilà pourquoi le zèle de mes amis y suppléait ; voilà pourquoi je n’ai su beaucoup de ces détails qu’après coup ; voilà pourquoi je n’ai jamais encore vu le sieur le Jay, au moment où j’écris ce mémoire, etc., etc. Renouons le fil de ma narration, que cet éclaircissement a coupé.

Quelques heures après, le sieur Dairolles assura ma sœur que madame Goëzman, après avoir serré les cent louis dans son armoire, avait enfin promis l’audience pour le soir même. Et voici l’instruction qu’il me donna quand il me vit : « Présentez-vous ce soir à la porte de M. Goëzman ; on vous dira encore qu’il est sorti ; insistez beaucoup ; demandez le laquais de madame ; remettez-lui cette lettre, qui n’est qu’une sommation polie à la dame de vous procurer l’audience, suivant la convention faite entre elle et le Jay ; et soyez certain d’être introduit. »

Docile à la leçon, je fus le soir chez M. Goëzman, accompagné de Me Falconnet, avocat, et du sieur Santerre. Tout ce qu’on nous avait prédit arriva : la porte nous fut obstinément refusée ; je fis demander le laquais de madame, à qui je proposai de rendre ma lettre à sa maîtresse ; il me répondit niaisement qu’il ne le pouvait alors, parce que monsieur était dans le cabinet de madame avec elle. « C’est une raison de plus, lui dis-je en souriant de sa naïveté, de porter la lettre à l’instant. Je vous promets qu’on ne vous en saura pas mauvais gré. » Le laquais revint bientôt, et nous dit que nous pouvions monter dans le cabinet de monsieur ; qu’il allait s’y rendre lui-même par l’escalier intérieur qui descend chez madame. En effet, M. Goëzman ne tarda pas à nous y venir trouver. Qu’on me passe un détail minutieux ; on sentira bientôt comment ils deviennent tous importants. Il était neuf heures du soir lorsqu’on nous fit monter au cabinet ; nous trouvâmes le couvert mis dans l’antichambre, et la table servie ; d’où nous conclûmes que l’audience retardait le souper.

La voilà donc ouverte à la fin cette porte, et c’est au moment indiqué par le Jay ; l’agent n’écrit qu’un mot, j’en suis le porteur ; la dame le reçoit, et le juge paraît. Cette audience, si longtemps courue, si vainement sollicitée, on la donne à neuf heures, à l’instant incommode où l’on va se mettre à table. Sans insulter personne, on pouvait, je crois, aller jusqu’à soupçonner que les cent louis avaient mis tout le monde d’accord sur l’audience, et qu’elle était le fruit de la lettre que madame venait de recevoir en présence de monsieur. Aujourd’hui que l’on plaide, il se trouve que personne ne savait rien de rien, et que l’audience, au milieu de tant d’obstacles, se trouve octroyée par hasard en ce moment unique. J’en demande bien pardon ; il était, sans doute, excusable de s’y tromper.

L’audience de M. Goëzman s’entama par la discussion de quelques pièces au procès. J’avoue que je fus étonné de la futilité de ses objections, et du ton avec lequel il les faisait : je le fus même au point que je pris la liberté de lui dire que je ne le croyais pas assez instruit de l’affaire pour être en état de la rapporter sous deux jours. Il me répondit qu’il la connaissait assez dès à présent pour la juger, qu’elle était toute simple, et qu’il espérait en rendre un compte exact à la cour le lundi suivant. En l’écoutant, je crus apercevoir sur son visage les traces d’un rire équivoque, dont je fus très-alarmé. De retour, je fis part de mes observations à mes amis.

Le sieur Dairolles les fit parvenir à madame Goëzman, en sollicitant une seconde audience. La réponse fut que, si M. Goëzman ne m’avait fait que des objections frivoles, c’est qu’apparemment il n’en avait point d’autres à faire contre mon droit : et qu’à l’égard du rire qui m’avait alarmé, c’était le caractère de sa physionomie ; qu’au reste, si je voulais lui envoyer mes réponses aux objections de son mari, elle se chargeait volontiers de les lui remettre : ce que je fis, en accompagnant le paquet d’une lettre polie pour la dame.

Nous étions au dimanche 4 avril, il ne restait plus qu’un jour pour solliciter : mon affaire devait être rapportée le lendemain. Je priai le sieur Dairolles de savoir au vrai si je ne devais plus espérer d’être entendu, trouvant qu’on m’avait vendu bien cher l’unique faveur d’une courte audience.

On négocia de nouveau ; mais les difficultés qu’on nous opposa firent deviner à tout le monde qu’il n’y avait qu’un seul moyen de les résoudre : autres débats, humeur de ma part, représentations de celle de mes amis. L’avis qui prévalut fut que l’on saurait positivement de madame Goëzman si la seconde audience tenait à un second sacrifice ; et qu’alors, au défaut de cent autres louis qui me manquaient, on lui laisserait une montre à répétition enrichie de diamants. Elle fut aussitôt remise à le Jay par le sieur Dairolles.

Enfin, je reçus la promesse la plus positive d’une audience pour le soir même, mais le sieur Dairolles, en m’apprenant que la dame avait été encore plus flattée de ce bijou que des cent louis qu’elle avait reçus, ajouta qu’elle exigeait en outre quinze louis pour le secrétaire de son mari, à qui elle se chargeait de les remettre. Cela est d’autant plus singulier, monsieur, lui dis-je, que vous savez qu’un de vos amis eut hier toutes les peines du monde à faire accepter à ce secrétaire une somme de dix louis qu’il lui présentait d’office. Cet homme modeste s’obstinait à la refuser, disant qu’il était absolument inutile à mon affaire, qui se traitait dans le cabinet du rapporteur, et sans lui. « Que voulez-vous, me dit le sieur Dairolles ? Toutes ces observations ont été faites à madame Goëzman ; elle n’en a pas moins insisté sur la remise de quinze louis : elle doit ignorer, dit-elle, ce que le secrétaire a reçu d’ailleurs ; enfin, ces quinze louis sont indispensables. »

Ils furent remis, de mauvaise grâce à la vérité, puis portés à madame Goëzman ; puis l’audience assurée de nouveau pour sept heures. Mais ce fut encore vainement que je me présentai : n’ayant pas cette fois de passe-port auprès de madame, il fallut revenir sans avoir vu monsieur.

Le lecteur, qui se fatigue à la fin de lire autant de promesses vaines, autant de démarches inutiles, jugera combien je devais être outré moi-même de recevoir les unes et de faire les autres.

Je revins chez moi, la rage dans le cœur. Nouvelle course des intermédiaires. Pour cette fois, il ne faut pas omettre la curieuse réponse qu’on me rapporta. « Ce n’est point la faute de la dame si vous n’avez pas été reçu. Vous pouvez vous présenter demain encore chez son mari. Mais elle est si honnête, qu’en cas que vous ne puissiez avoir d’audience avant le jugement, elle vous fait assurer que tout ce qu’elle a reçu vous sera fidèlement remis. »

J’augurai mal de cette nouvelle annonce. Pourquoi la dame s’engageait-elle alors à rendre l’argent ? Je ne l’avais pas exigé. Quelle raison la faisait tergiverser sur une audience tant de fois promise ? Je fis à ce sujet les plus funestes réflexions. Mais quoique le ton et les procédés parussent absolument changés, je n’en résolus pas moins de tenter un dernier effort pour voir mon rapporteur le lendemain matin, seul instant dont je pusse profiter avant le jugement du procès.

Pendant que je déplorais mon sort, un homme d’une probité reconnue, ayant été témoin et quelquefois confident des affaires particulières entre M. Duverney et moi, s’intéressait à ma cause, dont il connaissait la justice. Ce motif lui fit trouver moyen de s’introduire chez M. Goëzman, en faisant dire à ce rapporteur qu’il avait des éclaircissements importants à lui donner sur l’affaire de la succession Duverney, et se gardant bien, surtout, d’articuler qu’il penchât pour moi. Il fut aussi surpris que je l’avais été des objections de M. Goëzman : comme elles sont entrées dans son rapport à la cour, qu’il lui lut en partie, je vais les rappeler en note ; elles serviront à montrer dans quel esprit M. Goëzman traitait une affaire aussi grave ; elles motiveront mes efforts pour en obtenir des audiences, et justifieront les sacrifices que j’ai faits pour y parvenir[1].

Mon ami eut beaucoup de peine à se faire écouter dans ses réponses, mais il ne quitta point M. Goëzman qu’il n’en eût au moins arraché la promesse positive de m’ouvrir sa porte et de m’entendre le lendemain matin ; il obtint de plus la permission de me communiquer ses objections, et s’engagea pour moi que je les résoudrais à la satisfaction du rapporteur.

Si jamais audience a paru certaine, ce fut sans doute cette dernière, que le rapporteur promettait d’un côté, pendant que sa femme en recevait le prix de l’autre. Cependant, malgré les assurances du mari et de la femme, nous ne fûmes pas plus heureux le lundi matin que les autres jours : mon ami m’accompagnait, le sieur Santerre était en tiers ; ils furent aussi outrés que moi de me voir durement refuser la porte, quoiqu’on ne dissimulât pas que madame et monsieur étaient au logis. J’avoue que ce dernier trait mit à bout ma patience. Nous éclatâmes en murmures ; et pendant que mon ami, épuisant toutes les ressources, allait chercher le secrétaire au palais pour essayer de nous faire introduire, je priai la portière de me permettre au moins d’écrire dans sa loge les réponses que j’avais espéré faire verbalement à son maître. Nous y restâmes une heure et demie, le sieur Santerre et moi. Mon ami revint avec un nouvel introducteur ; mais les ordres étaient positifs, nous ne pûmes passer le seuil de la porte ; ce ne fut qu’à force d’instances, et même en donnant six francs à un laquais, que nous parvînmes à faire remettre à M. Goëzman mes réponses, et l’extrait d’un acte important pour la recherche duquel un notaire avait passé la nuit.

Le même jour je perdis ma cause ; et M. Goëzman, en sortant du conseil, dit tout haut à mon avocat, devant plusieurs personnes, qu’on avait opiné du bonnet d’après son avis. Le fait est cependant que plusieurs conseillers sont restés d’un sentiment contraire au sien.

Quelle cruauté ! N’est-ce pas tourner le poignard dans le cœur d’un homme, après l’y avoir enfoncé ? Moins le propos était fondé, plus il montrait de partialité dans le juge, et… Laissons les réflexions ; elles aigrissent mon chagrin et retardent mon ouvrage.

Il est temps de tenir parole ; opposons la récapitulation de mes courses chez M. Goëzman au reproche de n’en avoir pas fait assez pour le voir, pendant les quatre jours pleins qu’il a été mon rapporteur, d’où l’on induit que j’ai pu avoir intention de le corrompre.

1er avril. Le jour qu’il a été nommé rapporteur, dans l’après-midi et soirée, trois courses inutiles… 3
2 avril. Vendredi matin, une course inutile… 1
Vendredi après-midi, course inutile… 1
Vendredi au soir, course inutile… 1
3 avril. Samedi matin, course inutile… 1
Samedi au soir, audience promise par madame Goëzman, et obtenue, course utile 1
4 avril. Dimanche au soir, audience promise par madame Goëzman, et non obtenue, course inutile… 1
5 avril. Lundi matin, jour du rapport, audience promise d’un côté par M. Goëzman, payée de l’autre à madame, et non obtenue, course inutile… 1
Total des courses en quatre jours pleins… 10
Si l’on ajoute les deux qu’un ami de M. Goëzman a faites en même temps pour moi sur le même objet… 2
Et mes dix courses avant sa nomination… 10
Total des courses pour avoir audience… 22

Une seule audience obtenue.

En me lavant ainsi du reproche de négligence, je pense avoir beaucoup ébranlé le système de corruption : achevons de l’anéantir par un autre calcul et quelques réflexions fort simples.

Il m’en a coûté cent louis pour obtenir une audience de M. Goëzman. Qu’on suive cet argent à la trace, et qu’on juge si, de la distance où je suis resté du rapporteur, il était possible que j’eusse formé le projet insensé de le corrompre.

En cédant à la nécessité de sacrifier cent louis, je ne les avais pas (une personne) ; un ami me les a offerts (deux) ; ma sœur les a reçus de ses mains (trois) ; elle les a confiés au sieur Dairolles (quatre), qui les a remis au sieur le Jay (cinq), pour être donnés à madame Goëzman, qui les a gardés (six) ; enfin M. Goëzman, que je n’ai vu qu’à ce prix, et qui a tout ignoré (sept).

Voilà donc, de M. Goëzman à moi, une chaîne de sept personnes, dont il prétend que je tiens le premier chaînon comme corrupteur, et lui le dernier comme incorruptible. D’accord. Mais s’il est juge incorruptible, comment prouvera-t-il que je suis un client corrupteur ? À travers tant de personnes on se trompe aisément sur l’intention d’un homme :

d’ailleurs, un juge corrompu n’a plus besoin d’instructions ; et l’éloignement où se tient de lui son corrupteur est le premier égard qu’il lui doit, et le plus sûr moyen d’écarter tout soupçon de leur intelligence. Or, il est prouvé qu’après avoir payé j’ai montré encore plus d’empressement de voir M. Goëzman qu’avant de donner les cent louis : donc je n’ai pas cru avoir gagné son suffrage en payant ; donc ce n’était pas son suffrage qu’on avait marchandé pour moi ; donc je ne voulais que des audiences ; donc je ne suis pas un corrupteur ; donc il a calomnié mon intention ; donc le procès est mal intenté contre moi ; donc… Ce qu’il fallait démontrer.

J’avais perdu ma cause ; le mal était consommé. Le soir même du jugement, le sieur Dairolles rendit à ma sœur les deux rouleaux de louis, et la montre enrichie de diamants. « À l’égard des quinze louis, dit-il, comme ils avaient été exigés par madame Goëzman pour être remis au secrétaire de son mari, elle s’est crue à bon droit dispensée de les rendre au sieur le Jay. »

La conduite de ce secrétaire étant une énigme pour moi, je voulus l’eclaircir. Étonné qu’après avoir refusé modestement dix louis il en retint vingt-cinq, je priai l’ami qui lui avait fait accepter ces dix louis d’aller lui demander si quelqu’un lui avait depuis remis quinze autres louis. Non-seulement le secrétaire nia qu’on les lui eût offerts, et il les aurait, dit-il, certainement refusés ; mais il offrit à mon ami de lui rendre les dix louis qu’il en avait reçus, en l’assurant de nouveau qu’il n’avait fait aucun travail à ce malheureux procès, qui me coûtait trop d’argent pour qu’on augmentât encore mes pertes par des sacrifices volontaires.

Mon ami, sûr de mes intentions, le pria de les garder moins comme un honoraire dû à ses peines, que comme un léger hommage rendu à son honnêteté.

Alors, piqué du moyen malhonnête qu’on employait pour retenir mes quinze louis, croyant même que le sieur le Jay, que je ne connaissais point du tout, avait voulu les garder, je lui fis dire par le sieur Dairolles que je voulais savoir ce qu’étaient devenus ces quinze louis.

Le libraire affirma pendant plusieurs jours les avoir en vain demandés à madame Goëzman, qui lui répondait constamment être convenue avec lui que dans tous les cas ces quinze louis seraient perdus pour moi. Il ajouta qu’il ne pouvait souffrir qu’on le soupçonnât de les avoir gardés ; que la dame se fait celer, et que je pouvais lui en écrire directement.

Le 21 avril, c’est-à-dire dix-sept jours après le jugement du procès, j’écrivis la lettre suivante à madame Goëzman :

« Je n’ai point l’honneur, Madame, d’être personnellement connu de vous ; et je me garderais de vous importuner, si, après la perte de mon procès, lorsque vous avez bien voulu me faire remettre mes deux rouleaux de louis, et la répétition enrichie de diamants qui y était jointe, on m’avait aussi rendu de votre part quinze louis d’or, que l’ami commun qui a négocié vous a laissés de subrogation.

« J’ai été si horriblement traité dans le rapport de monsieur votre époux, et mes défenses ont été tellement foulées aux pieds par celui qui devait, selon vous, y avoir un légitime égard, qu’il n’est pas juste qu’on ajoute aux pertes immenses que ce rapport me coûte celle de quinze louis d’or, qui n’ont pas dû s’égarer dans vos mains. Si l’injustice doit se payer, ce n’est pas par celui qui en souffre aussi cruellement. J’espère que vous voudrez bien avoir égard à ma demande, et que vous ajouterez à la justice de me rendre ces quinze louis celle de me croire, avec la respectueuse considération qui vous est due,

« Madame, votre, etc.

« Ce 21 avril 1773. »

Je n’en reçus point de réponse ; mais le lendemain ma sœur vint m’apprendre que le sieur le Jay était dans sa maison, égaré comme un insensé ; madame Goëzman, disait-il, l’avait envoyé chercher, pour se plaindre amèrement de ce que je lui demandais une somme de cent louis et une montre enrichie de diamants, qu’elle m’avait fait rendre. Il ajoutait que cette dame, outrée de colère, l’avait menacé de le perdre, ainsi que moi, en employant le crédit de M. le duc d’…

Ma sœur me dit que tous ces propos se tenaient chez elle, devant son médecin ; qu’elle avait inutilement essayé de remettre la tête de ce pauvre le Jay, à qui l’on ne pouvait faire comprendre qu’il ne s’agissait que de quinze louis égarés entre lui et cette dame, et non de ce qui m’avait été rendu ; que cet homme était si troublé, qu’il assurait avoir lu en propres termes dans ma lettre, que la dame lui avait montrée, la demande des cent louis et du bijou ; qu’enfin il menaçait de nier la part qu’il avait eue à cette affaire, si elle prenait une mauvaise tournure.

Heureusement j’avais gardé copie de ma lettre ; je l’envoyai par ma sœur au sieur le Jay, qui fut, à ce qu’il dit, sur-le-champ chez madame Goëzman, lui faire à son tour ses reproches. Je ne sais s’il tint parole, mais enfin les quinze louis ne revinrent point. J’ai depuis écrit deux lettres au libraire à ce sujet, qui sont restées sans réponse. Elles ont été jointes au procès.

J’appris alors dans le public que M. Goëzman, muni d’une déclaration du sieur le Jay[2], dans laquelle j’étais violemment inculpé, avait été chez M. le duc de la Vrillière et chez M. de Sartine, se plaindre hautement que je calomniais sa personne, après avoir tenté de corrompre sa justice. Je n’en croyais pas un mot : tant de précautions extra-judiciaires, avant qu’il y eût aucune procédure entamée, me paraissaient au-dessous même du moins instruit des criminalistes. Je ne pouvais me figurer qu’un conseiller au parlement, sur des objets relatifs à un procès jugé au parlement, invoquât une autre autorité que celle du parlement pour avoir raison de qui que ce fût ; en tout cas, je me promis bien qu’il ne me serait pas reproché, si je pouvais l’éviter, d’avoir provoqué, par mes discours ou mes écrits, un combat aussi indécent entre M. Goëzman et moi. Résolu que j’étais de me renfermer dans des défenses juridiques, si on allait jusqu’à m’attaquer en forme, j’eus l’honneur d’adresser la lettre suivante à l’un des hommes en place qui jouit au plus juste titre de l’estime et de la confiance universelles.


« Monsieur,

« Sur les plaintes qu’on prétend que M. Goëzman, conseiller au parlement, fait de moi, disant que j’ai tenté de corrompre sa justice, en séduisant madame Goëzman par des propositions d’argent qu’elle a rejetées, je déclare que l’exposé fait ainsi est faux, de quelque part qu’il vienne. Je déclare que je n’ai point tenté de corrompre la justice de M. Goëzman pour gagner un procès que j’ai toujours cru qu’on ne pouvait me faire perdre sans erreur ou sans injustice.

« À l’égard de l’argent proposé par moi, et rejeté, dit-on, par madame Goëzman : si c’est un bruit public, M. Goëzman ne sait pas si je l’accrédite ou non ; et je pense qu’un homme dont l’état est de juger les autres sur des formes établies ne devrait pas m’inculper aussi légèrement, moins encore armer l’autorité contre moi. S’il croit avoir à se plaindre, c’est devant un tribunal qu’il doit m’attaquer. Je ne redoute la lumière sur aucune de mes actions. Je déclare que je respecte tous les juges établis par le roi. Mais aujourd’hui M. Goëzman n’est point mon juge. Il se rend, dit-on, partie contre moi : sur cette affaire, il rentre dans la classe des citoyens, et j’espère que le ministère voudra bien rester neutre entre nous deux. Je n’attaquerai personne ; mais je déclare que je me défendrai ouvertement sur quelque point qu’on me provoque, sans sortir de la modération, de la modestie et des égards dont je fais profession envers tout le monde.

« Je suis, Monsieur, avec le plus profond respect, etc.

« Paris, ce 5 juin. »


Bientôt il courut un autre bruit, que M. Goëzman avait été chez M. le chancelier et chez M. le premier président, armé de cette terrible déclaration de le Jay, porter de nouvelles plaintes contre moi ; enfin, j’appris qu’il m’avait dénoncé au parlement, comme calomniateur et corrupteur de juge. Cette attaque étant plus méthodique que la première, j’eus moins de peine à me la persuader. Mais je n’en restai pas moins tranquille sur l’événement ; j’engageai même le sieur Marin, auteur de la Gazette de France et ami de M. Goëzman, de représenter à ce magistrat combien un pareil acte d’hostilité tournerait désagréablement pour lui. « Je crains peu ses menaces, lui dis-je ; il m’a fait tout le mal qui était en sa puissance. Vous pouvez l’assurer que je n’userai point en lâche ennemi de l’avantage des circonstances, pour lui causer un désagrément public ; mais qu’il ait la bonté de me laisser tranquille. » L’ami de M. Goëzman m’assura qu’il lui en avait écrit et parlé déjà plusieurs fois, en lui faisant sentir toutes les conséquences de ses démarches, et qu’il lui en parlerait encore. Sa négociation fut infructueuse.

Peu de jours après, M. le premier président m’envoya chercher pour savoir la vérité des bruits qui couraient. Je m’en tins au refus le plus respectueux de rien déclarer, à moins qu’on ne m’y forçât juridiquement… « Que mes ennemis m’attaquent s’ils l’osent, alors je parlerai ; l’on ne parviendra pas à me faire craindre qu’un corps aussi respectable que le parlement devienne injuste et partial, pour servir la haine de quelques particuliers. Quant à la déclaration de le Jay, elle tournera bientôt contre ceux qui l’ont fabriquée. Je n’ai jamais vu le sieur le Jay, mais on dit que c’est un honnête homme, qui n’a contre lui que le défaut des âmes faibles, de se laisser effrayer facilement, et de céder sans résistance à l’impulsion d’autrui : la fausse déclaration qu’on lui a extorquée dans un cabinet, il ne la soutiendra jamais dans un greffe ; et la vérité lui sortira par tous les pores à la première interrogation juridique qui lui sera faite. Ainsi, sans inquiétude à cet égard, et plein de confiance en l’équité de mes juges, je perdrais difficilement ma tranquillité. »

J’appris alors que M. le procureur général était chargé d’informer : je me hâtai d’aller lui présenter le nom et la demeure de tous ceux qui avaient eu part à cette affaire. Ils ont été entendus, et je ne crains pas qu’aucun d’eux démente la plus légère circonstance de cette longue narration.

À peine les témoins sont-ils assignés, que le Jay commence à trembler sur les conséquences de sa fausse déclaration. Dans le trouble de sa conscience, il va consulter M. Gerbier, expose les faits tels qu’ils se sont passés, en reçoit le conseil de revenir à la vérité dans sa déposition, vient faire la même confession à M. le premier président ; il la fait à quiconque a la patience de l’écouter. M. Goëzman en entend parler. On envoie chercher le libraire et sa femme, on commence par leur soutirer la minute de la fausse déclaration, parce qu’elle est de la main de ce magistrat ; on leur reproche ensuite aigrement leur inconstance. La dame le Jay, plus courageuse que son mari, proteste qu’aucun respect humain ne les empêchera plus de dire la vérité. Grands débats entre eux : enfin on en revient à négocier ; on veut engager le libraire à passer en Hollande, avec promesse de le défrayer de tout, et d’arranger l’affaire pendant son absence. La dame le Jay refuse, et soutient son mari dans sa résolution. Instruit des démarches de la maison Goëzman, et craignant que le Jay ne se laisse encore entraîner, je vais chez M. le premier président lui rendre compte de ce qui se passe. « Vous êtes instruit maintenant, lui dis-je, monseigneur : le Jay vous a tout avoué. J’étais bien sûr que cet homme, qui n’a menti que par faiblesse et par séduction, ne tarderait pas à rendre hommage à la vérité. Mais ce que vous ignorez, c’est qu’on veut le suborner encore, et lui faire quitter la France. De peur qu’on ne dise que c’est moi qui l’ai fait sauver, je me hâte d’en donner avis aux premiers magistrats. » En effet, je fus chez M. le procureur général et chez M. de Combault, commissaire-rapporteur, articuler les mêmes faits, en les priant de vouloir bien s’en souvenir en temps et lieu. Je cite avec assurance, et ne crains pas aujourd’hui d’invoquer des témoignages aussi respectables.

Bientôt le sieur le Jay, assigné comme témoin, dépose au greffe cette vérité redoutable à ses suborneurs, et contraire en tout à la déclaration qu’ils lui avaient extorquée. Sa femme et son commis, entendus, déposent, ainsi que lui, que la minute de la déclaration a été écrite de la main de M. Goëzman ; que le commis de le Jay en a tiré plusieurs copies ; que le maître n’a fait que la signer ; mais que depuis peu de jours on leur a retiré adroitement l’original. Madame Goëzman, entendue à son tour, dit fort peu de chose, et voudrait écarter par un air d’ignorance l’idée qu’elle ait eu la moindre part à l’affaire. Je suis le seul qu’on n’assigne point comme témoin, ce qui fait déjà présumer que je suis dénoncé comme coupable. En effet, j’étais dénoncé. L’information achevée et les témoins entendus, M. Doé de Combault fait son rapport aux chambres assemblées. Il intervient un arrêt qui décrète le sieur le Jay de prise de corps, le sieur Dairolles et moi d’ajournement personnel, et madame Goëzman seulement d’assignée pour être ouïe. Je ne me plains point d’une différence qui ne peut venir sans doute que d’un égard pour son sexe. Cependant le bruit courait que son mari, la traitant moins bien que le parlement, avait obtenu une lettre de cachet contre elle, l’avait fait enlever et mettre au couvent. Mais la vérité est que M. Goëzman ne fit pas usage de la lettre de cachet, et que madame Goëzman n’a été au couvent que depuis ; ce qui réalise aujourd’hui le propos qu’on tenait alors : « Si M. Goëzman, disait-on, fait renfermer sa femme, il la sait donc coupable ? et s’il la croit coupable, comment cherche-t-il à la justifier aux dépens d’autrui ? Si c’est le parlement qui poursuit, et si madame Goëzman n’est renfermée qu’en vertu du soupçon répandu sur elle jusqu’au jugement du procès, le soupçon s’étend également sur la femme et sur le mari. Par quel hasard, dans une affaire aussi peu éclaircie, voit-on Beaumarchais décrété d’ajournement personnel, le Jay de prise de corps, madame Goëzman renfermée, et M. Goëzman sur les fleurs de lis ? »

Ces contradictions apparentes excitaient de plus en plus l’attention du public sur l’événement de ce procès. Le sieur le Jay, retenu au secret pendant plus de huit jours, a été interrogé plusieurs fois ; le sieur Dairolles ensuite ; enfin moi le dernier, qui ai tâché de tracer dans mon interrogatoire l’historique exact de tous les faits, tels qu’on les a lus dans ce mémoire : et certes j’oserais bien assurer que, de toutes les dépositions des différents témoins, il n’y en a pas une seule qui ne s’accorde exactement avec cet interrogatoire.

Depuis ce temps, un arrêt a rendu la liberté provisoire à le Jay ; un autre a réglé l’affaire à l’extraordinaire : et tel est l’état des choses à l’instant où j’écris.

Avant de passer aux réflexions que cet exposé peut faire naître à tout le monde, il faut placer ici deux épisodes intimement liés au fond du procès, et que nous n’avons détachés du reste des faits qu’afin que rien ne nuisît à l’attention particulière qu’ils méritent. Le premier lève un coin du voile obscur qui masque encore l’auteur de cette noire intrigue ; le second le déchire tout à fait.

épisode du sieur d’arnaud de baculard

Tandis que tous ceux que le malheur engage dans cette affaire gémissaient de la nécessité de repousser la calomnie par des défenses légitimes, qui croira qu’un homme absolument étranger au procès ait été assez ennemi de son repos pour venir imprudemment se jeter dans la mêlée, y jouer d’abord le rôle de conciliateur, puis prendre parti contre les accusés, par une lettre signée de sa main ; flotter ensuite dans une incertitude pusillanime ; rétracter cet imprudent écrit, que des contradictions choquantes avaient déjà fait suspecter ; et se donner par tant d’inconséquences en spectacle au public, empressé à juger les acteurs de cette étrange scène ? Un tel homme existe pourtant, et c’est le sieur d’Arnaud de Baculard. Puisqu’il lui a plu de prendre part à la querelle, il faut développer sa conduite aux yeux de la cour ; elle n’est pas sans importance au procès.

Vers l’époque où les premiers travaux de la procédure s’entamaient, le hasard me fit rencontrer dans la rue de Condé, où je demeure, le sieur d’Arnaud. Je prévins toute question de sa part, en lui disant : « Monsieur, vous êtes ami du sieur le Jay ; il a donné à M. Goëzman une fausse déclaration ; s’il persiste à en soutenir les termes, un moment arrivera, et c’est celui de la confrontation, où toutes les personnes avec qui il a correspondu lui reprocheront son mensonge ; il se verra froissé entre son faux témoignage et la vérité qui fondra sur lui de toute part ; elle sortira de sa bouche alors, mais il ne sera plus temps : l’iniquité, la calomnie, la mauvaise foi lui seront imputées ; et la plus juste punition sera le prix de sa lâche complaisance. Je vous conseille donc, monsieur, par l’intérêt que vous prenez à lui, de le voir, et de l’engager à dire la vérité : c’est le seul parti qui lui reste dans l’embarras où il s’est plongé lui-même ; les magistrats ne font point le procès à la faiblesse, c’est la mauvaise foi seule qu’on poursuit. » Le sieur d’Arnaud m’écoutait d’un air sombre, et ne rompit le silence que pour me reprocher aigrement l’indiscrétion avec laquelle j’avais, dit-il, engagé cette affaire au palais, l’acharnement que je mettais à sa poursuite, et qui me rendait l’auteur de tous les chagrins prêts à fondre sur la tête de ce pauvre le Jay.

Je conclus de cette sortie du sieur d’Arnaud, qu’il n’était pas instruit de mon affaire, et je lui appris que ce n’était pas moi, mais M. Goëzman qui avait intenté le procès et le poursuivait ; que jusqu’alors je n’avais voulu rien faire, rien dire, ni rien écrire à ce sujet ; je l’engageai de nouveau à déterminer son ami à revenir à la simple vérité dans sa déposition.

Le sieur d’Arnaud excusa sa vivacité sur son ignorance, blâma la faiblesse de le Jay, condamna la conduite de M. Goëzman, s’étendit un peu sur la méchanceté des hommes, et m’assura qu’il allait faire part de mes observations au sieur le Jay. Qu’est-il arrivé ? Que le sieur d’Arnaud a visité M. Goëzman ; que M. Goëzman a visité le sieur d’Arnaud ; et qu’enfin ce dernier a écrit une lettre apologétique au magistrat, dans laquelle, après un éloge de ses vertus, il ajoute qu’il se croit obligé, pour l’honneur de la vérité, de lui apprendre d’office qu’un soir, étant chez le sieur le Jay, ce dernier lui fit voir une montre enrichie de diamants, très-belle, avec cent louis, qu’il allait rendre, lui dit-il, à un ami de M. de Beaumarchais, qui les lui avait remis pour les présenter à madame, qui les avait rejetés avec indignation. Le sieur d’Arnaud ajoute qu’il ne doute point que le sieur le Jay ne les ait rendus sur-le-champ, etc., etc.

M. Goëzman a déposé au greffe de la cour cette lettre du sieur d’Arnaud, avec la déclaration du sieur le Jay. Quelles pièces et quelles précautions pour un magistrat ! nimia præcautio dolus. Soufflons sur ce nouveau fantôme, et détruisons ce frêle appui du système de la corruption. Quand les visites réciproques ne prouveraient pas que ce témoignage est une pièce mendiée ; quand le désaveu qu’a fait depuis au greffe le sieur le Jay de sa fausse déclaration ne démontrerait pas que madame Goëzman n’a jamais rejeté avec indignation les cent louis et la montre ; quand le refus opiniâtre que cette dame a fait de rendre les quinze louis qu’elle avait exigés, et qu’elle a encore entre les mains, ne fournirait pas la preuve la plus complète qu’elle a reçu tout le reste avec plaisir ; et quand le sieur d’Arnaud ne serait pas depuis convenu lui-même que c’était uniquement pour l’obliger qu’il avait écrit à M. Goëzman ; un court examen de sa lettre, et de la comparaison de ces mots… un soir… qu’il allait rendre, etc., avec ce qui s’est passé le 5 avril, jour auquel les effets m’ont été remis, suffirait pour anéantir le témoignage qu’elle contient. Épargnons cette discussion au lecteur : la rétractation du sieur d’Arnaud la rend inutile. Je voulais me justifier de son accusation, et non le poursuivre. Je l’ai fait, et me borne à le plaindre, si d’autres motifs qu’une complaisance aveugle ont affecté son cœur et dirigé sa plume.

autre épisode très-important touchant le sieur marin, auteur de la gazette de france

Le sieur Dairolles était assigné pour déposer : la veille de sa déposition, vers une heure après midi, je passai chez ma sœur, que je trouvai avec son mari, son médecin, le sieur Deschamps, négociant de Toulouse, et plusieurs autres personnes. À l’instant arrive le sieur Marin, auteur de la Gazette de France, et ami de M. Goëzman. Il nous dit que ce magistrat l’avait accompagné jusqu’à la porte pour chercher le sieur Dairolles, et l’engager à ne faire le lendemain qu’une déposition très-courte, et qui ne compromît madame Goëzman ni personne ; qu’il nous engageait tous à nous conduire sur ce plan dans nos dépositions ; et que lui Marin se faisait fort d’arranger l’affaire sous peu de jours ; qu’il avait des moyens sûrs pour y réussir ; mais qu’il fallait bien se garder, surtout, de parler de ces misérables quinze louis, qui ne faisaient qu’embrouiller l’affaire, et me donner un air de mesquinerie qui me faisait tort dans le monde. — « Au contraire, monsieur, lui-dis-je avec chaleur, il en faut beaucoup parler : ce n’est pas que ces quinze louis m’intéressent en eux-mêmes ; mais ils sont la clef de toute l’affaire, et le seul moyen d’en résoudre tous les problèmes. Car madame Goëzman, qui nie aujourd’hui d’avoir jamais reçu le prix qu’elle a mis elle-même aux audiences de son mari, reste absolument sans réponse, quand on lui demande comment ces misérables quinze louis sont encore entre ses mains, s’il est vrai qu’elle ait rejeté tout le reste hautement et avec indignation ? Il en faut beaucoup parler, parce que M. Goëzman les a volontairement oubliés dans la déclaration qu’il a minutée de sa main et que le Jay n’a fait que copier et signer. Mais permettez que je ne prenne point le change à cet égard. On conclurait de ce silence général que le Jay n’a point remis les quinze louis à madame Goëzman ; qu’il l’a calomniée, en disant qu’elle les avait exigés et retenus ; qu’il a bien pu garder ainsi tout le reste ; et l’on perdrait un malheureux pour sauver les seuls auteurs de l’exaction et de l’odieux procès qui en résulte. — Eh ! que vous importe, répondit le sieur Marin, que ce fripon de le Jay soit sacrifié ? Ce n’est pas un grand malheur, si vous êtes tous hors d’une affaire qui intéresse aujourd’hui les ministres, et où il n’y a que des coups à gagner. » Chacun s’éleva fortement contre cette barbarie de sacrifier le Jay, et l’on se sépara. En nous quittant, le sieur Marin pria instamment le sieur Lépine de lui envoyer Dairolles à quelque heure qu’il rentrât, pour qu’il pût lui parler avant d’aller au palais.

Le sieur Marin et M. Goëzman passèrent l’après-midi du même jour à chercher le sieur Dairolles dans toutes les maisons où l’on espérait le rencontrer : ce fut en vain. L’auteur de la Gazette de France, inquiet, renvoie, le lundi à sept heures du matin, dire au sieur Dairolles qu’il est de la dernière importance qu’il vienne lui parler avant d’aller au palais. Le sieur Dairolles se rend au greffe, et ne va chez l’auteur de la Gazette qu’en sortant de déposer. Je m’y rencontre avec lui : la mémoire fraîche encore de tout ce qu’il venait de dicter, le sieur Dairolles nous le rend dans le plus grand détail. Le sieur Marin blâma fort une déposition aussi étendue, « Je vous ai cherché, dit-il, partout hier avec Goëzman[3], pour vous empêcher de faire cette sottise-là.

« Depuis, je vous ai fait dire de me venir parler ce matin : il suffisait de quatre mots au greffe, et j’arrangeais l’affaire en deux jours, comme je l’ai dit hier à M. de Beaumarchais chez madame sa sœur. Mais il est encore temps ; vous en serez quitte pour aller faire une autre déposition plus courte et sans détail : on biffera la première, il n’en sera plus question, et l’affaire s’éteindra toute seule. »

Je fis sentir à mon tour au sieur Dairolles la conséquence d’une pareille conduite : « Si vous allez faire une seconde déposition, ne croyez pas qu’on annule la première ; on les opposera l’une à l’autre, et toutes les deux à vous, qui tomberez précisément dans le cas de le Jay, d’être contraire à vous-même : voilà mon avis. » Le sieur Marin nous apprit ensuite qu’il allait dîner chez M. le premier président avec monsieur et madame Goëzman, laquelle devait, en sortant de table, aller faire sa déposition au greffe.

Le même jour, vers les six heures du soir, je retrouvai le sieur Marin sur le Pont-Neuf. « J’ai dîné avec notre monde, me dit-il ; et, pendant que la femme est allée au greffe, je suis convenu avec Goëzman que j’engagerais Dairolles à l’aller voir ce soir. Il sera fort bien reçu ; et lorsque Dairolles lui aura conté les choses comme elles se sont passées, son intention est d’avoir une lettre de cachet pour enfermer sa femme, et tout sera fini. J’ai vu Dairolles en sortant de chez le premier président, et j’en ai tiré promesse qu’il irait ce soir chez Goëzman ; mais j’ai peur qu’il ne nous manque encore. Joignez-vous à moi pour l’y engager. — Pourquoi donc faut-il que ce soit Dairolles, lui dis-je ? S’il était possible de supposer que M. Goëzman ignorât ce qui se passe chez lui, et s’il faut croire pieusement qu’il ait besoin de nouvelles instructions à cet égard pour faire enfermer sa femme, que n’envoie-t-il chercher le Jay, à qui il a fait faire une fausse déclaration, et qui vient de se rétracter ? Que ne demandait-il à M. le premier président cette vérité, que tout Paris sait que le Jay lui a confessée depuis peu ? Que ne s’adresse-t-il à vous-même, qui savez aussi bien que nous à quoi vous en tenir sur le fond de l’affaire ? Au reste, je vais voir M. Dairolles et sonder ses intentions. »

Je me rendis à l’instant chez ma sœur, que je trouvai en conversation animée avec une autre de mes sœurs. « Le sieur Marin, me dirent-elles, a parlé de nouveau à Dairolles cette après-midi ; ils ont été longtemps ensemble : le dernier est venu tout échauffé nous dire : « Comment trouvez-vous donc Marin, qui veut absolument que j’aille changer ma déposition ? Et, sur ma résistance opiniâtre : Vous direz, m’a-t-il ajouté, que c’est toute cette famille Beaumarchais qui vous a suggéré la première[4]. Quel bien espérez-vous de tous ces gens-là ? Abandonnez leurs intérêts, ne songez qu’aux vôtres. Par votre déposition de ce matin, vous perdez quatre ans de travaux accumulés pour obtenir les bonnes grâces de M. le duc d’…, au moment peut-être où vous étiez près d’en recueillir le fruit. Allez, mon cher compatriote, allez-vous-en parler à Goëzman ce soir, et surtout promettez-le-moi. » Voilà, m’ajoutèrent mes sœurs, ce que Dairolles vient de nous apprendre : il a, dans son premier mouvement, raconté les mêmes choses à un de ses amis. Nous lui avons fait connaître le piége dans lequel on veut l’attirer. Il n’ira pas ce soir chez M. Goëzman, quoiqu’il y soit attendu. — Et moi, leur dis-je, je vais à l’instant instruire M. le premier président de cette nouvelle intrigue. » En effet, ce magistrat respectable eut la bonté, la patience d’écouter tout le détail qu’on vient de lire, et finit par me dire : « Comptez que le parlement ne fera d’injustice à personne, et qu’en temps et lieu je me souviendrai de tout ce que vous m’avez dit. »

On avait déjà répandu au palais que le sieur Dairolles, au désespoir de sa déposition du même jour, qui lui avait été suggérée, était dans l’intention de se rétracter de tout ce qu’il avait dit. Frappé du rapport de ce bruit avec les insinuations du sieur Marin, il courut le lendemain au greffe, assurer que non-seulement il démentait le fait calomnieux de sa rétractation, mais qu’il demandait la permission de confirmer ce qu’il avait dit la veille, et même d’y ajouter quelque chose.

De mon côté, je fus chez le sieur Marin, le prier de vouloir bien ne plus correspondre avec le sieur Dairolles, au sujet de mes affaires ; ce qu’il me promit.

Voilà les faits rendus dans la plus scrupuleuse exactitude. Raisonnons maintenant sur la question qu’ils ont fait naître au parlement.

réflexions

Y a-t-il, dans tout ce qu’on vient de lire, la moindre trace du crime de corruption de juge ? Y voit-on que j’aie voulu gagner le suffrage de mon rapporteur par des voies malhonnêtes ? Qui osera m’en prêter la coupable intention, lorsque tous les faits parlent en ma faveur, lorsque toutes les dépositions appuient ma dénégation formelle, et lorsque l’instruction du procès ne fournit aucune preuve du contraire ?

Mille raisons éloignaient de moi la pensée de manquer de respect au parlement, en offensant un de ses membres.

1o J’avais, avec tous les jurisconsultes, si bonne opinion de ma cause, que j’aurais cru faire tort aux lumières de mes juges en doutant un moment de son succès.

2o Je n’ignorais pas qu’un juge intègre ne se laisse point corrompre par de l’argent ; et que c’edt le supposer corrompu d’avance et vendu à l’iniquité, que de lui en proposer.

3o J’avais déjà gagné sur délibéré cette cause en première instance aux requêtes de l’hôtel ; et certes, on ne supposera pas que ce fût par corruption. Y avait-il donc quelque chose en mon second rapporteur qui dût me le faire soupçonner plus corruptible et moins délicat que le premier ? Je ne connaissais pas M. Goëzman ; et lorsqu’il me dénonce comme son corrupteur, n’est-ce pas lui seul qui fait à sa personne un outrage auquel je n’ai pas songé ? Quel juge honnête a jamais pensé de lui qu’un client le soupçonnât d’être corruptible ? Si quelqu’un eût dit à Caton : Un tel homme espère acheter votre voix aux prochains comices, n’eût-il pas à l’instant répondu : Vous mentez, cela est impossible ?

4o Quoi ! l’on irait jusqu’à supposer que l’on a mis pour moi le suffrage de M. Goëzman au misérable prix de cinquante louis ! En calomniant le plaideur, on verse à pleines mains l’avilissement sur le juge. Si j’avais eu la coupable intention de corrompre mon rapporteur dans une affaire dont la perte me coûte au moins cinquante mille écus, loin de fatiguer mes amis de mes résistances, loin de marchander le prix des audiences dont je ne pouvais me passer, n’aurais-je pas tout simplement dit à quelqu’un : Allez assurer M. Goëzman qu’il y a cinq cents louis, mille louis à son commandement, déposés chez tel notaire, s’il me fait gagner ma cause ? Personne n’ignore que de telles négociations s’entament toujours par une proposition vigoureuse et sonnante. Le corrupteur ne veut qu’une chose, n’emploie qu’un instant, ne dit qu’un mot, est jeté par la fenêtre, ou conclut son traité : voilà sa marche.

Mais quel rapport tout cela peut-il avoir avec ce qui m’arrive, et que voit-on ici ? Un plaideur désolé de ne pouvoir approcher de son rapporteur, joignant ses efforts aux soins ardents de ses amis, et s’agitant inutilement pour arriver à l’inaccessible cabinet. On y voit des audiences courues, sollicitées ; leur prix débattu ; cent louis partagés en deux fois ; une seule audience obtenue, une autre inutilement espérée ; dix louis versés d’un côté, quinze louis exigés de l’autre ; un bijou consommant tous ces sacrifices ; beaucoup de courses inutiles, point d’accès chez le juge ; et le procès perdu. On voit que des demandes successives ont entraîné des sacrifices successifs ; que, plus le besoin est devenu pressant, moins on a pu se rendre économe de sa bourse ; et qu’enfin on n’a fait que céder à la nécessité de payer ce qu’il était indispensable d’obtenir. Il y a bien loin de cette marche à celle d’un corrupteur de juge.

Mais, dira-t-on, c’est payer bien cher une audience que d’en donner cent louis. Certainement c’est bien cher ; et mes débats et les tentatives de ma sœur promeut assez que nous l’avons pensé comme vous ; mais réfléchissez que cinquante louis n’ont pas suffi pour m’obtenir la première audience, et qu’un bijou de mille écus, surmonté de quinze louis, n’a pu me procurer la seconde ; et vous conviendrez que ce qui vous semble aujourd’hui trop acheté ne le parut pas encore assez alors. Quel homme, engagé dans les sables d’Afrique, ne payerait pas un verre d’eau cent mille ducats dans un pressant besoin ?

« Mais, en faisant successivement tous ces sacrifices, il est très-probable que vos demandes d’audience n’ont été qu’un prétexte avec lequel vous avez masqué l’intention de corrompre votre juge. »

Il est très-probable !… Au reste, qu’on ne croie pas que j’invente ici des objections oiseuses pour m’amuser à les résoudre : elles m’ont toutes été faites à l’interrogatoire.

Il est très-probable ! Heureusement, il ne s’agit pas ici de me décider coupable sur des probabilités, mais seulement de juger sur des preuves si je le suis ou non. Que dirait de moi M. Goëzman, si, repoussant sur lui le bloc dont il veut m’écraser, je m’égarais aussi dans les conjectures, en disant : Lorsque madame Goëzman vendait l’audience de son mari, il est très-probable qu’il était de moitié dans le traité ; l’impossibilité d’entrer chez lui avant la délivrance des deniers, et le parfait accord du moment indiqué par l’agent de madame pour l’audience avec celui où monsieur l’accorda, donnent beaucoup de poids à ma conjecture. Si j’ajoutais : Celui qui reçoit de la main droite étant à bon droit soupçonné de n’avoir pas la main gauche plus pure, il est très-probable qu’après qu’on a eu touché mes cent quinze louis de le Jay, l’enchère s’est trouvée couverte par un autre : d’où sans doute est venue l’impossibilité d’obtenir une seconde audience, malgré les promesses du mari et de la femme ; d’où est partie l’offre tardive de rendre l’argent à celui qui avait le moins donné, parce qu’en pareille affaire on ne peut tout garder sans qu’un des deux payants ne jette les hauts cris. Si, rapprochant sous un même point de vue la frivolité des objections que M. Goëzman a faites tant à moi qu’à mon ami sur mon affaire ; l’odieux soupçon qu’il a répandu, que j’avais pu abuser d’une date et d’une signature en blanc, pour y apposer un arrêté de compte ; sa remarque insidieuse que les sommes de mon acte étaient en chiffres sur le verso (tandis qu’elles sont, avant, dix fois écrites en toutes lettres sur le recto) ; le désir qu’il a montré, en sortant du jugement, de faire croire qu’il avait seul décidé la perte de mon procès, lorsqu’il dit tout haut qu’on avait opiné du bonnet d’après son avis ; la précaution de se faire faire une déclaration par le Jay avant la procédure ; la lettre du sieur d’Arnaud, la mission du sieur Marin, etc., etc. ; si, dis-je, embrassant tous ces faits, j’en concluais qu’il est très-probable… Ne m’arrêteriez-vous pas tout court, en me disant qu’en une affaire aussi grave il n’est pas permis de donner des vraisemblances pour des vérités ; que le parlement est juge des faits, et non des intentions ; que ce n’est pas à moi à diriger ses idées, ni les conséquences qu’il doit tirer ; et qu’enfin il est calomnieux d’avancer ce qu’on ne peut légalement prouver ? Faites-moi donc au moins la justice que vous exigeriez de moi ; et ne supposez pas que j’aie eu l’intention de corrompre mon juge, lorsque tout concourt a porter jusqu’à l’évidence que je n’ai fait que céder à la dure nécessité de payer des audiences indispensables[5].

« Mais donner de l’argent à la femme de son rapporteur pour arriver jusqu’à lui est une espèce de corruption détournée, très-digne aussi des regards sévères de la justice. »

Eh ! monsieur, un homme qui ne peut se reconnaître en un dédale obscur qu’en semant l’or de tout côté sur son chemin n’est-il pas assez malheureux d’y être engagé, sans qu’il ait encore le chagrin d’en essuyer le reproche ? Eh quoi ! toujours de la corruption ? Une victime est-elle donc si nécessaire ici, qu’il faille la désigner à quelque prix que ce soit ?

Si le suisse de mon juge m’a barré dix fois sa porte, pressé que je suis d’entrer, m’accuserez-vous d’être un corrupteur pour avoir amadoué le cerbère avec deux gros écus ?

Arrivé dans l’intérieur, si deux louis d’or glissés dans la main du valet de chambre me font pénétrer au cabinet de son maître, aurai-je donc commis un crime de lèse-équité magistrale en les lui abandonnant ?

Forcez la progression jusqu’au secrétaire ; allez même jusqu’à quelqu’un plus intimement attaché à mon juge : ne conviendrez-vous pas que la somme ne fait plus rien à la chose, parce que les sacrifices sont toujours en raison de l’état de celui qui nous sert ?

Sans doute il est malheureux pour un plaideur d’être obligé de parcourir, l’or à la main, le cercle entier de tant de vexations subalternes avant que d’arriver au juge qui en occupe le centre, et le plus souvent les ignore. Mais qu’on puisse être inculpé pour avoir cédé à la plus tyrannique nécessité, c’est, je crois, ce qu’on peut hardiment nier avec tous les casuistes et jurisconsultes de l’univers.

Observez encore que l’on tomberait dans une contradiction puérile en attaquant un plaideur en corruption, pour avoir été forcé d’acheter de la femme de son juge des audiences à prix d’or, lorsqu’il est reçu, reconnu, avoué, qu’on doit en offrir à tous les secrétaires des rapporteurs, dont le revenu serait trop borné sans la générosité des clients.

En vain me direz-vous que le travail des secrétaires est au moins un prétexte aux largesses des plaideurs : et voilà précisément d’où naît l’abus. Les deux contendants n’étant pas plus exempts de payer l’un que l’autre ce travail au secrétaire, il n’en est que plus exposé à la tentation de subordonner la besogne au prix qu’il en reçoit. Alors il faut convenir que les dix, vingt-cinq, quarante ou cinquante louis qu’on lui ferait accepter, deviendraient un genre de corruption bien plus dangereux autour d’un rapporteur, que celui d’intéresser sa femme. Il frapperait également sur l’homme et sur la chose, sur le juge et sur son travail. Car, enfin, sa femme peut au plus lui recommander l’affaire ; mais celui qui en fait l’extrait est souvent le maître de la lui présenter à son gré, de faire valoir ou d’atténuer les moyens, selon qu’il veut favoriser ou nuire. L’équité d’un juge peut bien le tenir en garde contre la séduction de sa femme : les choses qu’elle recommande étant étrangères à son état, en demandant elle avertit de se méfier d’elle, et son projet doit échouer par les moyens mêmes qu’elle prend pour le faire réussir ; au lieu que tout paraît se réunir pour attirer un juge très-occupé dans le piége que lui tendrait un secrétaire infidèle, et vendu à l’une des parties.

Nous ne voyons pourtant pas de nos jours qu’on accuse personne de vouloir corrompre les rapporteurs, quoique chaque plaideur soit toujours disposé, près des secrétaires, à couvrir l’enchère de son concurrent.

C’est donc sur la main qui reçoit que la justice doit avoir l’œil ouvert, et non sur la main qui donne. La faute de celle-ci n’est qu’un accident éphémère et peu dangereux, au lieu que l’avidité toujours subsistante de celle-là peut multiplier le mal à l’infini.

Je me fais d’autant moins de scrupule d’indiquer ici l’abus qui peut résulter de laisser aux plaideurs à payer le travail des secrétaires, que j’ai prouvé, par le témoignage honorable rendu à l’un d’eux en ce mémoire, avec quel plaisir je rends justice à des hommes très-honnêtes, aussi studieux qu’éclairés. Abstractivement parlant, un reproche général peut être bien fondé contre telle manière d’exister d’un corps, sans qu’on entende en faire d’application personnelle à aucun de ses membres actuels.

Maintenant, qu’un gazetier joigne à la plus insidieuse annonce sa ridicule réflexion, qu’un plaideur est très-punissable de chercher à corrompre son juge, et le juge répréhensible de se prêter à ses menées ; on perd patience à redresser de pareilles bévues : aussi n’est-ce pas pour le gazetier qu’on répond qu’il fallait dire précisément le contraire.

L’action répréhensible d’offrir de l’or peut au moins s’excuser dans un plaideur emporté par un violent intérêt. Comme il ne plaide que pour gagner sa cause, et qu’on lui crie de toute part : Payez, payez, ne vous lassez pas ! peut-il savoir au juste à quel point, à quelle personne il doit s’arrêter ? Qui posera la barrière, et lui montrera la borne finale ? Et si la nécessité le force à passer les limites, quel homme assez pur osera lui jeter la première pierre ?

Mais le juge, organe de la loi silencieuse, le juge, impassible et froid comme elle pour les intérêts sur lesquels il doit prononcer, fera-t-il, sans crime, de la balance de Thémis un vil trébuchet de Plutus ? L’intention du plaideur qui donne est au moins sujette à discussion, et peut s’interpréter de mille manières ; mais le juge qui reçoit est sans excuse aux yeux de la loi. Si le premier doit acheter mille choses en plaidant, le second n’a rien à vendre en jugeant : il est donc le vrai coupable, le seul punissable ; l’autre est tout au plus répréhensible.

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Où la corruption n’existe point, il n’y a point de coupable à démêler, point de corrupteur à punir. En vain irait-on chercher dans Papon, dans Néron, ou tel autre compilateur d’ordonnances, quelque ancien arrêt du treize ou quatorzième siècle, pour l’appliquer à la question présente ; aucun ne peut certainement lui convenir. Les temps sont changés, les mœurs sont différentes, et l’espèce ne saurait être aujourd’hui la même sur rien. Tout se faisait alors plus simplement : les plaideurs n’avaient point d’avocats, les juges point de secrétaires ; tel jugement, dont les frais épuisent une bourse de louis, ne coûtait alors qu’un cornet d’épices ; et telle autre chose était un crime aux yeux de l’équité, qui s’est tournée depuis en usage aux yeux de la justice.

Et quand toutes ces raisons n’existeraient pas, aucun arrêt n’a certainement prévu le cas où je me trouve ; aucune loi n’a défendu de payer des audiences indispensables, quand on ne peut les obtenir autrement. S’il est peu généreux de les vendre, il y a bien loin du malheur de les acheter aux délits sur lesquels la loi prononce des peines ; et si elle n’en a point prononcé, fera-t-on une jurisprudence rétroactive, exprès pour appliquer une punition à tel fait dont l’usage et le silence de la loi semblaient autoriser l’abus, nuisible aux seuls plaideurs ?

Si l’on parvenait même à rencontrer quelque ancienne ordonnance à peu près applicable à la question présente, faudrait-il donc en tordre le sens, en étendre les dispositions, pour la faire cadrer à cet événement ? Il est une maxime de jurisprudence criminelle dont on ne peut s’écarter : c’est qu’en toute loi pénale les cas de rigueur ne reçoivent jamais d’extension, à cause du danger extrême des conséquences.

Mais, indépendamment d’un danger applicable à tous les cas, les juges ont certainement prévu celui qui résulterait en particulier d’un arrêt, lequel, au lieu de décharger de l’accusation un plaideur qui n’a fait que céder, en payant, à la plus tyrannique nécessité, sévirait contre lui dans un prononcé foudroyant. Serait-ce comme corrupteur ? nous avons prouvé qu’il ne l’est ni n’a voulu l’être. Comme payeur d’audience ? dans le fait et dans le droit il n’y a pas de sa part l’ombre d’un délit.

On sent que le désir de mettre un frein, par un exemple, à la corruption, pourrait seul dicter un pareil arrêt ; mais les magistrats sont bien convaincus que cet arrêt prouverait mieux leur sévérité qu’il n’honorerait leur prévoyance : ils savent qu’en en faisant porter la rigueur sur la partie déjà souffrante, et qu’en se trompant ainsi sur le choix de la victime, au lieu de couper le mal dans sa racine, on courrait le danger de l’accroître à l’infini.

Osons le dire avec liberté : si jamais il existait un juge avide et prévaricateur, chargé de l’examen d’un procès, ne deviendrait-il pas le maître à l’instant d’abuser d’un pareil arrêt, comme d’une permission enregistrée, pour dépouiller impunément les plaideurs ? L’arrêt à la main : Donne-moi cent louis, pourrait-il dire à son client, si tu veux avoir audience ; mais, quand tu l’auras payée, soit que je te l’accorde ou non, lis cet arrêt, et tremble de parler !

Caron de Beaumarchais
M. Doé de Combault, rapporteur.
Me Malbeste, avocat.

SUPPLÉMENT
AU
MÉMOIRE À CONSULTER

Pressé d’établir mon innocence par l’exposé des faits, j’ai hasardé mon premier mémoire. Mais avoir dit la vérité dans un commencement d’affaire est un engagement pris envers les juges et le public de continuer à la leur offrir sans relâche et sans déguisement jusqu’à sa conclusion.

J’ai trop appris, aux dépens de mon repos, combien il est dangereux d’avoir un ennemi qualifié ; j’ai pensé payer d’une partie de ma fortune le malheur de combattre un adversaire en crédit. Aujourd’hui ce qui devait me faire trembler me rassure.

Moins obligé d’avoir du talent, parce que j’ai du courage, la nécessité d’écrire contre un homme puissant est mon passe-port auprès des lecteurs. Je ne m’abuse point : il s’agit moins pour le public de ma justification, que de voir comment un homme isolé s’y prend pour soutenir une aussi grande attaque et la repousser tout seul.

Quant à mes juges, être bien persuadé que je n’aurai pas moins de faveur à leurs pieds que mon adversaire assis au milieu d’eux ; m’y présenter avec la plus grande confiance, est rendre au parlement ce que je lui dois. Ce principe adopté, l’on sent que tout ménagement qui m’eût empêché de me défendre contre un juge ne m’eût paru qu’une insulte au corps entier des magistrats.

Et tel était mon argument auprès des gens de loi, quand j’y cherchais un défenseur. Mais je parlais à des sourds ; ils fuyaient tous, en me criant de loin : C’est un de Messieurs, ne m’approchez pas ! D’où vient donc tant d’effroi ? je ne demande que justice. Dieu et mon droit n’est-il plus le cri de réclamation qui rend tous les sujets d’un roi juste également recommandables aux yeux de la loi ? ou mon adversaire est-il l’arche du Seigneur, et sacré au point qu’on ne puisse y toucher sans être frappé de mort ? Mes ennemis sont nombreux, et je suis seul ; mais, au tribunal de l’équité, le plus ferme appui de l’innocence est de n’en avoir aucun. Vos terreurs ne m’arrêteront donc point ; je me défendrai moi-même. Vous ne voyez que des hommes où je parle à des juges. Vous craignez leurs ressentiments ; moi, j’espère en leur intégrité. Qui de nous deux les honore mieux, à votre avis ? Mais y eût-il du danger pour moi, je préférerais de m’y exposer par un excès de confiance, à la bassesse de les outrager par une défiance malhonnête ; et s’il faut me montrer enfin tel que je suis, j’aimerais mieux trébucher même en ce combat avec leur estime et celle des honnêtes gens, que de chercher, en le fuyant, ma sûreté dans un mépris universel[6].

Mon premier mémoire a laissé le procès seulement réglé à l’extraordinaire. C’était poser la plume à l’instant où il devenait intéressant de la prendre. Ce nouvel aspect des choses, annonçant que le parlement voulait traiter l’affaire au plus grave, abattait le courage de mes amis ; il a relevé le mien. Si l’on avait voulu juger légèrement, disais-je, étouffer le fond en étranglant la forme, et ne pas peser chaque chose au poids de la plus exacte équité, tout n’est-il pas connu sur ce qui me regarde ? Ce qui ne l’est pas de même est la branche du procès qui touche monsieur et madame Goëzman. Le règlement à l’extraordinaire peut seul éclaircir cette importante partie de ma justification : il est donc beaucoup plus en ma faveur que contre moi.

Si j’ai bien ou mal raisonné, c’est ce que la suite va nous apprendre. Je supplie le lecteur de m’accorder autant d’attention que d’indulgence. Quand je n’avais à raconter qu’une suite de faits non disputés, j’ai pu soutenir un moment sa curiosité par mon empressement à la satisfaire, et sauver l’aridité du sujet par la rapidité de la marche ; mais aujourd’hui qu’il me faut discuter lentement les moyens de mes adversaires, les éplucher phrase à phrase, et me traîner après eux dans le caveau de la mine où ils ont cru m’ensevelir, on sent que ma marche en deviendra pesante, et qu’il me faut ici plus de méthode que d’esprit, plus de sagacité que d’éloquence.

Ce n’est pas le fond du procès que je vais examiner : il est connu par mon premier mémoire. J’examinerai seulement la manière dont mes adversaires ont engagé l’affaire et l’ont soutenue contre moi jusqu’à ce jour. C’est une espèce de second procès dans le premier, comme l’épisode du sieur Marin et toutes ses nouvelles menées en donneront bientôt un troisième dans le second.

Surtout appliquons-nous à bien effacer la tache de corruption qu’on a voulu m’imprimer : forçons madame Goëzman à se rétracter. Car, si M. Goëzman est mon véritable adversaire, il ne faut pas oublier que sa femme est mon unique contradicteur. C’est sur la foi de ce seul témoin qu’il m’a dénoncé comme ayant voulu le corrompre et gagner son suffrage.

Quant à ce dernier nœud, le plus difficile de tous, madame Goëzman l’a coupé au moment qu’on s’y attendait le moins, en dictant, dans son récolement, auquel elle s’est toujours tenue depuis, cette phrase remarquable et qui juge le procès : Je déclare que jamais le Jay ne m’a présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, qu’on sait bien être incorruptible ; mais qu’il sollicitait seulement des audiences pour le sieur de Beaumarchais.

On en connaît assez déjà pour être certain que mes ennemis ne s’étaient pressés de s’emparer de l’attaque que par la frayeur d’être chargés du poids de la défense : mais ils ont beau faire, il faudra toujours y revenir, parce qu’en acceptant le défi j’ai pris pour devise : Courage et vérité.

Se plaindront-ils que je me sois trop pressé de parler ? Leurs déclarations étaient fabriquées : la lettre de d’Arnaud les appuyait ; les soins de Marin en promettaient le succès ; j’étais dénoncé au Parlement ; les témoins entendus ; les chambres assemblées ; l’arrêt intervenu ; le Jay emprisonné ; moi décrété ; les interrogatoires accumulés ; les bruits les plus funestes répandus ; les diffamations les plus indécentes admises : et moi j’étais muet et tranquille. Qu’ils s’agitent, qu’ils cabalent, qu’ils me dénigrent sans relâche, ils ont tort, disais-je, c’est à eux de se tourmenter : si la vigilance est utile à la vertu, elle est bien plus nécessaire au vice ; un moment viendra où j’éclaircirai tout. Il est arrivé. Parler plus tôt eût été fomenter un débat inutile ; attendre plus tard aurait compromis mon droit : je le fais, et continuerai à le faire, avec le respect et la confiance dus à mes juges. Heureux si mes défenses obtiennent la sanction du suffrage public !

Je passe sous silence mes confrontations avec les témoins, avec le sieur Baculard d’Arnaud, conseiller d’ambassade ; avec le sieur Marin, gazetier de France ; en un mot, ce qu’on pourrait appeler la petite guerre, que je réserve pour un mémoire particulier ; pour arriver bien vite aux objets intéressants, qui sont mes confrontations avec madame Goëzman, l’examen des déclarations attribuées à le Jay, et la dénonciation de M. Goëzman au parlement[7].

La première partie de ce mémoire, en montrant de quel ridicule le conseil de madame Goëzman l’a forcée de se couvrir dans ses défenses, va porter ma justification au plus haut degré d’évidence.

La seconde, en éclairant le fond de la scène, nous met sur la trace du principal acteur, et découvre enfin la main qui fait jouer tous les ressorts de cette noire intrigue.

PREMIÈRE PARTIE.
madame goëzman.

Avant d’entamer les confrontations de madame avec moi, il est bon de dire un mot de son plan de défense, le meilleur de tous, s’il était aussi sûr qu’il est commode.

À mesure qu’il se présentait un témoin, madame Goëzman commençait par le reprocher, le récuser, l’injurier avant même qu’il eût parlé ; puis le laissait dire.

C’est ainsi que le sieur Santerre, chargé de m’accompagner partout, en fut très-maltraité, parce qu’il s’était trouvé présent à l’audience que j’avais obtenue de son mari, et m’avait vu remettre à son laquais la lettre qui me l’avait procurée. Il eut beau représenter que, s’il n’eût pas été avec moi, il ne pourrait certifier ce qu’il n’aurait pas vu ; et qu’en aucune affaire il n’y aurait pas de témoins écoutés, si on les récusait en vertu même de l’action qui les admet à témoigner ; la dame assura qu’il était de la clique infâme qui voulait flétrir sa réputation et celle du magistrat le plus vertueux, et s’en tint à sa récusation : c’était son thème, il lui était défendu de s’en écarter ; rien ne put l’en faire sortir.

Me Falconnet vint ensuite, et fut traité comme le sieur Santerre. « Mais, madame, entendez donc que je suis l’avocat, et que j’ai dû accompagner mon client chez son juge. Assigné depuis pour déposer ce que j’ai vu, puis-je refuser à la vérité le témoignage qu’on me force de lui rendre ? » C’était un parti pris ; il fut récusé comme les autres : enfin tout autant qu’il s’en présenta se virent reprochés, récusés, injuriés sans pitié ; chacun disait en sortant : Quelle femme ! je plains Beaumarchais ; s’il n’est que souffleté dans sa confrontation, il pourra se vanter d’en être quitte à bon marché.

Un seul témoin parut redoutable à madame Goëzman : autant elle avait été fière avec tous les hommes, autant elle fut modeste avec la dame le Jay, soit qu’elle comptât moins sur les égards d’une personne de son sexe, ou que leur ancienne liaison lui donnât quelque inquiétude ; et cette différence est d’autant plus remarquable, que la dame le Jay la charge expressément, dans sa déposition, d’avoir reçu cent louis pour une audience, d’en avoir exigé et retenu quinze autres, d’avoir sollicité le Jay, en sa présence, de nier tout ce qui s’était fait entre eux et de l’avoir voulu faire passer chez l’étranger pendant qu’on accommoderait l’affaire à Paris ; d’avoir dit, en parlant de M. Goëzman, devant plusieurs personnes : Il serait impossible de se soutenir honnêtement avec ce qu’on nous donne ; mais nous avons l’art de plumer la poule sans la faire crier. La dame le Jay même ajoutait verbalement que madame Goëzman leur avait dit, au sujet des quinze louis qu’elle se promettait bien de ne pas rendre : Tout ce que je regrette, c’est de n’avoir pas aussi gardé la montre et les cent louis ; il n’en serait aujourd’hui ni plus ni moins ; mais que, ne pouvant engager le Jay à vaincre son horreur pour un faux serment, elle lui avait dit enfin : Je trouve un remède à vos répugnances : nous nierons hardiment ; puis le lendemain nous ferons dire une messe au Saint-Esprit, et tout sera réparé.

Un pareil témoin méritait bien le démenti, la récusation, l’injure et le reproche. Au lieu de l’apostrophe ordinaire, madame Goëzman rougit, se tait, rêve longtemps, se fait lire une seconde fois la déposition ; on croit qu’elle veut la mieux comprendre, afin de la mieux combattre : elle rougit de nouveau, se trouble, demande un verre d’eau, et finit par dire en tremblant : Madame, nous sommes ici pour avouer la vérité ; dites si je me suis jamais comportée indécemment dans votre boutique, en badinant avec les gens qui y étaient, lorsque je vous ai visitée ? — Non, madame ; aussi n’ai-je pas dit un mot de cela dans ma déposition. — Dites, je vous prie, madame, si j’ai jamais monté seule avec M. le Jay dans sa chambre, et si j’y suis restée enfermée avec lui de manière à donner à rire et faire jaser sur mon compte ? — Eh ! mon Dieu ! madame, vous m’étonnez beaucoup avec vos étranges questions ; tout ce que vous demandez a-t-il aucun rapport à l’affaire qui nous rassemble ? Il s’agit de cent louis que vous avez reçus, de quinze louis que vous avez dans vos mains, et non de vos tête-à-tête avec mon mari, dont personne ne se plaint. — Madame, je proteste devant qui il appartiendra que j’ai rendu les cent louis et la montre. À l’égard des quinze louis, cela ne regarde personne ; c’est une affaire entre M. le Jay et moi. — Et cette étonnante explication est entièrement consignée au procès.

Remarquez bien que l’accusée ne nie pas au témoin les quinze louis, et qu’elle se contente d’écarter avec soin tout ce qui peut en amener la discussion : À l’égard des quinze louis, c’est une affaire entre M. le Jay et moi. Pas un mot sur les faits de la déposition, nulle autre interpellation : des larmes furtives seulement qui font présumer que le témoignage qu’elle invoque sur sa conduite avec le sieur le Jay se rapporte à quelques chagrins domestiques, dont elle ne juge pas à propos de rendre compte à la cour. Le greffier attend ses interpellations sur le fond de l’affaire ; mais madame Goëzman, au grand étonnement des spectateurs, borne là toutes ses questions, proteste qu’elle n’a rien de plus à dire, et ferme la séance.

Je me reserve à faire mes observations sur cette conduite, quand j’aurai montré madame Goëzman dans toute sa force avec moi. On va la voir en me parlant prendre un ton bien différent ; mais ce rapprochement, loin de nuire à la vérité que nous cherchons, la montrera peut-être mieux à des yeux non prévenus, que tous les arguments que j’emploierais pour la mettre au grand jour.


confrontation de moi à madame goëzman.


On n’imaginerait pas combien nous avons eu de peine à nous rencontrer, madame Goëzman et moi : soit qu’elle fût réellement incommodée autant de fois qu’elle l’a fait dire au greffe, soit qu’elle eût plus besoin d’être préparée pour soutenir le choc d’une confrontation aussi sérieuse que la mienne. Enfin nous sommes en présence.

Après les serments reçus et les préambules ordinaires sur nos noms et qualités, on nous demanda si nous nous connaissions. Pour cela non, dit madame Goëzman ; je ne le connais ni ne veux jamais le connaître. Et l’on écrivit. — « Je n’ai pas l’honneur non plus de connaître madame ; mais en la voyant je ne puis m’empêcher de former un vœu tout différent du sien. » Et l’on écrivit.

Madame Goëzman, sommée ensuite d’articuler ses reproches, si elle en avait à fournir contre moi, répondit : Écrivez que je reproche et récuse monsieur, parce qu’il est mon ennemi capital, et parce qu’il a une âme atroce, connue pour telle dans tout Paris, etc

Je trouvai la phrase un peu masculine pour une dame : mais en la voyant s’affermir sur son siége, sortir d’elle-même, enfler sa voix pour me dire ces premières injures, je jugeai qu’elle avait senti le besoin de commencer l’attaque par une période vigoureuse, pour se mettre en force ; et je ne lui en sus pas mauvais gré.

Sa réponse écrite en entier, on m’interroge à mon tour. Voici la mienne : « Je n’ai aucun reproche à faire à madame, pas même sur la petite humeur qui la domine en ce moment ; mais bien des regrets à lui montrer de ne devoir qu’à un procès criminel l’occasion de lui offrir mes premiers hommages. Quant à l’atrocité de mon âme, j’espère lui prouver par la modération de mes réponses, et par ma conduite respectueuse, que son conseil l’a mal informée sur mon compte. » Et l’on écrivit. Tel est en général le ton qui a régné entre cette dame et moi pendant huit heures que nous avons passées ensemble en deux fois.

Le greffier lit mes interrogatoires et récolements, après lesquels on demande à madame Goëzman si elle a quelques observations à faire sur ce qu’elle vient d’entendre. « Ma foi non, monsieur, répond-elle en souriant au magistrat : que voulez-vous que je dise à tout ce fatras de bêtises ? Il faut que monsieur ait bien du temps à perdre pour avoir fait écrire autant de platitudes. » Je ne fus pas fâché de la voir un peu adoucie sur mon compte, car enfin des bêtises ne sont pas des atrocités.

Faites vos interpellations, madame, lui dit le conseiller-commissaire. Je suis obligé de vous prévenir qu’après ce moment il ne sera plus temps. Eh ! mais, sur quoi, monsieur ? Je ne vois pas, moi… Ah !… écrivez qu’en général toutes les réponses de monsieur sont fausses et suggérées.

Je souriais. Elle voulut en savoir la raison : « C’est, madame, qu’à votre exclamation j’ai bien jugé que vous vous rappeliez subitement cette partie de votre leçon ; mais vous auriez pu l’appliquer plus heureusement. Sur une foule d’objets qui vous sont étrangers dans mes interrogatoires, vous ne pouvez savoir si mes réponses sont fausses ou vraies. À l’égard de la suggestion, vous avez certainement confondu, parce qu’étant regardé par votre conseil comme le chef d’une clique (pour user de vos termes), on vous aura dit que je suggérais les réponses aux autres, et non que les miennes m’étaient suggérées. Mais n’auriez-vous rien à dire de particulier sur la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, et qui m’a procuré l’audience de M. Goëzman ? » — Certainement, monsieur… Attendez… écrivez… Quant à l’égard de la soi-disant audience… de la soi-disant… audience…

Tandis qu’elle cherche ce qu’elle veut dire, j’ai le temps d’observer au lecteur que le tableau de ces confrontations n’est point un vain amusement que je lui présente : il m’est très-important qu’on y voie l’embarras de la dame pour lier à des idées très-communes les grands mots de palais, dont son conseil avait eu la gaucherie de les habiller. La soi-disant audience… envers et contre tous… ainsi qu’elle avisera… un commencement de preuve par écrit…, et autres phrases où l’on sent la présence du dieu qui inspire la prêtresse, et lui fait rendre ses oracles en une langue étrangère qu’elle-même n’entend point.

Enfin madame Goëzman fut si longtemps à chercher, répétant toujours la soi-disant audience…, le greffier la plume en l’air, et nos six yeux fixés sur elle, que M. de Chazal, commissaire, lui dit avec douceur : Eh bien ! madame, qu’entendez-vous par la soi-disant audience ? Laissons les mots, assurez vos idées : expliquez-vous, et je rédigerai fidèlement votre interpellation. — Je veux dire, monsieur, que je ne me mêle point des affaires ni des audiences de mon mari, mais seulement de mon ménage ; et que si monsieur a remis une lettre à mon laquais, ce n’a été que par excès de méchanceté : ce que je soutiendrai envers et contre tous. — Le greffier écrivait. — Daignez nous expliquer, madame, quelle méchanceté vous entendez trouver dans l’action toute simple de remettre une lettre à un valet ? Nouvel embarras sur ma méchanceté ; cela devenait long… et si long… que nous laissâmes là ma méchanceté ; mais en revanche elle nous dit : S’il est vrai que monsieur ait apporté chez moi une lettre, auquel de nos gens l’a-t-il remise ? — À un jeune laquais blondin, qui nous dit être à vous, madame. — Ah ! Voilà une bonne contradiction ! Écrivez que monsieur a remis la lettre à un blondin ; mon laquais n’est pas blond, mais châtain clair (je fus atterré de cette réplique). Et si c’était mon laquais, comment est ma livrée ? — Me voilà pris. Cependant, me remettant un peu, je répondis de mon mieux : Je ne savais pas que madame eût une livrée particulière. — Écrivez, écrivez, je vous prie, que monsieur, qui a parlé à mon laquais, ne sait pas que j’ai une livrée particulière ; moi qui en ai deux, celle d’hiver et celle d’été ! — Madame, j’entends si peu vous contester les deux livrées d’hiver et d’été, qu’il me semble même que ce laquais était en veste de printemps du matin, parce que nous étions au 3 avril. Pardon si je me suis mal expliqué. Comme en vous mariant il est naturel que vos gens aient quitté votre livrée pour ne plus porter que celle de la maison Goëzman, je n’aurais pu distinguer à l’habit si le laquais était à monsieur ou à madame. Il a donc bien fallu sur ce point délicat m’en rapporter à sa périlleuse parole : au reste, qu’il soit blond ou châtain clair, qu’il portât la livrée Goëzman ou la livrée Jamar [8], toujours est-il vrai que devant deux témoins irréprochables, Me Falconnet et le sieur Santerre, un laquais soi-disant à vous a été chargé par moi, sur le perron de votre escalier, d’une lettre qu’il ne voulait pas porter alors, parce que monsieur, disait-il, était avec madame ; qu’il porta cependant quand je l’eus rassuré, et dont il nous rendit bientôt cette réponse verbale : Vous pouvez monter au cabinet de monsieur ; il va s’y rendre à l’instant par un escalier intérieur. En effet, M. Goëzman nous y joignit peu de temps après.

« Tout ce bavardage ne fait rien, reprit madame Goëzman. Vous n’avez pas suivi mon laquais sur l’escalier, par-devant témoins ; ainsi vous ne pouvez attester qu’il m’ait remis la lettre en mains propres : et moi, je déclare que je n’ai jamais reçu aucune lettre de monsieur, ni de sa part ; et que je ne me suis mêlée nullement de lui faire avoir cette audience. Écrivez exactement. »

— Eh ! dieux ! madame, à quel soupçon nous livrez-vous ? C’est bien pis, si vous n’avez pas reçu la lettre des mains du laquais : comme il est prouvé au procès que cet homme l’a prise des miennes, et que l’apparition de M. Goëzman s’accorde en tout avec la réponse verbale du châtain clair, il en faudrait conclure que ce perfide laquais de femme aurait remis la lettre à votre mari (cette lettre, madame, par laquelle vous étiez sommée, suivant votre accord avec le Jay, de me procurer l’audience) ; il en faudrait conclure que cet époux, non moins honnête que curieux, se serait cru, en galant homme, obligé de tenir les engagements de sa femme, et… Achevez la phrase, madame ; en honneur, je n’ai pas le courage de la pousser plus loin : décidez lequel des deux époux ouvrit la lettre qui produisit l’audience ; mais si vous persistez à soutenir que ce n’est pas vous, ne dites plus au moins que je compromets M. Goëzman dans cette affaire : il est bien prouvé pour le coup que c’est vous-même qui le compromettez.

« Laissez-moi tranquille, monsieur, reprit-elle avec colère : s’il fallait répondre à tant d’impertinences, on resterait sur cette sotte lettre jusqu’à demain matin. Je m’en tiens à ce que j’ai dit, et n’y veux pas ajouter un mot davantage. »

Comme c’était sur mon interrogatoire qu’on argumentait, et que madame Goëzman ne poussa pas plus loin ses observations, ma confrontation avec elle fut close à l’instant. Alors il fut question de la sienne avec moi : car, pour l’instruction de ceux qui sont assez heureux pour n’avoir pas encore été dénoncés par M. Goëzman sur des audiences payées à sa femme, il est bon d’observer que, quand deux accusés sont confrontés l’un à l’autre, celui dont on a lu l’interrogatoire n’a pas le droit d’interpeller ; il ne fait que répliquer, observer ; mais il prend sa revanche, il interpelle à son tour, à la lecture des pièces de son coaccusé.

Il en résulte que, lorsqu’un accusé a fait le tour entier des confrontations actives et passives, il connaît le procès à peu près aussi bien que ceux qui doivent le juger.

Je puis donc attester de nouveau que tout ce que j’ai avancé dans mon premier mémoire, sur la seule conviction de mon innocence, est exactement conforme aux pièces du procès : je m’en suis convaincu à leur lecture ; et ce n’est pas sans raison que je pèse là-dessus. Il se répand dans le public que la seule réponse due à mon mémoire est d’assurer que c’est un tissu de faussetés naïvement débitées.

Laissons cette faible ressource à l’iniquité : ne lui disputons pas ce triomphe d’un moment, elle n’en aura point d’autre.

Ô mes juges ! c’est à vous que j’ai l’honneur d’adresser ce que j’écris. Vous lirez, vous comparerez tout, et vous me vengerez de ces nouvelles calomnies ; c’est votre jugement qui m’en fera raison. Voudrais-je en imposer sous vos yeux au public ? On entend partout mes ennemis crier contre moi, s’agiter, menacer : en me ménageant plus, ils me serviraient moins. Aux yeux de l’équité, le mal qu’on veut à l’innocence est la mesure du bien qu’on lui fait. Ils voudraient m’effrayer sur le procès et sur les juges ; m’amener à redouter l’injustice de ceux à qui je viens demander raison de la leur, et me faire puiser la terreur dans le sein même où je viens chercher la paix. Ô mes juges ! ma confiance en vous se ranime, et s’accroît par les efforts accumulés pour l’éteindre. Échauffés sur la sainteté de votre ministère, vous saisirez cette occasion de vous honorer aux yeux de la nation qui vous entend : elle se souviendra surtout qu’en vengeant un faible citoyen vous n’avez pas oublié que son adversaire était conseiller au parlement.


confrontation de madame goëzman à moi.


Il était tard ; à peine eut-on le temps ce jour-là de lire les interrogatoires et récolements de madame Goëzman. Ah ! grands dieux, quels écrits ! figurez-vous un chef-d’œuvre de contradictions, de maladresse et de turpitude, et vous n’en aurez pas encore une véritable idée. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Quoi ! madame, il y a quelqu’un au monde assez ennemi de lui-même pour vous confier son honneur et le secret d’une intrigue aussi sérieuse à défendre ! Pardon ; mon étonnement ici porte moins sur vous que sur le conseil qui vous met en œuvre. — Eh ! qu’y a-t-il donc, monsieur, s’il vous plaît, dans tout ce qu’on vient de lire ? — Que vous êtes, madame, une femme très-aimable, mais que vous manquez absolument de mémoire :

et c’est ce que j’aurai l’honneur de vous prouver demain matin. »

Je demande pardon au lecteur si mon ton est un peu moins grave ici qu’un tel procès ne semble le comporter. Je ne sais comment il arrive qu’aussitôt qu’une femme est mêlée dans une affaire, l’âme la plus farouche s’amollit et devient moins austère : un vernis d’égards et de procédés se répand sur les discussions les plus épineuses ; le ton devient moins tranchant, l’aigreur s’atténue, les démentis s’effacent ; et tel est l’attrait de ce sexe qu’il semblerait qu’on dispute moins avec lui pour éclaircir des faits, que pour avoir occasion de s’en rapprocher.

Eh ! quel homme assez dur se défendrait de la douce compassion qu’inspire un trop faible ennemi poussé dans l’arène par la cruauté de ceux qui n’ont pas le courage de s’y présenter eux-mêmes ? Qui peut voir sans s’adoucir une jeune femme jetée entre des hommes, et forcée par l’acharnement des uns de se mettre aux prises avec la fermeté des autres ; s’égarer dans ses fuites, s’embarrasser dans ses réponses, sentir qu’elle en rougit, et rougir encore plus de dépit de ne pouvoir s’en empêcher ?

Ces greffes, ces confrontations, tous ces débats virils ne sont point faits pour les femmes : on sent qu’elles y sont déplacées, le terrain anguleux et dur de la chicane blesse leurs pieds délicats : appuyées sur la vérité même, elles auraient peine à s’y porter ; jugez quand on les force à y soutenir le mensonge ! Aussi malheur à qui les y poussa ! Celui qui s’appuie sur un faible roseau ne doit pas s’étonner qu’il se brise et lui perce la main.

Que dans le principe on ait fait nier à madame Goëzman qu’elle a mis à profit son influence sur le cabinet de son mari, il n’y avait pas encore un grand mal ; mais lorsque les décrets lancés ont suspendu l’état et coupé la fortune des citoyens, lorsque les cachots sont remplis et que des malheureux y gémissent, qu’on ait le honteux courage d’exposer une femme, aussi troublée par le cri de sa conscience qu’effrayée sur les suites de sa marche, à se défendre en champ clos contre la force et la vérité réunies…, c’est presque moins une atrocité qu’une maladresse insoutenable.

Aussi madame Goëzman, au lieu de se trouver au greffe le lendemain à dix heures du matin, comme elle l’avait promis, eut-elle bien de la peine à s’y rendre sur les quatre heures après midi. Je m’aperçus néanmoins que de nouveaux confortatifs avaient remonté don âme à peu près au même point de jactance et d’aigreur où je l’avais vue en commençant la veille avec moi. Mais j’avais lu ses défenses. Les rires, les propos forcés, les éclairs de fureur, les tonnerres d’injures, étaient devenus sans effet.

Pour prévenir un nouvel orage, je pris la liberté de lui dire : « Aujourd’hui, madame, c’est moi qui tiens l’attaque, et voici mon plan. Nous allons repasser vos interrogatoires et récolements : je ferai mes observations ; mais chaque injure que vous me direz, permettez que je m’en venge à l’instant, en vous faisant tomber dans de nouvelles contradictions. — De nouvelles, monsieur ? Est-ce qu’il y en a dans tout ce que j’ai dit ? — Ah ! bon Dieu ! madame, elles y fourmillent ; mais j’avoue qu’il est encore plus étonnant de ne pas les apercevoir en relisant, que de les avoir faites en dictant. »

Je pris les papiers pour les parcourir. « Comment donc ! est-ce que monsieur a la liberté de lire ainsi tout ce qu’on m’a fait écrire ? — C’est un droit, madame, dont je ne veux user qu’avec toutes sortes d’égards. Dans votre premier interrogatoire, par exemple, à seize questions de suite sur un même objet, c’est à savoir si vous avez reçu cent louis de le Jay pour procurer une audience au sieur de Beaumarchais, je vois, au grand honneur de votre discrétion, que les seize réponses ne sont chargées d’aucun ornement superflu.

« Interrogée si elle a reçu cent louis en deux rouleaux ? a répondu : Cela est faux. Si elle les a serrés dans un carton de fleurs ? Cela n’est pas vrai. Si elle les a gardés jusqu’après le procès ? Mensonge atroce. Si elle n’a pas promis une audience à le Jay pour le soir même ? Calomnie abominable. Si elle n’a pas dit à le Jay : L’or n’était pas nécessaire, et votre parole m’eût suffi ? Invention diabolique, etc., etc. Seize négations de suite au sujet des cent louis. »

Et cependant, au second interrogatoire, pressée sur le même objet, on voit que madame Goëzman a répondu librement : « Qu’il est vrai que le Jay lui a présenté cent louis ; qu’il est vrai qu’elle les a serrés et gardés dans son armoire un jour et une nuit : mais uniquement par complaisance pour ce pauvre le Jay, parce que c’est un bon homme, qui n’en sentait pas la conséquence, qui d’ailleurs lui est utile pour la vente des livres de mon mari, et parce que cet argent pouvait le fatiguer dans les courses qu’il allait faire. » (Quelle bonté ! la somme était en or.)

« Comme ces réponses sont absolument contraires aux premières, je vous supplie, madame, de vouloir bien nous dire auquel des deux interrogatoires vous entendez vous tenir sur cet objet important. À l’un ni à l’autre, monsieur ; tout ce que j’ai dit là ne signifie rien ; et je m’en tiens à mon récolement, qui est la seule pièce contenant vérité. » Tout cela s’écrivait.

« Il faut convenir, lui dis-je, madame, que la méthode de récuser ainsi son propre témoignage, après avoir récusé celui de tout le monde, serait la plus commode de toutes, si elle pouvait réussir. En attendant que le parlement l’adopte, examinons ce qui est dit sur ces cent louis dans votre récolement. Madame Goëzman y assure « qu’elle était à sa toilette lorsque le Jay lui a présenté les cent louis ; elle assure qu’elle l’a prié de les remporter (mais sans indignation pourtant), et que lorsqu’il a été parti, elle a été tout étonnée de les retrouver dans un carton de fleurs au coin de sa cheminée ; et qu’elle a envoyé trois fois dans la journée dire à ce pauvre le Jay de venir reprendre son argent ; ce qu’il n’a fait que le lendemain. »

« Observez, madame, que d’un côté vous avez rejeté les cent louis avec indignation ; que de l’autre vous les avez serrés avec complaisance ; et que de l’autre enfin, c’est à votre insu que l’or est resté chez vous. Voilà trois narrations du même fait, assez dissemblables : quelle est la bonne, je vous prie ? — Je vous l’ai dit, monsieur, je m’en tiens à mon récolement. — Oserais-je vous demander, madame, pourquoi vous rejetez les réponses de votre second interrogatoire, qui me paraît s’approcher davantage de la véritable vérité ? — Je n’ai rien à répondre : mes raisons sont dans mon récolement : vous pouvez les y lire. »

En effet, j’y lus, non sans étonnement : Madame Goëzman, interpellée de nous déclarer si son second interrogatoire contient vérité, si elle entend s’y tenir, et si elle n’y veut rien changer, ajouter ni retrancher, a répondu que son second interrogatoire contient vérité ; qu’elle entend s’y tenir, et n’y veut rien changer, ajouter ni retrancher, fors seulement que tout ce qu’elle y a dit est faux d’un bout à l’autre. On y lit ensuite ces propres mots : Parce que, ce jour-là, madame Goëzman prétend qu’elle ne savait ce qu’elle disait, et n’avait pas sa tête à elle, étant dans un temps critique. « Critique à part, madame, lui dis-je en baissant les yeux pour elle, cette raison de vous démentir me paraît un peu bien singulière, et…[9] — Vous me croirez si vous voulez, monsieur ; mais en vérité il y a des temps où je ne sais ce que je dis, où je ne me souviens de rien. Encore l’autre jour… » Et elle nous enfila une de ces petites histoires dont tout le mérite est de rassurer la contenance de celui qui les fait.

Pour l’honneur de la vérité, il faut avouer qu’en parlant ainsi l’éclair des yeux ne brillait plus ; la physionomie était modeste, le ton doux : plus de jactance, plus d’injures ; pour le coup je reconnus le langage aimable d’une jeune femme.

« Eh bien, madame, je n’insisterai pas sur ce point, qui paraît vous mettre à la gêne et vous oppresser. Ce que vous ne débattrez pas aigrement vous sera toujours accordé par moi. La plus forte arme de votre sexe, madame, est la douceur ; et son plus beau triomphe est d’avouer sa défaite. Mais daignez au moins nous expliquer pourquoi vous avez nié dans votre premier interrogatoire, seize fois de suite, le séjour que les cent louis ont fait chez vous, et dont vous convenez dans votre récolement. Pardon si j’entre ici dans des détails un peu libres pour un adversaire ; mais les intimes confidences que vous venez de faire au parlement semblent m’y autoriser : à en juger par la date de ce premier interrogatoire, il ne paraît pas que vous eussiez alors la tête troublée par des embarras d’un aussi pénible aveu que le jour du second ; et cependant vous n’y êtes pas moins contraire en tout à votre récolement. — Si j’ai nié, monsieur, ce jour-là, que j’eusse reçu et gardé l’argent, c’est qu’apparemment je l’ai voulu ainsi ; mais, comme je l’ai déjà dit et le répète pour la dernière fois, je n’entends m’en tenir sur ce fait qu’à mon récolement ; je suis fâchée que cela vous déplaise. — À moi, madame ? Au contraire ; on ne peut pas mieux répondre, et je vous jure que cela me plaît à tel point, qu’en l’écrivant je serais désolé qu’on y changeât un mot. »

Le ton, comme on voit, était déjà remonté d’un degré. « Puisque votre dernier mot, madame, est de vous en tenir sur ces cent louis à votre récolement, me permettez-vous de proposer encore une observation ? — Ah ! pardi, monsieur, avec vos questions, vous m’impatientez ; vous êtes bavard comme une femme. — Sans adopter les qualités pour les dames ni pour moi, ne vous offensez pas si j’insiste, madame, à vous prier de nous dire quelle personne vous avez envoyée trois fois dans la journée chez ce pauvre le Jay, pour qu’il vînt reprendre les cent louis, ces perfides cent louis qu’il avait furtivement glissés parmi vos fleurs d’Italie, pendant que vous aviez le dos tourné, et que vous ne pouviez au plus voir ce qu’il faisait que dans votre miroir de toilette. — Je n’ai pas de compte à vous rendre : écrivez que je n’ai pas de compte à rendre à monsieur, et qu’il ne me pousse ainsi de questions que pour me faire tomber dans quelques contradictions. — Écrivez, monsieur, dis-je au greffier : la réponse de madame est trop ingénue pour qu’on doive la passer sous silence. »

Cependant, pressée de nouveau par le conseiller commissaire de répondre plus catégoriquement sur l’homme qui avait fait les trois commissions, elle lui dit, avec un petit dépit concentré : Eh bien, monsieur, puisqu’il faut absolument le nommer, c’est mon laquais que j’y ai envoyé : il n’y a qu’à le faire entrer.

Pendant qu’on écrivait sa réponse, M. de Chazal reprit très-sérieusement : « Observez, madame, que si votre laquais, interrogé sur ce fait, allait dire qu’il n’a pas été chez le Jay, cela tirerait à conséquence pour vous : voyez, rappelez-vous bien. — Monsieur, je n’en sais rien ; écrivez, si vous voulez, que ce n’est pas mon laquais, mais un Savoyard. Il y a cent crocheteurs sur le quai Saint-Paul, où je demeure ; monsieur peut y aller aux enquêtes, si le jeu l’amuse. (Ce qui fut écrit aussi.) — Je n’irai point, madame, et je vous rends grâces de la manière dont vous avez éclairci les cent louis : j’espère que la cour ne sera pas plus embarrassée que moi pour décider si vous les avez rejetés hautement et avec indignation, ou si vous les avez serrés discrètement et avec satisfaction.

« Passons à un autre article non moins intéressant, celui des quinze louis. — N’allez-vous pas dire encore, monsieur, que je conviens de les avoir reçus ? — Pour des aveux formels, madame, je n’ai pas la présomption de m’en flatter : je sais qu’on n’en obtient de vous qu’en certains temps, à certains jours marqués… Mais j’avoue que je compte assez sur de petites contradictions, pour espérer qu’avec l’aide de Dieu et du greffier nous dissiperons le léger brouillard qui offusque encore la vérité. »

Alors je la priai de vouloir bien nous dire nettement et sans équivoque si elle n’avait pas exigé de le Jay quinze louis pour le secrétaire, et si elle ne les avait pas serrés dans son bureau quand le Jay les lui remit en argent. — Je réponds nettement et sans équivoque qui jamais le Jay ne m’a parlé de ces quinze louis, ni ne me les a présentés.

« Observez, madame, qu’il y aurait bien plus de mérite à dire : je les ai refusés, qu’à soutenir que vous n’en avez eu aucune connaissance. — Je soutiens, monsieur, qu’on ne m’en a jamais parlé : y aurait-il eu le sens commun, d’offrir quinze louis à une femme de ma qualité, à moi qui en avais refusé cent la veille ? — De quelle veille parlez-vous donc, madame ? — Eh ! pardi, monsieur, de la veille du jour… (Elle s’arrêta tout court en se mordant la lèvre.) De la veille du jour, lui dis-je, où l’on ne vous a jamais parlé de ces quinze louis, n’est-ce pas ?

« Finissez, dit-elle en se levant furieuse, ou je vous donnerai une paire de soufflets… J’avais bien affaire de ces quinze louis ! Avec toutes vos mauvaises petites phrases détournées, vous ne cherchez qu’à m’embrouiller et me faire couper ; mais je jure, en vérité, que je ne répondrai plus un seul mot. » Et l’éventail apaisait, à coups redoublés, le feu qui lui était monté au visage.

Le greffier voulut dire quelque chose ; il fut rembarré d’importance. Elle était comme un lion, de sentir qu’elle avait manqué d’être prise.

Le sage conseiller, pour apaiser le débat, me dit alors : « Ce que vous demandez là vous paraît-il bien essentiel ? Madame a déjà fait écrire tant de fois qu’elle n’a pas reçu ces quinze louis ! Qu’importe qu’on les lui ait offerts ou non, dès qu’elle s’en offense ?

« Je ne sais, monsieur, pourquoi madame en est blessée ; ces mots, exigés pour le secrétaire, que j’ai eu soin d’ajouter à ma phrase, devraient lui prouver que je n’entends point l’obliger à rougir ici sur une demande de quinze louis, qu’elle n’était pas censée alors faire pour elle-même. À la bonne heure : ne parlons plus des cent louis rejetés la veille du jour… où on ne lui a jamais parlé de ces quinze louis, puisque cela trouble la paix de notre conférence, mais je demande pardon et faveur pour ma question : on ne connaît souvent la valeur des principes que quand les conséquences sont tirées. Je vous prie donc de vouloir bien au moins faire écrire exactement que madame Goëzman assure qu’on ne lui a jamais parlé des quinze louis, ni proposé de les accepter. » (Ce qui fut écrit ; et elle se remit sur son siége.)

Alors, certain de mon affaire, je priai le greffier de représenter à madame Goëzman la copie de la lettre que je lui avais écrite le 21 avril, telle qu’on l’a pu lire pages 25 et 26 de mon premier Mémoire, et qui a été annexée au procès par le Jay, où l’on voit cette phrase entre autres :

Je me garderais de vous importuner, si après la perte de mon procès, lorsque vous avez bien voulu me faire remettre mes deux rouleaux de louis, et la répétition enrichie de diamants qui y était jointe, on m’avait aussi rendu de votre part quinze louis que l’ami commun qui a négocié vous a laissés de surérogation.

« N’est-ce pas là, madame, lui dis-je, la copie de ma lettre qui vous fut apportée par le Jay, le 21 avril, et que vous confrontâtes ensemble avec l’original dont vous étiez si fort irritée ? Madame Goëzman, après l’avoir lue, la rejette avec colère, et dit : Je ne connais point du tout ce chiffon de papier, qu’on ne m’a jamais montré : je soutiens, au contraire, que la lettre que je reçus alors de monsieur n’avait aucun rapport à cette copie, et qu’elle n’était qu’un autre chiffon qui ne signifiait rien, et que j’ai jeté au vent. Ce que je fis écrire très-exactement.)

— Avant d’aller plus loin, j’ai l’honneur d’observer à madame que je lui tiens fidèlement ma parole de ne me venger de ses injures qu’en la forçant à se contredire. Elle convient aujourd’hui qu’elle a reçu une lettre de moi ; et je vois, dans son premier interrogatoire, qu’elle y a nié onze fois de suite qu’elle eût reçu aucune lettre de moi. »

Madame Goëzman, après avoir longtemps rêvé, répond enfin que, si elle a d’abord nié cette lettre, c’est qu’elle ne se souvenait plus alors d’un chiffon de papier qui ne signifiait rien, n’était de nulle importance, et qu’elle a jeté au vent.

Sa réponse écrite, je lui observe qu’il s’en faut de beaucoup que cette lettre lui ait paru d’aussi peu d’importance qu’elle veut le faire entendre, et qu’elle l’ait jetée au vent comme un chiffon inutile, puisque, dans son second interrogatoire, que j’ai sous les yeux, elle s’en explique à peu près en ces termes :

Tout ce dont madame Goëzman se souvient, c’est qu’elle a reçu une lettre du sieur de Beaumarchais, et qu’en la lisant elle s’est mise dans une si grande colère, croyant y voir qu’il répétait les cent louis et la montre, avec les quinze louis, qu’elle a envoyé chercher le Jay sur-le-champ, pour savoir de lui s’il n’avait pas rendu la montre et les cent louis qu’on lui redemandait avec les quinze louis ; que le Jay, de retour chez elle, en lui montrant la copie de la lettre du sieur de Beaumarchais, l’avait assurée qu’elle se trompait à la lecture ; qu’il ne s’agissait dans cette lettre que des quinze louis, et non de tout le reste, qu’il avait rendu devant de bons témoins ; qu’alors en y confrontant la présente copie, qu’elle reconnaît bien pour être celle de la lettre du sieur de Beaumarchais, elle avait vu qu’elle était littérale, et avait déchiré la lettre après[10].

« Sommes-nous quittes, madame ? Comptons, vous et moi : je vois ici deux, trois, quatre bonnes contradictions.

« D’abord vous n’avez jamais reçu de lettres de moi ; ensuite vous en avez reçu une, mais qui n’était de nulle importance, un chiffon qui ne signifiait rien ; puis tout à coup voilà ce chiffon transformé en une lettre fort irritante, et qui produit une scène entre vous et le Jay ; et cette lettre était, selon vous, alors conforme à la copie qu’on en présentait : cependant aujourd’hui vous assurez que vous ne connaissez point cette copie, ce chiffon de papier, et qu’il n’a nul rapport à la lettre que vous avez reçue de moi. Cela vous paraît-il assez clair, assez positif, assez contradictoire ?

« Mais n’en parlons plus ; aussi bien n’était-ce pas de cela qu’il s’agissait quand la querelle s’est élevée entre nous. — Et de quoi donc s’agissait-il, monsieur ? (Me regardant avec inquiétude.) — Vous nous avez bien certifié tout à l’heure, madame, que jamais le Jay ne vous avait parlé de ces quinze louis, ni ne vous les avait présentés le lendemain de cette veille… sur laquelle notre débat a commencé ; ainsi vous ignoriez parfaitement, quand ma lettre vous est parvenue le 21 avril, qu’il y eût eu quinze louis déboursés par moi pour le secrétaire, en sus des cent louis donnés pour l’audience ? — Certainement, monsieur. — Cela va bien, madame. Mais comment arrive-t-il que ces quinze louis ne fussent pas du tout de votre connaissance, et qu’ils en fussent en même temps si bien, qu’on vous les voit rappeler deux ou trois fois, comme chose très-familière, dans l’aveu de tout ce qui se passa le 21 avril, que nous venons de lire, et qui est entièrement de vous ? On y voit que, dans ma lettre, ce n’est pas la demande des quinze louis qui vous étonne et vous met en fureur, mais seulement celle que vous croyez que je vous fait des cent louis et de la montre que vous aviez rendus ; on y voit que le Jay ne dit pas, pour vous calmer : Ce sont des fripons à qui je ferai bien voir qu’ils n’ont jamais donné ces quinze louis qu’ils redemandent, mais qu’il vous apaise en vous disant, au contraire : Vous vous êtes trompée, madame, en lisant cette lettre qui vous irrite si fort : voyez donc qu’on ne vous y demande point les cent louis et la montre, que j’ai bien rendus devant témoins ; mais seulement les quinze louis dont M. de Beaumarchais veut être éclairci, parce qu’il sait que le secrétaire ne les a pas reçus ; qu’alors confrontant la copie avec la lettre, et reconnaissant qu’il n’y est en effet question que des quinze louis, votre fureur s’apaise, et que tout finit là.

« Si ce détail, que je n’aurais pu raccourcir sans le rendre obscur ; si vos réponses, vos fuites, vos aveux, vos contradictions, combinés avec les dires de le Jay, ne prouvent pas clair comme le jour que vous avez les quinze louis, il faut jeter la plume au feu, et renoncer à rien prouver aux hommes.

« J’entends fort bien pourquoi vous niez aujourd’hui que le Jay vous ait jamais parlé de ces quinze louis : c’est afin de couper court, par un seul mot, à toute question embarrassante. Mais la dénégation sèche d’avoir eu connaissance d’un fait sur lequel vous êtes entrée antérieurement dans d’aussi grands détails, madame, n’est qu’une preuve de plus pour moi que ce fait est aussi vrai que son examen vous paraît redoutable : et voilà mon dilemme achevé. Qu’avez-vous à répondre ?

— « Rien de si simple à expliquer que tout cela, monsieur. Ne vous ai-je pas dit que, le jour de mon second interrogatoire, où je suis convenue d’avoir reçu et serré les cent louis, et où j’ai fait étourdiment cette histoire de la lettre et des quinze louis, je n’avais pas ma tête à moi, et que j’étais dans un état… » — Eh ! daignez, madame, en sortir quelquefois ! si ce n’est par égard pour nous, que ce soit au moins par respect pour vous-même ! N’avez-vous pas de moyen plus modeste et moins bizarre de colorer vos défaites ? » Madame Goëzman, un peu confuse, soutint néanmoins que, sa réponse étant dans les règles de la procédure, je n’avais pas droit d’en exiger une autre.

« Détrompez-vous, madame ; avant que le parlement accepte vos confidences et s’arrête à vos étranges déclarations, il faut qu’un nouvel article ajouté au code criminel ait rendu l’examen des matrones un prélude nécessaire à chaque interrogatoire des femmes accusées : jusque-là vous implorez en vain, pour la mauvaise foi, l’indulgence qui n’est due qu’à la mauvaise santé.

« D’ailleurs on sait que ces fumées, ces vapeurs et tous ces petits désordres de tête, qui rendent les jeunes personnes plus malheureuses et non moins intéressantes, ne les affectent qu’en des temps de fermentation et de plénitude, et jamais dans ceux où la nature bienfaisante leur vend, au prix d’une légère indisposition, la beauté, la fraîcheur et tous les agréments qui nous charment en elles : les doctes vous diront que la tête en est plus saine, que les idées en sont plus nettes ; et vous concevez que je ne joins ici ma consultation à la leur, que pour couvrir d’avance d’un ridicule ineffaçable le parti qu’on entend vous faire tirer d’un si puéril motif de rétractation.

« Quoi qu’il en soit, il n’est pas hors de propos d’observer que la seule fois sur quatre où madame Goëzman ait parlé sans savoir ce qu’elle disait, elle a fait par inspiration, sur la lettre et les quinze louis, un historique exactement conforme à celui déjà consigné au procès, dans les dépositions et interrogatoires, dont on se rappellera qu’elle ne pouvait avoir alors connaissance. Ô pouvoir de la vérité sur une belle âme !

« Mais puisque vous prétendez, madame, à l’honneur de perdre assez souvent la tête et la mémoire, ne vaudrait-il pas mieux user de cette innocente ressource pour rentrer dans le sentier de la vérité, que de la rendre criminelle en l’employant à vous en écarter de plus en plus ?

« À sotte demande point de réponse, répliqua sèchement madame Goëzman. (Cela ne fut pas écrit.) Mais, suppliée de nous dire quelque chose de plus conséquent à mes observations, elle répondit que, quand tout ce qu’elle avait avoué dans son second interrogatoire serait vrai, cela ne prouverait pas encore qu’elle eût reçu les quinze louis. (Ce qui fut écrit.)

— Beaucoup plus que vous ne pensez, madame ; car on voit très-bien que vous ne fuyez l’éclaircissement sur la lettre et les quinze louis que pour écarter le soupçon que vous les ayez jamais exigés, reçus et gardés. Mais comme il est plus aisé de nier ces quinze louis que d’échapper à la foule de preuves qui vous convainquent de les avoir reçus, je quitterai le ton léger que vos injures m’avaient fait prendre un moment, pour vous assurer que votre défense, plus déplorable encore que risible sur cet objet, vous met ici dans le jour le plus odieux. Garder quinze louis, madame, est peu de chose mais en verser le blâme sur ce malheureux le Jay, dont vous avez tant à vous louer (car il ne vous a manqué qu’un peu plus d’adresse pour le perdre entièrement), c’est un crime, une atrocité qui n’étonnerait point dans certains hommes, mais qui effrayera toujours sortant de la bouche d’une femme, à qui l’on suppose, avec raison, qu’une méchanceté réfléchie devrait être étrangère.

« Et si par hasard tout ce qu’on vient de lire fournissait la preuve complète que vous avez encore ces quinze louis dans vos mains !… Je vous livre en tremblant, madame, aux plus terribles réflexions : voilà ce qui doit vous troubler ; voilà ce que ne replâtrera point le ciment puéril et déshonnête dont vous avez voulu lier tant de contradictions.

« Mais à quoi bon, je vous prie, ces déclarations de le Jay, ces dénonciations au parlement, ces attaques en corruption de juge, dont on faisait tant de bruit, si votre conseil devait finir par vous faire articuler, dans votre récolement, ces mots sacramentels qu’on ne doit jamais oublier : Je déclare que le Jay ne m’a point présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, qu’on sait bien être incorruptible ; mais seulement qu’il sollicitait auprès de moi, des audiences pour le sieur de Beaumarchais ?

« Voilà comme un mot souvent décide un grand procès. Qu’aurait dit de plus mon défenseur ? Mais dans cet excès de bonté, madame, il y a du luxe ; et je vous aurais tenue quitte à moins. Voyons d’où peut naître un procédé si généreux : Timeo Danaos Quoique je ne sois pas de votre conseil, je sens sa marche à travers vos discours : comme un machiniste, au jeu des décorations, devine les leviers et les contre-poids qui les font mouvoir.

« Quand ils ont su que, livrée à vous-même, vous aviez tout avoué à votre second interrogatoire, et les cent louis reçus, et la lettre aux quinze louis, etc., ils ont bien senti que l’on conclurait de ces aveux tardifs que les déclarations, dénonciations, dépositions, interrogations antérieures, ne contenaient pas vérité. Si nous n’abandonnons pas l’attaque en corruption, le peu d’adresse d’une femme la fera tourner contre nous-mêmes ; il vaut mieux nous relâcher de notre vengeance que d’y être enveloppés, renoncer à prendre l’ennemi que de voir le piége se fermer sur le bras qui le tend. En un mot, il faut s’exécuter et faire avouer à cette femme qu’on ne lui a demandé que des audiences, puisqu’il paraît aujourd’hui prouvé au procès que le prix en a été convenu et reçu par elle.

« Et ceci, madame, n’est pas une conjecture légère : il n’y a personne qui ne juge, au style de vos défenses, à quelques soudures près, que ce sont des pièces étudiées par vous comme les fables de votre enfance, et débitées de même. Par exemple, est-ce bien vous qui avez dicté : il faut voir d’abord s’il est prouvé que l’on ait remis les quinze louis à le Jay, et jusque-là il n’y a point de corps de délit ? (Corps de délit, grands dieux !) Est-ce vous qui avez dicté : nous avons déjà un commencement de preuves par écrit ; et tant d’autres belles choses qu’on n’apprend point au couvent ? N’est-il pas clair que je suis trahi ? L’on m’annonce une femme ingénue, et l’on m’oppose un publiciste allemand[11] ! »

Mais c’est assez combattre des ridicules ; occupons-nous d’objets plus importants. Pendant que l’auteur estime son ouvrage sur la peine qu’il lui coûte, le lecteur sur le plaisir qu’il y prend, le juge impartial ne le prise que sur les preuves et les vérités qu’il contient, et c’est lui surtout qu’il importe de convaincre. Avançons.


SECONDE PARTIE.
monsieur goëzman.

Les gens instruits se rappellent avec plaisir par quel heureux artifice un savant antiquaire de Nîmes a retrouvé l’inscription du monument appelé Maison Carrée, sur la seule indication des trous laissés au frontispice par les pointes qui attachaient jadis les lettres de bronze dont cette inscription fut formée. On conçoit quelle sagacité, quelle connaissance de l’histoire, quel esprit de calcul, quelle méthode, et surtout quelle patience il a fallu pour nous donner le vrai sens de cet obscur hiéroglyphe, qu’un silence de dix-sept siècles avait rendu impénétrable. Telle est la tâche que je m’impose aujourd’hui.

Tout ce que je vois jusqu’à présent, c’est une noire intrigue dont l’auteur m’est inconnu. Forcé de rassembler quelques faits épars, de les lier par des conjectures raisonnables, de comparer ce qui est écrit avec ce qu’on a dit, de m’aider même de ce qu’on a tu, et de débrouiller ainsi peu à peu le chaos de tant de choses incohérentes, en m’aidant de quelque connaissance du cœur humain ; ces faits isolés sont pour moi comme autant de lettres que je dois rassembler avec soin, pour en former, sous les yeux du public et de mes juges, le nom du véritable auteur de cette intrigue. Essayons.

Mais, avant d’entamer ce pénible ouvrage, est-il tellement nécessaire à ma justification d’inculper M. Goëzman, que l’on ne puisse impunément séparer ces deux objets, ni supprimer le second sans nuire au premier ? Je n’en sais rien. Aussi n’est-ce pas cela que je sais et dis seulement, c’est qu’il faut que tout soit connu, pour que tout soit jugé.

Pour que ma justification soit aussi prompte qu’elle est certaine, il faut que les preuves tirées de ma conduite soient renforcées par les preuves que me fournit celle de mon accusateur ou dénonciateur : car les deux mots sont ici justement confondus. Dans les mains de la justice, nous sommes à l’égard l’un de l’autre comme les plateaux de la balance, dont l’un doit remonter doublement vite allégé de son poids, si l’on en surcharge encore son voisin.

Qu’on ne me taxe donc de vengeance ni de haine, si je me vois forcé de scruter M. Goëzman : la nécessité d’une défense légitime, et sa qualité d’accusateur, me donnent le droit d’éclairer sa conduite. Je n’accuse point ; je me défends, et j’examine. Que si mon inquisition venait à verser quelque défaveur sur ce magistrat, il ne faudrait pas me l’imputer : ce serait un mal pour lui, non un tort à moi ; la faute des événements, et non la mienne. Pourquoi descend-il de la tribune, et vient-il se mêler dans l’arène aux athlètes qui combattent, lui que son bonheur avait élevé jusqu’au rang de ceux qui jugent des coups qu’ils se portent ?

Voyons toutefois si sa qualité de juge est un obstacle à ma recherche, et si je dois me taire, et ménager par respect pour son état celui qui me poursuit sans respect pour l’équité. Certes, si la disproportion des grades est de quelque poids dans les querelles, c’est seulement quand le moindre des contendants s’y rend agresseur, mais jamais lorsqu’il se défend. Je me range ici dans la classe inférieure, afin qu’on ne me conteste rien : car si je suis forcé de m’armer contre M. Goëzman, je veux vivre en paix avec le reste du monde. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Supposons donc qu’un homme se trouvât traduit au parlement, comme corrupteur de juge, par le juge même qui déclare n’avoir pas été corrompu : la première chose qu’il y aurait à faire sur cette singulière accusation, ne serait-ce pas d’examiner la pièce qui lui sert de point d’appui ?

Et si cette pièce était une déclaration extrajudiciaire, faite au juge par l’agent de la prétendue corruption, ne devrait-on pas commencer par entendre cet agent sur les vrais motifs de sa déclaration ?

Et si l’agent, effrayé des suites sérieuses d’un acte dont on lui aurait masqué les conséquences en le lui arrachant, se rétractait publiquement, et déposait au greffe que sa déclaration est fausse et suggérée par le magistrat ; dans l’incertitude où l’on serait de savoir laquelle des pièces contient vérité, ne devrait-on pas s’assurer de la personne

de l’agent, surtout si le juge avait joint à la déclaration la lettre d’un tiers non encore suspecté, qui lui servît d’appui ?

Renfermé au secret, bien verrouillé, soustrait à tout conseil, et dans l’effroi d’un avenir funeste, si cet agent, interrogé sous toutes les faces en six temps différents, soutenait constamment que non-seulement sa fausse déclaration a été demandée, sollicitée, suggérée, mais qu’elle a été entièrement minutée de la main du juge, et qu’il n’a fait que la copier telle qu’il avait plu au juge de la fabriquer ; faudrait-il manquer à s’éclaircir de ces faits importants, sous prétexte qu’il serait désagréable qu’un homme honoré d’un grave emploi vînt à se trouver, par l’événement de la recherche, auteur d’un délit mal imputé, d’un scandale public, et surtout de l’accusation et du décret d’un innocent ? et toute la question ne se réduirait-elle pas alors à découvrir si la déclaration est fausse ou véritable, naturelle ou suggérée ; surtout s’il est vrai qu’elle ait été minutée de la main de celui à qui seul il importait qu’elle fût faite ainsi ?

Et si l’attestation du prisonnier ne suffisait pas pour prouver qu’il a emporté la minute du magistrat, et l’a gardée dix-sept jours pour en faire des copies, ne faudrait-il pas assigner en témoignage tous ceux qu’il déclarerait avoir lu, tenu et copié cette précieuse minute ?

Et si trois témoins entendus ne paraissaient pas encore suffisants pour achever de convaincre les magistrats, l’accusé n’aurait-il pas le droit d’en indiquer d’autres, et de demander qu’on les entendît, pour renforcer la preuve du fait par l’amoncellement des témoignages ?

Enfin, si l’on avait bien constaté au procès quel est le véritable auteur de cette déclaration, ne serait-il pas permis à l’accusé, si durement décrété, de raisonner tout haut devant les juges et le public sur les motifs et les conséquences de la fabrication d’un pareil titre ?

Maintenant vous savez l’affaire aussi bien que moi ; tout ce que vous venez de lire est l’histoire du procès. Je fus victime de la déclaration dont le Jay fut le copiste, et M. Goëzman l’auteur. — L’auteur ? — oui, l’auteur. Le mot est lâché ; ce n’est pas sans réflexion que je l’ai dit ; je m’y tiens. Mais lorsque M. Goëzman nie d’avoir fait cette minute, êtes-vous bien certain de pouvoir le prouver ? — Loin que son désaveu nuise à ma preuve, il la rendra plus importante ; et c’est ce que j’ai déjà dit plus haut à madame Goëzman, au sujet des quinze louis : la dénégation sèche d’un fait prouvé d’ailleurs au procès, non-seulement sert à mieux l’établir, mais encore à montrer combien on redoutait de le voir discuter. C’est pourtant ce que je vais faire.

Je pourrais mettre au rang de mes preuves la déposition et les interrogatoires de le Jay, où il affirme que M. Goëzman lui a présenté la déclaration minutée de sa main à copier, et que, pour aller plus vite, madame Goëzman, tenant la minute de son mari, dictait pendant qu’il écrivait. Je veux bien ne m’en pas servir.

Je pourrais y réunir la déposition de Donjon, commis de le Jay, qui déclare avoir copié la déclaration sur une minute d’une écriture que ce dernier lui a dit être celle de M. Goëzman ; ce qu’il reconnaîtra bien, si on lui montre de l’écriture de ce magistrat. Je consens à ne pas l’employer.

Je pourrais tirer encore un grand avantage du mot excellent de la dame le Jay à sa confrontation, quand on lui a montré la déclaration de son mari : C’est bien là l’écriture de mon mari ; mais je suis très-certaine que ce n’est pas son style : mon mari n’a pas assez d’esprit pour faire toutes ces belles phrases-là. Et l’on voit ici que la vérité s’exprime avec l’honnête simplicité des bons vieux temps ; c’est la main d’Ésaü, mais j’entends la voix de Jacob. Et quand nous donnerons la copie littérale de cette déclaration, on en sentira bien mieux la force de l’observation de la dame le Jay. — Mais je laisse encore cela de côté.

Enfin voici mes preuves : elles sont muettes, et en cela plus éloquentes ; elles sont au procès, et c’est M. Goëzman lui-même qui les fournit. Il est vrai que j’ai eu la peine de les y démêler ; mais je ne regretterai pas le soin que j’ai pris, si je prouve à ce magistrat que ce qu’il a de mieux à faire aujourd’hui est de convenir tout uniment qu’il a présenté à le Jay sa propre minute à copier. Prouvons donc.

preuves morales.

M. Goëzman s’est présenté avec un papier au parlement, et a dit : Voici une déclaration que le Jay m’a écrite ; elle n’est pas sortie de mes mains ; je la remets au greffe avec l’original de ma dénonciation, dont elle prouve la véracité. — Rien de plus clair assurément.

Madame Goëzman est venue ensuite avec un autre papier au parlement, et a dit : Voilà une déclaration de le Jay que je remets au greffe. Quoiqu’elle soit de l’écriture d’un commis de le Jay, j’atteste qu’elle est signée de lui, et parfaitement conforme à l’original que le Jay a écrit en ma présence, et que mon mari a déposé ; et j’atteste qu’il n’y a jamais eu d’autre minute écrite de la main de mon mari. — On ne peut pas mieux s’énoncer.

Mais, monsieur et madame, avant de vous répondre, qu’était-il besoin de déposer chacun une déclaration, puisqu’elles disent toutes deux la même chose ? — C’est que nous sommes des gens véridiques, et que nous ne voulons rien d’équivoque : l’original est de la main de le Jay ; la copie est de celle de son commis. Ce qui abonde ne vicie pas. — Peut-être.

Mais s’il n’y a eu qu’une seule déclaration écrite par le Jay chez M. Goëzman, restée entre les mains de M. Goëzman, soigneusement gardée par M. Goëzman, et déposée au greffe par M. Goëzman ; sur quelle minute le commis de le Jay a-t-il donc copié la déclaration que madame Goëzman nous représente aujourd’hui ? car encore faut-il que ce commis ait fait sa copie sur une minute quelconque ; et ce ne peut pas être sur celle de le Jay, puisque, selon vous-même, elle est restée à M. Goëzman, et que ce commis n’a jamais eu l’honneur d’entrer chez vous.

Direz-vous que, de retour, le Jay a eu la mémoire assez bonne pour rendre exactement chez lui ce qu’on lui avait dicté ailleurs ? Ceux qui connaissent l’honnête, le bon sieur Edme-Jean le Jay, savent bien que M. Goëzman ne pourrait donner une aussi pauvre défaite, sans déshonorer entièrement ses défenses.

Et puis quel intérêt aurait eu le Jay de remettre aux mêmes personnes une copie signée de la déclaration qu’il leur avait laissée en original, s’ils ne l’avaient pas expressément exigée ? et s’ils l’ont exigée, ils n’ont pas dû s’en fier à sa mémoire. Lors qu’on veut une copie, on la veut exacte. Ils ont dû lui confier une minute, et cette minute qu’il emporte ne peut pas être en même temps la sienne, qu’il laisse à M. Goëzman : et je demande, encore une fois, sur quoi donc ce commis a-t-il fait la copie que madame Goëzman représente ?

Si l’on m’objecte que M. Goëzman n’avait pas plus besoin d’exiger une copie signée dont il avait l’original, que le Jay n’avait intérêt de la lui envoyer ; je réponds que, du fait à la possibilité, la conséquence est toujours bonne. Madame Goëzman dépose la copie du commis : donc elle existe, donc elle a été envoyée, donc elle a été exigée, donc surtout elle a été faite sur une minute ; et ma première question revient toujours : Sur quelle minute ce commis de le Jay a-t-il donc tiré la copie que madame Goëzman représente ?

Mais madame Goëzman a peut-être subtilement dérobé la minute de le Jay à son mari, et l’a remise à ce libraire en cachette pour qu’il la fît copier, voulant en avoir une expédition ? — Non pas, s’il vous plaît : quand elle n’aurait pas déclaré positivement que la minute de le Jay n’est point sortie des mains de son mari, voici ma réplique : C’est que la copie écrite par le Jay, sous la dictée de madame Goëzman tenant la minute de son mari, est aussi inexacte qu’on devait l’attendre de pareils secrétaires. Que n’ai-je pu la copier ! des mots oubliés qui détruisent le sens ; d’autres mots oubliés qui ne font que gâter le style ; d’autres enfin oubliés qui ne font rien au style ni au sens, mais qui se trouvent parfaitement rétablis dans celle du commis.

Or, si la copie du commis eût été faite sur celle de le Jay, on y verrait les mêmes fautes ; ou si elle ne les portait pas, elle serait au moins libellée de même. La copie de le Jay a une date ; elle en aurait une aussi ; loin de cela, cette copie du commis est claire et suivie ; on voit qu’elle a été faite par un homme exact, sur la minute d’un homme instruit, sur celle de l’auteur enfin, qui ne l’avait pas datée parce que ce n’était pas son affaire ; ce qui fait que le commis n’a pas daté non plus sa copie. Elle n’a donc pas été écrite sur une minute de le Jay. Et quand vous devriez vous mettre en colère, jusqu’à ce que vous m’ayez répondu, je demanderai toujours : Sur quelle minute le commis de le Jay a-t-il donc tiré sa copie ?

D’ailleurs, le libraire et son commis ont déclaré qu’ils avaient gardé cette minute énigmatique dix-sept jours chez eux. Ce nombre de jours, indifférent quand ils l’attestaient, ne l’est pas aujourd’hui que nous discutons. Observez qu’on fit, au dos de la déclaration de le Jay, une seconde déclaration (dont nous parlerons en son lieu) écrite aussi par le Jay dix jours après la première, dans la chambre de madame Goëzman, sous la dictée de son mari. Or, ce papier, qui n’est pas sorti des mains de M. Goëzman, qui se trouvait chez lui dix jours après la première déclaration, lorsqu’on écrivait la seconde sur son verso, ne peut pas être en même temps la minute inconnue qui est restée dix-sept jours chez le Jay, et nous avons beau tourner pour fuir : semblables à Enguerrand, que toutes les routes ramenaient au palais de Strigilline, nous retombons toujours dans ma première question : Sur quelle minute ce commis de le Jay a-t-il donc copié la déclaration que madame Goëzman représente ?

Mais ne serait-ce pas sur une certaine minute emportée par le Jay de chez M. Goëzman ? minute qu’il déclare être de la main de M. Goëzman, minute que son commis déclare être d’une écriture étrangère, qu’on lui a dit être celle de M. Goëzman ; minute enfin qu’ils déclarent tous deux leur avoir été lestement soutirée au bout de dix-sept jours par M. Goëzman. Il y a quelqu’un de pris ici : pour le coup le piége s’est subitement fermé, comme on l’avait craint, sur le bras qui le tendait pour me prendre. Nous y laisserons l’imprudent jusqu’à ce qu’il lui plaise de nous apprendre qui a fait la minute de cette déclaration, ou qu’il nous explique autrement l’énigme de la copie du commis de le Jay.

Mais pendant que je fatigue et mon lecteur et moi pour prouver quel est l’auteur de la déclaration, on prétend que M. Goëzman ne nie point du tout qu’il en ait fait la minute. Je n’en sais rien : qu’il la nie ou l’avoue aujourd’hui, cela est indifférent à la question que je traite : car, s’il nie, sa dénégation même prête une nouvelle force à ma preuve tirée de la copie du commis ; en s’obstinant à nier un fait prouvé au procès, il n’en montre que mieux qu’il était instruit, et sentait toute l’iniquité de la pièce qu’il composait ; et s’il avoue, il devient contraire à lui-même et à madame Goëzman, qui a constamment nié, au nom des deux, que son mari eût jamais fait de minute : il ne peut donc éviter un mal sans tomber dans un pire ; et c’est le juste partage réservé à la mauvaise foi.

J’entends quelqu’un se récrier sur l’amertume de mon plaidoyer, en accuser la forme, à défaut de moyens contre le fond : Le partage réservé à la mauvaise foi ! ce n’est pas ainsi, dit-il, qu’on plaide au barreau, surtout contre un magistrat. — Cela se peut. L’œil, qui voit tout, ne se voit pas lui-même, et je suis trop près de moi pour être frappé de mes défauts ; mais prenez garde aussi de vous placer trop loin pour les bien juger. Considérez que je suis injustement accusé, rigoureusement décrété, sans secours, sans appui, seul, percé à jour, aigri par le malheur, et chargé du pénible emploi de me défendre moi-même.

Il lui est bien aisé de se modérer, à cet orateur paisible qui, ne se forgeant qu’à froid, et compassant ses périodes à loisir, exhale un courroux qui n’est pas le sien, et montre une chaleur empruntée, dont le foyer, loin de lui, réside au cœur de son client. Ses idées s’arrangent froidement dans sa tête, quand mille ressentiments brûlent ma poitrine et voudraient s’échapper à la fois. Il se bat les flancs pour s’échauffer en composant, quand j’applique à mon front un bandeau glacé pour me tempérer en écrivant. Mais vous qui me relevez ainsi, ne seriez-vous pas M. Goëzman ? je crois vous reconnaître à la nature, au ton de ce reproche. Eh ! monsieur, à quoi vous arrêtez-vous ? Un mémoire au criminel se juge-t-il sur les principes d’un discours académique ? À la parade on regarde au vain éclat des armes ; on les prise au combat sur la bonté de leur trempe. Accordez-moi les choses, et j’abandonne les phrases. Il s’agit pour moi de vaincre, et non de briller ; ou plutôt, monsieur, il me suffit de n’être pas vaincu : car, malgré votre acharnement, je confesse avec vérité que je cherche moins à préparer votre perte, qu’à vous empêcher de consommer la mienne.

preuves physiques.

Après avoir porté les preuves de raisonnement jusqu’à l’évidence, acquérons la même certitude sur les preuves de fait ; et que leur ensemble soit la démonstration parfaite que non-seulement la minute était bien de la main de M. Goëzman, mais que ce magistrat a fait la déclaration comme il avait intérêt qu’elle fût, exprès pour me nuire, et sans que le Jay y ait eu la moindre part. C’est le sieur le Jay qui va nous l’apprendre : écoutons parler dans tous ses interrogatoires cet homme honnête et simple.

Enfermé au secret, sans communication, et n’ayant pour conseillers que la mémoire qui rappelle les faits, le bon sens qui les met en ordre, et la candeur qui les produit au jour ; c’est ici que la simplesse d’un homme ordinaire est plus pressante que toute l’habileté du plus subtil rhéteur. Ses réponses sont d’une vérité qui saisit : nulle précaution, nulle prévoyance des suites ; les faits les plus graves y sont articulés aussi naïvement que les choses les plus inutiles. Je préviens qu’il va porter de furieux coups à mes adversaires, et répandre un terrible jour sur leur conduite ; et je les en préviens, afin qu’ils regardent de plus près à ce que je vais dire : car je déclare que j’entends mettre de surprise à rien. Je me défends à force ouverte.

Le Jay, interrogé s’il a été de lui-même chez M. Goëzman pour y faire une déclaration, a répondu qu’on l’avait envoyé chercher de la part de ce magistrat le 30 mai dernier.

Interrogé quelle question lui a faite M. Goëzman, relativement à la déclaration qu’il a écrite, a répondu que M. Goëzman ne lui a pas fait d’autre question que celle-ci : N’est-il pas vrai, Monsieur le Jay, que madame a refusé les cents louis et la montre que lui avez présentés ? Qu’ayant été vivement sollicité par madame Goëzman de répondre affirmativement, il a dit pour toute réponse : Oui, monsieur ; qu’alors le magistrat a écrit à son bureau la déclaration tout d’un trait ; que madame Goëzman l’a prise et dictée à lui répondant, pendant qu’il l’écrivait, pour que cela marchât plus rondement ; qu’il a mis ensuite la minute de M. Goëzman dans sa poche, pour la faire copier par son commis ; et que, sans perdre de temps, madame Goëzman l’a conduit chez M. de Sartines ; qu’en montant en fiacre il a dit à la dame : Nous sommes bien heureux que votre mari ne m’ait pas parlé des quinze louis ; je n’aurais pas pu dire que je les ai rendus, puisque vous les avez encore ; et que la dame a répondu (avec le plus gaillard adjectif) : Vous seriez bien une… tête à perruque, d’aller parler de ces quinze louis : puisqu’il était convenu que je ne devais pas les rendre, on peut bien assurer que je ne les ai pas reçus.

PREMIÈRE DÉCLARATION
attribuée à le jay.

Pourquoi première ? parce qu’on en a fait écrire une seconde au libraire, également curieuse : nous montrerons chacune en son lieu ; ainsi donc :

première déclaration[12].

« Je soussigné, Edme-Jean le Jay, pour rendre hommage à la vérité, déclare que le sieur Caron de Beaumarchais, ayant un procès considérable devant M. Goëzman, conseiller de grand’chambre, m’a fait très-instamment prier par le sieur Bertrand[13], son ami, de parler à madame Goëzman en sa faveur, et même de lui offrir cent louis et une montre garnie en diamants, pour l’engager à intercéder auprès de monsieur son mari pour le sieur de Beaumarchais ; ce que j’ai eu la faiblesse de faire, uniquement pour obliger le sieur Bertrand. Mais je déclare que cette dame a rejeté hautement et avec indignation ma proposition, en disant que non-seulement elle offensait sa délicatesse, mais qu’elle était de nature à lui attirer les plus fâcheuses disgrâces de la part de son mari, s’il en apprenait quelque chose : en conséquence, j’ai gardé la montre et les rouleaux jusqu’au moment où je les ai rendus. Je déclare en outre qu’après la perte du procès, le sieur de Beaumarchais, piqué de son mauvais succès, m’a écrit une lettre fort impertinente, comme si j’avais négligé ou trahi ses intérêts dans cette affaire ; attestant que tout ce qui pourrait être dit de contraire à la présente déclaration est faux et calomnieux : ce que je soutiendrai envers et contre tous. En foi de quoi j’ai signé, approuvé l’écriture. Le Jay, ce 30 mai 1773. »

Si je pouvais montrer à la suite de cette déclaration la copie que le Jay en a faite sous la dictée de madame Goëzman, tenant la minute de son mari : indépendamment du style et d’une foule de grands mots qui ne sont point à l’usage du sieur le Jay, la manière inexacte dont elle est libellée, et les fautes d’orthographe dont elle fourmille, convaincraient bientôt que celui qui l’a écrite n’a jamais pu la composer. Au défaut de cette première preuve, qui, en frappant les yeux, porterait à l’esprit la conviction irrésistible de ce que j’avance, j’observe :

1o Que si le Jay eût fait cette déclaration, il n’aurait pas manqué d’y parler des quinze louis, parce que c’était ce qui avait engagé la querelle, le seul objet en litige, et parce qu’il avait un grand intérêt d’en parler, car il craignait dès lors qu’on ne le taxât de les avoir réservés pour lui. Mais, comme M. Goëzman avait un plus grand intérêt encore à les taire, la déclaration n’en dit pas un mot.

2o Si le Jay eût composé cette déclaration, il n’y aurait pas dit : Piqué de la perte de son procès, le sieur de Beaumarchais m’a écrit une lettre impertinente, comme si j’avais négligé ou trahi ses intérêts dans cette affaire ; parce que le Jay savait bien que ma lettre, qu’il a déposée au greffe, loin d’être impertinente, est non-seulement polie, mais obligeante ; parce qu’il savait bien qu’elle ne porte nullement sur des reproches de négligence ou d’abandon de mes intérêts dans l’affaire, mais uniquement sur les quinze louis dont M. Goëzman avait tant d’intérêt de ne pas parler. Aussi la déclaration n’en dit-elle pas un mot.

3o Si l’on se rappelle que la seule question que M. Goëzman ait faite à le Jay, avant que d’écrire la minute de la déclaration, est celle-ci : N’est-il pas vrai, monsieur le Jay, que madame a refusé les cent louis et la montre qui vous lui avez présentés ?Oui, monsieur. Et si l’on compare ce texte si simple avec le commentaire insidieux qui en est résulté, l’on sera convaincu que M. Goëzman avait combiné d’avance avec sa femme toutes les phrases de cette déclaration, pour qu’elle pût servir de base à la dénonciation qu’il voulait faire au parlement contre moi, et dont nous allons bientôt parler.

4o Observez que M. Goëzman, en relisant depuis la phrase où il avait fait ainsi parler le Jay dans la déclaration : Cette dame a rejeté hautement et avec indignation ma proposition, en me disant qui non-seulement elle offensait sa délicatesse, mais qu’elle était de nature à lui attirer les plus fâcheuses disgrâces de la part de son mari, s’il en apprenait quelque chose ; observez, dis-je, que M. Goëzman s’est aperçu qu’il n’avait pas dû faire dire à sa femme que refuser de l’argent était propre à lui attirer sa disgrâce s’il l’apprenait ; parce que c’était se faire son procès à soi-même.

Comment changer cela ? Sa minute était chez le Jay, il n’avait en main que la copie de ce libraire ; il voulait la déposer tout à l’heure au parlement. Mais rien n’embarrasse une bonne tête ; et voici comment il a usé sans façon des droits d’un auteur sur son propre ouvrage.

Il a tout uniment rayé le mot lui, et a fait précéder le mot attirer par la lettre m, intercalée de sa main : de sorte que, par cet innocent artifice, le sens de la phrase, qui présentait d’abord madame Goëzman comme exposée au ressentiment de son mari pour avoir refusé de l’argent, fait porter le ressentiment aujourd’hui sur le Jay pour avoir osé l’offrir.

Voici le sens suivant la première leçon : Madame Goëzman m’a dit que mes propositions rejetées étaient propres à lui attirer la disgrâce de son mari, s’il en apprenait quelque chose, etc. Et voilà le sens, suivant la seconde : Madame Goëzman m’a dit qui mes propositions rejetées étaient propres à m’attirer la disgrâce de son mari, s’il en apprenait quelque chose. Ce qui est bien différent.

Or, si la copie de la main de le Jay eût été la vraie minute de la déclaration, on sent qu’un criminaliste éclairé comme M. Goëzman n’aurait jamais voulu commettre le faux d’y changer le sens, en effaçant un mot, et y substituant une lettre de sa main.

Que si M. Goëzman prétend nier la liberté qu’il s’est donnée sur une déclaration à laquelle il dit n’avoir aucune part, nous lui opposerons une réponse à deux tranchants, que nous le supplions de vouloir bien examiner avant de nous blâmer de l’avoir écrite : c’est que l’addition de la lettre m, substituée au mot lui, est faite avec si peu de précaution, que le Jay, sa femme, le rapporteur, le greffier et moi, nous avons tous facilement reconnu cette correction d’auteur, lorsque j’ai fait l’examen de la pièce, en leur présence, aux confrontations.

Dira-t-il que, s’étant aperçu sur-le-champ de cette imprudence qui le jugulait, il a changé la phrase au moment où elle venait d’être écrite ? Voici le second tranchant de ma réponse : S’il eût fait ce changement à la copie de le Jay tout de suite et en sa présence, il n’eût pas manqué de le faire de même à la minute que le Jay emportait pour que son commis en tirât copie ; mais dans cette copie, aussi authentique que celle déposée par M. Goëzman, puisque c’est madame qui la dépose, la méprise est restée tout entière : on y lit la phrase écrite ainsi, suivant la première leçon : Madame Goëzman m’a dit que ma proposition rejetée était de nature à lui attirer la disgrâce de son mari, etc. Cette correction, qui met une telle différence entre le sens des deux copies, prouve que celle de le Jay est demeurée au magistrat, pendant que la copie du commis se faisait chez le Jay, sur la minute non corrigée de M. Goëzman ; ce qui renforce de plus en plus les preuves que j’ai données, qu’il existait une minute de la main du magistrat.

Et mes remarques sur cette correction d’auteur s’appliquent également à toutes les différences qui se trouvent entre la déclaration dictée à le Jay par madame Goëzman, et celle de la main de M. Goëzman, copiée par le commis de le Jay.

C’est ainsi qu’en les confrontant on voit (dans celle de le Jay) une montre garnie en diamants, (dans celle du commis) une montre à diamants, (dans celle de le Jay) les plus fâcheuses disgrâces de la part de son mari, s’il en apprenait quelque chose, j’ai gardé la montre, etc., ce qui présente un sens fort niais ; (dans celle du commis) les plus fâcheuses disgrâces de la part de son mari, s’il en apprenait quelque chose. En conséquence, j’ai gardé la montre, etc. ; en conséquence est une liaison très-nécessaire entre les deux phrases ; (dans celle de le Jay) le sieur de B. m’a écrit une lettre impertinente, comme si négligé ou tri ses intérêts, ce qui n’a nul sens ; mais à quoi M. Goëzman en a donné un, en écrivant de sa main, sans mystère, en interligne, au-dessus des mots si et négligé, le mot j’eus, et en chargeant le mot tri, dont il a fait à peu près trahi ; et la phrase marche ainsi corrigée : Le sieur de B. m’a écrit une lettre impertinente, comme si j’eus négligé ou trahi ses intérêts, etc., ce qui devient au moins intelligible : j’eusse négligé eût été plus correct, mais enfin on l’a corrigé comme cela. La copie du commis porte : Le sieur de B. m’a écrit une lettre impertinente, comme si j’avais négligé ou trahi ses intérêts, etc. Le mot j’eus interligné par M. Goëzman complète la preuve que ce magistrat n’a corrigé la copie de le Jay que pendant l’absence de sa propre minute ; au lieu d’écrire j’eus, il n’aurait pas manqué d’écrire j’avais, comme le porte la copie du commis, fidèlement transcrite sur sa minute : (le Jay) soutenant tout ce qui pourrait être dit… est calomnieux, etc. ; (le commis) soutenant que tout ce qui pourrait être dit… est calomnieux, etc.

Voilà donc sept endroits qui diffèrent essentiellement dans les deux déclarations, dont un mot ajouté, un mot effacé, un mot substitué, un mot interligné et un mot chargé dans celle de le Jay par une main étrangère : et c’est sur une pareille pièce, mendiée, sollicitée, suggérée, minutée, dictée, corrigée, surchargée et niée par ce magistrat, qu’il établit une dénonciation en corruption de juge et en calomnie contre un homme innocent !

Quelle étrange opinion aviez-vous donc de votre pouvoir, monsieur, si vous avez pensé qu’il vous suffît, pour me faire condamner au parlement, de m’y dénoncer sur la foi d’un tel titre ? Avez-vous présumé que ce tribunal m’empêcherait d’opposer à la fausseté de votre attaque la vérité de mes défenses, la force de mes preuves à la ruse de vos moyens ? Détrompez-vous, monsieur : la vivacité de ses recherches prouve l’austérité de ses principes, et non sa complaisance pour vos ressentiments. C’est à vous de vous justifier, homme cruel, qui, après avoir opiné si durement à ce qu’on m’enlevât ma fortune, m’avez ensuite injurieusement dénoncé : car je vous préviens que cet argument ne convaincra personne : Je suis conseiller au parlement, donc j’ai raison.

Mais n’anticipons rien : avant de parler de la dénonciation de M. Goëzman, nous avons une seconde déclaration aussi importante que la première à examiner.

J’écarte en vain une foule de moyens, pour me renfermer dans les principaux : leur abondance m’accable. Ô M. Goëzman, que de mal vous me donnez ! mais je veux m’en venger en vous démasquant si bien aux yeux du public, que désormais vous deviendrez plus réservé dans vos attaques. Avançons.

Le Jay, toujours au secret, interrogé de nouveau, répond qu’environ dix jours après sa première déclaration, M. Goëzman l’a encore envoyé chercher, et lui a dit uniquement : N’est-il pas vrai, Monsieur le Jay, que vous avez rendu la montre et l’argent devant témoins, et qu’on n’avait rien soustrait des deux rouleaux ? — Cela est vrai, monsieur. — Écrivez donc, au dos de votre première déclaration, ce que je vais vous dicter : et il assure que le magistrat lui dicta, sans en faire de minute, la déclaration suivante.

SECONDE DÉCLARATION
attribuée à le jay.

Je déclare en outre que jamais Bertrand ni Beaumarchais ne m’ont accompagné chez madame Goëzman, et qu’ils ne la connaissent point du tout. Je déclare que j’ai rendu la montre et les rouleaux devant (telles et telles personnes, etc., qu’il nomme). Et si Beaumarchais osait dire qu’on a soustrait quelque chose des rouleaux pour des secrétaires ou autrement, je lui soutiendrais qu’il est un menteur et un calomniateur, et que les rouleaux étaient bien entiers : ce que le sieur Bertrand lui soutiendra comme moi, etc., etc. Sans date. Signé, le jay.

Pour l’honneur du sieur le Jay, remarquons d’abord que, dans ses interrogatoires, il dit également ce qui sert et ce qui peut nuire. Nous l’avons vu assurer intrépidement que M. Goëzman lui avait confié la minute de la première déclaration, écrite de sa main. À cette seconde, il avoue ingénument que M. Goëzman n’a point fait de minute, et qu’il a seulement dicté. Prouvons que la seconde n’est pas plus l’ouvrage du sieur le Jay que la première.

Indépendamment des preuves morales et de discussion, la pièce en présente elle-même une de fait (le dirai-je ?) la plus comique. Tout le monde connaît la scène des Plaideurs où le souffleur, lassé de l’ineptie de l’avocat Petit-Jean, lui dit : Ô le butor ! et où Petit-Jean, qui se croit soufflé et non injurié, répète : le butor ! Ici M. Goëzman, finissant de dicter, a dit apparemment : Telle et telle chose, etc. Signé, le Jay. Et le bon le Jay, trop occupé du mot qui est sous sa plume, pour se fatiguer à en lier le sens dans sa tête avec les précédents, a écrit exactement comme on le lui disait, à l’orthographe près : Signé, le jay.

Malgré cette naïveté, qui montre assez que l’écrivain n’est ici que le commis à la plume, voyons, par l’examen impartial et sérieux de la pièce, s’il est possible que le Jay l’ait composée lui-même. Je voudrais bien pouvoir épargner à quelqu’un cette fâcheuse discussion, parce que je sens que ce quelqu’un est ici sur des charbons. Mais, quelque respect que j’aie pour lui, je respecte encore plus la vérité : tout ce que je puis est de le tenir le moins de temps possible dans une aussi cruelle situation.

J’observe d’abord que le Jay, ayant toujours dit, quand il a parlé des quinze louis, qu’il les avait laissés, en argent blanc, dans un sac, à madame Goëzman, s’il eût fait la déclaration, n’aurait jamais imaginé de l’aller alambiquer de sorte qu’on pût en induire que la demande des quinze louis portait sur la fausse supposition que madame Goëzman avait soustrait quelque chose des rouleaux.

L’obscurité de tout cet entortillage prouve déjà qu’il n’appartient point au sieur le Jay : si cet homme simple eût voulu ou mentir ou dire la vérité, en un mot s’expliquer sur les quinze louis, il l’eût fait à sa manière, c’est-à-dire tout simplement, et d’une façon qui se rapportât au moins à ce qui s’était passé devant lui. Dès qu’il ne s’agissait dans cette déclaration que d’y parler des quinze louis, dont la première n’avait rien dit, aurait-il pris la plume une seconde fois exprès sur ces quinze louis, pour finir encore par n’en rien dire du tout ? Cela n’est ni vrai, ni naturel, ni possible.

Mais quel est donc le fin de cette déclaration ? Le voici.

Monsieur et madame Goëzman, qui avaient évité de dire un seul mot des quinze louis dans la première, voyant que les regards du public étaient fixés sur ces quinze louis, seul objet apparent de la querelle, ont calculé qu’il paraîtrait bien étonnant qu’ils eussent une déclaration de le Jay contre moi, et qu’elle ne traitât en aucune façon de ces quinze louis ; ils ont senti que ce silence absolu pourrait à la fin devenir suspect.

Mais l’embarras était de le rompre sans se compromettre, et de parler des quinze louis sans en rien dire. Ce le Jay leur donnait encore une autre sueur froide : il est si simple, si simple, que s’il entend seulement prononcer, en dictant, le mot de quinze louis, il ne manquera pas d’entrer à l’instant dans des explications fort embarrassantes pour le candide magistrat, qui ne veut pas, vis-à-vis du libraire, avoir l’air d’être du secret. Il faut donc courir là-dessus comme chat sur braise ; imaginer une phrase obscure et courte, sur laquelle le public puisse prendre le change. Il faut surtout que cette phrase soit telle, que le mot de quinze louis n’aille pas frapper l’oreille de le Jay. On se rappelle que cet homme, aussi droit que simple, a dit à madame Goëzman, en allant chez M. de Sartines : Il est bien heureux que votre mari n’ait pas parlé des quinze louis ; je n’aurais pas pu dire que je les ai rendus, puisque vous les avez encore ; et la réponse de la dame, et tête à perruque, et l’adjectif, etc., etc.

Toutes ces réflexions rendaient ce point délicat très-difficile à traiter : mais enfin la déclaration, telle qu’on vient de la lire, fut le fruit du conseil auquel je viens de faire assister mon lecteur.

Et croyez-vous que ce soit sans y avoir bien réfléchi, que la déclaration commence par cette phrase : Je déclare que Bertrand ni Beaumarchais… ? En voyant ainsi ces deux noms dénués du plus mince égard, en songeant à cette façon de s’exprimer, Bertrand, Beaumarchais, Lafleur, Larose, je reconnais le style aisé d’un homme supérieur aux gens qu’il veut bien honorer de ses mauvais traitements : je sens que la main du très-familier libraire n’est ici que la patte du chat, et son écrit, que le manteau du conseiller. Jamais le sieur le Jay, le plus modeste des hommes, n’eût traité avec cette légèreté le sieur Bertrand d’Airolles, qui l’a quelquefois aidé de son crédit ; moins encore moi, chétif, qui n’avais point l’honneur d’en être connu.

Mais laissons les grâces du style ; allons au fait. Je déclare que Bertrand ni Beaumarchais ne m’ont jamais accompagné chez madame Goëzman, et qu’ils ne la connaissent point du tout. À quoi tend cette phrase isolée, absolument hors d’œuvre, et sans nul rapport aux quinze louis, ni même à rien de ce qui la suit, sinon à se retourner en cas d’accident et de désaveu de la part de le Jay ? Testis unus, testis nullus, dit la loi : ce qu’on a sans doute expliqué à madame Goëzman, mais qu’elle ne s’est pas souvenue de placer avec : il n’y a pas de corps de délit…, nous avons déjà un commencement de preuve par écrit, etc., etc.

Cette sage précaution prise à tout événement, on a grand soin de faire écrire à le Jay, dans la déclaration, les noms, surnoms, qualités des personnes devant qui les deux rouleaux ont été remis : autant on glissera sur le principal, autant on va s’appesantir sur les accessoires. C’est la dame le Franc, elle est sœur du sieur de Lins, premier échevin ; c’est la demoiselle sa fille ; ce sont des dames de Lyon ; c’est un jeune homme que l’on croit fils du sieur de Lins, etc., etc. Car on se flatte que ces honnêtes gens, assignés, certifieront en temps et lieu que les deux rouleaux étaient bien entiers quand on les a rendus en leur présence.

Cela va bien. Reste toujours la phrase épineuse à composer sur ces quinze louis, dont il faut avoir l’air de parler, quoique bien résolu de n’en pas dire un mot. Enfin la voici du mieux qu’on a pu : Et si Beaumarchais osait dire qu’on a soustrait quelque chose des rouleaux pour des secrétaires ou autrement, je lui soutiendrais qu’il est un menteur et un calomniateur, etc., etc… Nous en voilà tirés, Dieu merci !

Mais que ces mots, soustrait quelque chose des rouleaux, pour ne pas nommer quinze louis en argent blanc, sont bien imaginés ! et ceux-ci, pour des secrétaires ou autrement, pour ne pas dire que madame Goëzman a exigé quinze louis pour le secrétaire, et les a gardés pour elle ; comme cela est ingénieux ! À l’égard des injures, on sent ici qu’elles ne sont que le saut de joie qui termine un ouvrage pénible ; c’est la bravoure de Panurge, qui se met en vigueur quand le danger est passé : ainsi finit la déclaration, sans date, etc. Siné le-Jay, comme nous l’avons dit.

Et c’est ainsi qu’un magistrat se joue de la vérité, pour donner le change ! C’est ainsi qu’il arme un malheureux contre une chimère, et lui fait combattre insidieusement ce que personne n’avait dit, pour éluder de lui faire écrire ce qu’il craignait tant de voir déclarer ! et c’est ainsi que la faiblesse est toujours un instrument souple et dangereux entre les mains de la malignité !

Que de gens faibles elle a su tourner contre moi dans cette affaire ! N’est-ce pas par faiblesse que la flottante madame Goëzman dissimule la vérité, pour se prêter aux vues de son mari, qui voulait m’attaquer en corruption de juge ? N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre le Jay copie, sur des minutes du magistrat, des déclarations dont il n’entend ni les mots, ni la force des phrases ? N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre conseiller d’ambassade Arnaud Baculard, qui ne dit jamais ce qu’il veut dire et ne fait jamais ce qu’il veut faire, accorde une misérable lettre mendiée, pour appuyer une plus misérable déclaration mendiée ? N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre d’Airolles, qui ne veut pas être nommé Bertrand, après avoir dit la vérité, perd tout à coup la mémoire, et donne à son compatriote le gazetier de France une lettre qui ne peut faire aujourd’hui de tort qu’à lui-même ? N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre M. Marin… ? Mais non, la chaleur m’emporte, et j’allais faire le tort au sieur Marin de le ranger dans la classe des simples. Il faut être juste[14].

D’autre part, j’entends M. Goëzman qui me dit : Pourquoi me taxez-vous de malignité, si je ne suis coupable que d’ignorance ? Quand j’ai dicté à le Jay, dans la déclaration, qu’on n’avait pas soustrait quelque chose des rouleaux, pour des secrétaires ou autrement, je croyais que ce bruit de quinze louis n’était fondé que sur la simple supposition que ma femme les eût retranchés d’un rouleau, et je voyais que les rouleaux avaient été rendus bien entiers. Je ne pouvais donc dicter à le Jay que ce que je savais moi-même.

— Je vous arrête, monsieur. Avez-vous si peu de mémoire, ou me croyez-vous si mal instruit ? Vous oubliez que, quelques jours avant l’époque de cette déclaration, M. le premier président avait envoyé chercher le Jay, et que devant vous il l’avait interrogé sans ménagement sur ces quinze louis, en lui disant : « Avouez-nous, Monsieur le Jay, tout ce qui s’est passé. Bertrand prétend qu’il vous a remis, dans un fiacre, à la porte de madame Goëzman, quinze louis en argent blanc, qui ont même été comptés dans le chapeau de votre fils, alors présent ; que vous êtes monté chez madame Goëzman avec cet argent dans un sac, et qu’en descendant vous n’aviez plus ni sac ni argent ; et qu’enfin vous avez dit à lui, Bertrand, qu’elle avait pris et serré les quinze louis dans son secrétaire. Tout cela est-il véritable ? »

Vous oubliez, monsieur, que le Jay, tremblant, effrayé par votre fier aspect, n’osa convenir de rien chez M. le premier président, mais qu’à peine il pouvait parler.

Quittons la feinte, elle est inutile ; et convenez enfin que c’est bien sciemment et non par ignorance que, quelques jours après cet interrogat, vous confondez, en dictant à le Jay, quinze louis d’argent blanc gardés, avec les deux rouleaux rendus, auxquels ils n’ont aucun rapport.

C’est encore par une suite d’espoir d’embrouiller les idées de plus en plus sur les quinze louis, et de fixer l’attention du public sur des rouleaux entiers, et non sur de l’argent blanc, qu’on a fait assigner en témoignage les personnes devant qui ces rouleaux ont été rendus : on espérait que leur déposition sur la netteté des deux rouleaux augmenterait la persuasion que toute espèce de demande des quinze louis n’était qu’une histoire controuvée, une infamie ; d’autre part, on comptait que, le sieur Marin nous déterminant à ne rien articuler sur ces misérables quinze louis dans nos dépositions, l’opinion du faux bruit se fortifierait à tel point par notre silence, que nos efforts tardifs ne pourraient plus après la détruire.

Mais on ne peut avoir en tout un égal succès. Les choses allaient assez bien : le Jay avait écrit sans faire d’explication ; Marin travaillait en dessous, et se flattait de réussir ; lorsque tout à coup ces honnêtes gens, sur la déposition de qui l’on avait fait un si grand fond pour embrouiller l’histoire des quinze louis, après avoir déposé que la montre et les rouleaux ont été rendus très-entiers devant eux, s’avisent d’ajouter, sans qu’on les en prie, qu’à l’égard des quinze louis, on a certifié que la dame avait refusé de les rendre, en disant que, les ayant demandés pour le secrétaire, elle n’était pas tenue d’en faire compte au sieur de Beaumarchais.

La soie une fois rompue, toutes les perles se défilent. Marin, qui devait réussir, me rencontre par malheur, à l’instant où il vient endoctriner les faibles ; me parle de ces misérables quinze louis ; veut m’engager devant cinq personnes à ne pas en ouvrir la bouche : je lui prouve que c’est le seul article sur lequel on doit appuyer dans les dépositions ; chacun y appuie ; le Jay, qu’on voulait sacrifier, se rétracte ; et voilà toutes les peines perdues. Il n’en reste d’autre fruit qu’une triste déclaration, qui, par malheur encore, se trouvant attachée au dos de la première, ne peut plus que nuire désormais, surtout si un démon d’accusé parvient un jour à en avoir connaissance, et s’avise de la discuter aux yeux des juges et du public.

J’ai promis de faire le dépouillement de toute cette noire intrigue : il est bien avancé ; les deux déclarations de le Jay sont maintenant connues ; il ne reste plus que la dénonciation de M. Goëzman au parlement à examiner. Encore un moment, ô mes juges ! vous touchez à la fin de votre ennui, et moi à celle de mes peines. Encore un moment, lecteur, et mon adversaire est enfin démasqué.

Que ne puis-je en dire autant de vous tous, ennemis non moins absurdes que méchants, qui me déchirez sans relâche ! Sur la foi de votre inimitié, beaucoup d’honnêtes gens me font injure et ne m’ont jamais vu.

Mais vous, qui comblez la mesure de l’atrocité, vous qui l’avez portée… il faut le dire, jusqu’à faire insérer dans des gazettes étrangères[15] qu’on s’apprête à me rechercher enfin sur la mort un peu précipitée de trois femmes, dont j’ai, dites-vous, successivement hérité ! Lâches ennemis, ne savez-vous qu’injurier bassement, machiner en secret et frapper dans les ténèbres ? Montrez-vous donc une fois, ne fût-ce que pour me dire en face qu’il ne convient à nul homme de faire son apologie. Mais les honnêtes gens savent bien que votre acharnement m’a rangé dans une classe absolument privilégiée : ils m’excuseront d’avoir saisi cette occasion de vous confondre, où, forcé de défendre un instant de ma vie, je vais répandre un jour lumineux sur tout le reste. Osez donc me démentir. Voici ma vie, en peu de mots. Depuis quinze ans je m’honore d’être le père et l’unique appui d’une famille nombreuse ; et, loin que mes parents s’offensent de cet aveu qui m’est arraché, tous se font un plaisir de publier que j’ai toujours partagé ma modique fortune avec eux, sans ostentation et sans reproche. Ô vous qui me calomniez sans me connaître, venez entendre autour de moi le concert de bénédictions d’une foule de bons cœurs ; et vous sortirez détrompés. Quant à mes femmes, j’en ai eu deux, et non trois, comme le dit le perfide gazetier. Faute d’avoir fait insinuer mon contrat de mariage, la mort de ma première femme me laissa nu, dans la rigueur du terme, accablé de dettes, avec des prétentions dont je n’ai voulu suivre aucune, pour éviter de plaider contre ses parents, de qui, jusque-là, je n’avais eu qu’à me louer. Ma seconde femme, en mourant, depuis peu d’années, a emporté plus des trois quarts de sa fortune, consistant en usufruits et viager : de sorte que mon fils, s’il eût vécu, se fût trouvé beaucoup plus riche du bien de son père que de celui de sa mère. Maintenant voulez-vous savoir comment je les perdis ?

Sur la mort de ma première femme, indépendamment des sieurs Bouvart, Pousse et Renard, qui la voyaient en consultation dans la fièvre putride qui l’enleva, interrogez le sieur Bourdelin, son médecin ordinaire, le plus estimable des hommes, et qui (je le dis à son éloge) refusa constamment le légitime honoraire que je lui offrais, en me disant : « Vous êtes ruiné par cette perte : le payement des soins que j’ai rendus à votre femme m’est dû, non par vous, mais par ses héritiers. »

Sur la mort de la seconde, interrogez les sieurs Tronchin et Lorry, médecins ; Péan, son accoucheur ; Goursault, son chirurgien et son ami ; Becqueret, un des plus honnêtes pharmaciens, qui, par zèle, ne la quittait ni jour ni nuit ; tous mes parents et la foule d’amis qui venaient habituellemenl dans ma maison, qui l’ont tous vue s’avancer lentement à la mort des poitrinaires, par une dégradation de santé de plus d’une année de souffrance également douloureuse à l’un et à l’autre.

Interrogez les honnêtes gens que sa mort a fait rentrer en possession de tout le bien qui est sorti de mes mains à cette époque.

Interrogez Mes Momet, le Pot-d’Auteuil, Rouen, notaires ; Chevalier, procureur ; gens de loi, gens d’affaires, et conciliateurs, qui tous m’ont vu procéder en ces occasions avec un désintéressement supérieur à la simple équité.

Et si tant de témoignages ne balancent pas en vous les plus absurdes calomnies, gens honnêtes, interrogez enfin mon intérêt, qui voulait que je conservasse avec soin mes femmes, si l’amour d’une plus grande aisance était le motif qui me les avait fait choisir. Eh ! comment celui-là serait-il un ingrat époux, ou plutôt un monstre, qui fait son bonheur constant d’être le nourricier de son respectable père, et s’honore d’être le bienfaiteur et l’appui de tous ses collatéraux !

Et vous qui m’avez connu, vous qui m’avez suivi sans cesse, ô mes amis, dites si vous avez jamais vu autre chose en moi qu’un homme constamment gai ; aimant avec une égale passion l’étude et le plaisir ; enclin à la raillerie, mais sans amertume ; et l’accueillant dans autrui contre soi quand elle est assaisonnée ; soutenant peut-être avec trop d’ardeur son opinion quand il la croit juste, mais honorant hautement et sans envie tous les gens qu’il reconnaît supérieurs ; confiant sur ses intérêts jusqu’à la négligence ; actif quand il est aiguillonné, paresseux et stagnant après l’orage, insouciant dans le bonheur, mais poussant la constance et la sérénité dans l’infortune jusqu’à l’étonnement de ses plus familiers amis.

Si j’ai jamais barré quelqu’un en son chemin de faveur, de fortune ou de considération, qu’il me le reproche. Si j’ai fait tort à quelqu’un, qu’il se présente et m’accuse hautement, je suis prêt à lui faire justice. Que si la haine qui me poursuit a quelquefois altéré mon caractère, que celui que j’ai pu offenser sans le vouloir dise de moi que je suis un homme malhonnête, j’y consens ; mais qu’il ne dise pas que je suis un malhonnête homme : car je jure que je le prendrai à partie si je puis le découvrir, et le forcerai, par la voie la plus courte, à prouver son dire, ou à se rétracter publiquement.

Comment donc arrive-t-il qu’avec une vie et des intentions toujours honorables, un citoyen se voie aussi violemment déchiré ? qu’un homme gai, sociable hors de chez lui, solide et bienfaisant dans ses foyers, se trouve en butte à mille traits envenimés ? C’est le problème de ma vie ; je voudrais en vain le résoudre. Je sais que les plus augustes protections m’ont jadis attiré les plus dangereux ennemis, qui me poursuivent encore, et cela est dans l’ordre ; que quelques essais dramatiques et plusieurs querelles d’éclat m’ont trop fait servir d’aliment à la curiosité publique, et c’est souvent un mal ; que mon profond mépris pour les noirceurs a pu acharner les méchants, qui ne veulent pas qu’on les croie ainsi sans conséquence (en effet ils ne le sont pas) ; qu’une vaine réputation de très-petits talents a peut-être offensé de très-petits rivaux, qui sont partis de là pour me contester les qualités solides. Peut-être, un juste ressentiment augmentant ma fierté naturelle, ai-je été dur et tranchant dans la dispute, quand je croyais n’être que nerveux et concis. En société, quand je pensais être libre et disert, peut-être avait-on droit de me croire avantageux. Tout ce qu’il vous plaira, messieurs : mais si j’étais un fat, s’ensuit-il que j’étais un ogre ? Et quand je me serais enrubané de la tête aux pieds ; quand je me serais affublé, bardé de tous les ridicules ensemble, faut-il pour cela me supposer la voracité d’un vampire ? Eh ! mes chers ennemis, vous entendez mal votre affaire ; passez-moi ce léger avis : si vous voulez me nuire absolument, faites au moins qu’on puisse vous croire.

Au reste, il est peut-être moins étonnant que des ennemis cachés poursuivent sourdement un honnête homme, que de voir un grave magistrat lui intenter un procès aussi bizarre que celui-ci, et l’appuyer sur des déclarations comme celles que je viens d’examiner, et sur une dénonciation comme celle dont je vais rendre compte.

Mais, direz-vous, je vois bien des déclarations suggérées, une conduite, en général, fort extraordinaire dans un magistrat : pour ses motifs, ils m’échappent absolument. — Donnez-moi la main, je vais vous y conduire, nous sommes sur la voie : car, en matière criminelle, c’est par les faits qu’on doit remonter aux intentions, et non en devinant les intentions qu’il est permis d’aggraver les faits. Ainsi, l’on raisonnerait fort mal, et l’on ferait la plus vicieuse pétition de principe, en disant, comme mon adversaire : Le sieur de Beaumarchais se croyait une mauvaise cause, il a donné de l’argent à la femme de son juge ; donc il a voulu le corrompre.

Nous tâcherons d’être plus conséquents. Il est bien prouvé, dirai-je, que voilà deux déclarations extorquées à le Jay par M. Goëzman, dont l’une est fausse, l’autre insidieuse, et toutes deux fabriquées en connaissance de cause : quel en est le principe ? le voici.

M. Goëzman savait fort bien avec quelle clef sa femme m’avait ouvert son cabinet ; et sur ce fait, il me croyait auteur de quelques propos fâcheux pour lui, qui couraient le monde. Si je l’étais ou non, ce n’est pas ce que j’examine ici ; mais comme il le croyait, il a voulu s’en venger cruellement ; pour s’en venger, il fallait commencer par s’en plaindre ; pour avoir ce droit, il fallait pouvoir les donner pour calomnieux ; pour y parvenir, il fallait me conduire à nier que j’eusse fait un sacrifice d’argent ; pour m’y amener, il fallait m’effrayer par une plainte en corruption de juge ; pour la former, il fallait me dénoncer au parlement ; pour me dénoncer, il importait d’avoir une déclaration qui m’inculpât ; enfin, pour l’obtenir, il était nécessaire de tromper madame Goëzman sur les conséquences de sa dénégation, et le Jay sur celles de ses déclarations : c’est ce qu’on a fait ; et nous voilà, vous et moi, parvenus au point d’où l’on est parti pour me dénoncer au parlement comme corrupteur de juge et calomniateur.

Et le dilemme dont on espérait que je ne pourrais jamais sortir est celui-ci : S’il nie d’avoir donné de l’argent, on lui dira : Vous avez donc calomnié en répandant qu’on l’a reçu ? S’il avoue les sacrifices : Vous avez donc voulu corrompre en les faisant ? Ainsi enveloppé d’un double filet, il ne pourra s’échapper de la corruption qu’en tombant dans la calomnie, et réciproquement ; et nous le tenons, et nous le ferons punir.

Et puis ils se dépitent, ils piétinent comme des enfants, de ce que je ne me tiens pas pour battu par ce mauvais raisonnement, et de ce que j’ai l’audace d’en faire un meilleur devant mes juges, où, sans nier l’argent ni les propos, je vais droit à ma justification par le chemin le plus court, celui de la vérité.

Vous étiez mon rapporteur, il me fallait absolument des audiences ; on les mettait à prix chez vous. J’ai ouvert ma bourse ; on a tendu les mains. Les audiences ont manqué ; l’argent a été rendu. Quinze louis sont restés égarés, on s’est chamaillé : cela s’est su, parce qu’il n’y a point de mouvement sans un peu de bruit ; on en a ri, parce que la perte de mon procès n’intéressait personne ; et là-dessus vous avez fait tout ce que je viens de prouver que vous avez fait.

Et parce que je discute publiquement une affaire que vous espériez faire juger secrètement, vous me donnez partout pour un homme odieux, turbulent, à qui l’autorité devrait interdire, sinon le feu et l’eau…, du moins l’encre et la presse. Certes, monsieur, nous nous faisons, vous et moi, des reproches bien contraires, à la vérité dans des cas très-différents. L’exemple que je vous donne ici, je l’aurais reçu de vous avec reconnaissance ; et quand vous fûtes mon rapporteur, si vous eussiez étudié mon procès comme vous me reprochez d’éplucher votre conduite, je n’aurais pas perdu cinquante mille écus d’après votre avis, et vous ne seriez pas aujourd’hui dans l’embarras de répondre. Que faire donc ? M’arrêter parce que j’ai raison ? ceci n’est pas une affaire d’autorité ; supprimer mon mémoire parce qu’il est conséquent ? il faudrait toujours en venir à discuter ce qu’il contient, puisque nous sommes en justice réglée ; et, comme dit un grave auteur, brûler n’est pas répondre : quoi donc ? recourir à l’autorité, pour me réduire au silence ? Allez, monsieur, je suis trop votre ennemi pour ne pas vous conseiller de le tenter. Après vous avoir bien démasqué, j’aurais le plaisir d’entendre dire de vous, à tous les honnêtes gens : Il a trouvé l’adversaire meilleur à écarter qu’à combattre, et ses objections plus faciles à étouffer qu’à résoudre.

En attendant, passons à l’examen de votre dénonciation contre moi.

Je ne donnerai la pièce qu’en substance, parce que je n’ai pu que la parcourir, rapidement encore, pendant que le greffier écrivait mes dires sur vos déclarations attachées à la même liasse, que j’avais l’air d’examiner uniquement.

Mais le sens m’en a trop frappé pour que je craigne de l’altérer en la rapportant. La voici :

DÉNONCIATION
de m. goëzman au parlement.

(Après un préambule inutile à mon affaire, il continue ainsi :)… Je me vois forcé de dénoncer à la cour une de ces voies de séduction que la mauvaise foi des plaideurs met en usage pour corrompre les juges ou ceux qui les entourent, etc., etc.

Ayant appris que le sieur Caron de Beaumarchais répandait des bruits calomnieux sur mon compte, et voulant m’en éclaircir par moi-même, j’ai reconnu, en interrogeant ma femme, que ledit Caron, après avoir essayé de la séduire par une offre de présents considérables, pour parvenir à gagner mon suffrage dans le procès dont j’étais rapporteur, et qu’il a perdu d’après mon avis, a empoisonné dans le public le mépris et l’indignation avec lesquels ma femme a rejeté ses offres malhonnêtes. J’ai fait venir ensuite l’agent qui avait eu la faiblesse de se rendre négociateur de ces présents, et qui, peut-être moins armé contre la séduction que ma femme, a tout déclaré devant moi et devant d’autres personnes respectables, etc., etc.

Comme je sais que le pardon des offenses est une des premières vertus des magistrats, je ne me rends point l’accusateur du sieur de Beaumarchais, pour qu’on ne me taxe pas d’avoir fait cette dénonciation par esprit de vengeance ou de ressentiment : mais si la cour se trouvait offensée qu’un plaideur eût tenté de corrompre un de ses membres pour gagner son suffrage et l’eût ensuite calomnié, elle serait la maîtresse, etc., etc.

Signé Goëzman.

Ainsi donc vous ne m’accusez pas, monsieur, vous me dénoncez seulement à la cour, comme corrupteur et calomniateur : c’était bien le moins que pût faire un homme généreux comme vous l’êtes, mais aussi grièvement offensé.

En vous rendant grâces de cet excès d’honnêteté, je vais procéder avec vous d’une façon plus noble encore : car je ne vous dénoncerai ni ne vous accuserai ; et cependant vous allez voir s’il y a lieu à l’un et à l’autre.

Quoi, monsieur, j’ai voulu vous corrompre !

Est-ce bien sérieusement que vous l’avez dit ? Eh mais ! l’intervalle de sept personnes entre vous et moi que j’ai établi dans mon premier mémoire, et le raisonnement qui le suit, ne vous ont donc pas convaincu que je n’ai pu ni dû, d’aussi loin, former l’absurde projet de vous corrompre ?

J’ai voulu gagner votre suffrage ! Moi ?

Ceci vaut la peine d’être examiné. Lorsque vous avez voulu savoir si j’avais cherché à vous corrompre ou non, qui avez-vous interrogé ? Madame Goëzman. Voulant m’en éclaircir par moi-même, j’ai reconnu, en interrogeant ma femme, etc… C’est donc uniquement sur la foi de madame Goëzman que vous m’avez dénoncé pour avoir voulu gagner votre suffrage ? Mais cette même dame, dans son récolement que vous lui avez dicté, auquel elle entend se tenir, comme ayant eu, ce jour-là de prédilection, l’esprit aussi net que le corps, la tête aussi libre que la démarche, a fait écrire cette phrase remarquable : Je déclare que le Jay ne m’a pas présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, qu’on sait bien être incorruptible, mais qu’il sollicitait seulement des audiences pour le sieur de Beaumarchais.

Or, si elle a dit vrai dans le récolement, vous avez donc dit faux dans la dénonciation ? si elle avait sa tête à elle en dictant au greffier que le Jay ne sollicitait que des audiences, elle ne l’avait donc pas en vous assurant qu’il cherchait à vous corrompre en mon nom, par son canal ? Mais vous êtes le mari de cette dame : eh ! qui doit savoir aussi bien que vous quand on peut compter ou non sur ses paroles ? Dans l’hypothèse raisonnable d’un ménage aussi bien uni que le vôtre, un mari peut-il se tromper ? Que n’attendiez-vous quelques jours pour minuter cette fatale dénonciation ? Vous n’auriez pas compromis votre équité devant la cour. Il est dur aujourd’hui de ne pouvoir vous sauver de la mauvaise foi qu’en avouant une imprudence également impardonnable à l’époux et au magistrat !

Vous dites qu’elle a rejeté l’or avec indignation et mépris ?

Il ne vous souvient donc plus qu’il est prouvé au procès que, loin d’avoir montré mépris ni indignation pour le rouleau, elle est convenue les avoir reçus, serrés et gardés au moins un jour et une nuit ? Cette dénonciation-là ne brille pas par l’exactitude et cependant c’est d’après elle que je suis décrété !

Et le Jay vous a, dites-vous, certifié les mêmes choses que madame Goëzman ?

Mais lui en se rétractant, et moi en vous discutant, nous avons assez bien établi, ce me semble, que vous aviez instigué ce malheureux à publier, à son escient et au vôtre, une horrible fausseté verbalement et par écrit. Cependant vous êtes libre, et je suis décrété !

Ensuite vous prétendez que je vous ai calomnié ?

Quand j’aurais dit à tout le monde ce qui s’était passé entre madame Goëzman et le Jay, n’est-il pas prouvé maintenant que je n’aurais calomnié personne. Mais lorsque vous m’avez dénoncé, vous ne pouviez savoir si j’en avais parlé, puisqu’aujourd’hui que l’instruction est finie, ce fait n’a pas même été articulé une seule fois au procès : ainsi, soit que j’en eusse parlé ou non, en me dénonçant comme calomniateur, il est bien prouvé que c’est vous qui m’avez calomnié. Oh ! la misérable dénonciation !

Enfin, avec une ostentation de générosité qui n’en impose à personne, vous faites remarquer à la cour que vous ne voulez pas vous rendre mon accusateur ; lorsque sur-le-champ vous m’accusez devant elle, en disant : Mais si la cour se trouvait offensée qu’un plaideur eût tenté de corrompre un de ses membres pour gagner son suffrage, elle serait maîtresse, etc., etc. Pour le corrompre ! pour gagner son suffrage ! cette phrase a bien de l’attrait pour vous ! je croyais vous en avoir dégoûté. Mais qu’est-ce que je dis ? votre dénonciation était faite avant la procédure, et je vous rends bien la justice de croire que, si elle était à faire aujourd’hui, vous vous en abstiendriez ; vous rougiriez au moins d’y faire parade de cette première vertu des magistrats, le pardon des offenses, vous qui, pour perdre un homme innocent, osez lui supposer des crimes. Avant d’être généreux, monsieur, il faut être juste.

Eh ! depuis quand le droit de juger les autres dispenserait-il d’être juste soi-même ? disait Cicéron, plaidant contre Verrès devant le peuple romain. Si vous ne réprimiez pas de pareils abus, sénateurs, le puissant ne se mettant au-dessus des lois que pour traiter les faibles comme s’ils étaient au-dessous, il n’y aurait plus de loi pour personne. On verrait le pouvoir substitué au droit, l’arbitraire à la règle ; ou, si l’on retenait encore un vain simulacre de justice, ce serait pour en abuser plus sûrement à la faveur des formes. Les procès se termineraient encore ; mais on ne jugerait plus, on déciderait. Ce désordre né de la corruption l’engendrant bientôt à son tour, on verrait l’avidité pressurer la crainte, et l’argent tenir lieu de tous moyens ; on verrait les suffrages vendus au plus offrant, et les raisons de chacun évaluées au poids de son or : on ne compterait plus les voix, mais les sesterces[16] : le péculat effronté siégerait sans pudeur, et la frayeur de perdre, ou l’espoir de dépouiller, y soumettant également les bons et les méchants, on serait enfin parvenu au dernier degré de la corruption universelle, et l’État serait dissous.

Le sénat entendit l’orateur. Il condamna Verrès, et tout le peuple applaudit. Mais Verrès n’attendit pas son jugement. Que manque-t-il à ma cause ? Un défenseur plus éloquent : elle est juste, et semblable à celle des Siciliens. Le parlement écoute mon plaidoyer, et les Français ont des mains pour applaudir comme le peuple de Rome.

Puisque le sénat, le parlement, Cicéron, Verrès, vous et moi, nous convenons tous qu’il faut être juste, nous expliquerez-vous enfin, monsieur, la conduite que le Jay, dans ses interrogatoires, assure que vous avez tenue envers lui, depuis qu’il vous a fait ces deux monstrueuses déclarations ? Écoutons-le encore parler lui-même. Sa naïveté a une grâce qui me charme toujours. Hélas ! c’est elle qui a touché le parlement. Aussi éclairés qu’équitables, les juges ont reconnu, même avant les preuves, au ton simple et vrai qui règne dans ses réponses, qu’elles étaient dépouillées d’artifice, et ils l’ont remis en liberté.

Le Jay interrogé s’il n’a pas été, depuis la seconde déclaration, chez M. Goëzman, a répondu que ce magistrat l’a envoyé chercher une troisième fois ; que, le lendemain matin, il rencontra le magistrat au coin de la rue de l’Étoile, à pied, venant au Palais, suivi d’un seul domestique, et qu’il lui dit : Monsieur, je venais à vos ordres ; qu’à cela M. Goëzman, toujours marchant, répondit, d’un ton amical : Mon cher monsieur, je vous ai envoyé chercher, pour vous dire que vous soyez sans inquiétude ; j’ai arrangé les choses de manière que vous ne serez entendu au procès que comme témoin, et non comme accusé ; que lui, accusé, répliqua : Monsieur, je vous suis obligé ; mais je venais aussi pour vous dire la vérité comme elle est. La vérité est que je n’ai consenti à mentir dans les deux déclarations que par les vives sollicitations de madame, en l’assurant bien que si l’on me faisait aller en justice, je ne soutiendrais jamais le mensonge qu’on me faisait faire ; et qu’elle m’a toujours répondu : N’ayez pas peur ; ce que nous exigeons de vous n’est que pour faire taire cette canaille sur les quinze louis ; cela n’ira pas plus loin : et vous savez bien, monsieur, que quand M. le premier président m’en a parlé l’autre jour devant vous, j’étais tout tremblant, à cause de votre présence qui m’empêchait de lui dire la vérité ; et qu’alors il remit devant les yeux de M. Goëzman les choses telles qu’elles s’étaient passées sur les cent louis, la montre et les quinze louis, et telles qu’il nous les a dites dans le présent interrogatoire ; que M. Goëzman l’écoutait impatiemment, et finit pur lui dire : J’en suis fâché pour vous, mais il n’est plus temps : (il n’est plus temps !) vous avez fait deux déclarations, et ma femme vous en soutiendra le contenu jusqu’à la fin : si vous variez, ce sera tant pis pour vous.

« Qu’en ce moment étant arrivés au Pont-Rouge, M. Goëzman lui dit : Monsieur le Jay, il n’est pas nécessaire qu’on nous voie plus loin ensemble : quittez-moi ici ; et qu’ils se quittèrent. » Et le bon le Jay ajoute : « Nous parlions si haut, que le domestique a dû tout entendre : il dira bien si je dis vrai, ou non. » Comme ce seul trait peint un homme naïf ! il prend à témoin le valet de M. Goëzman ! Ô bon le Jay !

Ceci me rappelle qu’à sa confrontation avec madame Goëzman, ne trouvant plus de ressources dans son éloquence contre les dénégations obstinées de la dame sur les quinze louis, il lui dit, avec la chaleur ingénue d’un écolier : Si vous ne voulez pas convenir, madame, que vous avez les quinze louis, je suis donc un fripon, moi qui vous les ai remis ? Mais, quoiqu’il répétât cette phrase trois ou quatre fois, jamais madame Goëzman n’eut le courage de lui répondre nuire chose, sinon : Je ne dis pas que vous soyez un fripon : mais vous êtes une grosse bête, une franche tête à perruque : et, grâce à l’équité de M. de Chazal, ce trait important fut couché par écrit. Plus outré encore, il lui disait un moment après, et toujours sur ces quinze louis : Hé bien ! madame, prenons-nous à bras-le-corps et jetons-nous par la fenêtre ; on verra bien en bas qui de nous deux était le menteur. Ou la main dans le feu, madame ; comme il vous plaira : choisissez. Je ne sais si cela fut écrit. Il serait malheureux qu’on y eût manqué. En tout cas, je ne doute point que M. de Chazal, commissaire-rapporteur, qui était présent, ainsi que le greffier, ne rende compte à la cour de l’effet qu’ont dû produire sur lui ces circonstances, qui me paraissent à moi de la plus grande force, pour discerner la vérité du mensonge. On se doute bien que madame Goëzman n’acceptait rien, parce qu’en effet rien n’était acceptable. Mais que le refus ici est loin d’ôter le prix à ces provocations naïves et fougueuses !

Après avoir parlé des naïvetés du sieur le Jay, faut-il en taire une excellente de madame Goëzman, que le rapporteur eut aussi l’équité de faire écrire ? Le Jay, reprochant à la dame qu’elle était cause de tout le mal, lui disait : « Cela ne fût pas arrivé, madame, si vous eussiez voulu croire M. de Sartines lorsque vous lui montrâtes devant moi la première déclaration, et qu’en la parcourant légèrement il vous dit : À votre place, madame, je laisserais tout cela ; ce sont de mauvais propos qui, n’ayant pas de fondement, tomberont d’eux-mêmes. » Madame Goëzman, entraînée par la chaleur de le Jay, répond sans y songer : Et vous, bête que vous êtes, si vous aviez soutenu que cela n’était pas vrai, comme je vous l’avais dit, nous ne serions pas ici. Ce trait ne fut pas plutôt échappé, qu’elle fit tous ses efforts pour empêcher au moins qu’on ne l’écrivît : mais le Jay le demanda avec tant d’instances, que celles de madame Goëzman furent inutiles ; et tout fut écrit exactement. En général, la plus scrupuleuse exactitude a présidé à l’instruction de ce procès bizarre : ce faible hommage que je rends à l’intégrité des rapporteurs est d’autant moins équivoque de ma part, qu’on ne me soupçonnera pas de le prodiguer légèrement et sans choix.

Finissons : la sueur me découle du front, et je suis essoufflé d’avoir parcouru d’un trait une carrière aussi fatigante. Attaqué dans la nuit, usant du droit d’une défense légitime, je viens de m’élancer sur celui qui me frappait, le saisir au collet, m’y cramponner, l’entraîner, malgré sa résistance, au plus prochain fanal, et ne l’abandonner au bras qui veille à la sûreté commune qu’après l’avoir bien reconnu et fait connaître aux autres. Arrêtons-nous donc, et posons la plume, en attendant qu’on nous réponde. Bien remonté pour souffrir, et prêt à recommencer, je ne dirai pas, comme M. Goëzman : Il n’est plus temps. Il sera toujours temps pour moi.

Il n’est plus temps ! cette horrible phrase a ranimé mes forces. Il n’est plus temps ? Quoi ! monsieur, il arrive un moment où il n’est plus temps de dire la vérité ! Un homme a signé, par faiblesse pour vous, une fausse déclaration qui peut perdre à jamais plusieurs honnêtes gens ; et parce que son repentir nuirait à vos ressentiments, il n’est plus temps d’en montrer ! Voilà de ces idées qui font bouillir ma cervelle et me soulèvent le crâne. Il n’est plus temps ! Et vous êtes magistrat ! Où sommes-nous donc, grand Dieu ? Oui, je le dis, et cela est juste ; il faudrait pendre le Jay s’il eût été capable d’inventer à son interrogatoire : Il n’est plus temps. Mais, puisque ces terribles mots ont frappé plusieurs fois l’oreille des juges, et que le Jay, loin de descendre au cachot, a été remis en liberté le même jour, on a donc senti qu’il ne les avait pas inventés. — On a fait plus, on a réglé l’affaire à l’extraordinaire. — Je vous entends, et j’en rends grâce au parlement. Mais voilà, sans mentir, de terribles phrases attribuées à M. Goëzman.

Et celle-ci : Mon cher monsieur le Jay, soyez sans inquiétudes : j’ai arrangé les choses de façon que vous ne serez entendu que comme témoin au procès, et non comme accusé. Vous avez arrangé les choses, monsieur ! Dépositaire de la balance et du glaive, vous avez donc pour l’une deux poids et deux mesures, et vous retenez l’autre ou l’enfoncez, à votre choix : de façon qu’on est témoin si l’on dit comme vous, accusé si l’on s’en écarte : innocent ou coupable ainsi qu’il vous convient ? Pour ce trait-là, par exemple, comme il ne peut tomber dans la tête de personne, je défie à le Jay de l’inventer en cent ans. Vous nous l’avez bien dit, madame le Jay, avec une naïveté digne du temps patriarcal : Mon mari n’a pas assez d’esprit pour faire toutes ces belles phrases-là. Félicitez-vous, certes, de ce qu’il n’a pas l’esprit d’en faire de pareilles.

Et cette autre : Vous avez fait deux déclarations : ma femme vous en soutiendra le contenu jusqu’à la fin. Non, non, le Jay, bon courage ! elle ne les soutiendra pas ; ou, si elle les soutient, elle se coupera, dira noir, dira blanc, avouera tout, se rétractera, n’aura qu’une conduite déplorable ; elle et son conseil perdront la tête ; heureux encore si l’effet pouvait en être nul ! Enfin, ne trouvant plus de ressources dans leur art, ils finiront par mettre la nature au procès, pour se tirer d’affaire.

Et cette autre phrase : Si vous variez, ce sera tant pis pour vous. Ne le croyez pas, bon le Jay. Écoutez l’aigle du barreau : que vous dit Me Gerbier ? Ce que vous avez de mieux à faire, monsieur, est de revenir à la vérité. Si ce célèbre avocat n’a fait que son devoir en conseillant ainsi le Jay, dans quelle classe rangerons-nous donc l’avis du magistrat ? Si vous variez, ce sera tant pis pour vous. Quoi donc ! il sera décrété ? vous l’accablerez de votre crédit ? Marin opinera pour qu’il soit sacrifié ? N’importe : il aura dit la vérité. La Gazette n’est pas l’Évangile ; et, grâces au ciel, M. Goëzman n’est pas le parlement.

Et cette autre phrase enfin qui achève le tableau : Monsieur le Jay, il n’est pas nécessaire qu’on nous voie plus loin ensemble : quittez-moi ici. On saurait que vous m’avez parlé ; d’après ce que vous m’avouez, si contraire à ma dénonciation, il faudrait que j’agisse de façon ou d’autre ; quittez-moi ici. Si l’on pouvait soupçonner cette nouvelle explication entre nous, cela me donnerait de nouveaux torts ; il n’est pas nécessaire qu’on nous voie plus loin ensemble : quittez-moi ici. Je vous ai volontiers écouté dans l’île Saint-Louis, où il passe peu de monde ; mais après le Pont-Rouge, sur la route du Palais, cela tire à conséquence pour moi, le pays est trop peuplé : quittez-moi ici. Le Jay le quitta. Je le quitte aussi.

Caron de Beaumarchais.

MM. Doé de Combault, de Chazal, rapporteur.


D’après l’exposé de mon premier mémoire et les preuves annoncées dans le présent supplément, que j’ai acquises par la lecture de la procédure lors des confrontations, je demande si la plainte rendue contre moi est fondée ; si je n’ai pas droit d’espérer une décharge entière ; et quelle voie je dois prendre pour obtenir des dommages-intérêts contre mon dénonciateur.

Signé : Caron de Beaumarchais.


ADDITION AU SUPPLÉMENT
DU
MÉMOIRE À CONSULTER


Servant de réponse à madame Goëzman, accusée ; au sieur Bertrand Dairolles, accusé ; aux sieurs Marin, gazetier de France, et d’Arnaud Baculard, conseiller d’ambassade, assignés comme témoins.

Écrivez, monsieur, que je ne me mêle ni des audiences de mon mari ni des affaires de son cabinet, mais seulement de mon ménage, etc.

(Confrontation entre madame Goëzman et moi.)


Eh bien, madame, il est donc décidé que je vous trouverai toujours en contradiction ? Vous ne vous mêlez, dites-vous, ni du cabinet ni des audiences de monsieur votre mari ; et sur les audiences de ce même cabinet vous nous donnez un mémoire bien long, bien hérissé de textes d’ordonnances, de passages latins, de citations savantes, le tout renforcé des plus mâles injures ; vous nous argumentez dans cinquante-quatre mortelles pages, comme un docteur ès lois, sans vous soucier pas plus de répondre à mes mémoires que s’ils n’existaient point, ou ne traitaient pas l’affaire à fond.

Mais à qui parlé-je aujourd’hui ? Est-ce à madame ? Est-ce à monsieur ? Qui des deux a plaidé ? Ce ne peut être vous, madame : vous ne vous piquez certainement pas d’entendre un mot des choses qu’on y traite. Ce ne peut pas être monsieur non plus : l’ouvrage serait plus conséquent, il irait au fait ; on n’y rebattrait pas des objets combattus d’avance par mon supplément, qui était entre ses mains plus de douze jours avant la publication de ce mémoire.

Quoi qu’il en soit, il me convient mieux, madame, de vous adresser la parole. Indépendamment du respect et des égards qui vous sont dus personnellement, le souvenir que je parle à une femme contiendra la juste indignation que j’aurais peine à maîtriser autrement. Ce n’est pas que tous ceux qui m’ont fait l’honneur d’écrire contre moi ne doivent trouver ici le juste salaire de leurs soins obligeants. En m’éloignant le moins possible du fond de la question dont chacun cherche à me distraire, je ne laisserai pas, chemin faisant, que de répondre à tout le monde : et l’on doit me savoir gré de ma civilité.

Car tant que vous ne détruirez pas les faits articulés dans mon Supplément ; tant que vous ne prouverez pas que j’ai dit faux sur les débats de notre confrontation, sur vos aveux forcés, sur les contradictions de vos interrogatoires ; tant que vous ne laverez pas M. Goëzman de l’infamie d’avoir suborné le Jay, d’avoir minuté la déclaration chez lui, dans sa maison, à son bureau, avant qu’il y eût de procédure entamée, et d’avoir fait et nié les faux remarqués dans ces déclarations ; tant que vous ne me prouverez que je suis un imposteur que par des injures, des lettres mendiées et des récriminations étrangères à la cause, je ne suis pas tenu d’user mon temps à vous répondre.

Six mémoires à la fois contre moi ! c’était assez d’un seul pour mes forces ; et je me vois accablé sous les boucliers des Samnites. Mais c’est une plaisante ruse de guerre que de dire, comme le comte de la Blache : Cette affaire dérangera sa fortune, il faut gagner sur le temps, plaider longuement, surtout le consumer en menus frais, et le désoler comme un essaim de frelons : six réponses lui coûteront dix à douze mille francs d’impression, dans le temps que tous ses biens sont saisis, et qu’il n’a pas dix à douze écus de libres au monde. Est-ce là votre projet, messieurs ? Il est sans doute très-bon contre moi ; mais croyez qu’il ne vaut rien pour vos défenses ; et j’écrirai que vous ne vous défendez seulement pas ; et je le répéterai jusqu’au tronçon de ma dernière plume ; j’y mettrai l’encrier à sec ; et quand je n’aurai plus de papier, j’irai jusqu’à disputer vos mémoires aux chiffonnières, et j’en griffonnerai les meilleurs endroits, qui sont les marges ; j’emploierai le crédit de mon libraire pour en obtenir de l’imprimeur ; et si je n’en trouve aucun traitable sur mes mémoires, je vendrai les premiers pour payer les derniers.

Enfin, vous n’aurez ni trêve ni repos de moi, que vous n’ayez répondu catégoriquement à tous les faits graves dont je vous charge devant le parlement et la nation, ou que vous n’ayez passé condamnation sur tous les chefs : car de vous amuser à critiquer la légèreté de mon style, et donner ma gaieté pour un manque de respect à nos juges, c’est se moquer du monde : il est bien question de cela !

Lorsque Pascal, dans un siècle bien différent du nôtre, puisqu’on y disputait encore sur des points de controverse, écrivait du ton le plus léger, le plus piquant, d’un ton enfin où ni vous, ni le comte de la Blache, ni Me Caillard, ni Marin, ni Bertrand, ni Baculard, ni moi, n’arriverons jamais ; lorsque Pascal, dis-je, reprochait à ses adversaires, du style le plus plaisant, l’étrange morale d’Escobar, Bauny, Sanchez et Tambourin, les gens sensés l’accusèrent-ils de manquer de respect à la religion ? s’offensèrent-ils pour elle qu’il répandît à pleines mains le sel de la gaieté sur les discussions les plus sérieuses ? Après avoir plané légèrement sur les personnes, il élevait son vol sur les choses, et tonnait enfin à coups redoublés, quand sa pieuse indignation avait surmonté la gaieté de son caractère.

Quant à moi, messieurs, si je ris un peu de vos défenses, parce qu’en effet vos défenses sont très-risibles, par quelle logique me prouverez-vous que de vous plaisanter soit manquer de respect au parlement ? Quand il m’arrive d’adresser la parole à nos juges, ne mesuré-je pas à l’instant mon ton sur la dignité de mon sujet ? et mon profond respect, alors, est-il au-dessous de ma parfaite confiance.

Faut-il, pour vous plaire, que je sois, comme Marin, toujours grave en un sujet ridicule, et ridicule en un sujet grave ? lui qui, au lieu de donner son riz à manger au serpent, en prend la peau, s’en enveloppe, et rampe avec autant d’aisance que s’il n’eût fait autre métier de sa vie.

Voulez-vous que d’une voix de sacristain, comme ce grand indécis de Bertrand, j’aille vous commenter l’Introibo, et prendre avec lui le ton du Psalmiste, pour finir par chanter les louanges de Marin, après avoir discerné ses intérêts de ceux du gazetier dans son épigraphe : Judica me, Deus, et discerne causam meam… ab homine iniquo, etc. ?…

Irai-je montrer une avidité, une haine aveugle et révoltante, en imitant le comte de la Blache, qui vous suit partout, vous M. Goëzman, vous défend dans tous les cas, vous écrit dans tous les coins, et qu’on peut appeler, à juste titre, votre homme de lettres ?

Serait-il bienséant que, d’un ton boursouflé, j’allasse escalader les cieux, sonder les profondeurs de l’enfer, enjamber le Tartare, pour finir, comme le sieur d’Arnaud, par ne savoir ce que je dis ni ce que je fais, ni surtout ce que je veux ? Eh ! messieurs, laissez mon style, et tâchez seulement de réformer le vôtre. Je n’ai qu’à vous imiter, et me mettre à dire, comme vous, des injures pour toutes raisons ; personne ne sera lu, et l’affaire n’en marchera pas mieux.

Il faut pourtant une fin, messieurs : car toutes vos intrigues, vos cabales, vos criailleries, vos mémoires, vos efforts pour me rendre odieux aux puissances, aux ministres, au parlement, au public, ne sont pas le fond de l’affaire. Je vous vois, je vous suis dans vos marches ténébreuses.

Je sais que vous me donnez partout pour un émissaire des mécontents, chargé de ridiculiser le système actuel ; mais cela ne prendra pas, je vous ou avertis ; je sais aussi que c’est le sieur Marin qui a suggéré au sieur Bertrand de dire que je favorisais la … ; qui lui fait prêter à ma sœur le propos que mes mémoires serviront de suite à la … Je sais même que vous travaillez tous à me faire passer pour l’auteur de la … J’indiquerais, si je voulais, le lieu où l’on s’assemble pour conspirer ma perte, où l’on tient ce sabbat, ce tribunal de haine ; je dirais quel est le président de cette noire assemblée, quel en est l’orateur, quels en sont les conseillers, quel en serait, au besoin, le bourreau…

Allez, messieurs, entassez noirceurs sur noirceurs, dénigrez, calomniez, déchirez. Tourmenté sous le fouet des Furies, Oreste embrassait la statue de Minerve, et moi j’embrasse celle de Thémis ; il demandait à la Sagesse d’expier ses crimes, et moi à la Justice de me venger des vôtres.

Calmons nos sens, quittons la figure ; et débattons froidement, si je puis, tous les écrits livrés à mon examen.

Pour commencer, remettons sous les yeux de mes juges un tableau succinct de tout ce que contiennent mes mémoires ; et rendons à mes défenses, par la brièveté d’un résumé, la force que leur étendue a peut-être énervée. Mais lorsqu’on réfléchira que je suis dénoncé sans être coupable, décrété sans corps de délit, poursuivi à l’extraordinaire dans un procès où j’avais droit de me rendre accusateur ; on me pardonnera d’avoir enchaîné par la multiplicité des détails la vérité furtive, et toujours prête à s’égarer dans une affaire aussi chargée d’incidents étrangers.

Dans ces mémoires j’ai dit en substance :

Désolé de ne pouvoir obtenir d’audience de mon rapporteur, j’ai dû au seul hasard l’intervention du sieur le Jay, que je n’ai jamais vu, pour arriver à madame Goëzman, que je n’ai jamais vue, et pénétrer enfin jusqu’à M. Goëzman, que je n’ai fait qu’entrevoir.

Prisonnier et souffrant, deux objets seuls m’intéressaient : la promesse des audiences et le prix qu’on y attachait ; le zèle de mes amis a fait le reste.

J’ai dit et prouvé qu’il n’y aurait pas eu moins d’absurdité à moi d’espérer corrompre un rapporteur incorruptible, à travers sept intermédiaires, qu’il n’y a eu de cruauté à lui de le supposer en me dénonçant.

J’ai dit et prouvé qu’après avoir sacrifié cent louis pour obtenir une audience, je n’avais que plus vivement recherché celui à qui je la demandais : démarches, comme on sait, très-superflues pour qui se fût flatté d’avoir corrompu le juge en payant sa femme.

J’ai dit et prouvé que, quand j’aurais voulu le corrompre, dès qu’il soutient être resté incorruptible, le mal n’ayant pas eu son effet, l’intention non prouvée ne serait jamais un délit punissable dans les tribunaux.

J’ai dit et prouvé que je n’avais eu qu’une seule et unique audience de M. Goëzman ; et je reviendrai encore sur la preuve de ce fait qui m’est de nouveau contesté.

J’ai dit et prouvé que madame Goëzman avait reçu cent quinze louis ; qu’elle en avait depuis rendu cent, mais en avait réservé quinze.

J’ai dit et prouvé que M. Goëzman était l’auteur des déclarations de le Jay ; qu’il avait minuté la première et dicté la seconde ; enfin, qu’il avait fait un faux, puis une dénonciation calomnieuse, au parlement contre moi.

J’ai dit ensuite, sans le prouver, que mon exposé était en tout conforme aux dépositions des témoins et interrogatoires des accusés ; mais la preuve est au procès.

Ensuite j’ai prouvé, sans avoir besoin de le dire, que le sieur Marin avait tenu une conduite peu honnête en toute cette querelle, où il s’était immiscé sans y être appelé ; que le sieur d’Arnaud, vivement sollicité, avait trop légèrement accordé une lettre à M. Goëzman, dont il n’avait pas senti les conséquences alors, et qu’il a démentie depuis.

Que me reste-t-il à faire ? Bien prouver ce que je n’ai fait qu’avancer ; me taire sur ce que je crois avoir bien prouvé, surtout répliquer en bref à une foule de mémoires dont aucun ne répond aux miens.

Je commencerai par le vôtre, madame, dont j’aurai bientôt fait l’analyse. Si j’en retranche les injures, les mots atroce, infâme, misérable, monstre, horrible, etc., etc., etc., je l’aurai déjà resserré d’une bonne douzaine de pages. En faisant évanouir par une seule remarque cette fameuse liste de votre portière, et ces preuves victorieuses qu’elle fournit contre moi, j’en aurai gagné au moins encore une vingtaine d’autres ; cinq ou six à passer pour l’honnête éclaircissement des honnêtes motifs de l’honnête rapport que M. Goëzman a fait au parlement, de mon procès contre M. de la Blache, absolument étranger à votre défense ; sept ou huit autres pour votre naissance, votre éducation, vos mœurs, et la notice de toutes les places qu’a manquées M. Goëzman, de toutes les recommandations qui n’ont pas pu avoir de succès pour lui, les baptêmes, les billets d’enterrements de sa famille, les ouï-dire sur sa noblesse, etc. ; neuf ou dix encore pour les pièces justificatives, qui ne sont justificatives que de faits inutiles à la question, ou même absolument contraires aux choses qu’il entend prouver, etc.

Alors il nous restera quelques pages au plus sur l’affaire, et qui, loin de résoudre mes pressantes objections, ne mériteraient pas plus de réponse que le reste, si elles ne contenaient pas deux ou trois graves imputations que je ne puis feindre d’oublier sans me déshonorer entièrement, quoique la plus grave de toutes soit même étrangère à ce procès.

Mais peut-être aussi n’est-ce pas là le grand, le véritable mémoire que vous promettiez ? Quelques gens ont pensé que M. Goëzman en ferait un autre, où vous et lui seriez plus sérieusement défendus, car c’est se moquer ! mais que, ne voulant pas perdre l’honneur que celui-ci devait vous faire à tous deux, vous le donniez toujours en attendant, pour tenir le public en haleine, et de peur qu’il n’en chômât, quoiqu’on puisse le regarder, d’après mon supplément, comme un almanach de l’an passé.

Vous entamez ce chef-d’œuvre par me reprocher l’état de mes ancêtres. Hélas ! madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissait, à plusieurs branches de commerce, une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie. Forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d’être le fils de mon père… Mais je m’arrête, car je le sens derrière moi qui regarde ce que j’écris, et rit en m’embrassant.

Ô vous qui me reprochez mon père, vous n’avez pas d’idée de son généreux cœur : en vérité, horlogerie à part, je n’en vois aucun contre qui je voulusse troquer. Mais je connais trop bien le prix du temps, qu’il m’apprit à mesurer, pour le perdre à relever de pareilles fadaises. Tout le aussi ne peut pas dire comme M. Goëzman :

Je suis fils d’un bailli,
Je suis Oui ;
Je ne suis pas Caron,
Je ne sNon.

Cependant, avant de prendre un dernier parti sur cet objet, je me réserve de consulter, pour savoir si je ne dois pas m’offenser de vous voir ainsi fouiller dans les archives de ma famille, et me rappeler à mon antique origine qu’on avait presque oubliée. Savez-vous bien, madame, que je prouve déjà près de vingt ans de noblesse ; que cette noblesse est bien à moi, en bon parchemin scellé du grand sceau de cire jaune ; qu’elle n’est pas comme celle de beaucoup de gens, incertaine et sur parole, et que personne n’oserait me la disputer, car j’en ai la quittance ?

Quant à l’arrêt du parlement, rendu sur l’avis de M. Goëzman, madame, usant des voies de droit ouvertes à tout citoyen, je m’étais pourvu au conseil du roi ; et mon profond respect pour la cour me tenait dans un silence modeste sur le juste espoir que j’avais de faire adopter au conseil les moyens de cassation que cet arrêt semblait offrir. Mais il suffit que vous nous ayez enfin donné les véritables motifs de l’avis de M. Goëzman, pour que tous les jurisconsultes soient actuellement persuadés, comme moi, que le conseil me rétablira bientôt dans tous mes droits. Mon seul regret alors sera de n’être pas renvoyé en révision de cause devant ces mêmes juges, que M. Goëzman induisit en erreur : car, s’il faut l’avouer ingénument, mes frayeurs, dans cette affaire, n’ont jamais tombé que sur le rapporteur ; avec tout autre, je crois fermement que j’aurais gagné ma cause d’emblée.

On sait bien qu’au rapport des procès un peu chargés d’incidents, tous les juges ne peuvent pas apporter le même degré d’attention ; que tous ne sont pas également frappés de la liaison des faits justificatifs, surtout quand elle est coupée sans cesse par le plaidoyer d’un rapporteur fort de poitrine et préoccupé de tête : de sorte qu’avec toute l’intégrité et les lumières possibles, lorsqu’un rapporteur à la voix de Stentor soutient opiniâtrément son avis, il peut arriver que les juges, fatigués d’une trop longue contention d’esprit s’accordent moins qu’ils ne lui cèdent, et que la pluralité des suffrages se forme plus alors de l’ennui de disputer, que d’une véritable conviction de la bonté de l’avis qui prévaut sur tous les autres.

Voilà, madame, ce que j’avais à vous dire sur l’affectation très-cruelle avec laquelle monsieur Goëzman étale en public les prétendus motifs de l’arrêt, qui ne sont avoués par aucun de ses confrères. Selon lui, le parlement, renversant tous les principes exprès pour me nuire, au lieu d’ordonner de faire le procès à la pièce, et de dire ensuite, s’il y avait eu lieu : L’acte qu’on nous présente est reconnu faux, donc l’homme doit perdre son procès, aurait ainsi raisonné : Le comte de la Blache, et M. Goëzman, d’après lui, nous répètent sans cesse que l’homme est suspect ; sans autre examen, il n’y a pas d’inconvénient de décider que l’acte dont il demande l’exécution est faux.

Et c’est, monsieur, sous le manteau de madame que vous vous enveloppez pour nous apprendre de si belles choses, digne défenseur du comte de la Blache, qui se rend à son tour le vôtre ! Je ne suis pas si grand jurisconsulte que vous ; mais je répondrai au plus faux, au plus odieux des arguments, par une pièce qui ne vous était pas destinée, et que je brochai rapidement à Fontainebleau, la veille de l’admission de ma requête, pour joindre une courte instruction sur le fond du procès aux lumières que le rapporteur allait répandre sur le défaut de formes de l’arrêt. Voici ce que j’osai présenter en peu de mots au conseil du roi.

Deux questions emmbrassent entièrement le fond de l’affaire.

PREMIÈRE QUESTION.
L’acte du 1er avril 1770 est-il un arrêté de compte, une transaction, ou un simple acte préparatoire ?
SECONDE QUESTION.
L’arrêté de compte est-il faux ou véritable ?
réponse.

L’acte du 1er avril est un arrêté de compte.

Il est intitulé Compte définitif entre messieurs Duverney et de Beaumarchais.

Il est fait double entre les parties.

Il renferme un examen, une remise et une reconnaissance de la remise des pièces justificatives de cet arrêté.

Il porte une discussion exacte de l’actif et du passif de chacun, et finit par constater irrévocablement l’état réciproque des parties, en en fixant la balance par un résultat.

Si l’acte n’eût pas été un arrêté définitif, il ne contiendrait pas une transaction : car la transaction même ne porte que sur un des articles fixés par l’arrêté de compte.

Aux yeux de la loi, c’est la disposition la plus générale d’un acte qui en détermine l’essence. L’arrêté de compte est général, et la transaction seulement partielle. Donc cet acte est un arrêté de compte ; donc c’est sous ce point de vue qu’on a dû le juger ; donc la déclaration de 1733 n’y est nullement applicable ; donc l’arrêt qui l’a déclaré nul, sans qu’il fût besoin de lettres de rescision, doit être réformé.

D’après ce qui vient d’être dit, la seconde question : l’arrêté de compte est-il faux ou véritable ? n’est plus dans l’espèce présente qu’un tissu d’absurdités, dont voici le tableau.

Si l’arrêté n’est pas de M. Duverney, à propos de quoi présentiez-vous au parlement à juger si cet acte est un arrêté, une transaction, un compte définitif, ou seulement un acte préparatoire ? Pourquoi demandiez-vous un entérinement de lettres de rescision ? Il fallait contre un acte faux vous pourvoir par la voie de l’inscription de faux. Je vous ai provoqué de toutes les manières ; vous vous en êtes bien gardé.

Et si l’arrêté est de M. Duverney, nous voilà rentrés dans la première question, laquelle exclut absolument la seconde.

Or, il s’agit ici de l’arrêt du parlement ; la cour n’a pas pu regarder l’acte comme faux, puisqu’on lui présentait à juger la proposition précisément contraire : c’est à savoir si un arrêté de compte définitif entre majeurs doit être exécuté.

Donc le parlement n’a pas pu le rejeter en entier, ni l’annuler sans qu’il fût besoin de lettres de rescision ; donc l’arrêt doit être réformé.

Mon adversaire, tournant sans cesse dans le cercle le plus vicieux, cumulait à la fois les lettres de rescision, la voie de nullité, et le débat des différents articles du compte.

Sur le premier article, il disait : La remise de 160,000 liv. de billets, exprimée dans l’arrêté, n’est qu’une illusion. Il jugeait donc faux l’acte par lequel M. Duverney reconnaissait les avoir reçus de moi.

Sur le quatrième article, il disait : Il y a ici un double emploi de 20,000 liv. Cette somme n’est pas entrée dans l’actif de M. Duverney, porté à 139,000 liv. Il reconnaissait donc véritable l’acte où il relevait une erreur prétendue : car il n’y pas de double emploi où il n’y a pas d’acte.

Sur le cinquième article, il disait, sans aucune autre preuve que son allégation : Le contrat de rente viagère au capital de 60,000 liv. n’a jamais existé. Il regardait donc de nouveau comme faux l’acte qui en portait le remboursement.

Il prétendait ensuite prouver son assertion sur la nullité de cette rente par les termes de l’acte même ; n’était-ce pas avouer de nouveau que l’acte était véritable ?

Sur le sixième article du compte, il disait : Il n’y a jamais eu de société entre M. Duverney et le sieur de Beaumarchais pour les bois de Touraine. Il revenait donc à soutenir que l’acte qui la résiliait était faux.

Sur le septième article, contenant une indemnité, il disait : C’est en trompant M. Duverney qu’on se fait adjuger l’indemnité sur une affaire qu’on lui présentait comme onéreuse, quand il est prouvé qu’elle est très-bonne. Il regardait donc derechef l’acte comme véritable : car, pour abuser de l’esprit d’un acte, il faut que le fond en existe entre les parties.

Plus loin, il disait : Payez-moi pour 56,000 liv. de contrats, car vous les deviez à M. Duverney. L’acte qui les passe en compte était donc faux, selon lui ?

Plus loin encore, il disait : Je ne vous prêterai point 75,000 liv. : car, selon l’acte même, j’ai le droit de rentrer en société. L’acte dont il excipait alors était donc redevenu véritable ?

C’est ainsi que, pirouettant sur une absurdité, il trouvait l’acte faux ou véritable, selon qu’il convenait à ses intérêts.

N’alla-t-il pas jusqu’à dire et faire imprimer : Si je préfère de discuter l’acte comme véritable, à l’attaquer comme faux, c’est parce que j’y trouve plus mon profit. Il est honnête le comte de la Blache !

Enfin, sans qu’on ait jamais pu savoir au vrai ce que mon adversaire voulait et ne voulait pas sur cet acte, on a tranché la question d’après l’avis de M. Goëzman, en annulant l’arrêté de compte, sans qu’il fût besoin de lettres de rescision.

Était-ce décider que l’acte est faux. C’eût été juger ce qui n’était pas en question ; on ne s’était pas inscrit en faux : donc il faudrait réformer l’arrêt.

Était-ce juger que l’acte est véritable, mais qu’il y a erreur ou dol, double emploi ou faux emploi ? Mais dans ce cas on ne pouvait l'annuler sans qu’il fût besoin de lettres de rescision. Donc, de quelque côté qu’on l’envisage, l’arrêt du parlement ne peut se soutenir, et doit être réformé.

Je n’ai traité dans ce court exposé que la partie du fond de mon affaire qui a rapport à la cassation que je sollicitais ; j’ai laissé de côté mon droit incontestable, parce qu’il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir si j’ai tort ou raison sur le fond de mes demandes, mais seulement si le parlement a jugé selon les lois l’entérinement des lettres de rescision, la seule question qui lui était soumise.

J’aurais cru, monsieur, vous faire la plus mortelle injure en osant publier l’odieux propos qu’on vous attribuait alors. M. Goëzman, disait-on, répond à tous ceux qui lui objectent l’irrégularité du prononcé : On a jugé l’homme et non la chose. Mais vous avait-on donné un homme à juger ? Rapporteur d’un procès civil, deviez-vous faire acception de personnes ; et parce qu’un des clients vous semblait accrédité, dénier la justice à l’autre ? Et vous avez la confiance aujourd’hui d’imprimer pour motifs d’un arrêt attaqué au conseil : Qu’on décide maintenant quel homme le parlement a jugé !

Est-elle assez justifiée l’opinion que j’avais prise et donnée de votre partialité, quand j’avançai dans mon premier mémoire que vous aviez dit, en sortant de la chambre : Le comte de la Blache a gagné son procès, et l’on a opiné du bonnet d’après mon avis ?

En parlant à le Jay, monsieur, vous aviez arrangé les choses pour qu’il ne fût pas entendu comme accusé. En rapportant mon procès, vous les avez arrangées pour que je fusse traité comme coupable.

Mais ce n’est jamais impunément qu’un magistrat s’écarte de son devoir. Il s’élève un cri public ; et, s’il est un moment où les juges prononcent sur chaque citoyen, dans tous les temps la masse des citoyens prononce sur chaque juge. Le jugement des premiers est légal, celui des seconds n’est que moral ; mais il est encore à décider lequel est d’un plus grand poids pour retenir chacun dans le devoir. Tout citoyen sans doute est soumis aux magistrats ; mais quel magistrat peut se passer de l’estime des citoyens ? Dans l’ordre civil, l’action des juges sur les particuliers, et la réaction de ces derniers sur les juges, forment entre la nation et les magistrats un équilibre de respect et d’équité qui fait l’honneur des uns, la sûreté des autres, et le bonheur de tous.

Mais le souvenir de ce que j’ai souffert depuis ce fatal arrêt abat mes forces et trouble ma sérénité. Changeons d’objet : j’ai besoin des unes pour achever ces défenses, et l’autre m’est nécessaire pour soutenir tant de malheurs.

Suit après la discussion inutile des stations inutiles que j’ai faites à votre porte, madame, et les preuves tirées de la liste de votre portière. Ce long article de votre mémoire semble y avoir été mis exprès pour le tourment de qui voudra le discuter.

Mais, comme il n’y a pas d’absurdité si forte qui ne trouve encore des partisans, j’ai vu de bons et honnêtes gens émus par votre air d’assurance, et qui, n’ayant rien compris à ce que vous avez écrit à ce sujet, n’en vont pas moins disant partout : La liste de la portière est une preuve invincible ; d’autres qui, entraînés par l’autorité de ceux-ci, répètent, sans y mieux voir : Je crois, en effet, qu’il y a peu de chose à répondre à cette liste ; et d’autres enfin qui, n’ayant pas même lu votre mémoire, à force d’entendre citer cette fameuse liste, ne laissent pas que d’aller aussi répétant, pour figurer : Beaumarchais ne se tirera jamais de la liste de la portière. Et c’est ainsi que se sont établies toutes les absurdités du monde, jetées en avant par l’audace, répandues par l’oisiveté, adoptées par la paresse, accréditées par la redite, fortifiées par l’enthousiasme, mais rendues au néant par le premier penseur qui se donne la peine de les examiner.

Voyons donc celle-ci. Qu’avez-vous entendu prouver par cette liste, madame ? Que je n’étais pas venu autant de fois chez vous que je le prétendais ? Et pourquoi voulez-vous prouver que j’y suis venu moins de fois que je ne le dis ? N’est-ce pas dans la vue d’établir qu’en faisant un sacrifice d’argent, je voulais moins acheter des audiences que le suffrage inachetable d’un rapporteur ? Il faut assez d’adresse pour démêler un écheveau que vous avez si artistement embrouillé ; mais avec un peu de patience on parvient à le remettre en bon état au dévidoir. Enfin, n’est-ce pas là, madame, tout ce que vous avez voulu dire ?

Voyons maintenant ce que vous avez dit.

Présentant aux juges sa liste d’une main, et faisant la révérence de l’autre, madame Goëzman a dit : « Messieurs, le sieur de Beaumarchais ou plutôt le sieur Caron (car tout me choque en lui, jusqu’au nom qu’il porte), le sieur Caron, dis-je, vous en impose lorsqu’il prétend être venu neuf fois chez nous pendant les quatre jours pleins que mon époux a été son rapporteur.

« À la vérité je ne puis savoir s’il y est venu ou non, puisqu’il n’y est pas entré, et que l’ignorance d’un fait ne suffit pas pour le combattre et l’annihiler ; mais j’ai ma liste, et j’ai l’honneur de vous observer, messieurs, que ma liste doit en être crue sur son silence : car, par une bizarrerie qui n’existe que chez nous, la portière a ordre de n’écrire le nom de personne : de sorte que si le laquais qui frappe ne sait pas tracer le nom de son maître, ce nom reste en blanc sur la liste ; ce qui la rend du plus grand poids, comme vous voyez, contre ceux qui prétendent être venus à l’hôtel.

« Or, messieurs, d’après ce que je vous dis, si, au lieu de neuf visites que le sieur Caron articule, ma liste n’en présentait aucune : si’ce vilain Caron, ce monstre, ce serpent venimeux qui ronge des limes, pour parler comme son adversaire, le comte de la Blache ; ce misérable qu’il faudrait marquer d’un fer chaud sur la joue, comme dit son bienfaiteur Marin ; cet abîme d’enfer que Jupiter a tort de ne pas foudroyer, suivant l’expression poétique du sieur d’Arnaud ; ce mauvais riche qui ne paye ni les luminaires ni les autres mémoires du sieur Bertrand, d’après le sieur Dairolles, qui est la même personne ; ce reptile insolent dont le nom seul déshonore une liste comme celle de ma portière ; si, dis-je, ce vilain Caron n’y était pas écrit une seule fois pendant les quatre jours si intéressants pour lui, me refuseriez-vous la grâce d’admettre le silence de ma liste de préférence au témoignage du gardien sermenté d’une pareille espèce ? »

Les commissaires du parlement reçoivent la liste de sa main tremblante, et la feuillettent exactement ; mais, n’y trouvant pas mon nom écrit une seule fois pendant ces terribles quatre jours, où il m’avait si fort importé de me présenter chez mon rapporteur, ils m’ordonnent de répondre, et je dis :

Messieurs, le sieur Santerre, mon gardien, interpellé par M. de Chazal, à sa confrontation, de déclarer si j’avais été, autant de fois que je le disais et l’avais imprimé, chez M. Goëzman a répondu : Monsieur dit vingt fois : nous y avons peut-être été plus de trente ; mais surtout pendant les quatre ou cinq jours du délibéré, matin et soir, avant et après dîné, nous n’en bougions : de ma vie je n'ai éprouvé autant d’ennui ; et rien ne peut y être comparé, si ce n’est l’impatience immodérée de mon prisonnier.

Mais comment une chose aussi nette peut-elle exciter tant de débats ? Uniquement parce qu’un a mal posé la question sur laquelle on dispute. Un premier point légèrement accordé mène souvent assez loin les gens inattentifs. Rétablissons les principes.

Dans quel cas, messieurs, cette liste pourrait-elle être justement opposée au témoignage d’un homme public, d’un homme sermenté, chargé par le gouvernement de me suivre partout, et de rendre compte jour par jour de toutes mes actions et paroles, lequel me prenait tous les matins en prison et m’y remettait tous les soirs, et qui se démantelait la mâchoire à force de bâiller, du cruel métier que M. Goëzman et moi lui faisions faire ? dans quel cas, dis-je, cette liste pourrait-elle être justement opposée à son témoignage ? Dans celui seulement où, me trouvant écrit de ma main sur la liste un certain nombre de fois, je soutiendrais, et mon gardien certifierait, que nous avons été moins de fois à la porte, ou même que nous n’y avons pas été du tout : car alors, la liste offrant la preuve positive, tant du fait que du nombre des visites, il n’y a aucun témoignage humain qui pût détruire celui de la liste. Mais ici, par le plus vicieux renversement d’idées, on appuie la négation de neuf visites avérées, attestées par la déposition d’un homme public et sermenté, sur le seul silence d’une misérable liste que mille choses devaient rendre suspecte dont la première est l’ordre bizarre, à la portière, de ne jamais écrire personne.

Est-il étonnant qu’un laquais ne sache pas écrire, et que son maître, qui ne peut deviner qu’un portier n’écrit personne, reste avec sécurité dans sa voiture, au lieu d’en sortir pour s’inscrire lui-même ? À mon égard, voici comment les choses se sont passées.

Las de descendre inutilement, trente fois le jour, de voiture, pour écrire mon nom et ma supplique, je fis sur la fin du procès un billet circulaire, que mon laquais remettait à chaque porte des conseillers qui se trouvaient absents. Cette circonstance, attestée par mon gardien et ajoutée à tous les caractères d’infidélité que peut présenter une liste, doit faire rejeter avec mépris la preuve tirée contre moi du silence de celle-ci ; à moins qu’on ne suppose que, pendant ces quatre jours où je fis des sacrifices de toute espèce pour parvenir à être introduit chez cet invisible rapporteur, je ne me sois pas présenté à sa porte une seule fois. La patience échappe de voir un grave magistrat se défendre avec de tels moyens.

Et pourquoi tant d’absurdité, je vous prie ? Pour amener un autre sophisme encore plus vicieux que le premier.

Pour établir que j’ai eu l’intention de gagner le suffrage du rapporteur, en faisant le sacrifice auquel on m’a forcé, l’on ose opposer le silence de cette liste à la déposition de la dame Lépine, de la demoiselle de Beaumarchais, des sieurs Santerre, de la Châtaigneraie, de Miron, Bertrand, le Jay, qui tous ont attesté que jamais je n’ai sollicité que des audiences ; on l’ose opposer au récolement même de madame Goëzman, qui pouvait seule contredire tant de témoignages, et qui, sans le vouloir, unit son attestation à celle de tout le monde. Je déclare que jamais le sieur le Jay ne m’a présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, qu’on sait bien être incorruptible ; mais qu’il sollicitait seulement des audiences pour le sieur de Beaumarchais : attestation confirmée dans un supplément imprimé de madame Goëzman, où elle s’énonce en ces termes : J’ai dit, j’en conviens, que le sieur le Jay, en m’offrant des présents de la part du sieur Caron, avait masqué ses intentions criminelles par une demande d’audiences ; et où elle ajoute encore, de peur qu’on ne l’oublie : Ne voit-on pas que je ne fais que rapporter les discours du sieur le jay ?

Eh mais, madame, si les discours de le Jay furent tels que vous le dites, comment donc espérez-vous, par le seul silence de votre liste, prouver qu’un argent reçu par vous pour des audiences, des mains de le Jay ; qui l’avait reçu pour des audiences, de Bertrand ; qui l’avait reçu pour des audiences, de la dame Lépine ; qui l’avait reçu pour des audiences, du sieur de la Châtaigneraie ; qui me l’avait prêté pour des audiences ; que cet argent, dis-je, ait été destiné par moi pour gagner le suffrage de monsieur votre mari, qu’on sait être incorruptible ?

Voilà pourtant, madame, comment vous raisonnez ; voilà comment, du seul silence d’une liste qui n’est, comme tout autre silence, qu’une négation, une absence de bruit, d’écriture, de mouvement ou d’action, le néant, en un mot rien du tout, vous inférez une intention, laquelle n’est par sa nature qu’un autre être de raison ; et cela pour m’inculper, moi qui ne vous ai rien dit, que vous n’avez pas même vu, qui n’ai eu de relation avec vous qu’à travers un monde de personnes, dont tous les témoignages, ainsi que vos aveux, s’unissent en ma faveur.

Il est donc bien démontré par les dépositions des témoins, par les interrogatoires des accusés, par les mémoires de tout le monde, par votre récolement, votre supplément, tous vos raisonnements enfin, que je n’ai jamais désiré ni demandé autre chose de vous que des audiences ; il est bien démontré que la conséquence tirée de la liste n’est qu’une platitude mal inventée, plus mal soutenue, encore plus mal prouvée ; et surtout il est bien démontré qu’on m’a fait perdre quatre ou six pages à me battre à outrance et à ferrailler contre un moulin à vent d’intention, de corruption et de liste, qui ne m’a été opposé que pour faire bâiller le lecteur, embrouiller l’affaire, et me rendre, en répondant, aussi ennuyeux que le mémoire où l’on m’a tendu ce piége ridicule.

À la grave autorité de cette liste, madame, vous joignez celle du billet que le comte de la Biache vous a, dites-vous, écrit alors, et qui lui a suffi pour être admis chez vous : lequel billet vous avez gardé précieusement. Ô bon le Jay ! réclamez vos droits, mon ami ; l’on vous pille ici : cette naïveté est de votre force ! la liste du portier, le billet du comte de la Blache en preuves ! Ce n’est pas que ce gentilhomme, descendu des Alpes exprès pour devenir à Paris un riche légataire, ne soit bien fait pour obtenir de M. Goëzman des préférences de toute nature.

Mais permettez, madame, n’auriez-vous pas un peu manqué de goût ici ? Pour que son billet eût quelque force, il me semble qu’il n’eût pas fallu imprimer ensuite la lettre à ma louange qu’il vous a écrite de Grenoble, dont les expressions, dites-vous, évidemment dictées par l’honneur révolté, sont de nouvelles preuves de l’atrocité de mes imputations.

Il me semble qu’il eût mieux valu présenter quelque autre preuve de mes atrocités, qu’une lettre du comte de la Blache, qui, depuis dix ans, fait profession ouverte de me haïr avec passion ; où l’on lit : Il manquait peut-être à sa réputation celle du calomniateur le plus atroce (c’est de moi dont l’auteur entend parler), pour en faire un monstre achevé (qu’ils sont doux, nos adversaires ! lettres, mémoires, tout est fondu dans le même creuset) ; la vôtre est trop au-dessus de pareilles atteintes pour en être alarmée (une réputation alarmée des atteintes qu’on lui porte ! quelle phrase alsacienne !) ; c’est le serpent qui ronge la lime. (Il fallait dire : C’est la lime qui ronge le serpent ; il y aurait eu deux ou trois images rassemblées, et surtout une allusion à l’état de mon père, et cela eût été superbe : on y songera une autre fois.) La justice qu’on vous doit servira à purger la société d’une espèce aussi venimeuse. Cette lettre, madame, est d’un bout à l’autre un échantillon de la manière dont le comte de la Blache plaidait sa cause dans tous les cabinets des juges, pendant que j’étais en prison. Et je la crois plus propre à desservir le comte de la Blache qu’à vous servir vous-même. C’est dans les lois que les Beaumarchais doivent trouver la punition de leur audace. Oui, lorsque, dans l’abus de ces mêmes lois, les la Blache trouvent le moyen de dépouiller les héritiers directs d’un millionnaire, à l’aide d’un testament ; et son créancier, à la faveur d’un arrêt : car, à la fin, tant d’indignités m’arrachent à la modération que je me suis imposée.

Et la lettre est écrite de Grenoble, où le comte de la Blache était allé voir son père ! Bone Deus ! et le comte de Tuffières aussi allait voir le sien.

Mais pourquoi cette lettre n’est-elle pas cotée au rang d’une foule de pièces justificatives, qui ne sont pas plus justificatives que cette lettre ? Est-ce qu’elle ne serait pas timbrée de Grenoble ? Je vous demande bien pardon, M. le comte de la Blache, M. le conseiller Goëzman, madame, et vous aussi, messieurs Marin gazetier, Bertrand d’Avignon, Baculard d’ambassade, et autres qui voulez tous avoir part à l’excellente œuvre de ma perte, si je regarde à si peu de chose : mais vous êtes si adroits, si adroits, qu’il faut bien me passer un peu de vigilance. D’ailleurs, voyez combien de gens vous êtes après moi : gens d’épée, gens de robe, gens de lettres, gens d’affaires, gens d’Avignon, gens de nouvelles ; cela ne finit pas. Aussi mes ennemis n’auront-ils plus rien à y voir quand je serai sorti de cette coupelle où M. Goëzman m’a mis au creuset, où le sieur Marin fournit le charbon, et où Bertrand, Baculard et autres garçons affineurs soufflent le feu du fourneau.

Passons à l’examen de l’audience qui me fut, dit-on, accordée le samedi 3 avril au matin par M. Goëzman, et à celui des preuves sur lesquelles on l’établit.

Premièrement, je fais ici ma déclaration publique et formelle que je nie cette audience à mes risques, périls et fortune. Je déclare que je n’ai eu d’autre audience dans la maison de M. Goëzman, pendant les quatre jours du délibéré, que celle du samedi 3, à neuf heures du soir, en présence de Me Falconet et du sieur Santerre, mon gardien.

Je déclare que c’est chez M. de la Calprenède, conseiller de grand’chambre, que je montrai à M. Goëzman, avant le délibéré, l’article de la Gazette de la Haye où je suis si maltraité ; laquelle Gazette je ne laissai point à M. Goëzman, ni en aucun autre temps, comme il le dit ; car je l’ai chez moi enliassée avec les autres pièces extra-judiciaires relatives au même procès, soulignée aux mots importants, et avec ces notes en marge écrites de ma main : S’informer chez Marin où l’on peut avoir raison de ces infamies. Et plus bas : Voir M. Sartines. Et plus bas : Écrire à madame de… d’en parler à M. le duc de… Je déclare que, depuis ce jour, je n’ai vu qu’une seule fois M. Goëzman, le samedi 3 avril, à neuf heures du soir, accompagné, comme je l’ai dit, de Me Falconet et du sieur Santerre.

On me dispensera bien, je crois, de discuter la première preuve de cette audience du samedi matin, que M. Goëzman tire de son propre témoignage.

On me dispensera sans doute encore d’user mes forces contre la preuve tirée d’une lettre du comte de la Blache, datée de Paris le 18 septembre, c’est-à-dire plus de cinq mois après le 3 avril, du même style que celle de Grenoble, où il raconte à M. Goëzman que M. Goëzman lui a dit, le 3 avril au matin : Votre adversaire sort d’ici, quoiqu’il soit prouvé que l’adversaire du comte de la Blache n’en sortit pas ; et où il annonce que tout ce qui est écrit dans mon mémoire est faux, méchant, atroce, etc. ; quoique le comte de la Blache, absolument étranger à la querelle, ne puisse pas être plus instruit que le roi de Maroc ou le bacha d’Égypte, si ce que j’y ai dit est faux ou vrai, doux ou méchant, atroce ou modéré. Comme c’est sur des ouï-dire de M. Goëzman qu’écrit le très-reconnaissant comte de la Blache, cette preuve rentre et se fond dans la première ; et jusqu’ici, comme on le voit, la vérité n’a pas encore fait un pas.

La troisième preuve de M. Goëzman se tire d’un mémoire de moi, non daté, que M. Goëzman a, dit-il, heureusement conservé, sous le titre d’Argument en faveur de l’acte du 1er avril, et réfutation du système, etc. Lequel manuscrit n’a nul rapport à la question présente, et ne peut servir à fixer l’époque d’aucune audience.

La quatrième est fondée sur un autre manuscrit de moi, sans date, et que M. Goëzman a, dit-il, encore heureusement conservé, sous le titre de Réponse à quelques objections, etc. Et moi aussi, je dis heureusement ; car ce manuscrit contient une note précieuse qui le fait tourner en preuve contre l’audience du 3 avril au matin.

Si j’ai bien lu, voilà tout, je crois.

Après avoir montré la futilité des preuves que M. Goëzman rapporte de cette audience, je pourrais m’en tenir à ma déclaration formelle, que l’audience est fausse et ne m’a pas été donnée, parce que c’est à celui qui articule un fait à le bien prouver ; celui qui nie n’ayant qu’à se tenir les bras croisés jusqu’à ce qu’on lui taille de la besogne, en lui fournissant des preuves à combattre. Cependant, comme mon usage en cette affaire est d’aller au-devant de tout, après avoir prouvé négativement que les preuves mêmes de M. Goëzman détruisent son édifice, je vais prouver positivement que cette audience n’a jamais existé.

Il est prouvé au procès, par les dépositions des sieurs le Jay, Dairolles, de la dame Lépine, etc…, que, ce même samedi 3 avril au matin, Bertrand et le Jay furent chez madame Goëzman porter les cent louis ; que le Jay reçut de cette dame, à cette occasion, la promesse formelle que j’aurais une audience de son mari le soir même.

Mémoire de Bertrand, page 5 :

« J’envoyai chercher un fiacre ; nous y montâmes, le Jay et moi ; il fit arrêter au coin du quai Saint-Paul… Je le vis entrer dans une maison qu’il me dit être celle de madame Goëzman… Il me raconta dans la route la manière dont il avait été reçu… J’instruisis la sœur du sieur de Beaumarchais de tout ce que le Jay m’avait dit ; je vis le soir même le sieur de Beaumarchais, qu’on avait instruit du message du sieur le Jay ; il se prépara à sa visite. »

Dans mon Mémoire à consulter, page 8 :

« Le sieur Dairolles assura ma sœur que madame Goëzman, après avoir serré les cent louis dans son armoire, avait enfin promis l’audience, pour le soir même ; et voici l’instruction qu’il me donna quand il me vit : Présentez-vous ce soir à la porte de M. Goëzman ; on vous dira encore qu’il est sorti : insistez beaucoup ; demandez le laquais de madame ; remettez-lui cette lettre, qui n’est qu’une sommation polie à la dame de vous procurer l’audience, suivant la convention faite entre elle et le Jay. »

Et la lettre était écrite de la main du sieur Dairolles, au nom de le Jay, comme cela est prouvé au procès.

Ajoutons à tout ceci la déposition du sieur Santerre, qui contient qu’après des refus de porte aussi constants qu’ennuyeux, en vertu d’une lettre dont j’étais porteur, et que je remis devant lui au laquais blondin de madame Goëzman, le samedi 3 avril, à neuf heures du soir, nous fûmes introduits cette seule fois chez M. Goëzman. Ajoutons celle de Me Falconet, avocat, qui contient absolument la même chose. Que dit à tout cela M. Goëzman, caché sous le manteau de madame ? De quel front le sieur Caron ose-t-il faire imprimer que, jusqu’au samedi neuf heures du soir, la porte de son rapporteur lui avait été obstinément fermée ? — Du front d’un homme qui n’avance rien qui ne soit bien prouvé au procès. — Si à cette heure, qui était celle du souper, on ne l’eût pas reçu, lui qui était déjà entré le matin, comment aurait-il pu se plaindre ? — Comme un homme à qui l’on n’avait accordé aucune audience le matin, et qui venait de payer celle-ci d’avance, la somme de cent louis. — Cependant, comme il a insisté sur le fondement qu’il n’avait qu’un mémoire manuscrit à remettre. — Pardon, madame, il est prouvé au procès que je suis entré avec une lettre écrite à madame Goëzman, remise à son châtain clair ; et nullement pour remettre un mémoire dont il ne fut pas seulement question. — Mon mari eut la bonté de le recevoir encore ; la visite fut courte sans doute. — Raison de plus, madame, pour être outré de n’en avoir pu obtenir d’autres, surtout quand on les a payées si cher, et qu’elles ont porté aussi peu de fruit. — Il ne demandait qu’à remettre un mémoire. — Au contraire, madame, il n’en existait alors aucun de moi.

Le premier manuscrit indiqué sous le no 4, dans vos pièces justificatives, ne fut fait que d’après l’audience du samedi 3, au soir, pendant la nuit du samedi au dimanche, et vous fut envoyé le dimanche matin avec le précis imprimé de Me Bidault, mon avocat, encore mouillé de la presse ; le tout accompagné d’une lettre polie pour vous, comme je l’ai dit à mon interrogatoire, et comme il est prouvé au procès que le sieur Bertrand me l’avait conseillé de votre part.

Le second manuscrit, sous le no 5 de vos pièces justificatives, n’a été composé que dans la soirée du dimanche 4 avril, sur les observations que M. Goëzman avait faites le matin au sieur de la Châtaigneraie ; ce qui détruira l’imputation qui m’est faite, que je calomnie les magistrats. Je n’ai jamais dit qu’aucun membre du parlement m’eût fait des confidences ; mais j’ai dit, imprimé, consigné au greffe, que M. Goëzman avait lu des lambeaux de son rapport au sieur de la Châtaigneraie, et lui avait même permis de me communiquer ses objections ; ce que ce dernier fit en m’annonçant l’audience promise.

Il reste donc pour constant par les dépositions des témoins, par les interrogatoires des accusés, par les mémoires de tout le monde, par la procédure, par les preuves mêmes de M. Goëzman, que la séance du samedi matin, 3 avril, n’est qu’une chimère ; et c’est ici le lieu de répondre au nouveau plan de défense établi par M. Goëzman dans le supplément de madame.

« Je n’ai été que trois jours rapporteur du procès du sieur de Beaumarchais (vous l’avez été près de cinq) : j’étais donc fort pressé, je ne pouvais donc user mon temps à donner des audiences ; et cependant, sans compter celui que le comte de la Blache a pu me faire perdre, j’ai donné pour le seul Beaumarchais dans ces trois jours, quatre grandes audiences : le vendredi 2 avril, une à Me Falconet, son avocat ; le samedi matin 3, une au sieur de Beaumarchais : le samedi au soir, une autre au même ; et le dimanche 4, une au sieur de la Châtaigneraie, son ami : voilà donc quatre audiences en trois jours. Il est donc clair qu’en donnant de l’argent à ma femme, ce n’était pas des audiences qu’il voulait, mais seulement de me corrompre ou gagner mon suffrage. »

De vous corrompre ! Prænobilis et consultissime Goëzman, on ne joindra pas désormais à vos qualités l’adjectif veracissimus : vous venez de le perdre à jamais ; et j’ai bien peur qu’on n’y substitue même le superlatif contraire.

Que diront tous les baillifs vos ancêtres ? Que diront les princes dont vous n’avez pas été l’envoyé ? Que diront les Pithou, les Mabillon, les Baluze et les du Cange, qui, jusqu’à présent, s’il faut vous en croire, vous auraient avoué pour le digne héritier de leurs talents et de leurs vertus ? Mais que dira surtout le parlement de Paris, qui nous juge aujourd’hui, en lisant ce que je réponds aux quatre audiences ?

Loin d’avoir eu quatre audiences de M. Goëzman, tant par moi que par mes amis, je déclare hautement que Me Falconet, avocat, arrivé depuis quelques jours d’un voyage de trois mois, donne le démenti le plus formel à quiconque ose avancer que M. Goëzman lui a donné, le vendredi 2 avril, aucune audience chez lui pour moi, ou que cet avocat ait jamais mis le pied chez M. Goëzman en aucun autre instant que le samedi 3, au soir, avec le sieur Santerre et moi. Cela est-il clair ?

Je déclare encore que M. de la Châtaigneraie, loin d’avoir reçu, le dimanche 4 avril, aucune audience pour moi, n’a été chez M. Goëzman que pour essayer de m’en obtenir une, que ce rapporteur lui promit pour le lundi matin 5 avril, et qui n’a pas été donnée, quoique M. de la Châtaigneraie, sur la foi de cette promesse, ait vainement essayé le lundi de me servir d’introducteur. Je déclare que M. de la Châtaigneraie, loin de chercher à résoudre les objections de M. Goëzman, tira au contraire de son silence l’occasion de solliciter ce rapporteur, pour qu’il voulût bien me les faire à moi-même.

Je déclare en outre que je consens et me soumets à toutes les peines méritées pour celui des deux qui en impose au parlement et au public, M. Goëzman ou moi, si l’homme sermenté qui m’accompagnait, si le sieur Santerre n’atteste pas encore à la cour que je ne suis entré le samedi 3 avril qu’une seule fois, à neuf heures du soir chez M. Goëzman, accompagné de Me Falconet et de lui.

Ainsi, loin d’avoir obtenu de ce très-peu véridique rapporteur les quatre audiences qu’il articule, je déclare que je n’en ai reçu qu’une, et que cette une encore, je ne l’aurais pas obtenue si je ne l’eusse payée d’avance cent louis d’or.

Je déclare que je n’ai jamais chargé personne de faire aucun pacte avec madame Goëzman au sujet de cet or, et que, quand on vint me dire, le dimanche au soir 4, que madame Goëzman, en promettant une seconde audience, avait dit : Et si je ne puis la lui faire avoir, je rendrai tout ce que j’ai reçu ; je m’écriai devant tous mes amis, en me frappant le front : C’en est fait, j’ai perdu mon procès ! Cette offre inopinée de tout rendre en est le funeste présage.

Voilà mes réponses, mes discussions, mes déclarations ; et je signe exprès mon mémoire en cet endroit, parce que j’entends que tout le contenu de cet article tourne à ma honte, attire sur ma tête la juste punition, l’anathème et la proscription qui m’est due, si l’information que la cour ne me refusera pas à ce sujet y apporte le plus léger changement ; et j’en dépose un exemplaire au greffe, avec ces mots de ma main :

Caron de Beaumarchais.

Ne varietur

Regagnons à présent le temps perdu, madame.

Parcourant rapidement les objets auxquels vous avez vous-même donné moins d’importance (page 22 de votre mémoire), je vois un coup de crayon à la marge. Il s’agit de Me de Junquières, que vous faites s’écrier, à l’occasion des propos qu’on tenait sur votre compte : C’est une infamie de Beaumarchais. Pour ce Junquières-là, comme son métier est de défendre les autres, et qu’il a bec et ongles, entre vous le débat, messieurs ; mais je vous avertis qu’il donne le plus formel et public démenti à votre phrase, et qu’il prend à témoin de la fausseté de votre citation M. le procureur devant lequel il parlait alors. À mon égard, il est certain que je confiai dans le temps à Me de Junquières tout ce qui s’était passé entre madame Goëzman et le Jay : je n’ai point trouvé mauvais qu’il vous l’eût rendu ; je le lui ai dit depuis. Voilà le fait, dont la discussion ne vaut pas une ligne de plus.

En revanche, en voici un qui mérite attention. Votre objet ici, madame, est d’essayer de disculper M. Goëzman d’avoir été l’instigateur, le compositeur et l’écrivain de la minute de la première déclaration attribuée à le Jay ; c’est vous qui parlez (p. 23) : Le Jay monta dans le cabinet de M. Goëzman, se mit à son bureau (fort bien jusque-là) ; et, comme il est fort peu lettré, quoique libraire, il pria mon mari de lui arranger, dans la forme d’une déclaration, les faits don il venait de lui rendre compte (le Jay a protesté, dans ses interrogatoires, qu’on ne lui avait fait qu’une seule question, et qu’il n’avait répondu qu’un mot) ;’en conséquence, il fut fait un brouillon (n’oublions pas il fut fait) ; il fut fait un brouillon, que mon mari corrigea en plusieurs endroits (à moins de convenir de tout, on ne peut mieux parler) ; et il quitta ensuite le sieur le Jay (il fallait le quitter avant), qui écrivit et signa en ma présence la déclaration suivante, etc., etc.

Ainsi, vous convenez, madame, que votre mari arrangea les faits en forme de déclaration ; vous convenez que votre mari corrigea le brouillon en plusieurs endroits ; vous convenez que le Jay écrivit en suite du départ de votre mari : ce qui indique assez qu’il n’avait pas écrit avant son départ. En tout cela il n’y a que ces mots : il fut fait, d’équivoques ; tout le reste marche assez bien. Il fut fait ! charmante tournure pour laisser le monde incertain si ce brouillon fut fait par M. Goëzman ou par le Jay ! Mais de cela seul, madame, que vous ne dites pas à pleine bouche : Le Jay se mit au bureau de mon mari, où il écrivit librement et de son chef la déclaration, on en peut conclure hardiment que ce fut M. Goëzman qui fit la minute. Vous n’êtes pas gens à ménager l’adversaire, quand vous croyez avoir de l’avantage sur lui. Mais, comme une négation formelle vous eût trop exposés l’un et l’autre, aujourd’hui que j’ai prouvé par mon supplément que M. Goëzman a fait la minute, vous employez la bonne, fine, double phrase il fut fait, la seule qui pût être utile à deux fins, propre à vous servir si on la prend bien, et à ne vous pas nuire si on la prend mal.

Si la liberté de ma critique rend mes éloges de quelque prix à vos yeux, madame, recevez mes félicitations sur cette tournure : salut aux maîtres ! en honneur, on ne fait pas mieux que cela !

Vous transcrivez ensuite la déclaration ; après quoi vous ajoutez (p. 24) : Quiconque aura sous les yeux, (c’est toujours vous qui parlez) l’original de cette déclaration, reconnaîtra bientôt, à la manière dont elle est orthographiée, que le sieur le Jay n’a fait que se copier lui-même. Pourquoi ne pas convenir tout uniment, comme il l’a déclaré à ses interrogatoires, que vous dictiez sur la minute de votre mari pendant qu’il écrivait ? Cela explique bien mieux ses fautes d’orthographe. Et il m’a priée de corriger moi-même quelques mots qu’il avait mal formés, et d’en ajouter un ou deux qu’il avait omis Excellente réponse à tous les faux reprochés à M. Goezman dans mon supplément ! grâce à son adresse, c’est madame aujourd’hui qui se charge de l’iniquité.

Nous voilà tous deux dans le puits, dit le renard à son compagnon : tends tes jarrets, dresse tes cornes, allonge ton corps, je grimperai par dessus toi ; et, sorti de la citerne, je t’en tirerai à mon tour. L’animal peu rusé fait ce qu’on lui dit ; et le renard, hors de danger, le paye par une phrase à peu près semblable à celle de M. Goëzman dans sa note imprimée, distribuée à ses confrères par M. le président de Nicolaï : Si, malgré la raison que j’ai de croire ma femme innocente, j’avais été moi-même induit en erreur, je demanderais que la justice prononçât, et l’on verrait que l’honneur sera toujours le lien le plus fort qui m’attache à la société, et le seul guide de ma conduite.

Pauvre madame Goëzman ! vous prenez sur votre compte un faux justement reproché à votre mari ; et, pour récompense, cet époux, qui a toujours mérité votre respect autant que votre amour, détachant ses intérêts des vôtres, offre de composer à vos dépens : peu lui importe que vous restiez dans la citerne, pourvu qu’il n’y demeure pas avec vous. Pauvre, pauvre madame Goëzman !

Pour revenir à cette déclaration, on voit, par leur propre mémoire, que M. Goëzman a corrigé la minute, et que madame a corrigé la copie. Quels correcteurs ! Ce devait être un bon spectacle que madame Goëzman, érigée en magister de le Jay, corrigeant sa leçon d’écriture ! La plume échappe et tombe de dégoût, d’être obligé de répondre à de pareilles défenses[17].

Suit après la seconde déclaration de le Jay : Je déclare en outre que jamais ni le sieur de Beaumarchais, ni le sieur Bertrand, etc.

Et moi Beaumarchais, je déclare qu’il y a sur l’original de cette deuxième déclaration, attribuée à le Jay : Je déclare que jamais Bertrand ni Beaumarchais ou Beaumarchais ni Bertrand, comme on voudra : mais sans aucun mot de sieurs : car cela m’a singulièrement frappé, en lisant au greffe cette déclaration.

Je déclare encore qu’il y a à la fin siné le Jay, et non signé le Jay : ce que je fis alors remarquer au rapporteur et au greffier, qui ne purent s’empêcher de rire de ma plaisante découverte.

Suit après la lettre du sieur d’Arnaud.

À vous donc, M. Baculard.

Ce serait bien ici le cas de me venger de toutes les injures dont l’exorde de votre mémoire est rempli ; mais, comme elles ne s’adressent pas directement à moi, et qu’à la rigueur je puis douter si vous me regardez de travers ou si vous louchez seulement en défilant votre tirade, je veux bien ne pas me l’appliquer, et vous traiter doucement en conséquence : car vous savez qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous montrer tel que vous fûtes dans votre confrontation, c’est-à-dire tout à côté de madame Goëzman, si votre embarras, et le peu d’habitude à vous déguiser, ne vous mit pas même au-dessous ; mais je suis doux, moi, et je veux bien convenir que vous n’avez jamais senti la conséquence d’avoir accordé à le Jay une lettre mendiée qui m’inculpait aussi gravement sur un fait que vous ignoriez, et qui se trouve faux aujourd’hui ; je veux bien convenir encore que vous n’avez pas senti la conséquence d’avoir recommencé la lettre, parce que le Jay ne trouvait pas cet écrit assez fort : comme si un fait, quand vous en eussiez été témoin, pouvait avoir deux faces sous la plume de celui qui vous le rend ; ou comme si votre complaisance pour le Jay, qui agissait de son côté par complaisance pour madame Goëzman, laquelle voulait complaire en ce point à son mari, pouvait vous excuser sur une démarche aussi inconsidérée. Mais j’ai cru, dites-vous, que le Jay méritait toute ma confiance, et j’ai cédé à cette conviction : ainsi, d’erreur en erreur, de complaisance en complaisance, vous avez causé sans le savoir l’emprisonnement de le Jay et mon décret d’ajournement personnel ; et voilà comment le transport qui saisit un pauvre homme de bien sur l’avantage de faire une bonne action le conduit souvent à en faire une très-blâmable.

Il faut ajouter ici que vous aviez alors un procès criminel important à la Tournelle, où vous espériez quelques bons offices de la reconnaissance de M. Goëzman : ce qui n’a pas laissé que de rendre votre distraction un peu plus profonde.

Mais le plus curieux, que je n’entends pas encore, c’est qu’après être convenu à votre confrontation de tous vos torts, on ait pu depuis vous déterminer à donner un mémoire… où, sans vous en douter, vous complétez la conviction que vous ne sentez jamais la force de ce que vous dites ni de ce que vous faites. J’ai donc eu raison quand j’ai dit de vous dans mon supplément : N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre Arnaud Baculard, qui ne dit jamais ce qu’il veut dire, et ne fait jamais ce qu’il veut faire, etc.

Je n’en veux qu’un exemple : Oui, j’étais à pied, et je rencontrai dans la rue de Condé le sieur Caron, en carrosse. Dans son carrosse ! répétez-vous avec un gros point d’admiration. Qui ne croirait, d’après ce triste oui, j’étais à pied, et ce gros point d’admiration qui court après mon carrosse, que vous êtes l’envie même personnifiée ? Mais moi, qui vous connais pour un bon humain, je sais bien que cette phrase dans son carrosse ! ne signifie pas que vous fussiez fâché de me voir dans mon carrosse, mais seulement de ce que je ne vous voyais pas dans le vôtre ; et c’est, comme j’avais l’honneur de vous l’observer, parce que vous ne dites jamais ce que vous voulez dire, qu’on se trompe toujours à votre intention.

Mais consolez-vous, monsieur : ce carrosse dans lequel je courais n’était déjà plus à moi quand vous me vîtes dedans ; le comte de la Blache l’avait fait saisir, ainsi que tous mes biens ; des hommes appelés, à hautes armes, habit bleu, bandoulières et fusils menaçants, le gardaient à vue chez moi, ainsi que tous mes meubles, en buvant mon vin ; et, pour vous causer, malgré moi, le chagrin de me montrer à vous dans mon carrosse, il avait fallu, ce jour-là même, que j’eusse celui de demander, le chapeau dans une main, le gros écu dans l’autre, permission de m’en servir à ces compagnons huissiers ; ce que je faisais, ne vous déplaise, tous les matins. Et, pendant que je vous parle avec tant de tranquillité, la même détresse subsiste encore dans ma maison.

Qu’on est injuste ! on jalouse et l’on hait tel homme qu’on croit heureux, qui donnerait souvent du retour pour être à la place du piéton qui le déteste à cause de son carrosse. Moi, par exemple, y a-t-il rien de si propice que ma situation actuelle pour me désoler ? Mais je suis un peu comme la cousine d’Héloïse : j’ai beau pleurer, il faut toujours que le rire s’échappe par quelque coin. Voilà ce qui me rend doux à votre égard. Ma philosophie est d’être, si je puis, content de moi, et de laisser aller le reste comme il plaît à Dieu.

D’ailleurs, monsieur, votre mémoire m’oblige en un point dont vous ne vous doutez guère : c’est qu’après avoir cité l’endroit du mien où je raconte que je vous dis : Vous êtes l’ami du sieur le Jay ; je vous invite, monsieur, par l’intérêt qui vous prenez à lui, de le voir et de l’engager à dire la vérité : c’est le seul parti qui lui reste, dans l’embarras où il s’est plongé lui-même ; les magistrats ne font point le procès à la faiblesse, c’est la mauvaise foi seule qu’on poursuit ; vous ajoutez : Le sieur Caron me tint à peu près les mêmes discours qu’il rapporte ici ; ce qui me suffit pour renverser je ne sais quel échafaudage de subornation de le Jay, que la maison Goëzman a voulu élever contre moi, dans le mémoire de madame pour monsieur ; échafaudage qui prouve seulement que cette maxime est de leur connaissance : Qu’en un cas embarrassant, il vaut mieux dire des riens que de ne rien dire.

Pardon, monsieur, si je n’ai pas répondu dans un écrit, exprès pour vous seul, à toutes les injures de votre mémoire ; pardon, si, voyant que vous m’y faites marcher à l’éruption de ma mime ; si, vous voyant mesurer dans mon cœur les sombres profondeurs de l’enfer, et vous écrier : Tu dors, Jupiter. À quoi te sert donc ta foudre ? j’ai répondu légèrement à tant de bouffissures. Pardon ; vous fûtes écolier sans doute, et vous savez qu’au ballon le mieux soufflé il ne faut qu’un coup d’épingle.

Vient ensuite la dénonciation de M. Goëzman, que j’ai analysée dans mon supplément.

Deux remarques à y faire. La première, c’est que M. Goëzman rejette sur la chambre des enquêtes la nécessité où il s’est trouvé de me dénoncer. Sophiste dangereux qui déguisez tout, la chambre des enquêtes exigeait-elle de vous la justification d’un magistrat soupçonné ou la dénonciation d’un innocent opprimé ? La seconde, c’est que les ménagements que l’auteur garde envers le sieur le Jay, dont il parle en termes si doux, si paternels : Cette personne interposée, pénétrée de douleur d’avoir commis une faute dont elle ne sentait pas la conséquence, moins armée peut-être contre la séduction, etc… ; ces ménagements, dis-je, rentrent tout à fait dans les choses amicales que M. Goëzman, allant au Palais, disait dans le même temps au sieur le Jay, et que ce dernier rapporte dans ses interrogatoires : Mon cher monsieur le Jay, soyez sans inquiétudes ; j’ai arrangé les choses de façon que vous ne serez entendu que comme témoin au procès, et non comme accusé. En rapprochant ainsi diverses actions d’un homme, on parvient à pénétrer dans les replis de son cœur : comme les géomètres, à l’aide de quelques points correspondants, mesurent des hauteurs ou sondent des profondeurs inaccessibles.

Une autre phrase assez curieuse à rapprocher de ces deux-ci est celle du mémoire de madame Goëzman, page 30, où M. Goëzman la fait parler ainsi : Le Jay fut assigné lui-même pour déposer, chose qui a paru étonnante à bien des personnes instruitesPouvait-il être autre chose qu’accusé ? etc… Voyez la ruse ! Monsieur et madame Goëzman, dans le cours de ce mémoire, parlent toujours comme s’ils n’avaient pas lu mon supplément (qui était dans leurs mains depuis dix jours quand ils ont imprimé) ; et de temps en temps ils glissent des phrases adroites, des demi-réponses à ce que j’y ai dit : comme si, de leur chef, ils avaient prévenu toutes mes objections avant de les connaître. Réellement il y a du plaisir à voir cela.

À l’égard du reproche que M. Goëzman fait à la cour, de la conduite qu’elle a tenue envers le Jay, et qui, dit-il, a paru étonnante à bien des personnes instruites ; la cour est bonne et sage pour juger quel cas elle doit faire de la mercuriale de M. Goëzman. Mais la vérité est que cette phrase n’est jetée en avant que pour éluder indirectement, par une réflexion sévère, le reproche d’avoir dit à le Jay : Mon cher ami, j’ai arrangé les choses de façon que vous ne serez entendu que comme témoin. Dans un autre mémoire, il dira : Comment aurais-je tenu de pareils propos à le Jay, moi qu’on a vu blâmer publiquement la conduite modérée de la cour à son égard ? et les gens inattentifs, qui ne se rappelleront pas que la réflexion n’est venue que depuis le reproche, diront : Voyez la méchanceté de ce Beaumarchais !

Je passe les neuf ou dix pages qui suivent, parce qu’elles ne contiennent qu’un remplissage rebutant sur ma prétendue subornation de le Jay, que j’ai vu, pour la première fois, le 8 septembre, c’est-à-dire près de quatre mois après tous ces misérables détails de subornation. J’en saute encore deux ou trois autres, parce que le respect que tout Français a pour le grand Sully ferme la bouche, d’indignation de voir à quelle comparaison lui et madame de Rosny sont ravalés dans ce mémoire. Madame de Rosny rendit à Robin ses 8000 écus ; et vous, madame, non-seulement vous gardez les quinze louis, mais vous avez l’intrépidité d’accuser le Jay de ne vous les avoir pas remis, quoique ce fait soit prouvé au procès jusqu’à l’évidence. Aussi, madame, on a beau vous comparer tantôt à la femme de César, tantôt à la femme de Sully, avec de pareils procédés vous ne serez jamais que la femme de M. Goëzman.

Page 41. Le sieur Caron se plaint… que la première audience que le sieur le Jay lui avait promise lui a été accordée à une heure qui la rendait inutile. Pas un mot de cela. J’ai dit : « L’agent n’écrit qu’un mot, j’en suis le porteur, la dame le reçoit, et le juge paraît. Cette audience si longtemps courue, si vainement sollicitée, on la donne à neuf heures, à l’instant incommode où l’on va se mettre à table. »

Incommode pour vous ne veut pas dire inutile pour moi : l’incommodité de l’heure n’est citée là que pour prouver qu’il avait fallu des motifs d’un grand poids pour vous faire ouvrir cette porte à l’heure incommode du souper.

Mais, dites-vous, puisque la table était servie, l’on n’attendait donc pas à cette heure-là le sieur Caron. Et la lettre, madame ! la lettre remise au châtain clair ! Vous oubliez cette lettre magique, à laquelle la meilleure serrure ne résiste point. Les plus grands efforts n’avaient pu jusqu’alors en ébranler le pêne ; la plus simple cédule, au nom de le Jay, fait rouler la porte à l’instant sur ses gonds : cela n’est-il pas admirable ?

Vous faites ensuite un mortel calcul des messages des sieurs Bertrand et le Jay chez vous, samedi et dimanche. Voici ma réponse, je la crois péremptoire : c’est qu’il m’a été compté en ces deux jours pour douze francs de fiacres par le sieur Bertrand, et que le sieur le Jay en réclame encore autant aujourd’hui pour les mêmes courses.

Passons à des objets plus sérieux.


À vous, M. Marin.

Ce n’était donc pas assez pour vous, monsieur, de vouloir accommoder l’affaire de M. Goëzman ; il vous manquait encore de la plaider. À quoi se réduit votre mémoire ? À dire que vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, et que vous étiez le mien : voilà bien les assertions ; reste à débattre les preuves.

Vous n’étiez pas son ami ! Si vous ne l’étiez pas, pourquoi donc, lorsque je vous visitai, le 2 avril, avec mon gardien le sieur Santerre, me dîtes-vous que M. Goëzman vous devait sa fortune (car vous êtes un grand bienfaiteur) ; que c’était vous seul qui l’aviez fait connaître à M. le chevalier d’A…, lequel l’avait présenté à M. le duc d’A…, ce qui l’avait mené à s’asseoir enfin au grand banc du Palais ? Pourquoi donc me dîtes-vous que sa femme venait vous voir assez souvent le matin ; que vous lui aviez donné un libraire et des débouchés pour la vente de je ne sais quelles brochures de son mari ?

Si vous n’étiez pas son ami, pourquoi donc, quand je vous appris qu’il était mon rapporteur et que j’avais été en vain trois fois chez lui la veille, me répondîtes-vous : Oui, il est comme cela ? Quand je vous dis qu’on en parlait très-diversement, et que je vous demandai quel homme c’était, pourquoi me prîtes-vous par la main en faisant des excuses à mon gardien, et m’emmenâtes-vous dans un cabinet intérieur, où vous m’apprîtes tout ce qu’il y avait à m’apprendre sur l’objet de ma consulte ?

Si vous n’étiez pas son ami, pourquoi, lorsque je vous fis sentir combien il était important pour moi d’obtenir une ou deux audiences de lui, me dîtes-vous ; J’arrangerai ça, je verrai ça ; laissez-moi faire, je vous ouvrirai toutes ces portes-là ? etc., etc., etc.

Dans la même journée, lorsqu’on m’eut procuré l’intervention de le Jay, et qu’un homme de bon sens m’eut dit : Je vous conseille de vous en tenir au libraire, qui sera sûrement moins cher que Marin, car on dit que ce le Jay est un bon homme qui ne prend rien ; je vous écrivis pour vous prier de suspendre vos bons offices : un ami se chargea de vous porter la lettre, et s’y prêta d’autant plus volontiers qu’il n’en ignorait pas le contenu. Il ne vous trouva pas ; il la remit à votre valet de chambre portier : on peut assigner mon ami sur ce fait, indépendamment des gens qui me virent écrire la lettre. Or, si vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, pourquoi donc fîtes-vous une seconde démarche auprès de lui, postérieure à la réception de ma lettre, à moins que, voulant absolument faire une affaire de mon procès, vous ne vous soyez retourné, je ne sais comment, dans cette seconde visite ? car toutes les affaires ont deux faces, comme tous les agioteurs ont deux mains.

Si vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, pourquoi, suivant votre propre mémoire, votre entrevue des Tuileries commença-t-elle avec une espèce d’aigreur de sa part, et finit-elle par le conseil que vous lui donnâtes de faire faire une déclaration par le Jay ? Pourquoi vint-il vous remercier le surlendemain chez vous, de ce que vous appelez vous-même le succès de votre conseil, et vous montra-t-il la déclaration de le Jay ?

Si vous n’étiez pas son ami, pourquoi me fîtes-vous sur-le-champ l’invitation la plus pressante de me rendre chez vous, par une lettre datée du 2 juin, que je déposerai au greffe ? et pourquoi, lorsque je vous vis sur cette invitation, voulûtes-vous m’engager à lui écrire (page 3 de votre mémoire) ? ce que je refusai avec dédain.

S’il n’était pas votre ami, pourquoi, vous rencontrant au Palais-Royal (car il vous rencontrait partout), après avoir dit (page 3) : Il évitait de me voir ; je l’abordai, il me fit un accueil très-froid, la séance finit-elle par mettre les deux indifférents dans le même carrosse, où le glacé M. Goëzman vous lut sa dénonciation au parlement, en vous accompagnant jusqu’à la porte de ma sœur ?

S’il n’était pas votre ami, pourquoi voulûtes-vous me tromper, chez ma sœur, devant six personnes, à l’instant où vous veniez de lire l’outrageuse dénonciation ? Pourquoi voulûtes-vous me faire croire qu’elle était en ma faveur, et non dirigée contre moi, pour nous tendre à tous un piége affreux, et nous empêcher de parler de ces misérables quinze louis, sans lesquels pourtant tout le poids de votre iniquité retombait sur ma tête ?

Si vous n’étiez pas son ami, pourquoi cherchâtes-vous avec lui le sieur Bertrand pour l’engager à faire une déposition courte et qui ne compromît personne, espérant user en cela de l’influence naturelle de MM. Turcarets sur leurs MM. Râffles ? Pourquoi, le lendemain, outré de n’avoir pu le trouver et l’empêcher de faire une déposition étendue, voulûtes-vous lui en faire faire une autre (car il n’y a rien de difficile pour vous) ? Pourquoi allâtes-vous dîner ce jour-là chez M. le premier président avec M. et madame Goëzman, et arrangeâtes-vous avec ce dernier, qui n’était pas votre ami, que Bertrand irait chez lui le soir même ? Pourquoi, l’instant d’après, ne quittâtes-vous pas ce Bertrand sans en avoir obtenu sa parole expresse de la visite que vous veniez d’arranger ? Pourquoi m’arrêtâtes-vous le jour même sur le Pont-Neuf, et me pressâtes-vous de nous réunir, pour envoyer Bertrand chez M. Goëzman ? Et vous ne pouvez plus contester tous ces faits, qui sont avoués dans vos mémoires, ou prouvés au procès par des témoins que vous essayez en vain de rendre suspects. Et comme il n’y a qu’un pas de la série des intrigues à celle des noirceurs : si vous n’étiez pas l’ami de ce magistrat, pourquoi donc avez-vous constamment échauffé la tête de ce pauvre Bertrand, et n’avez-vous pas eu de repos que vous ne l’ayez amené, par une dégradation d’honnêteté sensible à tout le monde, et dont vos entrevues étaient le thermomètre, à nier enfin que vous lui eussiez conseillé de changer sa déposition ?

Si vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, pourquoi, sentant que les dépositions de deux étrangers étaient de la plus grande force contre vous, avez-vous dénigré bassement l’un des deux, le docteur Gardane, et voulu jeter du louche sur l’honnêteté de l’autre, le sieur Deschamps de Toulouse ? comme, si les faits dont ils ont déposé n’étaient pas connus d’autres personnes, et comme si ce Bertrand, dans un temps où il n’avait pas reçu l’ordre exprès de mentir, sous peine de ne plus tripoter vos fonds, n’avait pas été le lendemain dire à trois ou quatre personnes : Ils veulent me faire changer ma déposition, ils me tourmentent à ce sujet ; mais j’ai été ce matin au greffe protester que, loin de changer ou diminuer, je suis prêt à y ajouter de nouveau, si l’on veut m’entendre ! comme si ces gens étaient muets ou morts, et comme si le ministère public n’avait pas des moyens sûrs de les forcer de parler !

Si vous n’étiez pas l’ami de ce magistrat, pourquoi toutes assemblées secrètes, toutes ces entrevues chez des commissaires ? Pourquoi M. Goëzman distribue-t-il les mémoires de Marin, Bertrand, Baculard, pendant que Bertrand, Baculard et Marin colportent les siens ? Pourquoi ces lettres pitoyables de vous et de vos commis au sieur Bertrand ? Pourquoi des juifs qui vont et viennent de chez vous chez lui, de chez lui chez vous ? Pourquoi la réponse que vous avez exigée du sieur Bertrand, qui, toujours contraire à lui même, ne l’a pas eu plus tôt envoyée, et su que vous entendiez vous en servir, qu’il a été conter partout qu’il sortait de chez vous, et vous avait dit : Si vous êtes assez osé pour imprimer la lettre que j’ai eu la complaisance de donner, je vous brûlerai la cervelle, et à moi ensuite : ce qui sera constaté au procès par l’addition d’information ?

Si vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, pourquoi l’excellente plaisanterie du nom de Beaumarchais, que j’ai pris, dites-vous, d’une de mes femmes, et rendu à une de mes sœurs, se trouve-t-elle dans le mémoire de madame Goëzman, lorsqu’elle était d’abord en tête du vôtre ? Vous voyez que je dis tout, M. Marin, et qu’il n’y a ni réticences, ni points, ni phrases en l’air, ni ridicules ménagements, ni plate économie dans mon style ; je suis comme Boileau :

Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom :
J’appelle un chat un chat…

et Marin un fripier de mémoires, de littérature, de censure, de nouvelles, d’affaires, de colportage, d’espionnage, d’usure, d’intrigue, etc., etc., etc., etc. Quatre pages d’et cætera.

À vous à parler, mon bienfaiteur, le bienfaiteur de tout le monde, et que tout le monde accuse de n’avoir jamais bien fait sur rien. Je viens de montrer comment vous m’avez servi, comment je l’ai reconnu, comment vous l’avez prouvé, comment je vous ai répondu : amenez vos témoins, fournissez vos preuves, creusez votre mine, arrangez votre artillerie. Je dis tout haut que je ne suis ni assez riche ni assez pauvre pour vous avoir jamais emprunté de l’argent. Cela est-il clair ? m’entendez-vous ? Répondez à cela.

Je vous félicite d’être honoré de votre propre estime : c’est une jouissance qui ne sera troublée par aucune rivalité. Mais vous allez trop loin en invoquant les suffrages des honnêtes gens, et même ceux de la police.

Oseriez-vous compter sur le témoignage des inspecteurs ou officiers de police qui vous ont éclairé dans vos voies ténébreuses ?

Oseriez-vous compter sur celui des chefs qui ont été chargés de vérifier les informations faites contre vous ?

Oseriez-vous compter sur celui de Me C… de C…, à qui ont été renvoyés les examens de diverses plaintes sur des capitaux renforcés par les intérêts ?

Oseriez-vous compter sur celui de M. de St.-P…, qui depuis cinq ans gémit du malheur de vous avoir confié ses pouvoirs pour un arbitrage, et qui ne cesse de demander vengeance au ministère contre vous ? Et l’affaire Roussel ? et l’affaire Paco ? et l’affaire, etc., etc., etc., etc. ? encore quatre pages d’et cætera.

Et vous mettez des points dans votre style, pour vous donner l’air de me ménager ! Allons, mon bienfaiteur, que ma franchise vous encourage ; dites, dites : Voilà de beaux mystères ! À présent on dit tout. Encore un ennemi, encore quelques mémoires, et je suis blanc comme la neige. Je vous invite à ne me ménager sur rien. À votre tour osez me porter le même défi.

Maintenant que nous sommes entre quatre yeux, eh bien ! vous avez donc vos petits témoins tout prêts, pour m’accuser d’avoir dit que le comte de la Blache avait donné cinq cents louis à M. Goëzman ? eh mais ! vos pieuses intentions à ce sujet sont déjà consignées au greffe par mon récolement. Je savais votre dessein : ce pauvre Bertrand m’en avait menacé un jour devant dix personnes, qui certifieront le fait. Un abbé, des amis de Marin, l’avait, disait-il, chargé de m’avertir que si je prononçais un seul mot contre lui, son projet était de me mettre à dos le comte de la Blache, etc… Je vous attends, mon bienfaiteur. Vos bontés ne m’ont pas empêché de parler ; vos menaces ne me réduiront pas au silence.

Ce n’est pas que l’on ne me dise et ne m’écrive tous les jours que vous êtes l’ennemi le plus dangereux, que vous avez un crédit étonnant pour faire du mal, un grand pouvoir pour nuire. Je cherche en vain comment la Gazette peut mener à tant de belles choses, car toutes ces belles choses ne vous ont sûrement pas mené à la Gazette.

On dit aussi que vous avez juré ma perte. Si c’est faire du mal à un homme que d’en dire beaucoup de lui, personne à la vérité n’est plus en état de faire ce mal-là que vous.

Mais lorsqu’on vous confia la trompette de la Renommée, était-ce pour corner qu’on vous la mit à la bouche ? était-ce pour ramper dans le plus aisé de tous les genres d’écrire qu’on vous en attacha les ailes ? Encore, ne pouvant vous livrer à toute l’âpreté de vos petites vengeances sous les yeux d’un ministre éclairé qui vous veille de près, vous briguez sourdement un paragraphe dans chaque gazette étrangère, où je suis déchiré à dire d’experts. Ainsi, de brigue en brigue, et briguant partout assidûment contre moi, vous trouvez le secret de me dénigrer toutes les semaines, et d’ennuyer l’Europe entière de ma personne et de mon procès.

Pour finir, mon bienfaiteur, nommez-nous donc les personnages à qui j’ai dit : Je dois trop à Marin pour abuser encore de ses bontés. C’est, dites-vous, chez un grand seigneur qui m’admettait alors à sa table. À cet alors insultant, voici ma réponse.

Le grand seigneur chez lequel je vous ai rencontré est M. le duc de la Vallière, auquel depuis douze ans je suis attaché par devoir, comme lieutenant général de sa capitainerie ; par respect, c’est un homme de qualité qui a l’esprit solide et le cœur généreux ; par reconnaissance, il m’a toujours comblé d’une bonté qu’il pouvait me refuser ; par justice, il m’a honoré d’une estime que j’ai méritée : car, si l’amitié s’accorde, l’estime s’exige, et si l’une est un don, l’autre est une dette ; il n’y a point d’alors sur ces choses-là : et si, pour repousser une injure aussi misérable, j’avais besoin d’un témoignage de probité, d’honneur, de désintéressement, d’exactitude et de loyauté, c’est à ce grand seigneur surtout que je m’adresserais, et dont je l’obtiendrais à l’instant. Osez-vous en dire autant d’un seul des gens en place qui se sont servis de vous comme on se sert à l’armée, en certains cas, de certaines gens… très-bien payés ? Mais il est une délicatesse, une pudeur qu’un homme d’honneur sent mieux qu’il ne l’exprime, et qui, depuis que je suis attaqué par des méchants, m’a fait me renfermer dans le cercle étroit de mes plus chers amis. C’est moi qui, refusant toute espèce d’avances ou d’invitations, ai dit à tout le monde : Je suis accusé, je ne recevrai point à titre de grâce les témoignages publics d’une estime qui m’est due à titre de justice ; et tel qu’un noble Breton qui dépose son épée, jusqu’à ce qu’un commerce utile l’ait remis en état de s’en parer de nouveau, je ne prétends à l’estime de personne, jusqu’à ce que j’aie prouvé à tout le monde que personne ne doit rougir de m’avoir estimé.

C’est par une suite de cette délicatesse que, dès que j’ai été attaqué, je n’ai pas cru devoir remplir aucune fonction de judicature ou d’autres charges. Un homme attaqué, quand il a l’honneur d’appartenir à un corps, doit se justifier ou se retirer. Quel magistrat oserait monter au tribunal pendant qu’on est en suspens s’il est digne d’y siéger ? de quel front irait-il prononcer sur la fortune, l’honneur ou la vie des autres, quand il est lui-même courbé sous le glaive de la justice ; et s’asseoir au rang des juges, quand l’attente d’un arrêt l’a presque jeté parmi les coupables ? Il faut être reconnu intact et pur, avant d’oser paraître sous la robe ou le mortier ; et l’audace de revêtir ces marques de dignité, si révérées dans l’homme honorable, ne sert qu’à mieux faire éclater l’avilissement d’un sujet dégradé dans l’opinion publique. Le premier malheur sans doute est de rougir de soi, mais le second est d’en voir rougir les autres. Je ne sais pourquoi je vous dis toutes ces choses, que vous n’entendez seulement pas. Je me retire, moi, parce que j’ai quelque chose à perdre… Vous… vous pouvez aller partout.

À vous, M. Bertrand.

Avez-vous lu, monsieur, le long mémoire tout saupoudré d’opium et d’assa fœtida, qui court sous votre nom ? Je ne vous parle point de la diction, parce que c’est ce qui doit nous importer le moins, à vous et à moi qui ne l’avons pas écrit : je n’ai fait que l’entre-lire, parce qu’en y sent je ne sais quoi de fade, de saumâtre et de mariné, qui le rend tout à fait désagréable au goût ; mais, comme il a paru sous votre nom, je vais y répondre comme s’il était de vous. Il n’est pas toujours facile, messieurs, dans vos fournitures provençales, de distinguer la facture du vendeur de celle qu’on présente à l’acheteur : allons au fait, je suis pressé, car dans ce moment-ci la foule est aux mémoires. Que dit le vôtre ?

Madame Goëzman a donc toujours juré ses grands dieux qu’elle ne rendrait pas les quinze louis ? En vérité, vous le dites tant de fois, qu’on serait tenté de croire que c’est pour moi contre elle que vous écrivez ; du moins jusqu’à la vingt-sixième page y a-t-il peu de chose qui contrarie cette idée ; et sans la fin du mémoire, sans le fond du sac, où, la marchandise étant plus avariée, le goût marin se sent davantage, en vérité je n’aurais que des grâces à vous rendre.

Au reste, si madame Goëzman a tant dit qu’elle ne rendrait jamais ces misérables quinze louis, elle les a donc reçus : car, en termes de commerce, la banqueroute suppose toujours la recette, comme vous savez ; je tâche de parler à chacun sa langue familière, pour être entendu de tout le monde. Le fait des quinze louis une fois bien avéré, et la certitude renouvelée par vous que jamais on n’a sollicité pour moi que des audiences auprès de madame Goëzman, le reste va tout seul.

En vingt-six mots j’ai déjà répondu aux vingt-six premières pages du mémoire du sieur Dairolles Bertrand, ou Bertrand Dairolles, car il n’importe guère comment les noms s’arrangent sous ma plume, pourvu qu’on sache de qui je veux parler.

Mais qu’ils ont donc l’épiderme chatouilleux, ces messieurs ! En voici un à qui je n’ai donné qu’un petit cinglon dans une note de mon supplément, et à qui ce petit cinglon fait verser des flots de bile et répondre par quarante-quatre page d’injures.

Le sieur Marin, comme je l’ai établi dans son article, connaissant assez son Bertrand pour savoir que c’est un homme sans caractère, qui a peu de suite dans les idées, toujours aux extrêmes, enthousiaste, exalté comme un grenadier à l’assaut, ou faible comme un pleurard milicien qui voit le premier feu ; le sieur Marin, dis-je, s’était flatté qu’en l’effrayant d’un décret certain, d’une condamnation possible, il l’empêcherait de dire la vérité avec une extension qui pût compromettre M. et madame Goëzman ; et c’est ce que le sieur Marin avoua devant six témoins, chez ma sœur, le jour que M. Goëzman l’accompagna jusqu’à la porte, et qu’il lui lut sa dénonciation, à peu près comme on donne une ample instruction à son plénipotentiaire.

Il faut que Bertrand et vous ne fassiez tous, nous disait-il, que des dépositions courtes, sans parler de ces misérables quinze louis ; et avant peu j’arrangerai l’affaire.

Mais comment l’arrangera-t-il, M. Marin ? Personne n’ayant parlé des quinze louis, la fausse déclaration de le Jay, qui n’en parle pas non plus, restera dans toute sa force ; et les faits y contenus n’étant contrariés juridiquement par personne, la dénonciation faite au parlement en acquerra un nouveau prix ; et cette manœuvre était (comme dit Panurge, ou plutôt frère Jean) le joli petit coutelet avec lequel l’ami Marin entendait tout doucettement m’égorgiller. Mais le soin qu’il prit pour me décevoir sur la dénonciation qu’il prétendait être en ma faveur, pendant que j’étais sûr du contraire, m’inspira de la défiance ; et l’horreur de lui voir conseiller de sacrifier le Jay m’ouvrit les yeux sur le secret de sa mission.

Il n’y a rien de sacré pour ces gens-ci, me dis-je ; il faut redoubler d’attention sur leur conduite, et me trouver demain à l’entrevue des deux compatriotes Marin et Bertrand.

Enfin, pour ne pas rebattre ennuyeusement tout ce qu’on a lu dans l’article Marin (car ces messieurs sont tellement identifiés, que parler à l’un c’est répondre à l’autre), tout le fond de la conduite du sieur Dairolles est appuyé sur deux points capitaux : la mémoire parfaite et l’oubli total.

Par exemple, il se souvient bien qu’il lui est échappé de dire beaucoup de choses dont il ne se souvient pas le jour de sa déposition.

Mais il se souvient bien que le sieur Marin ne lui a pas conseillé ce jour-là de changer sa déposition.

Il ne se souvient pas des choses que le sieur Marin m’a dites, ni de celles que je lui ai répondues dans son cabinet ce même jour.

Mais il se souvient bien qu’il y a raconté, lui, dans le plus grand détail, ce qu’il avait dit et fait au Palais.

Il ne se souvient pas si les commis de Marin étaient, ou non, dans son cabinet quand nous y dissertions.

Mais il se souvient bien que nous y restâmes seuls quand le sieur Marin nous quitta pour se raser.

Il ne se souvient pas des choses qu’il a pu dire en quittant le sieur Marin l’après-midi, à la dame Lépine, à sa sœur, au docteur Gardane.

Mais il se souvient bien que Marin lui dit, en propres termes, qu’il fallait qu’il allât chez M. Goëzman ; que ce dernier, sachant la vérité de sa bouche, ferait enfermer sa femme, et dirait ensuite au parlement : Je me suis fait justice, car il ne faut pas que la femme de César, etc., etc.

Il ne se souvient pas qu’il ait dit à quatre personnes, chez le Jay, le lendemain : ils veulent me faire changer ma déposition, ils me vexent à ce sujet : pour qui me prend-on ? Je suis vrai dans tout ce que je dis et fais, je persisterai ; j’en ai porté ce matin l’assurance au greffe.

Mais il se souvient bien qu’il a été au Palais ce jour-là, dire quelque chose dont il ne se souvient plus.

Voilà, certes, un beau sujet pour le prix de l’Académie de chirurgie en 1774 ! Gagner la médaille en expliquant comment la cervelle du pauvre Bertrand a pu tout à coup se fendre en deux, juste par la moitié, et produire dans sa tête une mémoire si heureuse sur certains faits, si malheureuse sur certains autres ; comment le grand cousin Bertrand a pu devenir tout à coup paralytique d’un côté de l’esprit, et d’une façon si curieuse pour les amateurs, que la partie de sa mémoire qui charge Marin est paralysée sans ressource, pendant que toute la partie qui le décharge est saine, entière, et d’un brillant si cristallin, que les plus petits détails s’y peignent comme dans un fidèle miroir.

Ce sont là, mon cher Bertrand, les petites remarques qui m’ont fait dire dans mon supplément : N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre Dairolles, qui ne veut pas être nomme Bertrand, etc. Vous avez donné une assez bonne explication du motif qui vous avait fait désirer de n’être appelé que Dairolles, et non Bertrand, dans mon mémoire. C’était, dites-vous, pour que nos deux noms ne fussent accolés nulle part, car, dis-moi qui tu hantes, etc. Tout cela est joli, mais pas assez simple.

J’avais pensé, moi, que jouer un rôle à deux visages dans cette affaire, sous le nom de Dairolles seulement, cela ne ferait pas de tort au Bertrand qui signe les lettres de change, et qui doit être connu sous ce nom dans le commerce pour un homme vrai, s’il veut conserver quelque, crédit.

Mais comment vous et Marin, qui avez de l’esprit comme quatre et du sens commun, avez-vous pu vous tromper à cette expression de pauvre un tel, qui ne se dit jamais sans qu’un geste d’épaule en fixe le vrai sens ? Quoi ! vous avez cru que je parlais de vos facultés numéraires ? Lorsqu’on dit d’un homme : Ce pauvre un tel, ce n’est jamais dans le sens d’Esurientes implevit bonis, etc. ; mais toujours dans celui de Beati pauperes spiritu. Voilà, mon cher psalmiste, ce que vous ne pouvez pas honnêtement ignorer, vous qui parlez latin comme madame Goëzman. Mais vous croyez peut-être que je vous trompe sur la pitié que votre mémoire inspire ; tenez, lisez avec moi.

(Pag. 15.) En effet, je ne parle pas au sieur Gardane, mais à des juges respectables, qui n’ont pas de peine à supposer des sentiments honnêtes à d’honnêtes citoyens. Ainsi vous apportez en preuve de votre probité la supposition que les juges doivent faire que vous êtes honnête parce qu’ils sont respectables. Est-ce là raisonner ? Je m’en rapporte. Et ils avoueront (les juges) de bonne foi, que si le sieur Marin m’avait tenu ce discours (de changer la déposition), j’en aurais été indigné ; toute considération aurait cessé ; j’aurais consigné dans mes interrogatoires cette proposition ; et, dans ma confrontation avec lui, je l’aurais certainement interpellé sur le fait en question : or cela n’est pas arrivé : ce fait est donc un mensonge avéré de la part du sieur Gardane. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Mettons-le en français. Les juges (qui ont décrété Bertrand) avoueront de bonne foi que, si Marin avait tenu ce propos (à Bertrand son agioteur), Bertrand, indigné, l’aurait consigné au procès (ce qui aurait nui à Marin) : or Bertrand n’a pas consigné ce fait contre Marin (qui tient la bourse de tous deux), donc Gardane est un imposteur de l’avoir dit. Et l’on appelle cela des défenses ! C’est du bel et bon galimatias double, où l’auteur ne s’entend pas plus qu’il ne se fait entendre aux autres. Réellement je vous croyais plus avancé dans la composition. Mais ceci me paraît être du Marin tout pur.

C’est encore une chose assez curieuse que de voir comment ces messieurs s’accordent sur les faits. Je prends au hasard le premier trait qui me tombe sous la main ; et il est d’autant plus grave, qu’il s’agit ici de la première impression que firent sur tout le monde la colère et les menaces de M. Goëzman, et que cette impression, qui a dirigé les premières démarches de chacun, a dû au moins laisser d’elle un souvenir très-net. Écoutons raconter ces messieurs. « Sitôt que je l’appris, dit Bertrand (page 8 de ce mémoire), j’allai chez le sieur Marin, et je le priai instamment de voir M. Goëzman, et d’engager ce magistrat à se trouver chez lui, où je me rendrais, et tâcherais de l’engager à ne faire aucun éclat. Sitôt que je l’appris, dit Marin (page 3 de son mémoire), je m’efforçai de persuader au sieur Bertrand de voir M. Goëzman, et de lui dire tout ce qu’il savait. »

Je ne vous le fais pas dire, messieurs, je vous copie fidèlement : mais quelle volupté pour moi de montrer à la cour le doux ami Marin et le grand cousin Bertrand, à genoux l’un devant l’autre, sur le fait le plus important du procès ! Marin, les bras étendus, s’efforçant de persuader à Bertrand (qui résistait apparemment) de voir M. Goëzman pour l’apaiser ; et Bertrand, les mains jointes, suppliant instamment Marin (qui sans doute n’en voulait rien faire) de lui procurer l’occasion de voir ce magistrat pour l’apaiser.

Et pourquoi tant de maladresse, je vous prie ? Pour tâcher de persuader au public que j’avais grand’peur, et que Marin et Bertrand me rendaient à l’envi le signalé service d’intercéder pour moi auprès de M. Goëzman.

Mais cette contradiction entre les deux compatriotes jette un grand jour sur ce qu’ils ont tant intérêt de cacher à la cour, le conseil donné par Marin de changer la déposition. On a vu Bertrand (page 8 de son mémoire) prier le sieur Marin de l’aboucher avec M. Goëzman pour l’apaiser. Mais voici bien autre chose (page 10). Le sieur Marin me conseilla d’aller voir M. Goëzman, qui me recevrait bien ; il ajouta que ce magistrat, instruit par moi-même de tous les faits, prendrait sans doute des moyens pour arrêter les suites de cette affaire ; qu’il ne fallait pas que l’amitié que je portais à la maison du sieur de Beaumarchais me fît manquer aux égards qu’on devait à un magistrat honnête, intègre et vertueux. Je rentrai chez moi ; j’étais troublé de tout ce qui se passait ; absorbé dans mes idées, on s’aperçut de cette altération. On me questionna beaucoup ; je rendis compte de la situation de mon âme : je dis que j’étais occupé du conseil que le sieur marin m’avait donné, d’aller voir ce soir M. Goëzman. Que dirai-je ? comment me recevra-t-il ? Ma déposition est faite ; que résultera-t-il de cette visite ? J’aime mieux ne point aller chez lui.

Ainsi donc, le sieur Bertrand, si empressé d’aller voir M. Goëzman, et qui demandait si instamment au sieur Marin l’entrevue avec ce magistrat, est troublé, et n’ose plus se présenter chez lui sitôt qu’il a déposé : Que lui dirai-je ? comment me recevra-t-il ? Ma déposition est faite. Mais puisque cette déposition faite troublait le sieur Bertrand et l’éloignait de M. Goëzman, pourquoi le sieur Marin, qui n’ignorait pas la déposition, insistait-il à l’y envoyer ? pourquoi l’encourageait-il à faire cette démarche ? Et lorsqu’il dit (selon Bertrand) qu’il ne fallait pas que l’amitié qu’il portait à la maison du sieur de Beaumarchais lui fît manquer aux égards dus à un magistrat honnête, intègre et vertueux, ne supposait-il pas que la famille de Beaumarchais avait suggéré la déposition du sieur Bertrand ? ne préjugeait-il pas en faveur de M. Goëzman ? n’engageait-il pas le sieur Bertrand à aller voir ce magistrat, pour convenir des moyens qu’il y aurait à prendre, afin de faire une déposition différente de celle que le sieur Bertrand avait faite, et que le sieur Marin supposait dictée par la famille de Beaumarchais contre un magistrat respectable et vertueux ?

Voilà donc en substance le conseil de changer la déposition donné par Marin, et l’injure faite à la famille de Beaumarchais, constatés par les mémoires de ces messieurs ; injure que le sieur Marin, comme on le voit, préméditait d’avance, et qu’il a prodiguée depuis dans son mémoire.

Reste à jeter, M. Bertrand, un coup d’œil sur votre confrontation avec le docteur Gardane, dont vous nous donnez une version à votre manière, c’est-à-dire bonne pour ce qui vous profite, et louche sur ce qui l’intéresse.

Vous avez là une singulière maladie ! mais ce docteur dont le cerveau est bien entier, ses deux lobes également sains, vient de présenter une requête au parlement, afin d’obtenir une réparation d’honneur, avec affiche de l’arrêt, pour toutes les horreurs dont vous avez voulu le souiller : cela ne fait rien à notre affaire.

Mais ce qui y fait beaucoup est la partie de cette confrontation où ce médecin vous reproche d’être venu, pâle et l’air égaré, chez la dame Lépine, un jour, devant neuf personnes, lui dire : « Mon ami, tâtez-moi le pouls, je dois avoir la fièvre. Ah ! messieurs, je viens de les prendre les mains dans le sac : c’est une horreur, je suis perdu ; vous l’êtes aussi, M. de Beaumarchais. Je viens de dîner chez une dame avec quatre conseillers de grand’chambre, qui, ne me connaissant pas, se sont expliqués sans ménagement sur l’affaire, et ont fini par assurer que l’intention du parlement était de traiter sans pitié le Jay, Bertrand et Beaumarchais, pour avoir osé toucher à la réputation du magistrat le plus intègre, etc. »

Je me rappelle fort bien tous ces faits, et comment vous refusâtes obstinément de me dire le nom des quatre conseillers, comment je me mis en colère, et comment enfin je résolus de n’avoir plus aucun commerce avec un homme aussi faux et aussi faible.

L’anecdote du cartel intercepté, dont parle la confrontation, est apparemment la suite de cette colère.

Mais que vouliez-vous donc dire, monsieur, en m’invitant à prendre une épée d’or ? Est-ce que vous aviez posé pour loi de ce combat que la dépouille du vaincu resterait au vainqueur ? Les gens de votre état ont beau être en colère, ils ne perdent jamais la tête.

Mais quelle est enfin cette affreuse histoire des quatre conseillers ? était-ce encore un piége de Marin ? car on m’en a tendu mille en trois mois, pour m’engager à faire une fausse démarche. Était-ce un leurre ou une vérité ? Comme ce fait intéresse l’honneur de la magistrature, et qu’il importe autant au parlement qu’à moi qu’il soit éclairci ; avant de juger l’affaire, je supplie la cour d’ordonner qu’il soit informé scrupuleusement sur ce fait, que les neuf témoins soient entendus, que le sieur Bertrand soit interrogé sur le nom de la dame, sur celui des convives du dîner, sur leurs discours, etc., etc.

Dans une affaire aussi importante, un tel examen n’est pas à négliger. Ou le sieur Bertrand est un fourbe, qui doit être puni pour avoir calomnié quatre magistrats sur le point le plus délicat de leur devoir, dans la seule vue de nous effrayer ; ou les quatre conseillers reconnus doivent être suppliés de vouloir bien se dispenser de juger dans une affaire sur laquelle ils ont montré tant de partialité.

Jusqu’à ce moment nous avions tous aimé ce Bertrand, quoiqu’il soit entaché du petit défaut d’altérer toujours la vérité ; mais il y a beaucoup de gens en qui l’habitude de mentir est plutôt un vice d’éducation, une faiblesse, un embarras de ne savoir que dire, qu’un dessein prémédité de mal faire. Et, dans le fond, cela revient au même. Une fois connus, ce n’est plus qu’une règle d’équation très-aisée, et qui ne gêne personne : Il a dit cela, donc c’est le contraire ; et les choses n’en vont pas moins leur train.

Mais, pour cette aventure, elle est trop sérieuse, il n’y a pas moyen d’y appliquer notre équation. Qui sait si l’éclaircissement de ce fait ne nous montrera pas le nœud caché de toute l’intrigue entre Bertrand, Marin et consorts ?

Tel qui croyait n’avoir harponné qu’un marsouin,
Amène quelquefois un lourd hippopotame.

Regnier, sat. iv.


En courant une chose, on en rencontre une autre ; et c’est ainsi qu’un cénobite allemand, en cherchant le grand œuvre dans la mixtion de divers ingrédients méprisables, n’y trouva pas à la vérité la poudre d’or qui devait enrichir le genre humain, mais découvrit, chemin faisant, la poudre à canon qui le détruit si ingénieusement. Ce n’est pas tout perdre ; et, comme on voit, en toute affaire il est bon de chercher, informer, scruter ; aussi espéré-je que la cour voudra bien ordonner qu’il soit informé sur le fait des quatre magistrats, avant de s’occuper de l’examen des pièces du procès.

La fin de votre mémoire, monsieur, n’a aucun rapport à l’affaire présente ; mais il n’est pas moins juste de vous donner satisfaction sur tous les articles.

À l’occasion d’une lettre que le sieur Marin vous a forcé de lui écrire, et que j’ai osé prévoir n’être jamais préjudiciable qu’à vous, vous me reprochez les services que vous avez bien voulu me rendre, et dont j’ai toujours été très-reconnaissant : cela est dur.

Je vous dois, dites-vous, le luminaire du convoi de ma femme que vous m’avez fourni. À la rigueur cela se peut : j’ai même quelque idée que, depuis cet affreux événement qui a renversé ma fortune encore une fois, l’épicier de la maison s’est plaint qu’un autre eût fait le bénéfice de cette triste fourniture : je lui dis alors ce que je vous répète aujourd’hui. Abîmé dans la douleur de la perte d’une femme chérie, vous sentez que tous les détails funéraires, confiés à quelque ami, m’ont été absolument étrangers. Mais à cette époque il a été payé chez moi pour 39,000 francs de dettes, mémoires ou fournitures : comment avez-vous négligé de parler de la vôtre alors ? Était-ce pour me rappeler un jour au plus affreux souvenir, en me demandant, par la voie scandaleuse d’un mémoire imprimé, 150 ou 200 livres, qui vous auraient tout aussi bien été payées que d’autres mémoires de vous, du même temps, que je trouve acquittés pour huile, anchois, etc. ?…

Vous avez depuis été chargé, par moi, d’un billet de deux mille livres que j’ai été obligé de rembourser par l’insolvabilité du vrai débiteur, et que j’ai chez moi : s’il vous est dû des frais de poursuite, de courtage, escompte, etc…, ou même quelque appoint, je suis bien éloigné de vous refuser le juste salaire de vos soins en toute occasion.

Le jour qu’il a plu au roi de me rendre à ma famille, à mes affaires, mes parents accoururent m’apporter cette bonne nouvelle en prison. On est toujours pressé de quitter de pareils domiciles ; mais le loyer, le traiteur, le greffe, les porte-clefs, tout est hors de prix dans ces maisons royales : je me rappelle bien que je vidai ma bourse, et que ma sœur, pour compléter la somme et m’emmener bien vite, tira douze louis de sa poche, et que je ne l’embrassai seulement pas pour la remercier de ce service.

Comment donc arrive-t-il aujourd’hui que vous, qui aviez, à la vérité, d’excellentes raisons pour ne pas me visiter en prison, et qui, le seul de tous les gens de ma connaissance, n’avez jamais osé y mettre le pied, vous vous trouviez mon créancier de douze louis que vous ne m’avez pas prêtés pour le fait de ma sortie ? Pour cet article, monsieur, comme je l’ai remboursé à ma sœur, qui me l’avait avancé, permettez qu’il soit rayé de votre mémoire ; et puisque les bons comptes font les bons amis, pour le petit restant que je puis vous devoir, vous avez à moi, depuis un an, deux effets de cent louis chacun, dont j’ai espéré que vous voudriez bien me procurer le payement (en reconnaissant vos peines, bien entendu), vous m’obligerez de m’acquitter envers vous par vos mains ; ou s’ils sont d’une trop longue rentrée, le sieur Lépine, mon beau-frère, dont vous connaissez les talents, la fortune indépendante, le grand commerce et le crédit, et dont vous paraissez autant révérer l’honnêteté que j’aime sa personne, a dans ses mains un effet de quatorze mille francs à moi, sur le roi, dont il s’est chargé de solliciter le payement : il voudra bien vous tenir compte de trois ou quatre cents livres, si je vous les dois, et nous serons quittes.

À toutes les amères tirades dont votre mémoire est plein à ce sujet, j’avais d’abord ainsi répondu :

On sait qu’il y a beaucoup de gens du Sud à Paris, dont l’unique métier est d’obliger tout le monde. Y a-t-il un mariage dans une famille ? ils ont des gants, des cocardes et des odeurs ; un repas ? des olives, du thon, du marasquin : des besoins ? de l’argent et un dépôt tout prêt pour vos effets ; un voyage ? des courroies, des malles, des selles et des bottes ; et puis, à propos de bottes, ils prétendent à la reconnaissance en présentant la mémoire.

Tout considéré, j’ai eu peur que cette réponse ne vous offensât ; je l’ai retranchée pour y substituer le détail plus sérieux que vous venez de lire, et j’espère que vous m’en saurez gré.

Mais pendant que je relève ici les erreurs d’un autre, je m’aperçois que j’ai pensé en faire une à l’article Marin. Pourquoi ces juifs (y ai-je dit) qui vont et viennent de chez vous chez lui, et de chez lui chez vous ? J’avais soupçonné que ces juifs qui venaient chez Bertrand, de la part de Marin, étaient chargés d’espionner ce que disaient ou faisaient les honnêtes gens de la maison de ma sœur. Mais j’ai appris depuis que ces juifs y venaient pour des affaires absolument étrangères aux honnêtes gens de la maison de ma sœur. Je fais justice à moi comme aux autres, et suis toujours prêt à m’accuser quand je me prends en faute ou en erreur.

Je me appelle encore que dans ma première chaleur, en vous lisant, j’avais résolu, mon cher Bertrand, de répondre assez durement à votre mémoire ; mais, le sieur Marin ayant émoussé d’avance la pointe de mon plus sanglant reproche, par l’aveu qu’il fait de vous avoir donné ses fonds à tourmenter, je n’en dirai rien ; ce ne serait plus qu’une insipide injure, et cela ne me va point : les honnêtes gens me savent gré de vous répondre, les gens de goût me blâmeraient de vous piller.

Quant aux lettres du sieur Marin et de vous, relatées dans son mémoire ou dans le vôtre, je ne sais lequel eh !… c’est beaucoup mieux que je ne pensais : elles sont, ma foi, dans tous les deux ; tant mieux, on ne saurait trop multiplier les belles choses, permettez que je les range pour l’importance à côté de celles du comte de la Blache, qui écrit ainsi que vous, messieurs, très-délicatement. Toutes ces lettres étaient réellement des ouvrages à imprimer. Mais le dégoût que vous cause, comme à moi, messieurs, une autre lettre imprimée par Marin et signée Mercier, doit-elle nous empêcher de lui donner aussi un rang dans la collection ? Si elle est affreusement dictée, au moins a-t-elle quelque mérite au fond.

On se rappelle assez qu’un des objets du sieur Marin est de prouver que j’avais grand’peur de M. Goëzman ; et sur ce fait, on n’a pas sans doute oublié ma lettre à M. de Sartines sur M. Goëzman, imprimée page 29 de mon mémoire à consulter ; on n’a pas oublié mes réponses à M. le premier président, ni mon dédain pour les offres de Marin d’arranger l’affaire ; on n’a pas oublié que je fus chez ce dernier le jour de la déposition de Bertrand. Or, c’est de cette visite, où je portais la défiance de l’avenir et le mécontentement du passé, surtout un reste d’aigreur de la scène de la veille chez ma sœur, que messieurs les témoins aux gages de mon bienfaiteur Marin écrivent d’avance au sieur Bertrand, et lui offrent d’affirmer avec lui que j’arrivai en étendant les bras ; mais il faut écouter ces messieurs eux-mêmes : Je souviens (dit l’un d’eux parlant de moi) qu’en étendant les bras vers M. Marin, il lui avait dit, avec une chaleur que j’ai prise pour un sentiment vrai, pour un élan du cœur : Ah ! mon ami, je vous dois tout, l’honneur et la vie. Et dans cette lettre, qui pétille de bêtises, le clerc du gazetier, oubliant qu’il écrit à Bertrand, plus instruit que lui-même de toute la conduite de Marin a mon égard, a la gaucherie d’ajouter, en style de témoin qui répète la leçon du greffe : Il est bon de remarquer que cet aveu était le prix des démarches faites par M. Marin pour lui sauver l’un et l’autre.

Témoin, mon ami, je vous suis obligé de votre remarque. Il est bon de remarquer à mon tour que cette lettre porte d’un bout à l’autre le caractère d’un maladroit qui en instruit un autre ; vous souvient-il, monsieur ?… ne vous rappelez-vous pas ?… vous souvient-il encore ?… et qu’elle finit par la douce invitation que fait le maladroit à l’autre maladroit de se joindre à lui pour me dénigrer. Il me suffit d’avoir démasqué l’imposture, c’est un mérite que je serais jaloux de partager avec vous. Enfin, pour couronner l’œuvre, un troisième maladroit, aux mêmes gages que les deux autres, écrit au premier : Si mon témoignage est nécessaire à l’appui de ces faits, je ne m’y refuserai point. Et voyez Marin s’extasier de son adresse, et s’écrier : Assurément on ne dira pas que ces lettres soient mendiées, qu’elles soient concertées ; et, pour qu’on ne puisse jamais douter que ces lettres sont de lui, nous dire ensuite spirituellement : Les sieurs Mercier et Adam (ses commis), indignés de l’audace du sieur de Beaumarchais, ont eux-mêmes écrit également les deux lettres suivantes. Ces commis qui ont écrit eux-mêmes et Marin qui certifie que c’est bien eux-mêmes qui ont écrit ! Lorsque le maître de classe au collège avait fait nos épitres de bonne année, il ne manquait jamais de certifier à tous les parents, au bas de la copie, que c’étaient les enfants eux-mêmes qui les avaient écrites ; et par le mot écrire il entendait, comme le précepteur Marin, composer, dicter : et les bons parents larmoyaient de plaisir de voir leurs enfants de petits prodiges : comme vous et moi pleurons de joie de voir les défenses de M. Goëzman et la Gazette de France en des mains aussi pures, et livrées à des gens aussi véridiques.

Ceci me ramène tout naturellement, comme on voit, à M. Goëzman : car le sieur Marin n’a jamais été pour moi qu’un pont-volant jeté légèrement sur le ravin, pour atteindre l’ennemi à la rive opposée. Que si l’on trouve par hasard un rapport intime entre la conduite du sieur Marin envers Bertrand, et celle que tenait en même temps M. Goëzman envers le Jay, ce ne sera pas ma faute ; moins encore si, ne tirant de ma part aucunes conséquences de tous ces rapports contre ce magistrat, le parlement bien éclairci se trouve en état de les tirer lui-même.

Mais que de monde occupé à vous soutenir, monsieur ! Tot circa unum caput tumultuantes deos ! tant d’amis qui parlent si haut pour vous, quand vous vous défendez si mal ! on voit bien qu’il vous est plus aisé de trouver de grands défenseurs que de bonnes défenses. Cependant, en contemplant votre édifice soutenu par madame Goëzman, les sieurs Marin, Bertrand, Baculard et autres, on est tenté de retourner sa phrase, et de convenir que vos défenseurs ne valent pas mieux que vos défenses ; puis, comparant ce que vous écrivez vous-même avec les mémoires ou lettres de tous ces messieurs, on est forcé de refaire encore son thème, et d’avouer que, toutes mauvaises que sont vos défenses, elles valent encore mieux que vos défenseurs. Quant à moi, pour ne vous laisser rien à désirer sur mon opinion à cet égard, je vous dirai franchement qu’à votre place, et pour mon usage, je ne voudrais pas plus de vos défenseurs que de vos défenses.

Mais je ne confonds pas avec ces défenses les services essentiels que vous rend publiquement M. le président de Nicolaï. Mon profond respect pour le nom de Nicolaï, qui a toujours tenu un rang distingué dans la robe et dans l’épée, celui que je porte à tous messieurs les présidents à mortier, surtout celui que M. le président de Nicolaï sait bien que j’ai pour sa personne, aurait peut-être dû me faire trouver grâce à ses yeux dans une querelle qui lui était si étrangère.

Cependant j’apprenais de tous côtés que M. le président de Nicolaï, non content de solliciter en faveur de M. Goëzman, parlait dans le monde très-désavantageusement de moi. Il me revenait aussi que MM. Gin et Nau de Saint-Marc semaient, au sujet du procès auquel la plainte de M. le procureur général avait donné lieu, les discours les plus indiscrets, soit en montrant toute leur partialité pour M. Goëzman, soit en m’injuriant sans aucune retenue.

Mais, quoiqu’il me fût très-essentiel de prendre les voies de droit pour écarter de pareils juges, j’eus la respectueuse délicatesse de dire, par ma requête du mois d’août dernier, que je m’en rapportais à leur déclaration, sur la vérité des faits qui y étaient exposés. Par l’arrêt qui intervint, la cour leur donna acte des déclarations par eux faites, et en conséquence elle mit néant sur ma requête.

Depuis ce temps je suis resté tranquille, quoique M. le président de Nicolaï non-seulement ait continué à me déchirer sans ménagement, mais encore ait ouvertement sollicité pour M. Goëzman, qu’il conduit chez tous nos juges, et dont il distribue et fait distribuer publiquement les mémoires chez lui. Ce n’est plus même un secret, qu’il a conseillé M. Goëzman dans cette affaire. M. Goëzman nous l’apprend dans sa note imprimée, page 6, où il s’exprime ainsi : Ce fut d’après le conseil d’un des présidents de la cour (M. de Nicolai : il est trop généreux pour me démentir), que j’ai exigé du sieur le Jay qu’il déclarât par écrit…, etc. M. le président de Nicolaï a donc conseillé M. Goëzman ; c’est par son conseil que M. Goëzman a fait faire une déclaration au sieur le Jay. Or, l’art. 6 du tit. xxiv de l’ordonnance de 1667 porte que le juge pourra être récusé, s’il a donné conseil, s’il a sollicité ou recommandé. M. de Nicolaï est doublement dans le cas de cet article, puisqu’il a donné conseil et qu’il sollicite ouvertement. D’après cela, je me suis cru en droit de profiter de la disposition de la loi, et de donner en conséquence, le 16 décembre 1773, ma requête en récusation contre M. de Nicolaï ; et, comme il m’est aussi important d’écarter ses sollicitations que son suffrage, j’ai observé à la cour, par cette requête, que l’article 14 de l’ordonnance de François Ier, de 1539, défend expressément à tous présidents et conseillers de solliciter dans les cours où ils sont officiers. Voici les termes :

« Nous défendons à tous présidents et conseillers de nos cours souveraines de solliciter pour autrui les procès pendants ès cours où ils sont officiers, et d’en parler aux juges directement ni indirectement, sous peine de privation de l’entrée de la cour et de leurs gages pour un an, et d’autres plus grandes peines s’ils y retournent, dont nous voulons être avertis, et en chargeons notre procureur général sur les peines que dessus. »

L’ordonnance de 1667 a renouvelé la même disposition sur l’article 6 du titre xxiv des récusations. « Sans qu’ils (les présidents ou conseillers) puissent solliciter pour autres personnes, sous peine d’être privés de l’entrée de la cour et de leurs gages pour un an, ce ne pourrait être remis ni modéré pour quelque cause ou occasion que ce soit ; chargeons nos procureurs généraux de nous en donner avis, à peine d’en répondre par eux, chacun à leur égard, en leur nom. »

Fondé sur des textes aussi précis, j’ai conclu par ma requête à ce que, attendu qu’il est prouvé par écrit que M. le président de Nicolaï a donné conseil à M. Goëzman, et qu’il est de notoriété qu’il sollicite ouvertement et journellement pour lui, il fût ordonné qu’il serait tenu de s’abstenir du jugement du procès, sauf à M. le procureur général à prendre tel parti qu’il avisera, conformément aux ordonnances ci-dessus citées.

Pour présenter cette requête, il fallait qu’elle fût signée d’un avocat titulaire ; la crainte de déplaire à un président à mortier les a tous éloignés. Forcé de m’adresser à M. le premier président pour m’en commettre un, j’ai eu l’honneur de le voir ; ce magistrat m’a donné sa parole que M. de Nicolaï ne serait pas de mes juges ; et sur cette parole respectable j’ai consenti à ne pas user du droit que j’avais de donner ma requête. En effet, M. le président de Nicolaï s’est abstenu de se trouver aux chambres depuis que le rapport de ce procès est commencé.

Mais MM. Gin et Nau de Saint-Marc ont craint apparemment que je ne manquasse de juges ; malgré mes prières, ils ont constamment refusé de se récuser.

Je me contenterai de leur rappeler ici le trait d’Auguste, cité par Suétone. Lorsque Nonius fut accusé d’un crime atroce au sénat de Rome, Auguste, qui l’aimait tendrement, voulut se lever et sortir du Capitole, de peur de gêner les délibérations ; et, malgré les prières des sénateurs, il n’y resta que très-peu de temps, sedit per aliquot horas in subselliis ; mais sans dire un mot, sans recommander la cause de son ami, et sans jamais la solliciter pour lui : tacitus, ac ne laudatione quidem judiciali data.

Quel exemple pour MM. Gin et Nau de Saint-Marc, sans celui qu’ils ont reçu de plusieurs de leurs confrères en cette affaire même ! Mes inquiétudes sur leurs liaisons avec M. Goëzman, et les discours qu’ils ont tenus sur mon compte, ne devraient-ils pas être un assez puissant motif pour les engager à s’abstenir du jugement ? Je ne prononce point sur leur conduite, je m’en plains seulement à eux-mêmes, sans sortir du respect dû à des conseillers de la cour. Mais pourquoi s’obstinent-ils à être mes juges ?

À l’égard du conseil que M. de Nicolaï a donné de faire les déclarations, mon profond respect pour lui m’empêchera d’agiter la grande question de savoir si l’aveu qu’on fait à la cour de conseil est propre à disculper un homme, ou à en inculper deux.

Dois-je répondre au nouveau mémoire de madame Goëzman, divisé en trois sections, sous le titre de première, seconde et troisième atrocité, ou l’auteur, ne pouvant plus contester tous les faits rapportés dans mon supplément, se réduit à les tordre, à les tourmenter, pour se les rendre moins défavorables ; mais où il fait l’aveu public de la fidélité de ma mémoire et de mes citations, en supposant que le procès en entier m’a été communiqué[18] ? Le but de ni ouvrage est de prouver que j’ai voulu corrompre M. Goëzman et gagner son suffrage ; mais, tandis que M. Goëzman soutient que son suffrage était ingagnable, je soutiens, moi, que mon procès était imperdable. Entre deux hommes aussi éloignés de se rechercher dans aucune vue de corruption, quel autre motif pouvait interposer de l’or, que le besoin pressant d’audiences d’une part, et le refus constant d’en donner de l’autre ?

L’obstination de mes ennemis à m’opposer un fantôme de corruption que l’évidence des faits et la multitude des preuves ont mille fois anéanti, me force à m’arrêter encore un moment sur question trop rebattue.

Oui, j’ai donné de l’or pour obtenir des audiences qu’on me refusait obstinément ; et je n’ai pas fait plus de mystère de mes sacrifices que de la fatalité qui les rendit indispensables.

Sur ce fait posons quelques principes :

Si l’on ne corrompt point un juge intègre avec de l’or, on n’arrive point sans or à se faire écouter d’un juge corrompu.

Mais à quelles marques un particulier peut-il reconnaître dans quelle classe est son juge ? Est-ce aux bruits publics ? aux avis secrets ? aux difficultés qu’on fait de l’admettre tant qu’il n’a pas employé l’or, ou aux facilités qu’il trouve à s’introduire aussitôt que les sacrifices sont consommés ?

J’avoue qu’un plaideur peut être abusé par de faux bruits, par des avis infidèles, se tromper même à la nature des obstacles qui lui barrent le chemin ; mais du moins en est-il sûr lorsque, forcé d’ouvrir sa bourse, il se voit introduit à l’instant où son or est parvenu.

Quel est alors l’auteur de la corruption ? quelle en est la malheureuse victime ? Dépouillé par un Algérien, un voyageur promet encore une rançon pour échapper à l’esclavage : direz-vous qu’il a corrompu le corsaire ?

C’est ainsi que les Syracusains portaient leur or à ce Verrès, qu’on ne pouvait aborder par aucune autre voie. C’est ainsi que ce vizir, dont la peau couvrit depuis le fauteuil du divan, refusait l’audience à tous les Byzantins qui ne se faisaient pas précéder par un présent. C’est ainsi que ce Henri Capperel, prévôt de Paris, condamné à mort pour avoir sauvé un riche coupable et fait périr un innocent indigent, vendait la justice aux infortunés qui la lui demandaient. C’est ainsi qu’un Hugues Guisi, puni par le même supplice, exerçait de semblables concussions sur les Parisiens d’alors. C’est ainsi qu’un Tardieu, de qui Boileau a célébré l’infâme avarice, en usait avec les plaideurs de son temps. C’est ainsi qu’un Veideau de Grammont, conseiller au parlement de Paris, auquel on arracha la robe et qu’on bannit au commencement du siècle, pour avoir fait un faux sur un registre public, traitait les malheureux dont il rapportait les procès. Enfin, c’est ainsi… : car tous les siècles et tous les pays ont produit, au milieu des tribunaux les plus intègres, des juges avares et prévaricateurs.

Mais les Siciliens, les Byzantins, et toutes les autres victimes de la cupidité des brigands que je viens de nommer, furent-ils taxés d’avoir voulu les corrompre, parce qu’ils avaient cédé à la dure nécessité de les payer ?

Il n’était réservé qu’à moi d’être accusé pour avoir donné de l’or à un juge, par le juge même que je n’ai pu aborder qu’au prix de cet or. Je n’avais donc que le choix des maux avec un tel rapporteur : si je ne payais pas, de perdre mon procès faute d’instruction ; et si je payais, d’être attaqué par lui-même en corruption.

Est-ce tout ? Non. Comme si ce rapporteur eût cru me trop bien traiter en me laissant au moins choisir entre les maux qu’il offrait à mon courage, l’or dont j’ai payé son audience est devenu dans ses mains le moyen d’une double vexation. Il m’intente un procès au criminel, pour en avoir, dit-il, trop offert, quand je traîne avec moi le cruel soupçon qu’il m’en fit perdre un au civil pour n’en avoir pas assez donné.

Changeons de style. Depuis que j’écris, la main me tremble toutes les fois que je réfléchis qu’il faut ou mourir déshonoré, ou franchir les bornes étroites que le plus profond respect avait imposées à mon ressentiment. Il me semble voir chaque lecteur parcourant avec inquiétude ce mémoire, et me disant : Monsieur de Beaumarchais, vous plaisantez vos petits adversaires, vous accablez les grands, tous les faits sous votre plume s’éclaircissent, et votre justification s’avance à pas de géant ; mais un seul article afflige tous vos amis. Ces lettres de protection de Mesdames, supposées pour gagner votre procès ; ce désaveu foudroyant des princesses ; cette note d’un de vos mémoires, supprimée par sentence ; la dénonciation que le comte de la Blache et M. Goëzman en font contre vous à la nation : tout cela reste en arrière, et vous gardez le silence. Ce fait, étranger à la cause, n’est pas sans doute aujourd’hui du ressort du parlement ; maison le présente au public comme au seul tribunal où le déshonneur qu’on vous imprime doit vous couvrir à jamais d’opprobre, ou retomber sur le front de vos ennemis.

Je vous entends, lecteur : je relis avec amertume les noms d’audacieux, de téméraire, d’imposteur, que M. Goëzman me donne, et l’imputation qu’il me fait d’avoir abusé des noms les plus sacrés à l’appui de mon intérêt et de mes vues iniques. Et mon courage renaît.

Quelque dessein que j’eusse formé d’abord de ne pas répondre à ces affligeantes citations, j’ai réfléchi depuis qu’il valait mieux me faire honneur de ma bonne foi en avouant publiquement mes torts, quels qu’ils fussent, que de les laisser soupçonner plus grands ; ce qui ne manquerait pas d’arriver si je me renfermais dans un silence respectueux, que tout le monde n’attribuerait pas à une cause aussi modeste.

En effet, si je m’étais rendu coupable d’imposture et de témérité, en publiant que Mesdames accordaient à mon affaire une protection décidée ; si j’avais eu la faiblesse de supposer qu’elles m’avaient donné par écrit la permission d’honorer publiquement ma personne et mon procès d’une aussi auguste protection, ne serait-on pas tenté de m’excuser, quand on saurait que le comte de la Blache, mon ennemi, par une imposture plus odieuse encore, cherchait à me nuire chez tous nos juges, en leur disant que Mesdames, qui m’avaient autrefois accordé leur protection, ayant reconnu que je m’en étais rendu indigne par mille traits déshonorants, disaient ouvertement qu’elles m’avaient chassé de leur présence ?

Sans prétendre excuser ici, sur l’importance de l’occasion, la faiblesse qui m’est reprochée d’avoir abusé du nom des princesses, sans rappeler combien il était dangereux pour moi que les propos du comte de la Blache n’obtinssent créance sur l’esprit de nos juges, qu’aurais-je fait autre chose en cette occasion que battre mon ennemi de sa propre arme, et payer son horrible mensonge par un mensonge beaucoup moins coupable ? Et vous qui ne rapportez cette note et ce désaveu des princesses que pour détourner, par une récrimination indiscrète et peu respectueuse, l’attention du public un moment de dessus vous, la honte dont vous cherchez à me couvrir vous lavera-t-elle de celle qui vous est si justement reprochée dans une affaire à laquelle cette note et ce désaveu sont absolument étrangers ?

Mais si je n’avais pas supposé de fausses lettres pour appuyer un mensonge ; si je ne m’étais pas rendu coupable d’imposture, en publiant que les princesses honoraient ma personne et mon procès d’une protection particulière ; si j’avais mérité seulement le reproche d’avoir donné trop de publicité à une grâce accordée pour en faire usage auprès de mes juges ; le comte de la Blache, qui n’aurait pu l’ignorer, et qui vous fait parler à présent, ne serait-il pas, ainsi que vous, doublement odieux, d’employer un si honteux moyen pour me déshonorer, sous l’espoir que mon profond respect pour les princesses, dont il vous fait imprimer le désaveu, retiendra ma plume aujourd’hui, comme il m’a fermé la bouche depuis deux ans ?

Mais si rien de tout cela n’existait ; si, loin d’avoir supposé de fausses lettres de protection pour parvenir à gagner mon procès, je n’avais pas même commis l’indiscrétion de me vanter d’aucune protection de Mesdames accordée à cette affaire ; si, loin de compromettre des noms sacrés à l’appui de mon intérét et de mes vues iniques, je n’avais même jamais songé à solliciter les princesses au sujet de ce procès, et si je n’avais jamais publié verbalement, ni par écrit, ni par aucune note imprimée, que Mesdames accordaient leur protection à mon procès, de quelle indignation les honnêtes gens ne seraient-ils pas saisis, de voir le comte de la Blache, et M. et madame Goëzman, me traiter publiquement d’audacieux, de téméraire, d’imposteur, et tenter de verser sur moi la honte qui appartient tout entière au comte de la Blache, dans un événement où je n’ai montré que respect, discrétion, modération et patience ?

Mon profond respect pour des personnes sacrées, la frayeur d’être accusé de les compromettre en me justifiant, m’a fermé la bouche depuis deux ans que le comte de la Blache a rouou.elé, sou ? toute ? les faces, l’accusation calomnieuse à laquelle il donne aujourd’hui sous votre plume le dernier degré d’indécence et de publicité. Mais ces respectables princesses, dont le cœur est toujours ouvert aux malheureux par esprit de religion, et par une bonté d’âme dont ceux qui n’ont jamais eu le bonheur de les approcher ne peuvent se former aucune idée ; ces généreuses princesses, dont le revenu se consume à soulager les pauvres, et dont la vie entière est un cercle de bienfaisance aussi constante que cachée, ne s’offenseront pas qu’un homme qui les a toujours servies avec zèle et désintéressement, qui n’a jamais démérité auprès d’elles, repousse, par le plus modeste exposé de la vérité, l’affreuse et nouvelle injure qui lui est faite en leur nom, à la face de toute la nation. Lorsqu’un paysan fut blessé par un cerf, on vit toute cette auguste famille oublier l’horreur d’un tel spectacle, et ne sentir que l’intérêt qu’il inspirait ; on les il voler à lui, l’entourer, fondre en larmes, et retourner la bourse de tout le monde, en verser l’or dans le tablier de sa femme éplorée, prodiguer les soins paternels à cet heureux infortuné, lui envoyer des secours abondants, consoler sa famille ; enfin, lui assurer un sort. Si le mal passager que lit un cerf à un inconnu trouva ces princesses aussi sensibles, la rage d’un troupeau de tigres acharnés sur un de leurs plus zélés, de leurs plus malheureux serviteurs, n’en obtiendra pas moins de compassion ; elles ne regarderont point comme un manque de respect qu’un homme d’honneur, lâchement accusé d’imposture et de faux, brûle de secouer la honte d’avoir abusé de leur nom sacré pour servir son intérêt et ses mes ini~ , ». i ; il si le hasard fait tomber ce mémoire entre leurs mains, loin de blâmer la fermeté de mes défenses et l’ardeur de ma justification, elles sentiront qu’au péril de ma vie je ne pouvais rester le chef courbé sous un tel deshonneur ; et, malgré les efforts que l’on fera pour empoisonner cette action auprès d’elles, elles distingueront aisément d’une vanité indiscrète la fierté noble et courageuse avec laquelle j’ose publier un témoignage qui honore également leur justice et ma probité. Voici le fait : Pendant que le comte de la Blache me faisait injurier avec autant d'indécence que d’éclat aux audiences des requêtes de l’hôtel, par un avoi al à qui la nature avait donné assez de talent pour qu’il cru pu se passer d’adopter le plus aisi. mais le moins honorable <r^ genres de plaidoiries ; mon adversaire, sentanl bien que le fond du proi es ne présentait aucune ressource à son avidité, employait celle di jeter de la défaveur sur ma pers pour tâcher d’en verser sur ma cause. En conséquence, il allait chez tous les maîtres des requêtes, nos communs juges, leur dire que j’étais un malhonnête homme ; il leur donnait en preuves que Mesdames, qui m’avaient autrefois honoré de leurs bontés, ayant reconnu depuis que j’étais un sujet exécrable, m’avaient fait chasser de leur présence, et rendaient ce témoignage de moi. Ces propos, qui frappaient tout le monde et mettaient des nuages dans toutes les têtes, me furent rendus par quelqu’un qui me dit : Il est de la plus grande importance pour vous de les détruire ; ils vous font un tort affreux dans l’esprit de vos juges ; il n’y aurait même pas de mal, ajoutait-on, que vous vous fissiez étayer auprès d’eux d’une aussi puissante protection que celle des princesses, contre un adversaire avide, adroit et peu délicat, à qui tout est bon, pourvu qu’il vous ruine et vous déshonore.

Je ne solliciterai, répondis-je, aucune protection pour un procès qui n’en a pas besoin : Mesdames auraient lieu d’être très-offensées que j’allasse me rappeler à leur souvenir aujourd’hui, pour obtenir un appui dans une affaire où elles ignorent si j’ai tort ou raison. Mais ce dont elles ne peuvent pas s’offenser, c’est que je les prie de m’accorder un témoignage public que je me suis toujours comporté avec honneur tant que j’ai eu l’avantage de les approcher. On a l’indécence de leur prêter des discours qu’elles n’ont jamais tenus ; ces discours peuvent entraîner ma ruine, en indisposant, en égarant mes juges. Un serviteur soupçonné montre avec joie les certificats de tous ses maîtres ; un militaire attaqué sur sa bravoure atteste les généraux sous lesquels il a eu l’honneur de servir : de tout inférieur à son supérieur, le certificat mérité qu’il sollicite est de droit rigoureux. J’oserai donc, non implorer la protection des princesses, mais invoquer leur justice ; et je m’expliquerai si clairement dans ma demande, qu’elles ne puissent pas me supposer l’intention de faire un criminel abus de leurs anciennes bontés, ni de les solliciter en faveur d’une cause qu’elles ne connaissent peut-être que par le compte insidieux et faux que mon adversaire en a fait rendre autour d’elles. Et j’écrivis sur-le-champ la lettre suivante à madame la comtesse de P…, leur dame d’honneur :

« Du février 1772.

« Madame la comtesse,

« Dans une affaire d’argent qui se plaide à Paris, et sur laquelle mon adversaire n’a fourni que des défenses malhonnêtes, il a osé sourdement avancer chez nos juges que Mesdames, qui m’avaient honoré de la plus grande protection autrefois, ont depuis reconnu que je m’en étais rendu indigne par mille traits déshonorants, et m’ont à jamais banni de leur présence. Un mensonge aussi outrageant, quoique portant sur un objet étranger à mon affaire, pourrait me faire le plus grand tort dans l’esprit de mes juges. J’ai craint que quelque ennemi caché n’eût cherché à me nuire auprès de Mesdames. J’ai passé quatre ans à mériter leur bienveillance, par les soins les plus assidus et les plus désintéressés sur divers objets de leurs amusements. Ces amusements ayant cessé de plaire aux princesses, je ne me suis pas rendu importun auprès d’elles, à solliciter des grâces sur lesquelles je sais qu’elles sont toujours trop tourmentées. Aujourd’hui je demande, pour toute récompense d’un zèle ardent, qui ne finira point, non que madame Victoire accorde aucune protection à mon procès, mais qu’elle daigne attester par votre plume que, tant que j’ai été employé pour son service, elle m’a reconnu pour homme d’honneur, et incapable de rien faire qui pût m’attirer une disgrâce aussi flétrissante que celle dont on veut me tacher. J’ai assuré mes juges que toutes les noirceurs de mon adversaire ne m’empêcheraient pas d’obtenir ce témoignage de la justice de Mesdames. Je suis à leurs pieds et aux vôtres, pénétré d’avance de la reconnaissance la plus respectueuse avec laquelle je suis,

« Madame la comtesse, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Y a-t-il, dans tout ce qu’on vient de lire, un seul mot qui tende à demander protection et faveur pour mon procès ? Y sollicité-je autre chose qu’un témoignage de bonne conduite et d’honneur, pendant que j’avais approché des princesses ? Voici la réponse que je reçus de la dame d’honneur : « Versailles, ce 12 février 1772.

« J’ai fait part, monsieur, de votre lettre à madame Victoire, qui m’a assuré qu’elle n’avait jamais dit un mot à personne qui pût nuire à votre réputation, ne sachant rien de vous qui pût la mettre dans ce cas-là. Elle m’a autorisée à vous le mander. La princesse même a ajouté qu’elle savait bien que vous aviez un procès ; mais que ses discours sur votre compte ne pourraient jamais vous faire aucun tort dans aucun cas, et particulièrement dans un procès, et que vous pouvez être tranquille à cet égard.

« Je suis charmée que cette occasion, etc.

« Signé T., comtesse de P… »

Il n’est donc pas vrai, M. le comte de la Blache, que je sois l’homme malhonnête et couvert d’opprobre que Mesdames, selon vous, ont dit avoir chassé de leur présence, à cause de mille traits déshonorants dont il s’était rendu coupable ?

Voyons maintenant si j’ai abusé de ce témoignage ; voyons si j’ai voulu m’en servir pour me rendre mes juges favorables, en leur allant dire ou en écrivant, que Mesdames m’avaient permis de m’appuyer de leur protection auprès d’eux, et qu’elles prenaient un vif intérêt à mon affaire.

Je ne vis aucun de mes juges, et je me contentai d’insérer, dans un mémoire que je fis imprimer, la note dont le commencement se rapporte à la conduite de mon adversaire, connu de tout le monde ; et la fin, que je vais transcrire ici, se rapporte à la lettre que j’avais reçue de la dame d’honneur des princesses.

« Heureusement pour ce dernier (moi), il en a été assez tôt instruit (des propos du comte de la Blache) pour pouvoir réclamer la justice de madame Victoire avant le jugement du procès. Cette généreuse princesse veut bien l’autoriser à publier que tous les discours qu’on lui fait tenir dans l’affaire présente sont absolument faux, et qu’elle n’a jamais rien connu qui fût capable de nuire à sa réputation, pendant tout le temps qu’il a eu l’honneur d’être à son service. »

Eh bien ! M. le comte ; eh bien ! M. Goëzman ; eh bien ! madame, où est l’audace, la témérité, l’imposture dont vous m’accusez publiquement ? L’homme qui ose compromettre les noms les plus sacrés à l’appui de son intérêt et de ses vues iniques, où est-il ? La fin de mon récit va le montrer à toute la France.

À l’instant où cette note paraît, le comte de la Blache, instruit par ma note que j’avais éventé sa mine, court à Versailles ; il y prévient l’arrivée de mon mémoire. Il m’y présente comme ayant fait un usage pernicieux pour lui de la protection que madame Victoire avait daigné, disait-il, m’accorder ; il suppose que l’intérêt que Mesdames sont annoncées par moi prendre à mon affaire est seul capable d’entraîner tous les esprits, et de lui faire perdre son procès. Mesdames, qui ne se persuadent pas qu’on puisse leur en imposer à ce point, justement indignées de l’insolent abus que je suis accusé d’avoir fait d’un simple témoignage, accordé seulement pour m’empêcher de perdre l’honneur, et non pour me faire gagner un procès d’argent, croient faire justice en remettant à mon adversaire un désaveu de mon audacieuse conduite, en ces termes :

« Nous déclarons ne prendre aucun intérêt à M. Caron de Beaumarchais et à son affaire, et ne lui avons pas permis d’insérer dans un mémoire imprimé et public des assurances de notre protection.

« Signé Marie-Adélaïde, Victoire-Louise, Sophie-Philippine-Élisabeth-Justine.

« Versailles, le 16 février 1772. »

Mais avais-je dit que Mesdames prenaient intérêt à mon affaire ? avais-je imprimé que les princesses m’avaient donné des assurances de leur protection à ce sujet ?

Ne m’étais-je pas contenté de dire, parlant de madame Victoire : Cette généreuse princesse veut bien m’autoriser à publier que tous les discours qu’on lui fait tenir dans l’affaire présente sont absolument faux, et qu’elle n'a jamais rien connu qui fût capable de nuire à ma réputation pendant tout le temps que j’ai eu l’honneur d’être à son service ?

Avais-je pu me renfermer plus littéralement, plus respectueusement dans le témoignage que contient la lettre de la dame d’honneur ? « J’ai fait part, monsieur, de votre lettre à madame Victoire, qui m’a assuré qu’elle n’avait jamais dit un mot à personne qui pût nuire à votre réputation, ne sachant rien de vous qui pût la mettre dans ce cas-là. Elle m’a autorisée à vous le mander. »

À l’occasion d’un procès d’argent, on avait voulu me donner pour un homme perdu d’honneur ; ce que les princesses (ajoutait-on) disaient hautement. J’avais sollicité auprès d’elles la plus simple attestation de mon honnêteté. L’instant où je la demandais, la circonstance de mon procès, avait rendu ce témoignage austère de la part de la princesse, Pas un mot dont je pusse abuser pour m’en faire un titre auprès de mes juges. De ma part, scrupuleux transcripteur de ce témoignage austère, je ne m’étais pas permis d’y rien ajouter qui pût annoncer le plus léger abus de la justice rigoureuse qui m’était rendue ; et j’étais si convaincu de mon exactitude à cet égard, que, pour m’en faire un mérite auprès de Mesdames, pendant que mon adversaire allait renverser mon édifice à Versailles par un faux exposé, j’y envoyais de Paris à madame la comtesse de P… le mémoire et la note imprimés, et je lui écrivais la lettre suivante en action de grâces :

« Du 14 février 1772.

« Madame la comtesse,

« Je n’avais nul titre à vos bontés : cette considération augmente infiniment le prix du service que vous m’avez rendu, et celui du procédé obligeant qui l’accompagne.

« J’ai l’honneur de vous faire passer un de mes mémoires, dans lequel j’ai fait l’usage respectueux que madame Victoire a permis, de la justice qu’elle daigne me rendre, et de la lettre dont vous m’avez honoré. Il me reste à vous prier de mettre le comble à vos bienfaits, en assurant la princesse que je suis vivement touché de l’honorable témoignage qu’elle n’a pas refusé à un serviteur zèlé, mais devenu inutile. Il est des moments où la plus simple justice devient une grâce éclatante ; c’est lorsqu’elle arrive au secours de l’honneur outragé. Aussitôt que le jugement de ce procès m’aura permis de respirer, mon premier devoir sera de vous aller assurer de la respectueuse reconnaissance avec laquelle je suis, madame la comtesse, etc. »


Toutes les pièces justificatives du procès sont maintenant connues. En voici les suites :

Mon adversaire, croisant mon envoi, revient de Versailles aussi vite qu’il en était parti, fait tirer trente copies du billet des princesses, et les porte ou les envoie le soir même à tous les juges. Je l’apprends : je cours chez M. Dufour, notre rapporteur, qui me fait les plus vifs reproches de ma mauvaise foi. Mon adversaire avait dit partout que j’en imposais par de fausses lettres de protection ; que c’était ainsi que j’en usais toujours : et il en faisait tirer des conséquences à perte de vue, relativement à l’acte qui était l’objet de notre querelle. Pour toute réponse, je montre à M. Dufour les lettres originales dont j’étais porteur : il reste stupéfait. Dans son étonnement, il va jusqu’à douter de ce qu’il voit. Il confronte, il examine les écritures, et me dit enfin : Expliquez-moi donc, monsieur, ce que veut dire le billet de Mesdames que M. de la Blache montre partout ? Je lui fais, en tremblant d’indignation, le détail qu’on vient de lire.

En rentrant chez moi, je trouve une lettre de M. de Sartine. J’y vole : mêmes reproches, même justification. Je suis pourtant chargé, me dit-il, de demander au procureur général des requêtes de l’hôtel, qu’il fasse supprimer la note du mémoire ; je ne puis pas ne le pas faire. Et pour vous, je vous conseille d’aller promptement vous en expliquer avec madame la comtesse de P…

Pendant que les explications se faisaient à Versailles, l’affaire se jugeait à Paris ; on y supprimait ma note. Et moi, par respect, je gardai le silence sur ce bizarre événement, qui eût pu me faire le plus grand tort, si mes juges n’avaient pas senti que tout cela n’était qu’un jeu ténébreux de l’intrigue de mon adversaire.

On conçoit bien qu’il ne s’en tint pas là. Tout Paris fut trompé, tout Paris crut que j’avais supposé de fausses lettres de Mesdames ; au point que mes plus zélés défenseurs, pliant l’épaule, se bornaient à dire que cet incident n’avait aucun rapport au fond de notre procès.

Et moi, déchiré, déshonoré publiquement par le plus perfide enneni, mais retenu par mon respect pour Mesdames et par la circonspection qu’impose un procès entamé, je dévorais mes ressentiments ; je m’en pénétrais en silence ; chaque jour je les comptais par mes doigts, j’en repassais les titres ; et je le fais encore aujourd’hui, dans l’espérance que tout ceci ne sera pas éternel.

Mon adversaire une fois connu, je laisse à penser de quelle manière il usa depuis au parlement contre moi de ce prétendu désaveu des princesses. J’étais alors en prison par ordre du roi, à l’occasion d’une querelle sur laquelle l’autorité m’a depuis imposé le plus profond silence.

Le comte de la Blache, défigurant tout, me donnait pour un homme absolument perdu d’honneur et au-dessous du moindre égard : il citait en preuve mon emprisonnement ; il citait la note supprimée par les requêtes de l’hôtel ; il montrait à tous les conseillers du parlement le billet des princesses ; il allait jusqu’à citer les causes prétendues de mon renvoi honteux de Versailles. Plus les imputations étaient absurdes, moins il m’était permis de m’en justifier. Ce point de discussion était vraiment pour moi l’arche du Seigneur : je n’osais y toucher.

Pendant ce temps, on faisait circuler les infamies dans toute l’Europe, par le moyen de ces judicieuses gazettes dont madame Goëzman rapporte un si doux fragment : il n’y en avait pas une où je ne fusse immolé, diffamé. Dans le public j’étais un monstre, un serpent venimeux qui s’était joué de tous les principes : j’avais tout empoisonné, tout moissonné autour de moi ; j’étais un enragé qu’il fallait enchaîner à son grabat, ou plutôt étouffer entre deux matelas : ce que la justice allait ordonner, disait-on, avant peu.

Cependant on plaidait au palais, et le porte-voix du comte de la Blache, pour servir la haine de mon ennemi, chargeait ses plaidoyers des plus grossières injures, les ornait de misérables allusions sur ma captivité. Le sieur de Beaumarchais (disait-il), qui suivait les audiences des requêtes de l’hôtel, n’est pas ici, messieurs. L’avocat fut hué, son client méprisé ; mais je n’en perdis pas moins mon procès. Malgré les lois qui n’admettent point de nullités de droit, au grand étonnement de tous les jurisconsultes et négociants du monde, un arrêté de compte fait double entre majeurs, contre lequel on n’avait jamais osé s’inscrire en faux, sur l’avis de M. Goëzman le conseiller, en quatre jours de temps est annulé, sans qu’il soit besoin, dit-on, de lettres de rescision : comme si celui qui ne tient son ministère que de la loi pouvait s’élever au-dessus d’elle, et, s’érigeant en législateur, annuler, casser d’autorité un engagement civil et sacré !

Ce jugement n’est pas plus tôt prononcé, qu’on saisit mes meubles à la ville et à la campagne ; huissiers, gardiens, recors, fusiliers, s’emparent de mes maisons, pillent mes celliers ; mes immeubles sont saisis réellement ; le feu se met dans toutes mes possessions ; et, pour payer trente mille livres exigibles aux termes de ce fatal arrêt, qui m’en fit perdre cent cinquante mille par un miserable jeu d’huissiers, nommé poursuites combinées, revenus, meubles, immeubles, tout est arrêté ; l’on met sous la terrible main de justice pour plus de cent mille écus de mes biens ; on me fait en trois semaines pour trois, quatre, cinq cents livres de frais abusifs par jour ; il semble que le bonheur de me ruiner soit le seul attrait qui anime mon adversaire ; il le pousse même si loin, qu’on lui fait craindre que son acharnement ne devienne enfin aussi nuisible à ses intérêts qu’aux miens. On le voyait chaque jour au palais, suivant partout les huissiers, comme un piqueur est à la queue des chiens, les gourmandant pour les exciter au pillage ; ses amis mêmes disaient de lui qu’il s’était fait avocat, procureur et recors, exprès pour me tourmenter.

Outragé dans ma personne, privé de ma liberté, ayant perdu cinquante mille écus, emprisonné, calomnié, ruiné, sans revenus libres, sans argent, sans crédit, ma famille désolée, ma fortune au pillage, et n’ayant pour soutien dans ma prison que ma douleur et ma misère, en deux mois de temps, du plus agréable état dont pût jouir un particulier, j’étais tombé dans l’abjection et le malheur ; je me faisais honte et pitié à moi-même.

Ces murs dépouillés, ces triples barreaux, ces clameurs, ces chants, cette ivresse de l’espèce humaine dégradée, dont toutes les prisons retentissent, et qui font frémir l’honnête homme, me frappant sans cesse, augmentaient l’horreur de ce séjour infect ; mes amis venaient pleurer en prison auprès de moi la perte de ma fortune et de ma liberté. La piété, la résignation même de mon vénérable père, aggravaient encore mes peines : en me disant avec onction de recourir à Dieu, seul dispensateur des biens et des maux, il me faisait sentir plus vivement le peu de justice et de secours que je devais désormais espérer des hommes.

J’avais tout perdu ; mais mon courage me restait. J’essuyais les larmes de tout le monde en disant : Mes amis, cachez-moi votre douleur ; ne détendez pas mon âme, dont l’indignation soutient encore le ressort. Si je perds la mâle fierté qui lutte en moi contre l’humiliation, si le découragement me saisit une fois, si je pleure avec vous, c’est alors que je suis perdu. Eh quoi ! mes amis, si le degré de lumière qui devait éclairer mes droits a manqué à mes juges, si l’adresse de mes ennemis a surpassé mes forces, rougirez-vous de moi, parce qu’on m’a calomnié ? Dois-je périr en prison parce qu’on s’est trompé au Palais ? Triste jouet de la cupidité, de l’orgueil ou de l’erreur d’autrui, mon infortune ou mon bonheur seront-ils enchaînés à des événements étrangers ? Je n’aurais donc qu’une existence relative ! Ah ! qu’ils comblent mon infortune ; mais qu’ils ne se vantent pas d’avoir troublé ma sérénité ! J’ai beaucoup perdu pour les autres, et peu de chose pour moi ; mais quand ils m’auront bien accablé, la pitié succédant à la fureur, peut-être ils diront un jour : Ce n’était pas une âme méprisable que celle qui sut en tout temps se modérer, dédaigner l’outrage, affronter le péril, et soutenir le malheur.

Mes amis se taisaient, mes sœurs pleuraient, mon père priait, et moi, les dents serrées, les yeux fixés sur le plancher de mon horrible prison, j’en parcourais rapidement le court espace, en recueillant mes forces et me préparant à de nouvelles disgrâce : elles sont arrivées, et ne m’ont point étonné. Je sais les supporter : d’autres viendront après celles-ci ; je les supporterai encore, assuré que rien ne m’appartient véritablement au monde que la pensée que je forme, et le moment où j’en jouis.

Le plus incroyable procès criminel a couronné tant d’infortunes : et parce que M. Goëzman est un homme peu délicat, je me suis vu dénoncé par lui comme corrupteur et calomniateur ; et parce que c’est un homme peu réfléchi, il n’a pas prévu les conséquences d’une fausse déclaration et d’une dénonciation calomnieuse.

Vous m’avez encore dénoncé depuis, monsieur, comme un faussaire, par le compte insidieux que vous rendez à la nation, dans votre mémoire, des motifs de votre rapport au parlement. Vous m’avez dénoncé devant la nation comme un faussaire et un imposteur, dans ce même mémoire, en disant que j’avais supposé de fausses lettres de protection de Mesdames, etc. Tous ces faits étaient étrangers à vos défenses ; mais, emporté par la haine qui vous aveugle, vous n’avez pas réfléchi que si, poussant votre adversaire à bout, vous lui donniez l’exemple de sortir du fond de l’affaire pour examiner votre conduite, il vous écraserait à la première parole. Eh bien ! cette parole que je retenais depuis longtemps, et que vous avez provoquée à grands cris par tant d’horreurs, elle est enfin sortie de ma bouche.

Vous m’avez dénoncé comme faussaire ; je viens de me justifier. Moi, je vous dénonce à mon tour comme faussaire aux chambres assemblées, avec cette différence que vous n’aviez nullement besoin de m’accuser faussement pour vous justifier, et qu’il m’importe à moi de prouver les faux que vous avez faits dans la déclaration de le Jay, tant par le positif de ces déclarations, que par l’analogie de votre peu de délicatesse en d’autres circonstances.

Le défaut d’intérêt et la clandestinité sont les seuls vices qui rendent un dénonciateur odieux. Mon honneur offensé par vous sur tous les chefs me garantit du premier reproche ; et la publicité que je donne à mon attaque va me mettre à couvert du second.

dénonciation que pierre-augustin caron de beaumarchais a faite par écrit à m. le procureur général, contre m. gœzman, le mercredi 15 décembre 1773.

Je suis poursuivi criminellement par-devant nosseigneurs du parlement, les chambres assemblées, sur une dénonciation que M. Goëzman a faite contre moi en corruption de juge. J’ai donné mes défenses, et les preuves les plus fortes de mon innocence existent dans l’instruction du procès qui s’en est suivi ; la cour décidera si M. Goëzman est aussi fondé qu’il le présume. L’honneur est aujourd’hui pour moi le principal objet de ce procès. Dans les défenses de mes adversaires, je suis qualifié des plus infâmes titres ; on y emploie contre moi les épithètes les plus abominables. Mon honneur, grièvement blessé, m’autorise donc à employer tous mes moyens pour repousser l’outrage par une défense légitime ; et je dois à mes juges de les éclairer sur le compte de mon dénonciateur. Il me combat avec des mots, je vais y opposer des faits ; et mes juges décideront de la valeur de nos défenses.

Antoine-Pierre Dubillon et Marie-Madeleine Janson, sa femme, ont imploré les bontés de M. l’archevêque de Paris par le mémoire ci-joint (signé d’eux, et les faits y contenus attestés au bas par madame Dufour, maîtresse sage-femme, qui a accouché ladite femme Dubillon), dans lequel ils le supplient de subvenir aux frais de cinq mois de nourriture qu’ils doivent à la nourrice de Marie-Sophie, leur fille, disant qu’ils n’ont recours à la charité de ce prélat que parce que M. Goëzman, parrain de leur fille, n’a eu aucun égard de leur situation, malgré la promesse formelle qu’il leur avait faite de pourvoir à l’entretien de cette enfant.

J’ai voulu savoir s’il était vrai que ce magistrat, qui refusait ses secours à ces infortunés, eût une raison aussi forte pour devoir leur être utile : j’ai été à la paroisse de Saint-Jacques de la Boucherie, j’y ai levé l’extrait baptistaire ci-joint. On sera sans doute aussi étonné que je l’ai été moi-même d’y voir : Louis Dugravier, bourgeois de Paris, y demeurant rue des Lions, paroisse Saint-Paul, parrain de Marie-Sophie. Serait-il possible que M. Goëzman, qui se pare de tant de vertu, se fût joué du temple de Dieu, de la religion, et de l’acte le plus sérieux, sur lequel est appuyé l’état du citoyen, en signant Louis Dugravier, au lieu de Louis Goëzman, et y ajoutant un faux domicile à un faux nom ?

Je joins ici les pièces[19] justificatives, et je n’étends point mes réflexions, pour qu’on ne taxe pas de haine et de vengeance une dénonciation qui est pour moi un point essentiel de défense. J’ai été moi-même injustement dénoncé, accablé d’injures les plus grossières, et de reproches aussi mal fondés qu’étrangers au fait pour lequel on m’a dénoncé. J’use de tous mes moyens pour me défendre. Je découvre un fait qu’il importe à mes juges et au public de savoir ; je le dénonce à M. le procureur général, pour me servir en tant que de besoin dans le procès intenté contre moi par-devant les chambres assemblées : il en fera l’usage que sa prudence et son exactitude connues lui dicteront.

À Paris, ce 13 décembre 1773.
Caron de Beaumarchais.

« Je supplie mes juges de me pardonner si j’ai été obligé de leur envoyer à tous ma requête d’atténuation, sans qu’elle fût signée d’un avocat titulaire. À l’heure que je distribue ces mémoires, je n’ai pas encore de signature, malgré mes prières, mes efforts, et les ordres signés et réitérés de M. le premier président. J’aime mieux commettre une légère irrégularité, que de courir le risque d’être jugé sans que tous mes juges aient lu ma requête d’atténuation. »


REQUÊTE D’ATTÉNUATION

POUR

LE SIEUR CARON DE BEAUMARCHAIS

À NOSSEIGNEURS

DU PARLEMENT

LES CHAMBRES ASSEMBLÉES

Supplie humblement Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, écuyer, conseiller secrétaire du roi, et lieutenant général des chasses au bailliage et capitainerie de la varenne du Louvre, grande vénerie et fauconnerie de France ;

Disant que M. Goëzman l’a dénoncé à la cour, comme ayant tenté de gagner son suffrage par des présents faits à sa femme, et l’ayant ensuite diffamé par des propos offensants et calomnieux.

Ces délits ont paru graves ; la cour a ordonné qu’il en serait informé à la requête de M. le procureur général : l’information a été faite ; elle a été suivie de tout l’appareil de la procédure extraordinaire ; le suppliant n’en a jamais redouté la rigueur, bien persuadé qu’elle fournirait des preuves de son innocence.

Dans ses mémoires, le suppliant a rendu un compte exact des faits ; il ne fera que retracer ici les plus essentiels.

fait

Le 1er avril 1773, M. Goëzman fut nommé rapporteur du procès entre le suppliant et le comte de la Blache. Le suppliant n’en fut pas plus tôt informé, qu’il désira de voir ce magistrat, et de l’entretenir de son affaire.

Dans cette vue, il se présenta jusqu’à trois fois en son hôtel ce même jour 1er avril ; et, n’ayant pu parvenir jusqu’à lui, il laissa chaque fois à sa porte un billet conçu en ces termes : Beaumarchais supplie monsieur de vouloir bien lui accorder la faveur d’une audience, et de laisser ses ordres à son portier pour le jour et l’heure.

Le lendemain 2 avril, le suppliant se rendit encore trois fois chez M. Goëzman, et chaque fois la portière lui disait qu’il était sorti ; cependant, dans une de ces visites, le suppliant, et le sieur Santerre qui l’accompagnait, lui virent ouvrir les rideaux de son cabinet, au premier, qui donne sur le quai, et regarder à travers les vitres ceux dont le carrosse venait de s’arrêter à sa porte.

Voilà donc, en deux jours, six courses infructueuses.

M. Goëzman dit, dans le mémoire qu’il a distribué au nom de sa femme, et il répète, dans sa note, intitulée Note remise par M. Goëzman à messieurs ses confrères, que le 2 avril il donna audience dans la matinée à Me Falconnet, l’un des conseils du suppliant ; et que le 3, dans la matinée, il en accorda une autre au suppliant, qui lui apporta un mémoire manuscrit.

Le suppliant ne peut trop se récrier contre cette allégation. Me Falconnet nie absolument le premier de ces deux faits, qui lui est personnel ; à l’égard du second, la fausseté en est attestée par le sieur Santerre, garde sermenté, que le gouvernement avait alors placé auprès du suppliant, dans le temps qu’il était encore en prison. Ce garde venait prendre le matin le suppliant au For-l’Évêque, et ne le quittait que pour le reconduire au même lieu. Or, le sieur Santerre certifie qu’avant le samedi 3 avril au soir, il n’est point entré chez M. Goëzman avec le suppliant : le fait de l’audience du matin est donc supposé.

Cependant il importait au suppliant de voir son rapporteur. Après la dernière course du 2 avril, il se rendit chez la dame de Lépine, sa sœur ; il lui fit part de ses inquiétudes sur ce que M. Goëzman se faisait celer et lui refusait toute audience. Le sieur Bertrand Dairolles, qui se trouva chez la dame de Lépine, dit que le sieur le Jay, libraire, avait des habitudes chez M. Goëzman, et qu’on pourrait, par son moyen, obtenir audience de ce magistrat. Il vit le sieur le Jay, qui de son côté alla trouver madame Goëzman, et qui vint dire au sieur Dairolles que l’audience serait accordée, moyennant un sacrifice d’argent.

Le suppliant se récria sur la proposition, qu’il trouva malhonnête, et sur la somme qui était exigée. Ses parents et ses amis le déterminèrent à consentir au sacrifice : l’un d’eux courut chez lui prendre cent louis d’or, et les remit à la sœur du suppliant, qui n’en donna d’abord que cinquante au sieur le Jay, en lui disant que cette somme lui paraissait bien forte pour la faveur de quelques audiences que l'on demandait. Le lendemain 3 avril, le sieur Dairolles vint chez la dame de Lépine prendre les cinquante autres louis. Quand on fait un sacrifice, lui dit-il, il faut le faire honnête. Il fit deux rouleaux des cent louis, les cacheta par les deux bouts, et monta dans un carrosse de place avec le sieur le Jay pour aller chez madame Goëzman.

De retour, il assura que cette dame avait promis de faire accorder au suppliant toutes les audiences dont il aurait besoin. Il remit en même temps au suppliant une lettre pour madame Goëzman, lui disant de se rendre chez elle ; qu’on lui dirait que M. Goëzman était sorti ; mais qu’en remettant la lettre au laquais de madame, il pourrait être certain d’être introduit chez monsieur.

Le suppliant se transporta le soir chez M. Goëzman avec Me Falconnet et le sieur Santerre son garde, qui ne le quittait pas. Tout ce qu’on lui avait prédit arriva : la lettre fut remise au laquais de madame Goëzman, qui la rendit à sa maîtresse, et vint dire au suppliant qu’il pouvait monter dans le cabinet du magistrat, qui allait s’y rendre par l’escalier qui donne dans l’intérieur de l’appartement de madame.

En effet, M. Goëzman ne tarda pas à paraître dans son cabinet ; le suppliant l’y vit pour la première fois ; il conféra avec lui sur son affaire : le magistrat lui fit des objections, ou, si l’on veut, des observations, que le suppliant recueillit attentivement pour se mettre en état d’y faire une réponse par écrit, et la lui remettre.

Il rédigea en effet cette réponse, et pria le sieur Dairolles de lui faire obtenir une seconde audience pour la présenter. Le croira-t-on ? On lui parla d’un second sacrifice pour avoir cette seconde audience : une montre à répétition, enrichie de diamants, fut remise au sieur Dairolles ; celui-ci la remit au sieur le Jay, qui la porta à madame Goëzman. Mais, chose étrange ! on vint dire au suppliant que cette dame demandait quinze louis pour le secrétaire de son mari, auquel elle se chargerait de les remettre. Le suppliant fut d’autant plus surpris de la proposition, qu’un de ses amis avait remis la veille dix louis à ce secrétaire, qui les avait d’abord refusés, disant qu’il n’avait aucun travail à faire sur le procès du suppliant dont toutes les pièces étaient dans le cabinet de M. Goëzman. Cependant, comme on persista sur les quinze louis, le suppliant les remit en argent blanc ; le tout fut porté à madame Goëzman par le sieur le Jay, auquel elle promit l’audience pour sept heures du soir, du dimanche 4 avril.

Le suppliant se présenta à l’heure indiquée avec son mémoire chez M. Goëzman ; mais il ne put le voir, et fut obligé de laisser ce mémoire à sa portière.

Il s’en plaignit à ceux qui avaient négocié cette audience : la réponse de madame Goëzman fut que le suppliant pouvait se présenter le lendemain lundi matin ; et que, s’il ne pouvait obtenir audience de son mari avant le jugement du procès, tout ce qu’elle avait reçu serait rendu.

Cette réponse était d’un mauvais présage : cependant le suppliant alla le lendemain matin chez M. Goëzman avec un de ses amis et le sieur Santerre : la portière lui dit qu’elle avait des ordres de ne laisser entrer personne. Le suppliant persista avec d’autant plus de force, que d’un côté les moments pressaient, puisque l’affaire devait être rapportée l’après-midi, et que de l’autre il lui était essentiel d’avoir une conférence avec son rapporteur, sur de nouvelles objections qu’il avait faites la veille à l’ami dont le suppliant était accompagné. Toutes les instances du suppliant furent inutiles. Ne pouvant se faire ouvrir la porte de son juge, il pria la portière de lui permettre d’écrire dans sa loge les réponses qu’il s’était flatté de faire verbalement, et il donna six livres à un laquais pour faire parvenir ces réponses à M. Goëzman.

Le même jour, le délibéré fut rapporté sur les sept heures du soir ; le suppliant perdit sa cause.

Le même soir, les deux rouleaux de louis et la montre furent rendus à la sœur du suppliant ; mais madame Goëzman garda les quinze louis qu’elle avait exigés pour le secrétaire.

Le suppliant s’informa de ce secrétaire si ces quinze louis lui avaient été remis : celui-ci répondit qu’on ne les lui avait pas même offerts, et qu’il ne les aurait pas acceptés.

Le suppliant, soupçonnant le sieur le Jay, qu’il ne connaissait pas encore, d’avoir voulu s’approprier ces quinze louis, pria le sieur Dairolles de lui demander ce qu’ils étaient devenus.

Le sieur le Jay les demanda à madame Goëzman, qui, pour toute réponse, dit que ces quinze louis devaient lui rester.

Cette réponse fut rapportée au suppliant ; le sieur le Jay lui fit même dire que, pour se rendre certain du fait, il pouvait en écrire à madame Goëzman.

Le suppliant lui écrivit en effet, le 21 avril, une lettre dont il a rapporté les termes dans son mémoire à consulter, page 244 : il lui marque en substance qu’on a rendu de sa part les deux rouleaux de louis et la montre à répétition, mais qu’on n’a point rendu les quinze louis ; qu’il n’est pas juste qu’il les perde ; que ces quinze louis n’ont pas dû s’égarer dans ses mains, et qu’il espère qu’elle les lui fera remettre.

Madame Goëzman, feignant de ne pas entendre cette lettre, quoique très-claire, envoya chercher le sieur le Jay, et lui dit que le suppliant lui demandait les cent louis et la montre.

Le sieur le Jay protesta qu’il les avait rendus ; il vint trouver la sœur du suppliant, et lui fit part des plaintes de madame Goëzman. La dame de Lépine voulut le rassurer, en lui disant que dans la lettre de son frère il n’était question ni des cent louis ni de la montre, mais seulement des quinze louis exigés pour le secrétaire, auquel ils n’avaient pas été donnés : le sieur le Jay était si troublé des plaintes amères que madame Goëzman lui avait faites, qu’il n’en voulut rien croire. Heureusement le suppliant avait gardé copie de sa lettre ; il l’envoya à sa sœur pour la montrer au sieur le Jay, qui la porta sur-le-champ à madame Goëzman, et qui lui fit voir, par la confrontation qu’elle fit elle-même de la copie avec l’original, qu’il ne s’agissait dans l’un comme dans l’autre que des quinze louis, qu’elle s’obstina à ne pas vouloir rendre.

Comme la négociation pour obtenir des audiences de M. Goëzman s’était faite par différentes personnes, que les cent louis et la montre avaient été rendus devant plusieurs témoins, et que le fait des quinze louis indûment retenus faisait du bruit ; M. Goëzman, qui craignit avec raison des reproches de sa compagnie, imagina, pour s’en garantir, un moyen qui aurait répugné à toute âme un peu délicate : il envoya chercher le sieur le Jay, et lui dicta une déclaration que cet homme faible, et peut-être interdit par des menaces, écrivit et signa, et dont il emporta la minute entièrement écrite de la main du magistrat. Ç’a été sur cette minute que le commis du sieur le Jay en a fait une copie, qui a été remise à M. Goëzman, qui l’a déposée depuis au greffe de la cour.

Muni de cette déclaration signée du sieur le Jay, M. Goëzman, dont elle était l’ouvrage, fit une dénonciation aux chambres. Il dit dans sa note imprimée, page 4, qu’il y a été forcé par le vœu de la chambre des enquêtes ; ce n’était point une dénonciation que MM. des enquêtes exigeaient de lui, mais une justification.

Quoi qu’il en soit, il dit dans cette dénonciation qu’on avait eu la témérité, de la part du suppliant, de faire proposer à sa femme un présent considérable pour l’engager à solliciter son suffrage, et qu’à cause de la perte du procès on avait osé empoisonner la manière même avec laquelle cette offre honteuse avait été rejetée : il dit ensuite qu’il a interrogé sa femme, qui est convenue des présents offerts, mais qui lui a soutenu les avoir refusés ; que ç’a été par délicatesse qu’elle n’a point voulu compromettre la personne interposée ; que cette personne, pénétrée de douleur d’avoir commis une faute dont elle ne sentait point les conséquences, a déclaré à lui, M. Goëzman, les circonstances qui ont accompagné et suivi l’offre et le refus ; qu’il est en état d’administrer la preuve du délit dont se sont rendus coupables ceux qui, après avoir tenté de séduire sa femme, ont empoisonné par des discours offensants les refus qu’ils ont essuyés.

Tel est le contenu de la dénonciation par laquelle M. Goëzman défère le suppliant à la justice, comme coupable d’avoir voulu le corrompre, et de l’avoir ensuite calomnié. M. Goëzman y dénonce aussi le sieur le Jay, dont il avait surpris la signature au bas de la déclaration qu’il lui avait dictée. Ainsi cette déclaration par lui suggérée est devenue dans ses mains un instrument pour perdre le sieur le Jay lui-même. Quel procédé de la part d’un magistrat !

Sur cette dénonciation, il a été arrêté que M. le procureur général rendrait plainte et ferait information. La plainte contient les mêmes faits de la prétendue séduction mise en usage auprès de madame Goëzman, pour solliciter en faveur du suppliant le suffrage de son mari, et de la publicité qu’on avait donnée aux moyens pris pour y parvenir.

Le sieur le Jay a été entendu comme témoin. Il a déposé formellement que la déclaration que M. Goëzman avait représentée, et qui était déposée au greffe, n’était point son ouvrage, mais celui de M. Goëzman ; que la minute était écrite de la main de M. Goëzman : que cette minute était restée en la possession de lui, sieur le Jay, pendant plusieurs jours ; que, sur cette minute, son commis en avait fait une copie ; que M. Goëzman, peu de temps avant sa dénonciation, lui avait retiré cette minute ; qu’au surplus, les faits contenus dans la déclaration n’étaient point véritables, en ce que les présents offerts n’avaient eu d’autre but que d’obtenir des audiences, et non de solliciter ni de gagner le suffrage de M. Goëzman.

Le sieur Bertrand Dairolles a déposé aussi, dans les termes les plus exprès, qu’il n’avait été chargé que de demander des audiences.

Madame Goëzman et plusieurs autres témoins ont aussi été entendus.

Sur le rapport fait des informations aux chambres, il est intervenu arrêt qui a décrété le sieur le Lay de prise de corps ; le sieur Bertrand Dairolles et le suppliant, d’ajournement personnel ; et madame Goëzman, d’assignée pour être ouïe.

Les accusés ont été interrogés : le sieur le Jay, après son interrogatoire, a été élargi. Le procès a été ensuite réglé a l’extraordinaire.

Il s’agit, aujourd’hui que l’instruction est faite, de statuer sur le fond de l’accusation.

moyens.

Toute la question se réduit à un seul point. Les présents offerts à madame Goëzman ont-ils eu pour motif de gagner le suffrage de son mari, ou seulement d’obtenir des audiences qu’il refusait, et que le suppliant regardait comme très-nécessaires et très-importantes ? Au premier cas, le suppliant qui aurait consenti à faire ces présents, et les agents intermédiaires par les mains desquels ils ont été faits, pourraient être regardés comme répréhensibles. Au second cas, il n’y a pas même de corps de délit, parce qu’aucune loi ne défend à un plaideur de voir son juge, et de solliciter des audiences par tous les moyens possibles.

Avant d’entrer dans la discussion des preuves que présente l’instruction, il y a un fait capital à éclaircir. Le suppliant a perpétuellement dit qu’il n’avait consenti aux présents qui ont été exigés pour lui faire obtenir des audiences de M. Goëzman, que parce que ce magistrat les lui avait persévéramment refusées. M. Goëzman dit au contraire, dans le mémoire de sa femme, et dans sa note imprimée, que le 2 avril il donna audience à Me Falconnet, l’un des conseils du suppliant ; et que le lendemain 3 avril, dans la matinée, il en donna une seconde au suppliant en personne. Il ajoute qu’il est faux que le suppliant ait été jusqu’à six fois chez lui les 1er et 2 avril ; et, pour prouver ce fait, il cite la liste de son portier, sur laquelle, dit-il, le nom du suppliant n’est point inscrit ces jours-là.

Le suppliant soutient, au contraire, qu’il a fait, les 1er et 2 avril, les six courses inutiles dont il a parlé dans sa déposition et dans ses mémoires ; qu’il est faux que le 2 avril Me Falconnet ait eu audience de M. Goëzman, et qu’il est également faux que, le 3 au matin, ce magistrat ait donné audience au suppliant. Le fait concernant l’audience prétendue accordée à Me Falconnet est étranger au suppliant ; mais Me Falconnet le dénie formellement ; et ce qui rend très-suspecte l’allégation de M. Goëzman sur cette audience, c’est son infidélité sur celle qu’il dit avoir donnée le lendemain 3, dans la matinée, au suppliant. Il est de notoriété qu’alors le suppliant était au For-l’Évêque pour sa malheureuse affaire avec M. le duc de Chaulnes, et que le ministre ne lui avait permis de sortir pour solliciter son affaire qu’avec un garde qui lui fut donné pour l’accompagner partout où il irait, et le reconduire le soir en prison. Ce garde est le sieur Santerre, dont la probité est connue, et qui a serment en justice. Si le suppliant avait été admis, le 3 avril dans la matinée, à l’audience de M. Goëzman, le sieur Santerre l’y aurait accompagné ; mais le sieur Santerre a déclaré et soutient affirmativement que ni lui ni le suppliant, qu’il ne quittait pas, n’ont point eu, le 3 avril, dans la matinée, d’audience de M. Goëzman. Le fait de l’audience donnée le 3 avril au matin est donc de toute fausseté ; et si M. Goëzman a été capable d’en imposer sur cette audience, comment peut-on l’en croire sur celle qu’il dit avoir accordée la veille à Me Falconnet ? Mendax in uno, mendax in omnibus : ce sont les expressions de la loi.

Quant à la liste du portier, il est bien étonnant qu’on ose présenter à la justice une pièce aussi méprisable. Si le nom du suppliant ne se trouve pas sur cette liste aux jours indiqués par M. Goëzman, c’est que, pour mieux faire connaître à ce magistrat tout l’empressement qu’il avait de le voir, il avait eu soin d’écrire de petits billets qu’il laissait à sa porte, et par lesquels il demandait jour et heure pour une audience. Présumera-t-on d’ailleurs que le suppliant, qui, suivant la liste, avait été trois fois chez M. Goëzman lors des plaidoiries de la cause, et dans le temps qu’il n’était point son rapporteur[20], eût négligé de lui rendre visite après que l’affaire eut été mise à son rapport ? Enfin, ce qui tranche toute difficulté à cet égard, et ce qui renverse les inductions qu’on s’est efforcé de tirer de la liste du portier, c’est la déclaration de madame Goëzman dans son récolement, où elle dit que le sieur le Jay la sollicitait pour obtenir des audiences de son mari pour le suppliant, si M. Goëzman eût accordé si facilement ces audiences, le suppliant n’aurait pas eu recours à des intermédiaires, et ces intermédiaires ne se seraient pas adressés à madame Goëzman pour les obtenir. Le langage tenu par madame Goëzman dans son récolement dément celui qu’on lui a fait tenir dans le mémoire distribué en son nom.

Mais, dit M. Goëzman dans le mémoire de sa femme et dans sa note, les anciennes ordonnances interdisent aux juges toute communication avec les parties plaidantes : le juge ne doit donc point les entendre ailleurs que dans son auditoire.

Le suppliant ne se serait jamais attendu qu’un magistrat qui se vante’de marcher sur les traces des Pithou, desMabillon, des Bignon, des Baluze et des Ducange, lit une application si fausse et si déplacée de nos ordonnances. Il n’est pas vrai qu’elles interdisent aux juges toute communication avec les parties, mais seulement des fréquentations dont pourront être causées vraisemblables présomptions et suspicions de mal : tel est leur langage. Ce ne sont donc que les fréquentations et habitudes familières avec les parties qui sont interdites aux juges ; c’est sur ce principe que l’ordonnance de I i in, qui est une de celles citées par M. Goëzman, défend, par l’article fi, aux juges de boire et de manger avec les parties plaidantes devant eux. Mais il est absurde de conclure de là que le juge, et surtout celui qui est rapporteur, doive refuser au plaideur la satisfaction de le voir et de lui expliquer son affaire ; il est plus absurde encore de dire que le rapporteur ne doit point entendre les pailies ailleurs que dans son auditoire : il n’y a point d’auditoire pour les procès appointe— el les causes mises en délibéré ; les parties, ne pouvant alors être entendues dans l’auditoire, seul obligées d’aller trouver le juge dans sa maison pour l’instruire. Cela s’est pratiqué de tout temps, dans tous les pays, dans tous les tribunaux, et cela se pratique journellement dans les causes mêmes qui se plaident à l’audience par le ministère d’avocats. Malgré la discussion qui s’en l’ait dan ? le lieu de l’auditoire, les juges ne refusent point aux partie, — la satisfaction de les recevoir chez eux et de les entendre ; le suppliant a peur garant de celle vérité une partie des magistrats qui doivent juger le procès actuel : ils ont eu la bonté de lui donner audience chez eux et de l’entendre lors même des plaidoiries de sa cause, et ils lui ont accordé la même grâce dans le temps qu’elle a été en délibéré. Les lois romaines ne défendaient point aux juges d’entendre les parties, mais seulement de vendre . Tago bi du mémoire de madame Goëzman. les audiences : non Visio ipsa preesidis cum prelio… 1, ne quis prœsidum munus donumve caperet. Loi IV. de officia prœsidis. Mais ces lois, loin d’interdire aux juges d’entendre les parties, leur en prescrivaient l’obligation ; elles voulaient que l’oreille du juge fût ouverte aux pauvres comme aux riches : seque aures judicantis pauperrimis ac dit itibus resen nlur. » ’. ni. après des textes aussi précis, M. Goëzman peut-il invoquer la disposition des lois, pour autoriser le refus par lui fait obstinément d’accorder audience au suppliant ? Mais, dit-on, la cause ayant été amplement discutée lors des plaidoiries, M. Goëzman n’avait pas besoin d’instructions nouvelles. Le suppliant répond qu’il s’agissait dans la cause, non-seulement de sa fortune, mais de son honneur ; que son adversaire avait fait plaider aux audiences auxquelles, à cause de sa détention, il n’avait pu assister, une foule de faits aussi faux qu’injurieux, et entre autres sur des lettres écrites par le suppliant au sieur Duverney, et sur les réponses de celui-ci, qui prouvaient que ce respectable citoyen, cet homme si éclairé, si judicieux, avait discuté le compte, et n’en avait signé l’arrêté que dans la plus grande connaissance de cause. Il importait au suppliant de faire connaître à son rapporteur toute la noirceur des calomnies qui avaient été débitées contre lui : il lui importait de lui faire voir ces lettres, de les lui faire lire les unes après les autres, de lui montrer que tout ce qu’on avait dit sur le format, sur le pli, était un tissu d’absurdités ; et même que, s’il y en avait une qui fût altérée, l’altération n’avait été faite que pendant que les pièces avaient été dans les mains de son adversaire, par la communication qui lui en avait été donnée de bonne foi. Le suppliant avait eu, au sujet de ces lettres, plusieurs conférences avec M. Dufour, son rapporteur aux requêtes de l’hôtel : i] S e Halle de l’avoir convaincu de leur sincérité. Il voulait, il desirait ardemment avoir aussi des conférences avec M. Goëzman, devenu son rapporteur en la grand’cliambre, | ■ lui démontrer, les lettres a la main, jusqu’à quel point son adversaire en avaii abusé à l’audience-, el cependant M. Goëzman lui refusait tout entretien, tout rendezVull-, Mais, dit-on encore, le suppliant ne s’est pas contenté de solliciter des audiences : il ■> donné de l’argent, il a fait des présents pour les obtenir, el le— mil lances le défendent expressément. La réponse est simple et péremptoire. Ce sont les dons corrompabh-s, les traités faitsavec les juges sur le fait des procès, que les lui.— défendent aux parties. Mais nulle loi ne leur interdit de demander audience aux juges, el de solliciter ces audiences quand elle— leur —uni refusées. Le suppliant vient de faire voir combien il lui était important de voir son juge, et de l’instruire sur les imputations personnelles qui lui étaient faites ; il désirait avoir un entretien avec lui ; ce désir était légitime ; il serait injuste de lui en faire un crime. Le crime ne consiste que dans l’infraction de la loi ; or, quelle est la loi qui défend aux parties de voir leurs juges et de les solliciter ? Il n’y en a aucune. Si une telle loi existait, elle serait sauvage et devrait être abolie, parce qu’encore une fois le juge, pour sa propre instruction, doit voir les parties et les entendre : or il est prouvé que M. Goëzman avait refusé toute audience au suppliant les 1er et 2 avril.

Ce refus a fait recourir à toutes les voies possibles pour se procurer cette audience désirée, et que le suppliant regardait comme indispensable. Le résultat de toutes les démarches qui ont été faites a été que, sans argent, on n’aurait point d’audience. Des agents intermédiaires ont apprécié le sacrifice d’abord à cent louis-, ils ont ensuite demandé un bijou. Le suppliant n’a point vu madame Goëzman ; il n’a fait ni fait faire de pacte avec elle ; il ignore personnellement si elle a accepté l’or et le bijou ; mais il sait, et les intermédiaires savent comme lui, qu’il ne demandait que des audiences, parce que tout son objet était d’instruire son rapporteur : ils l’ont tous déposé ; madame Goëzman l’a elle-même attesté à la justice elle l’a répète dans son sup . Si les intermédiaires ont rapporté, le jour delà perte du procès, les cent louis et la montre, ils en ont donné la raison, en déclarant que madame Goëzman avait dit que si le suppliant ne pouvait, avant le jugement, obtenir les audiences par elle promises, tout serait restitué. Le suppliant n’a point été partie directe dans la négociation ; on ne peut, pour lui faire un crime, lui supposer une intention qu’il n’a jamais eue, celle de corrompre son juge ; on le peut d’autant moins, que la femme de ce juge déclare elle-même que le suppliant ne lui avait fait demander que des audiences. Où est donc le crime ? où est même le blâme ? Est-ce du côté du suppliant, qui, contraint

cil.— de Philippe TV, de 1302, art. 13’. défend aux juges de rien prendre, même s il leur était offert.

Celle de Charles VII, du 28 octobre 1 H :  ;, art. 6, fait défenses aux présidents et conseillers de prendre et recevoir par eux, leurs "■jnits et familiers, aucun don et présent, sous quelqu’espèce que ce soit, de viande, vin ou autre chose. Une seconde ordonnance du même roi, d renouvelle la même disposition dans les termes les plus forts, art. ILS ;.■ Voulant obvier ci l’indignation de Dieu, et aux grandes esclandres et inconvénients qui pour telle iniquité ou i„, ,’it ; st de justice aviennent souvent,.1 " et prohibons à tous nos juges et officiers, tant « en notre cour de parlement qu’en toutes autres — cours de notre royaume, que nul ne prenne et ne reçoive, par soi ou par autre directement ou indirectement, dons corrompables…, sur peine de privation de leurs offices ; et en outre voulons iceux être punis suivant l’exigence des cas et la qualité des personnes, et tellement que exemple à tous.

Et l’article 120 enjoint aux présidents des cours de faire diligente inquisition desdits cas, pour y donner provision convenable, et en faire punition sans dissimulation ou délai, et sans faveur ou exeption de personne, sur peine d’encourir notre indignation, et d’en être punis.

Ces règlements, faits par les législateurs pour prévenir les abus dans l’administration de la justice, ont été renouvelés par toutes les ordonnances postérieures 2:ainsi les magistrats ne peuvent les ignorer. Les lois ne leur défendent pas seulement de rien recevoir des parties par eux-mêmes, mais encore par des personnes interposées, leurs gens ou familiers, directement ou indirectement. Le suppliant ne va pas jusqu’à supposer que M. Goëzman ait eu connaissance des présents exigés par sa femme pour faire donner audience; elle est néanmoins la personne interposée dont parlent les ordonnances, leurs gens ou familiers. D’ailleurs il y a ici contre M. Goëzman la présomption de la loi, qui


par une dure nécessité, a fait un sacrifice pour

porte:inter proximas personas fraus facile præsumitur

obtenir une chose juste qu’il demandait ? Non certes ; mais il est entièrement du côté de ceux qui ont exigé des présents, et qui ont mis un prix exorbitant à l’audience qui a été accordée. Le juge qui fait payer une audience au plaideur est punissable; mais le plaideur qui la paye, parce qu’il ne peut pas l’obtenir par une autre voie, ne l’est point, parce qu’encore une fois la demande par lui faite d’une audience est juste, et que jamais on n’est répréhensible lorsqu’on ne fait que des demandes justes. Malheur à ceux qui, pour les accorder, emploient de mauvaises voies ! eux seuls méritent le blâme et la punition.

Aussi rien n’égale la sévérité de nos ordonnances sur ce point.

Si la fraude se présume facilement entre des personnes proches, combien, à plus forte raison, doit-elle se présumer entre deux personnes étroitement unies par un lien sacré, qui vivent ensemble dans la plus grande intimité, qui ont la même habitation, la même table, le même lit, et qui ne doivent rien avoir de secret l’un pour l’autre ! N’est-ce pas ici le cas de dire:inter conjunctas personas fraus multo facilius præsumitur ? Mais, encore une fois, le suppliant n’entend point

[21]

[22] inculper M. Goëzman ; tout son objet est de se défendre de l’accusation à laquelle sa dénonciation a donné lieu.

Maintenant que les faits ont été discutés et les principes établis, il ne reste plus au suppliant qu’à mettre sous les yeux de la cour les preuves que fournit l’instruction : s’il en résulte qu’il n’a demandé et sollicité que des audiences, l’accusation en corruption de juge, intentée contre lui sur la dénonciation de M. Goëzman, sera démontrée fausse et calomnieuse.

Or, que disent les témoins ?

La dame le Jay a déposé que madame Goëzman avait reçu cent louis pour une audience, et qu’elle en avait exigé et retenu quinze autres. Le sieur Bertrand Dairolles n’a cessé de dire et de répéter, dans sa déposition et dans ses interrogatoires, que lorsqu’il s’adressa à la dame le Jay pour l’engager à parler à M. Goëzman, il lui observa que ceux qui s’intéressaient pour le suppliant , ne lui avaient parlé que d’audiences ; que ses sollicitations personnelles ne s’étendaient pas au delà ; que lorsqu’il eut fait deux rouleaux des cent louis, il les remit au sieur le Jay, en lui disant encore qu’on ne lui avait parlé que d’entrevues et d’audiences ; qu’il ne se serait pas chargé de la commission, s’il y soupçonnait de la malhonnêteté.

Le sieur le Jay, par la main duquel les cent louis et la montre ont été donnés, dit pareillement qu’il n’avait demandé autre chose à madame Goëzman que des audiences pour le suppliant.

Mais écoutons madame Goëzman elle-même ; voici ce qu’elle a dit dans son récolement, dans lequel elle a toujours persisté comme contenant vérité : Jamais le sieur le Jay ne m’a présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, que l’on sait être incorruptible ; mais il sollicitait seulement des audiences auprès de moi pour le sieur de Beaumarchais.

Deux faits sont constatés par cette déclaration, que madame Goëzman a réitérée dans le supplément de mémoire qu’elle vient de distribuer : le premier, que jamais le sieur le Jay ne lui a présenté de l’argent pour gagner le suffrage de son mari (écartons donc ici toute idée de corruption) ; le second, que toutes les sollicitations du sieur le Jay se sont bornées à demander des audiences pour le suppliant. Il n’était donc question que d’audiences, et non de séduction. Le suppliant n’entendait point gêner le suffrage de M. Goëzman, mais seulement le voir et lui expliquer son affaire ; en lui demandant une audience, le suppliant ne lui demandait qu’un acte de justice.

Concluons donc que le suppliant n’a jamais demandé que des audiences ; que tout son objet était de voir son juge, pour l’instruire et discuter avec lui l’arrêté de compte, les lettres et toutes les autres pièces, et repousser à ses yeux les traits envenimés de la calomnie. Voilà le motif qui lui a fait désirer si ardemment de voir son rapporteur, motif aussi juste qu’honnête.

Mais ce qui n’est pas honnête, c’est tout ce qui s’est passé à l’occasion de la déclaration du sieur le Jay. Il est prouvé au procès que M. Goëzman est l’auteur de cette déclaration ; qu’il a mandé le sieur le Jay chez lui ; qu’en sa présence il en a rédigé le projet, et qu’il la lui a ensuite dictée sur la minute qu’il en avait dressée. Madame Goëzman en convient elle-même dans son mémoire, page 23, en ces termes : Le sieur le Jay pria mon mari dre lui arranger, dans la forme d’une déclaration, les faits dont il venait de lui rendre compte : il fut en conséquence fait un brouillon, que mon mari corrigea en plusieurs endroits. Ce brouillon a donc été l’ouvrage de M. Goëzman et de sa femme, qui assistait à l’opération. Mais pourquoi tant de précautions ? Pourquoi exiger du sieur le Jay un acte fabriqué dans les ténèbres ? Pourquoi du moins ne le pas laisser maître de rédiger la déclaration d’après ses propres connaissances ? Pourquoi enfin corriger en plusieurs endroits le brouillon qui venait d’être écrit ? Nimia prsecautio’lotus : c’est encore le langage de la loi. N’est-il pas évident que M. Goëzman a fabriqué cette déclaration clandestine que pour disculper sa femme, en inculpant le suppliant par l’imputation de faits absolument faux, et en inculpant même le sieur le Jay, qui avait eu la faiblesse de se lier à lui ? Mais qu’est-il arrivé ? Sur la dénonciation de M. Goëzman aux chambres, M. le procureur général a rendu plainte ; le sieur le Jay a été entendu comme témoin ; la. vérité a repris tout —mi empire sur cet homme simple, mais honnête : il a déclaré sous la religion du serment les faits tels qu’ils s’étaient passés ; il a dit que les présents n’avaient été faits que pour obtenir des audiences ; que la déclaration par lui signée elie/. M. Goëzman lui avait été suggérée et dictée par ce magistrat. Décrété de prise de corps et mis au secret, il a persisté à soutenir dans son interrogatoire les faits tels qu’il les avait déclarés dans sa déposition ; il n’a varié ni aux récolements ni aux confrontations. Que devient après cela la déclaration qui lui a été surprise ? M. Goëzman ne l’a fabriquée que pour perdre le suppliant ; mais elle le perdra lui-même, puisqu’elle prouve de sa part une manœuvre indigne, non-seulement de tout magistrat, mais même de tout homme à qui il reste un peu de sentiment. N’est-ce pas en effet une perfidie de sa part, de tirer du sieur le Jay cette fatale déclaration qu’il lui a dictée, pour ensuite le dénoncer à la justice et l’impliquer dans un procès criminel ? Car s’il y avait du crime dans les démarches faites auprès de mafame Goëzman, le sieur le Jay serait le premier coupable : M. Goëzman aurait donc abusé de la faiblesse de cet homme simple, en lui surprenant à titre de confiance cette déclaration, et en s’en servant ensuite contre lui. Les expressions manquent pour caractériser un pareil procédé.

Heureusement la vérité s’est fait jour dans l’instruction extraordinaire. Il est aujourd’hui démontré que le suppliant ni le sieur le Jay n’ont fait aucunes tentatives pour gagner le suffrage de M. Goëzman, mais seulement pour obtenir des audiences de lui. Demander des audiences à son juge, les solliciter même par des présents faits à la femme pour les obtenir du mari, quand il n’est pas possible de les avoir autrement, n’est point un crime.

Le premier chef d’accusation détruit, le second tombe de lui-même. Il n’est pas vrai que le suppliant ait injurié ni calomnié la personne de M. Goëzman ; il a seulement demandé à sa femme les quinze louis qu’elle a exigés pour le secrétaire, et qu’elle a retenus indûment, au lieu de les lui remettre. Ces quinze louis ne pouvaient à aucun titre appartenir à madame Goëzman : elle devait donc les rendre. Ce n’est pas la faute du suppliant si la rétention de ces quinze louis a donné lieu à des lettres qui ont été écrites, et à des propos qui ont été tenus. Un peu moins d’avidité dans madame Goëzman aurait prévenu tous les propos qu’elle ne doit imputer qu’à elle-même.

Ce considéré, Nosseigneurs, il vous plaise décharger le suppliant de l’accusation intentée contre lui ; ordonner que l’arrêt qui interviendra sera imprimé et affiché, sous la réserve que fait le suppliant de tous ses droits et actions contre M. Goëzman, comme son dénonciateur ; et vous ferez justice.

Signé Caron de Beaumarchais.


QUATRIÈME

MÉMOIRE À CONSULTER

Contre

M. Goëzman, juge, accusé de subornation et de faux ; madame Goëzman et le sieur Bertrand, accusés ; les sieurs Marin, gazetier ; D’Arnaud-Baculard, conseiller d’ambassade ; et consort.

La justice qu’on vous doit servira à purger la société d’une espèce aussi venimeuse. (Lettre du comte de la Blache datée de Grenoble.)

et réponse ingénue à leurs mémoires, gazettes, lettres courantes, injures, et mille et une diffamations.

Sunt Quoque gandia luctus

(Ovid.)

Et les chagrins aussi sont mêlés de plaisir.


Suivant la marche ordinaire des procès, un homme défend sur les objets qui lui sont reprochés, et s’en tient là : pourvu qu’il sorte d’intrigue, qu’il ait bien ou mal dit, ses amis ne s’en soucient guère, ni lui non plus.

Il n’en est pas ainsi de ma cause, bizarre à l’excès dans toutes ses parties. Non-seulement je suis forcé de plaider sur le fond des accusations, mais encore de défendre la nature même de mes défenses.

Beaucoup de gens graves, en s’expliquant sur mes écrits, ont trouvé que, dans une affaire où il allait du bonheur ou du malheur de ma vie, le sang-froid de ma conduite, la sérénité de mon âme, et la gaieté de mon ton, annonçaient un défaut de sensibilité, peu propre à leur en inspirer pour mes malheurs. Tout sévère qu’est ce reproche, il a je ne sais quoi d’obligeant qui me touche et m’engage à me justifier.

Mais qui a dit à ces personnes qu’il allait ici du bonheur ou du malheur de ma vie ? Comment sait-on si je suis faible au point de confier mon bonheur à la fortune, ou sage assez pour le faire dépendre uniquement de moi-même ? Parce qu’ils sont souvent tristes au sein de la joie, ils me reprochent d’être froid et tranquille au milieu du malheur ! Pourquoi mettre sur le compte de l’insensibilité ce qui peut être en moi le résultat d’une philosophie aussi noble dans ses efforts que douce en ses effets ? Pour des gens très-graves, le reproche n’est-il pas un peu léger ? Je veux bien qu'ils sachent que le courage qui fait tout braver, l’activité qui fait parer à tout, et la patience qui fait tout supporter, ne rendent pas les outrages moins sensibles, ni les chagrins moins cuisants. Mais je me fais un plaisir de leur rappeler que l’habitude du mal suffit seule pour y résigner les créatures même les plus faibles en apparence.

Les femmes, dont le commerce est si charmant qu’elles semblent n’avoir été destinées qu’à répandre des fleurs sur notre vie, les femmes mêmes nous donnent sans cesse la douce leçon de ce courage d’instinct, de cette philosophie pratique : formées par la nature moins fortes que les hommes, et souffrant presque sans cesse, elles ont une patience, une douceur, une sérénité dans les maux, qui m’a toujours fait rougir de honte, moi créature indocile, irascible, et qui prétends à l’honneur de savoir me vaincre. Moins occupées de se plaindre que de nous plaire, on les voit oublier leurs souffrances pour ne songer qu’à nos plaisirs. Il semble que notre estime et notre amour les dédommagent de tous leurs sacrifices.

Objet de mon culte en tout temps, ce sexe aimable est ici mon modèle. Il est impossible d’être plus malheureux que moi sous toutes sortes d’aspects ; mais, en écrivant, je me sauve de moi-même pour m'occuper de ceux qui pourront m’estimer et me plaindre, si je parviens à les instruire de mes maux sans les ennuyer de leur récit.

Dès lors je suis comme Sosie : ce n’est plus le moi souffrant et malheureux qui prend la plume ; c’est un autre moi courageux, ardent à réparer les pertes que la méchanceté m’a causées dans l’opinion de mes concitoyens, qui brûle d’intéresser les âmes sensibles, en peignant à grands traits l’iniquité de mes ennemis ; qui s’efforce d’exciter la curiosité des indifférents, en égayant un sujet aride. J’aspire à m’envelopper de la bienveillance publique, à en opposer la protection tutélaire à la haine de ceux qui me persécutent ; enfin j’oublie mes maux en écrivant, et suis comme un esclave qui ne sent plus le poids de ses chaînes, à l’instant qu’il voit compter l’argent de sa rançon.

D’ailleurs je me donne les airs d’avoir aussi ma philosophie ; et comme ce mémoire est moins l’examen sec et décharné d’une question rebattue, qu’une suite de réflexions sur mon état d’accusé, peut-être ne me saura-t-on pas mauvais gré de montrer ici sur quel autre fondement j’établis la paix intérieure d’un homme si cruellement tourmenté, que cette paix paraît factice aux uns, et du moins fort extraordinaire aux autres.

Si l’Être bienfaisant qui veille à tout m’eût honoré de sa présence un jour, et m’eût dit : Je suis celui par qui tout est ; sans moi tu n’existerais point ; je te douai d’un corps sain et robuste ; j’y placé l’âme la plus active ; tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur, et la gaieté sur ton caractère : mais, pénétré que je te vois du bonheur de penser, de sentir, tu serais aussi trop heureux, si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné : ainsi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis ; privé de ta liberté, de tes biens ; accusé de rapines, de faux, d’imposture, de corruption, de calomnie ; gémissant sous l’opprobre d’un procès criminel ; garrotté dans les liens d’un décret ; attaqué sur tous les points de ton existence par les plus absurdes on dit ; et ballotté longtemps au scrutin de l’opinion publique, pour décider si tu n’es que le plus vil des hommes, ou seulement un honnête citoyen :

Je me serais prosterné, et j’aurais répondu : Être des êtres, je te dois tout, le bonheur d’exister, de penser et de sentir : je crois que tu nous as donné les biens et les maux en mesure égale ; je crois que ta justice a tout sagement compensé pour nous, et que la variété des peines et des plaisirs, des craintes et des espérances, est le vent frais qui met le navire en branle, et le fait avancer gaiement dans sa route.

S’il est écrit que je doive être exercé par toutes les traverses que ta rigueur m’annonce, tu ne veux pas apparemment que je succombe à ces chagrins : donne-moi la force de les repousser, d’en soutenir l’excès par des compensations ; et, malgré tant de maux, je ne cesserai de chanter tes louanges in cithara et decachordo.

Si mes malheurs doivent commencer par l’attaque imprévue d’un légataire avide sur une créance légitime, sur un acte appuyé de l’estime réciproque et de l’équité des deux contractants, accorde-moi pour adversaire un homme avare injuste, et reconnu pour tel ; de sorte que les honnêtes gens puissent s’indigner que celui qui, sans droit naturel, vient d’hériter de quinze cent mille francs, m’intente un horrible procès, et veuille me dépouiller de cinquante mille écus, pour éviter de me payer quinze mille francs au nom et sur la foi de l’engagement de son bienfaiteur.

Fais qu’aveuglé par la haine, il s’égare assez pour me supposer tous les crimes ; et que, m’accusant faussement, au tribunal du public, d’avoir osé compromettre les noms les plus sacrés, il soit enfin couvert de honte, quand la nécessité de me justifier m’arrachera au silence le plus respectueux.

Fais qu’il soit assez maladroit pour prouver sa liaison secrète avec mes ennemis, en écrivant contre moi dans Paris des lettres de Grenoble à celui qui l’aura aidé à me dépouiller de mes biens ; de façon que je n’aie qu’à poser les faits dans leur ordre naturel, pour être vengé de ce riche légataire par lui-même.

S’il est écrit qu’au milieu de cet orage je doive être outragé dans ma personne, emprisonné pour une querelle particulière :… s’il est écrit que l’usurpateur de mon bien profite de ma détention pour faire juger notre procès au parlement, et si je suis destiné de toute éternité à tomber à cette époque entre les mains d’un rapporteur inabordable ; j’oserais désirer que l’autorité, qui n’est jamais formaliste sur rien, le devînt assez contre moi pour qu’il me fût interdit de sortir de prison pour solliciter ce rapporteur, sans être suivi d’un homme public et sermenté, dont le témoignage pût servir un jour à me sauver des misérables embûches de mes ennemis, et de la fameuse liste du portier de l’hôtel Goëzman.

Si, pour les suites de ce procès, je dois être dénoncé au parlement comme ayant voulu corrompre un juge incorruptible, et calomnier un homme incalomniable ; suprême Providence, ton serviteur est prosterné devant toi : je me soumets ; fais que mon dénonciateur soit un homme de peu de cervelle ; qu’il soit faux et faussaire ; et puisque ce procès criminel doit être de toute iniquité comme le procès civil qui y a donné lieu, fais, ô mon maître, que celui qui veut me perdre se trompe sur moi, me croie un homme sans force, et s’abuse dans ses moyens !

S’il se donne un complice, que ce soit une femme de peu de sens : si elle est interrogée, qu’elle se coupe, avoue, nie ce qu’elle a avoué, y revienne encore ; et, pour augmenter sa confusion, fais qu’elle rejette enfin sur des signes ordinaires de jeunesse et de santé tous les égarements de son esprit malade.

Si mon dénonciateur suborne un témoin, que ce soit un homme simple et droit, que l’horreur des cachots n’empêche pas de revenir à la vérité, dont on l’aura un moment écarté.

Si l’incorruptible fait faire une déclaration à ce pauvre honnête homme, qu’il en fabrique la minute, qu’il la confie à ce témoin, qu’il change le sens de la copie qui lui reste, en y commettant des faux très-grossiers ; qu’il n’y ait ni suite ni plan dans sa conduite, afin que tout puisse un jour servir à le confondre dans ses vues iniques, comme mon ennemi son homme de lettres, et qui écrit d’une façon si modérée.

Telle eût été ma prière ardente ; et si tous ces points m’avaient été accordés, encouragé par tant de condescendance, j’aurais ajouté : Suprême bonté, s’il est encore écrit que quelque intrus doive s’immiscer dans cette horrible affaire et prétendre à l’honneur de l’arranger, en sacrifiant un innocent et me jetant moi-même dans des embarras inextricables, je désirerais que cet homme fût un esprit gauche et lourd ; que sa méchanceté maladroite l’eût depuis longtemps chargé de deux choses incompatibles jusqu’à lui, la haine et le mépris public. Je demanderais surtout qu’infidèle à ses amis, ingrat envers ses protecteurs, odieux aux auteurs dans ses censures, nauséabond aux lecteurs dans ses écritures, terrible aux emprunteurs dans ses usures, colportant les livres défendus, espionnant les gens qui l’admettent, écorchant les étrangers dont il fait les affaires, désolant, pour s’enrichir, les malheureux libraires, il fût tel enfin dans l’opinion des hommes, qu’il suffît d’être accusé par lui, pour être présumé honnête ; son protégé, pour être à bon droit suspecté : donne-moi Marin.

Que si cet intrus doit former le projet d’affaiblir un jour ma cause en subornant un témoin dans cette affaire, j’oserais demander que cet autre argousin fût un cerveau fumeux, un capitan sans caractère, girouette à tous les vents de la cupidité, pauvre hère qui, voulant jouer dix rôles à la fois, dénué de sens pour en soutenir un seul, allât, dans la nuit d’une intrigue obscure, se brûler à toutes les chandelles, en croyant s’approcher du soleil ; et qui, livré, sur l’escarpolette de l’intérêt, à un balancement perpétuel, en eût la tête et le cœur étourdis au point de ne savoir ce qu’il affirme, ni ce qu’il a dessein de nier : donne-moi Bertrand.

Si quelque auteur infortuné doit servir un jour de conseiller à cette belle ambassade, j’oserais supplier ta divine providence de permettre qu’il y remplît un rôle si pitoyable, que, bouffi de colère et tout rouge de honte, il fût réduit à se faire à lui-même tous les reproches que la pitié me ferait supprimer. Heureux encore quand une expérience de soixante-quatre ans et demi ne lui aurait pas appris à parler, que cet événement lui apprît au moins à se taire ! donne-moi Baculard.

Que si, pour achever d’exercer ma patience et me mieux tourmenter, quelque magistrat d’un beau nom doit se déclarer le protecteur, le conseil et le soutien de mon ennemi, j’oserais demander qu’il fût choisi entre mille, d’un caractère léger, et tel que ses imputations n’obtinssent pas plus créance contre moi, que ses outrages publics ne doivent m’ébranler ni me nuire. Je sais que mon désir est difficile à satisfaire, mais rien n’est impossible à ta puissance…

Enfin, si dans la foule des maux prêts à m’accabler, si dans la nécessité d’un procès aussi bizarre, cet Être bienfaisant m’eût laissé le choix du tribunal, je l’aurais supplié qu’il fût tel que, tout près encore de la naissance de ses augustes fonctions, il pût sentir que l’expulsion d’un membre vicié l’honorerait plus aux yeux de la nation que cent jugements particuliers, où les murmures des malheureux balancent toujours l’éloge que les heureux sont tentés de donner. Je l’aurais demandé ainsi, parce que j’aurais cru n’être point exposé à voir sortir de ce tribunal un jugement équivoque, sous les yeux d’un peuple éclairé, plein de sagacité, d’esprit et de feu, et qui, toujours plus prompt à blâmer qu’à prodiguer la louange, rendrait chaque magistrat attentif et sévère sur sa façon de prononcer.

Eh bien ! dans mon malheur, tout ce que j’aurais ardemment désiré, ne l’ai-je pas obtenu ? L’acharnement de mes ennemis les a rendus peu redoutables ; leur nombre les a livrés au défaut de liaison si nécessaire en tout projet : la haine les a conduits à l’aveuglement : chacun de leurs efforts pour m’arrêter n’a fait qu’accélérer ma marche et hâter ma justification.

Combien de fois m’étais-je dit, pendant ces temps de trouble : Je n’aurai pas la faiblesse de me faire un besoin de l’estime universelle, plus que je n’ai l’orgueil de croire la mienne utile à tout le monde ! Avouons-le de bonne foi, force n’est pas bonheur : il faut une vertu plus qu’humaine pour être heureux étant mésestimé ; mais je n’en ai que mieux goûté depuis combien l’estime publique est douce à recueillir. Aujourd’hui je sens toute la fermeté de mon cœur s’amollir, se fondre de reconnaissance et de plaisir, au plus léger éloge que j’entends faire de mon courage ou de mon honnêteté.

Si j’ajoute à cela les offres multipliées de secours et de services d’une foule d’honnêtes gens, et les consolations particulières de l’amitié, vous conviendrez que l’exemple vivant d’une heureuse compensation du mal par le bien est ici joint aux enseignements de la plus douce philosophie :

Sunt quoque gaudia luctus. (Ovide.)
Et les chagrins aussi sont mêlés de plaisir.

Quant au procès que je défends, indépendamment de la justice de ma cause, sur laquelle se fonde ma sécurité, je ne vois ici qu’un événement qui, tout bizarre qu’il est, mériterait peu d’arrêter les regards, sans la qualité, la quantité de mes ennemis, et sans mon courage à repousser leurs traits. Mais, pour obtenir la justice que j’attends, je ne dois pas me lasser de discuter, en présence de mes juges, la seule question qui me soit vraiment personnelle dans le procès soumis au jugement de la cour :

suis-je un corrupteur, ou ne le suis-je pas ?

Dans sa dénonciation, M. Goëzman a dit formellement que j’étais un corrupteur. Cette pièce est la seule contre laquelle j’aie à m’élever aujourd’hui, puisque c’est sur elle seule que le procès est établi ; mais le dénonciateur y déclare positivement qu’il n’est instruit du fait dont il m’accuse que par le témoignage de sa femme.

Laissons donc la dénonciation de côté, pour ne plus nous occuper que de ce témoignage, unique et frêle appui d’un procès beaucoup trop fameux.

Mais la dame interrogée déclare, à son tour, que jamais le Jay ne lui a laissé d’argent pour corrompre son mari, qu’on sait bien être incorruptible ; et qu’il ne lui marchandait que des audiences. C’est ainsi qu’en donnant dans son récolement le démenti le plus ferme à sa déclaration concertée et à la dénonciation qui en est le fruit, cette dame anéantit encore une fois l’accusation de corruption portée contre moi ; et tout est dit à cet égard, à moins qu’on ne trouve à la ranimer par les charges mêmes du procès.

Mais les interrogatoires de le Jay démentent la dénonciation du mari et renforcent le récolement de la femme.

Mais les interrogatoires de Bertrand, mais ses mémoires, qu’il faut mettre en ligne de compte aujourd’hui, parce que, sortant d’une plume ennemie, ils doivent en être crus toutes les fois qu’ils s’expliquent en ma faveur ; ces interrogatoires, ces mémoires, en un mot tout ce qui nous est venu de la part du sacristain, confirment que jamais je n’ai voulu corrompre M. Goëzman l’incorruptible, et qu’on n’a jamais parlé, à lui sacristain, que d’entrevues et d’audiences.

Enfin toutes les dépositions renforcent ces aveux non suspects ; tous les témoins conviennent que c’est avec la plus grande répugnance que je me suis prêté à payer des audiences, dans le temps de ma vie où j’avais le plus besoin d’argent et le moins de facultés pécuniaires.

Que reste-t-il donc au soutien de cette corruption dont on a fait tant de bruit ? Plus rien qu’un adminicule de présomption fondé sur l’énorme prix de deux mille écus pour une audience : mais le plus simple exposé va faire évanouir de nouveau ce fantôme.

Je demandais à grands cris des audiences, et n’avais, comme je l’ai dit, pas plus d’espoir de les obtenir que d’argent pour les acheter. Un ami m’offre cent louis, et les confie à la prudence de ma sœur, qui, parcimonieuse pour mes intérêts, parle d’abord de vingt-cinq louis, finit par en livrer cinquante, et s’en fût tenue là, si le sieur Bertrand, très-magnifique agent d’audience, à qui rien ne coûtait en fouillant dans ma bourse, pour me donner une preuve de zèle, n’eût été de son chef reprendre à le Jay les cinquante louis, ne fût revenu dire à ma sœur : Quand on fait un présent, il faut le faire honnête, et ne lui eût par cette phrase arraché les autres cinquante louis. D’où l’on voit que, sans Bertrand, le porte-parole, et son zèle magnifique, le libraire eût peut-être obtenu l’audience au prix des premiers cinquante louis, et que les autres cinquante m’eussent servi à en solliciter une seconde, en cas de besoin.

Mais la première audience acquise au prix de cent louis, il devint impossible d’aller au rabais pour la seconde. On n’offre pas une aigrette de verre à qui l’on a donné des boucles de brillants. Le prix des premières bontés d’une femme est au moins le taux de celles qui les suivent : c’est l’usage. Ainsi le défaut d’argent m’ayant forcé de recourir aux bijoux, comme c’est encore l’usage, le lendemain de l’audience je remis au capitan une montre valant cent autres louis, pour arracher une seconde audience.

Quant aux quinze louis exigés pour le secrétaire, ils ne sont en cette qualité sur le compte d’aucune audience ; et l’on voit maintenant par quelle gradation d’incidents la seule audience que j’aie obtenue, estimée d’abord par mes amis moins de cinquante louis, peut avoir l’air, en embrouillant les choses, d’avoir été payée deux mille écus.

L’audience du rapporteur ainsi rappelée à sa première estimation, le soupçon de corruption, fondée sur l’énormité de son prix, tombe de soi-même ; et remarquez que ce n’était encore là qu’une présomption, qui en affaire criminelle est sans force : il serait superflu de s’y arrêter plus longtemps.

Mais a-t-on fait de ma part une convention avec madame Goëzman de me rendre mes cent louis, si je ne gagnais pas ma cause ? Personne au procès n’a déposé d’un pareil fait ; l’unique madame Goëzman, en qualité de seul contradicteur, eût pu fonder ce reproche. Mais loin d’articuler qu’elle ait fait aucun pacte à cet égard avec le Jay, le seul aussi qui lui ait parlé, toutes ses défenses se réduisent à nier qu’elle ait reçu l’argent, et à dire qu’on l’a glissé furtivement dans son carton de fleurs : ainsi le soupçon, qu’en donnant de l’or j’ai pu avoir l’intention de corrompre mon rapporteur, n’est ici qu’une vaine fumée, dissipée, comme on voit, par tous les vents de l’horizon : et c’est ainsi que des détails insipidement nécessaires deviennent, malgré mes soins, nécessairement insipides, au grand dommage de l’indulgent lecteur.

Reste enfin pour dernière ressource à la haine, en faveur de la corruption, la misérable et fausse allégation de M. Goëzman, qui prétend m’avoir donné deux audiences en un jour, et deux autres à deux de mes amis ; et qui s’essouffle à faire entendre que quatre audiences accordées sans intérêt en trois jours doivent faire soupçonner que mes sacrifices d’argent avaient un autre objet. En attendant qu’il prouve les quatre audiences, je lui soutiens, moi, que je n’en ai reçu qu’une. Mais, malgré le témoignage d’un homme public et sermenté, du sieur Santerre, mon gardien, qui ne me quittait pas, la contradiction sur un fait aussi grave étant positive entre M. Goëzman et moi, la cour n’a pas négligé d’acquérir les lumières qu’une confrontation indiquée par la loi devait répandre sur l’affaire en général, et sur ce point en particulier. Elle apprendra bientôt comment, à cette occasion, mon digne rapporteur est sorti des mains de son humble client.

Les faits ainsi posés, discutés, approfondis, et les témoins, les accusés, les contradicteurs même détruisant à l’envi le système absurde de la corruption établi contre moi par M. Goëzman, il faut en revenir à cette autre question.

Lorsque le malheur des affaires jette un infortuné sous la dépendance d’un pareil juge, que doit-il faire ? Refuser de l’or ! On ne l’aborde pas autrement. En donner, et se plaindre de la vexation ! On peut se voir à l’instant accusé, décrété, prêt à périr. Entre deux extrémités, quel parti prendre ? Voilà le vrai problème : mais, en bonne justice, je ne me crois pas plus obligé de le résoudre, que de relever sérieusement le reproche singulier de séduction que me fait madame Goëzman, dans son supplément divisé par première, seconde et troisième atrocité ; et le reproche plus singulier encore que beaucoup de gens me font de n’y avoir pas répondu dans mon dernier mémoire.

Vous avez osé (c’est madame Goëzman qui parle, page 10), en présence du commissaire, du greffier, etc., me dire que je vous aurais, si je voulais, l’obligation de n’être point enfermée par mon mari. Vous avez poussé l’impudence plus loin encore : vous avez osé ajouter (pourquoi suis-je forcée de rapporter des propos aussi insolents qu’ils sont humiliants pour moi ?), vous avez osé ajouter, dis-je, que vous finiriez par vous faire écouter ; que vos soins ne me déplairaient pas un jour ; que… Je n’ose achever, je n’ose vous qualifier.

Fi donc ! des points !… Il fallait oser, madame ; il fallait achever, il fallait me qualifier. Que voulez-vous donc dire avec vos points !… Vous mettez là de jolies réticences dans vos mémoires… Je répondais à toutes vos injures par des compliments généraux, qu’il paraît qu’un amour-propre éveillé vous a fait prendre du bon ou du mauvais côté, comme il vous plaira l’entendre : mais des points… Vous me feriez une belle réputation ! Quelle femme honnête voudrait jamais m’admettre, si je ne détruisais pas l’impression que vous donnez ici de mon cavalier respect pour les dames ? Quelle femme oserait se croire en sûreté chez elle avec moi, quand elle penserait que la femme de mon ennemi même, agitée, furibonde, et, critique à part, dénuée de ces grâces touchantes, de cette douceur qui fait le charme de son sexe, en plein greffe et devant le juge et le greffier, a couru des risques avec moi d’un genre à exiger des points … et qu’elle se croit en droit de me traduire aujourd’hui en justice comme un audacieux effronté, moi qui n’étais devant elle alors qu’un très, très, très-modeste confronté : je m’en souviens bien.

Il est atroce (dites-vous, page 1) que ce séducteur préparé au combat (le joli choix d’expressions !) jette un coup d’œil de compassion sur une femme timide (la peste ! quelle timidité !) ; qu’il triomphe de l’avoir fait rougir, lui qui ne rougit jamais. Oh ! pour cela, madame, c’est bien pure malice à vous de dire que je ne rougis jamais, moi qui, sans reproche, ai eu la bonté de baisser les yeux pour vous deux ou trois fois, pendant que le greffier lisait les décentes raisons que vous aviez données de votre défaut de mémoire ! À la vérité je ne rougissais pas, mais je faisais plus : je voulais rougir pour vous en donner l’exemple ; et je ne doute pas que M. de Chazal n’ait rendu compte à la cour du ton doux et poli dont j’ai répondu aux mâles injures d’une femme faible, et peu faite, par son inexpérience, pour entrer en lice avec un séducteur adroit.

En vérité, madame, vous avez de si singulières expressions, qu’on dirait que vous y entendez finesse. Une femme faible, et peu faite, par son inexpérience, pour entrer en lice avec un séducteur adroit ! Mais c’est que, loin d’être une femme faible, vous étiez, madame, à ces confrontations, la femme forte, la véritable femme forte, provoquant, injuriant, maudissant, et parlant, parlant, parlant… Quant à votre inexpérience pour entrer en lice, voilà sur quoi, par exemple, il m’est impossible de prononcer, moi qui me suis toujours tenu dans le plus respectueux éloignement de la lice. Avec un séducteur adroit ! Il ne tiendrait qu’à moi de prendre encore cela pour un compliment, et de le rapporter à ce qu’on appelle proprement la séduction d’une femme : car si vous l’entendez du côté de l’argent que moi, séducteur adroit, vous ai envoyé par l’adroit séducteur Bertrand, qui l’a remis à l’adroit séducteur le Jay, qui l’a remis, comme on sait, très adroitement dans votre carton de fleurs, vous m’avouerez qu’il n’y a pas là de quoi me vanter d’une merveilleuse adresse en fait de séduction.

Quoi qu’il en soit, un seul exemple va mettre la cour en état de juger lequel des deux contendants est sorti de son caractère à ces confrontations. Il était dix heures du soir, nous touchions à la fin de la première séance : Homme atroce, me dites-vous (et j’en tremble encore), on vient de faire la lecture de mes interrogatoires, et vous remettez à demain à y répondre, pour avoir apparemment le temps de disposer vos méchancetés ; mais je vous déclare, misérable, que si vous ne me faites pas sur-le-champ, et sans y être préparé, une interpellation, vous n’y serez plus admis demain matin.

Aussi surpris de cette fière provocation que du ton brave qui l’accompagnait : « Eh ! d’où savez-vous, madame, que je suis un homme atroce, un misérable ? Je n’ai jamais eu l’honneur, avant ce moment-ci, de me rencontrer avec vous. — Je le sais d’où je le sais ; je l’ai entendu dire… — À M. de la Blache sans doute ? — À tout le monde : cet hiver, au bal de l’Opéra. — Il était donc bien mal composé : en vous voyant, madame, je sens qu’il y avait mille choses plus agréables à dire ; et vous avouerez qu’on vous a tenu là de tristes propos de bal. Quoi qu’il en soit, vous voulez absolument une interpellation avant de nous quitter ? Il faut vous satisfaire. Je vous interpelle donc, madame, de nous dire à l’instant, sans réfléchir et sans y être préparée, pourquoi vous accusez, dans tous vos interrogatoires, être âgée de trente ans, quand votre visage, qui vous contredit, n’en montre que dix-huit. » Je vous fis alors une profonde révérence pour sortir.

Malgré la colère que nous en montrez aujourd’hui, avouez-le, madame, cette atrocité vous offensa si peu, que, prenant votre éventail et votre manteau, vous me priâtes de vous donner la main pour rejoindre votre voiture : sans y chercher d’autre conséquence, je vous la présentais poliment, lorsque M. Frémyn, le meilleur des hommes, mais le plus inexorable des greffiers, nous fit apercevoir que nous ne devions pas descendre du palais ensemble avec cet air d’intelligence peu décent pour l’occasion. Alors, vous saluant de nouveau, je vous dis : « Eh bien ! madame, suis-je aussi atroce qu’on a voulu vous le faire entendre ? — Eh ! mais, vous êtes au moins bien malin. — Laissez donc, madame, les injures grossières aux hommes ; elles gâtent toujours la jolie bouche des femmes. » Un doux sourire, à ce compliment, rendit à la vôtre sa forme agréable, que l’humeur avait un peu altérée, et nous nous quittâmes.

Il faut pourtant convenir que tout cela n’est ni si meurtrier ni si atroce que madame Goëzman voudrait le faire entendre : et sur la vérité de ces faits, sur la frivolité des reproches de cette dame, j’invoque le témoignage du grave M. Frémyn ; et, sans le peu d’importance du sujet, j’oserais bien invoquer celui de M. de Chazal lui-même.

Et comme il faut que la bizarrerie éclate dans toutes les parties de ce fameux procès, après avoir eu besoin de très-grands efforts, en me défendant, pour détruire l’importance d’une corruption qui n’a jamais existé, pour atténuer celle d’une séduction à laquelle je n’ai jamais songé, je me vois forcé d’en employer de plus grands encore pour établir l’importance du crime de faux dans l’acte de baptême sur lequel j’ai dénoncé publiquement M. Goëzman, et pour montrer la liaison intime de cette dénonciation avec mes défenses.

À entendre quelques personnes, je suis un méchant homme, instrument servile de je ne sais quelle haine qui veut, dit-on, perdre M. Goëzman : et pour accréditer ces bruits, on feint d’oublier que ce n’est pas moi qui ai fomenté la querelle, que je n’ai point attaqué M. Goëzman ; on feint d’oublier que je suis accusé de corruption, de calomnie, et décrété depuis huit mois sur le dénoncé de ce magistrat : que c’est lui qui m’a forcé de me défendre, quoique j’eusse dit à M. de Sartines, à M. le premier président, et plus nettement encore au vertueux conciliateur Marin, que j’invitais mon rapporteur à me laisser tranquille, parce que, s’il s’obstinait à m’attaquer, je lui opposerais un courage sur lequel il ne comptait guère. On feint d’oublier que le propos de M. Goëzman, très-public alors, était qu’il me poursuivrait jusqu’aux enfers ; à quoi je répliquai : Puisqu’il le veut absolument, voyons donc lequel des deux y laissera l’autre.

Maintenant que l’action est bien engagée, on me voit porter en parant, serrer la mesure, et gagner du terrain sur l’adversaire ; pour m’inculper, on invoque à son secours la commisération publique : vexat censura columbas. Tout ce qu’il a fait n’est, dit-on, que peccadilles ; subornations de témoins, minutation d’écrits, faux dans les déclarations, dénonciation calomnieuse au parlement, tout cela n’est rien : dat veniam corbis.

Forcé de prouver à mon tour les faux de ses déclarations, ou de succomber, je montre que tel est son usage.

Eh ! comment l’aurait-il négligé pour perdre un ennemi, lui qui n’a pas craint de commettre un faux au premier chef contre un malheureux enfant dont il s’était rendu le protecteur déclaré ! Telle est l’analogie, la liaison intime et nécessaire entre le faux de mon rapporteur dans l’acte baptistaire et le faux de mon rapporteur dans notre procès.

Mais ce faux du baptême est, dit-on, purement matériel, une misère qui ne mérite pas qu’on s’y arrête un moment : dat veniam corvis.

Laissons de côté ces jugements légers, ces absolutions cavalières, et montrons aux citoyens, justement alarmés de voir au parlement un pareil magistrat, que le faux du baptême est un des plus graves qui puissent se commettre contre la société[23].

Quoique je le sente vivement, ma plume inégale et profane est peu propre à peindre l’irrévérence de celui qui, dans le saint lieu, se joue du premier et du plus grand des sacrements : j’aurai le respect de m’en taire : mais la double austérité d’une partie de mes juges, prêtres et magistrats, n’a pas besoin d’être inspirée pour s’armer contre une pareille profanation. Et le délit de M. Goëzman n’attaquant point le salut de l’enfant, mais son état civil, c’est ce dernier point seulement que je me permettrai de discuter.

Pour rendre le baptême aussi utile à l’homme qu’il est indispensable au chrétien, la politique a joint à l’acte religieux le plus nécessaire au salut de tous l’acte civil le plus important à l’existence de chacun : le point de législation qui a confié au dépôt public le nom, l’âge et l’état des citoyens, est si utile et si grand, qu’il eût sans doute mérité d’appartenir au christianisme ; mais, il faut être vrai, nous en devons la reconnaissance au plus sage des païens, au grand Marc-Aurèle, qui le premier ordonna que le nom, l’âge et l’état des citoyens, attestés par des témoins, auxquels répondent nos parrains et marraines, fussent inscrits à l’heure de la naissance sur un registre public ; qui fit déposer ce livre de vie dans le temple de Saturne ; et qui en confia la garde aux prêtres du père de tous les dieux, du dieu du temps et de la durée, du dieu enfin dont l’idée se rapproche le plus de la majesté que nous reconnaissons à l’Être suprême.

J’ignore en quel siècle l’Église chrétienne adopta cet usage précieux à l’humanité : mais il faut croire que ce fut assez tard, puisque le baptême ne se donna longtemps qu’aux adultes, suivant l’avis de Tertullien et de quelques Pères de l’Église ; et souvent même à l’heure de la mort, par la persuasion qui ce sacrement, effaçant le péché originel, devait aussi laver de tous les autres péchés. Avant la réunion du procès-verbal au sacrement, chacun de ces actes séparés était également respectable aux hommes : la politique et la religion gagnèrent à les réunir, l’une de la sûreté pour les citoyens, l’autre de la considération pour ses ministres. Il paraît même que la double utilité dont ces derniers se sont rendus aux hommes par cette réunion est le vrai fondement de la distance que l’opinion met entre les prêtres séculiers, chargés du dépôt de tous les actes importants de la vie, et les réguliers, qui ne sont chargés de rien.

Si donc l’utilité fait tout le mérite des hommes et des choses, qu’on juge de quelle majesté devint le baptême, lorsque les deux points fondamentaux de tout bonheur furent rassemblés en un seul et même acte : sans le baptême on resta nul en ce monde et l’on fut perdu pour jamais dans l’autre ; et c’est de cet acte si saint, si grand, si révéré, si nécessaire, que M. Goëzman, homme éclairé, jurisconsulte, criminaliste, conseiller de grand’chambre du premier parlement de la nation, fait un badinage perfide et sacrilége ; il s’avance au temple de Dieu pour présenter au christianisme un nouveau-né, à la société un nouveau citoyen ; il s’agit, pour ce magistrat, de constater légalement qu’un tel est fils d’un tel ; le père ne sait pas écrire, il ne peut rien pour assurer l’état civil de son enfant ; la marraine est fille mineure, sa signature est sans force aux yeux de la loi ; reste pour unique ressource au malheureux enfant l’attestation de son parrain : lui seul peut donner la sanction à son état, et ce faux protecteur ne rougit pas d’y signer un faux nom : au double faux d’un faux domicile, il joint le triple faux d’un faux état ; et par cet acte également barbare et peu sensé, celui qui devait assurer l’existence d’un citoyen se fait un jeu de la compromettre. Dans l’état où il met les choses, si cet enfant veut un jour appartenir à quelqu’un, il faut qu’un arrêt de la cour, invoquant la notoriété, le réhabilite dans ses droits : sans cela, comment héritera-t-il ? comment contractera-t-il ? comment signera-t-il en sûreté : Un tel, fils d’un tel, puisque, grâce à l’honnêteté de Louis-Valentin Goëzman, conseiller au parlement, quai Saint-Paul, Louis Du Gravier, bourgeois de Paris, rue des Lions, n’est qu’un être idéal et fantastique, qui ne peut constater l’état civil d’aucun être existant et réel ?

Voilà le délit, voilà le crime ; voilà l’état de celui qui l’a commis. L’importance du cas, du lieu et de la personne est établie : en dénonçant le faux, j’en ai prouvé la liaison, l’intimité, l’identité, l’inhérence à la cause que je défends. J’ai montré de plus qu’il n’a pas tenu à ce funeste magistrat que je ne fusse écrasé sous le poids d’une accusation criminelle. J’ai démontré que la suggestion, la subornation, le faux, la cabale et l’intrigue ont été, sans scrupule, employés contre moi. Et dans ce combat à outrance, où il faut qu’un des deux périsse, des gens légers me blâment d’oser unir la dague à l’épée contre un ennemi sans pudeur qui me poursuit avec la flamme et le fer !

Jugeurs aussi légers que tranchants, je voudrais vous voir au point de balancer le plus pressant intérêt par de petites considérations ; je voudrais vous voir en tête un adversaire aussi violemment soutenu que le mien ; à sa puissance formidable opposant votre dénûment, et votre isolation à ses entours : n’ayant pour tout soutien que la bonté de votre cause, et votre courage à la défendre ; et ranimant votre cœur par le seul espoir que le parlement prononcera sur les choses, et non sur les personnes, qu’il jugera leur délit sans avoir égard à leur crédit.

Aucun autre homme ne pouvait dénoncer M. Goëzman pour ce fait, sans peut-être encourir le mépris qu’on garde aux vils délateurs : mais moi, jeté loin de mon rang par la violence, n’ai-je pas dû le regagner à tout prix, même en expulsant du sien mon injuste adversaire ? Tel de vous ose me blâmer, qui frémirait d’être obligé de se défendre à ma place, et qui, pour perdre l’ennemi, peut-être accueillerait mille moyens offerts, que ma délicatesse m’a fait rejeter jusqu’à ce jour.

Mais quel intérêt ce magistrat avait-il à commettre un pareil délit ? Qui a pu le pousser à cet acte insensé ? — Faut-il l’avouer, messieurs ? sottise et défaut d’âme : deux vices également opposés à la dignité d’un magistrat.

La sottise nous jette en des embarras dont le défaut d’âme ne sait nous dégager que par des voies malhonnêtes.

Dans l’affaire qui me regarde, M. Goëzman, instruit de la faiblesse de sa femme, n’avait qu’à remettre au libraire ou même garder les quinze louis, à son choix, mais se taire sur cet événement : peut-être aurait-on tenu quelques propos ; il n’en eût été ni plus ni moins pour sa réputation. Mais il ne sait, pour se tirer d’affaire, que suborner le Jay, fabriquer des déclarations, me dénoncer au parlement, entamer un procès ridicule, et le soutenir par des moyens infâmes : sottise et défaut d’âme.

Ce qui lui est arrivé là pour quinze louis lui fût également arrivé pour quinze francs. C’est justement l’histoire du baptême : il pouvait dire à cette petite fille Capelle, qu’il entretenait à huit louis par mois : Tu conçois bien, mon enfant, qu’il ne convient pas à un grave magistrat qui, pour te plaire, a mis un mur de séparation entre sa femme et lui[24], mais dont la liaison avec toi doit être ignorée, d’aller courir le risque de voir publier un pareil compérage à la fin de 1772. Fais tenir cet enfant par qui tu voudras : j’en serai, pour t’obliger, le parrain honoraire ; voilà deux louis pour les frais de gésine et de baptême, et je prendrai soin du fillot. Tel est le manteau dont la prudence, au moins, devait couvrir sa faiblesse.

Au lieu de cela (voici la sottise), mon rapporteur ne sait autre chose que d’aller in fiocchi, habit noir boutonné, cheveux longs bien poudrés, gants blancs et bouquet à la main, menant sur le poing sa commère à l’église ; et là, pour accorder la décence et le plaisir (voici le défaut d’âme), mon rapporteur signe un faux nom, prend un faux état, donne un faux domicile, ôte l’existence à son filleul, et s’en revient gaiement bourrer de bonbons sa commère, s’attabler au souper de famille, et faire à l’accouchée des promesses pour l’enfant, dont il est bien sûr d’éluder l’effet à son gré quand sa fringale amoureuse sera passée. Et vous, ses bons amis, l’on est assez curieux de voir comment vous vous y prendrez pour excuser ses honnêtes plaisirs.

Sera-ce sur sa jeunesse ? il a quarante-quatre ans passés ; sur son ignorance ? il se dit le Du Cange du siècle ; sur la frivolité de son état ? il est conseiller de grand’chambre ; sur la considération due à sa place ? il l’a dégradée publiquement ; sur la légèreté d’un pareil faux ? je viens de prouver qu’il n’en est point de plus grave ; sera-ce sur son crédit ? il s’est trop mal conduit pour en conserver ; sur le scandale de sa condamnation ? il l’a provoquée lui-même à grands cris ; enfin sur l’honneur de la magistrature ? il est bien prouvé que cet honneur consiste à se défaire d’un homme qui l’a déshonorée.

Vous serez sans doute assez embarrassés à le tirer de là, à moins que le comte de la Blache n’ait encore une lettre de Grenoble toute prête au service de son rapporteur : car ce n’est pas assez de parler ici, la parole se perd avec l’haleine et se dissipe dans l’air ; mais la plume ! la plume légère du comte de la Blache serait, je l’avoue, d’un très-grand poids dans cette affaire. Ce juge, dirait-on, a fort bien jugé pour ce plaideur ; à son tour ce plaideur a fort bien plaidé pour ce juge : tout cela est dans l’ordre ; entre les gens vertueux, la vie n’est qu’un commerce de bienfaits et de gratitude le plus touchant du monde.

Mais si vous êtes embarrassés, voici quelqu’un qui ne l’est pas moins que vous. C’est le grand Bertrand, qui depuis une heure est là, le cou tendu, l’œil en arrêt, la bouche ouverte, attendant son article, inquiet s’il arrivera bientôt ; et ce n’est pas sans sujet : en bonne guerre, il est dû réponse ferme et franche à son dernier mémoire ; il ne l’attendra plus.

J’ai beau vouloir garder mon sérieux en parcourant ses écrits : le rire me prend dès la première page, et voilà ma gravité partie. N’est-ce pas aussi la plus plaisante chose du monde que ce grand sacristain, qui ne prend jamais ses épigraphes que dans son bréviaire à deux colonnes, parce que le français est à côté du latin ? N’est-il pas, dis-je, bien plaisant que, oubliant sa qualité de défenseur de M. Goëzman, le jour même que ce magistrat éprouve un second décret d’ajournement personnel, il s’avise de choisir, pour épigraphe à son supplément, un verset de psaume finissant par ces mots : Comprehensus est peccator, enfin le coupable est pris !

Puisqu’il n’y a pas moyen de travailler sérieusement en prenant ce mémoire par le commencement, essayons de nous remonter au grave en commençant à le lire par la fin. Le voilà retourné. Le premier objet qui me frappe à sa dernière page est un cartel bien imprimé, bien public, bien ridicule et bien lâche ; mais le plus risible est que le grand cousin, craignant que son nom ne m’imprimât pas assez de terreur, a fait choix d’un compagnon d’armes qui prend le nom de Donnadieu. L’envoi d’un cartel signé Donnadieu ! il y a de quoi faire expirer d’angoisses.

Mais consolez-vous, mes amis : ce n’est pas le véritable Donnadieu tenant une académie d’armes à Paris, homme estimable qui a trop de sens pour signer une bêtise, et trop d’honneur pour être le second d’une lâcheté ; cet autre Donnadieu, mes amis, est une espèce d’avocat, sauf l’honneur de la profession.

Deux chiens, dit-on, naquirent d’une même lice, et furent nommés César. En grandissant, l’un devint chasseur valeureux, élancé, giboyant, guerroyant, et retint le nom de César par excellence. L’autre, écourté, trapu, fidèle au garde-manger, toujours sale, aboyant, écorniflant, avalant ; et notre maître Lafontaine nous apprend que ce César de chien fut surnommé Laridon par les cuisiniers. Ainsi le second de Bertrand le duelliste s’appelle Donnadieu de Nopprat, pour le distinguer du Donnadieu par excellence.

Mais ce cartel m’a moins étonné qu’il ne m’a réjoui : je m’y attendais. Madame Goëzman, dans la première page de son supplément, chaussant l’éperon, passant le baudrier de son suisse au sacristain, et lui donnant l’accolade, en avait fait son chevalier Bertrand. Un bras vigoureux, disait-elle en me menaçant, vient d’arracher son masque, un homme vient de déchirer le voile. Je me repose sur son courage… Et enfin elle nous apprend que ce chevalier de bal, qui arrache des masques et déchire des voiles, est le sieur Dairolles. Étonnez-vous, après cela, de le voir, le jour du décret du mari, prendre pour devise : Comprehensus est peccator, porter les couleurs de sa dame, imprimer le placard et jeter la mitaine !

Si tout cartel imprimé n’était pas une lâche forfanterie, et si lâche que le parlement, qui a lu comme moi celui du cousin, n’a pas seulement daigné charger le ministère public d’en informer ; si lâche, que M. le procureur général a bien voulu me faire la grâce de ne mettre aucune importance à cette Bertrandade renforcée ; si ce cartel, dis-je, eût mérité quelque réponse, voici quelle eût été la mienne : Quand un guerrier a le courage de sauter seul à bord d’une galère pleine de chevaliers, ce n’est pas pour s’amuser à faire le coup de poing avec les lépreux de la chiourme. De même ici, me trouvant en tête une foule d’ennemis croisés, fourrés, dignitaires ; ayant le choix des combattants, irai-je exprès me commettre avec les argousins de la troupe, ou brûler une amorce de préférence avec le sacristain de la compagnie, tant en son nom que comme trompette de Marin-la-Gazette, et chevalier de la dame aux quinze louis ?

Mais de quoi s’agit-il enfin ? car il faut faire justice à tout le monde.

Dans mon troisième mémoire j’avais répondu (p. 41) à la demande de quelques avances que le sieur Bertrand avait malhonnêtement réclamées : « Vous avez depuis un an à moi deux effets de cent louis chacun, vous vous payerez dessus, etc. »

Le sieur Bertrand, faisant de l’indigné dans son supplément, commence par nier mes deux effets de cent louis, en répondant (page 8) : Peut-on pousser l’impudence plus loin ? le cœur serré par l’inspection de ces lignes, etc. Sa réponse est fort longue, on y reviendra : puis, soutenant sa dénégation de la provocation la plus généreuse, il rappelle la page 50 de mon second mémoire, où j’ai dit :

Si la haine qui me poursuit a quelquefois altéré mon caractère, que celui que j’ai pu offenser dise de moi que je suis un homme malhonnête, j’y consens ; mais qu’il ne dise pas que je suis un malhonnête homme ! car je jure que je le prendrai à partie si je puis le découvrir, et le forcerai par la voie la plus courte à prouver son dire ou à se rétracter publiquement. À quoi il répond sans hésiter, page dernière : Eh bien ! M. de Beaumarchais, vous êtes un homme malhonnête et un malhonnête homme, et certainement vous ne prendrez pas la voie la plus courte. — Eh ! pourquoi donc, cousin, ne la prendrais-je pas ? C’est pourtant ce que je vais faire à l’instant.

Il est vrai que, pour forcer Bertrand l’honnête homme à se rétracter, je n’ai pas fait battre la caisse à sa porte pour effets égarés, comme un gaillard ressentiment eût pu me l’inspirer. Il est vrai que je n’ai pas dénoncé le cartel de Bertrand le généreux au ministère public, comme beaucoup d’honnêtes gens, qui ne voient pas si clair que moi dans mes affaires, s’empressaient de me le conseiller. Il est encore vrai que je n’ai pas sanglé un coup d’épée dans la cuisse à Bertrand le vaillant, faute d’avoir trouvé chez lui du cœur à percer, comme quelques plaisants l’ont répandu dans le monde. Mais il n’en a pas marché plus roide un instant pour cela : car dès le lendemain, prenant pour héraut d’armes le brave huissier qui défend mes meubles, j’ai fait sommer à mon tour le capitan, par un cartel timbré, de se rendre en champ clos dans la salle des consuls de Paris, où maître Benoist, mon procureur, et le sieur Mention, qui lui avait remis mes deux effets de cent louis, il y a plus d’un an, l’ont vainement attendu deux jours de suite.

En ennemi prudent, le chevalier Bertrand a laissé prendre deux défauts contre lui ; mais au troisième cartel, sentant bien que faute de répondre on allait le condamner à me payer la somme de deux cents louis, il est venu enfin aux consuls en haute personne ; et là, le sieur Mention ayant réclamé les deux effets de cent louis qu’il lui avait remis de ma part, en tel temps, pour en poursuivre le payement, et maître Benoist l’ayant sommé de déclarer s’il convenait avoir reçu lesdits effets, ou s’il persistait à les nier comme il l’avait fait dans son mémoire ; alors, de ce ton de confrérie avec lequel, en mentant le jour de son interrogatoire aux pieds de la cour, il avait pris le ciel et le crucifix à témoin de la vérité de ses discours, emporté par l’enthousiasme de sa dernière production, il dit (page 1re de son supplément) : Ennemi du mensonge et de l’artifice… puissent ma candeur et ma sincérité me faire des protecteurs de mes juges ! — P. 8.) Qu’un homme de bien est malheureux d’être livré à la fureur d’un pervers ! Mais les deux cents louis de M. de Beaumarchais ? — (P. 9.) Un homme audacieux marche à la lueur d’un flambeau qui l’égare, il court après une chimère et veut entraîner un (grand) innocent dans l’abîme où sa haine va le plonger. — Entendez-vous par là que le sieur de Beaumarchais ne vous ait pas remis les deux effets qu’il redemande ? — (P. 10.) Il n’a connu ni la honte ni les périls des moyens dont il se servait ; et sa méchanceté a ressemblé au tonnerre, qui ne cesse d’être à craindre que lorsqu’il est tombé. — Oui ; mais tout cela ne nous apprend pas si vous avez ou non les deux effets de cent louis. — (P. 13.) Le plus lâche des hommes ose, avec un front d’airain, attaquer et mon cœur, et mon esprit, et mon âme… Il assure avec impudence des faits faux et défigurés. — Quoi ! monsieur, vous niez que vous ayez les deux effets de cent louis ? — (P. 11.) Comment juge-t-on des motifs des hommes ? par leurs actions. — (P. 17.) Prenez le flambeau de la haine et portez-le dans tous les replis de ma vie, je vous défie de me trouver en défaut. — Il n’est ici besoin de haine ni de flambeau pour prouver que vous retenez deux effets de cent louis qui ne vous appartiennent pas. — (P. 9.) Est-ce là la marche de l’innocence ? agit-elle ainsi par des souterrains et des détours, et se permet-elle d’aussi bas artifices ? — (Et p. 15.) La vérité n’a-t-elle pas toujours présidé à tout ce que j’ai dit ? la probité, à tout ce que j’ai fait ? — Mais il n’y a pas plus de vérité à nier des billets au porteur, quand on les a reçus, qu’il n’y a de probité à les garder. — (P. 17.) Ainsi les méchants rejettent sur le compte d’un homme de bien les perfidies dont ils se rendent coupables. — Vous voudriez faire croire à ces messieurs que je ne les ai pas remis ? Quel homme êtes-vous donc ? — (P. 17.) Me voici, en peu de mots, tel que je suis. Je m’abandonne à la pente naturelle de mon caractère ; la droiture en est la base… et je sais que la candeur de mon âme est incorruptible.

Alors le sieur Mention, se fâchant tout de bon, rappelant tous les faits et discours relatifs à la remise des deux effets, lui dit : C’est moi-même qui vous les ai portés chez vous ; et si vous les niez, je vous accuse en mon nom d’en imposer à la justice. — (P. 13.) Les magistrats que vous outragez, par l’audace avec laquelle vous comptez sur leur indulgence, respectent les lois, les mœurs, l’intérêt public ; ils puniront le calomniateur. — Calomniateur vous-même ; et je sais bien le moyen de vous forcer à nous rendre nos deux effets de cent louis. — (P. 16.) Écoutez, monsieur, votre façon de penser est celle d’un homme qui ne connaît pas le prix de la candeur, de l’honnêteté et de la pudeur ; de cette pureté, de cette innocence, de cette droiture d’intention enfin qui, toutes réunies, forment un si bel ensemble, qu’il ne peut s’exprimer que par le mot de vertu : ainsi ce que vous dites ne me fait aucune sensation.

Alors Me Gornaut, procureur du sieur Bertrand, prenant la parole, dit tout haut : Messieurs, mon client embrouille les choses fort mal à propos ; j’ai les deux billets au porteur, appartenant au sieur de Beaumarchais, qui m’ont été remis par ledit sieur Bertrand ; et j’offre de les rendre à l’instant, si l’on me paye les frais de poursuites que j’ai faites sur ces billets contre leur débiteur, au nom et par ordre dudit sieur Bertrand. — Mais pourquoi donc, dit le sieur Mention, les a-t-il niés si crûment, si malhonnêtement, dans son dernier mémoire ? — Messieurs, reprit Bertrand, je ne les ai pas niés tout à fait dans ce mémoire ; il est vrai que je me suis écrié sur leur demande (p. 18) : Peut-on pousser l’impudence plus loin ! Mais ce n’est pas là une négation formelle ; et si vous vous donnez la peine de lire vous-mêmes, messieurs, vous verrez que non-seulement ma réponse est équivoque, mais encore amphigourique.

Voici l’équivoque : Peut-on pousser l’impudence plus loin ! le cœur serré par la seule inspection de ces lignes, je suis forcé à en détourner les yeux pour conserver la présence d’esprit nécessaire à la continuation de mon récit.

Voici l’amphigouri : Ô vérité ! tout se tait à ton nom ; je n’entends que ta voix : c’est une satisfaction, une sérénité dont l’âme jouit après l’avoir prononcée. Sauve-moi, pendant le cours de ma vie, les occasions de feindre et de dissimuler… Il me semble qu’on ne peut pas être malheureux lorsqu’on a toujours été vrai. — Vous avez raison, cela est très-amphigourique ; mais tout le monde n’en a pas moins cru qu’une pareille logomachie était un démenti formel donné par un esprit tortu, mais compagnon d’un cœur droit et indigné. Pourquoi donc avez-vous induit le public en erreur sur ce fait important ? — (P. 17.) Messieurs, j’ai cru que tous les hommes aimaient le bien, qu’ils ne se défiaient point du mal, et qu’ils ne soupçonnaient jamais le vice. — Mais si la demande juridique n’eût pas été appuyée de preuves testimoniales aussi fortes, le sieur de Beaumarchais n’ayant pas de reconnaissance de vous, non-seulement on croirait encore que je ne vous avais pas remis les deux effets de cent louis, mais il y a grande apparence que vous les auriez gardés, puisque vous avez laissé prendre deux défauts avant de répondre à la demande qu’il vous en faisait juridiquement. — (P. 17.) Je sais, messieurs, que je ne suis pas exempt de faiblesses ; mais jamais je ne serai ni fourbe, ni faux, ni vicieux ; et puisque je suis convaincu devant la justice, par mon procureur même, d’avoir reçu les deux billets au porteur, je vais les rendre, en faisant mes petites réserves pour les petites sommes, petits frais, petits courtages, et autres menus gains qui peuvent m’être dus par le sieur de Beaumarchais. Et à l’instant est sorti le jugement dont voici l’extrait :

« Les juges et consuls, etc., salut… Savoir faisons qu’entre le sieur Caron de Beaumarchais, etc., demandeur et comparant par Benoist, fondé de procuration, et assisté de Jacques-Pierre Mention, d’une part ; et le sieur Bertrand Dairolles, etc., défendeur et comparant en personne, de l’autre. Par le demandeur (Beaumarchais) a été dit qu’il aurait fait assigner le défendeur à comparoir, etc., pour se voir condamner, et par corps, à rendre et remettre au demandeur deux effets de 2,333 livres chacun, à lui confiés par le demandeur pour lui en procurer le payement… sinon, etc. Et par le défendeur (Bertrand) a été dit… qu’il nous représente lesdits billets, etc. À quoi, par ledit demandeur, a été répliqué qu’il requiert acte de ce qu’encore que le défendeur ayant, dans le supplément de son mémoire (p. 18), répondu, en éludant le point de fait de la remise et de la possession desdits billets, il convient actuellement devant nous que lesdits billets lui mit été remis : en conséquence, il requiert que lesdits billets lui soient rendus, etc. Nous, parties ouïes, lecture faite, avons donné et donnons acte… de la remise à l’instant faite au demandeur, ès mains du sieur Mention, son secrétaire, des deux billets dont est question, etc. Mandons à nos huissiers audienciers, etc. Donné à Paris, le mercredi 12e jour de janvier 1771. Signé, scellé, etc. »

Voilà comment, prenant à partie celui qui m’avait dit que j’étais un malhonnête homme, je l’ai forcé par la voie la plus courte à se rétracter publiquement : voilà comment, sans coup férir, j’ai mis à fin, par ma sagesse et prud’homie, la fameuse aventure du cartel du grand Bertrand, trompette de Marin-la-Gazette, et soi-disant chevalier de la dame aux quinze louis.

Parturient montes, nascetur ridiculus mus.

Ces deux maudits effets de cent louis étaient précisément nichés dans la moitié paralysée de la cervelle du grand cousin : il ne s’en souvenait plus. Je ne parlerai pas ici de quelques autres oublis du même genre, parce qu’ils me sont étrangers, et ne sont encore livrés qu’à l’œil vigilant de la police.

Il est certain que toutes les affaires d’éclat commencent par être dites à l’oreille de M. de Sartines, juge et conseil de paix dans la capitale ; mais lorsque l’espèce de dictature qu’il exerce toujours avec succès sur les objets pressants a cessé, lorsque le ministère de confiance a fait place à la rigueur des formes juridiques, bien des gens vont citant à tort et à travers ce que M. de Sartines a dit et fait pour arrêter les progrès du mal : certains de n’être pas démentis par ce magistrat, que des considérations majeures ou l’intérêt des familles empêchent toujours de s’expliquer, et dont la discrétion reconnue serait la première vertu, si son zèle pour le bien public ne méritait pas un éloge encore plus distingué : ce qui rend toutes ces citations indécentes et malhonnêtes. Et c’est moins l’oubli de Bertrand qui me suggère cette observation, que l’interrogatoire de M. Goëzman, où cet autre accusé, pour se couvrir d’un nom respecté, cite sans cesse M. de Sartines. Mais quel rapport peut-il y avoir entre le magistrat vigilant dont le cabinet est ouvert à toute la France, et M. Goëzman, qui renfermait la clef du sien au fond de la bourse de sa femme ? J’aurai lieu de relever vertement cette licence de citer, lorsque je rendrai compte de ma confrontation avec M. Goëzman[25].

Quant au sieur Bertrand, je n’ai plus à le poursuivre que comme faux témoin, alimenté, suborné, soudoyé par Marin, et autres personnes respectables, pour oublier la vérité : car s’il ne se souvenait pas qu’il eût à moi deux billets très-réels, en revanche il se souvient fort bien que j’ai reçu de M. Goëzman, le samedi 3 avril au matin, une audience qui n’a jamais existé, sur laquelle il a offert son faux témoignage à ce magistrat, chez lui, chez Marin, et chez M. le président de Nicolaï, s’il en faut croire M. Goëzman à son interrogatoire. Ce qui prouve de plus en plus que la conduite du cousin tient à l’état singulier de son cerveau, miroir fidèle de tout ce qui lui sert, faux ou vrai, mais absorbant parfait de tout ce qui peut lui nuire.

L’interrogatoire de M. Goëzman prouve encore ce que j’ai dit plusieurs fois, que ces messieurs s’assemblent très-souvent pour aviser aux moyens de me perdre. Pour le seul faux témoignage de Bertrand, je vois déjà trois assemblées : chez M. Goëzman, où était Bertrand et autres personnes respectables ; chez Marin, où se trouvèrent M. Goëzman, Bertrand, et autres personnes respectables ; chez M. de Nicolaï, où se trouvèrent Bertrand, M. Goëzman, et autres personnes respectables : tous lesquels ont fait preuve de leur bonne intention pour moi.

Le jour même que le supplément du sieur Bertrand parut, le hasard nous rassembla au greffe criminel, lui, moi, le Jay et madame Goëzman, que j’aurais dû nommer la première ; mais en ce moment aucun de nous ne songeait à rire de la mine de son voisin. Occupés tous de l’interrogatoire que nous allions subir aux pieds de la cour, chacun pensait à son affaire ; et ce n’était pas sans raison.

Quelques personnes regardent cet acte important comme une chose de forme, uniquement autorisée par l’usage ; mais donner l’usage pour motif d’une action est bien expliquer comment on a continué, mais non pourquoi l’on a commencé à l’adopter.

Ce seul mot l’usage annonce que le motif qui fait interroger le millième accusé devant la cour est le même par lequel en interrogea le premier qui le fut ainsi : reste donc toujours pour base de cet interrogatoire l’importance dont il est dans une instruction criminelle, et son influence majeure sur le jugement qui le suit de près ; et cette importance est telle, qu’un des premiers magistrats du parlement m’a confié que, dans une affaire aussi grave que difficile, son opinion ne s’était décidée qu’à cette époque du procès.

Si donc la publicité d’un tel interrogatoire devant tous les juges est un bien, en quel sens une plus grande publicité pourrait-elle être un mal ? N’est-il pas égal aux magistrats, qui sont froids sur la question à juger, qu’on ignore ou connaisse ce qu’ils ont demandé ? L’accusé seul est intéressé qu’on sache ou ne sache pas ce qu’il a répondu. Mais comme il n’y a que la sottise ou l’hypocrisie qui aient intérêt à cacher leurs démarches, et que je tâche d’éviter l’une autant que je déteste l’autre, je dirai comment on m’a interrogé, comment j’ai répondu, tout ce que j’ai dit, bien ou mal ; ne voulant pas plus déguiser mes torts dans ce procès, que ce qui peut paraître louable dans ma conduite.

Le gazetier d’Utrecht, qui se donne des libertés en tout genre sur cette affaire, et qui tient ses articles Paris de Marin, suppose, dans sa gazette du 17 janvier, une conversation entre M. le premier président et moi, et croit me donner pour un audacieux personnage, en publiant une de mes prétendues réponses à ce magistrat.

Certainement, si quelque homme en place m’honorant de ses conseils m’avait dit (ce que le gazetier met dans la bouche de M. le premier président) : « Quel besoin avez-vous d’instruire le public de cette affaire ? est-il votre juge ? Et quel autre intérêt met-il à tout ceci que celui d’une vaine curiosité ? » je n’aurais pas cru m’écarter de mon devoir en lui répondant avec modestie : Cette affaire, monsieur, intéresse un membre du parlement ; et je ne ferai point à mon siècle l’injure de le croire assez avili pour être indifférent sur ce qui touche ses magistrats. La nation, à la vérité, n’est pas assise sur les bancs de ceux qui prononceront ; mais son œil majestueux plane sur l’assemblée. C’est donc toujours un très-grand bien de l’instruire : car si elle n’est jamais le juge des particuliers, elle est en tout temps le juge des juges ; et loin que cette assertion, que j’ai déjà osé imprimer en d’autres termes, soit un manque de respect à la magistrature, je sens vivement qu’elle doit être aussi chère aux bons magistrats que redoutable aux mauvais.

Eh ! quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à cinq heures pour aller au palais tous les jours s’occuper, sous des formes prescrites, d’intérêts qui ne sont jamais les siens ; d’éprouver sans cesse l’ennui de l’importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d’esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s’il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible par l’estime et la considération publique ? Et cette estime, monsieur, est-elle autre chose qu’un jugement qui n’est même aussi flatteur pour les bons magistrats qu’en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais ?

Peut-être serait-il à désirer que la jurisprudence criminelle de France eût adopté l’usage anglais d’instruire publiquement les procès criminels.

Le seul mal qui pût en résulter serait de soustraire quelquefois un coupable au châtiment mérité ; mais combien d’innocents l’usage a-t-il fait périr ! Dans l’ordre civil, sauver un coupable est un léger inconvénient ; supplicier un innocent fait frémir la nature : c’est le plus effrayant des malheurs.

Je ne pousserai pas plus loin ce parallèle : il n’est pas de mon ressort. Peut-être un jour oserai-je exposer avec respect le fruit de mes réflexions à cet égard, persuadé que chaque citoyen doit à l’État le tribut de ses vues patriotiques, en échange de la protection que le prince lui accorde, et des agréments dont la société le fait jouir.

Voilà quelle eût été ma réponse. Le gazetier Marin peut bien envenimer, engourdir tout ce qu’il touche : c’est une torpille ; mon devoir à moi, c’est de rendre à mes idées le vrai sens, quand l’ignorance ou la malignité les ont défigurées.

Posant donc pour principe que le plus ou moins de publicité de l’interrogatoire aux pieds de la cour importe à l’accusé seulement, deux autres considérations d’un grand poids à mes yeux me déterminent à suivre mon projet à cet égard.

1o Je dois aux officiers qui ont assisté à l’instruction de ce procès, d’anéantir l’imputation que mes adversaires leur ont faite dans leurs défenses, de m’en avoir communiqué les pièces pour écrire les miennes. Et rien n’y est plus propre que de donner au parlement qui m’a interrogé cette preuve de la fidélité de ma mémoire.

2o J’aime à rendre à la cour l’hommage public de l’étonnement où cet interrogatoire m’a jeté. Mille bruits scandaleux et relatifs à des affaires antérieures m’avaient fait croire que ces interrogatoires se faisaient avec un éclat, un tumulte, un désordre capables d’effrayer l’innocent le plus intrépide. Si l’on en croyait ces bruits, il semblait que la cabale et l’intrigue attendissent ce moment pour triompher de la froide équité des bons juges, et du trouble d’esprit des malheureux opprimés. Jamais, je dois le dire, la religion, tout auguste qu’elle est dans ses cérémonies, ne m’a rien présenté de plus noble, mais en même temps de plus consolant, que le ton, la forme et l’ensemble de ce majestueux interrogatoire.

Le 22 décembre donc, vers les sept heures du soir, toutes les chambres assemblées, je fus appelé pour être interrogé à la barre de la cour. En ce moment je travaillais au greffe à un précis de l’affaire, que je voulais présenter le lendemain à tous les magistrats, lorsqu’ils entreraient au palais pour me juger. Mon travail avait encore un objet plus intérieur, celui d’examiner le soir chez moi ce que j’avais écrit au greffe, pour juger juger si, dans une position si nouvelle, j’avais conservé le sang-froid nécessaire à un résumé aussi sérieux. Une des choses que j’ai le plus constamment étudiées est de maîtriser mon âme dans les occasions fortes : le courage de se rompre ainsi m’a toujours paru l’un des plus nobles efforts dont un homme de sens pût se glorifier à ses yeux.

Mais qu’il y a loin encore d’attendre un événement, à se voir forcé d’en soutenir le spectacle, ou d’y figurer soi-même ! En approchant du lieu de la séance, un grand bruit de voix confuses me frappait sans m’émouvoir ; mais j’avoue qu’en y entrant, un mot latin prononcé plusieurs fois à haute voix par le greffier qui me devançait, et le profond silence qui suivit ce mot, m’en imposa excessivement : Adest, adest : il est présent, voici l’accusé, renfermez vos sentiments sur son compte. Adest ! ce mot me sonnera longtemps à l’oreille. À l’instant je fus conduit à la barre de la cour.

À l’aspect d’une salle qui ressemble à un temple, au peu de lumières qui la rendaient auguste et sombre, à la majesté d’une assemblée de soixante magistrats uniformément vêtus, et tous les yeux fixés sur moi, je fus saisi du plus profond respect, et (faut-il avouer une faiblesse ?) la seule bougie qui fût sur une table où s’appuyait M. Doé de Combault, rapporteur, éclairant le visage d’un conseiller au parlement accoté sur la même table, de M. Gin, en un mot, je le crus, par la place où je le voyais, chargé spécialement de m’interroger, et je me sentis le cœur subitement resserré, comme si une goutte de sang figé fût tombée dessus, et en eût arrêté le mouvement. Je me rappelle bien que, surmontant cette faiblesse par une secousse assez violente, je crus n’avoir porté mon âme qu’au degré de l’équilibre : mais j’ai eu lieu de juger depuis, en m’examinant mieux, qu’elle avait été jetée fort loin au delà du but. Mais je m’étais trompé sur M. Gin : ce fut M. le premier président qui m’interrogea sur mon nom, sur mon âge et mes qualités ; son air de bonté, le son d’une voix qui jusqu’alors ne m’avait fait entendre que des choses obligeantes, me rendit une partie de ma sérénité.

« N’avez-vous pas eu, continua-t-il, un procès contre le comte de la Blache, sur le d Goëzman étant nommé votre rapporteur, i vous avez cherche à le voir chez lui, par plusieurs courses réitt r

nse ayant un peu d’étendue. M. le président me dit : « Soyez concis, monsieur : ■ •u non à tout ce qu’on vous demande. ■> Alors il me fit deux ou tl tort simples, qui n’exigeaient de moi aucune explirmai dans l’ordre qu’il m’a islrat m’ayant interrogé

d’une manière plu— i’1 ardeur de répondre m’écartant du profond respect dû à M. le premier ; plus occupé du fond de mes idées que de la manière de les rendre, j’articulai vivement : « Monsieur. la question n’est pas bien

; non. »

À l’instant il s’éleva un murmure de défaveur contre moi, qui me punit de mon indiscrétion ; je i faute, et. voulant m’en relever sur-le-champ : Si mon expression, m —à la cour, je la supplie de considérer que je ne puis avoir ici l’intention de manquer de respect à M. le premier président ; je la supplie d’avoir la bonté de s’arrêter uniquement au sens que je donne à mon idée, peut-être mal rendue. Je ne puis répondre par oui ou non, comme on me l’a ordonné, qu’à une question fort simple, et non lorsqu’elle est complexe comme celle-i :. M. le premier président me demande :

« X’avez-vous pas remis ou fait n une sornn

dame G :’suffi âge

mari ?

dis oui, j’avoue la corruption : si je dis non, je nie le sacrifice. Or, je supplie la cour de me pardonner si j’observe que sur des intercette nature il m’est impossible de me renfermer dans la concision qui m’est recommandée : une réponse obscure tournerait contre moi, et la cour n’a pas intention de me tendre des — Il est certain qu’en ce moment je n’eus que dos — : rendre à la cour, et surtout à M. le président, de la bonté d’oublier 1 roideur que contenait ma première répons — — — Ite nouvelle occasion d’en témoigner aujourd’hui ma reconnaissance à tous les magistrats qui m’écoutaient alors.

Je divisai donc la demande : et, ramenant la questionà son principe : « L’accusation de corruption sur laquelle je me défends, messieurs, n’est fondée que sur la dénonciation M. G man. qui n’est elle-même appuyée que sur un ouï-dire • femme ; mais cette accusée n’a-t-elle pas claré. dans ses récolement et supplément, que le Jay ne lui avait jamais demandé que des audiences ? Le Jay n’a-t-il pas toujours dit à ses interrogatoires que Bertrand ne l’avait charge que de solliciter des au i i.i-ci n’est-il pas convenu partout que ma sœur ne lui avait parlé que d’entres et d’aud s ? Mes di ix — eurs, les sieui la Châtaigneraie, de Uiron et Santerre n’ont-ils pas tous l’impatience qui m’avait porté malgré mes répugnances à faire un sacrifice d’argent ne venait que de l’impossibilité d’avoir autrement des audiences ? Or, quand je me fonde avec droit sur la dénoni U G’.man pour l’accuser de m’avoir calomnié en me taxant de corruption, pourrait-on user de cette même pièce contre moi pour établir que j’ai voulu le corrompre ?

« Les deux propositions contraires ne pouvant être vraies en même temps, prouver par toutes les pièces du procès que M. Goëzman a suborné le Jay, en suggérant, minutant et dictant ses déclarations, et m’a calomnié dans sa dénonciation, n’est-ce pas détruire le fantôme absurde, insoutenable, d'une intention de corrompre, qui, quand elle eût existé, devient nulle au procès, puisque rien au monde n’en peut fournir de preu et •[Lien affaire criminelle tout est de fait, et rien jomption ? Ramenant ensuite ce plaidoyer à la question qui m’a été faite par M. le premier président, je réponds : «Oui, j’ai donné de l’argent pour obtenir des audiences de M. Goëzman ; et Non, je n’en ai pas donné pour le corrompre. C’est aussi trop l’avilir que de supposer que j’aie cru ce magistrat corruptible, et corruptible au misérable prix de vingt-cinq ou cinquante louis, que ma sœur avait jugés suffisants pour le soin dont elle était chargée. Je supplie la cour de ne point perdre de vue cette réflexion en jugeant le procès. »

te je finissais ma réponse, je me sentis violemment tiraillé par une crampe à la jambe, qui ne me permit pas de poursuivre. Je suppliai la cour de vouloir bien suspendre un moment la séance, forcé de convenir que je souffrais incroya-A l’instant le ton de l’humanité, de la bonté, de l’intérêt, succéda, dans la bouche de tout le monde, à l’austère majesté d’un interrogatoire ; et je fus vivement touché de l’indulgence avec laquelle .Messieurs m’ordonnèrent unanimement de m’asseoir sur un banc des avocats, et me permirent d’étendre ma jambe douloureuse sur un autre banc. Je ne rapporte ici cette légère circonstance que pour détruire, par l’exposé le plus vrai, les bruits qui se répandirent le soir même dans Paris, qu’on m’avait fait au palais des questions si foudroyantes, que je m’en étais trouvé mal, et avais été longtemps sans connaissance. Après un peu d’intervalle, 51. le premier président reprit la parole, et me dit :

— « Vous convenez donc que vous avez donné cent louis pour avoir audience ? »

— Oui, monseigneur.

— « Vous convenez qu’une audience vous a été accordée ? »

— Oui, monseigneur.

— « Vous convenez que madame Goëzman vous a fait remettre volontairement les cent louis ?

— Oui, monseigneur. — À toutes ces questions, comme on voit, les réponses les plus simples de ma part.

— « Mais, si madame Goëzman ne vous eût pas fait rendre vos cent louis, les eussiez-vous exigés d’elle ? >>

— Pardon, monseigneur, si j’observe que ce que j’aurais fait est étranger à la cause, et que c’est seulement de ce que j’ai fait qu’il s’agit. Cependant voici ma réponse : Je crois fermement que j’aurais eu le droit de me plaindre, car je n’avais pas demandé une audience, mais des audiences ; re que la cour, en rendant M. Goëzman partie au procès, voudra bien me donn* sion de le confondre sur la fausseté des audiences qu’il prétend que mes amis ou moi avons reçues de lui. Je n’avais donc pas demandé une seule audience, mais des audiences ; et le prix de cent louis, dans mon idée, ayant plus de rapport à l’état de la personne qui m’obligeait qu’à la nature du service qui m’était rendu, je me serais sans doute plaint à la dame du peu de délicatesse de son procédé ; mais je crois pourtant que j’aurais fini par lui laisser les cent louis.

— « Puisque vous lui auriez laissé les cent louis, pourquoi donc lui avez-vous redemandé les quinze louis ? Il y a ici contradiction dans votre conduite. »

— Il n’y en a point, monseigneur : j’aurais pu laisser les cent louis à madame Goëzman, quoiqu’elle les eût mal acquis, parce que j’avais consenti qu’on les lui remît pour elle-même ; et j’ai cru devoir lui redemander les quinze louis, parce qu’elle les avait exigés pour un secrétaire auquel ils n’ont pas été remis. L’argent manquant sa destination doit être rendu à celui qui ne l’a donné que pour un usage indiqué. Hors de cet usage prescrit, toute autre destination à lui inconnue est un vol, une escroquerie : aussi la malhonnêteté du moyen que cette dame avait employé pour s’approprier mes quinze louis me parut-elle mériter la petite leçon que je lui donnai par ma lettre du 21 avril, mais lettre secrète, et tournée de façon à citer à la dame l’envie de la publier ; aussi n’est-ce pas ma faute si, par l’imprudence de mes ennemis, la leçon est devenue publique. En un mot, tel homme veut bien donner cent louis, qui ne veut pas être dupé de quinze ; et j’avoue à la cour que je suis cet homme-là.

Après ma réponse. M. le premier président réfléchit un moment ; puis il me demanda :

— < Comment ce Bertrand Dairolles, qui était votre ami, est-il devenu subitement votre ennemi ? »

— Monseigneur, il me semble que ceci ne touche pas le fond de la question sur laquelle je subis interrogatoire.

— " J’ai droit, monsieur, de vous interroger sur la fin, sur le commencement, le fond ou les accessoires du procès, à ma volonté. »

— Ce n’est pas, monseigneur, pour contester un droit très-respecté, que j’observe ; mais si pour faire remarquer à la cour que, dans la partie de l’interrogatoire qui se rapporte à la corruption, je suis accusé, et qu’en tout le reste je suis accusateur ; ce qui doit mettre une très-grande différence dans ma façon de répondre, et me faire sortir, pour éclaircir les faits, de la concision qui m’a été prescrite, sans que la cour s’en trouve offensée


— « Répondez comme vous l’entendrez ; mais soyez bref. »

— Messieurs, je n'étais point l’ami de ce Bertrand Dairolles, mais seulement sa connaissance : aujourd’hui je ne suis point son ennemi, mais seulement son accusateur. L'amitié et l'inimitié supposent dans leur objet une importance qu’on ne peut pas attacher à l’homme dont il s’agit : créa-

!, et toujours entraînée par le plus misérable 

intérêt ; froid à mon égard tant qu’il n’a pas cédé à l’impulsion de Marin ; ayant fait depuis le mal sans scrupule, quand cette impulsion s’est ir je ne sais quel espoir de fortune. Avec les esprits de cette trempe on n’y fait pas tant de façons : l’appât le plus gross inordre, et les tire de leur élément. Je prouverais bien, si - . comment en très-peu de temps ce Bertrand est devenu un fort malhonnête homme ; mais je déclare que je n’ai pas contre lui la moindre animosité. Il n’y a dans tout cela que Marin qui en mérite.

— <’ Pourquoi donc êtes-vous devenu l’ennemi de Marin , dont vous aviez été. l’ami jusqu’alors ? »

— Monseigneur, tant que Marin ne m’a pas fait de mal, je me suis tenu à son égard dans les termes de la politesse ordinaire. Il censurait mes pièces de théâtre : il prétend aujourd’hui qu’il les corrigeait, qu’il les faisait même ; il n’y a que mes mémoires sur lesquels il ne prétend rien. Mais il n’y a pas là de quoi se brouiller ; cela prouve seulement que le censeur Marin veut avoir en tout l’air d’une importance au delà de ses pouvoirs : son bonheur est de paraître tout savoir, tout faire et tout arranger. Il conseille la magistrature, il dirige les opérations du ministère, il refait les ouvrages des auteurs, il est de tous les conseils, entre dans tous les cabinets ; sa fureur est d’être pour quelque chose dans tout ce qui se fait : c’est l’omnis hotno, la mouche du coche ; il bourdonne et tourne et sue pour les chevaux qui tirent, et se donne la gloire de tous les événements où il n’est pas prouvé qu’on l’a forcé de se taire. Dans cette querelle il a jugé qu il y aurait pour lui plus de profit à servir I n lit qu ;i défendre le particulier. Le parti pris par un tel homme, on sent que les moyens sont comptés pour rien. L’habitude de mal faire lui a peut-être même ôté la conscience du mal qu’il me faisait. Je ne le hais pas non pluss, et si tout le monde l’estimait aussi juste que moi, il y a longtemps que pour toute peine en l’aurait réduit à l’inaction et au silence, seul vrai tourment des gens de son caractère.

■ .fin- l’assemblée un murmure qui me parut être celui d’un sourire universel. M. I>' premier président, s'adressant alors à la cour, demanda si quelqu’un avait d< - qui . et M. Doë de Combault, rapporteur, prit la parole :

, (Miel jour avez-vous rendu à le Jay la montre enrichie de diamants ? n

— Monsieur, c’est le dimanche l avril, lendemain du jour où j’ai obtenu la seule audience qui m’ait été donnée.

— o Prenez garde, monsieur, si

. plutôt le samedi 3. avant l’audience obtenu-’ : a rappelez-vous bien. »

Je sens, monsieur, toute l’importance de votre question. Si j’ai donné la montre avant l’audience, on peut croire que j’ai plutôt, en accumulant les présents, d’exciter la cupidité dont je voulais gagner le suffrage, que de payer successivement des audiences ; mais j’ai la mémoire très-fraîche sur ce fait. La montre n’a été par moi remise à Bertrand pour être remise à le l être remise à madame Goézman, que le dit 4 avril, à défaut de cent autres louis pas. et sur les difficultés que mes amis et moi aperçûmes d’obtenir une autre audience sans de nouveaux sacrifices.

— « Mais le libraire déclare qu’il a reçu la montre le samedi, qu’elle a passé une nuit chez lui. »

— Monsieur, le libraire a tort. Si cette montre est restée chez lui (ce que j’ignore), ce ne peut être à la rigueur que la nuit du dimanche au lundi. Je ne sais pas ce qui s’est dit de la part d’autrui : mais de la mienne, messieurs, vous ne ti jamais d’obscurité dans mes réponses, ni de contradiction dans ma conduite. Je d n’ai remis la montre à Bertrand que le dimanche au matin.

Alors, il se fit un bruit dans l’assemblée ; chacun disait : Oui, oui. c’est le dimanche : et telle est la dernière déclaration de le Jay.

La séance paraissait finie, lorsqu’un de Mes-- enquêtes, devant la voix, me dit de la manière du monde la plus polie :

— • Monsieur de Beaumarchais, répondez à ce que je vais vous dire : Vous • ’■'■ - un homme instruit, et vous connaissez les lois de la morale. »

— Monsieur, la morale est le principe de toutes les actions de l’homme en société : il n’est permis à personne de les ignorer.

— « Répondez donc exactement. Dans la persuasion où vous paraissez être que votre rapporteur était d’accord avec sa femme sur les sommes qui devaient vous acquérir son suffrage, si son rapport en votre faveur eût fait sortir un arrêt à votre avantage, auriez-vous cru en homme délicat pouvoir profiter du bénéfice de cet arrêt ? »

- Je vous demande pardon, monsieur, si j’observe que votre question, étrangère à la cause, me paraît seulement un cas de conscience. Ce n’est pas pour éluder d’y répondre que je fais cette remarque, mais seulement pour que la cour ne soit pas étonnée si je divise la question, et ne la fais rentrer dans l’espèce de celles auxquelles je dois répondre comme accusé, qu’après y avoir répondu comme moraliste.

Si j’avais eu, monsieur, l’intention de corrompre M. Goëzman en faisant un sacrifice d’argent, il est certain que, son suffrage acheté m’ayant rendu l’arrêt favorable, je n’aurais pas pu délicatement profiter du bénéfice d’un arrêt qui n’eût été, dans ce cas-là, que le fruit de ma propre séduction.

Mais voici pourquoi la question me paraît hors de la cause : c'est qu’un homme assez délicat pour refuser le bénéfice d’un arrêt obtenu par des voies malhonnêtes n’aurait pu l’être en même temps assez peu pour tenter de corrompre un rapporteur ; et que celui qui aurait acheté le samedi le suffrage du rapporteur ne serait pas devenu subitement assez scrupuleux pour restituer le lundi le produit de cet arrêt. Mais si vous me demandez : « Monsieur, lorsque vous avez payé des audiences de votre rapporteur, si vous aviez su que le mari fût du secret, auriez-vous cru le gain du procès légitime ? » en qualité d’accusé, je réponds à cette question toute simple, et qui a un rapport direct au procès, que, n’ayant en effet jamais entendu payer que des audiences, quand j’aurais été convaincu que M. Goëzman était d’accord avec sa femme, et quand ces audiences m’auraient coûté trois, quatre, cinq cents louis, j’aurais sans scrupule profité du bénéfice d’un arrêt qui ne m’eût adjugé que le prix du plus légitime arrêté de compte, et ne m’eût fait gagner qu’un procès imperdable. J’aurais seulement trouvé les audiences du rapporteur un peu chères.

— « Mais puisque vous croyiez votre cause si simple qu’elle était absolument imperdable, quel besoin pensiez-vous donc tant avoir d’instruire votre rapporteur ? »

— Le voici, monsieur : si j’avais pu me flatter que l’on s’occupât uniquement au palais du fond de la question, qui, dégagée de tous les accessoires dont mon adversaire la chargeait, n’eût jamais mérité d’en former une, je n’aurais pas fait au parlement et à mon rapporteur l’injure de croire qu’on s’arrêtât une minute aux misérables défenses de mon adversaire ; mais j’avais trop éprouvé qu’en feignant de plaider au civil la discussion d’un arrêté de compte, son avocat ne plaidait en effet que des moyens d’inscription de faux : de sorte que, par cette ruse odieuse, mon ennemi gagnait de me rendre odieux, sans courir le risque des terribles condamnations à quoi s’exposent ceux qui usent de l’inscription de faux contre un acte légitime. Aussi n’était-ce pas le fond du procès que je voulais instruire chez le rapporteur ; c’étaient les horribles impressions du comte de la Blache et de Me Caillard que je voulais détruire. Car que faisait à ma cause qu’il parût étonnant à M. Goëzman, comme il me le dit, que M. Duverney m’eût prêté vres en ses billets au porteur, puisque dans l’acte qui les atteste je n’en demand payement, et qu’ils ont été rendus et reçus en nature " ? Ce n’était donc que pour en tirer des inductions défavorables contre moi qu’on faisait ces objections. Et pourquoi ? répondis-je à M. (, " Vous serez bien plus surpris, monsieur, si je vous prouve légalement que M. Duverney m’a prêté en un seul jour 560,000 livres : de pareils services supposent un attachement sans bornes, ou de grands intérêts à ménager ; et l’homme qui en oblige un autre avec de tels moyens croit sans doute avoir d’excellentes raisons pour le faire. » Je n’avais pas besoin non plus de prouver au procès ce prêt de 560,000 livres, puisqu’il n’en est pas question dans notre acte, et qu’ils ont été rendus longtemps avant qu’il fût rédigé.

De quoi donc s’agissait-il pour moi chez le rapporteur ? De prouver qu’il y avait eu des liaisons d’ind’amitié, aussi longues qu’intim

M- Duvi rnej i t moi, et que l’arrêté de compte le plus exact avait le fondement le plus légitime : il me fallait plaider l’historique de ces liais mon ennemi s’efforçait de faire passer pour des chimères ; il m’importait de les établir par des instructions cpie mon respect pour la mémoire du plus honorable citoyen ne m’avait pas permis de mettre dans la bouche de mon avocat ; non qu’elles ne fussent à la gloire de mon ami. mais parce qu’elles tenaient à des considérations majeures, el qui exigeaient de ma part la plus grande circonspection : de sorte que, sans inquiétude sur la vraie question à juger (la validité d’un a . je ne l’étais pas sur l’opinion que mon adversaire avait donnée de moi, qui présentais cet acte : et voilà pourquoi, monsieur, il m’était aussi important d’instruire mon rapporteur qu’inutile de le corrompre ; voilà pourquoi j’ai payé des audiences qu’on me refusait, et n’ai pas acheté un suffrage qui m’était dû à toute sorte de titres : tel a été le principe de ma conduite en cette affaire. Il semblait alors que la cour n’eût plus rien à me demander, lorsqu’un autre de Messieurs des enquêtes me dit du ton le plus grave, et même un peu austère :

— » Monsieur de Beaumarchais, êtes-vous l’auteur d’un écrit intitulé Supplément nu J, « consulter, etc. ’ ? »

— Je pense, monsieur, que mon aveu ne fait rien du tout pour ou contre le parti que la cour entend prendre relativement à ces mémoires.

— i’ Répondez-moi, monsieur de Beaumarchais, d’une façon nette et sans biaiser. »

— Messieurs, la cour sait bien la peine que j’ai journellement à faire signer la plus simple requête : forcé d’abord de présenter à M. le premier président une requête extrajudiciaire pour obtenir un ordre exprès à un avocat titulaire de m’en signer une juridique, tous me refusant leur ministère contre un conseiller de la cour ; l’on m’a vu souvent revenir jusqu’à quatre fois à la charge sans rien obtenir : et cela est au point que ma requête d’atténuation a été envoyée à tous Messieurs sans qu'elle fût signée ; ce dont je leur ai demandé pardon, dans une note à la fin de mon dernier mémoire. Cette difficulté de trouver des défenseurs, sur laquelle il serait à désirer que la cour prît un parti certain (car enfin je ne suis pas ce qu’on appelle ,n Angleterre ex-lea . hors la loi ; cette difficulté, je l’ai éprouvée de même sur mes écrits : de sorte qu’à défaut de conseils, de consultants, et surtout d’une bonne plume pour me défendre, je me suis trouvé forcé d’en employer une mauvaise, qui est la mienne.

— « Monsieur de Beaumarchais, êtes-vous l’auteur d’un écrit intitulé : Addition au Supplément du Mémoire << consulter, etc. ? »

— Monsieur, ;-i c’est un nouveau crime, vous voyez le coupable : il n’y a pas trente heures que j’y travaillais encore.

Le magistrat cessa de parler, et M. le premier président m’ordonna de me retirer ; je demandai la permission de faire une observation à la cour.

— i, Unis êtes ici pour répondre, et non pour observer, me dit M. le premier président.

— Monseigneur, je crois avoir rempli le vœu de l,i cour à cet égard, puisqu’elle cesse de m’interroger ; mais, cet interrogatoire lui-même étant destiné ,, éclaircir quelques faits du procès sur lesquels la cour riait incertaine, ne puis-je eu profiter pour porter la lumière sur un fait des plus graves .’ C’est en quoi consiste l’observation que je demande la libelle de l’aire a la cour.

— « Je vous ai déjà dit qu’un accusé n’avait pas le droit d’observer. « 

— Aussi, monseigneur, n’est-ce pas comme accusé que je désire observer, mais en qualité d’accusateur ; et j’ose assurer la cour que mon observation est d’une telle importance, que, si l’on passait au jugement définitif de l’affaire avant de m’avoir entendu, l’arrêt ne serait peut-être pas injuste au fond, mais au moins serait-il irrégulier dans la forme.

La cour eut la bonté de me permettre de parler. Mon observation avait pour objet l’histoire d’un diiuT pendant lequel, ,-eloli le sieur lierhand. quatre conseillers avaient trahi devant lui le secret du parlement, en s’expliquant sur le parti violent que la cour entendait prendre contre le Jay, ledit Bertrand et moi, qui avions, ajoutait-on, voulu flétrir la vertu du plus intègre magistrat, M. Goëzman. J’essayai d'établir qu’il importait à l'honneur de la magistrature, autant qu’à ma propre sûreté, q UC ce rail fut éclairci, chaque magistrat peinant craindre, à 1 Iroit, qu’on ne le soupçonnai d’être h m des quatre ennemis qui s’étaient expliqués aussi indiscrètement sur mon compte, et dont les voix pouvaient faire pencher contre moi la balance d’un jugement formidable, « Et cet indigne soupçon, messieurs, qui doit blesser tous les membres de cette auguste assemblée, ne peut cesser que par une addition d’information, dans laquelle le sieur Bertrand, interrogé de nouveau, sera forcé de s’expliquer : car, si tout ce procès m’a été intenté sur le seul soupçon qu’un magistrat était compromis par des bruits vagues et publics, avec combien plus de raison la cour doit-elle ordonner d’informer sur une grave imputation faite devant dix témoins, contre quatre de ses membres qu eu refuse de nommer ! Dans le cas où cette imputation serait calomnieuse de la pari de ci- Bertrand, ce qui me’ parait à moi très-probable, il est i ssi util I que la cour apprenne par l’instigation de quel fourbe adroit un fourbe maladroit est venu calomnier devant moi quatre magistrats, uniquement pour lâcher de m’ell’rayer, et me porter à quelques fausses démarches. »

Mon plaidoyer s’étendit à d’autres branches de l’affaire, et je conclus, tant sur le faitdel’audiencf que M. Goëzman prétend m’avoirdonnée le samedi malin :t avril, que sur celui du dîner des quatre conseillers, à ce qu’il plût à la cour me permettre de lui présenter requête tendante a obtenir une addition d’information.

M. le premier présidentme demanda - pourquoi - je n’avais pas parle de ces objets dans ma requête " d’atténuation ? »

— l’aria raison, monseigneur, que dan- cette requête j’agissais comme accusé, dont je dépouille en ce moment le caractère, pour revêtir a la bai ride la cour celui d’accusateur.

M. le premier président me dit abus, avec la plus grande bonté, que la cour verrait e cas qu’elle devait faire de mes observations, et qu’elle me per Hait de lui présenter requête a ce sujet. Je témoignai ma reconnaissance, et je me relirai, soutenu par le digne M" Fremyn, l’un de- greffiers criminels, car ma jambe me faisait un mal excessif.

Bien persuadé que la cour ne vendrait le lendemain qu’un arrêt interlocutoire, qui mettrait M. Goëzman en cause, j’abandonnai le précis que j’avais l’ait au greffe, pour m’occuper toute la nuit de ma nouvelle requête ; et j’attendis le jour avec autant de sécurité que d’impatience. Continuons mon récit : il n’y a rien de petit dan- cette affaire.

lies le malin je lus au parquet solliciter M. le procureur général de me nommer un avocal titulaire. Tant d’invportunités me paraissent fatiguer excessivemenl ce magistrat : mais je lui demande pardon si je ne me lasse point d’invoquer sa louable exactitude eu uneaffaire on tout le monde parle beaucoup de prudence, et semble n’avancer que malgré soi. Enfin, je le suppliai si instamment d’enjoindre à un titulaire de signer i ette nouvelle requête, que je réussis à la faire présenter aux chambres assemblées, pendant qu’on était aux opinions.

Bien des gens me trouvaient imprudent de rester au palais le jour qu’il devait sortir un jugement dans mon affaire ; mais j’en appelle à tous les bons esprits : la confiance avec laquelle j’attendais ce jugement n’est-elle pas la plus haute marque de respect que je pusse donner à la cour ? et plus les gens peu éclairés supposaient de cabale et d’intrigue en ce moment au palais, plus ma confiance dans le tribunal qui me jugeait démontrait quelle opinion j’avais de son intégrité.

L’événement n’a pas tardé à justifier mes espérances. Mon adversaire M. Goëzman, qui, la veille, avait été décrété d’ajournement personnel pour le faux commis par lui sur les registres de baptême, a été une seconde fois décrété d’ajournement personnel relativement à notre procès ; et j’ai pu goûter d’avance la joie que j’aurais un jour de confondre, à la confrontation, celui qui n’a pas craint d’imprimer qu’il m’avait donné quatre audiences, lorsqu’il est prouvé que je n’en aurais pas même obtenu une seule, sauf l’or que j’y sacrifiai. Et quelle audience encore !

Mon premier soin fut de suivre M. le premier président, pour lui rendre mes actions de grâces. Je revenais, plein de mon objet, chercher mon avocat, lorsqu’à la croisière des quatre galeries du palais je vis venir de loin une file de magistrats, entourés de gardes : je me rangeai sur le côté, laissant entre ces messieurs et moi assez d’espace pour qu’il fût à l’instant rempli de gens de toute espèce, attirés par la curiosité du spectacle. J’étais confondu dans la foule et sur les derniers rangs, mon chapeau à la main, très-modestement, et tellement occupé de l’arrêt qui venait d’être rendu, que je ne vis aucun des magistrats qui passaient : aussi fus-je très-surpris lorsque M. le président de Nicolaï, qui marchait à la tête, et déjà en avant de plus de dix pas, se retournant, dit à quelqu’un de sa suite, en me montrant du doigt et me désignant par mon nom : « Exempt, faites sortir cet homme, Beaumarchais, là ; faites-le retirer : il n’est ici que pour me braver. » On sait assez avec quelle ardeur les subalternes exécutent de pareils ordres. « Retirez-vous, sortez ; point de raisons ; M. le président l’ordonne. » Un second accourt à l’appui du premier ; je me vois durement poussé, pressé de sortir, du geste et de la voix, et toujours au nom de M. le président : le public m’entourait. « Je ne « sortirai point (dis-je aux hommes bleus) ; je suis ici dans une salle appartenant au roi, destinée à servir de refuge aux plaideurs ; j’y suis à ma place le jour de mon jugement, et M. le président sort de la sienne pour m’en chasser. Mais je prends la nation à témoin de l’outrage qui m’est fait devant elle, et dont je vais à l’instant porter ma plainte au ministère public. »

Au lieu de me retirer je remonte au parquet, où, suivi par la foule et tout chaud d’indignation, je dis à M. le procureur général : « Je vous supplie, monsieur, de recevoir ma plainte. M. le président de Nicolaï, oubliant le respect qu’il doit au roi, à son propre état, au droit des citoyens, à l’auguste compagnie à la tête de laquelle il avait l’honneur de marcher, sans égard pour le temps, le lieu ni les personnes, vient de me faire outrager par les gardes de sa suite, au milieu du public, que son action scandalise. » Mon plaidoyer fut aussi bouillant que rapide ; et M. le procureur général, ne pouvant refuser de m’entendre, me dit, après avoir un peu rêvé : « Avez-vous des témoins d’un fait aussi extraordinaire ? — Mille, monsieur. — Je ne puis vous empêcher de présenter votre requête à la cour : mais surtout soyez prudent. — Monsieur, il y a huit mois que je le suis ; il y a huit mois que je dévore par respect les insultes publiques que me fait en toute occasion M. le président de Nicolaï ; mais mon silence le fait enfin aller si loin à mon égard, qu’il n’y a plus moyen de m’en taire. »

À l’instant je rentre dans la grand’salle, où, m’adressant à toutes les personnes qui m’environnaient, je dis : « Messieurs, il n’y a pas un de vous qui n’ait vu ce qui vient de m’arriver ; j’espère que vous ne me refuserez pas d’en déposer lorsqu’il en sera question. » Plusieurs voix s’élevèrent à la fois : « Allez, allez chez vous, monsieur ; vous y trouverez une liste de cent témoins. » Dès le même jour, en effet, je reçus le nom d’une foule d’honnêtes gens.

Mais M. le président de Nicolaï, pour rejeter sur moi le blâme de sa vivacité, répand, dit-on, que je lui ai tiré la langue en lui faisant la grimace.

Eh ! monsieur le président, il me semble que dans mes défenses je n’ai pas trop l’air d’un grimacier, et que leur dure franchise annonce plutôt un caractère trop ferme, que celui d’un plat saltimbanque. Est-ce donc entre nous une guerre de collège, où des grimaces se payent par des coups de poings ? Et des intérêts si graves se traitent-ils avec d’aussi puérils moyens que ceux que vous me prêtez ?

Dites, dites, monsieur, qu’outré de l’arrêt du parlement, qui venait de décréter une seconde fois votre ami M. Goëzman, et vous en prenant à moi de n’avoir pu rester dans l’assemblée pour vous y opposer, vous avez fait tomber sur un innocent toute la colère que vous causait le décret d’un coupable : et s’il faut tout avouer, monsieur, lorsque vous avez donné l’ordre à l’exempt de me chasser du palais, où je voudrais n’être jamais entré, votre physionomie, assez douce pour l’ordinaire, était en feu ; les yeux hors de la tête, et les cheveux hérissés comme Calchas, vous aviez plutôt l’air d’un prêtre emporté qui ordonne un sacrifice, que du chef d’une compagnie respectable allant faire un acte de bienfaisance en faveur des prisonniers.

Depuis ce moment, comptant pour peu cet outrage non mérité, je ne me pressais point de réclamer mon droit de citoyen offensé, lorsque j’ai appris pour quel insolent et grimacier personnage vous voulez encore me faire passer.

Et parce que le hasard m’a fait, peu de temps après, me rencontrer à quelques places de vous au parquet de la Comédie italienne, vous avez dit tout haut, à la buvette du palais, que je vous avais de nouveau provoqué de clignotements et de grimaces, et que vous en aviez demandé justice au roi. Mais il sera prouvé, par le témoignage de tous ceux qui m’ont vu ce jour même au spectacle, que je n’y ai pas levé les yeux sur vous ; et qu’à l’instant du ballet où les bancs de devant se sont dégarnis de monde, j’ai passé sur l’un d’eux, dans la crainte que mon voisinage ne vous déplût, ou mît quelque embarras à votre sortie.

Et comme si un homme en valait moins parce que vous l’avez beaucoup outragé, j’apprends que vous comblez par vos discours la multitude d’insultes publiques que vous m’avez faites depuis un an. Tant de partialité, de procédés si offensants, me forcent de revenir à la charge, et de supplier encore une fois le parlement qu’il me commette un avocat titulaire, pour signer ma requête en forme de plainte contre vous.

On m’assure que je ne l’obtiendrai pas, mais cela ne peut être. En posant ainsi des bornes arbitraires à tout, en étendant ou resserrant les droits de chacun au gré des considérations particulières, que resterait-il de certain ? Les tribunaux ne connaîtraient plus l’étendue de leur ressort, ni les citoyens celle de leur liberté. Le désordre et la confusion servant de base à tout, le despotisme oriental serait moins dangereux qu’une pareille anarchie. Si, au lieu d’être froids sur les contestations, comme la loi dont ils sont les organes, les magistrats, plus animés de l’esprit de corps que de celui de la justice qu’ils nous doivent, foulaient aux pieds le droit des citoyens : ou le système d’une telle législation serait mauvais, ou il faudrait un tribunal supérieur aux cours souveraines, auquel chaque citoyen eût droit de porter sa juste plainte.

Je mets ici de côté mon ressentiment particulier. Toute cette affaire est devenue trop grave pour la renfermer dans les bornes individuelles. Mais est-il donc indifférent à la nation que, sous le règne d’un prince équitable, il puisse tomber dans l’esprit d’un magistrat qu’un pouvoir sans bornes est le premier droit de sa place ? qu’il a celui de cabaler, d’intriguer, de solliciter ouvertement pour un de ses confrères, au mépris des ordonnances, et d’abuser du respect qu’on porte à sa simarre, pour déchirer partout l’adversaire de son ami ? et parce que le plus juste arrêt viendrait de décréter une seconde fois cet ami, qu’il peut abuser du moment de la plus auguste fonction, pour faire outrager publiquement un citoyen par ses gardes ? Et surtout comment ce magistrat, à qui l’on doit supposer un cœur doux, un esprit pacifique (puisqu’il a déposé l’étendard de la guerre, qui tire son droit de la force, pour arborer le drapeau de la justice, qui ne tient son pouvoir que des lois), se trompe-t-il au point de croire qu’il peut traiter les sujets du roi, étant président, comme il dut traiter ses ennemis, étant colonel ; porter l’esprit militaire au barreau, les abus du commandement jusque dans l’administration de la justice ; enfin abuser, pour troubler l’ordre public, des moyens mêmes établis par la loi pour la faire respecter ?

Mais posons la thèse en sens contraire, et supposons un moment qu’un citoyen eût été assez fou pour insulter ce magistrat dans ses fonctions. À l’instant une punition rigoureuse eût fait un exemple éclatant du malheureux insensé. Cependant son action isolée importait-elle à la chose publique comme la conduite d’un magistrat, entre les mains duquel sont tous les jours l’honneur, la fortune, ou la vie des citoyens ? Eh ! comment espérer du respect pour les droits d’autrui, de celui qui ne saurait pas respecter l’auguste emploi dont il serait lui-même honoré ?

L’outrage du citoyen au magistrat puni sur-le-champ ne peut donc tirer à conséquence pour personne, au lieu que l’outrage public du magistrat au citoyen importe à toute la nation : car, ou cette licence est l’effet de la corruption générale, ou rien n’est plus propre à l’engendrer bientôt ; et si l’offense faite à un particulier paraît un petit mal en soi, l’oubli de l’ordre et de la justice, de la part d’un magistrat, peut devenir la source de mille abus effrayants. La nation n’est pas juge en cette affaire, mais elle s’y rend partie dans ma personne ; et ma cause est celle de tous les citoyens.

Je prends avec autant de justice que de plaisir le nom de citoyen partout où je parle de moi dans cette affaire ; ce nom est doux à ma bouche et flatteur à mon oreille. Hommes simples dans la société, sujets heureux d’un excellent monarque, chacun de nous, Français, a l’honneur d’être citoyen dans les tribunaux ; c’est là seulement où nous pouvons soutenir les droits de l’égalité. Ils y sont même tellement respectés, que le souverain ne croit pas au-dessous de lui d’y soumettre les siens contre nous, et de s’y laisser condamner à notre avantage sur tous les points qui lui seraient justement contestés. Ainsi le Dieu terrible, enveloppé d’un nuage et tempérant son éclat, ne dédaigna pas autrefois de disputer contre Moïse, et de céder même à son serviteur.

Et lorsque mon souverain, mon seul maître, mon roi, permet qu’on plaide contre lui dans les tribunaux établis par lui-même, je ne pourrais obtenir, contre un officier de ces mêmes tribunaux, la permission d’informer et d’y poursuivre la juste réparation d’un outrage public et non mérité ! Oui, je l’obtiendrai par la seule force de mon droit et de mes raisons. Nous ne sommes plus dans ce siècle où l’on fit un crime à la maréchale d’Ancre d’avoir bien raisonné, dans ces temps superstitieux où l’empire de Galigaï conduisait une âme forte au bûcher. Je suis soumis aux lois de mon pays ; je paye avec joie le tribut de mes facultés à mon prince : en revanche il ne refusera pas sa protection pour ma personne, et sa justice pour mes droits offensés.

En tout ceci, monsieur, je suis bien loin d’attaquer la noblesse et les dignités qui sont l’enseigne des vertus de vos ancêtres ; j’ose au contraire vous demander compte de cette vertu qui doit être en vous l’enseigne de la noblesse et des dignités qu’ils vous ont transmises.

Mais je m’aperçois que tant d’ardeur à vous poursuivre affligerait tout un corps respectable, et désobligerait les chefs du parlement. Est-ce égard pour votre famille, et noble et toujours chère à la nation ? je partage avec eux cette honorable considération. Est-ce attachement pour votre personne ? je déclare volontiers que mon respect pour vous marche à côté de ce tendre intérêt. Est-ce inquiétude pour le désagrément qui peut résulter de ma poursuite ? Eh bien ! monsieur, j’y renonce, persuadé que la haine qui vous égare en ce moment fera place à des sentiments plus justes, quand l’événement vous aura convaincu que je ne fais ici que soutenir les droits d’une défense légitime.

À la vérité, si j’avais l’honneur d’être M. de Nicolaï, je serais bien mécontent de ne devoir ma tranquillité qu’aux respectueux égards d’un offensé pour ma famille ou pour le vœu de ma compagnie ; et j’aurais la hauteur de vouloir réparer un tel outrage, ne fût-ce que pour enlever à mon inférieur l’honneur de l’oublier ou de me le pardonner. Chacun a de l’amour-propre à sa manière ; et, pour moi, telle eût été ma fierté.

Pour conserver l’avantage que vous voulez bien m’abandonner, monsieur, je renonce donc avec plaisir à ma poursuite, en vous assurant qu’il n’est jamais entré un seul mouvement de haine ou de vengeance dans tout ce que j’ai fait contre vous.

Je vais plus loin à votre égard : je trouve, dans un excès que vous blâmez sûrement vous-même, sinon sa propre excuse, au moins l’apologie du sentiment qui vous y a conduit ; et si j’ai désiré que vous ne fussiez pas mon juge, c’est qu’un ami ardent et passionné est rarement un juge impartial, et que votre amitié pour M. Goëzman pouvait tourner contre moi dans l’acte important d’un jugement, où toute abnégation de soi-même est la première loi qu’un magistrat doit s’imposer.

Si la fermeté de cet article est prise en mauvaise part, et si mes ennemis donnent ce courage de publier mes sentiments sur des points aussi délicats, pour un dessein formé de dépriser pied à pied le tribunal qui doit me juger, j’opposerai ma confiance et mon respect reconnus à l’odieuse intention qui m’est ici prêtée.

J’opposerai l’éloge public que j’ai constamment fait de MM. Doé de Combault et de Chazal, commissaires rapporteurs de ce procès, que je ne connais que par la marche exacte et pure de leur instruction, au blâme public que je n’ai pas craint de répandre sur M. Goëzman en une occasion semblable.

À la nécessité de relever un trait peu réfléchi de M. le président de Nicolaï, j’opposerai l’action magnanime et généreuse de M. le président de la Briffe, qui, sans aucun autre motif que l’amour du bien, sacrifie sans faste, à la délivrance des prisonniers, les 12,000 francs dont la grandeur du roi couvre les dépenses du président qui tient la chambre des vacations. On me crierait cent fois : M. de la Briffe est l’ami de M. Goëzman, que je le supplierais encore de rester au rang de mes juges : l’amour des hommes, celui de l’ordre et celui de la justice ont tous la même base dans le cœur d’un homme vertueux.

À l’obstination que je ne puis approuver dans quelques magistrats, de vouloir absolument rester parmi mes juges avec un cœur trop plein d’attachement pour mon adversaire et de haine pour moi, j’opposerai la pureté délicate avec laquelle MM. Quirot, Desirat, et plusieurs autres conseillers, se sont récusés volontairement, sur le léger soupçon que l’opinion qu’ils ont de M. Goëzman avait pu percer dans le public.

Enfin, à la chaleur avec laquelle on dit que quelques membres du parlement voudraient disculper M. Goëzman, j’opposerai le nombre infini de magistrats généreux qui, ne faisant point consister la gloire d’un corps illustre dans le soutien d’un membre gangrené, préféreront d’en purger leur compagnie, sous le risque de quelque inconvénient passager, à la faiblesse de le supporter au milieu d’eux s’il n’est pas jugé digne d’y rester.

Voilà ma profession de foi relativement à mes juges ; et je ne fais point parade ici de sentiments équivoques : j’ai pesé tout, avant de m’expliquer. Tout magistrat, dit-on, doit être jugé par ses pairs. Mais les officiers d’un autre parlement sont également les pairs de M. Goëzman ; mais ses amis n’auraient pas la douleur de le condamner, et les miens peut-être auraient quelques inquiétudes de moins. Loin de moi toute frayeur insultante ! je fais profession ouverte de la plus grande confiance dans le parlement de Paris ; jamais respect ne fut plus entier, ni plus sainement motivé : les opinions pour et contre ici ne font rien. Voilà des faits : je leur dois la sécurité de mon attente, et le courage d’un travail aussi pénible que celui que j’ai entrepris ; je leur dois la force de vaincre mes dégoûts en passant d’un objet dont la discussion élevait mon cœur, à de misérables tracasseries qui le font soulever. De tous les travaux d’Hercule, celui de nettoyer les étables d’Augias était le plus aisé sans doute, et n’en fut pas moins celui qui l’irrita davantage. Ramenons les choses à des comparaisons plus justes, plus voisines de ma faiblesse.

Après avoir détourné la tête et les yeux d’une médecine, repoussé vingt fois la main qui la présente, un enfant, malgré sa répugnance, finit pourtant par l’avaler, et même à grands flots, pour en être plus tôt quitte ; et moi aussi je suis un grand enfant : voilà je ne sais combien de fois que je prends la plume pour faire l’article Marin, et la remets dans l’encrier. À quoi bon ces délais ? Malgré la nausée, il faut toujours y venir. Allons donc ! une bonne résolution, et finissons, quitte à se rincer la bouche après en avoir parlé.

— Mais à quoi donc répliquez-vous ? il n’a pas répondu à votre addition. — À quoi je réplique ? N’est-ce donc rien que ses requêtes au parlement, et ses gazettes à la main, et ses gazettes à la bouche, et les lettres infâmes qu’il fait trotter par la ville, et les articles Paris de la gazette d’Utrecht ? — Mais ces nouvelles à la main, cette gazette étrangère, ne sont pas de lui. — Elles en sont ; et voici mes preuves.

Premièrement, l’article de ce procès y est toujours mal fait, lourdement ruminé, pesamment écrit : vous conviendrez que c’est là déjà une forte présomption contre Marin. Deuxièmement, cet article dit toujours beaucoup de mal de moi : ma preuve se renforce contre Marin. Troisièmement, l’article dit toujours du bien de Marin, vante à l’excès la noblesse et la beauté de son style, la distinction avec laquelle il remplit les places qui lui ont été confiées : la preuve est complète ; il n’y a plus moyen d’en douter : c’est Marin qui fait l’article, puisque l’article dit du bien de Marin.

Ressassons donc un peu celui de la gazette d’Utrecht du 4 janvier, puisqu’il sert de supplément aux mémoires de Marin.

« Le sieur de Beaumarchais, en attendant la sentence que le parlement lui prépare. » Une sentence du parlement ! c’est Marin, vous dis-je. Si notre affaire eût été consulaire, comme celle du grand cousin, il n’eût pas manqué d’écrire : en attendant l’arrêt que les consuls, etc. C’est Marin. C’est Marin, comme ce n’est pas moi.

Mais qui a dit au sieur Marin que le parlement me préparait une sentence ? pendant qu’il est de notoriété que je poursuis un jugement contre M. et madame Goëzman, concussionnaires et calomniateurs, contre Marin la Bourse, et Bertrand la Main-d’œuvre, l’un suborneur, et l’autre suborné. « Le sieur de B… vient de publier un troisième mémoire qui, par le fiel qui y est mêlé, mérite le nom de libelle. » Remarquez, en passant, que ce n’est point du tout sur les reproches mérités que je fais à M. et madame Goëzman, au comte de la Blache, à Bertrand, Baculard et consorts, que Marin se lâche contre mes mémoires : regardant le mal d’autrui comme un songe, et ne s’occupant dans la gazette que de l’intérêt du gazetier, voyez comment il s’explique ici : « Ses mémoires méritent le nom de libelle, puisqu’il s’efforce d’y diffamer un homme de lettres (M. Marin). » Marin le gazetier, homme de lettres !… comme un facteur de la petite poste « qui a toujours rempli avec distinction les places qui lui ont été confiées par le gouvernement. » Avec distinction ! cette distinction de Marin me rappelle un propos que le jacobin Affinati, dans son bouquin intitulé le Monde sens dessus dessous par les menées du diable, fait tenir à Dieu, parlant au pécheur Adam : « De toutes mes créatures, vous seul avez forfait. Avancez, maraud, que je vous timbre au front, que je vous distingue. »

Avancez, Marin ; suivons votre article. « Quoique l’on puisse lire les mémoires du sieur de Beaumarchais qu’avec mépris, il s’en est cependant vendu plus de dix mille exemplaires en deux jours. » Je n’entends pas cette phrase ; elle sera toujours louche, à moins d’y restituer quelques mots oubliés à l’impression. Pour qu’elle ait le sens commun, voici comment elle a dû être faite : « Quoique l’on (ne) puisse lire les mémoires du sieur de Beaumarchais qu’avec mépris (pour Marin), il s’en est cependant vendu plus de dix mille exemplaires en deux jours. » Cela est clair, voilà qui s’entend : car le mépris que mes mémoires auraient inspiré pour moi les eût laissés moisir au grenier du libraire, au lieu que le mépris dont ils ont couvert Marin a rendu tout le monde avide de les lire : il s’en est vendu plus de dix mille en deux jours, ou bien : Malgré le dégoût qu’on avait d’entendre parler de Marin dans ces mémoires, il s’en est cependant vendu, etc. Cette version est bonne aussi ; mais les gens de lettres préfèrent la première, comme plus sûre et plus naturelle : « Quoiqu’on ne puisse lire les mémoires du sieur de Beaumarchais qu’avec mépris pour Marin, il s’en est cependant vendu dix mille exemplaires en deux jours. » On y rêverait cent ans, que voilà le vrai sens de la phrase, ou elle n’en a aucun. Mais pourquoi répètent-ils tous sans cesse que je fais vendre mes mémoires, et m’entends à ce sujet avec Ruault, libraire, rue de la Harpe, pour débiter mes sottises ? Les ingrats qu’ils sont ! ils décrient mon affaire de finance, comme s’ils n’y avaient pas un bon intérêt. Et si je ne faisais pas vendre mes mémoires, qui donc ferait vendre les leurs ? Mais le sieur Marin étant irréprochable… Vous voyez bien, lecteur, qu’il n’y a que Marin au monde qui puisse écrire de pareils contes sur Marin. « Il va le poursuivre au criminel, pour obtenir une réparation éclatante de toutes les calomnies du sieur de Beaumarchais. »

Cela va bien. Marin avait déjà dit, dans sa requête imprimée, qu’en le montrant au doigt j’avais insulté la majesté du trône, berné le gouvernement, injurié la magistrature, bravé les tribunaux, outragé les citoyens : car

Qui méprise Marin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Marin, ni Dieu, ni foi, ni loi.

Mais gardez-vous bien d’en croire ce monsieur-là ; à son compte, il n’y aurait pas un seul bon Français dans la capitale.

Puis ayant rappelé, d’après moi, toutes ses friperies de mémoires, de littérature, de censures de nouvelles, d’affaires, de courtage (condamnation passée sur l’espionnage, puisqu’il n’en dit mot), d’usure, d’intrigue, etc., quatre pages d’et caetera, il avait prié la cour de lui permettre de faire informer des faits énoncés dans mes mémoires. Mais, trouvant bientôt qu’il était trop dangereux pour lui de laisser informer, il s’était retranché à demander à la cour que, sans autre examen, et attendu, disait-il, que ce ne sont que des calomnies atroces, elle ordonnât que mes mémoires fussent déclarés faux et calomnieux, défenses de récidiver, et dommages-intérêts applicables à œuvres pies, etc.

Mais moi qui prétends à l’honneur de soutenir tout ce que j’ai avancé, de ces deux manières de conclure imaginées par Marin, j’ai adopté la première ; et, par ma requête en réponse à la sienne, j’ai supplié la cour, avec lui ou sans lui, d’ordonner qu’il fût informé sur les faits et les imputations contenus dans mon mémoire contre ledit Marin.

Pour réclamer à cet égard la vigilance du ministère public, il me suffirait de mon intérêt personnel ; mais ici l’intérêt de l’État et de la société doit fixer encore plus l’attention de messieurs les gens du roi. La police, aussi exacte que patriotique en cette grave occasion, n’aura certainement point de secrets pour la cour, elle lui ouvrira ses registres ; et c’est à la faveur des renseignements qu’on y puisera, que le parlement et la nation seront en état de prononcer si l’intérêt public et particulier ne sont pas ici combinés le plus heureusement du monde pour démasquer le précepteur Marin, et pour renvoyer ledit précepteur à l’orgue de la Ciotat[26], d’où il est descendu si mal à propos.

Et si, dans les informations qu’on ferait contre l’ami Marin, qui m’a voulu faire passer pour l’auteur de la…, on découvrait par hasard que l’ami était un zélé distributeur de la… ! Au reste, ce n’aurait été qu’une des branches ordinaires de son commerce : car il faut savoir que l’ami, confisquant par état tous les livres défendus, ne les en a toujours vendus que plus cher aux amateurs.

Quelqu’un m’arrête ici, qui me dit : Prenez garde, ce n’est pas Marin, c’est Bertrand qui, dans son mémoire, a voulu vous faire passer pour l’auteur de la… Eh ! messieurs, ne savez-vous pas que les mémoires du grand cousin ne sont que des enveloppes de gazettes, et qu’ici le sacristain et l’organiste s’entendent comme larrons pour sauver le publiciste ?

Ah ! monsieur Marin, que vous êtes loin aujourd’hui de cet heureux temps où, la tête rase et nue, en long habit de lin, symbole de votre innocence, vous enchantiez toute la Ciotat par la gentillesse de vos fredons sur l’orgue, ou la claire mélodie de vos chants au lutrin ! Si quelque prophète arabe, abordant sur la côte, et vous voyant un si joli enfant… de chœur, vous eût dit : « Petit abbé, prenez bien garde à vous, mon ami ; ayez toujours la crainte de Dieu devant les yeux, mon enfant ; sinon, vous deviendrez un jour… » tout ce que vous êtes devenu enfin ; ne vous seriez-vous pas écrié, dans votre tunique de lin, comme un autre Joas :

Dieu, qui voyez mon trouble et mon affliction,
Détournez loin de moi sa malédiction,
Et ne souffrez jamais qu’elle soit accomplie !
Faites que Marin meure avant qu’il vous oublie !

Il a bien changé le Marin ! Et voyez comme le mal gagne et se propage, quand on néglige de l’arrêter dans son principe ! Ce Marin qui d’abord, pour toute volupté,

Présentait au vicaireQuelquefois à l’autel
Présentait au vicaire ou l’offrande ou le sel,

quitte la jaquette et les galoches, ne fait qu’un saut de l’orgue au préceptorat, à la censure, au secrétariat, enfin à la gazette ; et voilà mon Marin les bras retroussés jusqu’au coude, et pêchant le mal en eau trouble : il en dit hautement tant qu’il veut, il en fait sourdement tant qu’il peut : il arrête d’un côté les réputations qu’il déchire de l’autre : censures, gazettes étrangères, nouvelles à la main, à la bouche, à la presse ; journaux, petites feuilles, lettres courantes, fabriquées, supposées, distribuées, etc., etc., encore quatre pages d’et cætera ; tout est à son usage. Écrivain éloquent, censeur habile, gazetier véridique, journalier de pamphlets ; s’il marche, il rampe comme un serpent ; s’il s’élève, il tombe comme un crapaud. Enfin, se traînant, gravissant, et par sauts et par bonds, toujours le ventre à terre, il a tant fait par ses journées, qu’enfin nous avons vu de nos jours le corsaire allant à Versailles, tiré à quatre chevaux sur la route, portant pour armoiries aux panneaux de son carrosse, dans un cartel en forme de buffet d’orgues, une Renommée en champ de gueules, les ailes coupées, la tête en bas, raclant de la trompette marine ; et pour support une figure dégoûtée, représentant l’Europe : le tout embrassé d’une soutanelle doublée de gazettes, et surmontée d’un bonnet carré, avec cette légende à la houppe : Ques-a-co, Marin ?

Mais, entraîné par mon sujet, je m’aperçois que j’oublie cette gazette d’Utrecht que je commentais ; puis, en y songeant mieux, je m’aperçois que j’ai fort bien fait de l’oublier : tout cela est si mal pensé, si mal écrit, qu’on me saura gré de l’avoir laissé là. J’ai quelque chose de mieux sous la main : toute espèce de gazette n’est que du Marin ordinaire, au lieu que voici du Marin superfin, pour les amateurs de noirceurs.

Depuis douze ou quinze jours, Marin fait courir par la ville une lettre d’un soi-disant ambassadeur adressée à lui, dans laquelle on suppose que j’ai commis en pays étranger des crimes dignes du dernier supplice. Les uns mettent la scène en Italie, d’autres la portent en Angleterre ; les commis de Marin, les sieurs Adam et Mercier, en racontant ce prétendu délit, ont attesté devant neuf ou dix témoins, qui le certifieront, qu’à son occasion mon procès m’avait été commencé ; que si je n’eusse pris promptement la fuite, j’aurais été pendu.

Le fameux Bertrand, en faisant circuler la lettre, prétend qu’elle est signée d’un ambassadeur d’Espagne et de cinq ou six personnes de considération ; c’est un triomphe, une joie, une liesse parmi ces messieurs, qui ne se conçoit pas. Chacun court, s’évertue, se rend chez Marin, qui régale tout l’enfer, taille des plumes empoisonnées, remplit les cornets de fiel, échauffe les esprits par un verre de bitume, et met les démons au travail ; et de tout cela doit sortir un long et superbe article pour le mémoire de Marin, qui, à ce sujet, a déjà pris, dit-on, cent rames de papier chez Bougy, et les a envoyées à son imprimeur.

Et voilà encore les pauvres honnêtes gens de la ville qui disent, comme à la liste de la portière : « Jamais, jamais Beaumarchais ne se tirera de cette lettre d’Espagne. Cela est sans réplique ; voilà des faits, des témoignages, des signatures : on a écrit pour avoir les pièces justificatives, et cette anecdote est son coup de grâce. »

Mes amis s’inquiètent pour moi, s’agitent, cherchent la lettre de toute part. Enfin, hier au soir, 12 janvier 1774, on m’en a remis une copie, et je tiens dans mes mains ce chef-d’œuvre. Avant de l’imprimer, j’ai commencé par déposer au greffe de la cour cette copie telle qu’on me l’a remise ; et, par ma requête au parlement en réponse à celle de Marin, je supplie la cour d’ordonner qu’il soit informé sur la lettre, ainsi que sur autres faits et gestes du gazetier.


copie exacte de l’écrit soi-disant envoyé à marin, et qui m’a été remis de la part d’un de ses amis, qui le certifiera s’il est entendu sur ce fait.

Après toutes les horreurs que le sieur Caron a vomies contre vous, monsieur, et contre tout le monde, je crois que vous voulez le faire repentir ; il a l’insolence de vous défier de parler ; il faut qu’il soit, comme on dit, fou : cela m’a plus révolté que tout le reste ; et, comme en vous vengeant vous nous vengerez aussi, et autant pour punir un scélérat que pour faire plaisir à tant d’offensés, il faut le prendre par où il ne s’attend pas. Il croit être en sûreté, parce qu’il a pu dans ce pays ici cacher sa méchanceté sous des apparences qui le tireraient toujours de nos reproches ; il dit partout qu’il fera repentir le premier qui l’attaquera dans sa conduite : peut-être a-t-il raison pour ce qui regarde la France ; mais, le misérable, il ne croit pas qu’il y a des gens instruits de ses coquineries en Espagne. Mais moi j’y étais, tous mes amis et mes parents y sont encore, et la preuve est au bout ici. Il avait sa sœur, maîtresse du seigneur Joseph Clavijo, à Madrid, garde des archives de la couronne, mon parent, qui s’en dégoûta par mauvaise conduite. Son frère vint dans l’espérance de faire épouser malgré lui sa sœur à mon parent, qui, le 24 mai 1764, rendit une plainte que le sieur Caron, dit Beaumarchais, était venu à six heures du matin, s’était fait introduire sous un faux nom chez M. Portuguès, chef des bureaux d’État, où il logeait ; et qu’ayant fermé la porte et présenté un pistolet, lui avait fait signer une promesse de mariage dans son lit, sous peine de le tuer s’il bronchait : c’est bien pis que ce qu’il dit de M. Goëzman. Et comme chez nous les présents sont une preuve qu’on veut épouser, il s’était fait en même temps donner des bijoux, des pièces d’or étrangères, enfin pour près de 8,000 livres comme présents de noces faits de bon gré. Là-dessus il y eut ordre, sur la plainte de mon parent à M. le marquis de Robion, commandant de Madrid, de faire mettre le fripon au cachot, qui se sauva chez l’ambassadeur de France : mais quand il fallut rendre les bijoux, il dit que son laquais les avait volés, et garda tout comme un gueux, déshonoré par cette friponnerie ; et puis après, pour rendre au seigneur Clavijo le tour qu’il lui avait joué, il fut chercher une femme de chambre, que Clavijo avait entretenue avant sa sœur ; il donna de l’argent à cette fille, pour présenter à la justice des lettres de mon parent. Il prétendit que c’étaient des promesses de mariage ; et, comme on est très-rigoureux chez nous sur ce cas, en attendant que tout fût clair, on arrêta mon parent, qui eut bientôt prouvé et fait avouer à la fille que le fripon avait remué cette corde. Enfin, pour couronner tout, il finit par tenir la banque un soir chez l’ambassadeur de Russie, avec des cartes arrangées, et gagna près de cent mille livres la nuit : l’ambassadeur le fit chasser ; on se plaignit à M. d’Ossun, qui lui ordonna de sortir d’Espagne vite, où il laissa tout, habit, linge, pour s’en aller bien vite à cheval ; il aurait été pourrir en cachot, et ce n’est pas là des contes. J’ai écrit pour avoir la preuve, et lever la plainte de mon parent, qui est publique pour faits de violence et friponnerie ; il a fait un conte différent du vrai en France ; mais vous aurez plus de témoins qu’il en faut, parce qu’ayant chez lui le vrai, dans le temps qu’on a fait inventaire chez lui, il a voulu arracher les papiers à la justice, qui les a lus malgré lui, et tous l’ont connu pour ce qu’il est ; faites-en ce qu’il vous plaira, vous ou M. Goëzman. Voilà pour le payer du baptême, qui est une chose très-innocente. Une femme qui était son amie, vous entendez, là-bas, veut bien conter les choses comme lui, quand ils en parlent ; mais nous avons, Dieu merci, toutes les preuves, les lettres, et tout. Il vous défie ? eh bien ! défiez-le de se justifier sur sa coquinerie d’Espagne, sur sa sœur ; et, s’il ose parler, comme il ne dira que des mensonges, il sera pris ; nous fondrons tous sur lui, comme pour instruire de tout contre un si grand imposteur ; et une fois bien démasqué là-dessus, il faut qu’il s’enfuie tout le reste de sa vie. Il n’y a rien qui vaille ça ; et M. Portuguès, et M. Lianos, et M. Pachico, et autres personnes du conseil du roi, à Madrid, tous amis de mon parent, donneront leur attestation, et on fournira tout au parlement, on peut en être sûr. S’il n’avait pas été protégé par M. d’Ossun avant que l’ambassadeur sût la vérité, jamais il n’aurait revu le jour ; M. d’Ossun s’en est bien repenti après l’affaire du jeu. Il l’a écrit aux Dames : c’est la vraie cause secrète qu’elles n’ont plus voulu que le fripon approchât d’elles à Versailles ; mais voilà ce qu’on ne dit pas tout haut. Encore un petit moment, je suis avec bien de l’empressement et à votre service et celui de tous les honnêtes gens qui sont les ennemis de ce fripon-là,

Monsieur,
Votre très-humble et obéissant serviteur.

Voulez-vous m’envoyer votre mémoire et autres par mon laquais ? Je les ferai passer à Madrid par le premier courrier : ça fera plaisir à tout le monde.

Cette misérable lettre n’est point signée, ou parce que l’original lui-même est anonyme, ou parce qu’on n’a pas voulu, en me l’envoyant, mettre le nom de celui qui l’avait écrite, dans la crainte de mes recherches. Les uns disent qu’elle est d’un ambassadeur ; les autres, d’un homme venu d’Espagne avec M. le comte d’Aranda ; d’autres, qu’elle est signée d’un gentilhomme arrivé depuis peu. Jamais gentilhomme n’a écrit de ce style. Quoi qu’il en soit, en attendant que ce gentilhomme de cuisine ou de gazette fasse venir ses preuves d’Espagne, et les fournisse à Marin pour en guirlander son mémoire, voici ma réponse à la lettre échappée du tripot.

Quelques notions confuses d’une querelle d’éclat que j’eus en 1764 à Madrid ont fait sans doute espérer à mes ennemis qu’ils pourraient établir une nouvelle diffamation sur cette aventure ignorée en France, et sur laquelle il resterait au moins des soupçons affreux contre moi, de quelque façon que j’entreprisse de m’en justifier après dix ans de silence, et à quatre cents lieues de l’endroit de la scène.

Et moi, pressé de relever des faits aussi graves, je vais tout uniment ouvrir les mémoires de mon voyage d’Espagne en 1764, et donner en 1774 à ce fragment de ma vie une publicité qu’il ne devait jamais avoir.

Dans un événement aussi extraordinaire que celui dont je vais rendre compte, tout ne peut être à mon avantage ; et, quoi que je fasse, il me sera toujours reproché par les uns d’avoir mis trop de fierté dans ma conduite ; par les autres, cette fierté sera peut-être appelée arrogance : mais un jour, mieux connu, et toutes mes actions se servant d’appui, l’on finira par trouver que je n’ai mis à celle-ci ni dureté ni arrogance, mais seulement une fermeté d’âme que l’orgueil de bien faire a quelquefois exaltée.

S’il se mêle un peu d’amour-propre à faire le bien, cet amour-propre est de la plus noble espèce. Loin de le regarder comme un mal, et sans nous donner pour meilleurs que nous ne sommes en effet, il faut avouer que le bonheur d’être estimable tient beaucoup à l’honneur d’être estimé. Rois, sujets, grands et petits, tous sont affamés de la considération publique. Heureux celui qui ne l’a jamais perdue ! plus heureux mille fois celui qui, n’ayant pas mérité de la perdre, a pu enfin la recouvrer ! C’est à quoi je travaille nuit et jour.

Je remercie mes ennemis de la sévère inquisition qu’ils établissent sur ma vie. Cette liberté dans les procès a au moins cela de bon, que la crainte d’être diffamé à la première querelle peut retenir dans le devoir nombre de gens dont les principes ne sont pas assez certains. Je rends grâces à ces messieurs des occasions qu’ils me fournissent sans cesse de me justifier ; mais je prie le lecteur de se souvenir que, quelque extraordinaire que lui paraisse ce qu’il va lire, ma précédente réponse au comte de la Blache, sur l’incroyable fait des lettres supposées de Mesdames, n’offre rien de plus évident ni de plus respectable que les preuves dont j’appuierai cette étonnante narration.


année 1764.
Fragment de mon voyage d’Espagne.

Depuis quelques années j’avais eu le bonheur de m’envelopper de toute ma famille. L’union, la joie, la reconnaissance, étaient la récompense continuelle des sacrifices que cet entour exigeait, et me consolaient de l’injure extérieure que des méchants faisaient dès lors à mes sentiments.

De cinq sœurs que j’avais, deux, confiées dès leur jeunesse par mon père à l’un de ses correspondants d’Espagne, ne m’avaient laissé d’elles qu’un souvenir faible et doux, quelquefois ranimé par leur correspondance.

En février 1764, mon père reçoit de sa fille aînée une lettre pleine d’amertume, dont voici la substance :

« Ma sœur vient d’être outragée par un homme aussi accrédité que dangereux. Deux fois, à l’instant de l’épouser, il a manqué de parole et s’est brusquement retiré, sans daigner même excuser sa conduite. La sensibilité de ma sœur offensée l’a jetée dans un état de mort dont il y a beaucoup d’apparence que nous ne la sauverons pas ; tous ses nerfs se sont retirés, et depuis six jours elle ne parle plus.

« Le déshonneur que cet événement verse sur elle nous a plongés dans une retraite profonde, où je pleure nuit et jour, en prodiguant à cette infortunée des consolations que je ne suis pas en état de prendre pour moi-même.

« Tout Madrid sait que ma sœur n’a rien à se reprocher.

« Si mon frère avait assez de crédit pour nous faire recommander à M. l’ambassadeur de France, Son Excellence mettrait à nous protéger une bonté de prédilection qui arrêterait tout le mal qu’un perfide nous fait et par sa conduite et par ses menaces, etc… »

Mon père vient me trouver à Versailles, et me remet, en pleurant, la lettre de sa fille. « Voyez, mon fils, ce que vous pouvez pour ces deux infortunées ; elles ne sont pas moins vos sœurs que les autres. »

Je me sentis aussi ému que lui au récit de la terrible situation de ma sœur. « Hélas ! mon père, lui dis-je, quelle espèce de recommandation puis-je obtenir pour elles ? qu’irai-je demander ? Qui sait si elles n’ont pas donné lieu, par quelques fautes qu’elles nous cachent, à la honte qui les couvre aujourd’hui ? — J’oubliais, reprit mon père, de vous montrer plusieurs lettres de notre ambassadeur à votre sœur ainée, qui annoncent la plus haute estime pour l’une et pour l’autre. »

Je lisais ces lettres, elles me rassuraient ; et la phrase : « elles ne sont pas moins vos sœurs que les autres, » me frappant jusqu’au fond du cœur : « Se pleurez point, dis-je à mon père ; je prends un parti qui peut vous étonner, mais qui me paraît le plus certain, comme le plus sage.

« Ma sœur ainée indique plusieurs personnes respectables qui déposeront, dit-elle, à son frère à Paris, de la bonne conduite et de la vertu de sa sœur. Je veux les voir ; et si leur témoignage est aussi honorable que celui de M. l’ambassadeur de France, je demande un congé, je pars ; et, ne prenant conseil que de la prudence et de ma sensibilité, je les vengerai d’un traître, ou je les ramène à Paris partager avec vous ma modique fortune. »

Le succès de mes informations m’échauffe le cœur ; alors, sans autre délai, je reviens à Versailles apprendre à mes augustes protectrices qu’une affaire aussi douloureuse que pressée exige ma présence à Madrid, et me force de suspendre toute espèce de service auprès d’elles.

Étonnées d’un départ aussi brusque, leur bonté respectable va jusqu’à vouloir être instruites de la nature de ce nouveau malheur. Je montre la lettre de ma sœur aînée : «  Partez, et soyez sage, » fut l’honorable encouragement que je reçus des princesses. « Ce que vous entreprenez est bien, et vous ne manquerez pas d’appui en Espagne, si votre conduite est raisonnable. »

Mes apprêts furent bientôt faits. Je craignais de ne pas arriver assez tôt pour sauver la vie de ma pauvre sœur. Les plus fortes recommandations auprès de notre ambassadeur me furent prodiguées et devinrent l’inestimable prix de quatre ans de soins employés à l’amusement de Mesdames.

À l’instant de mon départ, je reçois la commission de négocier en Espagne une affaire très-intéressante au commerce de France. M. Duverney, touché du motif de mon voyage, m’embrasse, et me dit : « Allez, mon fils, sauvez la vie à votre sœur. Quant à l’affaire dont vous êtes chargé, quelque intérêt qui vous y preniez, souvenez-vous que je suis votre appui : je l’ai promis publiquement à la famille royale, et je ne manquerai jamais à un engagement aussi sacré. Je m’en rapporte à vos lumières ; voilà pour deux cent mille francs de billets au porteur que je vous remets pour augmenter votre consistance personnelle par un crédit de cette étendue sur moi. »

Je pars, et vais nuit et jour de Paris à Madrid. Un négociant français, feignant d’avoir affaire à Bayonne, mais engagé secrètement par ma famille de m’accompagner et de veiller à ma sûreté, m’avait demandé une place dans ma chaise.

J’arrive à Madrid le 18 mai 1764, à onze heures du matin. J’étais attendu depuis quelques jours ; je trouvai mes sœurs entourées de leurs amis, à qui la chaleur de ma résolution avait donné le désir de me connaître.

À peine les premières larmes sont-elles épanchées, que m’adressant à mes sœurs : « Ne soyez pas étonnées, leur dis-je, si j’emploie ce premier moment pour apprendre l’exacte vérité de votre malheureuse aventure ; je prie les honnêtes gens qui m’environnent, et que je regarde comme mes amis, puisqu’ils sont les vôtres, de ne pas vous passer la plus légère inexactitude. Pour vous servir avec succès, il faut que je sois fidèlement instruit. »

Le compte fut exact et long. À ce récit, la sensibilité de tout le monde justifiant la mienne, j’embrassai ma jeune sœur et lui dis : « À présent que je sais tout, mon enfant, sois en repos ; je vois avec plaisir que tu n’aimes plus cet homme-là ; ma conduite en devient plus aisée ; dites-moi seulement où je puis le trouver à Madrid. » Chacun élève la voix et me conseille de commencer par aller à Aranjuez voir M. l’ambassadeur, dont la prudence consommée devait diriger mes démarches dans une affaire aussi épineuse, notre ennemi étant excessivement soutenu par les relations que sa place lui donnait avec des gens fort puissants. Je ne devais rien hasarder à Madrid avant d’avoir eu l’honneur d’entretenir Son Excellence à Aranjuez.

« Cela va bien, mes amis, car je vous regarde tous comme tels ; procurez-moi seulement une voiture de route, et demain je vais saluer M. l’ambassadeur à la cour. Mais ne trouvez pas mauvais que je prenne, avant de le voir, quelques instructions essentielles à mon projet ; la seule chose en laquelle vous puissiez tous me servir est de garder le secret sur mon arrivée jusqu’à mon retour d’Aranjuez. »

Je fais tirer promptement un habit de mes malles, et, m’ajustant à la hâte, je me fais indiquer la demeure de don Joseph Clavijo, garde des archives de la couronne, et j’y cours : il était sorti ; l’on m’apprend l’endroit où je puis le rencontrer, et dans le salon même d’une dame chez laquelle il était, je lui dis, sans me faire connaître, qu’arrivé de France le jour même, et chargé de quelques commissions pour lui, je lui demandais la permission de l’entretenir le plus tôt possible. Il me remit au lendemain matin à neuf heures, en m’invitant au chocolat, que j’acceptai pour moi et pour le négociant français qui m’accompagnait.

Le lendemain 19 mai, j’étais chez lui à huit heures et demie ; je le trouvai dans une maison splendide qu’il me dit appartenir à don Antonio Portuguès, l’un des chefs les plus estimés des bureaux du ministère, et tellement son ami, qu’en son absence il usait librement de sa maison comme de la sienne propre.

« Je suis chargé, monsieur, lui dis-je, par une société de gens de lettres, d’établir, dans toutes les villes où je passerai, une correspondance littéraire avec les hommes les plus savants du pays. Comme aucun Espagnol n’écrit mieux que l’auteur des feuilles appelées le Pensador[27], à qui j’ai l’honneur de parler, et que son mérite littéraire a fait même assez distinguer du roi pour qu’il lui confiât la garde d’une de ses archives, j’ai cru ne pouvoir mieux servir mes amis qu’en les liant avec un homme de votre mérite. »

Je le vis enchanté de ma proposition. Pour mieux connaître à quel homme j’avais affaire, je le laissai longtemps discourir sur les avantages que les diverses nations pouvaient tirer de pareilles correspondances. Il me caressait de l’œil, il avait le ton affectueux ; il parlait comme un ange, et rayonnait de gloire et de plaisir.

Au milieu de sa joie, il me demande à mon tour quelle affaire me conduisait en Espagne : heureux, disait-il, s’il pouvait m’y être de quelque utilité. — « J’accepte avec reconnaissance des offres aussi flatteuses, et n’aurai point, monsieur, de secrets pour vous. »

Alors, voulant le jeter dans un embarras dont la fin seule de mon discours devait le tirer, je lui présentai de nouveau mon ami. « Monsieur, lui dis-je, n’est pas tout à fait étranger à ce que je vais vous dire, et ne sera pas de trop à notre conversation. » Cet exorde le fit regarder mon ami avec beaucoup de curiosité.

« Un négociant français, chargé de famille et d’une fortune assez bornée, avait beaucoup de correspondants en Espagne. Un des plus riches, passant à Paris il y a neuf ou dix ans, lui fit cette proposition : Donnez-moi deux de vos filles, que je les emmène à Madrid ; elles s’établiront chez moi, garçon âgé, sans famille ; elles feront le bonheur de mes vieux jours, et succéderont au plus riche établissement de l’Espagne.

« L’aînée, déjà mariée, et une de ses sœurs, lui furent confiées. En faveur de cet établissement, leur père se chargea d’entretenir cette nouvelle maison de Madrid de toutes les marchandises de France qu’on lui demanderait. Deux ans après, le correspondant mourut, et laissa les Françaises sans aucun bienfait, dans l’embarras de soutenir toutes seules une maison de commerce. Malgré ce peu d’aisance, une bonne conduite et les grâces de leur esprit leur conservèrent une foule d’amis qui s’empressèrent à augmenter leur crédit et leurs affaires. » (Ici je vis Clavijo redoubler d’attention.)

« À peu près dans ce même temps, un jeune homme, natif des îles Canaries, s’était fait présenter dans la maison. » (Toute sa gaieté s’évanouit à ces mots qui le désignaient.) « Malgré son peu de fortune, les dames, lui voyant une grande ardeur pour l’étude de la langue française et des sciences, lui avaient facilité les moyens d’y faire des progrès rapides.

« Plein du désir de se faire connaître, il forme enfin le projet de donner à la ville de Madrid le plaisir, tout nouveau pour la nation, de lire une feuille périodique dans le genre du Spectateur anglais ; il reçoit de ses amies des encouragements et des secours de toute nature. On ne doute point qu’une pareille entreprise n’ait le plus grand succès : alors, animé par l’espérance de réussir à se faire un nom, il ose se proposer ouvertement pour épouser la plus jeune des Françaises.

« Commencez, lui dit l’aînée, par réussir ; et lorsque quelque emploi, faveur de la cour, ou tel autre moyen de subsister honorablement, vous aura donné le droit de songer à ma sœur, si elle vous préfère à d’autres prétendants, je ne vous refuserai pas mon consentement. » (Il s’agitait étrangement sur son siége en m’écoutant ; et moi, sans faire semblant de m’en apercevoir, je poursuivis ainsi :)

« La plus jeune, touchée du mérite de l’homme qui la recherchait, refuse divers partis avantageux qui s’offraient pour elle ; et, préférant d’attendre que celui qui l’aimait depuis quatre ans eût rempli les vues de fortune que tous ses amis osaient espérer pour lui, l’encourage à donner sa première feuille philosophique, sous le titre imposant du Pensador. » (Ici je vis mon homme prêt à se trouver mal.)

« L’ouvrage (continuai-je avec un froid glacé) eut un succès prodigieux : le roi même, amusé de cette charmante production, donna des marques publiques de bienveillance à l’auteur. On lui promit le premier emploi honorable qui vaquerait. Alors il écarta tous les prétendants à sa maîtresse par une recherche absolument publique. Le mariage ne se retardait que par l’attente de l’emploi qu’on avait promis à l’auteur des feuilles. Enfin, au bout de six ans d’attente d’une part, de soins et d’assiduités de l’autre, l’emploi parut, et l’homme s’enfuit. » (Ici l’homme fit un soupir involontaire ; et, s’en apercevant lui-même, il en rougit de confusion. Je remarquais tout sans cesser de parler.)

« L’affaire avait trop éclaté pour qu’on pût en voir le dénoûment avec indifférence. Les dames avaient pris une maison capable de contenir deux ménages ; les bans étaient publiés. L’outrage indignait tous les amis communs, qui s’employèrent efficacement à venger cette insulte : M. l’ambassadeur de France s’en mêla ; mais lorsque cet homme apprit que les Françaises employaient les protections majeures contre lui, craignant un crédit qui pouvait renverser le sien et détruire en un moment sa fortune naissante, il vint se jeter aux pieds de sa maîtresse irritée. À son tour il employa tous ses amis pour la ramener ; et comme la colère d’une femme trahie n’est presque jamais que de l’amour déguisé, tout se raccommoda, les préparatifs d’hymen recommencèrent, les bans se publièrent de nouveau, l’on devait s’épouser dans les trois jours. La réconciliation avait fait autant de bruit que la rupture. En partant pour Saint-Ildefonse, où il allait demander à son ministre la permission de se marier : Mes amis, dit-il, conservez-moi le cœur chancelant de ma maîtresse jusqu’à ce que je revienne du Sitio real ; et disposez toutes choses de façon qu’en arrivant je puisse aller au temple avec elle. »

Malgré l’horrible état où mon récit le mettait, incertain encore si je racontais une histoire étrangère à moi, ce Clavijo regardait de temps en temps mon ami, dont le sang-froid ne l’instruisait pas plus que le mien. Ici je renforçai ma voix en le fixant, et je continuai :

« Il revient en effet de la cour le surlendemain ; mais, au lieu de conduire sa victime à l’autel, il fait dire à l’infortunée qu’il change d’avis une seconde fois, et ne l’épousera point. Les amis indignés courent à l’instant chez lui ; l’insolent ne garde plus aucun ménagement, et les défie tous de lui nuire, en leur disant que si les Françaises cherchaient à le tourmenter, elles prissent garde à leur tour qu’il ne les perdît pour toujours dans un pays où elles étaient sans appui.

« À cette nouvelle, la jeune Française tomba dans un état de convulsions qui fit craindre pour sa vie. Au fort de leur désolation, l’aînée écrivit en France l’outrage public qui leur avait été fait : ce récit émut le cœur de leur frère au point que, demandant aussitôt un congé pour venir éclaircir une affaire aussi embrouillée, il n’a fait qu’un saut de Paris à Madrid ; et ce frère, c’est moi, qui ai tout quitté, patrie, devoirs, famille, état, plaisirs, pour venir venger en Espagne une sœur innocente et malheureuse ; c’est moi qui viens, armé du bon droit et de la fermeté, démasquer un traître, écrire en traits de sang son âme sur son visage ; et ce traître, c’est vous. »

Qu’on se forme le tableau de cet homme étonné, stupéfait de ma harangue, à qui la surprise ouvre la bouche et y fait expirer la parole glacée ; qu’on voie cette physionomie radieuse, épanouie sous mes éloges, se rembrunir par degrés, ses yeux s’éteindre, ses traits s’allonger, son teint se plomber.

Il voulut balbutier quelques justifications. — « Ne m’interrompez pas, monsieur ; vous n’avez rien à me dire, et beaucoup à entendre de moi. Pour commencer, ayez la bonté de déclarer devant monsieur, qui est exprès venu de France avec moi, si par quelque manque de foi, légèreté, faiblesse, aigreur ou quelque autre vice que ce soit, ma sœur a mérité le double outrage que vous avez eu la cruauté de lui faire publiquement. — Non, monsieur, je reconnais dona Maria votre sœur pour une demoiselle pleine d’esprit, de grâces et de vertus. — Vous a-t-elle donné quelque sujet de vous plaindre d’elle depuis que vous la connaissez ? — Jamais, jamais. — Eh ! pourquoi donc, monstre que vous êtes (lui-dis-je en me levant), avez-vous eu la barbarie de la traîner à la mort, uniquement parce que son cœur vous préférait à dix autres plus honnêtes et plus riches que vous ? — Ah ! monsieur, ce sont des instigations, des conseils : si vous saviez… — Cela suffit. »

Alors, me retournant vers mon ami : « Vous avez entendu la justification de ma sœur, allez la publier. Ce qui me reste à dire à monsieur n’exige plus de témoins. » Mon ami sort ; Clavijo, bien plus étonné, se lève à son tour ; je le fais rasseoir.

— « À présent, monsieur, que nous sommes seuls, voici quel est mon projet, et j’espère que vous l’approuverez.

« Il convient également à vos arrangements et aux miens que vous n’épousiez pas ma sœur ; et vous sentez que je ne viens pas ici faire le personnage d’un frère de comédie, qui veut que sa sœur se marie : mais vous avez outragé à plaisir une femme d’honneur, parce que vous l’avez crue sans soutien en pays étranger ; ce procédé est celui d’un malhonnête homme et d’un lâche. Vous allez donc commencer par reconnaître, de votre main, en pleine liberté, toutes vos portes ouvertes et vos gens dans cette salle, qui ne nous entendront point parce que nous parlerons français, que vous êtes un homme abominable qui avez trompé, trahi, outragé ma sœur sans aucun sujet ; et, votre déclaration dans mes mains, je pars pour Aranjuez, où est mon ambassadeur ; je lui montre l’écrit, je le fais ensuite imprimer : après-demain la cour et la ville en seront inondées ; j’ai des appuis considérables ici, du temps et de l’argent : tout sera employé à vous faire perdre votre place, à vous poursuivre de toute manière et sans relâche, jusqu’à ce que le ressentiment de ma sœur apaisé m’arrête et me dise : Holà ! »

Je ne ferai point une telle déclaration, me dit Clavijo d’une voix altérée. — « Je le crois, car peut-être, à votre place, ne la ferais-je pas non plus. Mais voici le revers de la médaille : Écrivez ou n’écrivez pas ; de ce moment, je reste avec vous, je ne vous quitte plus ; je vais partout où vous irez, jusqu’à ce que, impatienté d’un pareil voisinage, vous soyez venu vous délivrer de moi derrière Buen Retiro11. Si je suis plus heureux que vous, monsieur, sans voir mon ambassadeur, sans parler à personne ici, je prends ma sœur mourante entre mes bras, je la mets dans ma voiture, et je m’en retourne en France avec elle. Si au contraire le sort vous favorise, tout est dit pour moi, j’ai fait mon testament avant de partir ; vous aurez eu tous les avantages sur nous : permis à vous alors de rire à nos dépens. Faites monter le déjeuner. » Je sonne librement : un laquais entre, apporte le chocolat. Pendant que je prends ma tasse, mon homme absorbé se promène en silence, rêve profondément, prend son parti tout de suite, et me dit :

I. [28]

« Monsieur de Beaumarchais, écoutez-moi. Rien au monde ne peut excuser ma conduite envers mademoiselle votre sœur. L’ambition m’a perdu ; mais si j’eusse prévu que dona Maria eût un frère comme vous, loin de la regarder comme une étrangère isolée, j’aurais conclu que les plus grands avantages devaient suivre notre union. Vous venez de me pénétrer de la plus haute estime. et je me mets à vos pieds pour vous supplier de travailler à réparer, s’il est possible, tous les maux que j’ai faits à votre sœur. Rendez-la-moi, monsieur ; et je me croirai trop heureux d’obtenir de vous ma femme et le pardon de tous mes crimes. — Il n’est plus temps, ma sœur ne vous aime plus : faites seulement la déclaration, c’est tout ce que j’exige de vous ; et trouvez bon après qu’en ennemi déclaré je venge ma sœur au gré de son ressentiment. » Il fit beaucoup de façons, et sur le style dont je l’exigeais, et sur ce que je voulais qu’elle fût toute de sa main, et sur ce que j’insistais à ce que les domestiques fussent présents pendant qu’il écrirait : mais comme l’alternative était pressante, et qu’il lui restait encore je ne sais quel espoir de ramener une femme qui l’avait aimé, sa fierté se soumit à écrire la déclaration suivante, que je lui dictais en me promenant dans l’espèce de galerie où nous étions.

DÉCLARATION DONT j’Ai L’ORIGINAL.

« Je soussigné Joseph Clavijo, garde d’une des archives de la couronne, reconnais qu’après avoir été reçu avec bonté dans la maison de madame Guilbert, j’ai trompé mademoiselle Caron, sa sœur, par la promesse d’honneur, mille fois réitérée, de l’épouser, à laquelle j’ai manqué, sans qu’aucune faute ou faiblesse de sa part ait pu servir de prétexte ou d’excuse à mon manque de foi ; qu’au contraire la sagesse de cette demoiselle, pour qui j’ai le plus profond respect, a toujours été pure et sans tache. Je reconnais que par ma conduite, la légèreté de mes discours, et par l’interprétation qu’on a pu y donner, j’ai ouvertement outragé cette vertueuse demoiselle, à laquelle je demande pardon par cet écrit fait librement et de ma pleine volonté, quoique je me reconnaisse tout à fait indigne de l’obtenir ; lui promettant toute autre espèce de réparation qu’elle pourra désirer, si celle-ci ne lui convient pas. Fait à Madrid, et écrit tout de ma main, en présence de son frère, le 19 mai 1704.

« Signé Joseph Clavijo. »

Je prends le papier, et lui dis en le quittant : « Je ne suis point un lâche ennemi, monsieur : c’est sans ménagement que je vais venger ma sœur, je vous en ai prévenu. Tenez-vous bien pour averti de l’usage cruel que je vais faire de l’arme que vous m’avez fournie. — Monsieur, je crois parler au plus offensé, mais au plus généreux des hommes : avant de me diffamer, accordez-moi le moment de tenter un effort pour ramener encore une fois dona Maria ; c’est dans cet unique espoir que j’ai écrit la réparation que vous emportez : mais avant de me présenter, j’ai résolu de charger quelqu’un de plaider ma cause auprès d’elle ; et ce quelqu’un, c’est vous. — Je n’en ferai rien. — Au moins vous lui direz le repentir amer que vous avez aperçu en moi. Je borne à cela toutes mes sollicitations. À votre refus, je chargerai quelque autre de me mettre à ses pieds. » Je le lui promis.

Le retour de mon ami chez ma sœur avait porté l’alarme dans tous les esprits. En arrivant, je trouvai les femmes éplorées et les hommes très-inquiets ; mais, au compte que je rendis de ma séance, à la vue de la déclaration, les cris de joie, les embrassements succédèrent aux larmes ; chacun ouvrait un avis différent : les uns opinaient à perdre Clavijo, les autres penchaient à lui pardonner ; d’autres s’en rapportaient à ma prudence, et tout le monde parlait à la fois. Mais ma sœur de s’écrier : Non, jamais, jamais je n’en entendrai parler. Courez, mon frère, à Aranjuez : allez voir M. l’ambassadeur, et dans tout ceci gouvernez-vous par ses conseils.

Avant de partir pour la cour, j’écrivis à Clavijo que ma sœur n’avait pas voulu entendre un seul mot en sa faveur, et que je m’en tenais au projet de la venger et de le perdre. Il me fit prier de le voir avant mon départ, et je me rendis librement chez lui. Après mille imprécations contre lui-même, toutes ses prières se bornèrent à obtenir de moi qu’il allât pendant mon absence, avec un ami commun, parler à ma sœur aînée, et que je ne rendisse son déshonneur public qu’à mon retour, s’il n’avait pas obtenu son pardon. Je partis pour Aranjuez.

M. le marquis d’Ossun, notre ambassadeur, aussi respectable qu’obligeant, après m’avoir marqué tout l’intérêt qu’il prenait à moi, en faveur des augustes recommandations qui lui étaient parvenues de France, me dit : « La première preuve de mon amitié, monsieur, est de vous prévenir que votre voyage en Espagne est de la dernière inutilité quant à l’objet de venger votre sœur ; l’homme qui l’a insultée deux fois par sa retraite inopinée n’eût jamais osé se rendre aussi coupable, s’il ne se fût pas cru puissamment soutenu. Quel est votre dessein ? espérez-vous lui faire épouser votre sœur ? Non, monsieur, je ne le veux pas : mais je prétends le déshonorer. ■ El comment ? » Je lui fis le récit de mon entrevue avec Clavijo, qu’il ae crul qu’en lisanl son éeril que je lui présentai. Eh bien ! monsieur, me dit cet homme respectable, un peu étonné de mon action, je change

! instant. Celui qui a tellement avancé les 

en deux heures esl fail pour les terminer heureusement. L’ambition avait éloigné Clavijo de mademoiselle votre sœur ; l’ambition, la terreur ou l’amour le lui ramènent. Mais, à quelque titre qu’il revienne, le moins d’éclat qu’on puisse faire en pareille occasion est toujours le mieux. Je ne vous cache pas que cet homme est l’ait pour aller loin, et, sous ce point de vue, c’esf peut-être un parti très-avantageux. A votre place, je vaincrais ma sœur sur ses répugnances, et, profitant du repentir de Clavijo, je les marierais promptement,

— Comment ! monsieur, un lâche ? — Il n’est un lâche qur s’il ne revient pas de bonne foi. Mais, cepoinl accordé, ce n’esl qu’un amant repentant.

reste, voilà mon avis : je vous invite à le suivre’, et même je vous en saurai gré, par des considérations que je ne puis vous expliquer. Je revins à Madrid un peu trouble des conseils de M. le marquis d’Ossun. A mon arrivée j’appris que Clavijo étail venu, accompagne de quelques amis communs, se jeter aux pieds de nies sœurs ; que la plus jeune, à son arrivée, s’était enfuie dans sa chambre el n’avait plus voulu reparaître, et l’on me dit qu’il avait conçu beaucoup d’espérance de cette colère fugitive. J’en conclus à mon tour qu’il connaissait bien les femmes, douces el si nsibles créatures, qu’un peu d’audace, mêlée de repentir, trouble à coup sur étrangement, niais dont le cœur ému n’en reste pas moins disposé en laveur de l’humble audacieux qui gémit à leurs pied-.

Depuis nmn retour d’Aranjuez, ce Clavijo dc-ira me voir tous les jours, me rechercha, m’enchanta par son esprit, ses connaissances, el surtout par la noble confiance qu’il paraissait avoir en ma médiation. Je le servais de bonne foi : nos amis se joignaient à moi : niais le profond respect que ma pauvre sœur paraissait avoir pour mes décisions me rendait très-circonspect à son égard : c était son bonheur et non sa fortune que ji désirais c’était sou cœur et non sa main qui lais forcer.

Le 2a mai, Clavijo se retira brusquement du logis de M. Portuguès, et tut se réfugier au quartier des Invalides, chez un officier de sa connaissance. Cette retraite précipitée ne m’inspira d’abord aucun ombrage, quoiqu’elle me parût singulière. Je courus au quartier ; il allégua pour motif de cette retraite que M. Portuguès étant un des plus opposés à son mariage, il comptait me donner la plus haute preuve de la sincérité de son retour, en quittant la maison d’un si puissant ei mi de ma sœur. Cela me parut si probable el si délicat, que je lui sus un gré infini de sa retraite aux Invalides.

Le 26 mai, j’en reçus la lettre suivante : COPIE DE LA LETTRE DE CLAVIJO, DONT j’.U L’ORIGINAL. (i Je me suis expliqué, monsieur, d’une manière ci très-précise, sur la ferme intention où je suis de réparer les chagrins que j’ai causés involontairement à mademoiselle Caron ; je lui offre de nouveau de l’épouser, si les malentendus passés ne lui ont pas donné trop d’éloignement pour moi. Mes propositions sont très-sincères. Toute ma conduite et mes démarches tendent uniquement à regagner son cœur, et mon bonheur dépendra du succès de mes soins ; je prends donc la liberté de vous sommer de la parole que vous m’avez donnée, de vous rendre le médiateur de cette heureuse réconciliation. Je sais qu’un galant homme s’honore en s’humiliant devant une femme qu’il a offensée ; et que tel qui croit s’avilir en demandant excuse à un homme a bonne grâce de reconnaître ses torts aux yeux d’une personne de l’autre sexe. C’est donc en connaissance de cause que j’agis dans toute cette affaire. L’assurance libre et franche que je vous ai donnée, monsieur, et la démarche que j’ai faite pendant votre voyage d’Aranjuez auprès de mademoiselle votre sœur, peuvent me faire un certain tort dans l’esprit des personnes qui ignorent la pureté de mes intentions ; mais j’espère que, par un exposé fidèle de la vérité, vous me ferez la grâce d’instruire convenablement tous ceux que l’ignorance ou la malignité ont fait tomber dans l’erreur à mon égard. S’il m’était possible de quitter Madrid sans un ordre exprès de mon chef, je partirais sur-le-champ, pour aller à Aranjuez lui demander son approbation ; mais j’attends encore de votre amitié que vous prendrez le soin vous-même de lui faire part des vues légitimes et honnêtes que j’ai sur mademoiselle votre sœur, et dont cette lettre vous réitère l’assurance ; la promptitude de cette démarche est, selon mon cœur, la plus grande ummarque que vous puissiez me donner du retour que je vous demande pour l’estime parfaite et le véritable attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

« Signé Clavijo.

« 26 mai 1764. »

À la lecture de cette lettre, que je faisais devant mes sœurs, la plus jeune fondit en larmes. Je l’embrassai de toute mon âme : « Eh bien ! mon enfant, tu l’aimes encore ; tu en es bien honteuse, n’est-ce pas ? je le vois. Mais va, tu n’en es pas moins une honnête, une excellente fille ; et puisque ton ressentiment tire à sa fin, laisse-le s’éteindre dans les larmes du pardon : elles sont bien douces après celles de la colère. C’est un monstre (ajoutai-je en riant) que ce Clavijo, comme la plupart des hommes, mais, mon enfant, tel qu’il est, je me joins à M. le marquis d’Ossun pour te conseiller de lui pardonner. J’aimerais mieux pour lui qu’il se fût battu ; j’aime mieux pour toi qu’il ne l’ait pas fait. »

Mon bavardage la fit sourire au milieu de ses larmes ; et je pris ce charmant conflit pour un consentement tacite aux vues de M. l’ambassadeur. Je courus chercher mon homme, à qui je dis bien qu’il était cent fois plus heureux qu’il ne le méritait ; il en convint avec une bonne foi qui finit par nous charmer tous : il arriva tremblant chez ma sœur. On enveloppa la pauvre troublée, qui, rougissant moitié honte et moitié plaisir, laissa échapper enfin avec un soupir son consentement à tout ce que nous allions faire pour l’enchaîner de nouveau.

Dans son enchantement, Clavijo prit la clef de mon secrétaire, et fut écrire le papier suivant, qu’il signa et qu’il apporta, le genou en terre, à signer à sa maîtresse, devant MM. Laugier, secrétaire d’ambassade de Pologne ; Gazan, consul d’Espagne à Bayonne ; Devignes, chanoine de Perpignan ; Durocher, premier chirurgien de la reine mère ; Durand et Perrier, négociants français ; don Firmin de Salsedo, contador de la trésorerie du roi ; de Bievardi, gentilhomme italien ; Boca, officier des gardes flamandes, et autres. Chacun joignit ses instances aux miennes, et l’on arracha, par-dessus le consentement verbal, la signature de ma pauvre sœur, qui, ne sachant plus où mettre sa tête, de confusion, vint se jeter dans mes bras en pleurant, et réassurant tout bas qu’en vérité j’étais un homme dur et sans pitié pour elle.

COPIE EXACTE DE L’ÉCRIT DE LA MAIN DE CLAVIJO, SIGNÉ DE LUI ET DE MA SŒUR, DONT J’AI L’ORIGINAL.

« Nous soussignés Joseph Clavijo, et Marie-Louise Caron, avons renouvelé, par ce présent écrit, les promesses mille et mille fois réitérées que nous nous sommes faites de n’être jamais l’un qu’à l’autre, et nous nous engageons de sanctifier ces promesses par le sacrement de mariage le plus tôt qu’il sera possible : en foi de quoi nous avons fait et signé cet écrit entre nous.

« À Madrid, ce 26 mai 176’.

« Signé Marie-Louise Caron,

« et Joseph Clavijo. »

Tout le monde passa la soirée avec nous dans la joie d’un si heureux changement, et je partis pour Aranjuez à onze heures du soir, car dans un pays aussi chaud, la nuit est le temps le plus agréable pour voyager.

Je supplie le lecteur de suspendre encore son jugement sur la futilité de ces détails ; il verra bientôt s’ils étaient importants.

En arrivant à Aranjuez, je rendis un compte exact à M. l’ambassadeur, qui eut la bonté de donner plus d’éloges à toutes les parties de ma conduite qu’elles n’en méritaient, mais qui me conseilla de ne rien dire à M. de Grimaldi de ce qui s’était passé, de peur de nuire à mon futur beau-frère.

Je me rendis chez ce ministre ; il me reçut avec bonté, lut la lettre de Clavijo, donna son consentement au mariage, et souhaita toute sorte de bonheur à ma sœur, en remarquant seulement que don Joseph Clavijo eût pu m’épargner le voyage, la forme usitée en pareil cas étant d’écrire au ministre. Je rejetai tout sur l’empressement que j’avais montré moi-même de venir lui faire ma cour avant le temps où je le prierais de m’hononer de quelques audiences pour l’entretenir d’objets très-importants.

À mon retour à Madrid, je trouvai chez moi la lettre suivante du seigneur Clavijo : UN DE LA. LETTRE DONT j’Ai L’ORIGINAL. c Voici, monsieur, l’indigne billet qui s’est « répandu dans le public, tant à la cour qu’à la » ville : mon honneur y est outragé de la manière « la plus sanglante, et je n’ose pas voir même la « lumière, tandis qu’on aura de si basses idées de mon caractère et de mon honneur. Je vous prie, monsieur, très-instamment de faire voir le billet » que i ai signé, el d’en donner des copies. En ’■ attendant que le monde se désabuse, pendant « quelques jours il n’t st pas convenable de nous i oir : « au contraire, cela pourrait produire un mauvais < effet, el l’on croirait que ce malheureux papier - est le véritable, et que celui qui paraîtrait à sa « place n’était qu’une composition faite après ii coup. Imaginez, monsieur, dans quelle désola-’ tion doit me mettre un pareil outrage, et croyezmoi, monsieur, votre, etc.

« Signé Clavijo. »

Il avait joint à sa lettre une déclaration fausse, gigantesque, abominable, et qui était tout entière de son écriture.

Je pris un peu d’humeur de la conclusion que tirait Clavijo de cet indigne papier. Je courus lui en faire les plus tendres reproches ; je le trouvai couché. Partie de ses effets étant restéi i lu i M. Portugucs, je lui envoyai sur-le-champ du linge espèce à changer, et, pour le consoler du chagrin où i el éi ril fabriqué paraissait le plonger, je lui promis qu à son rétablissement je le mènerais parloul avec moi comme n frère el comme un homme honorable, en l’assuranl que je voyais dans les dispositions de tout le mon, le qu’on se plairail à m en croire .1 ma parole. Nous convînmes de tous les préparatifs du mariage de ma sœur, el le lendemain plusieurs de ses amis nie èrent, à son invitation, chez le grand vicaire, chez, le notaire apostolique, etc. je 1 ivins chez lui très-contenl : ■■ .Mon ■ ami, lui dis-je en l’embrassant, l’étal où nous sommes à I éj ard l un de l’autre me permet de " prendre quelques libertés avec vous : si vous « n’êtes pas en argent comptant, vous ferez forl n bien d’accepter ma bourse, dans laquelle j’ai - mis cent quadruples cordonnées et autre- pièces « d’or, le tout valant environ neuf mille livres u argent de France, sur quoi vous enverrez vingt-cinq quadruples a ma sœur pour avoir des «rubans ; el voici des bijoux et des dentelles de « France : si vous voulez lui en faire présent, elle « les recevra de votre main plus agréablement « encore que de la mienne. »

Mon ami accepta les bijoux et dentelles, ayant delà peine à croire, dit-il, qu’on en trouvât d’aussi bon goût à Madrid ; mais, quelques instances que je lui fisse, il refusa l’argent que je remportai. Le lendemain, jour de l’Ascension, un valet métis ou quart d’Espagnol indien que j’avais pris à Bayonne, et qui la veille avait été me chercher de l’or cordonné chez mon banquier, me vola mes cent quadruples, ma bourse, toutes les pièces d’argenterie de mon nécessaire qui n’étaient pas apparentes, un carton de dentelles cà mon usage, tous mes bas de soie et quelques vestes d’i d’or, le tout valant à peu près quinze mille francs, et prit la fuite.

Je fus sur-le-champ chez le commandant de Madrid faire ma plainte, et je demeurai un peu surpris de l’air glace dont elle fut accueillie. On sera moins étonne dans un moment que je ne le fus alors moi-même : l’énigme va bientôt se débrouiller.

Cet accident ne m’empêcha pas de donner tous mes soins à mou ami malade ; je lui reprochai doucement ma perte, en lui disant que, s’il eût accepté mes offres la veille au soir, il m’eût fait grand plaisir, et m’eût empêché d’être volé. Mon ami m’assura que ce petit malheur était irréparable, parce que ce valet, qui avait sûrement pris la route de Cadix, serait parti avec la Hotte avanl qu’on l’eût attrape. J’en écrivis à M. l’ambassadeur, el ne m eu occupai plus.

Les jours suivants se passèrent en soins assidus de ma pari et en témoignages de la plu reconnaissance de celle de Clavijo. Mais le .’i juin, étant venu pour le voir à l’ordinaire au quartier des Invalides, j’appris avec surprise que mon ami avait encore brusquement il

Changer de gîte une seconde fois sans m’en donner avis me parut, je l’avoue, très-extraordinaire. Je le lis chercher dans tous les hôtels garnis de Madrid, et, l’ayant enfin trouvé rue Saint-Louis, je lui témoignai mon étonnement avec un peu moins de douceur que la première fois ; mais 1 ! m’avoua qu’ayant été instruit qu’on avait reprolié à on ami de partager avec an étran r un logement de quartier que le roi no lui donnait que pour lui seul, sans consulter l’embarras, ni

a ni, . ni l’heure indue, il avait cru devoir quitter 

.1 1 instanl l’appartemenl de son ami. il fallut bien approuver sa délicatesse, mais je le grondai obligeamment de n’être pas venu prendre un logement dans la maison de ma sœur ; je voulais même l’y conduire à l’instant. Il me serra les mains avec reconnaissance, et m’objecta que, venant de prendre médecine, il ne s’exposerait pas à sortir de chez lui, cet usage étant celui de tous les Espagnols.

Le lendemain il refusa, sous le même prétexte, mes offres réitérées de venir chez ma sœur. Alors nos amis commencèrent à secouer la tête, à concevoir des soupçons ; mais ils me paraissaient encore plus absurdes que malhonnêtes. À quoi bon des feintes avec moi ? Le contrat était fait ; il ne put être signé de plusieurs jours, à cause de ces impatientantes purgeries. En Espagne, me disait-on, tout acte est nul lorsqu’il se trouve daté du jour qu’un des contractants a pris médecine : chaque pays, chaque usage.

Ma sœur tremblait de nouveau ; c’était par de semblables délais que cet homme les avait déjà deux fois conduites à des dénoûments affreux. Je lui imposais silence avec amertume ; cependant le soupçon se glissait dans mon cœur. Pour m’en délivrer tout à fait, le 7 juin, jour pris enfin pour signer le contrat, j’envoyai chercher d’autorité le notaire apostolique.

Mais quelle fut ma surprise lorsque cet homme me dit qu’il allait faire signer au seigneur Clavijo une déclaration bien contraire à mes vues, qu’il avait reçu la veille une opposition au mariage de ma sœur, par une jeune personne qui prétendait avoir une promesse de Clavijo, datée de 1755, de neuf années avant l’époque où nous étions, 1764 ! Je m’informe vite du nom de l’opposante. Le notaire m’apprend que c’était una dueña (fille de chambre). Humilié, furieux, je cours chez l’indigne Clavijo.

« Cette promesse de mariage vient de vous, lui dis-je ; elle a été fabriquée hier. Vous êtes un homme abominable, auquel je ne voudrais pas donner ma sœur pour tous les trésors de l’Inde. Mais ce soir je pars pour Aranjuez ; je rends compte à M. de Grimaldi du votre infamie ; et loin de m’opposer, pour ma sœur, à la prétention de votre duena, je demande pour unique vengeance qu’on vous la fasse épouser sur-le-champ. Je lui servirai de père, je lui payerai sa dot, et lui prodiguerai tous mes secours pour qu’elle vous poursuive jusqu’à l’autel. Alors, pris dans votre piége, vous serez déshonoré, et je serai vengé. »

— « Mon cher frère, mon ami, me dit-il, suspendez vos ressentiments et votre voyage jusqu’à demain, je n’ai nulle part à cette noirceur. À la vérité, dans un délire amoureux, je Rs cette « promesse autrefois à la duena de madame Portugués, qui était jolie, mais qui depuis notre rupture ne m’en a jamais reparlé. Ce sont les ennemis de dona Maria votre sœur, qui font agir cette fille : mais croyez, mon ami, que le désistement de la malheureuse est l’affaire de quelques pistôles d’or. Je vous conduirai ce soir chez un célèbre avocat, que j’engagerai même à vous accompagner à Aranjuez, et nous aviserons ensemble, avant que vous partiez, aux moyens de parer à ce nouvel obstacle, beaucoup moins important que votre vivacité ne vous le fait craindre. Mettez-moi aux pieds de dona Maria votre sœur, que je fais vœu d’aimer toute ma vie, ainsi que vous, et ne manquez pas de vous rendre ici ce soir à huit heures précises. » L’amertume était dans mon cœur et l’indécision dans ma tête. Je n’écoutais pourtant pas encore les pronostics affreux que l’on répandait : il était possible que j’eusse été joué par un fripon ; mais quel était son but ? Ne pouvant le deviner, n’en voyant même aucun qui fût raisonnable, je suspendais mon jugement, quoique l’effroi eût déjà gagné tout ce qui m’environnait. Je me rends à huit heures chez cet étrange mortel, accompagné des sieurs Perrier et Durand. À peine étions-nous descendus de voiture, que la maîtresse de la maison vint au-devant de nous et me dit : « Le seigneur Clavijo est délogé depuis une heure, on ignore où il est allé.

Frappé de cette nouvelle, et voulant en douter encore, je monte à la chambre qu’il avait occupée ; je ne trouve plus aucuns de ses effets ; mon cœur se serra de nouveau. De retour chez moi, j’envoyai six personnes courir toute la ville pour me découvrir le traître, à quelque prix que ce fût ; mais, convaincu de sa trahison, je m’écriais encore : À quoi bon ces noirceurs ? Je n’y concevais rien, lorsqu’un courrier de M. l’ambassadeur, arrivant d’Aranjuez, me remit une lettre de Son Excellence, en me disant qu’elle était très-pressée. Je l’ai conservée, et vais la transcrire ici.

lettre de m. l’ambassadeur de france, dont j’ai l’original.

À Aranjuez, le 7 juin 1764.

« M. de Robiou, monsieur, commandant de Madrid, vient de passer chez moi pour m’apprendre que le sieur Clavijo s’était retiré dans un quartier des Invalides, et avait déclaré qu’il y prenait asile contre les violences qu’il craignait de votre part ; attendu que vous l’aviez forcé dans sa propre maison, il y a quelques jours, le pistolet sur la gorge, à signer un billet par lequel il s’était engagé à épouser mademoiselle votre sœur. Il serait inutile que je vous communiquasse ici ce que je pense sur un aussi mauvais procédé. Mais vous concevrez aisément que, quelque honnête et droite qu’ait été votre conduite dans cette affaire, on pourrait y donner une tournure dont les conséquences seraient aussi désagréables que fâcheuses pour vous. Ainsi je vous conseille de demeurer entièrement tranquille en paroles, en écrits et en actions, jusqu’à ce que je vous aie vu, ou ici, si vous revenez promptement, ou à Madrid, où je retournerai le 1 2.

« J’ai l’honneur d’être avec une parfaite considération, monsieur, votre, etc.

i Signé Osscn. »

Cette nouvelle fut un coup de foudre pour moi. Quoi ! cet homme qui depuis quinze jours me pressait dans ses bras, ce monstre qui m’avait écrit dix lettres pleines de tendresse, m’avait sollicité publiquement de lui donner ma sœur, était venu dix fois manger chez elle à la face de tout Madrid ; il avait fait une plainte au criminel contre moi pour cause de violence, et me poursuivait sourdement ! Je ne me connaissais plus. L’n officier des cardes wallonnes entre à l’instant et me dit : e Monsieur de Beaumarchais, vous n’avez pas un moment à perdre : sauvez-vous, ou demain matin vous serez arrêté dans votre lit ; l’ordre est donné ; je viens vous en prévenir. Votre homme est un monstre ; il a soulevé contre vous tous les esprits, et vous a conduit de promesses en promesses pour se rendre votre accusateur public. Fuyez, fuyez à l’instant : ou, renfermé dans un cachot, vous n’avez plus ni protection ni défense.

•• •— Moi, fuir ! me sauver ! plutôt périr ! Ne me parlez plus, mes amis ; ayez-moi seulement une voiture de route à six mules, pour demain quatre heures du matin, et laissez-moi me recueillir jusqu’à mon départ pour Aranjuez. » Je me renfermai : j’avais l’esprit troublé, le cœur dans un étau ; rien ne pouvait calmer cette agitation. Je me jetai dans un fauteuil, où je restai près de deux heures dans un vide absolu d’idées et de résolutions.

Ce repos fatigant m’ayant enfin rendu à moi-même, je me rappelai que cet homme, depuis la date de sa plainte pour fait de violence, s’était promené publiquement avec moi dans mon carrosse, m’avait écrit dix lettres tendres, m’avait chargé spécialement de sa demande auprès du ministre devant vingt personnes. Je me jette à mon bureau ; j’y broche, avec toute la rapidité d’un homme en pleine fièvre, le journal exact de ma conduite depuis mon arrivée à Madrid : noms, dates, discours, tout se peint à ma mémoire, tout est fixé sous ma plume. J’écrivais encore à cinq heures du matin, lorsqu’on m’avertit que ma voiture m’attend, et que l’inquiétude de mes amis ne leur permet pas de me laisser plus longtemps à moi-même. Je monte en carrosse sans m’informer si quelqu’un me suit, sans savoir si j’étais présentable : une espèce d’ivresse me rendait sourd à tout ce qui n’était pas ne bjel ; mais on avait pourvu, sans me le dire, au nécessaire de mon voyage. Quelques amis m’offrent de m’accompagner. « Je veux être seul, leur dis-je : je n’ai pas trop de douze heures de solitude pour calmer mes sens. » Et je partis pour Aranjuez.

M. l’ambassadeur était au palais quand j’arrivai au Sitio lu/h }•■ ne le vis qu’à onze heures du soir, à son retour, v Vous avez bien fait de venir sur-le-champ, me dit-il ; je n’étais rien moins que tranquille sur vous : depuis quinze jours votre homme a gagné toutes les avenues du palais. Sans moi, vous étiez perdu, arrêté, et peut-être conduit au cPresidio’. J’ai couru chez M. de Grimaldi ; Je réponds (lui ai-je dit) de la sagesse et de la bonne conduite de M. de Beaumarchais en toute cette affaire, comme de la mienne propre. C’est un homme d’honneur, qui n’a fait que ce que vous et moi eussions fait à sa place : je l’ai suivi depuis son arrivée. Faites retirer l’ordre de l’arrêter, je vous prie : ceci est le comble de l’atrocité de la part de son adversaire. » — Je vous crois, m’a répondu M. de Grimaldi, mais je ne suis le maître que de suspendre un moment : tout le monde est armé contre lui : qu’il parte à l’instant pour la France, on fermera les yeux sur sa fuite.

i’Ainsi, monsieur, partez, il n’y a pas un moment à perdre ; on vous enverra vos effets en France : vous avez six mules à vos ordres. À tout prix, des demain matin reprenez la route de France : je ne pourrais vous servir contre le soulèvement général, contre des ordres si précis, et je serais désolé qu’il vous arrivât malheur en ce pays : partez. »

En l’écoutant je ne pleurais pas, mais par intervalle il me tombait des yeux de grosses gouttes d’eau que le resserrement universel y amassait. J’étais stupide et muet. M. l’ambassadeur, attendri, plein < ! bonté, prévenant toutes mes objections par l’aveu libre et liane que j’avais raison, ne m’en disait pas moins qu’il fallait céder à la nécessite et fuir un malheur certain. Et de quoi me punirait-on, monsieur, puisque vous-même convenez que j’ai raison sur tous les points ? Le roi fera-t-il arrêter un homme innocent et grièvement outragé ? Comment imaginer que celui qui peut tout préférera le mal quand il connaît le bien ? — « Eh ! monsieur, l’ordre du roi s’obtient, s’exécute, et le mal est fait avant qu’on soit détrompé. Les rois sont justes, mais on intrigue autour il eux —au.— qu’ils le sachent ; et de vils intérêts, des ressentiments qu’on n’ose avouer, n’en sont pas moins souvent la source de tout le mal qui se lait. Partez, monsieur : une fois arrêté, personne ici ne prenant intérêt à vous, on finirait par conclure que, puisqu’on vous punit, il se peut que vous ayez tort ; et, bientôt d’autres événements feraient oublier le vôtre : car la légèreté du public est partout un des plus fermes appuis de l’injustice. Foriez, .11 <li--jo, parte/., n — Mais, monsieur, dans . Prison perpétuelle à Oran ou Ceuta, sur les côtes d’Afrique. l’état où je suis, où voulez-vous que j’aille ? — « Votre tête se trouble à l’excès, monsieur de Beaumarchais ; évitez un mal présent, et songez que vous ne rencontrerez peut-être pas deux fois en votre vie l’occasion de placer des réflexions si douloureuses pour l’humanité ; vous ne serez peut-être jamais indignement outragé par un homme plus puissant que vous ; vous ne courrez peut-être jamais une seconde fois le risque d’aller en prison pour avoir été, contre un fou, prudent, ferme et raisonnable ; ou si un pareil malheur vous arrivait en France, un homme au milieu de sa patrie a mille moyens de faire valoir son droit qui lui manquent ailleurs. On traite moins bien un étranger sans appui qu’un citoyen domicilié, qu’un père de famille, comme vous l’êtes, au milieu de tous ses parents. » — Eh ! monsieur, que diront les miens ? que penseront en France mes augustes protectrices, qui, m’a vaut vu constamment persécuté autour d’elles, ont pu juger au moins que je ne méritais pas le mal qu’on disait de moi ? Elles croiront que mon honnêteté n’était qu’un masque tombé à la première occasion que j’ai cru trouver de mal faire impunément. — « Allez, monsieur ; j’écrirai en France, et l’on m’en croira sur ma parole. » — Et ma sœur, monsieur ! ma malheureuse sœur ! ma sœur qui n’est pas plus coupable que moi ! — « Songez à vous, l’on pourvoira au reste. » Ah ! dieux ! dieux ! ce serait là le fruit de mon voyage en Espagne ! Mais partez, partez, était le mot dont M. d’Ossun ne sortait plus. Si j’avais besoin d’argent, il m’en offrait avec toute la générosité de son caractère. » Monsieur, j’en ai : mille louis dans ma bourse, et deux cent mille francs dans mon portefeuille me donneront le moyen de poursuivre un si sanglant outrage. — « Non, monsieur, je n’y consens pas ; vous m’êtes recommandé ; partez, je vous en prie, je vous le « lconseille ; et j’irai plus loin même s’il le faut. »

— Je ne vous entends plus, monsieur ; pardon, je ne vous entends plus. » Et, dans le trouble où j’étais, je courus m’enfoncer dans les allées sombres du parc d’Aranjuez. J’y passai la nuit dans une agitation inexprimable.

Le lendemain matin, bien raffermi, bien obstiné, bien résolu de périr ou d’être vengé, je vais au lever de M. de Grimaldi, ministre d’État. J’attendais dans son salon, lorsque j’entendis prononcer plusieurs fois le nom de M. Whal. Cet homme respectable, qui n’avait quitté le ministère que pour mettre un intervalle de repos entre la vie et la mort, était logé dans la maison de M. de Grimaldi. Je l’apprends, et sur-le-champ je me fais annoncer chez lui, comme un étranger qui a les choses les plus importantes à lui communiquer. Il me fait entrer, et la plus noble figure rassurant mon cœur agité : « Monsieur, lui dis-je, je n’ai point d’autre titre à vos bienfaits que celui d’être Français et outragé : vous êtes né vous-même en France, où vous eûtes du service ; depuis vous avez passé dans ce pays par tous les grades de l’illustration militaire et politique ; mais tous ces titres me donnent moins la confiance de recourir à vous, que la véritable grandeur avec laquelle vous avez remis volontairement au roi le dangereux ministère des Indes, dont vous êtes sorti les mains pures, lorsqu’un autre eût pu y entasser des milliards. Avec l’estime de la nation, vous êtes resté l’ami du roi : c’est le nom dont il vous honore sans cesse. Eh bien ! monsieur, il vous reste une belle action à faire, elle est digne de vous ; et c’est un Français au désespoir qui compte sur le secours d’un homme aussi vertueux.

« — Vous êtes Français, monsieur, me dit-il : c’est un beau titre auprès de moi ; j’ai toujours chéri la France, et voudrais pouvoir reconnaître en vous tous les bons traitements que j’y ai reçus. Mais vous tremblez, votre âme est hors d’elle : asseyez-vous et dites-moi vos peines ; elles sont affreuses, sans doute, si elles égalent le trouble où je vous vois. » Il défend à l’instant sa porte ; et moi, dans un état inexprimable de crainte et d’espérance, je lui demande la permission de lire le journal exact de ma conduite depuis le jour de mon arrivée à Madrid : « Vous y suivrez mieux, monsieur, le fil des événements, que dans une narration désordonnée que j’entreprendrais vainement de vous faire. »

Je lus mon mémoire. M. Whal me calmait de temps en temps, en me recommandant de lire moins vite pour qu’il m’entendit mieux, et m’assurent qu’il prenait le plus vif intérêt à ma narration. À mesure que les événements passaient, je lui mettais à la main les écrits, les lettres, toutes les pièces justificatives. Mais lorsque je vins à la plainte criminelle, à l’ordre de me mettre au cachot, suspendu seulement par M. de Grimaldi, à la prière de notre ambassadeur, au conseil qu’il m’avait donné de partir, auquel je ne lui cachais pas que je résistais, déterminé à périr ou à obtenir justice du roi, il fait un cri, se lève, et m’embrassant tendrement : — « Sans doute le roi vous fera justice, et vous avez raison d’y compter. M. l’ambassadeur, malgré sa bonté pour vous, est forcé de consulter ici la prudence de son état ; mais moi je vais servir votre vengeance de toute l’influence du mien. Non, monsieur, il ne sera pas dit qu’un brave Français ait quitté sa patrie, ses protecteurs, ses affaires, ses plaisirs, qu’il ait fait quatre cents lieues pour secourir une sœur honnête et malheureuse, et qu’en fuyant de ce pays il remporte dans son cœur, de la généreuse nation espagnole, l’abominable idée que les étrangers n’obtiennent chez elle aucune justice. Je vous servirai de père en cette occasion comme vous en avez servi à votre sœur. C’est moi qui ai donné au roi ce Clavijo : je suis coupable de tous ses crimes. Eh ! dieux ! que les gens en place sont malheureux de ne pouvoir scruter avec assez de soin tous les hommes qu’ils emploient, et de s’entourer, sans le savoir, de fripons, dont les infamies leur sont trop souvent imputées ! Ceci, monsieur, est d’autant plus important pour moi que ce Clavijo, ayant compar faire une espèce de feuille ou gazette, et se trouvant, par ses fonctions, rapproché du ministère, eût pu parvenir un jour à des emplois plus considérables : et moi je n’aurais l’ait il à mon roi que d’un scélérat ! On excuse un ministre de s’être trompé sur le choix d’un indigne sujet ; mais sitôt qu’il le voit marqué du sceau de la réprobation publique, il se doit à lui-même de le chasser à l’instant. J’en vais il t l’exemple à tous les ministres qui me suivront. »

Il sonne. Il fait mettre des chevaux, il me conduit au palais ; en attendant M. de Grimaldi, qu’il avait fait prévenir, ce généreux protecteur entre chez le roi, s’accuse du crime de mon lâche adversaire, a la générosité d’en demander pardon. Il avait sollicité son avancement avec ardeur, il met plus d’ardeur encore à solliciter sa chute. M. de Grimaldi arrive ; les deux ministres me font entrer, je me prosterne. « Lisez votre mémoire, me dit M. Whal avec chaleur, il n’y a pas dame honnête qui n’en doive être toucher comme je l’ai été moi-même. » J’avais le cœur élevé à sa plus haute région ; je le sentais battre avec force dans ma poitrine, et me livrant à ce qu’on pourrait appeler l’éloquence du moment, je rendis avec force et rapidité tout ce qu’on vient de lire. Alors le roi, suffisamment instruit, ordonna que Clavijo perdît son emploi, et lût à jamais chassé de ses bureaux.

Âmes honnêtes et sensibles, croyez-vous qu’il 3 eût « les expressions pour l’état où je me trouvais ? Je balbutiais les mots de respect, de reconnaissance : et cette âme, entraînée naguère presque au degré de la férocité contre son ennemi, passant à l’extrémité opposée, alla jusqu’à bénir le malheureux dont la noirceur lui avait procuré le noble et précieux avantage qu’il venait d’obtenir aux pieds du trône.

Pour comble de bontés, le monarque envoya chez M. l’ambassadeur de France, où je dînais, donm i l’ordre au Français à qui il venait de rendre une justice si éclatante, de lui faire parvenir le journal exact de ce qui avait été lu el ■ palais. M. l’ambassadeur, aus ; i touch* ■ me donna trois de ses secrétaires, qui, de leur part, y mettant une bienveillance patr tique, copièrent en peu d’heures mon journal avec les pièces justificatives : et le tout fut porté par M. l’ambassadeur au roi, qui ne ded de dire qu il oui r. ; e, el mi me d s’informer avec bonté si le i rancais était sa-Telle est la justice que j’ai obtenue en 1 dans une querelle où j’étais en quelque façon l’agresseur. Mon cœur se serre en pensant que depuis, en France, riant "lieuse… Telles sont les preuves authentiques et respectables sur lesquelles s’appuie le compte exact que l’animosité vient de me forcer de rendre de ma conduite en i casion, l’une des plus importantes de ma vie. J’ai osé nommer, sans leur aveu, le prince magnanime qui s’est plu à me faire justice, les généreux ministres qui y ont coopéré, le très-respecté marquis d’Ossun notre ambassadeur, mon inestimable protecteur M. Whal, et toutes les personnes qui ont contribué à ma justification. Au milieu d’une nation étrangère, je n’ai rencontré que grandeur, générosité, noble intérêt, service ardent, justice éclatante ; et je n’aurais pas attendu dix ans à publier la reconnaissance, que je garderai toute ma vie à la généreuse nation espagnole, si j’avais pu la faire éclater sans y mêler b’récit d’un événement personnel qui ne pouvait intéresser que mes parents et moi. Je revins à Madrid, où tous les Français s’empressèrent de renouveler à ma pauvre sœur les témoignages de leur ancienne amitié. À la nouvelle de la perte de son emploi, qui se répandit partout, mon lâche ennemi, certain d’être arrêté, se sauva chez les capucins, d’où il m’écrivit une longue lettre pour implorer ma commisération. Il avait raison d’y compter : je ne le haïssais plus, je n’ai même jamais haï personne. Mais dans cette lettre, ce qui m’étonna davantage fut l’assurance avec laquelle il se tait sur sa plainte criminelle contre moi, se flattant apparemment que je l’ignorais encore. Il s’y défend seulement d’avoir provoqué l’opposition de la duena, à laquelle il attribue mon ressentiment. Voici sa lettre, avec ma réponse en notes, telle que je la lui envoyai : COPIE DE LA LETTRE DE CLAVIJO.

Depuis mercredi que j’ai reçu, monsieur, la nouvelle de la privation de mon emploi S j’ai été dans des accès de fièvre les plus violents jusqu’à ce moment où, malgré ma faiblesse el mon abattement, je prends la plume pour vous remercier des bontés que vous avez eues pour moi. Non, je n’aurais jamais cru cela de vous. Nous avez raison de ne pas répondre à mes lettres ; on n’a rien à dire aux gens que l’on veut perdre sans ressource 8. Eh bien ! monsieur, êtes-vous satisfait ? e di s le sont-elles ? Jouissez, jouissez ions de. votre vengeance. Mais sur qui tombe-t-elle, cette ’. M’., ■’Mil’un ho le que vous aimiez, qui a suivi en tout aveuglément vos volontés, —m’nu homme enfin qui vous aime encore malgré tout i,..’, i in. malheur que ■>’ « e 2. De quelles lettres pai’lez-vc ce qui s’est passé 11. Ah ! monsieur, j’en appelle à votre cœur : ou il m’a trompé, ou il est incapable d’un procédé pareil. Mais comment pouvez-vous avoir sévi contre moi sans constater mon crime ? Et quel est-il, ce crime 22 ? Une fille, par elle-même ou à la persuasion de quelque furieux et à mon insu, se présente contre moi. Je n’ai pas la moindre part à cette affaire, et l’on me croit l’auteur de cette nouvelle scène 33 ! On paraît en fureur contre moi ; on m’accable d’injures, malgré ma faiblesse et ma maladie ; et quand le chagrin de cet événement laisse à mon cerveau déjà affaibli par plus de trente jours de fièvre et de diète, à peine la faculté de penser, on me tourmente, on ne croit pas à ma justification ; on ne veut pas même m’écouter, ni convenir des moyens que je propose pour arranger cette cruelle affaire. Au contraire on part pour Aranjuez, pour aller déshonorer et perdre entièrement un homme que l’on dit aimer avec passion 44 ; coupable ou non, n’importe. Eh ! se donne-t-on la peine de l’examiner loisir ?

Cependant cet homme, accablé sous le poids de sa maladie et de ses violents chagrins, abandonné à lui-même, dans ce cruel état vous écrit à Aranjuez, et pour vous prouver son innocence 55, fait faire des démarches auprès de l’opposante pour la faire désister de sa prétention. Il n’y avait que ce moyen hmpour finir tout d’un coup ; il vous répète à ce sujet ce qu’il vous avait dit ici lui-même ; il vous prie surtout de suspendre les démarches que pouvait vous dicter le ressentiment qui (luisait 6. Chaque pas que vous alliez faire était un poignard que vous lui enfonciez dans le cœur, et chaque blessure était incurable 7. Moi, victime des caprices du sort, et comptant sur votre prudence et sur la bonté de voti quoique sans réponse de votre part, je n’attribuais votre silence qu’au hasard, et je m’empi une seconde lettre de vous rendre compl pérances dont on me flattait au sujet de l’opposante, lesquelles sont justes 8.

Malgré votre silence, j’allais, monsieur, vous récrire, quand la nouvelle de la privation de mon emploi me replongea tout de suite dans les accès de fièvre dont je ne sors qu’à présent 9. Ah ! monsieur, qu’avez-vous fait ?.Yaurez-vous pas à vous reprocher éternellement d’avoir sacrifié légèrement un homme qui vous appartenait, et . Vous m’aimez, monstre que vous êtes ! Et vos lâches impostures ? et votre plainte furtive et calomnieuse ? . Une plainte d’assassiuat.

. Il s’agit bien <’e cette fille ! quand il existe une plainte atroce depuis trois semaines.

. Oui, malheureux, je vous aimais, et c’est ma honte. . Et la plainte 1 la plainte !

. Oui, le plus juste ressentiment. "i. Le poignard qui vous perce est le désespoir de ue m’avoir pas fait périr.

. Des lettres à Aranjuez ? à moi ? Imposteur maladroit ! . Je le crois ; mais c’est de honte qu’il faut mourir. dans I temps même qu’il allait devenir votre frère l ? Quelques égarements passés pouvaient-ils vous l’aire croire aussi légèrement, et sui dans quelles circonstances encore

se présentait-il ce prétendu crime ? Oui, monsieur, je le répète el je le dirai i la face de l’univers, je n’ai aucune part à la démarche de l’opposante ; el depuis ma réconciliation avec vos daines, je n’ai point.changé 2, et je délie qui quece soif au monde de me prouver que depuis cette époque j dit ni écrit de contraire à l’intentii où je suis encore, malgré tout ce qui m’est arrivé, de terminer mou mariage avec mademoiselle votre sœur 3.

La privation de mon emploi n’y fait rien. Le roi et le ministre, mieux informés, me rendront la justice qui m’est due 4. Personne au monde n’a rien à me reprocher. Si j’ai eu des torts vis-à-vis mademoiselle Caron, je les ai réparés par mon retour 3 : hors de là je n’ai à rougir d’aucune action de ma vie. Or j’espère de la clémence de mon souverain qu’il daignera me faire rendre mon emploi quand il saura mon innocence 6. Puis-je espérer de vous, monsieur, à qui elle constera parfaitement quand vous le voudrez, que vous ne vous opposerez point à ma justification ? Elle doit vous intéresser autant que moi-même ".

Je vous remets ci-joint copie des deux lettres ranjuez. Je commeu

que vous les aviez reçues 3. Oui. je crois connaître votre cœur : il ne m’aurait pas sacrifié si cruellement s’il avait pu seulement se douter de mon innocence. Je sens encore de la satisfaction à vous justifier dans mon cœur 9. Et dans la fatalité de mon sort je ne murmure point contre la main qui l’a conduit. Non, je ne renoncerai jamais au bonheur d’appartenir à votre chère famille 10. Hélas ! depuis la dernière promesse mutuelle entre mademoiselle Caron et moi, j’ai bien souffert ! Je compte assez sur la générosité de vos ai croire que vous voudrez bien m’aider à me relever ". Mes supérieurs et nie— ; instruits de mon innocence, me tendront aussi une main secourable:je l’espère avec d’autant plus d’empressement que je n’ai point mérité leur colère 12. . Vous ! mon frèie’Je la tuerais plutôt. ■■-. pousser la fourberie plus loin ? Et nies violences ! et ce pistolet que je vous ai présenté ! et cette plainte que vous oubliez !


’■’,. One je vus ai forcé de contracter le pistolet à la main.

!. Jls vous l’ont rendue eu vous chassant. 

. Eu la mettant à la mort une troisième fois. G. Son innocence ! l’innocence de Clavijo ! L’iche adversaire ! et c’est à moi qu vous adressez !

. Je le crois bien, elles n’ont jamais été écrites. . J’étais perdu par vous, homme indigne, sans la grandeur, sans la justice du roi.

. M’appartenir ! misérable I

1. Je suis vengé. Je ne vous hais plus ; j’irai même implorer SI. de | Grimaldi pour vous obtenir du pain, si je puis, dans un coin du monde; mais jamais a Madrid.

. Aussi n’a-t-on mis que de Injustice à votre punition. M. Whal l seul a eu la générosité d’y mettre de la colère. MÉMOIRES.

d’être aussi véritablement qu


Une l’honneur

jamais.

Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur, Signé : Clavijo.

Madrid, 17 juin 1774.

/’. S. On vient de me dire que mademoiselle Caron doit se marier 1 ; je De puis pas le croire. D’ailleurs, voudrait-on donner à Madrid une nouvelle scène à nos dépens, et m’obliger à m’opposer à ce mariage pour authentiquer la droiture de mes intentions ? > T on, cela ne peut pas être 8 .

À M. de Beaumarchais, etc., etc. Je fus en effet demander grâce à M. le marquis de Grimaldi pour ce misérable homme ; mais ce ministre mit à ses refus une indignation si obligeante pour moi, que je n’osai pas insister. J’écrivis le même jour à plusieurs protecteurs de Clavi J°i I ries prier de joindre leurs instances aux miennes. « M. le marquis de Grimaldi n’a pas « von !,, m’entendre, leur disais-je ; il est révolté ’ de l’indignité du sujet. .Mais un homme malheureux par sa faute l’est doublement ; et d’après cette terrible vérité, Clavijo doit être bien près du désespoir. Voir mon ennemi même dans cet affreux état trouble la pureté de ma foi « l’heureux dénouement d

. lue etc. -

Rien ne put fléchir l’équitable et rigoureux ministre.

La suite de mon voyage d’Espagne est étrangère à ma justification. Quant à l’infamie qu’on m’impute, d'avoir frauduleusement gagné cent mille francs en une nuit chez l’ambassadeur de Russie ; et pour laquelle le sieur Marin fait dire à son écrivain ’I'"’ j’ai été chassé de partout, et /’.ère de fuir d'Espagne avec déshonneur, je me contenterai de répondre que ce même ambassadeur de Russie ; milord Rocheford, alors ambassadeur d’Angleterre en Espagne ; M. le comte de Creitz, actuellement ambassadeur de Suède en France ; MM. les duc et comte de Crillon, et beaucoup d’autres personnes avec lesquelles je jouais tous les jours, et ipu m’honoraient d’une bienveillance particulière à Madrid, me l’ont conservée en France ; j’ajouterai même que, dans le séjour que ces divers ambassadeurs ont fait depuis à Paris, ils m’ont tous fait l’honneur de manger chez moi, et d'agréer les témoignages de ma reconnaissance. Enfin, après un an passé en Espagne à suivre les plus importantes affaires, lorsque les miennes me rappelèrent en France, et qu’après avoir pris verbalement de M le marquis de Grimaldi, j'eus l’honneur de lui demander par écrit ses derimporlc ?


2. y u ’ e l| e M marie ou non, vous n’.ivez plus rien ii y voir. Votre Fei i i ci i i dm ; llu j c uuruc , ; i coin ma vengeance. ans

s mon aventure avec

niers ordres, voici la lettre qu’il m’écrivit du Pardo, où était la cour, la veille de mon départ : COPIE DE LA LETTRE DE M. LE MARQUIS DE GRIMALDI, DONT j’Ai L’ORIGINAL.

Au Pardo, le 14 mars 1771.

« Monsieur,

« Quelle que soit la réussite des propositions que vous m’avez faites pour l’établissement d’une compagnie de la Louisiane, elles font inuniment d’honneur à vos talents, et ne sauraient qu’affermir la bonne opinion que j’en ai conçue. J’ai été, monsieur, fort aise de vous connaître, et je le suis de pouvoir rendre ce témoignage à votre capacité. Si vos projets eussent été compatibles avec la constitution de l’Amérique espagnol,., je pense que leur succès vous en eût encore mieux convaincu ; mais on a dû céder à des difficultés insurmontables qui s’opposaient à leur exécution. Je serai charmé de pouvoir vous rendre service en toute occasion : en attendant, j'ai le plaisir de vous souhaiter un bon voyage, et de vous prier de me croire très-parfaitement, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Signé : le marquis de Grimaldi. »

Et plus bas est écrit : À M. de Beaumarchais. J’en ai trop dit pour moi, et je crois en avoir dit assez pour mes lecteurs. Encore un mot, et je me tais. On assure que MM. Goëzman, Marin, Bertrand, Baculard, et autres personnes respectables, ont chacun un beau mémoire tout prêt contre moi, qu’ils réservent pour la veille du jugement de ce procès. S'ils en usent ainsi pour que je n’aie pas le temps d’y répliquer, cela n’est pas de bonne guerre, et j’agis plus franchement avec eux. Mais sur quelque point de ma vie, sous quelque forme, en quelque temps que ces messieurs fassent l’honneur de me dénigrer ensemble ou séparément, j’ai celui de les prévenir que je réserve à chacun d’eux un grand cornet bien plein de bonne encre indélébile, et que la génération présente ne passera point avant qu’il soit épuisé à leur service.

En attendant, je vais, pour me reposer, écrire un extrait fidèle de mes confrontations avec M. Goëzman, et l’opposer à l’infidèle extrait que ce magistrat présente dans la ridicule plainte qu’il vient de faire au parlement contre moi. On sent bien que tout cela n’est qu’un jeu pour reculer le jugement du procès que mes nobles adversaires voudraient éterniser. Mais ne craignent-ils pas que la nation ne les rende enfin comptables du temps précieux qu’ils dérobent à la cour ? Le service public soutire du retard que cette odieuse affaire apporte à toutes les autres. Et moi, qui perds ici mes forces à leur répondre, j’oublie que j’ai à finir et à présenter au conseil du roi l’important mémoire de mes défenses contre le comte de la Blache, premier auteur de tous mes maux.

Signé Caron de Beaumarchais.
M. Doé de Combault, rapporteur ;
MM. de Chazal, Reymond, commissaires.




EXTRAIT
DU JUGEMENT DU 26 FÉVRIER 1774.




« La cour, toutes les chambres assemblées, faisant droit sur le tout, pour les cas résultants du procès, condamne Gabrielle-Julie Jamart, femme de Louis-Valentin Goëzman, à être mandée à la chambre pour, étant à genoux, y être blâmée ; la condamne en outre en trois livres d’amende envers le roi, à prendre sur ses biens ; sans s’arrêter ni avoir égard à la requête de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, et faisant droit sur les conclusions du procureur général du roi, ordonne Gabrielle-Julie Jamart sera tenue, même par rendre et restituer la somme de 360 livres par elle reçue de Edme-Jean le Jay, pour être ladite somme appliquée au pain des pauvres prisonniers de la Conciergerie Palais. Condamne pareillement Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais à être mandé à la chambre, pour, étant à genoux, y être blâmé ; le condamne en outre en trois livres d’amende envers le roi, à prendre sur ses biens ; faisant droit sur la plainte du procureur général du roi, reçue et jointe au procès, par arrêt de la cour du 18 février présent mois, ensemble sur ses conclusions, ordonne que les quatre mémoires imprimés en 1773 et 1771. le premier chez Claude Simon, ayant pour titre : Mémoire à consulter pour Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais commençant par ces mots : Pendant que le public s’entretient d’un procès, et finissant par ceux-ci : soit que je te l’accorde ou non, lis cet arrêt, et tremble de parler, signé Caron de Beaumarchais, contenant 61 pages d’impression ; le second, imprimé chez Quillau, ayant pour titre : Supplément au Mémoire à consulter po P Augustin Caron de Beaumarchai, commençant par ces mots : Pressé d’établir mon innocence par l faits, et finissant par ceux-ci ; le Jay le quitta, je le quitte , signé Caron de Beaumarchais, contenant 61 pages d’impression ; le troisième, imprimé chez J.-G. Clousier. ayant pour titre : Addition au Supplément du consulter pour Pierre-Augustin Caron de Bea commençant par ces mots : Eh bien ! madame, ilestdonc e je vous trouverai toujours en contradiction’.’ et finissant par ceux-ci : à Paris, ce 15 décembre 1773, archaîs, contenant 75 pages d’impression ; le quatrième et dernier, imprimé chez ledit Jacques-Gabriel Clousier, ayant pour titre : Quatrième ’! à— consulter pour Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, commençant par ces mots : Suivant la marche ordinaire des procès, et finissant par ceux-ci : auteur de tous mes maux, signé Caron de Beaumarchais, contenant 09 pages d’impression, seront lacérés et brûlés au pied du grand escalier du Palais par l’exécuteur de la haute justice, comme contenant des expressions et imputations téméraires, scandaleuses et injurieuses à la magistrature en général, à aucun de ses membres, et diffamatoires envers différents particuliers ; — audit Caron de Beaumarchais d l’avenir de ires, sous peine de pui porelle ; et pour les avoir faits, le condamne à i au pain des prisonniers de la Conciergerie du Palais, la somme de 12 livres à prendre sur ses biens ; comme aussi fait défenses à Bidaut, Ader et Malbesti de plus à l’avenir autoriser de pareils mémoires par leurs consultations et sigi — telles peines qu’il appartiendra : fait pareillement défenses à tous imprimeurs, de les imprimer, débiter ou coljoint t tous ceux qui en ont des exemplaires de les apporter au greffe ci our y être supprimés. Condamne Edme-Jean le Ja trand Dairolles à être mandés à la chambre ] debout, derrière le barreau, y être admonestés damne en outre à aumôner chacun la somme de trois livres au pain des pauvres prisonniers de la Conciergerie du Palais, ladite somme à prendre sur leurs i : l’accusation intei I I uis-Yalentin Goëzman. à la requête du procureur gi tiéral du roi, met les parties hors de cour et d es plaintes, requêtes et demandes de Louis-François-Claude Marin, Louis-Valentin Goëzman, Gabrielle-Julie Jai femme, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais Jean le Jay, Antoine Bertrand Dairolles, et J ques Gardanne, met pareillement les parties ir. Faisant pareillement droit sur les conclusions du procureur général du roi. ordonne que les n ensemble les notes imprimées d’Antoine Berti rolles, Louis-Valentin Goëzman, Gabrielle-Julie Jamart, sa femme, Louis-François-Claude Marin et l

! I Marie Darnaud, seront et demeureront supprime qu’à l.i requête du procureur _ i 

i imprimé, publié et affiché dans cette ville de Paris, et partout i i i Fait en parlement, toutes les chambres assen. : février mil sept cent soixante-quatorze. Collationné, PROT. le Jay.

« Et le 5 mars, audit an 1774, à la levée de la cour, les quatre mémoires imprimés mentionnés en l’arrêt ci-dessus ont été lacérés et brûlés dans la cour du Palais, au pied du grand escalier d’icelui, par l’exécuteur de la haute justice, en présence de nous Alexandre-Nicolas-François Le Breton, l’un des premiers et principaux commis au greffe criminel de la cour, assisté de deux huissiers de ladite cour.

« Signé Le Breton. »

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR

Tel fut ce jugement qui indigna tout Paris, et qui attira à M. de Beaumarchais tant de marques de considération.

Non-seulement les personnes les plus qualifiées se firent écrire à sa porte, comme s’il lui fût arrivé l’événement le plus honorable ; mais le prince de Conti, le plus fier des princes de la famille royale, passa chez lui et y laissa un billet ; il lui fit même l’honneur de le venir chercher dans la maison où il s’était retiré et où j'étais avec lui, il l’invita à souper avec toute sa cour, en disant qu’ils étaient d’assez bonne maison pour donner l’exemple de la manière dont on devait traiter un homme qui avait si bien mérité de la France.

On le suivait partout pour l’applaudir.

Ses mémoires étaient si recherchés et si estimés, que ses juges craignaient autant que ses parties adverses qu’il n’en publiât de nouveaux.

Ils n’osèrent exécuter sur lui leur propre jugement.

M. de Sartines, chargé, comme lieutenant de police, de la surveillance générale, et qui avait appris par cette surveillance même à bien connaître M. de Beaumarchais et à l’estimer, lui dit en riant qu’il ne suffisait pas d’être blâmé, qu’il fallait encore être modeste, et lui recommanda de ne rien écrire sur cette affaire : Le roi, lui dit-il, désire que vous ne publiiez plus rien.

M. de Beaumarchais lui promit de garder le silence le plus absolu pendant les cinq premiers mois des six que la loi accordait aux plaideurs mécontents pour appeler d’un jugement qu’ils trouvaient inique.

Cette parole donnée, il se retira en Angleterre, non comme fugitif, mais pour donner au roi la preuve que son silence n’était pas l’effet de la crainte, qu’il ne procédait que de son respect.

En arrivant à Londres, la sphère de ses idées s’étendit encore ; il conçut des projets vastes et utiles pour la France ; les circonstances demandaient un génie entreprenant et courageux, tel que le sien venait de se montrer.

Peu de temps après, Louis XV le rappela et le cha d imission difficile ; il s’en acquitta avecune telle habileté et une telle sagi ; se, que Louis XVI, peut-être assez peu di posé à se servii des gens à qui son aïeul avail mai que quelque prédilection, l’honora de la même i onfianci. le chargea d’une autre mis >ion qui ■■> ige lit encore plus de circonspection, et lui donna un billet écrit de mi propre main pour lui servir de lettre de créance. Si ce fut pour lui une source de nouveaux succès, ce fut aussi une source de nouvelles calomnies. Des ennemis plus cachés, plus ardents, plus dangereux, s’appliquèrent à suivre toute — — démarches, à les envenimer, à lui nuire.

’nantissions l’occupèrent pendant deux Le temps d’appeler du jugement porté contre lui s’était écoulé : ses e mi — flattaient qu’il ne s’en relèverait jamais. Louis t avail renvoyé le parlement de 1771, et rappelé li — anciens magistrats.

i i onduite <l<’M. de Beaumarchais, lui donna des lettres patentes qui le relevèrent du laps de temps perdu d puis le jugement du 26 février 1771. Elles sont d itées du 12 août 1776. I m ■ lisait ; ■ Le sieur " il’1 Beaumarchais n’est sorti du royaume que par mes » ordreset pour notre service. < Elle furem eni Alors il demanda ta rétractation de ce jugement par voie de requête civile, tir— avocats, MM. Etienne, Rochctte, Ad léclarèrent dans leur

lion qu il n y avail eu de la pan du sieur de Be ai ■ps de délit m apparent e de délit. Ce sont leurs ■ lecteur s’ari ètcr à ce mots, ri demander avec ment : Comment un proci ci iminel peut il ■i qu un coi ps’le <l.’in ail —on taté ? Sur quoi informe t on quand aucun délit n’a été commis ? > in peut-on informer si aucun délil n’annonce un pable.’

un pi i liminaire néces ■ accu ation ? Si personne n’a été assassiné, si nul objel n a été volé, si nul plol m.i ’i ! >■ chi rehera t-on un meui ti ter, un voleur, un ut qui ■ m étonne sera peut-être encore plus ind il saura que M" Target, dans le plaidoyer qu il fit pour M. de Beaumarchai devant le parlement, .’on ! <■ juge. en pronom —mi:urcel homme h moré de 1 1 confianc i de son i pour soi el mémorabl i exemple de l’injustice juridique et de laju tice nationale, avaient craint d’expliquer le délit p >ur li quel il— le condamnaient. n Ilsl’ont condamné, ajoute-t-il, pour li » il ii procès, mots que les cours ajoutent quelquefoi m » l’appel d’une sentence qui constate le crime; mais en i i instance, flétrir, dégrader un citoyen, le condamner à plu:qu à la mort, el cel i ] ir 1 tants du procès, c’est proscrire, el non pas juger ; c’est t faire du mal. ri non pas punir ; c’est parler le langage — de la vengeance, el non pas de la loi. L’accusé ignore soncrime le public peut les soupçonner tous ; il n’est « instruit de rien, el le principal effet de la p ine e « perdu ; appliquée à 1 homme, et non pas au crime, elle o n’en réprimeet n’en arrête aucun; la ti rreui • i mpare « des cœurs honnêtes, et la crainte n’arrive pasaucceur » des méchaiXs.

n La loi annule les condamnations i « racle mystérieux et terrible, qui peut perdre l’innoms intimider les coupables. »

les de W Target démontraient assez à quel point les lois et même les simples notions du juste et de l’injuste avaient été violées à 1 égard de son client : elles produisirent leur effet.

M. Séguier, avocat général, porta la parole après l" Target, et cou, lui à I enté] inemeni de la requête i ie que les parties fussent mises en tel et semblable état qu’elles étaient le jour du 26 février 1771. Le parlement rendit un arrêt qui annula ce jugement, entérina la requête civile, remit les parties au même étal où elles étaienl avant ledit jugement, et réhabilita.M. de Beaumarchais dans tous ses droit ;  ; je dis dans ses droits plutôt que dans son honneur:car l’opinion publique. fortement prononcée, témoignait assez qu’il ne l’avait point perdu, qu’il n’avait pas même été entaché. M. de Beaumarchais présenta la requête suivante pour être renvoyé dans ses fonctions; et il le fut : car lui-même il était juge, et lieutenant général des chasses au bailliage de la Yarenne du Louvre’. REQUÊTE

DU SIEUR DE BEAUMARCHAIS

A NOSSEIGNEURS

DU PARLEMENT

gaand’cuambre et touknelles assemblée ?. Supplie humblement Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, disanl :

Pendant la longue et funeste absence de la cour pièces qui furent publiées pour faire révoquer le jugement •] ii 20 août, el <i"" ; l a supprim es aussi consultations desavocats, pour ne point multiplier les volumes ; elles turent touti s imprimées dan i le p.où il étaitn i di i éi I le i.i

Lettres patentes du roi, don s 1 Versailles le 12 août mf>. Elles relèvent le sieur de Beauman hais du laps de temps. Extrait des regish es du parlement, du Pai’■■. le 31 août 1176.

Consultation des avocats au parlement de Paris, 30 août 1776. Arr/’t de la cour du parlement qui annule le jugement du 26 février 1774, il septembn la plus lâche accusation dirigée contre moi m’a livré à toutes les horreurs d’un procès criminel, réglé à l’extraordinaire, et suivi d’un jugement portant condamnation au blâme, et me rayant à jamais de la société des hommes.

J’allais me pourvoir contre cet énorme abus des lois, lorsque le service et des ordres particuliers de Sa Majesté, me portant hors du royaume, m’ont fait user, en voyageant, le temps accordé par la loi pour attaquer tout jugement dont un infortuné se croit blessé.

De retour en France, j’ai travaillé deux ans et fait l’impossible pour porter mon affaire en cette cour. Mais, le choix des moyens n’étant pas en mon pouvoir, il m’a fallu céder à la fatalité qui me prescrivait uniquement la voie de révision pour me relever de ce jugement inouï.

Je me tairai sur un jugement plus étonnant encore, et qui, fondant sur moi comme un ouragan, m’a montré qu’en moins de trois jours on pouvait lever au greffe, instruire et rejeter une requête en révision où il allait de l’honneur du suppliant, sans que l’iniquité reconnue du fond, et la foule de nullités dont la procédure est grevée, frappât les juges et retint l’anathème.

Tout semblait dit pour moi ; mais malheur à l’homme dont le courage est abattu par le redoublement d’un outrage ! Celui-là seul mérite qu’on en dise, après l’avoir écrasé : Dieu merci, voilà une affaire finie, et un homme dont nous n’entendrons plus parler !

Ce ne fut pas moi. La douleur animant mes forces, et ma fierté ne pouvant soutenir l’idée de lettres d’abolition, qui supposent toujours un coupable ; après les avoir refusées du feu roi, je crus qu’il fallait plutôt mourir à la peine d’un nouveau jugement, que d’en accepter des bontés de notre jeune monarque. C’est le seul cas peut-être où les grâces du prince auront éprouvé le refus d’un homme d’honneur, sans qu’il puisse être taxé de manquer à la reconnaissance ni au profond respect.

Je suppliai donc de nouveau Sa Majesté de m’accorder, pour toute faveur, celle d’être envoyé devant mes juges naturels, le parlement de Paris. Alors, la bonté du roi sollicitant sa justice, des lettres patentes, émanées du souverain lui-même, ont anéanti tout le temps que j’avais perdu à demander vainement justice ailleurs et à combattre un nouveau désastre.

Adressées à la cour et par elle enregistrées, ces lettres ont porté devant le parlement ma requête civile et la consultation des avocats qui l’appuyait. Enfin, le 6 septembre, la cour, grand’chambre et tournelles assemblées, ayant bien voulu, dans une audience extraordinaire, accorder son attention à l’éloquent plaidoyer de M e Target pour son ami a rendu, sur les conclusions de M. l’avocat général Séguier, l’équitable arrêt qui entérine ma requête civile, annule le jugemenl du.’■ 1771, et me remet au même et semblable étal où j’étais avant ce jugement. La joiedece nouvel arrêt a —i bien éteinl en moi le chagrin des précédents et les a tellement confondus dans mon esprit, que je n’ai plus le pouvoir ni la volonté de li guer pour m’en plaindre.

s malheureux, qui vous lassez trop tôt ir, voyez à quoi tenait l’existence d’un i honneur ! A la demande réitérée d’un tribunal équitable, et au courage de dévorer tous les dégoûts qui m’y ont à la fin conduit. Mais, à l’époque de cet arrêt, je devais prononcer devant la cour un exorde historique au plaidoyer de Target ; la crainte d’abuser des moments précieux qu’elle dérobait à d’autres citoyi moi dan— es séances me fit faire le sacrifice entier de l’expression de ma gratitude. Je garderais le même silence aujourd’hui, si mes ennemine publiaient pas que mon discours, plein d’un triomphe insolent, d’une gaieté indécente, a été supprimé comme peu respectueux pour la cour même à qui je l’adressais.

Il est tellement important pour moi que cette fausse opinion n’obtienne aucun crédit sur les magistrats, que je prendrai la liberté de soumettre ici ce discours à leur jugement, sans y changer un seul mot. Ne peut-il pas contribuer à m’oblenir la in d’un décret et le renvoi dans mes fonctions, puisqu’il fut destiné à faire annuler le juqui m’en avait privé pour toujours ? Le voici tel qu’il dut être prononcé devant le parlement :

DISCOURS

POUR ÊTRE PRONONCÉ DEVANT L’ASSEMBLÉE DES DEUX CHAMBRLS DC PARLEMENT.

uns,

J’ai trop de confiance en mon défenseur, pour perdre, en plaidant moi-même, l’avantage de lui voir établir solidement mes moyens de requête civile. Mais j’oserai lui disputer l’expression de la joie que je sens de pouvoir me présenter enfin à ce tribunal auguste, après cinq ans de travaux et de souffrances. L’injuste procès d’où naquit le monstrueux qui m’amène aux pieds de la cour date de l’événement qui priva si douloureusement la France de ses vrais magistrats. Il s’agissait, messieurs, d’un acte civil passé libremenl entre deux majeurs raisonnables et liés depuis dix ans d’intérêt et d’amitié. Le fond ni la forme de cet acte n’offrait aucune prise aux plus légères discussions ; et cependant la haine du comte de la Blache a trouvé moyen de les éterniser. Tout son artifice, messieurs, fut de me réduire .i l’obligation de prouver cent fois ce qui était déjà trop clair. La persuasion s’en altère à la fin ; il semble qu’un fait exposé tant de fois à la discussion en ait réellement besoin. Et quand la redite en plaidant ne détruirait pas l’évidence, elle inspire au moins le dégoût ; et où il n’y a plus d’intérêt, la persuasion devient sans force, et la conviction purement fatigante.

Me traîner ainsi d’un tribunal à l’autre était donc me faire à la fois tous les maux : c’était éloigner mes amis par la diminution de leur confiance, armer mes ennemis par l’encouragement de leurs imputations.

Mais n’abusons point des moments qu’on m’accorde : n’étant ni le parent ni l’ami du comte de la Blache, je ne suis pas obligé de prendre à lui le grand intérêt de le faire rentrer en lui-même et rougir publiquement de sa conduite à mon égard ; il me suffit d’avoir prouvé mon droit sous toutes les formes, d’avoir gagné ce procès en première instance, et d’avoir obtenu la cassation du jugement qui me le fit perdre sur appel, au rapport du sieur Goëzman. Acharnés contre moi, ces deux ennemis s’écrivaient, se voyaient en secret, se concertaient, et ma perte était le lien de cette horrible union. Celui-ci se chargeait de me dénigrer dans le public, et celui-là, de me faire condamner à son tribunal.

Grâce à cet odieux complot, messieurs, j’ai vu l’injustice enfanter l’injustice, et les mêmes juges me blâmer au criminel après m’avoir ôté mes biens au civil. J’ai vu les deux plus cruels jugements se succéder sans intervalle, empoisonner cinq ans de ma vie, et me forcer de vous demander, en suppliant, le retour à mon état de citoyen, que je n’ai jamais dû perdre. Enfin, j’ai vu lacérer et brûler, par la main d’un bourreau, mes défenses légitimes, comme des écrits infâmes ou séditieux.

Mais je ne devais pas, dit-on, publier le secret des procédures, et mettre au jour mes interrogatoires. Quel indigne motif de réprobation ! Dans un procès où l’honneur est engagé, messieurs, peut-on trop manifester les défenses et les motifs du jugement ? L’honneur n’est-il pas un bien par lequel on est soumis même au jugement de ceux qui n’ont point d’honneur ? Eh ! quel homme peut supporter le mépris, fût-ce de ceux qu’il mésestime ? Il ne faut donc pas que la plus légère réticence puisse entraîner les conjectures générales au delà des faits positifs et connus. Et n’est-ce pas surtout le cas où le jugement des magistrats peut être justement détruit ou confirmé par celui de la nation ? J’en ai fait, messieurs, une trop douce expérience, pour ne pas me féliciter d’en avoir adopté le principe.

Je leur disais : N’enfermez pas sous le boisseau le fanal de la justice, et l’on ne sera pas obligé d’en éclairer la voie par d’autres moyens ; donnez la publicité nécessaire à vos terribles procédures, et elles n’auront pas besoin de publication dans des factums.

Qu’ai-je enfin imprimé dans ces mémoires tant reprochés ? si je me suis permis d’y verser le ridicule sur quelques ennemis, l’opprobre sur quelques autres, et le discrédit sur tous, n’étais-je pas attaqué par leurs clameurs sur les points les plus délicats de mon existence ? Le livre de ma vie intacte était ouvert devant la nation ; n’ont-ils pas tout osé pour en déshonorer un fragment ? Il a bien fallu me défendre ! Mais quelle partie de mes écrits a donc pu blesser ces redoutables juges ? N’y ai-je pas accompli partout la loi de ce beau serment de la justice anglaise, en disant à chaque page la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? N’y ai-je pas fait sans cesse la distinction du bon au mauvais magistrat, et toujours l’éloge du premier ?

Oui, messieurs, je le répète avec joie, les bons magistrats sont les hommes les plus respectables de la société : non-seulement en ce qu’ils sont justes, tous les hommes doivent l’être ; non en ce qu’ils sont éclairés, la lumière en ce siècle étincelle à nos yeux de toutes parts ; non en ce qu’ils sont puissants, c’est la loi seule qui est puissante en eux. Mais leur état est le plus honorable de tous, en ce qu’il est visiblement laborieux, très-pénible, utile à tous, d’une importance extrême, et ne conduit aucun d’eux à la fortune : aussi le peuple, dont l’instinct naïf est quelquefois si sûr ; le peuple, qui est jaloux des grands, redoute les guerriers, abhorre les gens riches et fuit la morgue des savants ; le peuple aime et respecte ses magistrats. Je n’ai jamais dit autre chose, messieurs, dans ces mémoires lacérés publiquement et traités comme des incendiaires. Par quel sentiment obscur, intérieur, quelques-uns des juges d’alors se firent-ils donc la triste application du mal en rapportant le bien aux magistrats exilés ?

Détournons nos yeux du passé. Rendez-moi mon état de citoyen, messieurs. Alors je croirai m’éveiller et sortir d’un rêve affreux où, pensant errer péniblement dans la nuit, je fus longtemps poursuivi par des fantômes.

Alors je rendrai gloire à l’auguste monarque qui rappela nos magistrats à leurs fonctions, et qui m’envoie à vous aujourd’hui, par des lettres patentes d’autant plus honorables, que c’est au sein d’une nouvelle infortune que je les ai obtenues de son généreux cœur.

Alors j’oublierai tout, jusqu’à l’existence éphémère de ceux qui m’ont condamné. J’oublierai que dans ce Palais, le Palais par excellence, puisque la loi seule y doit régner, une jurisprudence obscure et barbare, usurpant son sceptre, a soumis pendant quelque temps cent malheureux et moi à des jugements arbitraires.

J’oublierai que, forcé d’emprunter l’or de mes amis pour payer des audiences qu’il m’était indispensable d’obtenir, dans ce même sanctuaire où je respire aujourd’hui, je me suis vu foulé comme un vil corrupteur, poursuivi extraordinairement, et conduit jusqu’au blâme pour un crime imaginaire.

J’oublierai que, dans les murs de cette enceinte, j’ai plusieurs fois, pendant douze ou quinze heures, soutenu des interrogatoires insidieux et semés de piéges où l’on voulait m’attirer, mais que le courage et la vérité de mes réponses ont fait tourner à la honte de ceux qui les avaient tendus contre moi.

J’oublierai que, dans le parvis de ce temple, alors profané, troublant par mes instances les faibles défenseurs des plaideurs de ce temps, je les ai tous vus fuir devant moi, se renfermer chez eux avec frayeur, et me demander quartier quand je les y rencontrais, pour ne pas me prêter leurs timides secours, et ne pas signer la plus simple requête contre ces terribles magistrats. À cette même place où mon cœur exalté de joie n’est flétri par l’aspect d’aucun visage ennemi, où, loin de désirer la récusation d’un seul de mes juges, je voudrais qu’il ne manquât à mon arrêt nul membre de cette auguste cour : oui, messieurs, c’est ici que je me suis vu pressé tumultueusement de parler et de répondre au gré de tous ceux qui occupaient vos places.

Là mes cris ont en vain demandé que mes ennemis déclarés se récusassent, et je n’ai obtenu pour réponse que le sourire du dédain ou le regard de la fureur.

C’est à ce bureau que, accablé de questions promptes et redoublées sur ces mémoires, que j’avais envoyés signés de ma main, ne varietur, un nouvel aveu de ma bouche n’a pas empêché qu’on ne me les fît signer encore, pour mieux s’assurer qu’on en tenait l’auteur, et se livrer en sûreté à toute la joie de l’en punir. Et chaque fait, messieurs, et chaque place que j’indique, est un monument d’injustice et d’illégalité qui me fournit, comme vous l’allez voir, toujours de nouveaux moyens de requête civile.

C’est dans cette salle voisine, accordée en refuge aux infortunés que le malheur des temps forçait d’y venir plaider, que je me suis vu outragé du geste et de la voix par l’ordre exprès de celui qui, sous le nom de président, conduisait partie de ces mêmes juges aux prisonniers du Chàtelet.

C’est dans l’hôtel occupé maintenant par le chef de cette auguste assemblée qu’on a refusé constamment d’en admettre ma plainte, et qu’on m’a menacé de l’animadversion générale de la compagnie si j’insistais à la présenter. Enfin, c’est dans ce sanctuaire même que pendant quinze heures mon existence et ma destruction ont été ballottées avec acharnement et fureur ; où l’opinion omnia citva mortem a trouvé plus d’un partisan ; où les plus modérés, forcés de se joindre aux moins emportés, pour empêcher qu’une majorité plus violente encore n’employât le bras infâme à me flétrir, et ne me bannit de mon pays, ont cru me faire grâce en ne me condamnant qu’à l’aumône, à l’amende, au blâme, à l’infamie.

Mais celui qui m’ôte la vie, messieurs, m’enlève au moins tout, jusqu’au sentiment du mal qu’il m’a fait, au lieu que celui qui me note d’infamie se croit bien sûr de me laisser une existence affreuse. Quel est le plus coupable envers moi ? Cependant je l’ai dit ailleurs, et je dois le répéter avec une reconnaissance égale au bienfait : ils ne m’ont rien ôté. C’est de l’instant qu’ils ont déclaré que je n’étais plus rien, qu’il semble que chacun se soit empressé de me compter pour quelque chose. Tous m’ont accueilli, prévenu, recherché ; les offres de toute nature m’ont été prodiguées. Partout, en voyageant, j’ai rencontré des amis et des frères ; des puissances même étrangères m’ont offert une honorable retraite en leurs États. Mais quel citoyen français, messieurs, peut adopter une autre patrie que la sienne ? S’il ne saurait y vivre déshonoré, du moins peut-il s’y montrer partout injustement blâmé. Ah ! je l’ai trop éprouvé, ce sentiment universel d’équité, pour n’en pas faire hautement honneur à mes compatriotes et ne pas leur en montrer ici ma vive sensibilité.

ci M. de Beaumarchais (écrivait le prince auguste que nous venons tout récemment de perdre, M. de Beaumarchais est un grand exemple de la justice du public : ce jugement horrible ne lui a pas apporté la plus petite tache ; il a été détruit dès les premiers instants par l’opinion générale qu’il a su conquérir. » Et cette lettre, messieurs, cet éloge des Français et le mien, je le tiens de celui qui li.’reçut de monseigneur le prince de Conti ; je le possède et le garderai toujours comme le premier monument de mon innocence reconnue, comme un legs mille fois plus précieux à mon cœur que le legs d’argent que 1 nies ennemis ont prétendu faussement que je tenais de ce prince à sa mort. Il avait pour moi trop de bonté, trop de fierté pour m’exposer en mourant,.par un don quelconque, à la malignité qui me poursuit sans relâche. En cela sa grande âme a deviné la mienne et l’a honorée. Il a plus fait pour moi, messieurs : ce prince ne crut pas au-dessous de lui de me chercher la Mille de ce jugement qu’il appelle horrible et d’user de son autorité… j’oserai dire paternelle, pour m’empêcher d’aller subir mon dernier interrogatoire ; persuadé que j’y périrais le lendemain. Mais moi, qui voyais un grand devoir à remplir, un grand exemple à donner ; moi, toujours pénétré du respect que je dois aux lois, lors même qu’on en veut abuser pour me nuire, je démontrai à ce prince éclairé l’indispensable nécessité qu’il y avait de m’y présenter à tous risques.

Quelle différence d’événements dans les mêmes lieux en des temps divers ! Si la mort ne nous eût pas tous privés de ce prince citoyen, loin de m’écarter aujourd’hui, de m’arrêter au passage, il m’eût conduit lui-même en ce temple : il me l’avait promis, il se l’était promis. Il vous eût dit : « Messieurs, le voilà, ce citoyen malheureux, dont le courage a fait pâlir l’iniquité jusqu’en son for, qui a hautement combattu l’injustice acharnée, et a soutenu sans faiblesse un malheur qu’il n’avait pas mérité ; le voilà : je remets sa personne et son droit à votre justice. »

Il n’est plus, messieurs, ce prince ami de la monarchie, ce soutien inébranlable de sa constitution, au panache duquel tout Français qui aimait son roi et sa patrie pouvait honorablement se rallier ! il n’est plus ; mais l’heureux temps est rites n’ont plus de contra

il n’est plus, mais sa grande âme existe

encore parmi vous, et vivifie cette auguste as-U vous tous, messieurs, qu’il honorait de sa Ire amitié, vi :, si son esprit

noble et juste soutenait jamais son sentiment

order à chacun la liberté de le combattre

ut entier aux vrais principes, il n’entendait pas même les appuyer par l’influence de son auguste état. Cette phrase noble et chevaleresque, dont chacun de vous se souvient avec attendrissement, est de lui : ■■ Ni la ri be qui vous ni le baudrier qui me ceint, ne doivent influer sur aucune opinion dans cette assem-principes seuls en forment la base et le succès ! »

prince généreux, dont le souvenir vivra toujours dans mon âme, et toujours dans celle de tout bon Français, ailleurs on vous élèvera des maui Heurs on dira de vous ce qui pourra convenir au temps, aux lieux, à l’orateur. Mais c’est dans ce temple de la justice, au milieu de ce uste, en cet uniq. — lois du

que votre éloge doit être prononcé. Heuu donnant le premier exemple, si mou ùt égalé ma sensibilité ! Mais si mon œil se trouble en le lisant, si ma voix s’affaiblit et n le prononçant, malheur à celui dont le cœur ne s’émeut pas jusqu’aux larmes au seul nom de son bienfaiteur ! il ne mérita jamais d’en rencontrer ’.

Je m aperçois que cette digression a il iemps de lia i mon plaidoyer. Je dcic finn messieurs ; je rougirais de vous taire descendre d’un tussi grand objet à mon chétif intérêt personnel : je me tais ; mais en, , n remettant quente amitié de mon défenseur, je m’en rapporte entièrement à la sagesse, de M. général et à la justice de la cour asseml lée. Tel fut ce discours.

Les lettn patent — du roi, leur enregistrement, ,. [usions très-hc du ministère public, et l’arrêt de la cour du 6 septembre 1776, qui a entériné ma requête civile et annulé le jugement qui m’avait blâmé, ont reçu le degré de publicité convenable après celle qu’en avait donnée au jugement scandaleux du 26 février 1774, et mes vœux sont remplis. L’unique objet de cette requête est d’obtenir aujourd’hui la conversion du décret d’ajournement personnel subsistant contre moi en un décret d’assigné pour être ouï. L’ordonnance criminelle de 1670 en admet de trois sortes, qui doivent se prononcer suivant la nature du délit et la qualité des personnes : en sorte que si la preuve portée par l’information est légère, ou si l’accusé est officier public, ou distingué par sa réputation et qualité, ou s’il n’y a contre lui qu’une accusation d’injure, le juge ne doit décerner un décret ni de prise de corps ni d’ajournement personnel, mais seulement d’assigné pour être ouï. Les autorités sur cette matière se trouvent dans le procès-verbal de l’ordonnance de 1670, sur l’article 3 du titre 21, page 230.

Or la plainte dirigée contre moi n’ayant jamais été qu’une accusation d’injure, fût-elle aussi fondée qu’elle est reconnue vicieuse, je n’ai pas dû être décrété d’ajournement personnel. À plus forte raison, lorsque j’ai comparu sur ce décret et subi tous les interrogatoires exigés, me crois-je en droit de supplier la cour d’ordonner la conversion de ce décret d’ajournement, et de me renvoyer dans mes fonctions.

Ce considéré, Nosseigneurs, il vous plaise, vu l’arrêt contradictoire de la cour, rendu le 6 septembre 1776, grand’chambre et tournelles assemblées, ordonner que le décret d’ajournement personnel décerné contre moi par les juges de la commission, le 10 juillet 1773, sera et demeurera converti en un décret d’assigné pour être ouï. En conséquence, me renvoyer dès à présent dans mes fonctions, aux offres que je fais de me présenter devant tel de messieurs qu’il plaira à la cour de commettre, pour subir tous interrogatoires à toutes assignations données, élisant domicile à cet effet chez Me Alloneau, procureur en la cour, rue Barre-du-Bec : et vous ferez bien.

Signé Caron de Beaumarchais.
Me Alloneau, procureur.

AVERTISSEMENT

DE M. DE BEAUMARCHAIS

SERVANT DE RÉPONSE AU TROISIÈME PRÉCIS DU COMTE DE LA BLACHE, DEPUIS SON GRAND MÉMOIRE

Après avoir vu le comte de la Blache délayer le mot fripon dans son encrier, en noircir outrageusement soixante-douze pages, et les publier contre moi, l’on doit être assez étonné que de ma part le mot calomniateur, fondu dans soixante-douze autres pages bien noircies, n’ait pas encore vengé mon honneur, repoussé l’injure, et justifié l’acte du 1er avril 1770 ; mais le lecteur, trop judicieux pour m’avoir blâmé sans m’entendre, est aussi trop éclairé pour me blâmer lorsqu’il m’aura entendu.

Le comte de la Blache, encore plus étonné de mon silence que le lecteur, n’a pu s’en taire, et, dans un quatrième mémoire en réponse au précis pour moi, fait et publié sans moi, par un avocat aux conseils, où l’affaire est traitée beaucoup trop légèrement, suivant l’expression même de mon adversaire, le comte de la Blache s’exprime ainsi : Le sieur de Beaumarchais évite habilement les détails de la discussion du prétendu compte définitif… Il abandonne le soin de sa réputation, au point qu’il suppose que son compte est rempli d’erreurs, d’omissions, de faux et doubles emplois… Il promet néanmoins de justifier publiquement jusqu’à la dernière syllabe de l’acte ; mais quand s’acquittera-t-il de cette promesse ? Ce sera, dit-il… après la cassation de l’arrêt. Quelle modestie !

Ainsi le comte Falcoz de la Blache et son avocat, trop bien instruits l’un et l’autre des obstacles qui retardaient la publication de mon mémoire, triomphent de mon silence dans le leur. Si la ruse est permise en procès comme en guerre, ils ont toujours raison tant qu’ils m’empêchent de parler ; mais, grâce à la justice de monseigneur le garde des sceaux, c’est enfin ce que j’ai la liberté de faire.

Je vous prie, lecteur, de ne pas oublier ce que vous venez de lire du comte de la Blache. Je vous prie encore de vous rappeler les reproches publics qu’il m’a faits et fait faire, l’an passé, sur les lettres de Mesdames, qu’il m’accusait faussement d’avoir fabriquées dans le temps que nous plaidions aux requêtes de l’Hôtel.

Rappelez-vous aussi comment je me suis justifié de cette calomnie dans l’un de mes misérables mémoires contre Goëzman, que je suis bien désolé d’avoir composés, puisqu’ils ont eu le malheur de déplaire à la justice d’alors, et parce qu’il semble que je ne leur aie donné le jour que pour avoir la douleur de les voir brûler vifs dans la cour du Palais, qui, comme on sait, est la Grève des livres.

J’ai l’assurance aujourd’hui de rappeler le trait du comte de la Blache, éclairci dans ces mémoires, parce que j’estime que ce n’est point ce trait qui leur a mérité, de la part d’un tribunal intègre, le double châtiment d’être incendiés et lacérés au préalable.

Dans ces mémoires ignescents je prouvais donc comment le comte Falcoz, mêlant toujours la noire intrigue à la plaidoirie insidieuse, allait se plaindre à Versailles que, pour gagner un procès déshonorant, je faisais à Paris le plus coupable abus d’une prétendue protection des princesses, dont je n’avais pas dit un mot, et revenait ensuite apprendre aux magistrats que Mesdames. m’ayant jugé indigne de toute protection, m’avaient chassé de leur présence ; et que si je présentais de leur part un certificat d’honnêteté, ce n’était qu’une lettre supposée par un homme à qui rien n’était sacré. Ce fut son expression.

La conduite du comte de la Blache, au sujet de mes défenses actuelles, a un rapport si intime avec celle qu’il tint alors, qu’on ne peut s’empêcher de la rappeler, de les rapprocher, d’y reconnaître toujours le même homme et de l’admirer sans cesse.

Sachez donc, lecteur, ce que le comte de la Blache ne sait que trop depuis longtemps : c’est que, loin de laisser son grand mémoire sans réponse, et d’abandonner le soin de ma réputation, je n’ai pas eu de repos que cette réponse ne fût achevée.

Apprenez aussi que, lorsqu’elle a été finie, je n’ai pu découvrir par quelle fatalité mon avocat ni aucun autre avocat du conseil n’a voulu signer mes défenses ; que, bercé pendant quinze jours d’espérances trompeuses, dans mon désespoir je me suis adressé aux avocats au parlement ; qu’alors il a fallu refondre le mémoire et faire remanier quatre-vingts formes d’imprimerie pour le leur présenter sous l’aspect d’une consultation à donner ; que, cet ouvrage achevé, Me Bidault, mon avocat et mon ami, qui m’avait toujours prêté la main généreusement et venait de me promettre encore ses secours, est tombé subitement dans un état si voisin de la mort, qu’il n’a pu même être instruit par mes regrets, du chagrin et du retard affreux que sa maladie me causait.

Sachez encore, lecteur, qu’un avocat aux conseils, instruit le soir même par moi de ce nouvel accident, et paraissant touché de mon état i lecture de mes défenses, m’a donné sa parole d’honneur de aussitôt que je les aurais refondues, que j’au consultation et remis le mémoire dans sa forme ; qu’alors vingt imprimeurs et l’auteur ont encore passé la nuit et la journée du 1er, remanier, moi la composition, eux les quati nais que lorsque je suis revenu

avec le mémoire rétabli, l’avocat au conseil de sa parole et n’a pas voulu signer, sans qu’il m’ait été possible alors de découvrir qui l’en avait détourné. Pendant ce temps, le comte de la Blache et M" Mariette, instruits de tout ce qui se passait, composaient le mémoire auquel cet avertissement n où ils me reprochent avec une moquerie si insultante i et de n’oser me

justifier sur le fond de l’affaire ! Loin de me décourager, je me suis

Me Ader, avocat au parlement, qui avait signé avec Me Bidault mes anciens mémoires, ces tristes n si malheureusement incendiés. Avec la meilleure tête et la plus grande honnêteté, Me Ader a jus défense d’un homme attaqué si violemment était de droit naturel, et qu’au refus des avocats aux i pouvait, après avoir lu mon mémoire, arrêter dans une consultation modérée le parti que je devais suivre. Alors il a fallu de nouveau refondre le mémoire, y mettre une consultation, et remanier les quatre-vingts formes d’imprimerie. Autre nuit passée, autres travaux le temps s’usait, le terme du jugement approchait: je me croyais au bout de mes forces et de mes peines, lorsqu’il m’a fallu ranimer les unes pour parvenir à supporter les autres.

Cependant, le bruit de cette consultation ayant alarmé le comte de la Blache, il a suspendu la publication de ses reproches moqueurs ; il a couru, écrit, sollicité ; il a fait solliciter, écrire et courir ses amis pour armer l’autorité centre un libelle de moi, qui, disaient-ils, allait déshonorer le comte de la Blache. Notez qu’aucun d’eux n’en connaissait une phrase, et qu’ils n’en criaient pas moins tolle sur ma défense et sur ma personne.

Enfin, ils ont tellement intrigué, que, sans que j’aie encore pu savoir d’où le coup était parti, un syndic de librairie, à l’instant qu’on s’y attendait le moins, est venu arrêter l’impression de mon mémoire. Il avait ordre, a-t-il dit à l’imprimeur, d’enlever, même de force, une épreuve de ce mémoire; ordre, en cas de refus, de violer les presses : ce qui ne se fait jamais que dans les cas de crime de lèse-majesté. Pour comble de singularité, son ordre portait, a-t-il dit, de ne point montrer l’ordre en vertu duquel il agissait.

Je n’étais pas chez l’imprimeur : l’épreuve a été enlevée, la presse a cessé de gémir, et l’impression s’est arrêtée. Il était vendredi ; je devais être jugé le lundi. Le comte de la Blache alors, se croyant bien assuré que mes défenses ne pouvaient plus paraître avant le jugement, a répandu dans le public son mémoire outrageant et moqueur, dans lequel on a vu qu’il me reproche avec raillerie d’abandonner lâchement le soin de ma réputation et de n’oser lui répondre sur le fond du procès. Quelle modestie ! a-t-il dit avec joie ; quelle perfidie ! me suis-je écrié avec indignation.

Je reçois à six heures du soir ce coup terrible et ténébreux d’une autorité qui se cache. Je cours à Versailles, et vais me jeter aux pieds de monseigneur le garde des sceaux, qui, n’ayant point donné de tels ordres, et touché de ma juste douleur, a la bonté de me promettre que je ne serai point jugé le lundi suivant, puisque je crois essentiel à ma cause et à mon honneur que ma défense paraisse avant le jugement.

À minuit j’étais de retour à Paris, chez le syndic de la librairie, pour savoir ce qu’était devenu mon exemplaire enlevé. — Je l’ai envoyé, dit-il, chez le lieutenant de police. — À M. Le Noir ? Depuis huit jours accablé de souffrances, et ce soir même encore saigné du pied ; dans l’instant où nous tremblons tous pour sa vie, un tel ordre ne peut être émané de lui. — Apparemment que l’ordre vient encore de plus haut. — Pas plus exact, monsieur, d’une part que de l’autre ! J’arrive de Versailles, et ce sont mes plaintes amères qui ont appris à M. le garde des sceaux qu’il existait un ordre d’arrêter la presse, de violer l’asile des pensées, d’en exprimer une effigie de mes défenses, de l’enlever de force, et que cet ordre, annoncé de la part du roi, quoiqu’il n’en vînt point, puisqu’il n’était point émané de monseigneur le garde des sceaux, portait l’ordre de ne point montrer l’ordre.

Ce résultat effrayant de l’intrigue, cet abus du pouvoir des sous-ordres me rappela le trait du Contrat social : Un pistolet est aussi une puissance. En effet, c’est ainsi qu’en usent les gens qui viennent enlever la bourse aux passants de la part d’un pistolet : ils ont ordre de ne point montrer l’ordre. Je quittai le syndic.

À deux heures du matin j’étais chez le chef des bureaux de police, à qui ces choses doivent ressortir. Il s’éveille, il s’étonne, et me jure qu’il n’en sait pas plus que moi sur cet objet.

lemain a midi j’étais à Versailles encore une fois aux pieds de monseigneur le garde des sceaux ; et ce— : de la généreuse équité du chef delà ju j’ai enfin obtenu qu’un ordre arrivé bon ne sait d’où) , 1 arrêtet des presses, de les violer, d’en extraire et d’en i de force une épreuve aussi importante, et de ne point montrer l’ordre étonnant qui portait autant d’ordres étonnants, fût révoqué, fût regardé comme Et si.M. le..iule des sceaux par malheur est un homme ordinaire ; —a sa mâle équité ne l’élève pas, en t, eu point de préférer le respect du t 1 à la vanité des formes ; si sa justice et ses lumières ne lui dévoilent pas qu’un veut me perdre en arrêtant mes défenses ; enfin, s’il ne me rend pas la liberté d’impri mer. et s’il ne recule pas le jug Mt, lundi nai ruai dit, je suis jugé, je puis me voir déshonoré, million di rài lui >ient à jamais ren i de ce malheur.

Voilà, lecteur, les dangei — que j ai courus. ai ie comte de la Blache ne peut plu empêcher que le mémoire qu’il a répandu ne soit répandu —il ne peut emp cher qu’on n’5 voie l’ironie outrageante avei laquelle il mereprochait d’abandonner le soin de ma réputation et de ne pas oser lui répondre, pendant qu’il employait tout ce que l’intrigue et l’autorité ont de plus redoutable pour empêcher que ma réponse ne parût.

Enfin la voilà, cette réponse que le comte de la Blache a craint avec 1 tison qui ne le couvrit dune nouvelle confusion. Mais dans un siècle où l’art de deviner les hommes a fait chez eux autant de progrès que celui de se déguiser, on sent que je n’ai pas dû perdre un instant de vue mon adroit adversaire. Pendant que je lui répondais de la plume, je le suivais partout de l’œil ; et, quoiqu’il soit souple et glissant comme une couleuvre, et qu’il ait à ses ordres des avocats pour insulter, des chevaux pour courir, des amis pour solliciter, du crédit pour ni, tenir, et de l’argent pour m’arrêter île toutes part. soyez certain, lecteur, qu’il n’a. jusqu’à ce moment, encore obtenu d’autre avantage sur moi que de m’avoir empêché devoir nos juges, qu’il a fatigués de reste pour nous deux, et d’avoir retardé l’impression de eei ouvrage.

Et je n’ai lait ce détail qu’afin de persuader le public, qui s’étonnait déjà de mon silence, que dans toutes mes affaires, lorsque j’ai l’air d’être en demeure et d’avoir bien des torts, je suis toujours plus à plaindre qu’à blâmer.

Le grand mémoire qui suit 1 épond à tout le reste. MEMOIRE A CONSULTER

ET CONSULTATION

POUR

P. —A. CARON DE BEAUMARCHAIS

Le sieur de Beaumarchais, en instance au conseil du roi, sur sa demande en cassation d’un arrêt rendu au Palais le 6 avril t :  ;  :  ;. et presse par l’approche du jugement, établit la question suivante, sur laquelle il désire une consultation. Il dit : En octobre 1773, j’ai obtenu au conseil un arrêt de soit communiqué. Le comte Alexandre-Josi pli Falcoz de la Blache, légataire universel et mou adversaire, suivant toujours son principe, qui est de gagner du temps et de lasser ma patience, que pourtant il ne lassera point, car, s’il ne sait pas être riche, il verra que je sais être pauvre ; ce comte Falcoz, dis-je, m’a lait perdre quinze mois en délais si abusifs, que je me suis vu forcé de solliciter auprès do monseigneur le garde des sceaux un ordre à M e Mariette, avocat du comte • le la Blache, de produire.

Mes amis et beaucoup d’autres personnes m’ont plusieurs fois demandé —i je ne ferais point de mémoire dans celle affaire ; mais, convaincu que mes requêtes 1’■tnienl plus que suffisantes pour instruire les magistrats, je me suis abstenu d’écrire, ne voulant pas qu’on pût m’accuser d’être, en aucune occasion, le premier à provoquer l’adversaire : j’ai même empêché mon avocat de rien imprimer sur l’objet de la cassation depuis la première requête.

Tant de modération eût dû peut-être engager le comte Falcoz de la Blache à se renfermer dans les mêmes termes. Mais au moment où j’avais enfin obtenu le bureau pour le rapport du procès, le comte Falcoz a jeté dans le public un mémoire fort épais, dont la majeure partie, qui semble employée à discuter le fond de l’affaire, a pour unique objet de me diffamer.

Un autre but de ce long mémoire, à l’instant du jugement, est de me faire perdre, en y répondant, le temps de voir les juges, ou celui de réfuter le mémoire, en allant faire les sollicitations d’usage ; enfin un espoir plus secret encore du comte de la Blache est que, l’arrêt étant cassé, il lui restera la ressource de dire, comme lui et ses conseils le font d’avance, que si l’arrêt n’a pu se soutenir par les vices inexcusables de sa forme, le comte légataire n’en a pas moins prouvé sans réplique, dans son dernier mémoire, que l’acte du 1er avril est encore plus vicieux que l’arrêt qui l’annula.

Forcé de repousser un outrage aussi sanglant qu’il est gratuit, je me suis mis, nuit et jour, au travail ; j’ai fait promptement une réponse à ce mémoire, où, sans m’écarter de mon sujet, je crois m’être justifié de façon à faire longtemps rougir mon adversaire de sa cruelle injustice.

Mais, toujours plus contrarié qu’aucun homme patient ne pourrait le soutenir, je me trouve arrêté par le seul obstacle au monde que je ne dusse pas craindre de rencontrer. Mon propre défenseur, mon avocat aux conseils me refuse de concourir à ma justification, et s’obstine à ne vouloir donner ni signature, ni consultation, ni aucune attache à la très-légitime défense de son client.

Cet avocat a fait de son côté une réponse au mémoire insultant de Me Mariette, où non-seulement il ne dit pas un mot qui tende à me justifier sur tous les outrages relatifs à l’acte du 1er avril, mais dans laquelle il me réserve expressément de le faire moi-même, par la phrase suivante, qu’on lit à la page 22 de son mémoire : « Le sieur de Beaumarchais, tranquille sur son bon droit comme sur sa conduite irréprochable, se charge de justifier publiquement jusqu’à la dernière syllabe de l’acte, lorsque le comte de la Blache aura pris contre lui les voies légitimes devant le tribunal auquel le fond sera renvoyé après la cassation de l’arrêt insoutenable qu’il combat. »

Mais par quelle bizarrerie ce défenseur, en même temps qu’il reconnaît l’importance de cette justification, prétend-il forcer son client de la différer, de la remettre à des temps incertains, et de rester aujourd’hui sous le coup du plus insidieux adversaire ?

La mauvaise opinion que Me Mariette cherche à donner de moi dans son mémoire ne peut-elle donc pas influer sur la décision des juges ? Et si l’avocat du comte de la Blache a cru nécessaire à sa cause de me dénigrer, comment mon avocat peut-il croire indifférent à la mienne que je me justifie ou non ?

À mes justes plaintes sur ce refus, mon avocat oppose un règlement intérieur du corps des avocats aux conseils, par lequel ils se sont interdit de signer aucune défense qui ne fût émanée d’eux ; et il motive ce règlement en disant : que bien des avocats aux conseils, manquant de confiance en leur plume, employaient celle des avocats au parlement ; ce qui enlevait aux habiles de leur corps une préférence que les clients leur auraient donnée sans cette ressource des faibles de se servir des avocats au parlement.

Je demande à cela comment un règlement aussi exclusivement favorable aux habiles a pu passer à la pluralité des voix dans un corps dont il doit laisser beaucoup de membres sans emploi ? Les avocats aux conseils prétendent qu’ils y ont remédié par un autre règlement intérieur, qui interdit à tout avocat aux conseils de se charger d’une cause entamée par son confrère, quelque mécontentement que le client puisse avoir de son avocat.

Fort bien : mais au moins vous ne pouvez pas enlever aux avocats au parlement le droit d’écrire et d’imprimer pour les clients mécontents de leurs défenseurs au conseil ? — Autre règlement intérieur, qui interdit aux imprimeurs de prêter leurs presses à tout avocat étranger au corps, dans les instances au conseil, sous peine d’amende arbitraire.

Fatigué de tant de règlements intérieurs, je me suis vainement adressé, par moi et mes amis, à beaucoup d’avocats aux conseils ; plusieurs ont trouvé la conduite de mon défenseur fort extraordinaire ; ils ont même offert de me donner leur consultation sur mon mémoire, si ce défenseur voulait seulement joindre sa signature à la leur ; mais celui-ci refusant obstinément de le faire, attendu sa qualité de syndic, je me trouve encore éconduit par un autre règlement plus intérieur qui interdit aux avocats aux conseils de consulter pour aucun client, si son avocat ne se joint à eux : de sorte que les avocats aux conseils, ayant sagement pourvu à tous leurs intérêts, comme on voit, ont seulement oublié l’intérêt de leurs clients, dont il eût été plus généreux de s’occuper un peu davantage.

Enfin, pour qu’il fût bien décidé qu’on ne me prêterait aucun secours, les avocats aux conseils, dans une assemblée toute récente, ont porté des menaces terribles d’interdiction contre celui d’entre eux qui serait assez osé pour être moins dur envers moi que ses confrères.

Pressé par l’approche du jugement, forcé de faire paraître mes défenses, désolé du refus obstiné de mon défenseur et de tout autre avocat du même corps, outré que dans une compagnie de soixante avocats aux conseils il ne s’en trouve pas un seul assez généreux pour me tendre la main dans un cas aussi pressant, je demande à ceux du parlement s’il ne m’est pas permis de m’adresser à eux, de prendre ensuite à partie mon avocat aux conseils, et le rendre garant de tout le mal qui peut résulter pour moi de ce déni de secours, d’autant plus étonnant qu’il n’est point fondé sur la nature de ma défense que j’ai constamment offert de soumettre à la censure de tout avocat instruit du fond de l’affaire. Je la soumets ici à l’examen du conseil que je consulte, en preuve de l’équité de ma demande.

LE CONSEIL SOUSSIGNÉ, qui a pris lecture du mémoire à consulter ci-dessus, du mémoire et des deux précis de Me Mariette, avocat du comte de la Blache, ainsi que de la réponse que Me Huart du Parc avocat du sieur de Beaumarchais, a faite à ce mémoire ; estime que la réponse de Me du Parc est insuffisante à la justification du sieur de Beaumarchais, et qu’il est bien extraordinaire que ledit Me du Parc réserve expressément dans son mémoire, au sieur de Beaumarchais. , / la dernière syllabe de l’acte, et lui même t. m]’les seuls moyens de le m. in iment aussi précieux pour son client ; à moins que la justification du sieur de Beaumarchais, présentée audit M’du Parc, ne fût contraire aux lois, aux bonnes mœurs, au gouvi i nemi ni ou à la religion. Jlais que, si cette justification est conforme à celle que le sieur de Beaumarchais soumet à notre examen, dont nous avons pris lecture, et qui est conçue en ces termes :

RÉPONSE

MÉMOIRE SIGNIFIÉ

DU COMTE ALEXANDRE-JOSEPH FALCOZ DE LA BLACHE

M. Duverney avait la réputation de se connaître en hommes. Il a honoré ma jeunesse de la plus intime confiance. C’est une présomption en faveur de mon honnêteté.

M. Duverney se connaissait en arrêtés décompte. Il a trouvé juste de clore et signer celui du premier avril 1770. C’est un grand préjugé pour l’exactitude de cet arrêté.

Il est vrai que le comte de la Blache a traité de chimère l’intimité de mes liaisons avec M. Duverney ; mais la négation d’un légataire obstiné ne détruit point des faits aussi publics.

Il est vrai qu’il a feint, pour ne pas payer, de regarder notre arrêté comme absurde, inepte et même faux ; mais l’allégation d’un légataire intéressé n’anéantit point des actes si sacrés.

Il est encore vrai que, dans l’exorde de son mémoire, le comte de la Blache nous apprend que le legs immense dont M. Duverney l’a gratifié a été pour lui la source d’une foule de petites difficultés qu’il appelle des persécutions. Mais est-ce ma faute à moi, si les héritiers, ouvriers, créanciers, hlégataires, domestiques, etc., de cette succession, n’ont pas abandonné : au comte de la Blache, qui voulait tout garder, le peu qui leur appartenait sur cet immense héritage ?

Il se plaint aussi que ce malheureux legs de quinze cent mille francs est devenu le sujet de mes écrits, qu’il appelle des diffamations. Mais est-ce donc un crime à moi d’avoir exposé comment le comte de la Blache, voulant me donner pour faussaire à Paris, me supposait faussaire à Versailles ; et comment, incapable de rien prouver contre un arrêté signé de son bienfaiteur, il est devenu capable de tout oser pour l’anéantir ?

Mais si le comte Falcoz de la Blache, encore tressaillant du plaisir de posséder un legs de quinze cent mille francs, a nommé persécution la modeste demande de quinze mille francs, et diffamations les défenses légitimes de celui qu’il veut déshonorer afin de retenir ce peu d’argent, quel nom dois-je donner à tout ce qu’il a tenté depuis quatre ans pour me perdre ? Haine invétérée, mémoires outrageants, plaidoyers atroces, suppositions infamantes, lettres injurieuses, intrigues secrètes, saisie éternelle de mes biens, frais inutiles amoncelés, désordre universel dans mes affaires, arrêts, exécutions, ventes, huissiers, gardiens, recors, doubles recors, fusiliers !… dieux ! dieux !

Et mes amis me recommandent d’être modéré dans ma réponse, de discuter mes intérêts sans humeur, et surtout sans gaieté !… De la gaieté, mes amis ! ah ! ne m’ôtez pas l’amertume ; il ne me resterait que le dégoût !

Si j’ai montré de la gaieté quand je me défendais contre les sieur et dame Goëzman, c’est que le ridicule de ce procès était excessif, au point d’en masquer souvent l’atrocité ; mais aujourd’hui qu’un adversaire ardent, avide, haineux, s’efforce de verser sur moi la honte et l’opprobre, est-ce donc en plaisantant que je les repousserais sur lui ?

Je ne vois, dans tout son mémoire, qu’une injure mortelle et mortellement délayée dans soixante-douze pages d’impression, toujours redite, et partout blessant mon cœur à l’endroit le plus sensible. Et vous m’interdisez la gaieté, qu’il fallait peut-être me recommander !

Un jour, il s’agira de réparation pour tant d’outrages reçus : alors il sera temps de décider si l’iniquité du fond d’un procès peut excuser ce que sa forme emporte d’outrageant.

Aujourd’hui je mets toute répugnance à part : je cède à l’humiliation de me défendre ; et détournant les yeux de dessus moi, je n’embrasserai que la question, sans penser à la personne. Un avenir plus heureux me répond des dédommagements convenables. À quelles affaires, grands dieux ! j’étais destiné !

Depuis quelque temps il se répand de celle-ci un résumé fort énergique et fort court : ce n’est pas celui du comte Joseph Falcoz ; il est bien fait, et si facile à retenir que tout le monde le sait par cœur : je ne craindrai point de le rapporter

PREMIÈRE PARTIE.

Beaumarchais payé ou pendu. Tel est sur ce procès le résumé concis et lumineux de quelqu’un qu’on sait à Paris avoir la vue fort nette 11. En effet, ce peu de mots renferme tout le fond de la contestation : je l’adopte volontiers ; plus il est dur, et plus il me convient.

Mais ce n’est pas du fond qu’il s’agit aujourd’hui. Nous ne plaidons en ce moment ni pour être payés ni pour être pendus. Il s’agit seulement, au conseil du roi, de juger si la forme d’un arrêt rendu le 6 avril 1773 est contraire ou conforme aux lois du royaume.

Et cependant, monsieur le comte, vous répandez encore un mémoire épais sur le fond de l’affaire, exprès parce qu’il n’en est pas question. C’est ainsi que nous vous avons vu plaider au Palais de longs moyens d’inscription de faux, parce qu’il ne s’agissait alors entre nous que de lettres de rescision.

Mais quel pauvre métier faisons-nous l’un et l’autre ! toujours embrouiller de votre part, toujours éclaircir de la mienne ; il semble que nous avons dit de concert : En attendant qu’on nous jnge, ami, ferraillons toujours, écrivons, imprimons ; et lira qui pourra.

Mais si les magistrats, dont la vertu, dont la tâche austère est de parcourir nos ennuyeux écrits, voient clairement dans les vôtres que des allégations ne sont point des raisons, ils verront fort bien dans les miens qu’une discussion stérile, ingrate et forcée, peut contenir des vérités frappantes ; et alors payera qui devra. Et quand l’arrêt sera cassé (ce que j’ose espérer -. quand nous renouvellerons la cause sous un autre aspect ; quand vous aurez pris contre moi la voie de l’inscription de faux ; quand le sublime résumé, payé ou pendu, reprendra toute sa force, alors je trouverai peut-être plus de témoignages qu’il n’en faut pour vous convaincre de la plus odieuse calomnie.

Alors, du milieu même de la famille dejee respectable ami, peut-être il s’élèvera des vois qui vous crieront : « Nous avons fait ce que nous avons pu « pour vous empêcher d’intenter cet indigne proces à Beaumarchais ; nous vous avons dit : Il y « a eu trop d’affaires d’argent, trop d’intérêts « mêlés entre M. Duverney et lui, pour qu’il n’en « doive pas exister un arrêté quelconque ; et nous « savons que cet arrêté existe. » Alors il sera prouvé que la haine qui vous sur. Ce mot était de XI. le prince de Conti. monte en tout temps vous a fait dire en j d’un notaire et de plusieurs témoins, après avoir pris communication à l’amiable de mon titre : « S’il a jamais cet argent, dix ans seront écoulés « avant ce terme ; et je l’aurai vilipencl » « manière. »

Alors je profiterai des offres que plusieurs honnêtes gens m’ont faites ou fait faire, d’attester, les uns, que quelque temps avant sa mort M. Duverney leur avait dit : « J’ai clos enfin tous mes « comptes avec M. de Beaumarchais, et j’en suis « charmé. »

D’autres, de l’intérieur même des affaires de M. Duverney, que peu de jours avant de mourir, sur leur remarque qu’il avait beaucoup d’or, lui qui n’en gardait jamais dans sa maison, il leur a dit : « Cet or est pour M. de Beaumarchais, avec « qui j’ai réglé depuis peu mes comptes, et qui « doit le venir prendre. »

D’autres ont offert d’attester qu’un tel, homme de loi, leur a plusieurs fois assuré avoir vu le double de l’acte chez M. Duverney, lors de la levée des scellés.

Tel autre assure que le comte légataire a fait avant l’inventaire un triage des papiers Je M. Duverney, sous prétexte de soustraire tous ceux qui étaient inutiles aux affaires d’intérêt, et d’épargner des frais à la succession.

D’autres enfin, que le jour même de la mort de M. Duverney, toute sa famille étant dans le salon, et le comte de la Blache tenant seul la chambre du mourant, cette famille éplorée apprit qu’il y avait depuis quatre heures un notaire enfermé dans la garde-robe, y attendant que le mourant, qu’on ranimait avec des gouttes et du lilium, reprît assez de force pour donner encore une signature avant sa mort, et que quelqu’un ayant demandé : Pourquoi donc un notaire qui se cacle que mon oncle va faire un aulre testament ? un des fidèles valets du mourant répondit de l’intérieur : Eh ! mon Dieu, non : c’est ce M. de la Blache qui le tourmentera jusqu’au dernier moment : il voudrait encore lui faire signer quelque chose ; il a peur de n’en jamais avoir assez. Cependant la mort du testateur empêcha le légataire d’arracher cette signature ; et quelle signature, grands dieux ! Elle était destinée à dépouiller sa respectable mère ; il avait le sang-froid d’y songer, il avait le pouvoir de le tenter ! Eh ! qui ne tremblera pour moi ? Tous mes titres étaient dans cette chambre où il dominait déjà : ils étaient au fond du secrétaire de cet ami mourant, et mourant sans connaissance ! Et ces titres ne s’y sont plus trouvés lors de la levée des scellés, etc., etc., etc.

Et pour que mon silence, au sujet de cet avis, ne soit pas pris pour de l’ingratitude, j’ai l’honneur de prévenir ici toutes les personnes qui me les ont fait donner avec une multitude d’autres, et qui m’ont offert des encouragements de toute nature dans le cours de l’absurde, atroce et ridicule procès connu sous le nom de Goëzman et compagnie, que, si je n’ai pas répondu à toutes leurs offres généreuses, c’est qu’étant entouré de piéges, et recevant quelquefois jusqu’à cent lettres par jour, quand je ne me serais point fait alors une loi de ne pas repondre, il m’eût été absolument impossible de le faire, parce que tout mon temps était dévoré par cet horrible procès. J’espère que le noble intérêt, la générosité, la justice ou la compassion des honnêtes gens qui m’ont fait passer tous ces avis se soutiendront jusqu’à la fin : ils ne souffriront pas, lorsqu’il en sera temps, que ma cause soit privée de l’immense avantage qu’elle doit tirer de tant de témoignages respectables.

Alors, monsieur le comte, alors je prouverai l’origine, l’espèce et la durée de ma liaison avec M. Duverney ; envers quelles personnes augustes il s’était engagé d’augmenter ma fortune, et ce qu’il a tenté pour y parvenir.

Je prouverai comment il m’a procuré divers intérêts échangés en argent, dont il m’a placé les fonds sur lui-même à dix pour cent, en attendant qu’il pût les placer à trente dans les vivres de Flandre ;

Comment, ayant fait part à mes augustes protectrices de cet arrangement généreux qui me constituait six mille livres de rente, il en a reçu les remercîments de ces mêmes protectrices ;

Comment ensuite il a voulu suppléer en ma faveur à la diminution de son crédit par des services personnels ;

Comment il m’a prêté, pour acquérir une charge, cinq cent mille livres qui lui sont rentrés au bout de six mois ; comment depuis il m’en a prêté cinquante-six mille, au moyen desquels et d’un petit supplément je suis devenu noble de race, ou plutôt de souche, comme je crois l’avoir prouvé ailleurs ;

Comment, m’ayant reconnu de la discrétion, un peu d’acquis, beaucoup de reconnaissance, et quelque élévation dans le caractère, il me fit entrer dans sa plus intime confiance, et m’employa dans des affaires personnelles et majeures, où beaucoup de ses fonds me passèrent par les mains, pour son service, et où j’eus le bonheur de lui être infiniment utile ;

Comment alors il m’a prêté, sur de simples reçus, quarante-quatre mille livres pour m’aider dans une acquisition, et plusieurs autres fois de l’argent sur mes reçus, sur les reçus d’un tiers, el même —ans reçu ; ce qui a formé son actif sur moi de cent trente-neuf mille livres ; Comment, à mon départ pour l’Espagne, sa ten- u’ayanl point de bornes, il m’a confié deux cent mille francs en ses billets au porteur, pour augmenter ma consistance par un crédit de cette étendue sur lui ;

Comment, à mon retour, ayant vendu soixante-dix mille livres une charge dans la maison du roi, j’ai payé pour lui, dans ses affaires personnelles, plusieurs sommes dont j’avais ses quittances à l’instant où nous avons compté ;

Comment il m’a engagé dans une acquisition de forêt, et s’y est associe avec moi pour me faire plaisir, quoique je ne m’entendisse alors pas plus en bois que je ne m’entendais en procès avant mon commerce timbré avec le comte de laBlache ; Comment, du reste de l’argent de ma charge vendue, et de quelques autres fonds à moi, j’ai fourni ceux qu’il s’était obligé de faire pour nous deux dans notre entreprise commune ; Comment, des deux cent mille livres de billets que j’avais à lui, quarante mille livres ont été employées pour ses affaires personnelles et secrètes ;

Comment et par qui notre liaison, sur la fin, a été troublée ; quel était l’homme qui craignait, depuis longtemps, que mon influence sur ce respectable ami ne lui lit taire nu partage un peu moins inégal entre plusieurs de ses parents, excellents sujets qui pouvaient mourir de faim après sa ie, et son légataire universel qui pouvait mourir d’impatience avant sa mort ;

Comment ce vieillard vénérable était alors tourmenté à mon sujet et moi au sien, par des lettres anonymes infâmes dont il reste encore des traces non équivoques ;

Comment, sans manquer à la religion du secret, je puis montrer tel vestige d’une correspondance mystérieuse, importante et chiffrée, entre lui et moi, qui prouvera que de puissants intérêts formaient le principe et la base de nos liaisons secrètes ;

Comment le légataire écartait du bienfaiteur celui qu’il soupçonnait vouloir du bien à certains parents du bienfaiteur ;

Comment et par qui le sieur Dupont, qui d’emploi, fii emplois était devenu son premier secrétaire, qui avait mérité d’être son ami, et est aujourd’hui son successeur dans l’intendance de l’École militaire, a ele lui-même éloigne de ce vieillard sur la fin de sa vie, parce que, le sachant nommé son exécuteur testamentaire, on avait le projet do faire faire au vieillard un autre testament, et d’obtenir un autre exécuteur. Puis je dirai comment, ayant l’ait moi-même un mariage avantageux vers ces temps-là ; comment, ayant un fils pour qui je devais tenir mes affaires en règle, je rappelai plusieurs fois à M. Duverney qu’il restait un compte important à finir entre — doux, où la distraction des fonds à lui qui m’avaient passé par les mains pour ses affaires, d’avec ceux qu’il m’avait prêtés pour les miennes, devait être l’aile avant tout ; où les divers reçus, billets, quittance-, reconnaissances, etc., devaient être réciproquement remis ; où le résultat de dix ans de liaisons et d’affaires communes, celui du mélange des capitaux respectivement fournis, celui des intérêts ;’i répéter l’un envers l’autre, devaient être fixés ; où la transaction enfin sur les objets restés en souffrance devait être arrêtée entre nous.

Alors on sentira que, pour la tranquillité des deux intéressés et pour l’apurement de tant d’intérêts mêlés, il a bien fallu qu’il se formât entre nous ce que les négociants de Lyon, dans leurs grands payements, appellent des virements de parties ; où chacun, muni du bordereau de son actif sur l’autre, l’oppose en compensation à l’actif de l’autre sur lui-même : d’où il résulte que des millions s’y payent avec quelques sacs ; ainsi qu’entre M. Duverney et moi plus de six cent mille francs, ballottés dans notre virement de parties, se sont acquittés avec quinze mille livres. Alors je prouverai comment j’ai prié, pressé, tourmenté M. Duverney de finir cet arrangement ; comment l’asservissement domestique où son légataire était parvenu à le tenir le forçait d’user de ruse pour me voir secrètement chez lui ; comment je m’en offensais et refusais souvent d’y aller : comment il sortait en carrosse par sa cour, et rentrait secrètement par son jardin aux heures où les difficultés de notre affaire me forçaient d’accepter ses rendez-vous secrets ; comment l’inquiétude que la présence d’un notaire n’en donnât à son héritier le fit se refuser constamment à ce que notre arrangement se terminât par-devant notaire ; et comment enfin, forcé de me plier à son allure difficile, tant par respect pour son âge que par reconnaissance pour ses bienfaits, j’ai consenti, après quatre mois de débats, de faire avec lui, sous seing privé, l’arrêté définitif qu’on me dispute et la transaction qu’il renferme.

Alors on ne sera plus surpris que le premier article de notre acte, uniquement relatif aux affaires secrètes de M. Duverney, calculé, compté, réglé d’un seul trait, soit aussi court et mystérieux que tout le reste est clair et libellé ; parce qu’il ne devait jamais rester aucune trace de ces affaires secrètes, et qu’il suffisait, pour ma tranquillité, que M. Duverney reconnût en bloc, dans ce premier article, la fidélité de la gestion de ses fonds, la clarté des pièces justificatives, celle de leur emploi ; qu’il m’en donnât décharge, et me tînt quitte de tout à cet égard envers lui, comme il l’a fait. Mais le mot quitte de tout envers lui, relatif seulement à ses affaires personnelles, ne nous empêcha pas d’entamer à l’instant un arrêté de nos débats réciproques, où, loin d’être 7"’//. À tout envers M, je suis porté son débiteur de cent trente-neuf mille livres au premier article, après lui avoir toutefois remis pour cent soixante mille francs de billets au porteur, reste de deux cent mille francs qu’il ne m’avait point prêtés, mais confiés, et qui par cela même ne devaient point entrer dans notre compte.

Alors, en examinant notre opération sous cet aspect, loin de trouver l’acte obscur, on le reconnaîtra pour le plus lucide et le plus clair de tous les arrêtés de compte entre deux amis de bonne foi. L’on y verra qu’en le dépouillant de toutes les phrases qui ne sont là que pour établir la justesse et le fondement de chaque article, il ne reste autre chose que ce tableau arithmétique qui a été mis à la fin du compte pour que les deux intéressés en pussent saisir toutes les parties d’un coup d’œil. TARI.EAU SUCCINCT DU COMPTE RAISONNÉ DES AUTRES PARTS. Doit M. de Beaumarchais à M. Duverney la somme de 133, 000 livres.

Tour payer 1 30, 000 1.

M. de Beaumarchais fournit la quittance du 27 août 1701, de 20, 000 1. Idem du 16 juillet 1705, de 18, 000 Idem du 14 août 1760, de 9, 1500 Les arrérages non payés de la rente viagère de 6, 000 1. depuis juillet 1762 jusqu’en avril 1770 46, 500

La mise d’argent dans l’affaire des) 237, 000 1. bois de Touraine, dont M. Duverney devait faire les fonds 75, 000

L’intérêt de cette somme porté à.. 8, 000 Le fonds du contrat de 6, 000 1. de rente viagère que M. Duverney rachète, pour son capital 60, 000

Total des payements faits par M. de Beaumarchais 237, 000 1.

Au moyen de ces payements, M. Duverney se trouve débiteur de M. de Beaumarchais de la somme de 95, 000 1. Doit M. Duverney à M. de Beaumarchais la somme de 08, 000 livres.

Pour le payement, M. Duverney

abandonne à M. de Beaumarchais le tiers d’intérêt qu’ils ont dans les bois de Touraine ; par là il s’acquitte envers lui des fonds avancés, ci 75, 000 1. M. de Beaumarchais refuse les

8, 000 I. d’intérêt de ces l’ouds ; M. Duverney se trouve encore acquitté de. 8, 000 Par l’écrit fait double des autres parts, M. Duverney doit payer, à la volonté de M. de Beaumarchais, la somme de 15, 000

Total des payements de M. Duverney 98, 000 I Au moyen de ces payements, M. Duverney se trouve quitte envers M. de Beaumarchais.

Balance t.

Alors on reconnaîtra, dans ce tableau arithmétique, tout notre acte en peu de mots, sauf le prêt de soixante-quinze mille francs, qui dans cet acte est une véritable transaction, et le prix de ma complaisance à résilier une société qu’il m’eût été très-avantageux de conserver.

Alors je prouverai qu’avant d’entrer en procès avec l’héritier de mon bienfaiteur, toutes ces choses ont été expliquées à ce même comte Falcoz ; je prouverai que j’ai, pendant six mois, épuisé tous les bons procédés envers lui ; que je l’ai poliment invité de venir examiner à l’amiable mes titres chez mon notaire ; qu’il y a plusieurs fois amené les amis et les commis de M. Duverney ; que tous ont reconnu l’écriture du testateur dans l’acte, et dans toutes les lettres, et que tous l’ont voulu dissuader de soutenir un aussi mauvais procès.

Je prouverai que j’ai porté l’honnêteté jusqu’à engagé Me Mommet, mon notaire, qui a bien voulu s’y prêter, de présenter de ma part le titre et les lettres au conseil du comte de la Blache, assemblé ; d’y faire même proposer à ceux qui le composaient, d’être arbitres entre le comte Falcoz et moi, quoiqu’ils fussent tous ses amis ; avec offre de dissiper à leur satisfaction tous les nuages du comte légataire, et même de leur remettre mon blanc seing.

Alors il ne restera plus qu’une difficulté, qui sera de juger si la conduite de mon adversaire avec moi fut plus odieuse qu’absurde, ou plus absurde qu’odieuse. Alors on se demandera avec étonnement comment un pareil procès a pu exister dans le dix-huitième siècle, par quel genuit infernal et quel enchaînement diabolique un legs universel de quinze cent mille francs a engendré l’odieux procès des quinze mille francs, lequel a enfanté l’absurde procès des quinze louis, lequel a produit le fameux arrêt de mon blâme, lequel a fait blâmer, etc., etc., etc…

Mais, comme je vous disais, ce n’est pas de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Nous sommes au conseil en cassation d’arrêt : n’égarons pas la question. Pour m’y renfermer de mon mieux, je me contenterai de rappeler ce que j’en ai dit à l’instant où j’obtins sur cette affaire un arrêt de soit communiqué. À défaut d’imagination, j’invoquerai ma mémoire ; et si je ne dis pas des choses neuves, au moins j’en répéterai de vraies. Triomphez, monsieur le comte, d’être inépuisable en raisonnements faux, obscurs, insidieux ; j’aime mieux en transcrire modestement un seul qui va rondement au fait que de me mouiller de sueur en écrivant pour faire sécher d’ennui le lecteur en me parcourant.

Je disais donc :

Deux questions embrassent entièrement le fond de l’affaire.

PREMIÈRE QUESTION.

L’acte du 1er avril 1770 est-il un arrête de compte, une transaction, un acte obligatoire, ou un simple acte préparatoire ?

SECONDE QUESTION.

L’acte est-il faux ou véritable ? RÉPONSE.

L’acte du 1 er avril esl un arrêté de compte définitif.

U est intitule : Compte définitif entre MM. Duverin y 1 1 de Beaumarchais.

Il e-i fait double entre les parties. Il renferme un examen, une remiseet une reconnaissance de la remise des pièces justificatives de cet arrête.

tl perte une discussion exacte de l’actif et du passif de chacun, et finit par constater irrévocablement l’état réciproque des parties, en en fixant la balance par un résultat.

Mais si cet acte esl unarrêté de compte définitif, il est aussi une transaction, et cette transaction porte sur des objets qui, pour être compris dans l’arrêté, n’en sont pas moins indépendants ; et de cette transaction, fondue dans l’arrêté, naît encore une obligation.

Puisque l’arrêté de compte esl général, qu’il transige sur divers objets ; puisqu’il oblige pour le reliquat, donc cet acte est un arrêté définitif, avec obligation et transaction ; donc c’est sous ce triple point de vue qu’on a dû le juger ; donc la déclaration de 1733 n’y esl nullement applicable ; donc l’arrêt qui l’a déclaré nul sans qu’il fût besoin de lettres de rescision « luit être réformé. D’après ce qui vient d’être dit, la seconde question : l’acte est-il faux ou » < ritablt ? n’est plu-, dans l’espèce présente, qu’un tissu d’absurdités dont voici le tableau :

Si l’acte n’est pas souscrit par M. Duverney. à propos de quoi présentiez-vous à juger si ecl acte est un arrête, une transaction, un compte définitif, ou seulement un acte préparatoire ? pourquoi demandiez-vous un entérinement delettres de rescision ? Il fallait, contre un acte faux, vous pourvoir par la voie de l’inscription de faux : je vous y ai provoqué de toutes les manières, vous vous en êtes bien gardé.

El si l’acte est daté et signé par M. Duverney, nous voilà rentrés dans la première question, laquelle exelul absolument la seconde. Or il s’agit ici de l’arrêt : on n’a pas pu regarder l’acte comme faux, puisqu’on présentait à juger la proposition précisément contraire ; (’est à savoir si un <t>, passéentre majeurs doit être exécuté. Donc l’arrêl n’a pas pu le rejeter en entier, ni l’annuler sans qu’il fût besoin de lettres de rescision ; donc l’arrêl doit être réformé. Mon adversaire, tournant sans cesse dans le cercle le plus vicieux, cumulait à la fois les lettres de rescision, la voie de nullité et le débat des différents articles du compte.

Sur le second article, il disait : La remise de cent soixante mille francs de billets, exprimée dans l’arrêté, n’est qu’une illusion. Il jugeait donc faux l’acte par lequel M. Duverney reconnaissait les avoir reçus de moi.

Sur le quatrième article, il disait : Il y a ici un double emploi de vingt mille francs ; cette somme n’est pas entrée dans l’actif de M. Duverney, porté à cent trente-neuf mille livres. Il reconnaissait donc véritable l’acte où il relevait une erreur prétendue : car il n’y a pas de double emploi où il n’y a pas d’acte.

Sur le cinquième article, il disait, sans aucune autre preuve que son allégation : Le contrat de rente viagère au capital de soixante mille francs n’a jamais existé. Il regardait donc comme faux l’acte qui en portait le remboursement.

Il prétendait ensuite prouver son assertion sur la nullité de cette rente, par les termes de l’acte même : n’était-ce pas avouer de nouveau que l’acte était véritable ?

Sur le sixième article du compte, il disait : Il n’y a jamais eu de société entre M. Duverney et le sieur de Beaumarchais pour les bois de Touraine. Il revenait donc à soutenir que l’acte qui la résiliait était faux.

Sur le neuvième article, contenant une indemnité, il disait : C’est en trompant M. Duverney qu’on se fait adjuger l’indemnité sur une affaire qu’on lui présentait comme onéreuse, quand il est prouvé qu’elle est très-bonne. Il regardait donc derechef l’acte comme véritable : car, pour abuser de l’esprit d’un acte, il faut que le fond en existe entre les parties.

Plus loin il disait : Payez-moi pour cinquante-six mille francs de contrats, car vous les devez à M. Duverney. L’acte qui les passe en compte était donc faux, selon lui.

Plus loin encore, il disait : Je ne vous prêterai point soixante-quinze mille livres : car, selon l’acte même, j’ai le droit de rentrer en société. L’acte dont il excipait alors était donc redevenu véritable.

C’est ainsi que, pirouettant sur une absurdité, il trouvait l’acte faux ou véritable, selon qu’il convenait à ses intérêts.

N’alla-t-il pas jusqu’à dire et faire imprimer : Si je préfère de discuter l’acte comme véritable, à l’attaquer comme faux, c’est parce que j’y trouve plus mon profit ? Il est honnête, le comte de la Blache !

Enfin, sans qu’on ait jamais pu savoir au vrai ce que mon adversaire voulait ou ne voulait pas sur cet acte, on a tranché la question, d’après l’avis du sieur Goëzman, en annulant l’arrêté de compte, sans qu’il fût besoin de lettres de rescision.

Était-ce décider que l’acte est faux ? C’eût été juger ce qui n’était pas en question ; on ne s’était pas inscrit en faux. Donc il faudrait réformer l’arrêt.

Était-ce juger que l’acte est véritable, mais qu’il y a erreur ou dol, double emploi ou faux emploi ? Mais dans ce cas on ne pouvait l’annuler sans qu’il fût besoin de lettres de rescision. Donc, de quelque côté qu’on l’envisage, l’arrêt ne peut se soutenir, et doit être réformé.

Je n’ai traité, dans ce court exposé, que la partie de mon affaire qui a rapport à la cassation que je sollicite. J’ai laissé de côté mon droit incontestable, parce qu’il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir si j’ai tort ou raison sur le fond de mes demandes, mais seulement si le Palais a jugé, contre ou selon les lois, l’entérinement des lettres de rescision, la seule question qui lui fût soumise.

Tel était à peu près ce précis.

D’après tout ce qu’on vient de lire, on sent bien qu’il n’y a qu’un raisonnement qui serve : ou M. Duverney a signé quelque chose, ou il n’a rien signé. S’il a signé quelque chose, ce ne peut être qu’un arrêté de compte exact ou erroné, contenant une transaction fondée ou chimérique. Mais cet acte, signé de lui (signé de lui, monsieur le comte ! quel mot à l’oreille de celui qui doit un legs de quinze cent mille francs à la seule signature de M. Duverney !) : cet acte donc, signé de lui, eût-il autant d’erreurs et de faux emplois qu’il vous plaît de lui en supposer, s’il contient un seul article exempt de conteste entre nous, l’arrêt qui annule entièrement l’arrêté qui renferme cet article, étant au moins vicieux en ce point, doit être certainement réformé.

Or vous ne m’avez jamais contesté (avant l’arrêt) que je dusse à M. Duverney, à l’instant où nous avons compté, cent trente-neuf mille livres, portées à l’article iii ; au contraire, vous vous êtes sans cesse récrié sur le projet que j’avais formé de m’emparer de toute sa fortune : « La fortune de M. Duverney, avez-vous imprimé, était un butin que le sieur de Beaumarchais croyait lui appartenir. » D’où il suit, selon vous-même, que s’il y a quelque chose à dire contre l’énoncé de cent trente-neuf mille livres, c’est qu’il contient beaucoup moins d’argent que je n’en devais réellement. Mais enfin, puisque M. Duverney s’en est contenté, voyons ce qu’il en résulte contre l’arrêt. Ces cent trente-neuf mille livres se composent, dans l’acte, de cinquante-six mille francs qu’il m’a prêtés pour ma charge de secrétaire du roi, de l’intérêt de cet argent, et de divers billets et reçus qu’il s’engage de me rendre comme acquittés, et qu’il ne m’a point rendus.

Cependant vous dites aujourd’hui n’avoir trouvé que pour cinquante-six mille trois cents livres de titres contre moi sous le scellé de M. Duverney : je ne sais ce qui en est ; mais que m’importe, à moi ? Ce qui m’importe beaucoup, c’est que l’arrêt, annulant l’arrêté qui contient la créance reconnue de cent trente-neuf mille francs, annule aussi la promesse que M. Duverney m’a faite plus bas, de me remettre tous les titres, papiers, reçus, billets, qui forment la différence de cinquante-six mille trois cents à cent trente-neuf mille livres, c’est-à-dire quatre-vingt-deux mille sept cents livres, comme étant acquittés ; et que, par cet annulement entier de l’acte, je reste à la merci de celui qui me retient ces titres, et qui peut, quand il voudra, me faire demander le payement de ces quatre-vingt-deux mille sept cents livres que je ne dois plus. Donc l’arrêt doit être reformé.

Sur trois quittances présentées dans l’acte en acquittement des cent trente-neuf mille francs, l’une de vingt mille, la seconde de dix-huit mille, la troisième de neuf mille cinq cents livres, vous vous êtes déchaîné contre la première en cent manières ; mais vous ne m’avez jamais (avant l’arrêt) contesté les deux autres : et cependant l’arrêt qui annule l’acte entier, par lequel M. Duverney reçoit ces deux quittances en payement, me fait tort de vingt-sept mille cinq cents livres, que, selon vous-même, j’ai bien payées à compte des — us que je devais. Donc l’arrêt doit être réformé.

Vous ne m’avez pas contesté (avant l’arrêt) l’obligation que M. Duverney s’est imposée dans l’acte, de me rendre toutes les sollicitations qui lui ont été faites pour moi par la famille royale (et que j’appelais mes lettres de noblesse, parce qu’il n’y a rien de plus anoblissant qu’une bienveillance aussi auguste, quand elle est méritée) ; or l’arrêt, annulant l’acte entier, vous dispense de me remettre ces papiers précieux qui m’appartiennent, et qu’on s’est obligé de me rendre par cet acte même. Donc l’arrêt doit être réformé.

Vous ne m’avez pas contesté avant l’arrêt l’engagement que M. Duverney a pris dans l’acte, de me faire faire, par un des meilleurs peintres, un grand tableau qui le représentât en pied. Or, u’. cùt-il de vrai que cet article, que vous vous êtes b nté d’honorer d’un profond mépris, encore l’arrêt devait-il me l’allouer : car mépriser en plaidant n’est pas contester, monsieur le comte ; et quant aux arrêts, vous savez qm’c’est la justice do la demande, et non s ; i valeur, qui doit les i n portrait, une bagatelle même, enant d’une ■ n, mu chère, peut être d’un tel prix, iu yeux du demandeur, qu’il en fasse plus de ras que d’une somme immense. Je n’t’ii veux qu’un exemple, encore [du— connu do moi— qui’do moi. Par —mi testament, M. Duverney, croyant ne I voir faire un legs plus précieux a son neveu, lo marquis do lîrunoy, lui laisse un portrait du roi dans uni— boite d’or qu’il désigne, et qu’il a reçue, •lu il. de s laitre ; plus, un portrait de la reine, en grand, que cette princesse lui avait aussi donné.

En homme exact, en légataire intelligent, vous vous avisez d’observer que le texte du testament est obscur sur ces deux points ; que la boîte d’or pourrait fort bien n’être pas comprise dans le don du portrait du roi, ni le cadre doré dans lo don do celui de la reine : en conséquence, moi— faites dessertir l’un, décadrer l’autre, et vous les envoyez a cru, sans cristal ni bordure, enfin sans orne ni superflu. Le marquis de Brunoy, justement offensé, regarde à son tour le texte du testament, y voit, à côté du don de chacun des portraits, ces mots : Tel qu’il se comporte. Assignation de l’héritier du sang au légataire : on plaide, et le légataire, se voyant prêt a être condamné, sent un peu tard le ridicule de sa conduite, envoie ci cadre et boîte et cristal ; et c’est là une des difficultés que vous appelez, dans l’exorde de votre mémoire, les persécutions dont ce malheureux legs de quinze cent mille francs a été la source : et ma citation finit là, sauf ma réflexion, qui est que, si l’engagement de remettre un portrait à bonne grâce dans un testament, il ne saurait défigurer une transaction. Ce portrait que j’ai tant désiré, vous l’eussiez négligerons, pour des objets plus essentiels ; mais moi, qui chéris autant la mémoire de ce respectable ami que vous en adorez la fortune, je voulus prendre alors des assurances contre l’asservissement domestique où vous le teniez, et qui l’empêchait seul d’accomplir la promesse qu’il m’avait faite depuis longtemps de me donner son portrait. Or, de ce que vous ne m’avez pas contesté cette clause (avant l’arrêt), parce que vous l’avez dédaignée ^ ensuit-il qu’un injuste arrêt doive me priver du plaisir extrême que le portrait de mon ami, de mon bienfaiteur, m’aurait causé ? Donc l’arrêt doit être réformé, sauf à plaider entre nous pour le cadre, et même le châssis, quand vous m’enverrez le portrait sur toile.

Mais si vous cherchez à faire entendre que cet arrêt ne m’a fait aucun des torts dont je me plains, parce que tous ces articles sont autant d’illusions, je vous demande à mon tour comment vous, qui avez i lé si fertile en raisonnements contre les objets que vous honorez de vos suspicions dans cet acte, n’en avez imaginé aucun pour contester (avant l’arrêt) tous ceux que je viens de citer. Kl si vous ne l’avez pas fait (avant l’arrêt, comment cet arrêt, en annulant l’acte entier, a-t-il pu vous les allouer à mes dépens, et VOUS accorder plus que vous ne demandiez vous-même ? N’est-ce pas là le vice le plus grossier dont un arrêt puisse être taché ? de sorte qu’eussiez-vous raison sur tous les points que von-, disputez à l’acte ce que non— vei rons dans un moment i, en reprenant mon échelle à sens contraire, je vois que l’arrêt vous fait présent d’un portrait que vous ne demandiez pas, qu’il ous fait présent des recommandations de la famille royale que vous voudriez bien qui n’eussent jamais existé, à cause de ce que j’en ai dit dans mes mémoires Goëzman ; qu’il vous fait présent de vingt-sept mille cinq cents livres, contenues en deux quittances que vous ne m’aviez jamais contestées ; et qu’il vous fait présent surtout du droit de me présenter, quand il vous plaira, pour quatre-vingt-deux mille sept cents livres et plus de titres actifs contre moi, que j’ai déjà payés à M. Duverney, qu’il s’est engagé, par l’acte, de me rendre, et qu’il ne m’a pas rendus. Donc l’arrêt qui annule en entier un acte fait double et signé des deux parties, contenant des clauses aussi incontestables, doit être incontestablement réformé.

Et si cet arrêt renferme des vices aussi énormes, comment ètes-vous assez injuste pour en soutenir la bonté, pour plaider contre sa cassation ? Mais que dis-je ? si vous n’étiez pas le plus injuste des hommes, m’auriez-vous jamais intenté cet absurde procès ? Et je ne confonds pas ici justice avec délicatesse, monsieur le comte. Je sais bien qu’à la rigueur il n’y a pas de raison pour qu’un homme assez adroit pour s’adapter un legs de quinze cent mille francs, à l’exclusion d’une famille entière, ne fasse pas tous ses efforts pour le porter à quinze cent mille livres cinq sous. Mais ces efforts devraient-ils aller jusqu’à l’injustice la plus palpable ? monsieur le comte, je m’en rapporte à vous. Un homme de condition peut bien n’être quelquefois malheureusement ni généreux ni délicat ; mais le plus vil roturier voudrait-il être injuste à cet excès ? je m’en rapporte à vous.

Mais si vous soutenez enfin que M. Duverney n’a rien signé, c’est autre chose. Articulez-le bien positivement, monsieur le comte ; mettez-vous en règle, et voyons cela : ce qui n’empêche pas, en attendant, que l’arrêt qui vous adjuge mon bien d’une façon si révoltante ne doive être cassé, car ce que vous prétendrez alors, on n’a pas dû le décider d’avance. Et, en bonne justice, vous ne pouvez prétendre à vous emparer d’une partie de ma fortune, en me taxant d’un faux au premier chef, sans que vous deviez courir, de votre part, le risque légitime d’y voir fondre et crouler la vôtre tout entière.

Jusqu’ici, comme vous voyez, je n’ai pas réfuté une seule des misérables allégations par l’assemblage desquelles vous espérez parvenir à donner l’acte du 1 er avril pour louche, équivoque, ou même pour faux : non est hic locus, ce n’est pas ici le lieu, parce qu’il suffit des choses mêmes que vous ne contestez pas à l’acte, pour nécessiter la cassation de l’arrêt.

Mais si je ne l’ai pas fait, n’en concluez point que je ne puisse pas le faire, et que je ne le ferai pas d’une façon satisfaisante, lorsqu’il en sera temps. Baste ! on en aura bien assez aujourd’hui quand on vous aura lu, sans que j’abuse encore de la patience du lecteur, en ajoutant l’ennui d’un lonv memoitv a la longueur ennuyeuse du lre.

suffira d’exposer en bref ici comment, ayanl 

constamment établi pour principe de ton- se- arguments que l’acte du 1 er avril est inepte, insensi faux, illusoire et nul, une fausse apparence, en un mot rien, mou adversaire écharpe à plaisir ce pauvre acte ; et cela tant que le peuvent endurer soixante-douze pages in-quarto, bien serrées, sans interlignes. On seul que’ dans sa colère il donnerait beaucoup pour que tous les contraires pussent être vrais en même tennis contre ce pauvre acte.

Ici, c’est M. Duverney qui a signé, daté, sans le regarder, un arrêté de compte, au bas de deux grandes pages à la Tellière, d’une écriture étrangère à ses bureaux, qu’il avait sous les yeux depuis trois jours ; ce qui de ma part, dit-on, est nu abus de confiance énorme 1 : el cela doit parai Ire infiniment probable au lecteur.

Ailleurs, ce n’est plus un abus de confiance ; c’est une date fixe, une signature de M. Duverney, apposée par lui au bas de la seconde pape d une grande feuille de papier blanc, et livrée à mon infidélité : de façon que, pouvant en abuser pour m’approprier des sommes immenses, je me suis platement contente de lui dérober quinze mille francs, ce qui est encore infiniment probable, comme on voit.

Ailleurs, ce n’est plus ni un abus de confiance ni un blanc seing rempli ; l’on suspecte l’écriture de M. Duverney : c’est un faux que j’ai fait. Il est vrai qu’on n’ose pas le dire à pleine bouche, pane que les conséquences en sont plus graves que celles de toutes les petites présomptions qu’on a multipliées à l’infini contre cet acte. Ailleurs, on cherche à prouver la nullité de l’acte par la boute de l’arrêt ; et plus bas, la beauté de l’arrêt par la difformité de l’acte. Et tout cela ne serait rien encore, si, au grand tourment des lecteurs, l’écrivain, établissant toujours une thèse fausse, ne demeurait pas souvent infidèle à sou principe. Exemple :

(Page 29.) Pour établir l’abus de confiance, il commence par raisonner dans la supposition que j’envoyai véritablement les deux doubles signés de moi à M. Duverney, qui les garda trois jours, et m’en fit remettre un daté et signé de lui. Et sur-le-champ, l’orateur, oubliant sa majeure, ajoute que cette hypothèse même serait un nouveau titre de condamnation contre moi, parce qu’il en résulterait de ma part un abus de confiance punissable. Et voyez ce que devient ce raisonnement lorsqu’on le presse. L’acte était-il bon ? il ne pouvait donc pas résulter de son envoi uu abus de confiance. Etait-il mauvais ? il est clair que je ne l’aurais pas exposé à la critique réfléchie de trois jours d’examen de celui qui devait le signer. Tout est de même un vrai galimatias. Il faut convenir que l’art de raisonner faux est poussé bien loin dans ce mémoire ; c’est la méthode unique de l’auteur à qui je réponds.

En traitant fort inutilement le fond de l’affaire, qui est de décider si un acte est bon ou mauvais, il commence par poser que l’acte ne vaut rien ; et comme si ce point en débat lui avait été accordé, il en discute tous les articles sur ce principe. L’acte est illusoire ; donc cette quittance n’a pas été fournie ; l’acte est illusoire ; donc tel contrat qui y est relaté n’a jamais existé ; l’acte est illusoire ; donc telle société qui y est résiliée n’a jamais eu lieu entre les parties.

À force de répéter, l’acte est illusoire, l’acte ne vaut rien, et de toujours raisonner sur ce fond vicieux, le faux du raisonnement finit par échapper au lecteur ennuyé. Dans son étourdissement, il oublie que, si l’acte était reconnu bien illusoire, on ne se donnerait plus la peine de tant raisonner dessus ; et que la seule nécessité de le discuter encore prouve de reste que la fausseté de l’acte n’est rien moins que certaine.

Et remarquez que cette méthode de raisonner toujours méthodiquement faux est tellement celle du comte de La Blache et de son défenseur, que, dans la partie même qui est la plus familière à ce dernier, je veux dire la discussion des moyens de cassation de l’arrêt, il ne peut s’empêcher d’y revenir sans cesse, et partout de tromper le lecteur à son escient, au grand mépris de sa vergogne intérieure.

À la vérité, dit-il, les ordonnances de nos rois adoptent, indiquent, admettent tels ou tels moyens de cassation (qui sont les miens) ; mais ce n’est jamais que relativement à des actes véritables, et non à des actes illusoires comme celui du 1er avril 1770. De sorte que, si l’acte n’est pas illusoire, le raisonnement de l’avocat ne vaut rien ; et comme nous ne plaidons que pour décider si l’acte est nul ou exigible, il suit que l’avocat a pris partout, pour base de ses raisonnements, l’unique objet qu’il entend emporter par la bonté de ces mêmes raisonnements. Quelle pitié !

Dans son dernier précis, qu’on peut regarder comme la quintessence de ses œuvres, après avoir invoqué contre moi la sagesse des nations, après avoir réduit la cause entière à deux proverbes, et nous avoir appris qu’erreur n’est pas compte ; qu’à tout compte on peut revenir ; arguments d’éternelle vérité, auxquels on sent bien pourtant qu’on pourrait opposer ceux-ci, qui sont de la même force : Qui prouve trop ne prouve rien ; qui compte sans son hôte, etc., etc., l’avocat raisonne ainsi : « DANs LE FAIT, l’arrêt a jugé que tous les articles du compte ne sont que de faux emplois : il a « donc fallu déclarer le compte nul… Dira-t-on que « mal à propos on a regardé comme faux les articles du compte ?… en ce cas ce serait un mal jugé : « un mal jugé n’est point un moyen de cassation. » Donc il faut que l’acte reste annulé. En lisant ce mémoire, on y sent partout je ne sais quoi de faux, qui fatigue la tête et vous tinte à l’esprit ; mais il est renforcé de temps en temps d’arguments si dissonants, si rêches, qu’ils en agacent les dents et vous crispent les nerfs : tel est surtout l’effet de ce dernier. Et c’est ce qu’une comparaison prouvera mieux que tous les raisonnements.

Si le choix de l’exemple est singulier, si le fait est impossible, et si la chute en est bien absurde, il n’en ira que mieux au but par la justesse du rapprochement. Et quand un raisonnement est aussi chargé de ridicules, on court peu de risques à l’en couvrir tout-à-fait en le développant.

Un paysan se présente en cassation d’un arrêt du conseil supérieur de sa province, qui, sans autre explication, le condamne à être fauché… Fauché ! Les ordonnances du roi, dit son avocat, enjoignent bien de faucher les prés ; mais un arrêt qui ordonne de faucher un homme doit être certainement réformé.

Qu’oppose à ceci l’avocat faucheur, germain tout’

au moins de l’avocat annuleur à qui je réponds ? Écoutons-les plaider concurremment. « DANs LE FAIT, a dit l’ann…, l’arrêt a jugé que tous les articles du compte ne sont que de faux emplois ; il a donc fallu déclarer le compte nul. » « DANs LE FAIT, dit le fauch…, l’arrêt a jugé « que toute la barbe de Lucas est comme autant de « brins d’herbe sur la face d’un pré : il a donc « fallu déclarer le visage de Lucas fauchable… » « L’ANN… Dira-t-on que mal à propos on a re « gardé comme faux les articles du compte ? en ce cas, ce serait un mal jugé : un mal jugé n’est point un moyen de cassation : donc il faut que i’acte reste annulé. » « LE FAUCH… Dira-t-on que mal à propos on a regardé comme un pré la face de Lucas ? En ce cas, ce serait un mal jugé : un mal jugé n’est point un moyen de cassation : donc il faut que Lucas soit fauché. » Et moi je dis une fois pour toutes à l’avocat anmuleur : Donc on raisonnerait pendant deux ans, dès qu’on part d’un faux principe, on arrive toujours à une absurdité. Sur le fond du procès, il a dit : L’acte est faux, donc telle chose, etc. Sur la forme de l’arrêt il vous dit : L’arrét a jugé que l’acte est nul, parce qu’il est plein de faux emplois ; donc l’arrêt doit subsister ; tandis que la seule chose à dire était : « L’arrêt est conforme ou contraire à la loi ; donc la nullité de l’acte a été bien ou mal prononcée. » Car l’obéissance implicite et servile n’est due qu’à la loi seule : non en ce qu’elle est juste, mais en ce qu’elle est loi. Fût-elle injuste, aussi longtemps qu’elle subsiste, elle est sans réplique ; et arrêter l’empire, lit voilà pourquoi tant de précautions sont important ’I » : formalités et nécesivant qu’un établissement ait acquis force de loi chez un peuple. El voilà pourquoi la jurisprudence des arrêts, trop souvent sub^i loi dan— ts, les rend m ils justes, en cela seul qu’ils sont arbitraires, en ne qu’ils font du jug leur : ce qui est le renversement de toute bonne politique. Nul ne — • plaint d m la loi : mais tous ont droit de se plaindre, étant jugés jurisprudence, c’est-à dire selon la prudence des jui sont des hommes : et c’est ce qui m’ardu roi fut très-tué pour conserver entier l’empire de la loi. Donc si cet empire est violé dans un arrêt, juste ou non, il doit être cassé. Donc l’avocat du précis est toujours à côté de la question, quand il cite au conseil, en preuve de sa bonté, les motifs [uels qu’ils soient. Plus bas, l’avocat du précis, toujours. !’ dans ses autorités qu’heureux dans ses raisonnei présente le, i ■ Ce n’est pas là,. Et cependant 51 e Mariette sait que M. le rapporteur a dans ses mains quatre parères ou jugements de quatre chambres de commerce de ce royaume, en faveur de l’acte, duquel tous les négociants sont d’avis que l’exécution doit être ordonnée dans toutes ses parties, sans que les héritiers ou légataires Duvern h >it de s’y opp Bientôt après, suivant une puérile logique de • ntièrement usée, l’avocat, supposant uue absurdité que personne n’a dite avant lui, savoir, i res sont une gratification déguisée, bien renforcé par cette invention, s’écrie : oyable, on ose te dire, qu’on ait voulu accréditer urv ;. Et le voilà ferraillant contre son absurde invention, qu’il combat doctement pendant deux pages ; et son résumé meurt là. C’était Lien la peine de naître. En général, tous les moyens du comte Falcoz se réduisent à ceci : C’est un légataire universel de quinze cent mille francs, qui dit avec humeur au créancier de son Que me demandez-vous ? — Quinze mille frai re bienfaiteur me doit. — Je . —m des affaires qu’il y a eu entr î-vous un titre ? — Voilà son arrêté. — Je rai point ces quinze mille francs. — Pourquoi cela ? — Parce que l’arrêté de mon bienfaiteur, que vous me présentez, n’est qu’un chiffon. — Et comment savez-vous que cet arrêté n’est qu’un chiffon ? — C’est que je ne crois point du tout que mon bienfaiteur vous dût ces quinze mille francs. — • — ivez-vous qu’il ne me pas, puisque vous ignorez absolumenl les affaires qu il y a eu entre lui et moi ? — Je n’ai in de les savoir, pourvu que j u’esl qu’un chiffon. — Eb bien ! parlez : j’attends vos, le chiffon. — que je ne mon bienfaiteui ces quinz mes. — Mais il a — — Eh bien ! il a signé, i omi une absurdité, ou peut-être u’a-t-il le signant ; ou peut-être avez-vous écril après coup sur un de ses bla me est-ce une — ous êtes bien — ces imputations, à laquelle vous arrêtez-vous.’étant contradictoires, elles ne peuvi i semble.-— Vous m impatientez, ! je n’en s ; payerai pas les quia/.’.— mille fi nfaiteur n’est qu’un chiffon. désolé de vous impatienter, mai entrer en lût le lecteur en périr d’ennui, prouvons, monsieur le comte, pour n’y jamais revenir, que cet acte, cet cette transaction n’est point un chiffon, • ùcieux, de ce touru étourdissai I ne m’attirez que pour de me submerger avec vous’. SECONDE PARTIE. Lorsque je réfléchis sur le résumé si ém et si court par où j’ai commencé ma première partie, je trouve qu’on aurait pu lui donner uu peu plus d’extension. Il est certain qu’il i rieusement à dire sur le fond de mes di que ces quatre mots : Beaumarchai Car n’est-ce pas le chef-d’œuvre de l’absurdité que de se porter habile à débattre un an on avoue qu’on ne connaît aucun ani Cette ignorance bien reconnue, que reste-t-il à i julester ou nier la signature, ou bien prouver le faux de l’acte, et voilà Beam pi ndu : cela va bien. Cependant, s’il arrivait qu’on ne put prouver le faux, ni entamer cetti ture, et que la calomnie lût bien avén ajoutez seulement : voilà Beaumarchais p cela ne va pas si bien, car dans la balance de la justice il n’y a point d’équilibre entre être pi ndu pour avoir fait un faux, et se voir seulem pour en avoir été faussement accu t-il pas que le calomniateur, en ce cas, devrait aussi cordialement payer un peu de sa personne ? . Le comte « le la Blache, affamé de ma ruine, a juré qu’il y mangerait cent mille écus ; puisque l’appétit lui vient en mangeant, cette faim pourra bien lui faire faire un repas plus somptueux encore.

Si l’on est surpris de me voir traiter froidement de— idées aussi repoussantes, j’avoue que je ne le suis pas moins que le lecteur. J’admire, en écrivant, avec quelle facilité l’esprit humain se d le le change à lui-même, et parvient, en s’oubliant, à calculer, à combiner paisiblement les divers rapports d’un objet dont le seul aspect, dépouillé de ce prestige, est capable de l’indigner et de le mettre en fureur.

En travaillant à ce mémoire, il m’arrive en effet souvent d’oublier que c’est moi que je défends. Cette abstraction une fois obtenue, supérieur à l’humiliation de mon état, je ne vois plus en moi que le défenseur d’un homme outragé ; toute mon existence alors est dans ma pensée, et la plus noble faculté de l’homme se déploie et s’exerce librement. Alors ce travail qui tue le corps esl un grand bien pour l’âme ; il va jusqu’à servir de dédommagement au malheur qui l’enfanta. Croyezmoi, lecteur ! il y a mille lieues de cet état à l’infortune. Oui. jusque dans levées du mal. il j a encore du bien pour l’homme né sensible, i I qui pense avec liberté. L’avantage de penser l’élève, et le bonheur de sentir le console. Eh ! quel, entre nous, n’a pas été mille fois console’ des chagrins les plus cuisants par l’exercice, même instantané, de cette autre inconcevable faculté qu’on nomme sentiment ?

Qui de vous n’a pas éprouvé qu’une heure de (i.nit he et vraie sensibilité, librement exercée, répare et paye au centuple des années de souffrances ? nui de vous, dans ces moments suprêmes où l’àme, étonnée de son activité, se fond, s’abîme et se perd dans une autre âme, n’a pas été tenté de s’écrier avec enthousiasme : Union père ! union Dieu ! avec quelle profusion ta main bienfaisante a versé le bonheur sur tes enfants ! Me voilà loin de mou sujet sans dont-, el c’est mon sujet lui-même qui m’a jeté dans cet écart.

En parlant un jour au comte de… sur ce procès, je lui disais : « Soyez certain, monsieur, que depuis longtemps la haine avait enfante l’injure quel’avidité consomme aujourd’hui. » lime répondit qu’en effet le comte de la Blache lui avait dit ingénument : Depuis dix <hiï. je hais a Beaumarnnu un amant aimi sa maîtresse.

Quel horrible usage de la faculté de sentir ! et quelle âme ce doit être que celle qui peut haïr avec passion pendant dix ans ! Moi qui ne saurais haïr dix heures sans être oppressé, je dis s » nvenl : Ali ! qu’il est malheureux, ce comte l alcoa’. ou bien il faut qu’il ait une âme étrangemenl robuste.

i lepet dant passe encore pour haïr. Mais troubler sa vie pour empoisonner la mienne’! toujours déraisonner, et mettre un avocat.1 la torture pour l’obliger d en faire autant : el toul cela seulemenl pour le bonheur de me nuire ! voilà ce que je n’entends point, et voilà ce que le comte légataire a lait depuis quatre ans.

Prouvons :

De puissantes recommandations avaient allumé pour moi le zèle de M Duverney.

lie grands motifs y avaient fait succéder la tendresse et la confiance.

De pressants intérêts avaient remue plus d’un million entre non— deux.

Partie avail été employée pour son service, et partie pour le mien.

Aucun compte pendant dix ans n’avait nettoyé des intérêts aussi mêlés.

Une foule de pièces existaient entre ses mains ou dans les miennes.

Cn arrêté de compte était devenu indispensable.

Cel arrêté fut signé le 1 er avril 1770. Trois mois après, M. Duverney mourut. Un mois après sa mort, j’écrivis à son légataire

!. sur les demandes que j’avais à former 

contre lui en cette qualité’. Sri réponse lut : • Qu’il élail trop peu instruit des affaires qui avaient ■ existé entre M. Duverney et moi, pour pouvoir ■ répondre à ma lettre ; que l’inventaire n’étant ■ pas fini, aussitôt qu’il en aurait tiré des lumières, ii il me répondrait. > Il convenait donc, dès ce temps-là, que M. Duverney ne lui avait jamais donne aucune connaissance de ses relations avei moi ; et depuis il a toujours fait plaider, toujours fait écrire qu’il n’avait trouvé, dans les papiers de son bienfaiteur, aucun renseignement sur l’arrêté double qui établit mon action.

Par cela seul il est constant que toutes les allégalions, tous les démentis, toutes les imputations dedol, de mauvaise loi, de fraude et de lésion, le magnifique superlatif d énormissime dont on les a toujours décorées, n’ont jamais eu d’existence el de fondement que dans l’imagination du comte de la Blache. On voit que sa tête s’esl échauffée par la frayeur de laisser échapper la plus petite partie’ de son legs immense.

Et lorsqu’on réfléchit que pendant quinze ans un homme a désiré, soupire, cupide violemment une grande fortune, avec l’angoisse delà voir toujours incertaine, en la flairant toujours d’aussi pies, on sent qu’à l’instant où elle lui est tonifiée il a dû s’en saisir avidement, trembler de la perdre, el la défendre, et, quoique surabondante, la trouver encore au-dessous de sa soif hydropique, comme un homme excessivemenl altéré devient jaloux de tout ce qui a la faculté de boire, et voudrait seul engloutir tout une rivière. Mais enfin ne saurait-on être avare honnêtement, sans être injuste indécemment ? si l’on doit quelque chose à ses goûts, ne doit-on rien à sa réputation ? Une entière ignorance des faits, quelques ail. gâtions sans preuve, et forée injures, voilà pourtant, depuis quatre ans, tout le sac de son procureur ! Ajoutez à cela de l’intrigue et du mouvement, et vous savez par cœur tout le comte de la Blache.

Mais peut-être est-ce dans le fond, la forme et les termes de l’acte même qu’il prétend puiser les moyens de soutenir l’arrêt qui l’annule en entier, sans qu’il suit besoin <A lettres de rescision.

Examinons-en séparément tous les articles, et voyons r-i si dissection lui fera perdre quelque Chose de la mâle consistance qu’il tire de son ensemble. On peut le voir imprimé a la fin de ce mémoire ; il est intitulé :

Compte définitif entre MM. Paris Duverney et Caron de Beaumarchais.

Ici mon adversaire m’arrête [oui court et me dit : « Ce que vous présentez n’est point un compte ; c’est un eerit. une fausse apparence d’acte, qui devrait être précédée d’un compte. » Mais qui a dit à mon adversaire que cel acte était un simple compte, dans l’acception où il le prend aujourd’hui ?

S’acrit-il plutôt d’un compte que je rends à M. Duvern : que de .-lui qu il me rend lui msme"~ N porte-t-il pas la parole pendant les cinq sixièmes

! Enfin, cet acte offre-t-il autre chose que 

le débat de nos intérêts mêlés depuis dix ans, l’obligation du reliquat qui les fixe, et la transaction qui les sépare ? Et n’est-ce pas là ce que les praticiens appellent un acte synallagmatique, ou obligatoire des deux parts ?

Mais moi qui sais que c’est là sa manière de plaider, et qu’il l’appellerait un compte s’il était intitule Acte ; moi qui sais que l’ordonnance de 1GG7 prescrit les formes que les comptable-, les tuteurs, les fermiers, etc., doivent donner aux comptes qu’ils présentent, mais n’assujettit à aucune forme les personnes majeures, les négociants ou intéressés en mêmes affaires, et qu’elle leur laisse la plus grande liberté sur la manière dont ils énoncent les parties qu’ils arrêtent ensemble ; moi qui sais enfin que M. Duverney, qui se connaissait en acte un peu mieux que son légataire, a reconnu, signe, daté celui-ci, comme le tableau le plus exact de tous nos intérêts réciproques ; je continue tranquillement à transcrire, à discuter cet acte, que j’ai divisé en seize parties, afin qu’étant plus morcelé, chaque article eu parût plus clair.

« Nous soussignés, Paris Duverney, conseiller n d’État et intendant de l’École royale militaire, « et Caron de Beaumarchais, secrétaire du roi, « sommes convenus et d’accord de ce qui suit. •> Ainsi M. Duverney, qui a bien examine, debail u, signé, daté cet arrêté de compte, déclare ici d’avance qu’on doit ajouter foi à tout ce qui va suivre : Nous sommes convenus et d’accord de ce 7»/ suit : de sorte que, si ce qui suit n’est qu’une ineptie d’un bout à l’autre, nous étions, lui cl moi, deux imbéciles ; et ;i c’est une fourberie, nous en étions également complices, el nous nous donnions la torture inutilement pour an jour au comte Falcoz quinze mille francs sur son legs ’li’ quinze cent mille livres, ce qui eût pu >.• faire d’un trait de plume, cl il n’y a rien de -i probable que toutes ces conjectures-là. ARTICLE PREMIER

» Les comptes respectifs que nous avons à ré-- 1er ensemble depuis longtemps, bien examinés, « débattus et constatés, moi Duverney, je reconnais que toutes les pièces justificatives il- I em- <• ploi de divers fonds a moi, qui "lit passé par les n mains de momlil sieur de Beaumarchais, sont (i claires et lionnes. »

Arrêtons-nous un peu sur ces mots : <• de l’em- (i ploi de divers fonds à moi, qui mil passé par les (i mains de mondit sieurde Beaumarchais ; » parce qu’ils exposent clairement que les fonds dont il s’agit ici ne m’ont jamais été prêles ; qu’ils nie’ sont absolument étrangers, et qu’ils n’ont pas dû entrer dans l’état des sommes pour lesquelles il va exister un compte entre M. Duverney et moi ; que je ne suis qu’un tiers, un ami qui rend service, el par les mains duquel ces fonds ont passé pour ses affaires ; et qu’il suffit, pour l’apurement de cet article, que M. Duverney s’explique aussi nettement qu’il le fait dans les phrases qui suivent :

ci .le reconnais qu’il V. de Beaumarchais) m’a aujourd’hui tous les titres, papiers, reçus, » comptes et missives relatifs à ce- fonds ; et /■ le ci tiens quitte d<_ tout à cet égard envers moi, a ci l’exception des pièces importantes >ou> les n° s 5, ci 9 et C2, qui manquent a la liasse, et qu’il s’oci blige de’ me rendre en mains propres (c’est-àci dire a moi-même et non a d’autres . le plus lot .• qu’il pourra ; el, en cas d’impossibilité, de les ci brûler sitôt qu’il les aura recouvrées. » L’ordre exprès de brider les trois pièces importantes, qui manquent a la liasse sous les n os ’à, 9 et tiï, i n cas de mort, indique assez qu’elles n’étaient point de nature à faire jamais rentrer d’argent à M. Duverney. comme son légataire universel voudrait le faire entendre. Loin que il. Duverney eût alors exige qu’on les brûlât, en cas d’impossibilité de les recouvrer de son vivant, il les aurait au contraire spécifiées ; il en aurait ordonné l’emploi a sa fantaisie.

Le mot, rendre en mains propres ou brûler, démontre tout seul que ces pièce, n’étaient que des papiers dont l’importance consistait à rester à jamais inconnus ; et je les aurais aujourd’hui, que je ne croirais pouvoir, sans manquer à la parole exigée, à la religion du secret, les montrer a personne. Je devrais les brider comme je m’y suis engagé. Personne au monde ne peut n pi ati i M. Duverney à cet égard.

Ainsi, lorsque lui, que cet article intén - touj 23 seul ; lui qui a reconnu, daté, sigm cet acte ; lui qui savait bien de quelles affaires secrètes et personnelles à lui il s’agissait dans cel article premier, vous dit que les pièces justificatives qu’on lui remet sont claires et bonnes, et qu’il me tient quitte de tout à cet ;»/’/.- toutes les clameurs du monde ne pourronl jamais l’aire naître sur son contenu le plus léger soupçon d’infidélité, de dol, de fraude ou de lésion.

El c’est ce que le texte prouve aussi clairement que le commentaire.

ARTICLE II.

« Je reconnais qu’il (M. de Beaumarcnais) m’a i remis aujourd’hui tous mes billets au porteur, (( montant ensemble à la somme de i ent soixante « mille livres, dont il n’a fait qu’un usage discret, duquel je suis content. »

Si | eusse formé le dessein d abuser de de la confiance de M. Duverney, qui m’empêchait de rester comme j’étais ? Je n’avais qu’à ne point compter, et garder ces cent soixante mille livres de billets au porteur, que j’avais depuis dans mon portefeuille : il faudrait me les payer aujourd’hui. La seule action d’avoir sollicité l’occasion de les remettre, et celle de les avoir remis purement et simplement, sans les faire entrer dans notre compte, ne met-elle pas en évidence que l’esprit d’ordre et de justice en a balance tous les articles ?

Si vous m’opposez que je cherche à me donner un mérite que je n’ai point, par’.' que M. Duvern > ij d eût pas souffert, en arrêtant nos comptes, que i es billets restassent en mon pouvoir, ou que je les fisse entrer dans mon actif, auquel ils n’appartenaient pas : entendez-vous donc, monsieur : car. ou j’ai pu les faire entrer dans mon actif et je ne l’ai pas fait, et alors je ne suis pas l’homme injuste que vous inculpez : ou bien je ne les ai pas fait entrer dans mon actif, parce que M. Duverney, en comptant avec moi, ne l’a pas souffert ; alors ne rejetez donc pas, comme illusoire, un arcompte où chacun a si bien débattu ses intérêts.

Et vous prétendez qu’il y a contradiction entre mes écrits, parce que, dans la narration d’un fait an i 1764, j expose que M. Duvernej m .1 confié pour deux cenl mille francs de ses billets au porteur, pour augmenter ma consistance personnelle en Espagne, parmi crédit de celte étendue sur lui, et que, dan- un arrêté de compte fail en 1770, je ne lui remets que cent soixante mille ■ billets au porteur qui me 1

à lui.

Pour vous tranquilliser sur le trouble d’esprit , vous, m a fail faii 1 1 radiction, us que vous rappeler deux phra

tori pic et succinct de toute l affaire, qui conseil : blé le... novembre 1770, par M° Mommet, mon notaire, détail qui, pendant le travail du rapporteur Goëzman, lui a été présenté par un homme digne de foi, en 17 lequel il est ’lit. page 2 :

. En 1764 je fus en Espagne... M. Duverney me remit en parlant pour deux cent mille livres de « ses billets au porteur, avec offre de tout son crédit, afin que je me présentasse armé de moyens

onnus et d’un crédit fondé. 

« De deux cent mille francs de billets au porteur « de M. Duverney. il m’en restait pour cent soixante <• mille livres entre mes mains, lors de notre arrête « de compte, ci... cent soixante mille livres. < le n’est donc ni par contradiction ni par trouble d’esprit que j’ai imprimé, en 1774, que M. Duverney m’avait prêté pour deux cent mille francs de billets en 1761-, quoique l’acte de 1770 ne porte que la reddition de cent soixante mille francs ; mais uniquement parce que les quarante mille francs avaient été employés pour les affaires de M. Duverney ; mais uniquemenl pan e quecesdeux faits sont la vérité, que j’ai dite en tout temps sans jamais l’altérer, quoiqu’elle vous soit quelquefois lésagréable, et qu’en particulier celle-ci fut étrangère a notre contestation.

Et cette remise de cenl soixante mille francs de billets qui vous parait contradictoire, M. Duverney a reconnu, daté, signé qu’elle était exacte et juste ; il .1 ri connu que je n’avais tait qu’un usag de ces billets, dont il était content : et cel usagi discret, qui vous parait si burlesque, fut prouvé solidement, en ce que. n’y ayant aucun aval de moi derrière ces billets, M. Duverney vit bien que je ne m’en étais point servi pour mes besoins personnels, et qu’ils n’étaient jamais sortis de mon portefeuille. Avançons. Je voudrais brûler la car-

je sens que je laboure.

ARTICLE III.

o Distraction faite des fonds ci-dessus, avec les sommes que j’ai personnellemenl prêtées à monc. dit sieur de Beaumai 1 sans reçus, soil ■ avec reçus, ou billets faits à moi ou à un tiers « pour moi, je vois qu’il me doit, y compri t. trat à quatre pour cent passé chez Devoulges (des payements faits à la veuve Panetier et l’abbé d Hémar, pour l’acquisition de sa chargi ,. taire du roi . que j ai de lui, et tous les arrérages « dudil contrat jusqu’à ce jour, la somm « trente-neuf mille livres ; sur quoi... » C’csl ici que commence l’arrêté de compte entre M. Duverney et moi.

Que dit ii tout cela le comte Falcoz ? Que ma dette de cenl .1 mille livres

,/ un 1 rai galimatias 

moi ; et Imii lignes plus bas, que cet article est plein du trouble qui m’agitait en l’écrivant. Ainsi, selon li comte de la Blai he, j’étais à la fois assez faire un galimatias sans le vouloir, et assez réfléchi pour faire ce galimatias avec affectation. Puissamment raisonné !

Mais enfin, qu’entendez-vous par cet excellent raisonnement ? Entendez-vous que je devais plus ou que je devais moins que cent trente-neuf mille livres ? Car. vous qui parlez de galimatias, vous air dans vos observations, qu’on ne sait jamais trop bien ce que vous voulez. Est-ce plus que je devais ? Fournissez vos titres, prouvez, et je tiens compte à 1 instant de ce plus. Devais-je moins ? Quel intérêt avais-je à mettre Dans mon afj échie, que vous

nommez aussi trouble d’esprit, ne pouvais-je pas également retrancher de cinquante-six mille livres des sommes imaginaires, pour tomber juste à ces malheureux quinze mille francs ? M -vous encore à prouver que M. Duverney ne m’a jamais prêté que cinquante-six mille livres. Je sens bien votre embarras ; cela est dur à dire, parce que cela contredirait les cris que vous ne cessez de faire contre moi sur les sommes immenses que j’ai coûté, dites-vous, à votre bienfaiteur : Parce que cela contredirait surtout les preuves que je puis donner de quarante-quatre mille francs de reçus, ou billets entre ses mains, pour de l’argent dont il m’avait aidé dans l’acquisition d’une maison ; et vous voilà dans l’étroit défilé de ne savoir aujourd’hui si vous devez contrarier cet article de cent trente-neuf mille livres en plus ou en i bon compte vous le contrariez toujours, saut à faire un choix quand je vous forcerai de rnents faits à ces deux créanciers de ma charge, et non d’un autre emploi ; et si aucun de ces contrats ne contient un payement commun à ces deux créanciers de ma charge, il faudra bien, malgré vous, me permettre de raisonner ainsi. Dans l’article m de l’acte du 1 er avril, il est spécifié que portion des cent trente-neuf mille francs se compose des payements faits à la donc les sommes prêtées pour les

nt entrées dans les cent trente-neuf mille francs.

Dans cet article ni il est spécifié que portion des cent trente-neuf mille francs du payenu nt fait à l’abbi II mar : donc l’argenl prêté pour faire le payement de l’abbé est entré dans les cent trente-neuf mille francs.

Aucun de ces contrats ne contient un payement l’ait en commun à la veuve et à l’abbé, seuls créanciers de ma charge : donc les divers contrats qui attestent les payements particuliers faits à l’un ou l’autre sont tous entrés dans la dette de cent trente-neuf mille livres.

Donc toutes les sommes avancées à Beaumarchais pour faire les payements dt la veuve Panetier d de l’abbé Hémar, relatifs à sa cha du roi, et spécifiés dans l’article m. font partie de la créance de cent trente-neuf mille francs. Donc, si Beaumarchais a payé cent trente-neuf mille francs à M. Duverney, il s’est entièrement acquitté envers lui de tout ce qui est relatif aux titres et contrai- que le comte de motiver vos imputations ; mais alors, comme nous la Blache lui présente aujourd’hui. serons deux, il faudra être conséquent, c’est-à-dire avouer que vous ne saviez au vrai ce que vous Donc, si M. Duverney a reconnu, dat l’acte qui porte cet acquittement général. vouliez dire sur cet article, mais seulement que , de la Blache n’a plus rien à demander à 1 : vous en vouliez beaucoup à cet article. Pendant que nous sommes à pâlir, à sécher sur ces cent trente-neuf mille livres, anéantissons une autre prétention du comte de la Blache, qui soutient que je lui dois les arrérages et capitaux des contrats existants entre ses mains, et qu’ils ne sont point entrés dans ma dette énoncée au total cent trente-neuf mille francs : c’est l’affaire de deux petites questions et d’un peu d’ennui pour le lecteur.

Avez-vous, monsieur le comte, un seul contrat d’argent qui m’ait été prête par M. Duverni y. el passé chez Devoulges, notaire, pour aucun autre emploi que les payements faits « la veuve Panetier et l ibbé llimai . spc.ifu :.- dansl irtielem ? Celui ’ i. j’avouerai que je le dois, et qu’il n’est point entré dans les cent trente-neuf mille francs. Avez-vous un contrat qui renferme en commun tes payements faits à etier et à l’abbé lans un seul et même acte ? En i

payerai tous les autres dont vous me pi débiteur.

Mais si. en examinant les contrats que vous avez, on trouve qu’ils sont uniquement composés chais à cet égard.

Donc, si tout cela est fort ennuyeux, monsieur il faut au moins convenir que tout cela est fort clair.

Pour couler à fond cet article, voyons en effet si. lorsque j’ai paye cent trente-neuf mille francs, M. Duverney me reconnaît q

Après avoir déclaré, dans cet article va, que la somme de cent trente-neuf mille francs compose la masse de ma dette envers lui, M. Duverney passe à l’examen des sommes avec lesquelles j’entends m’acquitter de ces cent trente-neuf mille francs : et, d’après l’énoncé graduel et clair de tous mes acquittements, à la fin de l’article vm ’, il conclut ainsi : « 11 résulte que mondit sieur de Beaumarchais m’a payé deux cent trente-sept mille francs, ce qui passe sa dette de quatre-vingt-dix-huit mille livres. »

Or, si en déduisant quatre-vingt-dix-huit mille de deux cent trente-sept mille, on trouve que la différence des deux sommes est cent trente-neuf mille, il faudra bien conclure avec M. Duverney . Voyez l’arrêté de compte a la lia Je ce mémoire. que ma dette totale était de cent trente-neuf mille francs, et non d’une autre somme ou moindre ou plus forte.

Et si on lit ensuite dans le même arrêté de compte, à la fin de l’article xi 11, ces paroles très-expressives de M. Duverney : << Au moyen desquelles clauses ci-dessus énoncées, etc., je reconnais mondit sieur de Beaumarchais quitte de tout envers moi, ■> on avouera que M. Duverney n’aurait pas dit qu’il me reconnaissait quitte de tout envers lui, si je fusse resté son débiteur d’une somme quelconque au delà des cent trente-neuf mille livres que je venais d’acquitter, et dont il avait déclaré à l’article iii que toute sa créance sur moi se composait : et cette nouvelle preuve me paraît répandre une merveilleuse clarté sur les précédentes.

Et si, dans un autre article de cet arrêté, M. Duverney s’exprime ainsi : ci Pour faire la balance (i juste de notre compte, je me reconnais son débiteur de la somme de vingt-trois mille livres, que je lui payerai à sa volonté, sans qu’il soit besoin d’autre titre que le présent engagement, » on conviendra sans peine que, si j’eusse dû à M. Duverney quelque chose au delà des cent trente-neuf mille francs que je venais d’acquitter, il ne déclarerait pas, après m’avoir reconnu quitte de tout envers lui, qu’il est mon débiteur, en fin de compte, d’une somme de vingt-trois mille livres. Et cette dernière preuve ajoutée à toutes les autres me paraît ne laisser aucun doute sur la netteté de ma dette totale, montant à cent trente-neuf mille livres, et non à une somme ou plus modique ou plus forte : ce qu’il fallait démontrer.

Et tout cela parut si exact et si juste à M. Duverney, qu’après avoir gardé trois jours les deux doubles du compte, il m’en renvoya un daté et signé de lui, n’en déplaise au comte Falcoz de la Blache, que tout cela met au désespoir. Et millions d’excuses demandées au lecteur, que je promène à travers un mémoire hérissé de chiffres, comme une lande est fourrées de bruyères ; je sens que l’aridité de cette discussion doit prodigieusement le dégoûter de moi : malheureusement c’est un travail inévitable.

ARTICLE IV.

L’article iii finit, comme on l’a vu, par ces mots : « Je vois que M. de Beaumarchais me doit cent trente-neuf mille francs ; sur quoi » (c’est-à-dire sur laquelle somme) ; et l’article iv commence par ceux-ci : « Je reconnais et reçois ma quittance du 27 août 1761, de la somme de vingt mille francs… i’Plus, je reconnais ma quittance du 1 6 juillet 1765, de dix-huit mille francs… Plus, celle de neuf e< mille cinq cents livres, du I i aoùl 1766. » un exposé —i clair, peut-on s’empêcher Vo ■ ■ I

ni te i lu fin de ce m

d’admirer la sagacité, la vue de lynx de mon adversaire, qui découvre dans la première quittance de vingt mille livres un double emploi, une erreur insidieuse, une donation obscure, un bienfait detourné, un dol, une lésion, une fraude énormissime, eli.’? Car tout cela est entre dans ses plaidoyers : et pourquoi ce train ? parce que mon billet au porteur, sur lequel ces vingt mille francs m’avaient été prêtés, ayant été égaré par M. Duverney, dans la crainte qu’il n’ait été volé et qu’on ne vienne me le représenter un jour à payer une seconde fois : après ces mots :. Je reconnais et recois ma quittance du 27 août 1761, de la somme ► de vingt mille francs. » M. Duverney ajoute ceux-ci : ci que je lui avais remis sur son billet au porteur, en date du 19 août précédent, et qu’il m’a rendus sans en avoir fait usage, lequel billet au porteur s’est égaré dans mes papiers alors, sans que je sache ce qu’il est devenu ; mais que je m’engage de lui rendre, ou indemnité, en cas de présentation au payement : ■> ce qui est de toute justice.

Où donc est le double emploi, je vous prie ? Quand un débiteur c pte avec un créancier auquel il a fait des payements partiels en divers temps, comment solde-t-il ? N’est-ce pas en argent ou quittances ?

Et puisque je fournis en acquittement a M. Duverney, sur le total de ma dette de cent trente-neuf mille livre-, sa quittance de i r i u I mille livres, qui prouve que je les lui ai bien payées, n’est-il pas juste qu’il la reçoive à compte ?

Et n’est-il pas juste aussi que mon billet au porteur, c’est-à-dire ne m billet à monsù ur… en blanc), qui est le titre du prêt de vingt mille francs, me soit remis avec tous les autres ? — i eus, billets, contrats, etc. ? Et si celui qui doit me rendre ce billet m’annonce qu’il ne li pourra, parce’/"’il l’a égaré, n’est-il pas juste encore que ce billet, balance par une quittance de pareille somme, soit spécifié dans l’arrêté par su forme au porteur, sa dati du 19 août 1761, et su somme’le vingt mille francs’.’ Si quelqu’un avail pris ce billet à M. Duverney, m vous I a iez retrouvé vous-même dans les papiers de votre bienfaiteur ; enfin, si on venait un jour me le présenter au payement ; comment prouverais-je, sans cet énoncé exact, que ce billet est le même qui a été détruit et annulé par l’acte, comme étant acquitté ?

c M. de Beaumarchais me doit au total cent trente-neuf mille livres:sur quoi je reconnais et reçois ma quittance de vingt mille livres, etc. ■> Voilà le texte. Voyons d • si nous avons autant déraisonné, M. Duverney et moi, que si m légataire universel, plus grand clerc que nous deux, voudrait le faire entendre; et prenons pour exemple ce prétendu double emploi de vingt mille livres, qu’il a retourné de tant de façons dans ses écrits. Voici comment nous procédions. Chaque fois que M. Duverney me remettait une somme, ou pour ses affaires ou pour les miennes, il la couchait sur son bordereau, et moi sur le mien, suit qu’il en retirât un reçu ou non, comme cela se pratique.

À l’instant de faire notre compte général, M. Duverney me dit : Commençons par distinguer l’argent que vous avez touché pour mes affaires, de celui que je vous ai prêté pour les vôtres. À mesure qu’il nommait les sommes, je présentais les pièces justificatives de l’emploi des fonds pour lui, ou je passais la somme en mon débet.

De cette façon de procéder s’est formé le premier article de l’acte, étranger à moi, comme on l’a vu ; et le troisième article, qui renferme la masse de tout ce qu’il m’a prêté, tant par contrats, qii< sans reçus, avec reçus m’i>ill>t$, montant a cent trenteueul mille francs, comme on l’a vu aussi.

Dire maintenant, avec une déraison bien piquante par le ridicule, que le billet de vingt mille francs dont il s’agit n’est pas compris dans les la cassation de cet arrêt mots reçus ou billets qui complètent les cent trente neuf mille livres, c’est non-seulement nier l’évidence, c’est aller contre la lettre expresse de l’acte ; mais c’est regarder M. Duverney comme un imbécile, qui, dans trois quittances qu’il reçoit en délibération, ne se serait pas aperçu que la première de vingt mille francs portait sur une somme non comprise dans les crut trente-neuf mille livres. I.a clarté du texte bride ici les yeux : tous les mots transitoires en sont sacramentels. M. de Beaumarchais « me doit cent trente-neuf mille francs ; sur quoi je reconnais et reçois ma quittance de pai— la cession qu’il me fait de tout l’intérêt des bois ;

Témoin les huit mille francs d’intérêts de ces soixante-quinze mille livres, passés à mon actif dans cet article ix. par la promesse que M. Duverney me fait de me les payer, ri rentrés dans le sien, par le refus que je fais de ces huit mille francs à l’article xvi’.

On perd patience à expliquer des choses si lumineuses : les commenter, c’est les affaiblir ; les disputer, c’est nier l’évidence ; c’est oublier que l’homme qui a reconnu,</":et signé ce compte, est M. Duverney, l’un des plus éclairés citoyens du siècle.

Je ne dois pas omettre ici que les deux quittances de dix-huit mille livres et de neuf mille cinq cents livres qui suivent celle de vingt mille livres n’ont jamais été contestées (avant l’arrêt); et qu’ainsi ce qu’i a a dit depuis ne signifie rien pour ou contre c Plus, je reçois en payement la défalcation de la ■■ renie an Ile viagère de six mille livres que j’ai dû fournir à mondit sieur de Beaumarchais, aux « termes de notre contrat, en brevet, passé che2 h Devoulges le 8 juillet ITfil:lesquels arrérages n’ont été fournis que jusqu’en juillet 17t. 2 (à cause de plus fortes sommes que je lui ai prêtées alors), et qui se montent aujourd’hui à quarauteii six mille cinq cents livre-, ••

Sur ce chef, n adversaire, aussi juste dan-vingt mille francs ; plus, celle de dix-huit mille ses conséquences qu’honnête dans ses principes, a u francs ; plas, celle de neuf m il le cinq cents livres. •> Le mol suit quoi n’annonce-t-il pas évidemment que c’est sur les cent trente-neuf mille francs qu’on va imputer les trois quittances suivantes ? et les mots plus et plus ne prouvent-ils pas, sans réplique, que la première quittance est absolument de même nature que les deux autres ? D’où il est plus clair que le jour que la quittance de vingt mille francs, plus ancienne en date, est la comme premier objet de libération sur les cent trente-neuf mille livres ; et l’énoncé de mon billet au porteur spécifié par.sa somme, sa formule et sa date, comme simple précaution contre l’avenir, parce que ce billet est égaré.

Il est donc évident que les vingt mille francs qui sont entrés, par le prêt qu’on m’en a fait, dans mon passif de cent trente-neuf mille livres, repassent dans mon ai lit’par cette quittance; et c’est si bien l’esprit de l’acte en entier, que la même forme y est partout observée :

Témoin les soixante-quinze mille livres passées d’abord à mon actif, article vi, comme étant avani : es par moi dans l’affaire des bois de Touraine, et rentrées dans i elui de M. Duverney, article ix’. toujours raisonne ainsi : n Cet article présente un » contrat en brevet de hx mille livres de rente via-gère au capital de soixante mille francs : donc ce contrat en brevet n’est pas un contrat, c’est une donation. et puisque ce contrat, qui est une donation, e.-t l’ail en brevet, cette donation est nulle, i) Admirable !

Mais pourquoi ne donne-t-il pas à ce contrat quelque nom plus bizarre encore ? Dès qu’il ne s’agit pour lui que de ne pas voir ce qui est écrit, et de voir ce qui n’est pas écrit ; dès que l’énoncé le plus exact et le plus clair ne l’arrête pas dans ses honnêtes conjectures, il aurait aussi bonne grâce dans une supposition que dans l’autre. va plus loin dans son nouveau mémoire : et nous relèverons ses beaux raisonnements à l’article vin. en traitant du capital de cette rente. Il suffit ici de faire remarquer au lecteur le puéril étonnement du comte Joseph, qui ne peut concevoir comment, ayant soixante mille francs placés à dix pour cent sur M. Duverney, en attendant qu’il me les plaçât à trente dans les vivres de Flandre, je ne me faisais pas rendre ce capital, plutôt que d’emprunter d’autres sommes à M. Duverney, qui I. ViSiifiez toutes ces citations dans l’acte à la fin du mémoire. Vérifiez t ulcs ces citations dans l’acte à la f.n du me les prêtait à quatre pour cent, et quelquefois sans intérêt : cela est en effet si difficile à concevoir pour le raisonneur, qu’il aime mieux user deux grandes pages à débattre sa puérile observation, que de reconnaître la simplicité d’une marche aussi naturelle.

Serait-ce sur les arrérages de la rente qu’il voudrait que j’eusse fait porter cette absurde compensation ? C’est encore pis. C’est vouloir qu’au lieu d’emprunter de l’argent dont j’avais besoin, j’eusse exigé des arrérages qui ne m’étaient pas dus, puisque cet argent me fut prêté en 1761, et qu’aux termes de l’acte les arrérages de la rente m’avaient été payés jusqu’en 1762. La seule chose raisonnable était de cesser de payer les arrérages de la rente, pour les défalquer un jour en comptant sur ces prêts d’argent, et c’est précisément ce que nous avons fait.

Il faut qu’un avocat ait bien peu de choses à dire pour enfler son mémoire de pareilles inepties ! ou plutôt j’imagine voir le comte de la Blache qui vient le presser, le harceler pour en obtenir un mémoire. — Eh ! mais où sont vos titres ? lui dit l’avocat ; vous ne me fournissez que des allégations ! — Eh bien ! faites-les valoir. — Cela vous est bien aisé à dire. — Mon ancien défenseur m’aurait fait vingt mémoires là-dessus, lui ! Il a bien trouvé le moyen de me faire gagner ce je— — au parlement de 1771, en avril 177 :  !. — Cela se peut, monsieur le comte ; mais nous sommes en novembre 1774, au conseil du roi ; et c’est bien différent : on n’y débat que la forme des arrêts sans les entamer au fond. Enfin, pour plaire à son client, l’avocat, forcé de parler, a dit les belles raisons que je viens de relever, et plusieurs autres que je relèverai encore.

ARTICLE VI.

m plus, je me reconnais débiteur de mondit sieur de Beaumarchais de la somme de soixante-quinze mille livres, pour les fonds qu’il a mis dans l’affaire des bois de la haute forêt de Chinon, où il est intéressé pour un tiers, dans lequel je me avec lui pour les trois quarts, avec neiii de faire ses fonds et les miens, aux termes de notre traité de société du ii ; avril . I7ii7 ; lesquels fonds je n’ai point laits, mais ii bien lui. »

De la part du légataire universel, c’est toujours la nié logique, il dit : « in traité de société est <■ ici spécifié dan— l’acte : d — ee traité de société n, i jamais existé, "l’oint d’autres raisons ; jamais d’autres preuves : et il appelle cela des défenses !


un se persuade aisément que des défenses de cette nature ne sont qu’un prétexte pour dire beaucoup d’injures à celui qu’on hait depuis longtemps commt m, itmnnt aime sa maîtresse. Dans la première partie de cet écrit, j’ai prévenu rapidement que M. Duverney s’était engagé envi mes augustes protecteurs d’augmenter ma fortune. si d exposer de nouveau toutee qui servit à fonder cet arrêté de compte est un historique étranger à la cause que je défends aujourd’hui, il ne— l’est point au fond du procès, il ne l’est point à l’opinion publique. Les honnêtes gens surtout me sauront gré de n’avoir voulu rien laisser d’obscur sur cette partie de ma vie, si odieusement attaquée, après en avoir autant éclairé le reste. Forcé de rappeler d’honorables bienfaits, comme premiers chaînons des événements qui ont amené cette horrible affaire, au moins mon cœur y gagnera de faire éclater sans indiscrétion, après douze ans de silence, une reconnaissance que le seul respect a pu renfermer si longtemps dans moi-même.

oui, je le dis, et mes amis savent bien que je le dis sans regret, je devrais être un des plus riches particuliers de mon état, et, sans le malheur opiniâtre qui m’a toujours poursuivi, je le serais sans doute.

monsieur Duverney. vous l’aviez promis, solennellement promis, à monsieur le dauphin, a madame la dauphine, père et mère du roi, aux quatre princesses, tantes du roi, devant toute la France, a I École militaire, la première fois que la famille royale y vint voir exercer la jeune noblesse, y vint accepter une collation somptueuse, et faire pleurer de joie à quatre-vingts ans le plus respectable vieillard.

l’heureux jeune homme que j’étais alors ! Ce grand citoyen, dans le ravissemenf de voir enfin ses maîtres honorer le plus utile établissement de leur présence, après neuf ans d’une attente vaine et douloureuse, m’embrassa les yeux pleins de larmes, en disant tout haut : Cela suffit, cela suffit, mon enfant ; je vous aimais bien, désormais je vous regarderai comme mon fils : oui. je remplirai l’engagement que je viens de prendre, on la mort m’en ôtera les moyens.

J’ai dit qu’il m’avait procuré quelques petits intérêts « pu. changés en argent, et gardés par lui-même en attendant le renouvellement du traité des ivres, me formaient sur lui une rente viagère de six mille francs au principal de soixante mille livres.

La compagnie des vivres s’étant renouvelée sans qu’il pût m’. faire entrer, dans la crainte qu’on ne l’accusât d’avoir manqué de chaleur en cette occasion, il avait imaginé d’acquitter d’un seul coup ses promesses, en me prêtant cinq cent mille francs pour acheter une charge que je devais lui rembourser à l’aise sur le produit des intérêts qu’il me promettait dans de grandes entreprises. i m voii que je dis tout, et que ma gratitude est franche, autant que —, ■— procédés furent généreux. Eh ! pourquoi le cacherais-je ? il fallait bien que cela lia ainsi ! Aurais-je accepté, sans cet espoir, un prêt de cette importance ? il n’en fallait pas tant pour me ruiner !

Mais l’affaire, quoique consommée, ayant été rompue par des événements dont le récit est plus essentiel au roman philosophique de ma vie qu’à l’histoire ennuyeuse de mon procès, au bout de six mois j’avais reperdu mes espérances, il avait retrouvé ses fonds, et tout était rentré dans l’ordre accoutumé.

Cinquante-six mille francs seulement, restés à lui sur ma charge de secrétaire du roi, en augmentant un peu mon état, diminuaient encore mon aisance, puisque je lui payais quatre pour cent d’un argent qui m’en rapportait à peine trois. Il m’avait encore prêté depuis, sur de simples reçus, quarante-quatre mille francs, pour m’aider dans l’acquisition d’une maison. Mais payer le loyer d’un logement ou l’intérêt de l’argent qui me l’avait acquis, cela revenait au même : on sent que je n’en étais pas plus riche. D’ailleurs cet argent n’était pour moi qu’une espèce d’avance de six mille francs d’arrérages de ma rente viagère, que je n’ai plus exigés depuis, à cause de ces prêts d’argent qui les avaient absorbés pour longtemps. m’avait confié’pour deux cent mille francs de ses billets au porteur en 1764, lorsque je fus en Espagne ; mais c’était à condition que je n’en ferais aucun autre usage que de les déposer, i a cas d’affaire majeure, pour augmenter ma consistance par un crédit de cette étendue sur lui. Tout cela méritait bien de ma part un dévouement parfait à ses intérêts ; mais tout cela n’augmentait ni n’assurait ma fortune : il le sentait, il avait la générosité de s’en affliger, et ne se croyait point quitte envers moi, quoique ma reconnaissance envers lui fût sans bornes.

Enfin, voyant son crédit sur les affaires générales à peu près tombé en 1766, il me pressa de former une compagnie pour acquérir sur le roi deux mille arpents dans la forêt de Chinon, et de me réserver un tiers dans l’entreprise. Le tiers d’intérêt dans une affaire qui exigeait plus de cinq ou six mille francs d’avance ! à moi qui vivais modestement de mes revenus, et qui ne pouvais détourner un sou de mon capital sans me couper absolument les vivres ! on sent, bien que cela ne pouvait me convenir, à moins qu’un fort capitaliste ne se joignit à moi. C’est ce que fit M. Duverney.

Par un traité de société particulier entre nous deux, il prit trois quarts dans mon tiers, à la charge de faire ses fonds et les niions-, ce qui me laissait, pour mon travail, un douzième sans fonds dans les bénéfices de l’affaire. Voilà l’époque et le fondement de notre association sur les bois de Touraine.

On peut encore se rappeler qu’en 1765, de la vente d’une charge à moi, j’avais touché soixante-dix mille livres, et que de cet argent je lui avais remboursé dix-huit mille livres, el nom’mille cinq cents livres qui avaient produit deux des trois quittances dont il s’est agi plus haut dans l’acte ; enfin que j’avais jeté le reste de mes fonds dans l’affaire commune.

Depuis, avantageusement marié, je continuai de verser de l’argent dans cette affaire, avec d’autant plus de facilité que j’avais deux garants : l’entreprise, qui m’en répondait, et M. Duverney, pour qui je payais ; ce qui m’acquittait d’autant envers lui.

Voilà comment, en 1770, je lui offris en acquittement ma mise de fonds dans cette entreprise, montant à quatre-vingt-trois mille francs en capitaux et intérêts ; ce qui forma les articles vi et vu de notre arrêté, dont je viens d’établir encore une fois le fondement.

Et de tout ce que j’ai dit, il en existe plus de preuves morales, physiques et publiques, qu’il n’en faut pour convaincre et persuader tout ce qui n’est pas le légataire de M. Duverney. Lettres et recommandations bien respectables, grande notoriété d’événements, contrat existant de cinq cent mille francs, certificat d’un dépôt de cent mille livres, charge de secrétaire du roi, maison acquise, à moi vendue soixante-dix mille francs, es de la caisse de ma compagnie pour quatre-vingt-trois mille livres, etc., etc., etc. Et le comte Falcoz de la Blache ne veut pas qu’il soit résulté de tout cela un arrêté de compte entre M. Duverney et moi, dont le reliquat aille à quinze mille livres ! Il m’intente un procès atroce pour éluder de me le payer ! Et ce procès, il le soutiendra sans preuves jusqu’à extinction de poumons ! Il ira jusqu’à déshonorer, s’il le faut, le jugement de son bienfaiteur, plutôt que d’en avoir le démenti ! Et cet homme était un parent éloigné de M. Duverney, qui lui a laissé toute sa fortune ! Et ce riche légataire jouit à présent de plus de deux cent mille livres de rente ! Et il en aurait encore douze mille de plus, s’il eût pu faire signer à son bienfaiteur mourant un acte arrangé pour les enlever à sa respectable mère, qui I de M. Duverney, son oncle ! Et il en aurait douze mille de moins, s’il n’eût pas constamment empêché M. Duverney de faire le moindre bien à son propre frère, gentilhomme aussi considéré que mon adversaire est reconnu avide ! Et M. Duverney me disait quelquefois : « En laissant tout mon bien à Falcoz, que j’ai créé, avancé, marié, enrichi, je crois donner un soutien, <n pore à tous mes parents… » Rouvrez le : yeux, s’il se peut, malheureux testateur ! voyez ce père, e1 ce soutien de vos parents I — chicaner, les plaider tous l’un après l’autre, sur les moindres objets qu’il n’a pu leur ôter entièrement. Je ne suis pas le trentième qu’il ait voulu dépouiller. honte ! et l’on est étonné que l’indignation s’empare de moi quelquefois ! J’en demande bien pardon aux magistrats, aux lecteurs, au public, au vicomte de la Blache, à la marquise sa mère, à toute cette famille respectable ; mais au comte Falcoz... ah ! je sens que cela m’est impossible.

ARTICLE VII.

Toujours M. Duverney qui parle.

« Plus, je me reconnais son débiteur de la -somme de huit mille livres pour les intérêts des soixante-quinze mille livres, ainsi que je conviens de les porter. »

La manière dont mon adversaire a prétendu détruire ces intérêts a été de faire plaider partout qu’ils étaient encore plus chimériques que les capitaux ; puisqu’à l’époque de l'arrêté de compte, je n’avais pas fait, dit-il, vingt mille livres de fonds dans l’affaire des bois de Touraine.

Et ma réplique, à moi, c’est un relevé des divers inventaires de ma compagnie, et autres titres, comme récépissés de caisse, quittances du comptable, etc., par lesquels il est prouvé qu’à l’époque de cet arrêté j’avais fait quatre-vingt-trois mille livres de fonds en capitaux et intérêts dans cette affaire. Toujours des allégations sans preuve de sa part, toujours des titres de la mienne ! On voit que nous marchons sur deux lignes bien différentes ; mais il le faut ainsi, puisque nous soutenons des propositions aussi diverses.

ARTICLE VIII.

« Plus, comme j’exige qu’il (M. de Beaumarchais me rende la grosse du contrat de six mille livres viagères qu’il a de moi, quoiqu’il ne dût me le remettre que dans le cas où je ferais quelque chose pour lui, ce que je n’ai pu, et que j'en reçois le fonds en quittance de la somme de soixante mille francs aux termes dudit contrat, il résulte que mondit sieur de Beaumarchais m’a payé deux cent trente-sept mille livres ; ce qui passe sa dette de quatre-vingt-dix-huit mille francs. »

M. Duverney, ne pouvant exiger l’extinction de cette rente onéreuse que dans le cas où il m’en placerait avantageusement le capital dans les vivres ou autre entreprise lucrative, et cet ami n’ayant pu remplir ses engagements, on sent que je lui donnais une marque de respect et d’attachement, en consentant que cette rente s’éteignit, et que les soixante mille francs qui la fondaient fissent partie de mon acquittement envers lui. À la vérité, ce placement à dix pour cent en viager était une faveur qu’à mon âge je n’aurais pu flatter d’obtenir de personne ; mais, reconnaissance à part, ne pouvais-je pas garder cette rente viagère ?

Sur cenl trente-neuf mille livres que je devais, je venais d’en payer quarante-sept mille cinq cents in trois quittances : ce qui réduisait ma dette à quatre vingl onze mille cinq cents livres. Les an érages de ce contrat, non pave- depui • près de linii ans, accumulés à quarante-six mille cinq cents livres, réduisaient encore ma dette : quarante-quatre mille cinq cents livres. El celle somme, je pouvais la défalquer sur celle de soixante-quinze mille livres que j’avais avancées dans I entreprise des bois de Touraine, et qu’il devait me rembourser.

Mais il voulait que le contrat lui rendu ; le respect m’y a fait consentir : la rente à ,li pour cent s’est éteinte, et je n’ai en échange qu’un affreux procès contre son légataire universel. Il est vrai que mon adversaire me reproche que le contrat qui a été déclaré fait en brevet dans l’article V est ensuite appelé g < à cel article vin : et sur ce seul mot de grosse, il courl s’armer d’un certificat du successeur de Devoulges, notaire, pour nous prouver que la minute de ce contrat, que nous lui avons bien déclaré avoir été fait en brevet, c’est-à-dire sans minute, par le devancier de ce nul, lire, ic se trouve point chez lui ; et il en conclut que puisqu’on ne trouve point la minute d un contrat passé -ans minute, la grosse qui m’a été délivrée en brevet n’esl qu’une chimère, el n’a jamais existe.

Comme si le mot de grosse répugnait à signifier le titre exécutoire d’un acte quelconque, et n’était pas même une expression consacrée pour désigner, non le contrat dont la minute existe ailleurs, mais le titre avec lequel seul on peut juridiquement poursuivre un débiteur : ce qui fait que, dans le cas de [’acte t n brt vt t, la personne de cet acte est en même temps la minute, la grosse et l’expédition, et se trouve également bien designée par l’une de ces trois expressions, dont le mol fait en brt i et fixe absolument le sens.

Ou, plus rigoureusemenl encore, comme si, dans un acte sous seings prive-, fait entre gens di 1 ie loi, lorsqu’une chose a tellement été désignée, qu’il soit impossible de se méprendre à sa n. Mure, un mot plus ou moins technique, employé pour la rappeler seulement, pouvail anéantir cette i hose, et rendre nul l’acte qui la contient. Je crains de n’être pas encore assez clair. .le suppose donc que M. Duvernej nul avoir assez bien désigné dans son testament son légataire universel par ces mots : Je constitua Alexandre-Joseph Falcoz delà Blache, mon parent, etc. ; et qu’en rappelant plus loin ce légataire à quelques devoirs -acre-, connue celui il’.i ci | u i t tiT les engagements qu il laisse ipr lui, sans pre : : s m : cntesl . il eût employé celte expression au hasard : lequel comte dt la Blache sera tenu, etc. ; el qu’un homme plein d’humeur sur ce lestamenl vint à s’élever contre, en poursuivît avec acharnement la nullité, soutenant que le testament n’est qu’une chimère, ’. fuusst apparence, une illusion, en un mol rien, parce que. si le I e- 1 a leu i’ eu I voulu, dans un acte aussi -i lieux, désigner le sieur Falcoz pour son légataire, il ne l’eût pas nommé tantôt la Blache et tantôt comte.

Et si cet homme enfin, pour soutenir un procès aussi détestable, ajoutait que, M. Duverney ayant de fort dignes parents très-proches, il n’est pas naturel qu’il ait été préférer, etc., etc. ; qu’un pareil testament est fort suspect, etc., etc. ; que le choix du légataire est bien extraordinaire, etc. ; que la signature et la date pourraient bien être, etc., etc. ; et mille autres raisons de cette force, assaisonnées d’injures ;

Que penserait le comte Alexandre-Joseph de cette chicane ? Ne dirait-il pas que l’antre affreux du monstre n’a jamais vomi de plaideur plus âpre et d’aussi mauvaise foi ? Mais enfin, armé d’un testament bien daté, bien signé de M. Duverney, le légataire universel ne craindrait point, etc., etc., etc. ; et le légataire universel aurait raison.

Il en est ainsi de ce contrat en brevet dont M. Duverney, qui en connaissait bien la légitimité, reçut de ma part la remise comme une preuve il’ 1 ma déférence ; et cela, quoique nous eussions fait la faute énorme entre nous d’en rappel, i le titn exécutom par le nom bien absurde de grosse. Ah ! monsieur le comte de la Blache, si votre bienfaiteur était là !... cet homme en tout si supérieur aux formes, et qui se piquait bien moins de recherche dans ses expressions que de noblesse dans ses actions ! lui qui soutint votre enfance avec tant de générosité ! dont l’argent et le crédit vous ont fait faire un si beau chemin ! dont la sagesse en tout temps guida votre inexpérience, et qui, couronnant tant de bienfaits par le don entier de sa fortune, y aurait même ajouté celui de sa magnanimité, si un codicille en pouvait transmettre l’héritage ! ne vous dirait-il pas, en vous voyant traîner aussi honteusement sa mémoire et son nom de tribunaux en tribunaux : Ah ! que vous êtes dur envers nous, mon héritier ! Les notaires de province ont toujours usé de - cette expression : ilifjii, l contrat la grosse a présentement été -par nous I livri en brevet ; personne avant vous ne s’en est plaint : dans vos écrits, vous excusez "ii-même en eux ce manque d’élégance notariale dans des actes publics, en faveur de ce qu’ils sont notaires de province et non de capitale ! Et vous ne voulez pas la passer à notre bonhomie dans un acte privé ! nous qui n’avons été notaires en aucun lieu du monde ! Ah ! que vous êtes dur envers nous, mon cher héritier !

Dans cet article viii, après avoir apaisé les vapeurs du client, il n’est pas hors de propos de rendre hommage à la bonne foi de l’avocat, qui prétend prouver, par les termes de l’article même, que si ce contrat en brevet a jamais existé, c’était une libéralité pure ; et sa preuve est que M. Duverney, parlant dans cet article, dit impérativement : « J’exige qu’il me rende ce contrat, quoiqu’il ne dût me le remettre que dans le cas où j’aurais fait quelque chose pour lui : ce que je n’ai pu. • Et là, le citateur, s’arrêtant tout court, nous fait un commentaire de deux grandes pages sur cette portion morcelée du texte, pour établir dans Parle un faux emploi sur une libéralité imaginaire ; et le lecteur, qui n’a pas ce texte sous les yeux, ne sait plus que penser : son esprit est ébranlé. Mais, lecteur, ne vous ai-je pas prévenu que ce mémoire était partout un chef-d’œuvre de simplesse et de bonne foi ? Lisez, je vous prie, la partie du texte écartée par mon loyal adversaire : après ces mots : ce que je n’ai pu, vous verrez ceux-ci, que M. Duverney ajoute : Et j’en reçois le fonds de ce contrat en quittance de la somme de soixante mille livres, aux termes dudit contrat.

Donc, aux termes de ce contrat, les soixante mille livres avaient été fournies par moi ; donc, cette rente était fondée sur un capital reconnu ; donc, l’article invoqué pour prouver que c’était une libéralité démontre évidemment le contraire : donc, mon indignation est toujours légitime. Oh ! que c’est un méprisable métier que celui d’un homme qui, pour gagner l’argent d’un autre, s’efforce indignement d’en déshonorer un troisième, altère les faits sans pudeur, dénature les textes, cite à faux les autorités, et se fait un jeu du mensonge et de la mauvaise foi ! Pour moi, si j’avais l’honneur d'être avocat, je c n- bien avilir ma noble profession en me chargeant d’une cause si mauvaise, que je ne pusse la défendre que par ces vils moyens que l’on tolère à peine à la plus basse chicane.

Heureusement ce tort n’est jamais celui d’un célèbre avocat. Toujours scrupuleux dans ses choix, il sait longtemps souffrir avant «le manquer à son noble caractère ; s’il épouse les lionnes causes, il m- se prostitue point aux mauvaises, convaincu qu’un plaidoyer insidieux commet encore plus le défenseur que le plaideur. La haine peut aveugler celui-ci, mais l’autre est froid, rien ne l’excuse ; et sitôt qu’il sort en plaidant des moyens que l’honneur ou la loi lui prescrit, il n’est plus à mes yeux qu’un de ces vils champions du temps féodal qui se jetaient dans l’arène, et, sans s’informer qui avait tort ou raison, y livraient le combat indifféremment pour tout le monde, au prix déshonorant d’un peu d’or.

ARTICLE IX.

Toujours M. Duverney.

c Pour remettre de la balance dans notre k compte, j’exige de son amitié qu’il résilie notre « traité des bois de Touraine : par ce moyen, le c tiers que nous y avons en commun lui restant en <( entier, les soixante-quinze mille livres qu’il a « faites pour nous deux dans l’affaire bu v nent propres, et il ne sera dans le cas d’essuyer « jamais aucune discussion ni procès de la part de mes héritiers ; ce qui ne manquerait pas de lui arriver, s’ils me succédaient un jour dans cette association, comme le porte l’article iv de u notre traité de société ; mais pour le dédommager de l’appui qu’il perd aujourd’hui pour la suite d’une affaire dans laquelle je l’ai engagé, et qui devient lourde et dangereuse, je lui tiens compte des huit mille livres convenues pourl’intérêt des soixante-quinze mille livres qui ont dû courir jusqu’à ce jour pour mon compte, et je promets et m’engage de lui fournir en forme de prêt, d’ici à la fin de la présente année, la même somme de soixante-quinze mille livres, pour l’aider à faire les nouveaux fonds que l’affaire exige, desquelles soixante-quinze mille livres je ne recevrai point d’intérêt pendant huit ans (que peut durer encore l’entreprise), du jour du prêt ; lequel terme expiré, ils me seront remboursés par lui, ou, en cas de mort, à mon neveu Pâris de Mézieux, son ami, que j’en gratifie ; et si mondit sieur de Beaumarchais aime mieux alors en passer contrat de constitution à quatre pour cent que de rembourser, il en sera le maître. »

Cet article est si étendu, si net, qu’il porte avec lui son commentaire. Une seule réflexion me saisit en lisant les précautions que M. Duverney a cru prendre ici contre les maux qu’il prévoyait dans l’avenir.

Ô prudence humaine ! de quel poids es-tu sur les événements ? Le plus sage des hommes, alarmé pour moi de la haine de son légataire, me force à résilier une société avantageuse pour que j’en aie jamais de querelle avec cet homme ; et cette résiliation même est un des points d’appui du plus exécrable procès de la part de ce légataire ! Ô prudence humaine !

Au reste, les plaidoyers de mon adversaire sur cette transaction, ainsi que sur tous les autres articles de cet acte, n’ont jamais été qu’une négation formelle, un démenti, une accusation de dol, de fraude et de lésion énormissime.

Mais après la mort de votre bienfaiteur, vous avez écrit à Beaumarchais que vous ne saviez rien des affaires qui avaient été entre lui et votre bienfaiteur : dans tous les temps vous avez plaidé que vous n’aviez trouvé dans les papiers de ce même bienfaiteur aucun renseignement pour ou contre le titre qu’on vous oppose ; et vous soutenez que ce titre et les choses qu’il contient ne sont que des chimères !

Ô monsieur le comte ! cette persuasion obscure, ce puissant motif de croire sans preuve, admis peut-être en d’autres cas, est une monnaie qui n’a pas cours en justice ; on y oppose les actes aux actes, les lettres aux lettres, les raisons aux raisons, et le dédain aux injures. Quand je dis le dédain aux injures, je parle de l’effet qu’elles produisent sur l’esprit des juges : car l’homme outragé n’en a pas moins droit à des réparations authentiques, et je les ai toujours réclamées.

ARTICLE X.

Toujours M. Duvemey.

« Et pour faire la balance juste de notre compte, je me reconnais son débiteur de la somme de vingt-trois mille livres, que je lui payerai, à sa volonté sans qu’il soit besoin d’autre titre que le présent engagement. »

Cet article est-il clair ? est-ce une illusion ? est-ce une fausse apparence, qu’un acte où le reliquat du compte est fixé par sa somme, avec obligation expresse de l’acquitter à volonté, sans qu’il soit besoin d’autre titre que le présent engagement ? Si un tel acte n’est plus sacré parmi les hommes, et s’il peut être arbitrairement annulé, tout est rompu, le lien social est brisé, plus de sûreté dans sa patrie ; il faut fuir aux pays où les propriétés sont au moins respectées.

Mais non, il faut rester en France, et rappeler seulement à ses juges que cet acte est reconnu, daté, signé par M. Duverney ; et que, tant que cette signature n’est pas entamée, il n’y a pas d’acte plus respectable en finance, en commerce ; et je prends, à ce sujet, la liberté de donner le plus ferme démenti à celui qui a osé imprimer que, dans quatre parères ou jugements sur cette affaire, émanés de quatre chambres du commerce de ce royaume, il y en a un qui ne décide pas le procès en ma faveur. Heureusement M. le rapporteur les a tous dans ses mains.

S’il est toléré quelquefois de raisonner faux, ô avocat, il est ordonné de toujours citer juste, ô honnête homme !

ARTICLE XI.

« Au moyen desquelles clauses ci-dessus énoncées, remise, par mondit sieur de Beaumarchais, de titres, papiers, reçus, billets au porteur, grosse du contrat de six mille livres de rente viagère, résiliation du traité sur les bois, reconnaissance de mes quittances, arrêté de compte, etc., je reconnais mondit sieur de Beaumarchais quitte de tout envers moi. »

Si le lecteur ennuyé n’a pas vingt fois jeté ce mémoire, et s’il a dévoré le dégoût de le lire jusqu’à cet article xi, je le supplie de relire encore une fois, non le mémoire, mais l’article, pour se bien pénétrer de la bonne foi, de la candeur avec laquelle mon adversaire a discuté cet acte.

En le relisant, je supplie en grâce le lecteur de se rappeler que le comte légataire n’a cessé de lui assurer « qu’aucune pièce justificative n’a été remise de ma part ; que l’acte en fait foi ; et que si le contrat de six mille livres de rente viagère a jamais existé, c’est à moi de le montrer, puisque je dois l’avoir dans mes mains. » Enfin, je supplie le lecteur de comparer des notions aussi infidèles avec cet article xi, destiné par M. Duverney à reconnaître que la « remise des titres, papiers, reçus, billets au porteur, grosse du contrat de six mille livres de rente viagère, a été effectuée par mondit sieur de Beaumarchais. »

Et lorsque dans cet article, qui fait le résumé de tout ce qui précède, on voit M. Duvern naître en toutes lettre que le traité sur les boisa l et par lui accep tées ; que notre compte est clos et arrêté ; lorsque ce résumé finit par ces mots si positifs : J* mondit sieur de Beaumarchais guitU di tout envers moi, peut-on s’empêcher d’être indigné île lamauavec laquelle le comte de la Blache s’est de verser le désordre et la confusion sur le plus clair, le plus jusle et le plus lumineux des actes ?

Acte où tous les objets, présentés d’abord en masse, puis en détail, puis en résumé, ont ensemble une relation si exacte et si pure ! v i dont le comte Falcoz a toujours avoué n’avoir jamais connu aucun antécédent ! Acte qu’il n’en accuse pas moins, m. : L ignorance, avec une intrépidité qui fait monter au cerveau des bouffées d’impatience !… monsieur le comte de la Blache ! en vous voyant faire un si indigne métier depuis quatre ans pour m’enlever quinze mille francs, qui pourrait être étonné de vous voir possesseur d’un legs de quinze cent mille lianes, sachant que vous y avez travaillé pendant quinze ans ? article xu.

Toujours M. Duverney.

« Je promets et / m’i ngage de lui remettr<, à sa •< première réquisition, la grosse en parchemin du « contrat à quatre pour cent de sa charge de secrétaire du roi, comme m’ayant été remboursé « avec tous les arrérages jusqu’à ce jour. Plus, je « m’engage de lui remettre tous ses reçus, billets. « missives, etc., de toutes les sommes qu’il a touchées de moi, par moi, ou par un ti « quelques formes que ces reconnaissances se h trouvent, soit dans sa Ht, soil « pour les fonds qu’il a touchés pi ti foires, et notamment son billet au porteur du « 19 août 17CI, de vingt mille livres, qui s’est « égaré dans mes papiers. »

Cette convention, toute simple dans le temps de L’arrêté de compte, est devenue d’une grande importance aujourd’hui, que M. Duverney est mort sans m’avoir rendu ni contrats, ni reçus, ni billets, ni aucun des titres que cet article détaille. Hais par quelle étonnante subversion de prinlorsque je les demande à mon adversaire, qui représenteà cet égard M. Duverney, prétend-il se faire un titre contre moi de ce qu’il ne me les rend pas ? Je ne les ai pas trouvés sous le scellé, dit il, Jonc ils n ont jam u : i Xi Quelle squi : quelle logique ! il n’en sortira pas. Voici ma réponse : elle est plus conséquente. M. Duverney. suivant la lettre de noti s’était expressément engagé, par cet articl tous ces titres à ma j isition : ii a toujours différé, quoique je n’aie cesse • demander pendant deux mois, mes lettre— n fonl foi ; mais à son décès, j’étais mourant moi-même à la campagne ; je ne pus envoyer, moins encore aller chez lui : il est mort sans me les avoir remis. Et ces titres, que je réclamais et réclame encore, sont les contrats de cinquante-six mille francs ; tous les reçus, billets ou reconnai de moi qui forment le complément de cin six à cent trente-neuf mille livres, c’est-à-dire environ quatre-vingt-deux mille livres qu’on me ferait payer quand on voudrait, si l’arrêt n’était p is issé ; plus, toutes mes reconnaissances d’argent reçu par lui pour ses affaires personnelles, et qu’on peut aussi me faire payer dans le même Ainsi voilà pour plus de cent mille livres de reçus ou billets de moi, qui sont disparus d’une façon bien étrange dans le secrétaire de M. Duverney à l’instant de sa mort. One sont-ils devenus ? Pour éviter l’embarras de la discussion, mon adversaire tranche la question d’un seul mot. Ces titres n’ont jamais existé, dit-il. Et sa preuve est que. puisque les contrats se sont trouvés sous le scellé, le reste s’y fût trouvé de même s’il eût existé.

N’allons pas si vite, monsieur le comte : ceci n’est point du tout clair. L’acte du 1 er avril ne porte-t-il pas que je suis débiteur de cent trente-neuf mille livres.’Cet acte n’atteste-t-il pas que les titresen existent en contrats, reçus, billets, dans les main ; de M. Duv<

Or, en nous présentant aujourd’hui des expéditions de contrats dont la minute est chez un notaire, ce qui rendait leur soustraction inutile à celui qui enlevait tout le reste, prétendez-vous nous bien prouver que plus de cent mille francs de reçus ou billets de moi, qui étaient avec ces contrats chez M. Duverney. n’ont jamais existé ? La seule chose que vous prouviez est qu’on s’est abstenu d’enlever de son secrétaire, à sa mort, tout ce qu’il était inutile d’en ôter. Pas davantage. Et comme il m’est très-important de constater que je devais à M. Duverney beaucoup plus de cinquante-six mille trois cents livres, parce qu’il m’est très-important de conserver le droit rigoureux d’en réclamer les titres, aux termes de notre acte, je ferai la preuve, et même lé— • M. Duverney m’a prêté, sur de simples reconnaisii un seul article, quarante-quatre mille livres en sus de cinquante-six mille, pour m’aider .i payer une maison que j’achetais ; je prouverai avec la même évidence.

El i comte de la Blache, qui m’a tant reproché partout d’avoir coûté plus de quatre cent mille livres à M. Duverney, aura beau se contredire assez étourdîment pour vouloir réduire au prêt de cinquante-six mille francs ces immenses bienfaits sur lesquels il m’a tant injurié, il n’en sera pas moins prouvé que M. Duverney m’a prêté les cent trente-neuf mille francs spécifiés dans notre acte, et dont je réclame les titres acquittés. Que sont-ils donc devenus ces titres ? Voilà ce à quoi il faut répondre sans biaiser.

Pressé par cet argument, prétendez-vous que M. Duverney m’a remis ces cent mille livres et plus de titres ? Mais c’est ce que M. Duverney n’eût jamais fait, si une libération définitive ne m’avait pas acquitté de ces sommes envers lui. Or, il n’y a jamais eu entre nous d’autre libération réciproque et définitive que l’acte du 1er avril 1770 ; et dans cet acte, M. Duverney ne me rend pas mes titres ; il s’oblige seulement de me les rendre à ma première réquisition : que sont-ils devenus ? Votre réponse n’y satisfait point, ou bien il faut en conclure que l’acte du 1er avril est excellent.

M. Duverney les a-t-il brûlés comme inutiles à mes intérêts, et de garde dangereuse pour ses secrets ? Mais c’est certainement ce qu’il n’aurait pas fait, s’il n’avait pas existé dans mes mains et dans les siennes un acte antérieur qui les annulât. On ne perd pas de gaieté de cœur pour plus de cent mille livres de titres actifs contre son débiteur. Et cette seconde supposition prouve aussi nécessairement que la première l’existence et la légitimité de l’acte du 1er avril 1770, ou bien elle laisse encore sans réponse mon éternelle question : Que sont devenus tous ces titres de créance que je réclame ?

Enfin, M. Duverney n’a-t-il ni remis ni brûlé de son vivant ces reçus de moi montant à plus de cent mille livres, ils existent donc, en quelque endroit qu’ils soient. Mais pour le coup, s’ils sont disparus aussi étrangement. il ne saurait y avoir de supercherie de ma part. Vous ne direz pas que je me suis rendu invisible pour les aller enlever du secrétaire de M. Duverney pendant sa dernière maladie. J’étais mourant à la campagne ; et vous savez bien, monsieur le comte, que ce n’est pas moi qui me suis emparé de ses derniers moments.

Articuler positivement que vous les en avez ôtés, c’est ce que je ne ferai point, car je ne sais ce qui en est : non que je ne le pusse avec bien plus de fondement que vous n’en mettez dans vos honnêtes présomptions contre l’acte.

Car enfin il est de notoriété dans la famille de M. Duverney que vous ne quittiez point sa chambre pendant sa dernière maladie.

Il est de notoriété dans cette famille que, surmontant la douleur de perdre votre bienfaiteur, vous avez eu le sang-froid de faire tenir, le jour de sa mort, un notaire avec un acte à signer, enfermé quatre heure dans sa garde-robe, attendant un moment de demi-connaissance qui ne revint plus au malade.

Dans cette famille, il est constaté par vos aveux mêmes que, surmontant l’amour filial, vous aviez destiné cet acte à faire passer sur votre tête les bienfaits qu’un oncle généreux avait placés sur celle de sa nièce, votre digne et respectable mère.

Et il est évident que, puisque vous avez tenté de faire une telle chose, vous étiez le maître absolu de l’intérieur de cette chambre.

Et mon père, à qui j’ai conté ce trait de votre amour filial, ne voulait pas absolument le croire.

Et lorsqu’il s’y est vu forcé, il s’est écrié : Mon Dieu ! que cette dame est malheureuse ! Car mon père ignorait qu’elle eût un second fils aussi tendre et respectueux que l’aîné fut toujours dur envers elle.

Et ce vieillard chéri s’est mis à pleurer de joie de ce que vous n’êtes pas son fils, ou de ce que son fils n’est pas vous.

Et vous voyez bien que si l’on voulait sur ces données proposer un problème, il n’irait pas mal ainsi :

Un légataire universel était maître absolu de la chambre du testateur mourant sans connaissance ; ce légataire était assez injuste pour vouloir dépouiller sa mère ; il avait assez de sang-froid pour oser le tenter en ces moments affreux ; il avait la liberté de faire entrer dans cette chambre un notaire pour en faire signer secrètement l’acte au testateur. Dans le secrétaire du testateur, auprès de son lit, étaient des titres dont il importait fort au légataire de dépouiller un sien ennemi. Ces titres ne se sont pas trouvés sous le scellé du testateur après sa mort. On demande qui l’on peut soupçonner de les avoir détournés. L’on n’exige qu’une grande probabilité pour solution.

Quoi qu’il en soit de cette solution, si ces titres, à la levée des scellés, ne se sont point trouvés dans le secrétaire, celui qui les en a ôtés est celui-là même qui s’est emparé du double de l’acte, du traité des bois résilié et biffé, du contrat en brevet de soixante mille livres, et de trois quittances de vingt mille, de dix-huit mille et de neuf mille cinq cents livres. Le tout devait être ensemble ; et n’est-ce pas là le cas ou jamais de dire : Is fecit cui prodest ? Celui-là le fit, à qui il importait de le faire. Mais comme on n’aurait écarté tous ces titres que pour combattre l’acte avec plus d’avantage, par l’obscurité que cette disparition répandrait sur ces clauses, il faut avouer que cette explication adoptée produirait tout juste un effet contraire, puisqu’elle supposerait nécessairement existant dans le secrétaire cet acte qu’on voulait obscurcir, annihiler, diffamer, en se permettant la soustraction des titres qui l’auraient rendu inexpugnable. Et voilà que je commence à n’être plus si en peine de ce que sont devenus tous ces titres que je réclame, et même tous ceux que je ne réclame point.

Enfin, sous quelque aspect qu’on envisage la disparition de plus de cent mille livres en titres actifs contre moi, attestés par l’acte du 1er avril, dès qu’il est constant que je devais cent trente-neuf mille livres, dès qu’il est constant que leurs titres existaient, soit qu’on veuille que M. Duverney me les ait remis, soit qu’il les ait brûlés comme inutiles, soit qu’on les ait enlevés de son secrétaire à sa mort, leur non-existence au scellé prouve invinciblement et nécessairement la véracité de l’acte du 1er avril, entre M. Duverney et moi.

Résumons. J’ai droit de réclamer ces contrats, ces reconnaissances, cette foule de pièces qui peuvent me nuire en des mains étrangères. Je vous les demande armé d’un titre, et vous me faites un tort de ce que vous ne me les rendez pas. Et, de ce que vous ne me les rendez pas, vous en concluez vicieusement qu’ils n’ont jamais existé ! Puis, faisant de cette conclusion vicieuse le principe d’une autre conclusion plus vicieuse encore, vous ajoutez : Ces titres n’ont jamais existé ; donc, l’acte qui les atteste et les réclame est chimérique et frauduleux.

Mais si vous parveniez à faire confirmer l’arrêt (ce qui fait frémir à penser), lorsqu’un jour vous viendriez me demander le payement de ces cent mille livres, qu’aurais-je à vous répondre ? Quoi ? que vous avez tort de me les présenter à payer, parce que vous avez soutenu en plaidant que ces titres n’existaient pas.

A la vérité, me diriez-vous, ils n’existaient pas au scelle ; mais je les retrouve entre les mains de M. tel, à qui M. Duverney les avait confiés : vous les deviez, vous les avez avoués ; enfin les voici : l’acte qui en portait l’acquittement est annulé ; donc il faut les payer.

Je vous jure, monsieur le comte, que je ne répliquerais pas un mot, tant ce raisonnement me semblerait juste : aussi n’est-ce pas vous alors qui auriez tort envers moi, mais bien l’arrêt d’annulement.

Ainsi désarmé, dépouillé, blessé deux fuis par une arme à deux tranchants, après avoir payé cent mille francs à M. Duverney, j’aurais perdu mon procès, parce que les titres n’en existaient pas au scellé ; et, le procès perdu, je serais tenu de les payer à son légataire une seconde fois, parce que ces titres existaient ailleurs. Êtes-vous bien résolu maintenant de presser la confirmation de l’arrêt ? voilà pourtant ce qui en résulterait contre moi. ARTICLE XIII.

Toujours M. Duvernej qui parle.

« Plus, je m’engage a lui rendre toutes les let" très, papiers, sollicitations, etc., que la famille « royale m’a faites ou fait faire pour lui, et qu’il « appelle ses lettres de noblesse. » Vous vous êtes bien gardé, monsieur le comte, de produire au procès ces précieuses sollicitations qui ont fondé l’attachement de M. Duvernej pour moi. Vous avez craint qu’un ne vît, dans les re commandations les [dus pressantes, la source d’une amitié sur laquelle vous vouliez répandre un nuage funeste à mon existence el à la mémoire de votre bienfaiteur. Mais vous me les rendrez toutes, car j’en ai des copies, el elles ont été inventoriées : une lettre de l’exécuteur testamentaire me l’atteste. Vous aviez intérêt à les taire : vous n’en avez rien dit nulle part ; et c’est le seul point de tous vus plaidoyers où vous ayez été conséquent. Seulement, à la page to de votre dernier mémoire, lorsque vous voulez établir qu’en 1701 je n’avais pu placer soixante mille livres à dix pour cent sur M. Duverney, vous glissez bien insidieusement une prétendue phrase d’un de nies billets, daté de juillet 1762, c’est-à-dire d’un an après, où vous me faites écrire ces mots : Pour sortir du malheur opinidtn qui me poursuit… el vous en concluez que je n’avais rien, puisque j’étais si malheureux

Citateur fidèle el toujours de bonne loi, montrez-le donc aux juges ce billel un j’écrivais les mois que vous elle/ ! ilsverroui de quelle main respectable est le billet ; ils verront de quel endroil il i’st date ; ils verront qu’il porte celle phrase : Nous voudrions bien qu’il put sortir enfin <lu malheur opiniâtre qui le poursuit, et non quime poursuit !

Alors, se rappelant que mes augustes bienfaitrices savaient bien que M. Duverney s’était obligé dénie faire avoir un intérêt dans les vivres de Flandre, el, de’ne l’avoir pu, qu’il m’avail prêté cinq cent mille livres pour acquérir u ? harge qu’on m’avait, enlevée, el que tous les efforts de la plus puissante protection ne m’avaient servi qu’à me procurer les modiques fonds dont M. Duverney me faisait depuis un an la rente a dix pour cent, ils concluront que ce billet, plein de bonté, de grâce el d’intérêt, ne prouve pas en 1762 que je n’eusse point placé une somme en 176 !, niais ■ pie beaucoup d’efforts généreux en nia faveur n’avaient eu depuis aucun succès.

Alors, pour échapper un moment au deguùl du liscussion aussi triste, ils réfléchiront avec moi que, dans le malheur opiniâtre qui mepoursuii —ut et m’empêchait de réussir à rien, j’étais pourtant la plus fortunée créature’lu monde, puisque,’Vim côte, ce qu’il y avait de plus grand, de plus vertueux el de plus auguste en France ne dédaignait pas de me recommander en termes aussi pressants a M. Duverney, et que, de l’autre, le plus digne ami avait la boule de s’affliger de ne pouvoir m’arracher, malgré tous ses efforts, ou malheur opiniâtre qui me poursuivait.

Ainsi, toujours pauvre et battu des événements, marchant sans arriver, toujours près d’être riche et ne l’étant jamais, mais ma reconnaissance l’emportant sur mes chagrins, j’étais serein, j’étais gai, tranquille, et, s’il faut l’avouer, bien plus heureux de tant devoir qu’infortuné de ne rien avoir.

Telle a toujours été ma vie. Souvent désolé, mais toujours consolé, je me suis moins affecté de mes pertes qu’occupé de leurs dédommagements. Aujourd’hui même que je crois avoir éprouvé plus de malheurs qu’il n’en faut pour lasser la patience de douze infortunés, je suis d’un sang-froid qui va jusqu’à donner de l’humeur à mes ennemis. Ils ne me trouvent pas assez à plaindre, parce qu’il me reste encore du courage ; ils voudraient me voir les yeux caves, le visage abattu, l’air bien morne et bien désolé.

Depuis quatre ans, à la vérité, je me suis vu malaisé, maltraité, mal attaqué, mal dénigré, mal jugé, mal dénoncé, mal blâmé, mal assassiné ; j’ai perdu ma fortune et ma santé ; tous mes biens sont encore saisis, et je plaide pour les ravoir, ce qui achève le tableau.

Mais enfin, comme il est bien prouvé que tout ce qu'on m’a fait, on me l’a fait tout de travers, cela est-il donc sans ressource ? Mes ennemis, pour m’avoir déchiré, m’ont-ils accablé ? Le funeste arrêt qui a tenté de me flétrir y est-il donc parvenu ? Les brigands qui m’ont poignardé cet automne empêchent-ils que je ne sois au monde ? Le comte Falcoz a-t-il bien gagné son indigne procès ? Sera-ce un lourd mémoire, une plate épigramme ou une mauvaise chanson qui me mettront au désespoir ? N'ai-je aucune espérance de rentrer dans mes possessions ? Ne vit-on pas longtemps avec une mauvaise santé ? Ne suis-je pas occupé à me pourvoir contre cet arrêt du blâme ? Enfin la tourbe de mes ennemis est-elle donc si triomphante ? Eh ! messieurs, au lieu de vous dépiter de ce que je ne suis pas plus malheureux, rougissez, en comparant votre sort au mien, de n’être pas plus heureux vous-mêmes !

À mon égard, depuis longtemps je sais bien que

1 1 re ’■ est combattre ; et je m’en désolerais peul être, 

.-i je ne -entais en revanche que combattre ivre.

Ce petit repos vous a-l-il délassé, lecteur ? Pour moi, je me sens mieux. Remettons-nous en marche. I.e chemin est pénible, escarpé ; mais l’honneur est au bout. Il a longtemps que ceci n’esl plu- pour moi un procès ’I ai

ARTICLE Xl.

c Plus, je m engage a lui faire tenir un de m « grands portraits du meilleur maître, pour le don du [uel il me sollicite depuis longtemps. «  Mans ma première partie j’ai dit, monsieur le comte, que vous aviez été Ibrl étonné qu’un pareil engagement lui entré dans un arrêté ; mais nous avons coulé cel article à fond : la redite en serait inutile.

Rappelez-vous seulement que c’est la premièri chose que je vous ai demandée dan- ne - lettr< Je ne serai pas généreux sur cel arl icle, je vous en avertis, Ce portrait si longtemps promis esl celui d’un homme à qui je dois bien plus que de l’argent : je lui dois le bien i ne ? li niable de savoir m’en passer et d’être heureux. Il m’apprit à regarder I ar- "■i nt i ninme un moyen, et jamais comme un but. C’était un grand mol qu’il disait là.

n’est plus, cet ami généreux, cet homme 

d’Etat, ce philosophe aimable, ce père de la noblesse indigente, le bienfaiteur du comte de la Blache et mon maître ! Mais j’avoue que le plaisir d’avoir reconquis son portrait, mesuré -ni- le chagrin de -a longue privation, sera l’un des plus vifs que je puisse éprouver. Telle est l’inscription que je veux mettre au bas :

Portrait di M. Duverney promis longtemps par « lui-même, exigé par écrit de son vivant, disputé ci par son légataire après sa mort ; obtenu parsentence ’I' 1 - requêtes de l’hôtel ; rayé de me- possessions par jugement d’un autre tribunal ; « rendu à mon espoir par arrêt du conseil du roi ; i. définitivement adjugé par arrêt du parlement ■ de... , à son tli i iph Beaumarchais, etc. -C’est ainsi que, depuis la satisfaction des besoins les plus matériels jusqu’aux plus délicates voluptés d’une aine sensible, toul me parait fondé sur le sublime et consolant principe de la compensation des maux par les biens.

Ce portrait de M. Duverney renouvelle en moi le souvenir vif el pressanl de ce grand citoyen ; et le cabinet d’un particulier me parait un lieu trop obscur pour qu’il 5 soit placé dignement. Il a trop mérité delà patrie en fondantune éducation convenable à tous les fils de nos défenseurs, il a trop mérité de son siècle en le rendant rival île celui qui assura la retraite à ces mêmes défenseurs, pour qu’on ne lui assigne pas une place très-honorable.

Il manque à l’École militaire un mausolée de ce grand homme. On l’avait forcé de laisser prendre en marbre un buste de lui pour ce digne emploi. Le comte de la Blache, à sa mort, a refusé ce buste à l’École militaire.

lui. se-t il arrach : 1 1 ivance stre place par mes main-, avec cette inscription : Éli < é par la reconnaissance à l’ami de la patrie ! el c’est à quoi seront employés tous les doi âges el intérêts auxquels nue poursuite injurieuse me donne un droil incontestable. J’en indique exprès l’usage, afin qu’en ne les épargne pas. Hori cet emploi de prédilection, ils appartenaient aux pauvres. Mais la charité n’esl qu’une vertu ; la re taissance est un devoir ; elle aura la préférence. VIVTICLE xv.

Toujours M. Duvernej .

de son amitié qu’il brûle toute notre correspondance secrète, comme je viens de le 

faire de mon côté, afin qu’il ne reste aucun vestige du passé ; et j’exige de son honneur qu’il garde toute sa vie le plus profond secret sur ce qui me regarde, dont il a eu connaissance. »

Cet article est la preuve que ce n’est pas moi qui me suis réservé la liberté de brûler des lettres importantes, comme mon adversaire l’a plaidé, mais qu’on l’a exigé de mon amitié, de mon honneur, et qu’on m’a fait exprès cette loi dans un acte qui pouvait devenir public un jour, afin que la publicité même de la punit de i : ■■ infidélité par le déshonneur, si jamais je m’en rendais coupable ; et c’est le motif que M. Duverney m’a donné lui-même de la volonté obstinée qu’il a mise à faire insérer cet article dans l’acte.

Quant à ce qui me regarde, ai-je mis le moindre mystère aux objets de notre compte ? ~ ne pèchent que par trop de clarté, de prolixité, puisque leur étendue seule a fourni le prétexte a mon adversaire de les cou expliquer et travailler à sa manière : de sorte que dans ses écrits on trouve toujours, pour le résultat de sa logique, que je suis un fripon, un sot ; son bienfaiteur, un imbécile ; l’acte, une ineptie d’un bout à l’autre ; lui, comte l’alcoz’, un adversaire très-modéré, très-équitable ; et maîtres tels et tels, de grands orateurs. Plauditc manibus.

ARTICLE XVI.

« Et moi, Caron de Beaumarchais, aux clauses il conditions ci-dessus énoncées, je promets et « m’engage de remettre, demain pour tout <• mondit sieur Duverney, les pièces essentielles « qui lui manquent sous les n os o, 9 et 62. Plus, le « traité de société entre nous sur les bois de Touraine, que je résilie, uniquement par respecl « pour le désir qu’il en a, dans un moment où i— j’aurais le plus besoin d’appui dans cotte affaire ; iqu’il m’eût été bien plus avantageux que « mondit sieur prît pour son compte tout le tiers . d’intérêt que nous y avons en commun, comme « je l’en sollicite depuis longtemps. Je refuse les « huit mille livres de l’intérêt des soixante-quinze « mille livres avancées : mais j’accepte le prêt de < soixante-quinze mille livres comme une condition rigoureuse de la résiliation, et sans laquelle « elle n’aurait pas lieu, et au défaut duquel prêt « le traité reprendrait toute sa force. Ainsi, pour « la juste balance de notre compte, je réduis ma <> créance sur mondit sieur Duverney à la somme « de quinze mille livres, lesquelles payées, le contrat à quatre pour cent, les lettres, pap en-, billets remis, et le prêt de soixante-quinze « mille livres effectué, je reconnais mondit sieur ■ Duverney quitte de tout envers moi. Et, pour ’tous les articles de cet arrêté fait double entre « nous, nous donnons à cet écrit sous seings peinte la force qu’il aurait par-devant noce taires. avec promesse d’en passer acte à la première réquisition de l’un do nous. A Paris, le < I e’avril l77o. Sigm : Paris Dut « Beaumarchais. »

■ nier article, le plus long de tous, fail m clôture de notre acte : mais, quelque nel qui ! paraisse, il n’a pu échapper à la censure de mon adversaire. Il prétend d’abord que je m’y donne les airs d’un homme qui récompense les complaisances de son inférieur par un modique présent de huit mille livres. C’est ainsi qu’il qualifie le refus que je fais des huit mille francs d’intérêts des soixante-quinze mille livres que j’avais m rincées pour M. Duverney. On reconnaît partout votre manière équitabl ater les objets : toujours le même, monsieur le comte, toujours. Mais puisque l’affaire’le— bois me devient personnelle, puisqu’on me fournit les moyens de la continuer avec avantage, et que les fonds que j’y ai faits restent pour mon compte, ne serait-il pas injuste à moi d’en percevoir les inl lerefu modestement la générosité qu’on a voulu m’en faire ; et vous donnez à cet acte de justice un ri"in odieux ! Que serait-ce donc si je l’avais ai té devant me payer un jour ces huit mille livres d’intérêts, j’en aurais reçu seize au lieu de huit pour l’intérêt de soixante-quinze mille livres: et c’est alors que j’aurais fait un double emploi malhonnête.

Ainsi vous trouvez dans l’acte des doubles emplois partout où il n’y en a point, et vous me reprochez ’I’1 n’en avoir pas fait un au seul endroit où il serait certainement i — nsé comme vous en réglant mes comptes.

De quelque façon que je m’y prenne, on voit que je n’aurais jamais raison avec un ad’ aussi cauteleux; son système est d sur toutes les phrases de cel a : te. Vous « m’imposez (a-t-il imprimé quelque part) la peine « de renouer la société pour les bois, —i je ne vous « prête pas soixante-quinze mille livres. V « reprendre cette société, il faudrait que le traité o en existât : vous l’avez résilié, biffé, annulé ; « vous l’avez rendu, et tout est consomme à cet i. égard. Puisque de reprendre l’engagement de « cette société était la seule peine prononcée par (( vous-même contre le défaut de fournissement lixante-quinze mille livres et que vous ne « pouvez me forcer de reprendre les engagements « d’un traité inconnu qui n’existe plus, je ne suis « tenu de faire ni l’un ni l’autre. » N’est-ce pas là, monsieur le comte, votre raisonnement dans toute sa splendeur ? Je n’ai pas cheriffaiblir en le rapportant. Voyons si ma réponse aura quelque mérite à vos yeux : c est —i votre bienfaiteur que je l’adresse. Entendez-moi, monsieur Duverney, je vous en conjure.

Par notre arrêté de compte, vous avez exigé que je vous remisse, le lendemain, pour tout délai, le traité de société résilié et biffé ; je l’ai fait par déférence. Vous ne vous êtes réservé dans notre acte aucune option sur le prêt, puisque vous en avez fait l’indemnité de la résiliation d’une société qu’il vous importait d’éteindre. Moi seul, en acceptant le fournissement de soixante-quinze mille livres, je m’étais réservé le droit de vous forcer à reprendre cette société, en cas que je ne pusse arracher de vous le prêt d’argent qui était le prix de la dissolution. Mais, après avoir fait votre choix, après m’avoir ôté des mains le traité résilié, vous croyez-vous en droit, pour me ruiner, de revenir à choisir, entre deux obligations, la seule que vous avez rendue impraticable ? Au défaut de celle-ci, l’obligation du prêt ne demeure-t-elle pas dans toute sa force ?

Pour être conséquent, je vais donc vous poursuivre pour le fournissement de l’argent convenu : et si tous vos biens ne sont pas suffisants pour le remplir, alors seulement je conviendrai que j’ai eu tort de vous rendre un traité biffé, par lequel, en vertu de l’alternative que je m’étais réservée, je vous forcerais aujourd’hui de supporter tout le poids d’une affaire dont vous vous êtes allégé à mes dépens.

Tant que vous avez vécu, monsieur, je n’ai pas eu besoin d’employer ce langage sec et rigoureux ; vous étiez juste, grand, généreux ; mais vous n’existez plus, malheureusement, et vos représentants n’ont hérité que de vos biens.

J’ai dit plus haut que, de quelque façon que je m’y prisse, je n’aurais jamais raison avec un adversaire aussi cauteleux que le mien. Je vais plus loin : il m’était impossible d’éviter de plaider avec lui. Par son humeur pour une demande de quinze mille francs, jugez quelle eût été sa rage contre moi, si l’arrêté de compte qu’il rejette n’avait pas été fait du vivant de M. Duverney ? Aux prétentions du comte de la Blache j’opposerais : Trois quittances valant

In contrat en brevet de…

Les arrérages à dix pour cent depuis 1762 jusqu’en 1770…

Un traité de société, dont li s fonds a rembourser

’. intérêt poi té à

. :

, 000

, , oimi

8, 00 i

, 000 liv.

Réduirait-il alors mes débets à cinquante-six mille livres ? Au contraire, il serait bien désolé de ne pouvoir pas m’opposer pour plus de cent trente-neuf mille francs de titres.

Or cette somme défalquée de deux cent trente-sept mille livres me laisserait aujourd’hui créancier, et créancier rigoureux, de quatre-vingt-dix-huit mille francs ; ou j’aurais sur lui une rente viagère de six mille livres, et il serait chargé seul du poids des fonds, et de l’embarras de suivre l’affaire des bois de Touraine.

Et si j’avais été l’homme infâme pour lequel le comte de la Blache voudrait bien me donner, à cette créance légitime de quatre-vingt-dix-huit mille livres j’aurais pu joindre la créance abusive de cent soixante mille francs de billets au porteur. 1..’comte Falcoz aurait beau crier aujourd hui, gémir, imprimer que je suis un monstre ; il faudrait acquitter ces billets, et, au lieu de quinze mille francs, me payer deux cent cinquante-huit mille livres.

Je m’rougis point d’avoir eu des obligations à M. Duvernej, et le seul bien de cette odieuse affaire est de m’avoir fourni l’occasion d’en publier ma reconnaissance : mais je ne’glorifie d’avoir i lé assez heureux pour lui rendre à mon tour de très-grands services. J’ai passé ma vie à taire du bien au delà de mes moyens, el a mériter la réputation d’homme juste, qui m’est aujourd’hui contesté ri depuis quatre an— ! <■ comte de la Blache m’a outragé de toutes les manières possibles pour une misérable somme de quinze mille livres. L’humeur me gagne : il est temps de m’arrêter. Je crois avoir prouvé que les trois pièces sous les n"— ;  ;. y et 62.-ont des objets étrangers à mon compte ; qu’elles ne sont point des titres à argent ; .•t que, si je ne les avais pas rendues, j’aurais dû les brûler. Je crois avoir solidement établi que la remise des cent soixante mille francs de billi ts au porteur, axant d’entamer le compte, esl un ii. d’équité de ma part, qui reflète avantageusemenl sur tout le reste de l’acte. ou, sous nu autre point de ui’. mu’preuve incontestable que chacun y veillait à ses intérêts. Je crois avoir prouvé que je ne devais au total, a M. Duvernej. que cenl trente-neuf mille francs ; que je 1rs ai bien payés ; que les quinze mille francs qui ne 1.-ont » I n s par le résultat ne peuvent être contestés ; que le fournissement des soixante-quinze mille li res doit ètn effei tué sans délai, aux termes de l’acte ;’■ ! qui’, loin que les inb rets du comte de la Blache se trouvent lésés par cet arrêté de compte, il doit a ma seule équité de n’avoir point a remplir envers moi des engagements immenses ; qu’indépendamment de I injustice de ses prétentions au fond, la forme de l’arrêt qui lui a donné gain de cause est vicieuse de tout point, el que cel arrèl ne saui.ut subsister. Mais quand on se rappellera, monsieur le comte, i < 1 1 1 1 ce que j’ai fait pendant h mois i ■ ue point avoir de proi es avec l’héritier de mon bienfaiteur, quand on verra mes lettres remplies d’égards, vos réponses pleines de hauteur !

Quand on se rappellera le dépôl volontaire de mon acte chez f Hommet, notaire ; l’invitation réitérée que je vous ai faite d > amener les ami— el les commis de M. Duverney, qui tous vous ont blâmé <le m’intenter cel indi,

Quand on se rappellera l’honnêteté de mes propositions à votre conseil assemblé, l’offre que j’ai faite de les prendre pour arbitres, quoique vos amis ; et celle de leur envoyer mon blanc seing !

Lorsqu’on se rappellera comment votre avocat d’alors m’a longuement injurié pour de l’argent dans ses plaidoyers et mémoires : comment vous m’avez ensuite accusé d’avoir fabriqué de fausses lettres de Mesdames, afin qu’on en induisît que j’avais bien pu fabriquer un faux acte ; et comment, vous joignant enfin au rapporteur Goëzman pour me déchirer, vous lui avez écrit de Paris (que vous nommiez Grenoble) que j’étais le calomniateur le plus atroce, un monstre achevé, un serpent rongeur de limes, une espèce venimeuse dont il fallait purger la société par la voie du bourreau !…

Malheureux prophète ! il s’en est peu fallu que je n’aie été la victime de vos affreux pronostics. Et quand vous faisiez la prédiction, on sait ce que vous tentiez pour en assurer l’accomplissement ! Premier auteur de tous mes maux, vous ne fûtes étranger à aucun d’eux ! Dans cette longue carrière de douleurs, vous m’avez toujours poursuivi l’intrigue à la main, la haine au cœur, et l’injure à la bouche !

Huit jours avant l’arrêt (cet horrible arrêt qui pourtant ne m’a rien ôté), l’on vous a vu triompher tout haut du sort qu’on me destinait au Palais, et que vous espériez voir encore plus funeste ! Homme injuste, vous avez été trompé ! mais vous l’eussiez été de même en tout autre cas. Je ne suis pas aussi sage que Socrate, ai-je dit alors bien des fois à mes juges : mais avec son innocence j’aurai sa fermeté, j’irai jusqu’à la ciguë, et je la boirai. Et il n’y a point ici de roman : vous savez si je l’aurais bue, vous que je m’abstiens de désigner autrement, auguste protecteur ! vous à qui mon cœur oserait donner un nom plus tendre, s’il pouvait s’allier avec le plus profond respect, vous savez si je l’aurais bue !

Lorsque, après m’avoir fait chercher partout, la veille de cet affreux jugement, vous me dites avec un noble et tendre intérêt, qui fit tressaillir mon âme de plaisir : N’allez pas demain au Palais, mon enfant, je tremble pour vous : si les bruits se réalisaient, si les résolutions étaient funestes, on vous ferait passer de l’interrogatoire au cachot… N’allez pas demain au Palais.

Non, monseigneur, mes ennemis ne me reprocheront point de n’avoir montré qu’un faux courage : il me reste un interrogatoire à subir avant le jugement : c’est mon devoir, il faut l’accomplir. J’irai demain au Palais. Et quant aux dangers que vous craignez pour moi, daignez m’entendre.

Je ne sais pas encore jusqu’à quel point une âme humaine peut s’exalter dans le malheur : il sera temps alors de s’en occuper : mais soyez sûr que le bras infâme ne souillera point un homme que vous avez honoré de votre estime. On excuse un infortuné…

Le lendemain matin j’étais sous les terribles voûtes à cinq heures, avant l’ouverture des portes. Mais seul, à pied, traversant dans l’obscurité ce pont si bruyant qui mène au Palais, frappé du silence et du calme universel qui me faisait distinguer le bruit de la rivière, je disais en perçant le brouillard : quel sort bizarre est le mien ! Tous mes amis, tous mes concitoyens sont livrés au repos : et moi je vais peut-être au-devant de l’infamie ou de la mort. Tout dort en cette grande ville ; et peut-être je ne me coucherai plus !

La douleur m’emporte : il faut achever. Bientôt on ouvrit le Palais. Je les vis tous arriver en robe, et monter en silence au tribunal. Chacun en passant jetait un coup d’œil sur la victime ; et moi je comptais les sacrificateurs. Voilà donc ceux, disais-je, qui vont me condamner !

Je fus longtemps interrogé. Ma tranquille fermeté fit peut-être penser que mon danger m’échappait, et que la précaution de m’arrêter prisonnier était inutile : et j’ai su depuis qu’un honnête homme des sous-ordres, qui me connaissait bien, ne cessait de répéter en soupirant : Eh ! messieurs, vous l’aurez tant que vous voudrez : je réponds bien que celui-ci ne s’enfuira pas.

Je sortis de la grand’chambre à huit heures, exténué, mourant de froid. J’entrai chez une de mes sœurs, logée à quatre pas. « Je suis bien fatigué, lui dis-je, et je ne veux pas m’éloigner du Palais. Ils ont beaucoup à lire avant d’opiner. Fais-moi donner un lit, chère sœur : un peu de repos me rafraîchira la tête, et j’en ai grand besoin. »

Je ne voulais que me reposer ; je tombai dans un sommeil léthargique.

Ce secours hospitalier, cet oubli momentané de mes maux, me fut très-utile, en ce qu’il remplit une partie de l’horrible journée à la fin de laquelle… On sait le jugement. Mais ce qu’on ne sait | que, pendant que tous mes amis se désolaient sur mon sort, jamais particulier ne fut honoré d’une bienveillance plus auguste, et ne reçut des témoignages plus généreux et plus flatteurs de l’estime publique ; enfin jamais infortuné ne goûta de joie aussi pure que la mienne ; et je disais, en me recueillant le soir sur des contrastes aussi étranges :

Ô vous qui, chargés du pouvoir momentané d’infliger des peines, avez prononcé sur moi une peine d’opinion, sans avoir égard à l’opinion qu’on aurait de votre jugement, voyez mon sort, et comparez !

C’est alors que mon repos fut doux. J’avais passé la nuit précédente à mettre ordre à mes affaires, dont la plus importante à mes yeux fut de partager les débris de ma fortune entre mes parents, sous la condition expresse de suivre le procès que je défends aujourd’hui jusqu’à extinction d’argent et de chaleur. L’autre affaire honorait ma mémoire, et celle-ci restée en suspens pouvait la dégrader : aussi l’exhérédation était-elle la moindre peine que je prononçais contre le lâche ami qui m’abandonnerait en ce point ; autant qu’il était en moi, je le vouais à l’indignation publique.

Il sera suivi, ce procès ! grâces au ciel, je suis vivant, quand depuis ce moment j’ai dû deux fois être mort. Tous les jurisconsultes disent que l’arrêt sera cassé. J’en accepte l’augure avec reconnaissance ; et je sens dans mon cœur qu’il doit l’être. N’ai-je pas assez payé ma dette à l’infortune ? et n’est-il pas temps que le malheur finisse ?

Et cependant l’auteur connu de tant de maux, qui me provoque encore à prendre la plume, finit son dernier mémoire en disant, le plus dédaigneusement qu’il peut, que le seul parti qui lui convienne est de mépriser mes défenses, qu’il appelle des mauvais propos.

Tout ce qu’il vous plaira, monsieur le comte. Armez-vous d’un ton bien supérieur ! masquez bien votre avarice ! affectez le plus grand dédain ! j’y consens : bien assuré que si quelqu’un vous pardonne un jour de m’avoir méprisé, jamais personne au moins ne me méprisera pour vous avoir pardonné.

Caron de Beaumarchais.

SUITE DE LA CONSULTATION

• Considérant que le sieur de Beaumarchais, injurié, calomnié, diffamé de la manière la plus outrageante, par in, m moire rendu public à la veille du jugement, s’esl vu dans la nécessité de se justifier des inculpations graves qui lui mil été faites, et qui exigeaient une réponse énergique, et capable de déti uire l’impression que laisse toujoui la cal m :."— dans i i spril il.’ceux qui ne jugent que par le ton d’assurance ou la hardiesse des assertion ; « Que sa réponse est une défen e de droit naturel, qui ne peut jamais être interdite à un citoyen aus ment offensé ; qu’en l’examinant avec atteniton • qu’aueiui des faits qu’elle contient n’est étranger.i la question débattue ;

■ Que cette justiflcal si la plus claire el la plus forte qu’un homme attaqué dans son honneur puisse donner

l’ellei mtient un, , analyse il.— l’acte du

er avril i", u, et un historique des antécédents, tellement m sieur de Beauman h lis, qu’aucun autre que lui n eûl pu Ir, mettre dans un jour si lumineux ; ’Que.-i cette défi nsi > ■ i’i r dû gagner quelque chose à être refondue dans le tyle de M’Duparc, elli I n prévient el qui toui lie

.1 un homme offen é qui e défi nd lui-même ; i. Nous estimons qu’elle aurait dû être adoptée par le défenseur du ii.n de Bi aumarchais, pui qu M doit être onvaincu de la pureté de la c luite de lienl. i I ii ju tici de.i demande en ca sation de l’ar 1 du 6 mil 177 :  :  ; que l’adoption que M I’ aurait faite eût autant h ré la i n ibilité de l’av que la justification h re les l ières et la probité du client.

« Il est donc très-malheureux pour le sieur de Beaumarchais qu uni i

sous la forme d’un mémoire signifié i m nir lesmoyens ndu de tant

ents intérieurs du corps’1.

seils, nous nous bornons à l’inviter de moins s’occuper du ressentiment que lui causent L refu di que d’instruire ses juges el le public de la nature des obstacles qu’il ti uve à publier une justification aussi intéressante pour lui.

» Non-, estimons enfin que le sieur de Beaumarchais peut et doil produire la présente consultation, non comme pi ice à une instance au conseil du roi, mais comme l’avis d’un jurisconsulte sur la (question qui lui esl, pai le sieur de Beaumarchais, dont les malheur, lecou ante doivent intéresser tous les

honnêtes _

» Délibéré à Paris, le 12 janvier 1775. par nous avocat au parlement.

n Signé Ader. >•

COMPTE DÉFINITIF

Entre

MM. DUVERNEY ET CARON DE BEAUMARCHAIS

Nous soussignés Pâris Duverney, conseiller d’État et intendant de l'École royale militaire, et Caron de Beaumarchais, secrétaire du roi, sommes convenus et d’accord de ce qui suit :

Art . 1er . Les comptes respectifs que nous avons à régler ensemble depuis longtemps, bien examinés, débattatés, moi Duverney, je reconnais que toutes les pièces justificatives de l’emploi de divers fonds à moi, qui ont pas-.’par les mains de mondit sieur di B chais ontclaireseï bonnes Je reconnais qu’il m’a remis aujourd’hui tous les titres, papiers, comptes, reçus, missivi — relatifs à ci ■ fond ; ji quitte de tout à cet égard envers m i, à l’exception des pièces importantes sous le i 9 62, qui manquent à la liasse, et

1. Cette courte consultation, que nous laissons subsister lorsque nous supprimons toutes les autres, sert à faire connaître avec quelle activité et quel acharnement le comte de la Blache cherchait à empêcher Beaumarchais de produire ses défenses, et l'intelligence non moins active que Beaumarchais opposait aux ruses de ce comte.

Nous venons de voir ce dernier faire enlever de chez l’imprimeur, par des ordres invisibles, c'est-à-dire supposés, le mémoire de son adverse partie, et lui faire alléguer les règlements intérieurs les plus étranges, afin qu’aucun avocat au conseil ne signât un mémoire qui le foudroyait ; en sorte que Beaumarchais ne put faire paraître son mémoire qu’en l’enclavant en quelque sorte dans cette consultation d’un avocat au parlement, comme si elle en eût été le sujet ou la partie intégrante.

Mais quand Beaumarchais, muni de cette consultation, eut obtenu la cassation de l'arrêt qui lui avait fait perdre au parlement de 1771 le procès qu’il avait gagné en première instance aux requêtes de l'hôtel, et que le conseil eut renvoyé l’affaire au parlement d’Aix, le comte se hâta de s’y rendre, répandit un nouveau mémoire, et tenta de le faire signer à tous les avocats de cette ville, afin que Beaumarchais ne pût produire aucune défense, faute d'une signature.

Les avocats d’Aix devinèrent cette manœuvre, et plusieurs eurent l’honnêteté de refuser leur signature au comte, en lui disant qu’il était juste que son adverse partie, en arrivant à Aix, y pût trouver quelque défenseur.

Il arriva bientôt, et publia les deux mémoires qui vont suivre intitulés Réponse ingénue et le Tartare à la Légion. Ces deux mémoires lui firent gagner sa cause tout d’une voix. qu’il s’oblige de me rendre en mains propres le plus tôt qu’il pourra, et, en cas d’impossibilité, de les brûler sitôt qu’il les aura recouvrées.

2. Je reconnais qu’il m’a aujourd’hui remis tous mes billets au porteur, montant ensemble à la somme de cent soixante mille livres, dont il n’a fait qu’un usage discret, duquel je suis content.

3. Distraction faite des fonds ci-dessus avec les sommes que j’ai personnellement prêtées à mondit sieur de Beaumarchais, soit sans reçus, soit avec reçus ou billets faits à moi ou à un tiers pour moi, je vois qu’il me doit, y compris le contrat à quatre pour cent, passé chez Devoulges (des payements faits à la veuve Panetier et à l’abbé Hémar, pour l’acquisition de sa charge de secrétaire du roi), que j’ai de lui, et tous les arrérages dudit contrat jusqu’à ce jour, la somme de cent trente-neuf mille livres, sur quoi ;

4. Je reconnais et reçois ma quittance du 27 août 1761, de la somme de vingt mille francs que je lui avais remis sur son billet au porteur, en date du 10 août précédent, et qu’il m’a rendus sans en avoir fait usage ; lequel billet au porteur s’est égaré dans mes papiers alors, sans que je sache ce qu’il est devenu, mais que je m’engage de lui rendre, ou indemnité en cas de présentation au paiement.

Plus, je reconnais ma quittance du 16 juillet 1705, de dix-huit mille francs ; plus, celle de neuf mille cinq cents 1 1 a* n’it 1760.

. Plus, je reçois en payement la défalcation de la rente lie viagère de six mille livres que j’ai dû : lui fournir, aux termes de notre contrat en brevet, passé chez Devoulges le 8 juillet 1761. lesquels arrérages n’ont été fournis que jusqu’en juillet 1762 (à cause de plus fortes sommes que je lui ai prêtées alors. et qui se montent aujourd’hui à quarante-six mille cinq cents livres. . Plus, je me reconnais débiteur de mondit sieur de Beaumarchais, de la somme de soixante-quinze mille livres pour les fonds qu’il a mis dans l’affaire des bois de la haute forêt de Chinon, où il est intéressé pour un tiers dans lequel je me suis associé avec lui pour les trois quarts, avec engagement de faire ses fonds et les miens aux tenu — de notre traite de société du 16 avril 1767, lesquels fonds je n’ai point faits, mais Lien lui. . Plus, je me reconnais son débiteur de la somme de huit mille livres pour les intérêts desdites soixante-quinze mille livres, ainsi que je conviens de les porter. . Plus, comme j’exige qu’il me rende la grosse du contrat de six mille livres viagères qu’il a de moi, quoiqu’il ne dût me le remettre que dans le cas où je ferais quelque chose pour lui (ce que je n’ai pu), et que j’en reçois le fonds en quittance de la somme de soixante mille francs, aux termes dudit contrat, il résulte que mondit sieur de Beaumarchais m’a payé deux cent trente-sept mille livres, ce qui passe sa dette de quatre-vingt-dix-huit mille francs.

. Pour remettre de la balance dans notre compte, j’exige de son amitié qu’il résilie notre traité des bois de Touraine. Par ce moyen, le tiers que nous y avons en commun lui restant entier, les soixante-quinze mille livres qu’il a faites pour nous deux dans l’affaire lui deviennent propres ; et il ne sera dans le cas d’essuyer jamais aucune discussion ni procès de la part de mes héritiers ; ce qui ne manquerait pas de lui arriver s’ils me succédaient un jour dans cette association, comme le porte l’art. îv de notre traité de société ; mais, pour le dédommager de l’appui qu’il perd aujourd’hui, pour la suite d’une affaire dans laquelle je l’ai engagé, et qui devient lourde et dangereuse, je lui tiens compte des huit mille livres convenues pour l’intérêt des soixante-quinze mille livres qui ont dû courir jusqu’à ce jour pour mon compte, et je promets el m’engag i de lui fournir en forme de prêl d’ici à la tin de la présente aimée, la même somme de soixante-quinze mille livre, pour I aider à fait veaux fonds que l’affaire exige, desquelles soixante-quinze mille livres je ne recevrai point d’intérêt pendant huit ans que peut durer encore l’entreprise), du jour du prêt : lequel terme expiré, ils me set rei irsés pat in ;. ou, en cas de mort, à mon neveu Paris île Mézieux, sou ami, que j’en gratifie ; et si lit sieur de Bi mmarchais aime mieux alors en passer contrat de constitution a quatre re. an que de rembourser, il en sera le maître. lu. Et pour faire la balance juste de notre compte, je me reconnais son débiteur de la somme de vingt-trois mille livres, que je lui payerai à sa volonté, sans qu’il soit besoin d’autre titre que le présent engagement. . Au moyen desquelles clauses ci-dessus énoncées, remise, par mondit sieur de Beaumarchais, de— titres, papiers, reçus, billets au porteur, grosse du contrat de six mille livres de’rente viagère, résiliation du trail les bois, reconnaissance de mes quittances, arrêté d compte, etc., , /e reconnais mondit sieur de Beaumarchais quitte de tout envers moi.

. Je promets et m’engage de lui remettre à sa première réquisition la grosse en parchemin du contrat, à quatre pour cent, de sa charge de secrétaire du roi, comme m’ayant été remboursé, avec tous les arrérages jusqu’à ce jour. Plus, je-m’engage de lui rem sesreçus, billets, missives, etc., de toutes les sommes qa’il a touchées de moi, par moi, ou parmi I moi,.-"lis quelques firmes que ces reconnai trouvent, soit dans sa.haie personnelle, soit pour les fonds qu’il a touchés pour d’autres affaires, et notamment son billet au porteur, du 19 août 1761, de vingt mille livres, qui s’est égaré dois mes papiers. . Plus, je m’en— i-e a lui rendre toutes les lettres, papiers, sollicitations, etc., que la famille royale m’a faites ou fait faire pour lui, et qu’il appelle ses lettres de noble

. Plus, je m’engage de lui faire tenir un de mes grands portraits du meilleur maître, pour le don duquel il me sollicite depuis longtemps.

. J’exige de son amitié qu’il brûle toute notre correspondance secrète, comme je viens de le faire de mon côté, afin qu’il ne reste aucun vestige du passé, el j’i agi de son honneur qu’il garde toute sa vie le plus profond secret sur ce qui me regarde, dont il a eu connaissance.

. Et moi, Caron de Beaumarchais, aux clauses et conditions ci-dessus énoncées, je promets et m’engage de remettre, demain pour tout délai, à mondit sieur Duverney, les pièces essentielles qui lui manquent sous les n°s 5, 9 et 62. Plus, le traite de société entre nous sur les beds de Touraine. que je résilie uniquement par respect pour le désir qu’il en a. dans un moment où j’aurais le plus besoin d’appui dans cette affaire ; et quoiqu’il m’eût été bien plus avantageux que mondit sieur prit pour son compte tout le tiers d’intérêt que nous y avons eu en commun, comme je l’en sollicite depuis longtemj refuse les huit mille livres de l’intérél des soixante-quinze mille livres avancées ; mais j’accepte le prêt de soixante-quinze mille livres comme une condition rigoureuse de la résiliation, et sans laquelle elle n’aurait pas lieu, et au défaut duquel prêt le traité reprendrait touti » a forci Ainsi, pour la juste balance de notre compte, je réduis ma créance sur mondit sieur Duverney à la somme de quinze mille livres ; lesquelles payées, le contrat à quatre pour cent, les lettres, papiers, reçus, billets, remis, et le prêt de soixante-quinze mille livres effectué, je reconnais mondit sieur Duverney quitte de tout envers moi. Et pour tous les articles de cet arrêté, fait double

:tj

MÉMOIRES

entre nous, nous donnons à cet écrit sous seings privés toute la force qu’il aurait par-devant notaires ; nous promettant d’en passer acte à la première réquisition de I un de nous.

.1 Paris, le premier avrillTiQ. Paris Duverney et Caron de Beaumarchais.

Au-dessus est écrit Contrôlé à Paris, le7 janvier 1771 : çu soiî inte-si ize li .’fi - seize sous. Signé Langlois.

- Les mots en caractères italiques sont de la main 

de M. Duverney.

TABLEAU SUCCINCT DU COMPTE RAISONNE DES AUTRES PARTS Doit M. de Beaumarchais à M. Duverney la somn < !■■ ! 39,000 Iwres.

Pour payer

M. de Beaumarchais fournit la quittance du 21 auùt 1761 , de

/.’. ■ du 16 juillet 1765, de

Idem du 14 août 1766, de

Les arrérages non payés de la rente viagère de 6,000 I- depuis juillet 1763 jusqu’en av.il 1770

La mise d’argent dans l’an les

bois de Touraine , dont M. Duverney devait faire 1rs fonds

I ; de cette somme porté à. .

I I fc ids du contrat de 6,1

rente viagère que M. Duverney racliéte, pout- sou capital

,000 I.

18,

s, ii

. 0,000

Total des payements faits par M. de Beaumarchais

Au moyen de ce pa ; cments, M. Duveruej se trouve débiteur de M. de lteaumarehais de la somme de

,000 1.

,000 1.

Doit M. Duverney à M. >ie Beaun de 98,0 o livres.

roui- le payement, M. Duverney

abandonne a M de Beaumarchais le tiers d’intérêt qu’ils ont dans les bois de Touraine : par la il s’acquitte envers lui des fonds avancés , ci

M. de Beaumarchais refuse les

8,000 I. d’intérêt de ces fonds ; M. Duverney se trouve encore acquitté de. P.ir l’écrit fait double des autres parts, M. Duverney duit payer, à la volonté de M. de Beaumarchais la Tutal des payements de M. Du-

verney

Au moyen de ces payements, M. Du-- ■ .’is M. de

Beauinaieliti-.

ERRATA

Ce mémoire, examiné de sang-froid, est plein de fautes, et sent partout l’ardeur et la précipitation. Je crois qu’il serait beaucoup meilleur à recommencer qu’à corriger ; cependant on ne doit | ls j laisser subsi^t.r 1 1 > ■ - r-h.,^-, ,_>, i.-r.’r-, pl.ii.s mi mal dites, ou qui I peuvent offenser quelqu’un. C’est déj i trop pour moi qued i tre forcé par le comte de la Blacbe i lui dire des vérités u.i peu dures-Page 34 i, ligne 25, au lieu de : fonds placés à tre} te pour cent dans | mots : plus avantageusement. De fort honnêtes gens m’ont prouvé qu bénéfice était non-seulement impossible, mais d’une exagération peu honnête, sur une affaire que M. Pu i ncy a conduit..- aussi longtemps Mou excuse est simple : je n’aurais pas mieux demandé que de sav-oii pai moi-même ce qui en était M. Duverne n’a pu nu- faire entrer dan ? U eoinp,i^uie ; je suis tout platement un ignorant de ses gains, et point du tout un critique de

,.-> bénéfices.
! et ce riche légataire jouit à présent de plus de deux 

cent mille livres de rente. On m’a i, ni observer que le comte de la Blacbe, qui en aura bien davantage un jour, ne les a pas encore tout à f.nt. Eh I mon Dieu, je les lui souhaite puisse t-il bienti t lesavoii . et des millions par delà ’ et qu’il me laisse tranquille ! i Ut douze mille livres de rente de plus, etc. mettez cinq au lieu ’If douze. Je sais positivement aujo ird’hui que le contrat qu’il voulait I passeï de la lôte de la marquise sa mère sur l.i sienne n’est que de cinq mille on cinq mille cent livresde rente cela ne rend pas le procédé du fils plus honnête, maïs cela end Lt citation de l’éci ivaïn plus ex icte , et si c’est n En général, on trouve à ce mémoire beaucoup d’inutilités, des longueurs, des incorrections, etc. Le meilleur errata qu’on puisse donc y faire, c’est que chacun en retranche ce qui lui déplaît. Je serai trop content, pourvu qu’on ne m ote point que je suis un honnête homme, et que j’ai raison contre le comte de la Blacbe : voila tout ce que j’ai voulu dire.

lui.

poui

I iu lieu : de vos reprê$entants i mette ?: votre représen-’ ■■ Em :’■ i. !■■ u i,- ,1.’ |. ( famille de M Duverney représente honorablement sa personne , et le comte de la Blache, dans le cas dont représente «pie sa fortune.

Page 351 , ligne 53, quelques gens de goût disent qu’ils n’aiment i ■ ilement. Je ne L’aime guère plus qu’eux i ! ’ , ligne 52, d’autres n’aiment point mouiller de sueur, etc. ; ils disent que cette affectation est collégiale. Je ne lai m u.’ la hais Cette phrase fut faite avec moins de prétention que de pi i .. tation ; ôtez-la i ?ou

RÉPONSE INGÉNUE

DE PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS À LA CONSULTATION INJURIEUSE

Beaumarchais payé 011 pendu.

(Bésnmcdc .1/. le P. de C. vapporté dans Umènioire au cuu-

Mil. f 1S.)

Un colporteur échauffé frappe à ma porte, et me remet un mémoire en me disant : « Monsieur le comte de la Blache vous prie, monsieur, de vous intéresser à son affaire. — Eh ! me connais-tu, mon ami ? — Non, monsieur, mais cela ne fait rien : nous sommes trois qui courons de porte en porte, et notre ordre est de ne pas même oublier les couvents ni les boutiques. — Je ne suis pas curieux, ami ; je te rends grâce. — Ah ! monsieur, acceptez, je vous prie : je suis si chargé ! voilà bien du monde qui refuse ! — À la bonne heure ! et toi, prends ces huit sous pour ta peine et ton présent. — Ma foi ! monsieur, ça ne les vaut pas. » Il court, et je me renferme.

Quel est donc ce nouvel écrit qu’on répand avec autant d’affectation que de profusion ? Je l’ouvre, et je vois une seconde édition d’un mémoire apporté par le comte de la Blache en 1776, et dont il avait alors inondé la Provence.

Je l’avais lu dans le temps ; je l’avais trouvé si pitoyable et tellement répondu par tous mes précédents écrits, que j’avais empêché mes conseils de s’en occuper, dans une consultation pour moi faite à Paris, où l’on s’attachait uniquement au fond de l’affaire, et sans s’y permettre un mot qui sentît la personnalité.

Ce procès, leur disais-je, est si clair et si bien connu, et le comte de la Blache a payé si cher le mal qu’il a voulu me faire, que je ne dois pas chercher à renouveler sa peine. Occupons-nous seulement à gagner le procès. Dans ma position, le bruit et l’éclat m’importuneraient beaucoup : des raisons froides et simples, une discussion forte et légale, telle est la production que je désire uniquement de vous.

Depuis mon départ de Paris, ce mémoire à consulter s’y était fait, ainsi que la consultation ; destiné seulement pour nos juges, on n’en avait pas tiré plus de cent exemplaires, et j’en avais remis un au procureur du comte de la Blache, à l’arrivée du ballot à Aix.

Lecture faite au conseil de mon adversaire, et mon silence lui faisant penser qu’il m’avait laissé sans réplique à ses imputations, il a cru qu’il devait courir au jugement et renouveler dans toute la province les injures qu’il y avait semées il y a deux ans. Il a donc vivement pressé les magistrats, que je sollicitais de mon côté, de hâter l’instruction de l’affaire ; et, triomphant de ma modération, il a versé de nouveau dans le public trois ou quatre mille exemplaires de sa consultation.

Mes amis et mes conseils, étonnés du froid mépris que je montrais pour cette injure et ces derniers cris d’un adversaire aux abois, en ont conclu que j’ignorais combien ses discours et ses ruses avaient échauffé les esprits dans cette ville. Votre défense est incomplète, ont-ils dit, si vous ne détruisez pas les impressions qu’il a répandues contre vous. Il vous donne ici pour un maladroit fripon, fabricateur grossier des fausses apparences d’une intimité, d’une correspondance familière qui n’exista jamais entre vous et M. Duverney. Vous n’êtes plus à Paris, où tout était connu ; les choses ici sont poussées au point que, sur votre silence même, vous courez risque d’être accablé par la prévention : car votre adversaire est d’un glissant, d’une activité, d’un insinuant, d’une adresse !… et ses amis !…

Enfin, les miens me l’ont tant répété, m’ont si bien prouvé la nécessité de relever ses calomnies, que, sans m’affecter de leur appréhension, je leur ai dit : Puisque vous pensez, messieurs, qu’il importe à mon honneur, si ce n’est pas à mon procès, d’enlever à l’ennemi le fruit éphémère de sa misérable intrigue, et son triomphe d’un jour en ce pays, oublions donc encore une fois qu’il est humiliant de se justifier, et, laissant pour un moment d’honorables travaux, ne posons pas la plume que son frêle et ridicule édifice ne soit renversé de fond en comble.

Il en résultera seulement un mal, imprévu par vous, mais très-certain pour moi : c’est qu’il n’aura pas plus tôt vu son masque arraché par cet écrit, qu’il va mettre autant d’obstacles, d’entraves au jugement du procès qu’il a l’air aujourd’hui d’en souhaiter la fin.


Commençons.


De puissantes recommandations avaient allumé pour moi le zèle de M. Duverney.

De grands motifs y avaient fait succéder la tendresse et la confiance.

De pressants intérêts avaient remué plus d’un million entre nous deux.

Partie avait été employée pour son service, et partie pour le mien.

Aucun compte, pendant dix ans, n’avait nettoyé des intérêts aussi mêlés.

Une foule de pièces existaient entre ses mains ou dans les miennes.

Un arrêté de compte était devenu indispensable.

Cet arrêté fut signé le 1er avril 1770. Trois mois après, M. Duverney mourut sans en avoir acquitté le reliquat.

Il se montait à quinze mille francs, que je demandai à son légataire universel.

Sur ma demande, il me fit un procès, qui dure entre nous depuis huit ans.

Je l’ai gagné, avec dépens, aux requêtes de l’hôtel, à Paris, en 1772.

Sur appel à la commission d’alors, je l’ai reperdu, au rapport du sieur Goëzman, en 1773.

En 1775, l’arrêt de Goëzman a été cassé tout d’une voix au conseil du roi ; les parties renvoyées au parlement d’Aix, où nous sommes en instance.

En 1776, le comte de la Blache a frappé la Provence du fléau de sa consultation, qui n’est qu’un lourd commentaire de toutes les injures imprimées dont il m’accable depuis que nous plaidons.

De ma part tout est dit, pour l’instruction des juges et du procès, sur l’acte du 1er avril 1770, attaqué avec tant de fureur et si peu de moyens.

Telles sont mes défenses : un mémoire aux requêtes de l’hôtel signé Bidault ; un autre à la commission, signé Falconnet ; un précis sur délibéré (le sieur Goëzman, rapporteur) ; mes quatre grands mémoires contre ce dernier et consorts, où le procès la Blache, auteur de celui-là, revient à chaque instant ; un autre mémoire au conseil du roi, dans lequel la teneur et les motifs de l’acte du 1er avril sont présentés du plus fort de ma plume ; enfin, une dernière consultation, faite et signée par nos premiers jurisconsultes, et le plus ferme résumé que toutes les lumières du barreau rassemblées aient pu donner de mes défenses.

Si nous étions au parlement de Paris, je croirais affaiblir cet excellent travail en y ajoutant un seul mot de moi, surtout dans une ville où mes liaisons avec M. Duverney sont connues de tout le monde.

Mais en Provence, où ces liaisons sont ignorées, ou chacun, dit-on, est frappé de l’air d’assurance avec lequel le comte de la Blache atteste que « jamais il n’y eut de liaison particulière entre M. Duverney et moi : que toutes les lettres familières que j’ai jointes à l’acte du 1er avril sont autant de pièces fausses et forgées par moi, dans le cours des procédures, pour répondre à mesure aux objections qu’on me faisait, et me dégager du mauvais pas où je m’étais engagé ; » je dois écarter la prévention, les doutes et la défaveur qu’on a voulu verser sur moi dans le parlement et dans le public, et fermer la bouche une bonne fois à mon ennemi, puisque j’en ai de si puissants moyens.

Pour y procéder avec sang-froid et méthode, je diviserai ce discours en deux parties : la première, intitulée Moyens du sieur de Beaumarchais ; et la seconde, Les ruses du comte de la Blache.


PREMIÈRE PARTIE.
moyens du sieur de Beaumarchais.

Je suppose d’abord qu’on a lu la dernière consultation du comte de la Blache ; et ma joie, en ce moment, est de penser qu’elle est dans les mains de tout le monde. Voici donc comment j’y réponds :

Je vous ai répété, sous toutes les formes possibles, monsieur le comte, que la loi n’admet point d’allégations ni de soupçons contre les engagements et les personnes ; qu’elle proscrit avec indignation toutes ces insinuations de dol, de fraude et de surprise accumulées sans preuves ; et surtout l’odieux plaidoyer de celui qui ne craint pas de dénigrer ouvertement, pourvu qu’il ne soit pas contraint d’accuser juridiquement.

Je vous ai répété que les clameurs d’un injuste héritier ne suffisent pas pour annuler les engagements du testateur, antérieurs à son droit, lorsque son intérêt est de ne les point remplir ; qu’il faut, pour les ébranler, une action directe et légalement intentée, au risque et péril de l’accusateur ; que tout autre voie est un crime aux yeux de la loi, tient à la plus basse calomnie, et ne doit occuper les tribunaux que lorsqu’on les implore pour en obtenir la punition.

Lors donc que vous osez me faire soupçonner de l’infâme lâcheté d’un faux, pourquoi n’osez-vous m’en accuser ? Perfide adversaire ! ce n’est chez vous défaut ni d’inimitié ni d’envie de me nuire, et pour ceux qui vous connaissent bien, cette retenue de votre part suffirait seule pour montrer quel vous êtes, si je n’avais pas d’ailleurs des moyens victorieux pour le faire.

Laissons de côté la distinction des grades ou des rangs ; laissons les petites ruses qu’elle enfante, les productions sourdes qu’elle attire, les séductions de sociétés qu’elle occasionne. Si tout cela ne s’anéantissait pas devant les tribunaux, si les prérogatives du grade ou du crédit y pouvaient influer sur le juste et l’injuste, un particulier dénué, s’y battant contre un noble, aurait toujours en face un ennemi plastronné.

Non qu’il faille oublier ce qu’on doit dans le monde aux rangs élevés ! Il est juste, au contraire, que l’avantage de la naissance y soit le moins contesté de tous, parce que ce bienfait gratuit de l’hérédité, relatif aux exploits, qualités ou vertus des aïeux de celui qui le reçoit, ne peut aucunement blesser l’amour-propre de ceux auxquels il fut refusé ; parce que si, dans une monarchie, on retranchait les rangs intermédiaires entre le peuple et le roi, il y aurait trop loin du monarque aux sujets : bientôt on n’y verrait qu’un despote et des esclaves, et le maintien d’une échelle graduée, du laboureur au potentat, intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être est le plus ferme appui de la constitution monarchique.

Voilà ma profession de foi sur la noblesse. Mais comme il ne s’agit pas ici de décider lequel de nous est le plus ou le moins élevé, mais seulement lequel est un légataire injuste, ou bien un faux créancier ; débiteur et créditeur, voilà nos seuls noms. Dépouillons donc de bonne foi ce qui nous sort de cette classe ; écartons tout prestige, et discutons clairement.

Au seul aspect de nos prétentions réciproques, une réflexion s’offre d’abord à ceux qui n’ont pas étudié notre affaire : c’est qu’il est plus probable qu’un acte fait entre deux hommes reconnus sensés soit exact et vrai, qu’il ne l’est qu’un légataire universel soit juste et désintéressé. Vous pouvez bien nous accorder ce point : ce n’est pas là ce qui vous fera perdre votre procès.

Il s’en présente encore une autre : c’est qu’il paraît étrange à chacun, malgré l’avidité connue des héritiers, qu’un homme pour lequel on dépouille une famille entière de l’hérédité naturelle, et qui devient, par ce bienfait, possesseur exclusif d’un legs de quinze cent mille francs, respecte assez peu la mémoire de son bienfaiteur pour la traîner et la souiller pendant dix ans dans tous les tribunaux d’un royaume ; et cela pour ne pas payer une somme de quinze mille francs à l’acquit de cette succession qui ne lui était pas due.

Passez-nous cette seconde encore ; elle ne saurait vous nuire que dans l’opinion des hommes, et ne fait rien non plus au jugement du procès.

Quelques personnes même ont été jusqu’à balancer si, entre deux plaideurs qui se disputent une somme aussi modique, il n’était pas plus probable qu’un héritier peu délicat s’obstinât à la refuser, au seul risque de passer pour une âme vile, étroite et rapace, qu’il ne l’est qu’un créancier aisé s’acharne à la demander, armé d’un faux titre, au danger d’être puni comme le dernier des scélérats.

Huit ans de procédures sur un tel fait inspirant enfin la curiosité d’examiner les choses, on lit tous nos mémoires, et l’on y voit qu’après avoir été traîtreusement déchiré par tous les écrivains aux gages de mon adversaire, il y a longtemps que cette affaire a dû cesser pour moi d’être un procès d’argent. On y voit que je ne puis, sans déshonneur, me dispenser de le suivre et de le faire juger, quoiqu’il m’ait déjà coûté vingt fois plus qu’il ne doit me rendre.

Mais on y voit aussi que la fierté de mes répliques a dû donner un tel discrédit à mon adversaire, que, se voyant poursuivi par le regard inquiet de tout ce qui l’entend nommer, et se sentant partout couvert de l’opprobre dont il a voulu me salir, le désespoir de son état doit l’engager d’épuiser toutes les chances possibles d’un débat inégal avant de s’avouer vaincu ; qu’il vaut encore mieux pour lui se réserver de dire après coup : Les juges ont vu d’une façon, moi je vois de l’autre ; que si, descendant à quelque traité conciliatoire, il justifiait par un dur accommodement l’affreuse opinion que sa défense a donnée de son caractère.

Alors l’examinateur bien instruit sait au juste pourquoi nous plaidons, le comte de la Blache et moi.

Ce qu’il voit fort bien encore, en lisant l’écrit que je réfute, c’est que l’avocat, désolé de ne pouvoir offrir pour son client que des allégations sans preuves, et de n’opposer que des riens contre un acte inexpugnable, a cru devoir au moins noyer ces riens dans un tel océan de paroles, que le lecteur égaré pût supposer que, s’il n’entendait pas le raisonneur, il était possible, à toute rigueur, que le raisonneur s’entendît lui-même.

Mais ne prenez pas la peine de le suivre, et laissez-m’en le soin, lecteur. Dès le premier pas, je vois déjà que son argument tourne entièrement dans ce cercle vicieux.

Prenant partout pour accordé le seul point qui soit en débat, cet avocat s’enroue à vous crier : L’acte du 1er avril 1770 est bien reconnu faux ; donc telle quittance ou telle somme qu’on y porte au débit n’a pas été fournie. L’acte du 1er avril est faux ; donc tel contrat qu’on y éteint n’est qu’une chimère. L’acte du 1er avril est faux ; donc ce traité qu’on y résilie n’a jamais existé, etc.

Après avoir longtemps et pesamment raisonné, le triste orateur, se flattant que l’ennui des conséquences a fait oublier le principe au lecteur, se retourne, et, semblable au serpent qui, se mordant la queue, accomplit le cercle emblématique, il revient sur lui-même, et vous dit vicieusement : Puisque j’ai prouvé que telle somme est fausse, que telle quittance est double emploi, que tel contrat est une chanson, que tel traité n’est qu’une chimère, on ne peut me refuser, messieurs, que l’acte qui contient autant d’articles prouvés faux ne soit évidemment faux, nul et frauduleux lui-même. — Et puis payez, beau légataire, votre avocat subtil ; il a bien convaincu vos juges et vos lecteurs !

Mais j’ai tort de le quereller : s’étant établi votre défenseur, il a dû n’employer que les arguments que vous lui fournissiez : tant pis pour vous s’ils sont mauvais ! c’est votre affaire, et point du tout la sienne. Aussi, lorsqu’il se livre à son propre sens, y marche-t-il avec plus de circonspection : plus vos imputations deviennent graves, et moins il veut les prendre sur son compte.

Tant qu’il ne s’agit que de conjectures sur les prétendues erreurs, doubles et faux emplois, etc., que vous reprochez à cet acte ; comme il sait bien que dix preuves négatives n’en détruisent pas une affirmative, et qu’à plus forte raison, contre un acte signé de deux hommes reconnus sensés, toutes les allégations du monde, dénuées de preuves, sont moins qu’un fétu, c’est sans scrupule qu’il erre avec vous dans le vague d’une foule d’objections contradictoires et plus futiles encore : il ne se croit pas compromis.

Mais lorsque, forcé d’abandonner ce vain badinage, il vous entend articuler que j’ai appliqué après coup de fausses lettres sur les feuilles de plusieurs réponses de M. Duverney ; alors, se refusant à présenter ces horreurs comme sa propre opinion, il veut qu’on sache absolument que c’est la vôtre seule qu’il rapporte.

Ainsi, lorsque, ayant imprimé plusieurs lettres ostensibles, de moi, trouvées sous le scellé de M. Duverney, vous l’obligez à casser les vitres sur les autres ; après vous en avoir fait sentir les conséquences, il poursuit en ces termes :

(Page 41.) « Ces préliminaires établis, il a été exposé aux soussignés que, quand le sieur de Beaumarchais écrivait pour demander un rendez-vous à M. Duverney, qui ne croyait pas lui devoir beaucoup de cérémonie, etc., on a ajouté que le sieur de Beaumarchais, ayant conservé quelques-unes de ces réponses…, a formé le projet de faire passer ces petits écrits de M. Duverney comme des réponses à des lettres qu’il a forgées, etc. »

(Page 42.) « ON a encore dit aux soussignés, etc. Enfin ON a mis sous les yeux des soussignés les copies figurées de tous les écrits… qu’ON attribue au sieur de Beaumarchais, etc. »

(Page 44.) « Le comte de la Blache observe qu’il est étonnant que le sieur de Beaumarchais ait eu le courage de donner les billets de M. Duverney pour la réponse à cette lettre, etc. »

(Page 51.) « ON dit que tel était le premier état de ce billet ; que depuis on a ajouté, après ces mots : avant midi, ceux-ci : voilà notre compte signé, etc. »

(Page 52.) « ON a dit aux soussignés que l’addition après coup de ces quatre mots : voilà notre compte signé, est palpable, etc… ON a assuré les soussignés que, pour appliquer une date au mois d’avril, etc., etc. »

Toujours ON, et jamais nous.

C’est ainsi que l’avocat qui s’intitule les soussignés a cru devoir vous charger seul du poids de vos imputations criminelles, et vous ne tarderez pas à voir qu’il a bien fait ; personne que vous ne devant jouer, dans cette abominable farce que vous nommez défense, le rôle de calomniateur, dont je vais vous attacher à l’instant l’écriteau.

Les prudents soussignés ont si bien prévu même à quoi vous vous exposiez, que, pour tâcher de vous soustraire aux conséquences d’une pareille audace, après avoir souillé leur plume à m’imputer en votre nom le plus lâche des crimes, ils ont poussé leur honnête complaisance jusqu’à hasarder que l’on ne pouvait pas vous forcer de faire la preuve de vos imputations, quand même on les soutiendrait fausses.

Ils ont osé estimer que, si je soutenais opiniâtrément que tout, le commerce entre M. Duverney et moi, que je présente, ainsi que les mots voilà notre compte signé, étaient tels que je les prétends, vrais et justes, écrits par M. Duverney, le comte de la Blache ne pourrait être forcé à une dénégation formelle, et que, quand j’aurais bien prouvé l’atrocité du comte de la Blache, il n’en pourrait être tiré aucune conséquence fâcheuse contre ce seigneur, etc. Comme ils sont paternels, ces bons soussignés. Il faut lire tout ce qu’ils en disent (page 53 et suivantes) : en vérité, cela est très-curieux.

Mais ce ton perpétuel de défiance des soussignés, tous ces oui-dire et ces on dit, sur lesquels ils consultent, rejetant sur vous seul tout ce que leur plaidoyer a d’outrageant, puisque c’est de vous seul qu’ils avouent tirer leurs fausses lumières, et non de leur propre conviction, il s’ensuit que tout ce qu’ils avancent à cet égard n’a pas plus de force et de valeur que si c’était vous seul qui l’avanciez. Si ce qu’ON leur a dit n’est pas vrai, si ce qu’ON leur a exposé n’est qu’un mensonge absurde, ils n’en sont point garants : il n’y a donc en tout ceci que le comte de la Blache seul qui parle pour le comte de la Blache ; l’avocat consultant avoue partout n’être que l’humble voix qui nous transmet les dires et les actes sincères de ce seigneur aimable. ON nous a dit, ON nous a exposé.

Or, comme il est bien prouvé, monsieur le comte, par vos lettres que je produirai, par vos récits imprimés que je rapporterai, que de votre aveu vous n’avez jamais su un mot de ce qui s’est passé entre votre bienfaiteur et moi ; que vous n’avez trouvé (selon vous-même encore) à son inventaire aucun renseignement sur nos relations particulières, laissant à part nos avocats, je dis que vous seul méritez l’opprobre éternel dont je vais achever de vous couvrir à l’instant.

Une ancienne loi des Lombards, adoptée en France autrefois, portait que, si dans une hérédité quelqu’un se présentait avec une chartre ou titre que l’héritier arguât de faux, il fallait que ce dernier se battît pour prouver qu’il ne devait pas acquitter le titre. Les légataires de ce temps-là devaient trouver les épices du procès un peu chères : ils chicanaient moins. Mais lorsqu’ensuite il s’établit qu’on pourrait décider ces questions par le combat de deux champions, les légataires, moins gênés sur les épices, payèrent volontiers des épées qui ne menaçaient plus leurs poitrines ; et maintenant qu’ils n’ont que des plumes à aiguiser, qu’il n’y a plus de versé que de l’encre, et d’effleuré que du parchemin, c’est un plaisir de voir comment les légataires processifs s’en redonnent par la plume de leurs soussignés !

Suivons donc ceux-ci, et fixons-nous à l’aveu solennel qu’ils font (page 40 de leur consultation), « que si les lettres rapportées sont parvenues à M. Duverney, et si à chacune d’elles il a fait la réponse qui est appliquée par le sieur de Beaumarchais, il s’ensuivra très-certainement que M. Duverney a eu la plus parfaite connaissance de l’écrit du 1er avril ; qu’il a travaillé lui-même à le former, à le corriger, à le mettre en l’état où il est. » Voilà le seul point auquel je me cramponne.

De sorte que si je prouve, à la satisfaction du lecteur et des juges, la véracité de ce commerce, à mon tour il faut m’accorder qu’il ne restera rien de l’édifice hypothétique du comte de la Blache et des soussignés.

Mais par quelle suite de raisonnements ce comte de la Blache, que je ne nommerai plus Falcoz, parce que c’est son nom, et que son nom l’afflige ; par quelle suite de raisonnements, dis-je, est-il parvenu à faire illusion à de graves avocats, à leur inspirer du soupçon sur la véracité de ces lettres ? Eux-mêmes vont nous l’apprendre dans leur longue consultation.

Le comte de la Blache leur a dit : car le mot on signifie toujours le comte de la Blache ; et quoique cette dénomination ne soit pas en grand honneur parmi nous, on, ou le comte de la Blache, leur a dit que jamais il n’y avait eu entre M. Duverney et moi aucun objet de relation et de correspondance étranger à la froide protection qu’il m’accordait : moins encore aucune ombre de familiarité, dont la supposition, leur a-t-on ajouté, serait flétrissante pour M. Duverney.

(Page 10.) « Les lettres de M. Pâris Duverney sont honnêtes, mais sèches, et il n’y a pas une seule expression qui sente la familiarité, etc. »

(Page 11.) « On voit que depuis l’époque de la première recommandation en 1760, etc., il n’existe aucune trace d’aucun autre objet de relation de correspondance ; encore moins existe-t-il quelque vestige de familiarité, etc. »

(Page 13.) « Recommandé à M. Duverney, le sieur de Beaumarchais en était accueilli honnêtement, mais sans que jamais l’un ait autorisé l’autre à la moindre familiarité. ( Idem.) M. Duverney avait fait des démarches pour le sieur de Beaumarchais, etc… ; mais jamais on n’a connu d’autre objet de liaison… Cependant l’écrit du 1er avril 1770 suppose entre eux les liaisons les plus intimes, des liaisons qui exigeaient le secret le plus impénétrable, etc… »

(Page 14, au bas.) « Elles (ces liaisons) ne peuvent trouver de confiance dans l’esprit de personne ; il est impossible d’en imaginer aucune qui ne soit démentie par l’âge, la dignité, le caractère, les vues et les occupations de M. Pâris Duverney. La supposition de ces liaisons est une fable ridicule, à laquelle il est impossible de se prêter. »

D’où l’ON conclut que M. Pâris Duverney n’a jamais eu connaissance de l’écrit du 1er avril 1770, ni des lettres qui l’accompagnent.

Vaillamment conclu, monsieur le comte de la Blache ! puissamment raisonné, jw.liciosi subsignati ! (Vid. Molière in recept. med.) Mais, judicieux soussignés ! mais, seigneur héritier ! si par hasard votre majeure était vicieuse ; si l’on vous prouvait irrésistiblement que cette intime familiarité, que ces liaisons secrètes, et sur des objets mystérieux, n’ont jamais cessé d’exister entre les deux personnes que vous outragez gratuitement ?

Si d’un commerce de plus de six cents lettres, toujours écrites et répandues sur le même papier, qui toutes ont été brûlées, le bonheur du sieur de Beaumarchais lui en avait conservé des fragments assez clairs pour porter la conviction de cette familiarité dans tous les esprits ?

Et si ce Beaumarchais, à qui vous faites (page 57) le défi le plus imprudent de produire quelque chose de ce commerce écrit et répondu sur le


Et s’il en concluait à son tour que, puisqu’ON nie les lettres qui se rapportent à l’acte, ON doit nier aussi celles qui ne s’y rapportent pas ; que si ON nie les unes et les autres, il faut qu’ON s’inscrive en faux contre toutes : et que si ON succombe dans cette inscription de faux, il est judicieux d’attacher à ON ou des oreilles pour avoir si mal argumenté, ou un écriteau pour avoir si bien calomnié ?

Que penseriez-vous, messieurs, de son petit argument ?

Que diriez-vous alors de vos cinquante-huit pages d’injures, de vos raisonnements tortillés, de vos outrageantes imputations et de vos notions illuminées contre un acte inexpugnable que vous n’avez pu seulement effleurer ? Vous courberiez le chef, et ne diriez plus rien ! et c’est à quoi je vais vous réduire.

Pour première preuve d’une amitié bien tendre, et qui ne va pas sans une douce familiarité, je pourrais rappeler au comte de la Blache que M. Duverney, par exemple, m’a prêté dans un seul jour cinq cent mille livres pour acheter une grande charge, en quatre cent mille livres de rescriptions, et cent mille francs déposés chez Devoulges, son notaire, duquel le certificat est joint aux pièces.

Je pourrais ajouter qu’il m’a prêté cinquante-six mille livres sur ma charge de secrétaire du roi ; plus, quatre-vingt-trois mille livres de supplément pour former les cent trente-neuf mille francs de notre arrêté de compte ; plus, dans une autre occasion, pour deux cent mille livres de ses billets au porteur ; et conclure humblement qu’un homme qui prête autant d’argent à un autre, ou croit avoir de grands engagements à remplir envers lui, ou lui a voué la plus solide amitié : surtout si l’obligé n’est pas un assez grand capitaliste pour que tant de prêts soient solidement appuyés, et s’il n’y a de garant entre eux de la sûreté du prêt que la confiance de l’un en la probité de l’autre.

Mais non : je n’emploierai pas cette première preuve d’intimité ; car ON pourrait me répondre qu’ON ne voit pas la nécessité de conclure qu’un homme en aime un autre et le considère, parce qu’il lui prête, en plusieurs fois, près d’un million sans sûretés. Laissons donc de côté cet adminicule de preuve qui n’émeut pas encore le seigneur ON, et cherchons-en quelque autre à sa portée.

Mais si, pour infirmer les insinuations perpétuelles des soussignés, que le style dont M. Duverney se servait avec moi fut toujours froid, sec,


même papier, vous montrait tout à l’heure assez j . jamais obligeant, souvent même assez dédaigneux, de lettres familières et de billets mystérieux, étran— je commençais par leur montrer une réponse de gersà l’acte du 1 er avril, pour que l’analogie de la j ce grand citoyen, du 24 juin 1760, à ma lettre du forme, du style et des envois vous forçât vous— 19 juin même année, qu’ON a tronquée p. " en mêmes à convenir que cette façon de correspondre la citant, et je sais bien pourquoi ; le choix de

était constamment établie entre M. Duverney et lui ?

cette réponse, portant sur un objet cité par le seigneur ON lui-même, paraîtrait, je pense, assez applicable à la question, surtout si cette réponse disait :

« J’ai reçu, monsieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 19 de ce mois. On a ue saurait être plus sensible que je le suis à tout ce que vous voulez bien m’y dire d’obligeant, et je saisirai avec bien du plaisir les occasions <’■ vous en prouver ma reconnaissance. < J’avais bien imaginé, monsieur, que vous seriez content du mémoire de M. de..., etc. Je ne pense pas que ce soit encore le moment de le produire et de le rendre trop public ; et mon intention, qm j père qui vous approuverez, est ii de ni en tenir, quant à présent, à le communiquer à un certain nombre de personnes choisies, etc. ci Je ferai très-volontiers usage de vos dispositions à le faire connaître et à lui faire prendre fax oui : •i et je vous prie d’en recevoir d’avance tous mes , - un i cii ments. J’ai l’honneur d’être, avec un très-u parfait attachement, votre, etc.

« Signé Pâris Duverney. »

Et si, au bas de cette lettre, ON voyait écrit, de la même main que le corps de la lettre, ces mots M. de Beaumarchais, qui prouveraient qu’elle me fut écrite, aurais-je si mauvaise grâce d’en conclure qu’en 1760, temps auquel (>. soutienl que M. Duverney me connaissait à peine, et quoique je fusse alors plus jeune de dix ans qu’en 1770, époque de notre arrêté de compte, M. Duverney, par dépit du profond mépris que les soussignés et le seigneur o.N affectent pour ma grande jeunesse ; que M. Duverney, dis-je, avait déjà tant d’estime et de considération pour moi, qu’il me mettait au nombre des personnes choisies auxquelles il confiait la lecture et le jugement d’un mémoire qui lui importait ; « gw’il avait bien imaginé que j’en serais content ; vil espérait que j’approuverais ses vues à cet égard ; v»’il ferait très-volontiers usage de mes dispositions à lui faire prendre faveur ; qu’il me priait d’en recevoir d’avance tous ses remerciements ; qu’il saisirait avec bien du plaisir les occasions de me prouver sa reconnaissance de tout ce que je voulais bien lui dire d’obligeant ; enfin, qu’on ne pouvait y être plus sensible qu’il l’était, etc.. » Mi ! ah 1 messieurs, voici pourtant qui n’est ni froid, ni sec, ni dédaigneux : il y a plus ici que de I e ii ’i de la considération ; on y va jusqu’à la reconnaissance !

Mais puisque vous avez bien voulu citer, quoiqu’on la mutilant, ma lettre du 19 juin, à laquelle celle-ci répond, je voudrais qu’ON me fît le plaisir il 1, la joindre au sac e iginal, afin que M. Ii ■ appoi teur et les autres juges c aissenl bien le ton qui régnait dès ce temps entre le vieillard dédaigneux et le jouvenceau dédaigné ; surtout qu M- j voient auprès de qui je devais faire prendre futur à ce mémoire chéri, et pourquoi M. Duverney croyait déjà me devoir tant de reconnaissance .

Cependant, comme on pourrait objecter que cette lettre est ostensible, et que buis ces témoignages publics de haute considération et de reconnaissant n’emportent pas la nécessité d’une amitié particulière et d’une liaison mystérieuse u e laisser de côté la considération qu’il m’accordait publiquement, et chercher un morceau transitoire qui nous rapproche un peu des preuves d’un commerce très-familier. Nous joinependant cette seconde pièce au procès. J’ai retrouvé, je ne sais où, sous mon bureau, je crois, dans le seau des papiers inutiles, n’importe, un fragment de lettre déchirée : elle est de M. Duverney ; l’écriture est de ses bureaux, et ce nom, M. de Beaumarchais, écrit de la même main au bas du papier, prouve encore que cette lettre m’était adressée.

J’avais apparemment proposé à M. Duverney de lui envoyer ou de lui présenter quelqu’un : peut-être avait-il oublié de tenir sa porte ouverte à l’assignation donnée, et lui en avais-je fait un reproche auquel il répondait, puisque le fragment qui me reste porte encore ces mots u ... le voir chez moi ; mais je consens volontiers que vous lui teniez la parole que vous lui avez donnée de l’y faire venir. J’ai l’honneur d’être très-parfaitement... » Très-parfaitement est sec, interrompt vivement le comte de la Blache. Fort sec, dit en écho ^’m écrivain. Très-parfaitement est des plus n effet, disent gravement les soussignés, et point du tout obligeant. De plus, ce fragment, quoique d’une date inconnue, est certainement postérieur à la première lettre que vous avez citée. Donc, M. Duverney avait déjà perdu cet attachement éphémère qu’un peu de poudre aux yeux lui avait d’abord inspiré pour vous. Très-parfaitement ! rien de plus sec. en vérité.

— Ah ! messieurs, que vous êtes vifs ! puisque je cite ce fragment, il faut bien qu’il contienne autre chose que très-parfaitt m< ni. |,iv- très-parfaitement, votre très-humble, etc., signé Paris Duverney, le commis qui a écrit ci pie sente la lettre à la signature se relire ; et M. Duverney, qui la relit, la trouvant, comme vous, s, sans doute un peu trop sèche, , ajoute ces mots de sa main :

,, Ma réponse vous surprendrait, si je ne vous disais pas que ma mémoire est quelquefois infidèle ci que souvent je n’entends pas ce qu’on li nie dit. "

Voilà pourtant, messieurs, une espèce d’excuse d’avoir manqué le rendez vous ! cl cette excuse, il ne i.i fait pas ajouter par son secrétaire ! cl la sécheresse du style de bureau, celle du très-parfaitement, il la corrige lui-même, dans un pos<scriptum obligeant qu’il met, tout de sa main, au bas de la lettre ! N’est-ce donc rien, à votre avis ?

Ma foi, c’est peu de chose, dit avec ennui le comte de la Blache. Presque rien, reprend l’écho ; rien du tout, ajoutent ceux-ci. D’ailleurs, comment ce fragment prouverait-il qu’il y avait un commerce particulier entre M. Duverney et vous ?

— Mon Dieu ! j’y vais venir ; et si ce post-scriptum ne le prouve pas encore, il est au moins la douce transition d’une correspondance ostensible et de main de secrétaire, au commerce libre et dégagé dont j’espère avant peu vous convaincre. Patience, messieurs, patience ! En attendant, encore une pièce inutile au sac.

J’avais écrit à M. Duverney que je partais pour Versailles ; et comme il était dans l’usage d’envoyer à la reine, à madame la dauphine, à Mesdames, les prémices de ses serres chaudes pour faire sa cour, et qu’indépendamment des autres soins que je prenais pour lui, je me chargeais toujours d’offrir ces petits dons à la famille royale, il me répond, tout de sa main, ce qui ne lui arrivait jamais, comme ON sait fort bien, et comme ON l’a certifié aux soussignés :

« Je fis demander hier à mon jardinier, monsieur, s’il avait des ananas ; mais il m’a fait dire ce matin qu’il n’en aurait au plus tôt que dans huit jours. J’en suis d’autant plus fâché, que j’aurais été fort aise de profiter de cette petite occasion pour faire ma cour à madame la dauphine et à Mesdames, etc… Signé Pâris Duverney. » Et sur l’adresse : À M. de Beaumarchais, aussi de sa main.

Si cette réponse n’est pas écrite sur le même papier de ma lettre, c’est que l’objet, n’étant pas important, n’exigeait point cette précaution usitée entre nous dans les affaires secrètes ; mais au moins sommes-nous entièrement sortis du commerce bureaucratif.

Je suis, comme on voit, un bon petit jeune homme, qui fait bien les commissions de M. Duverney près de la famille royale : il me charge des fleurs et des fruits de son jardin ; je les présente, il m’en sait bon gré ; il m’en remercie verbalement, il m’en écrit obligeamment, tout de sa main. Voilà déjà un petit mystère : nous avançons en preuves.

Pardieu ! si vous avancez, vous n’avancez pas vite, me dit le comte de la Blache impatient, et je ne vois pas encore…

Et moi bien humblement, comme Panurge au marchant Dindenaut : Patience, ami, patience ! Nous ne sommes plus à Paris, où vos imputations faisaient hausser les épaules à tout le monde par l’excès de leur ridicule, où tout ceci n’était que trop connu. Nous sommes dans Aix, devant des magistrats et un public très-peu instruits du fond de notre affaire. Eh ! lorsque vous avez noyé dans cinquante-huit mortelles pages d’injures vos innocentes calomnies, ne puis-je à mon tour employer quelques feuillets à mes petites justifications ? Patience, ami, patience ! et ne laissons pas manquer au sac une pièce de plus, très-inutile à l’acte du 1er avril.

Enfin, comme j’allais et venais fort souvent de Paris à Versailles, et que je n’avais que deux chevaux de carrosse, M. Duverney me propose, un beau jour, de m’en donner deux autres, pour être mieux marchant, me dit-il : car il pensait, comme le maréchal de Belle-Isle, qu’il ne faut que deux choses pour mener beaucoup d’affaires à la fois : du pain pour vivre, et des chevaux pour courir. Il m’en proposa donc deux autres ; et moi, qui n’étais pas aussi fier avec lui que je le suis avec le seigneur ON qui me plaide, je les accepte ; et pour les faire prendre chez lui, je remets à mon cocher une lettre badine, dans laquelle on lit ces mots : « Monsieur,

« Je vous réitère mes actions de grâces de tous vos bienfaits, et notamment du dernier, qui est ni de vos deux chevaux d’artillerie. Je les féliciterai d être vigoureux : car, quoique je ne sois pas aussi lourd qu’un canon, ils regagneront bien avec moi, par la fréquence des courses, ce qu’ils auront perdu de tirage sur la pesanteur sp icifique du premier personnage. Je ne devais les faire prendre qu’à mon retour de Versailles ; « miisj xi rJi iln pi il vaut mieux qu ils y îillent à pied en m’y menant, que moi à pied en ne les y menant pas ; parce que je vais faire aller ceux que je destine y r la campagne en chevaux de « mouture, etc., i te.

Toute la lettre est de ce ton badin. Et M. Duverney, qui ne se souciait pas qu’ON sût qu’il me faisait des présents de chevaux, parce que le seigneur ON, alerte en fait d’héritage, avait les yeux ouverts sur l’écurie comme sur la cassette ; M. Duverney, qui d’ailleurs avait ses raisons pour qu’un style ger de ma part ne put tomber aux mains de nos espions, me répond cette fois, sur le même papier, de sa main, tout à travers mon écriture, ces mots aussi simples que clairs… Me--ieiirs. voulez-vous lire vous-mêmes ?… Voyons, voyons, dit l’héritier ; voyons, dit l’écrivain en s’approchant ; voyons donc à la fin, disent les soussignés en essuyant les verres de leurs lunettes.

« Pour essayer ces chevaux, ils sont allés à l’École militaire : c’est pourquoi vous ne pouvez les avoir qu’après-demain. »

— Et c’est bien là son écriture ? — Messieurs, vous vous en assurerez : je vais joindre la pièce au procès, quoique inutile à l’acte du 1er avril 1770, qui allait fort bien sans ces deux chevaux.

Qu’est-ce donc, monsieur le comte ? vous froncez le sourcil : et votre joli minois bouffe de chérubin soufflant s’allonge et se rembrunit un peu ! Remettez-vous : ce n’est rien. Ne voyez-vous pas que, dans cette lettre, je lui rends des actions de grâces de ses bienfaits, et que je la finis par le profond respect avec lequel je suis, etc. ? N’y voyez-vous pas encore avec quelle sécheresse il me répond ? et, quoiqu’il me donne deux chevaux, voyez s’il y met un seul mot de monsieur, le moindre petit compliment !

Croyez-moi, monsieur le comte, il est bien consolant pour vous qu’ON puisse dire encore : M. Duverney avait écrit, sur une feuille de papier, au sieur de Beaumarchais, ces mots : « Pour essayer ces chevaux, ils sont allés à l’École militaire : c’est pourquoi vous ne les pourrez avoir que demain. » Et ne voilà-t-il pas que ce fripon de Beaumarchais, pour faire rapporter sa lettre à celle de M. Duverney, laquelle évidemment ne saurait être une réponse, écrit après coup sur la même page et feuille :

« Je vous remercie du présent de vos deux chevaux d’artillerie…, je vous supplie donc de vouloir bien donner vos ordres pour qu’on les remette à mon cocher… Donnez-moi les plus vigoureux, car ceux-là gagneront bien le dîner que les vôtres mangeront toujours d’avance, etc., etc. » Ah ! le fripon ! le fripon ! le dangereux fripon !

— Quels cris ! quelle fureur ! Ah ! que vous êtes bouillant, rudanier et sans gêne avec les pauvres roturiers, monsieur le comte ! On voit bien que vous êtes de qualité ! Patience ! et puisque cela vous échauffe et ne suffit pas encore à votre conviction, allons au fait : sautons à pieds joints par-dessus toutes les transitions, et présentons une des lettres sur lesquelles on a prononcé ce terrible anathéme (page 49) : « On peut prédire sans témérité qu’il ne les joindra jamais au procès. »

Pardonnez-moi, grand prophète ! je vais joindre la présente aux pièces du procès, quoiqu’elle ait trait à des objets que vous ne saurez jamais. Mais comme elle s’explique assez peu sur ces objets cachés, qu’elle honore assez le cœur de mon ami respectable, et surtout qu’elle prouve assez bien la douce familiarité ; la parfaite confiance et l’entier versement de son âme dans la mienne, j’oserai l’opposer à vos peu redoutables calomnies. Un léger fragment de ma lettre déchirée, je ne sais comment, n’ôtera rien au mérite de la réponse de M. Duverney. Voici ce que je lui écrivais :

« Je ne puis plus rien faire, mon ami ; j’ai suivi exactement ce que vous m’avez ordonné : il a touché l’argent : mais tout cela ne le console pas ; il veut vous voir. Écrivez-moi quelque chose que je puisse lui montrer ; comme vous voudrez. Ma foi, c’est un homme de mérite, et digne de tout ce que vous faites pour lui. Il a des ennemis puissants ; mais, dans ce moment surtout, il paraît vouloir tout abandonner. Je ne crois pas que ce soit votre avis. Savez-vous, mon ami, que tout… serait perdu apparemment, etc. » Le reste manque…

Eh quoi ! M. de Beaumarchais, vous osez nous fairi ci "ne que vous avez écrit à un vieillard respectable de quatre-vingt-quatre ans:i le n j ci puis rien faire, mon ami ; savez-vous, mon ami, etc.’

— Oui, messieurs, je l’ose…

— Vous, jeune homme ! son maigre et dédaigné protégé ! — Oui, messieurs.

— Vous qui n’en étiez page 13 accueilli qu’aci vec la distance qui devait être entre des pi rsonnes si différentes, et sans que jamais l’un ait ii autorisé l’autre à la moindre familiarité ? ■■ — Oui, messieurs.

..’i homme respectable, dont page 50) h l’extrême disproportion d’âge, d’état, de condi< tion, d’occupation; dont tout enfin démontrait • qu’il n’y avait jamais eu la moindre familiarité " entre vous et lui ? > — Oui, messieurs.

— A cet auguste vieillard" ? tandis que page o i tous ses billets de rendez-vous promeut la séchen sse avec laquelle il vous répondait, et dont il ci parait que vous n’avez jamais reçu par écrit un "seul mot d’honnêteté ? » — Oui, messieurs, ne vous déplaise, à lui-même.

— El comment prouverez-vous une telle insolence, nue telle absurdité ? — Sauf votre bon plaisir, messieurs, je la prouverai par la réponse de M. Duverney, de sa main, sur le même papier, comme c’était notre usage en affaires secrètes. Voici dune la réponse de cel ami, à qui j’écrivais mon ami. Je vous supplie, messieurs, de la bien retourner, commenter, tortionner, mai— de ne pas vous épuiser dessus. Réservez vos forces pour quelques autres réponses plus extraordinaires encore, dont je veux gratifier le seigneur OïN avant la fin de ce mémoire.

Depuis quatre jours je ne dors presque point, ci mon ami. o — (Mon ami ! juste ciel ! à M. de Beaumarchais ! Mon ami ! — Oui, oui. oui, messieurs, mon ami ; mais laissez-moi doue lire !) « Je ne dors presque point, mon ami ; je mange fort peu. J’ai des peines dans l’âme plus fortes que ma rais a. I u ami qui m’écrit trois billets, auxqui Is ci pas eu la force de répondre, est la cause de mon ci fâcheux état. Il me mande que je le venu pour u parler de mes a lia ires et des siennes… Il me demande des conseils ; il veut s’expatrier, tout ci abandonner. Le doit-il faire, oui ou non ?… Vos ci avis dictés caic i.’amitié pourraient guider la ci rouie que doil tenir cel infortuné… Je i rains o pour sa ie el pour sa tête… J’avoue que sa sice tuation me pénètre de douleur… ayant, dans ci toutes les actions de sa vie, exposé ses jours poui i< son maître. Quelle récompense ! grands dieux ! i. vioi ! i El eeiie lettre, messieurs ! je la joins encore au procès, quoique étrangère el fort inutile à l’acte du i" avril, ainsi que toutes les autres.

—.1/" » amilvos mis dictes par l’amitié !… Brûlez-moi ! … qu’est ce que loul cela signifie ?… Serait-il donc vrai, grand Dieu ! qu’il y eût eu un pareil commerce entre (page II) « un homme accrédité… grave par caractère, et accoutumé par la plus longue expérience à l’observation de la différence des procédés… et un homme de beaucoup d’esprit, jeune… sollicitant un vieillard vénérable… et se renfermant par devoir et par intérêt dans le respect qu’il lui devait ? »

— Hélas ! oui, messieurs, il existait un pareil commerce entre ces deux hommes ; et cela parce que l’honorable estime de l’un ne se mesurait pas sur la jeunesse de l’autre, et parce que le vénérable vieillard pensait qu’on devait accorder sa considération et sa confiance, non propter barbam, sed propter… le mot qu’il vous plaira.

Mais qu’est-ce que tout cela fait ? n’avez-vous pas la ressource de vous inscrire en faux contre l’acte du 1er avril, contre les lettres qui s’y rapportent, contre celles qui ne s’y rapportent pas ; contre les lettres ostensibles, le commerce familier et les billets mystérieux dont je vais vous parler ? Quelque douloureux que cela soit, il faudra pourtant bien tout payer, ou finir par là.

Je sais ce qui vous retient, monsieur le comte : vous trouvez l’homme un peu cher à pendre, et votre indécision n’est ici qu’un débat entre la haine et l’avarice : car sans cela… mais c’est où je vous désire depuis un siècle, pour vous offrir la petite leçon de prudence et d’honnêteté dont vous avez si grand besoin. En attendant, joignons au sac, et surtout avançons.

Voici un autre billet plus mystérieux, quoique moins important, mais dont le voile est assez léger pour que l’œil de lynx du comte de la Blache, ou la double vue des soussignés, perce au travers et devine qu’il s’agissait ici d’or et d’argent. J’écrivais à M. Duverney, mais sans monsieur ni vedette, sans respect, sans signature, et même sans date :

« Il dit qu’il ne croit pas que les vins arrivent, et vous prie de vous arranger là-dessus ; ils ont « eu une grande conférence avant-hier à votre sujet. Il me paraît que tout est bien suivant vos désirs ; mais ces vins les inquiètent, et, sans les vins, il n’y aurait rien à faire : car tout ce monde est diablement altéré. Le mot de la demande est, dans le cas où les vins n’arriveraient pas, si vous y suppléerez. Je n’ai pas pu répondre, parce que cela dépend de vos forces actuelles et du degré d’intérêt que vous mettez à la réussite. Il est nécessaire que vous vous voyiez. »

— Et qu’est-ce que M. Duverney répondit à cet amphigouri de vins ? nous dit dédaigneusement le comte de la Blache en relevant un peu les narines et se balançant sur son siége : ON est assez curieux de le voir. — Il a répondu, monsieur le comte, sur le même papier, de sa main, une chose fort claire pour moi, quoique assez obscure pour tout autre. La voici :

« Que les vins arrivent ou n’arrivent pas, cela paraît égal : on en trouvera toujours au besoin, soit du bourgogne ou du Champagne : il faut attendre encore la réponse. »

— Quoi ! de son écriture ? — Vous pouvez en juger : je produis la pièce. — Répondu sur le même papier ? — Avec l’empreinte de son cachet et du mien, en signe que le billet est rentré comme il était sorti. — Cela est bien étrange ! dit le comte de la Blache en se levant brusquement. — Cela est ainsi, dit le sieur de Beaumarchais en s’asseyant tranquillement. Mais laissons ce vin, et tirons-en d’une autre futaille ; celui-ci aura quelque chose de plus piquant encore. C’est moi qui parle dans cette lettre, en prévenant toujours le lecteur qu’il doit regarder comme un chiffre tout ce qui devient inintelligible et sort du langage ordinaire.

Mais avant que d’aller plus loin, j’observe que ce qui caractérise encore mieux le commerce libre et dégagé que nous avions ensemble est la remarque suivante, que je prie le lecteur de vérifier après moi. C’est que le répondant, entre nous deux, prenait toujours le style de celui qui écrivait le premier, afin que, la même figure étant continuée, la réponse offrît un sens clair à celui qui devait la recevoir.

Ainsi, lorsque M. Duverney m’écrivait, si pour mieux envelopper ses idées il déguisait son style et sa main sous le voile d’une femme écrivant à son ami, cette espèce de chiffre ou d’hiéroglyphe, si clair pour moi, devenait tellement obscur pour tout autre, que, lorsque j’avais répondu sur le même papier, d’un style analogue au sien, en supposant le commissionnaire infidèle ou négligent, il était impossible à tout autre qu’à nous de deviner de quoi il s’agissait. Et c’est, messieurs, par de tels moyens, avec des commerces ainsi déguisés, que les politiques de tous les temps ont voilé les secrets de leurs correspondances intimes aux curieux, aux espions, aux ennemis, et même aux légataires universels.

De ces lettres écrites en premier par M. Duverney, et répondues par moi sur le même papier, on sent bien que je n’en ai point, et le fait que j’expose en donne la raison : elles étaient répondues sur le même papier. Mais si par hasard, après une conflagration crue générale, j’ai retrouvé quelques fragments ou quelques-unes de celles que je lui écrivais et auxquelles il répondait de sa main, sur le même papier et dans notre style oriental (comme nous l’appelions), n’est-il pas évident qu’il en résultera la même preuve en faveur du commerce particulier qui m’est contesté si bêtement ? Ainsi, malgré l’opposition du comte de la Blache et la consultation des soussignés, mon observation subsiste (comme dit Dacier).

J’envoyais à M. Duverney une petite lettre d’une grande importance ; il fallait réponse aussitôt ; je m’enveloppais plus qu’à l’ordinaire en écrivant, parce que l’occasion était infiniment grave. Je lui écrivais donc :

« Lis, ma petite, ce que je t’envoie, et donne-moi ton sentiment là-dessus. Tu sens bien que dans une affaire de cette nature je ne puis rien décider sans toi.

« J’emploie notre style oriental, à cause de la voie par laquelle je te fais parvenir ce bijou de lettre. Dis ton avis ; mais dis vite, car le rôt brûle. Adieu, mon amour. Je t’embrasse comme je t’aime. Je ne te fais pas les amitiés de la Belle : ce qu’elle t’écrit t’en dira assez. »

— Ah ! pour le coup, monsieur de Beaumarchais, vous vous moquez de prétendre qu’une pareille extravagance ait pu jamais être envoyée à M. Duverney ! Vous, jeune homme, « qui ne vous êtes jamais présenté chez lui que comme son redevable et comme son obligé (page 13), » vous le tutoyez, vous l’appelez ma petite ? Allez, vous mériteriez…

Dulciter, soussignés ! Allons doucement, monsieur le comte ! Entendons-nous, messieurs ! Réellement vous êtes encore un peu jeunets, sur les affaires du monde et de la politique.

Sans parler du temps présent, dont je ne dirai mot, et pour cause, qu’eussiez-vous donc pensé de notre bon roi Henri IV et de ses secrétaires d’État Villeroi et Puysieux, qui s’amusaient, comme de grands enfants, à tout défigurer dans le monde, en écrivant à La Boderie, ambassadeur de France à Londres : à se nommer, lui, le roi, le Cordelier ; la reine d’Espagne, l’Asperge ; le roi de Pologne, la Sauterelle ; le landgrave de Hesse, le Chapon ; le royaume de Naples, la Tarte ; les puritains anglais, les Dégoutés ; enfin, le consistoire de Rome, la basse-cour, etc., etc. ? Réellement vous êtes un peu jeunets, soussignés[29].

Mais, avant de gronder le sieur de Beaumarchais, voyez la réponse de M. Duverney sur le même papier, de sa main, et du même style oriental, usant aussi de la douce liberté du tutoiement ; et puis levez la férule après, si vous l’osez, sur le jeune homme d’autrefois : il n’est pas moins follet que celui d’à présent, que vous voulez châtier.

La voici cette réponse, qui certes renfermait un sens bien éloigné de celui qu’elle offre aux soussignés :

« Je ne saurais comprendre comment on a conçu cette idée, dont l’exécution passe mes lumières. Je souhaite que ce soit un bien pour ta maîtresse. Il suffit qu’elle soit de ton avis. Le mien serait déplacé entre amant jaloux et femme bien gardée. Je crois qu’il est difficile de réussir. Je le brûle. »

Ma foi, je veux encore joindre au procès ce drôle de billet, afin que le comte de la Blache ait le plaisir de s’inscrire en faux contre la petite. — Non, monsieur, ce n’est pas contre la petite qu’on s’inscrira, c’est contre votre billet lui-même. — Eh ! pourquoi ? — Parce que celui de M. Duverney ne peut être la réponse au vôtre, écrit sur le même papier : et pour le coup nous vous tenons. — Vous m’effrayez ! — M. Duverney ne finit-il pas son billet par ces mots : Je le brûle ? — Certainement. — Fort bien. Mais s’il a brûlé le vôtre, comment se trouve-t-il ici par accolade au sien ? Vous nous expliquerez cela, si vous pouvez, quand il en sera question : nous vous donnons du temps pour y rêver. — Je n’en veux pas, messieurs. Débiteur aussi net qu’indulgent créancier, je vous dois une explication ; la voici :

Mon billet commence par ces mots : « Lis, ma petite, ce que je t’envoie, et donne-moi ton sentiment là-dessus, » et finit par ceux-ci : « Je ne te fais pas les amitiés de la Belle : ce qu’elle t’écrit t’en dira assez. » Or, ce que M. Duverney brûla, ce fut la lettre de la Belle, dont la mienne était le passeport. Il ne m’écrivit même que pour m’assurer… — Passons, passons, M. de Beaumarchais ! ce n’est pas cela que nous voulions dire : et nous avons tant d’autres preuves !…

— Avant de passer, messieurs, je vous ferai seulement observer que voilà plusieurs réponses de Duverney portant ces mots : brûle-moi, je le brûle, etc. Ceci servira d’éclaircissement, si vous le permettez, au premier article de l’acte du 1er avril, où je m’engage de rendre en mains propres trois papiers importants sous les nos 5, 9 et 62, ou de les brûler, s’ils ne me revenaient qu’après la mort de M. Duverney. Passons maintenant.

Eh bien, graves censeurs ! très-haut, très-puissant et très-désintéressé légataire ! que dites-vous de tout ceci ? Malheureusement, dans un homme du caractère de M. Duverney, vous êtes forcés d’avouer qu’il faut au moins respecter ce qu’on ne peut comprendre : car d’aller s’attacher au sens littéral, en vérité, vous seriez beaucoup plus indécents que vous ne m’avez reproché de l’être ! Or, comme la question d’aujourd’hui n’est pas d’expliquer ce que voulaient dire tous ces chiffres, ces hiéroglyphes, mais seulement de constater, de bien prouver qu’il y avait deux commerces entre M. Duverney et Beaumarchais : l’un public, ostensible et simple, et tel que la différence des âges et des états le comportait ; et l’autre, non-seulement bien familier et sans façon, mais d’autant plus mystérieux et badin que l’objet en était plus grave, et la perte des billets plus dangereuse : ne pensez-vous pas, comme moi, que j’ai porté la preuve de ce fait aussi loin qu’elle peut aller ?

J’ai d’autres billets encore, entendez-vous ? J’en ai encore ; mais en voilà bien assez pour montrer combien peu sensée, peu réfléchie, est la consultation des soussignés, et combien plus audacieuse et sans vergogne est l’âme de celui qui me force à me laver ainsi de ses calomnies, quoique tous ces écrits lui eussent passé sous les yeux longtemps avant qu’il fût question de ce procès entre nous.

D’après ce que vous venez de lire, ô défenseurs du comte de la Blache, jugez de quel mérite est à mes yeux votre grave commentaire (pages 46 et 47) sur le dernier alinéa de ma lettre du 22 septembre 1769, où vous m’accablez du poids de votre sainte colère : la tirade est trop curieuse pour n’en pas régaler le lecteur.

« Enfin, l’indécence de la dernière partie de la lettre est tellement révoltante, qu’elle suffira pour porter la conviction, dans tous les cœurs honnêtes, que la lettre n’a point été faite pour parvenir à M. Duverney. Dans son billet, celui-ci mandait : J’ai remis le billet doux à sa destination : le monde m’a empêché de le faire lire ; on l’a mis dans la poche, et on a promis réponse dans deux jours. Il est sensible qu’un billet doux envoyé à M. Duverney, pour le faire lire à quelqu’un, ne pouvait être que pour une personne dont le sieur de Beaumarchais sollicitait la protection : mais comme il était essentiel à son roman de supposer entre lui et M. Duverney la plus grande familiarité, il s’est porté à l’excès de mettre dans sa lettre : Ci-joint un billet doux, vous m’entendez ? Lisez, mon ami, et dites que je ne suis pas un amant attentif. Aussitôt arrivé, mes premiers vœux sont pour les plaisirs de la petite, etc… »

Ici finit ma citation. Sublimes commentateurs ! qui vous êtes creusé si gratuitement le cerveau pour nous donner en consultation un chef-d’œuvre aussi long que celui d’un inconnu, quoique moins bon, puisqu’il faut tout dire, n’êtes-vous pas un peu honteux d’avoir été, comme des étourneaux, donner dans le piége ridicule que le seigneur ON vous a tendu sur ce commerce familier ? Vous lavera-t-il de la honte d’avoir été si grossièrement sa dupe, et d’avoir insulté un honnête homme à plaisir, sur sa périlleuse parole ?

Comment ne vous est-il pas venu à l’esprit, en voyant dans la réponse de M. Duverney, du 22 septembre 1769, le mot étrange de billet doux écrit de sa main, que le jeune Beaumarchais, n’ayant pu conduire la plume du vieillard Duverney lorsqu’il répondait, puisque celui-ci consentait à puiser dans la lettre de l’autre l’expression figurée de billet doux, par laquelle j’avais désigné la lettre jointe à la mienne, il fallait pourtant bien que cette expression follette, orientale, eût un sens mystérieux ! Mais surtout comment n’y avez-vous pas reconnu la trace de la douce familiarité annoncée entre les deux amis, puisque le plus âgé ne dédaignait pas, en répondant, d’user des mêmes tournures badines employées par le plus jeune ? Comment n’avez-vous pas vu cela ? J’en suis désolé ! Je vous croyais plus forts d’intelligence et de conception.

Maintenant que vous en savez autant que moi sur la nature de ce commerce familier, je reprends ma question, et vous donne à mon tour un long temps pour y répondre. Qui dites-vous de votre ennuyeux commentaire de cinquante-huit pages sur l’acte du 1er avril, et sur les lettres qui l’accompagnent ? N’en êtes-vous pas un peu honteux ?

Mais si le tort de ces illusions, de ces insinuations, est tout au comte de la Blache, un artifice qui vous appartient en entier, et qu’on ne peut excuser en des gens honnêtes, comme ceux dont j’aperçois les signatures au bas de la consultation, c’est, en citant, en rapportant nos lettres familières, d’avoir toujours affecté, pour tromper le lecteur, de commencer par donner les réponses de M. Duverney comme écrites les premières, et de n’avoir jamais cité qu’après elles mes lettres, qui, dans l’ordre naturel de leur style, semblent au moins avoir été dictées avant les siennes. Vous êtes-vous flattés qu’un artifice aussi niais et puéril tromperait quelqu’un ?

Voyez vous-mêmes la pitoyable figure que vous faites dans votre consultation (page 48), en nous donnant pour un billet écrit le premier cette réponse de M. Duverney : « Il faut se voir avant de rien ordonner. Le temps est trop court. » Et celui-ci, de moi, comme écrit en second :

« Puisque mon bon ami craint d’employer son notaire, à cause de ses malheureux entours, je vais commander l’acte au mien : s’il l’approuve, il sera fait demain au soir, et on lui portera tout de suite à signer, etc… » Le billet : « Il faut se voir avant de rien ordonner. Le temps est trop court. » ne serait-il pas bien inintelligible, s’il n’eût été précédé d’un autre auquel il répond ? et n’est-il pas, au contraire, la réponse naturelle d’un homme qui veut examiner encore, et surtout insister en conversant sur son éloignement pour un notaire ? Voilà ce que je ne puis vous pardonner, en ce que cela est partial et de mauvaise foi.

Ici l’avocat-commentaire ajoute (page 49) : De plus, ces mots : avant de rien ordonner, ne peuvent pas se rapporter à un compte. » — Vous avez raison, seigneur licencié ! Mais ils se rapportent fort bien à un acte qu’on veut commander à un notaire.

« Par quelle raison, ajoute encore le licencié, M. Duverney aurait-il craint son notaire ? » (Page 49, à la suite.) — Il l’aurait craint, bachelier, par des raisons que j’expliquerai plus loin, en mettant au jour les ruses du comte de la Blache ; et je vous promets de n’y pas oublier ce qui paraît vous agiter en ce moment.

Et cette autre réponse de M. Duverney à mon billet du 6 mai 1770, n’a-t-elle pas bonne mine à être citée par vous comme première lettre ? Je ne le puis, par des raisons que je vous dirai. Je ne le puis… quoi ? l’on avait donc demandé quelque chose ? Et si M. Duverney ne pouvait remettre encore au porteur les contrats reçus ou billets sollicités dans ma missive du même jour, sa réponse n’était-elle pas aussi simple que naturelle ? Je ne le puis, par des raisons que je vous dirai. — Tout cela ne détruit pas mes conjectures, dit le comte de la Blache : Is fecit cui prodest : voilà mon raisonnement. Il est savant, votre raisonnement ! ne veut-il pas dire : Celui-là fit le billet, à qui le billet devait profiter ? — Fort bien.

— Mais que penseriez-vous, monsieur, d’un avocat qui s’essoufflerait à vouloir vous persuader qu’entre deux billets écrits d’amitié, celui qui contiendrait ces mots : Fort bien, Dieu merci, et vous ? serait la demande ; et celui qui offrirait ceux-ci : Comment vous portez-vous, monsieur ? la réponse ? Ne vous permettriez-vous pas de rire un peu du bavardin ? Rideamus quoque, nam tu es ille vir, ô digne baccalauree ! Moi aussi je parlerai latin, puisque chacun montre sa science. En effet, un argument en us de temps en temps ne dépare pas un mémoire, et cela orne bien une procédure.

Cependant, si toutes les lettres que je viens d’entasser ne sont pas réellement les réponses à celles auxquelles je prétends qu’elles répondent sur le même papier, il faut avouer au moins qu’elles sont les réponses à quelque chose de moi pour M. Duverney.

Ô judicieux, intègre légataire, c’est vous que j’interroge ; vous qui avez trouvé plusieurs lettres ostensibles de moi dans son secrétaire, et qui les y avez laissées avec tant de scrupule ! vous y aurez vu sans doute aussi toutes celles qui m’ont valu les réponses que je présente ? et pour gagner votre cause en arguant mes lettres de faux, la moindre chose que vous puissiez faire est de nous montrer les véritables.

Il serait bien étonnant que, sur une foule de lettres importantes écrites par moi dont j’ai produit les réponses, vous n’eussiez trouvé dans le bureau que deux ou trois billets qui n’ont aucun rapport au sien, et qui par là n’en servent que mieux à prouver qu’il y avait deux commerces entre nous, indépendants l’un de l’autre : le premier, marchant gravement, simplement, mais ne disant rien parce que la voie qui le faisait parvenir était publique et dangereuse aux secrets ; et de cette nature sont les trois lettres que vous citez ; l’autre, sans protocole, sans gêne, et tel que je le prouve, écrit et répondu sur le même papier, tant dans les lettres qui se rapportent à l’acte du 1er avril, que dans celles qui ne s’y rapportent pas.

Montrez-nous-les donc toutes ces lettres auxquelles la foule des réponses de M. Duverney sont applicables ! alors je vous donne quittance, et je m’avoue vaincu. Cela est-il net ?

En 1761 j’ai acheté une charge de cinq cent mille livres ; en 1762, une autre de soixante-dix mille livres ; en 1763, une maison de soixante mille livres, etc. Ou j’avais de l’argent pour les payer, et alors je n’étais pas ce jeune homme altéré de fortune que vous dites ; ou je n’avais pas d’argent, et quelqu’un m’en a prêté. Cherchez dans l’univers un seul homme, autre que M. Duverney, qui m’ait alors obligé de cent francs, amenez-le-moi ; je vous donne quittance, et je m’avoue vaincu. Cela va-t-il bien encore ?

Lorsque j’avoue que M. Duverney m’a prêté plus de huit cent mille livres, lorsque vous-même avez imprimé ces mots dans de premiers mémoires que vous n’osez plus produire : « La fortune de M. Duverney était un butin que le sieur de Beaumarchais croyait lui appartenir ; » que ne profitez-vous de mon offre ? Ou je dois ces sommes considérables, ou je les ai payées. Si je les dois encore, montrez-en les titres ; si je les ai payées par un autre arrangement, montrez-en les traces : et sur ces traces ou sur ces titres, je vous donne quittance, et je m’avoue vaincu. Suis-je honnête et franc, à votre avis ? À vous à parler, mon ennemi ! car c’est bien tout, je crois.

— Comment ! tout. Et ces trois lettres de 8 février, 4 juin et 11 octobre 1769, sur lesquelles vous passez à vol d’oiseau ; ce certificat si fort du médecin, qui contredit votre lettre du 7 juillet 1770, et surtout cette date du mercredi 9 mai 1770, appliquée sur l’indication samedi 11, de M. Duverney, que nous vous avons si ingénieusement reprochée (pag. 51, 52, 53), et sur laquelle, à vrai dire, nous avons fondé tout le gain de notre cause, vous l’oubliez donc ? vous la laissez à part sans oser y toucher ? Quand on a tort, on est toujours pris par quelque endroit.

— Vous avez raison, messieurs, quant aux trois lettres ostensibles de 1769 : aussi n’est-ce pas par oubli que je les écarte en ce moment, mais pour en orner la seconde partie de ce mémoire, intitulée les Ruses du comte de la Blache.

Je devrais bien y porter aussi ma réponse au certificat mendié du médecin, car c’est là sa vraie place ; mais puisque j’y suis invité, autant vaut-il que je l’expédie.

Le médecin vous a donc certifié que dix jours avant sa mort, M. Duverney, gaillard et dispos, ne ressentait ni chagrin ni incommodité ? Comme je crois plus à la bonhomie du docteur qu’à la vôtre, ce n’est pas lui que j’interroge : il a pu se tromper sur le physique, ignorer le moral et voir mal en tout. Mais vous qui passiez la vie en faction dans sa chambre, vos yeux attachés sur ses yeux, à piper l’héritage, à le hâter par vos désirs, comment ignoriez-vous ce que sa famille, ses amis, ses valets, tout le monde enfin savait chez lui, que c’est moins la vieillesse qui l’a emporté qu’un violent chagrin qui l’a tué ? Comment pouvez-vous l’ignorer, vous, puisque je le savais, moi ; puisque ma lettre, à laquelle il répond le juillet 1770, fixe la nature de ses peines, et lui rappelle qu’il me les a confiées peu de jours avant ?

En effet, je l’ai vu si désolé, si furieux, dans notre dernière entrevue, le 3 ou le 4 juillet, quoique ses gens et les miens eussent été forcés de m’enlever de ma voiture et de me porter dans son cabinet, parce que j’étais mourant moi-même ; il pouvait si peu se modérer en me parlant, qu’après avoir passé deux heures à m’efforcer de le calmer, j’emportai l’affreuse certitude que ce chagrin le mettrait au tombeau.

Voilà ce qui me fit presser, par ma lettre du 7, le retour de mes papiers et de mes fonds ; ce qui me fit ajouter, quoique très-peu en état d’écrire : « Comment va votre santé ? surtout comment va votre tête ? Vous savez bien que je n’approuve pas l’excessif chagrin que vous avez pris de ce dernier tracas. Mon ami, cette École militaire vous tuera ! Si vous êtes content de ce que le roi a reçu votre mémoire, qu’importe ce que pense le ministre de la route que vous avez prise pour cela ? Madame… était tout aussi bonne qu’une autre. À l’égard de la colère de M…, mon bon ami, quand on a fait le bien toute sa vie, et que l’on a quatre-vingt-quatre ans de vertus et de travaux sur la tête, on est bien grand ! Voilà mon avis ; donnez-moi de vos nouvelles. »

L’infortuné répond sur le même papier à mon affaire, et finit ainsi sa lettre : « Je suis toujours au même état ; il ne se changera qu’avec de la patience, cinq ou six jours de lit. Mon bras se sent du changement de temps. Ma tête est si pleine de ma malheureuse affaire, que je ne suis plus maître de ma tranquillité. Je compte vous voir à votre retour. » Soixante heures après il est alité par ce chagrin, comme il l’avait prévu ; dans moins de six jours le malheureux homme est sous la tombe ; et un insidieux héritier, contre ma lettre, contre la réponse de M. Duverney, contre la notoriété publique, et contre sa conscience (à la vérité qu’il foule aux pieds sans scrupule), vient donner le démenti le plus absurde au chagrin, à la souffrance, à la mort du vieillard !

M. Duverney m’écrit : Je suis incommodé, ma tête est trop pleine, etc. Il meurt presque en l’écrivant ; et parce que son héritier se portait bien, était joyeux quand il mourait de chagrin, cet héritier veut que l’on le croie sur sa parole. Il ira jusqu’à vouloir nous persuader que le malade ne savait pas ce qu’il disait en écrivant : Je souffre.

Au reste, monsieur le comte, sur ces mots de sa dernière lettre : Mon bras se sent du changement de temps, ce n’est pas assez qu’un docte médecin, à votre réquisition, lui donne un démenti sur sa douleur passagère au bras ; il n’y a ici d’effleuré, par le certificat du docteur, que cette moitié de l’aveu du vieillard, mon bras se sent…, et quoique le médecin dût mieux savoir, sans contredit, que le malade, si ce malade souffrait ou non, je ne me rends pas que vous n’ayez joint à son certificat celui d’un faiseur de baromètres, qui, démentant ce reste de la phrase… du changement de temps, nous atteste aussi que le mercure, à cette époque, n’a pas varié d’un degré dans le tube. Alors il faudra bien avouer, malgré nous, que la lettre de M. Duverney, la mienne, son chagrin, sa maladie, sa mort même, ne sont que des chimères ! Mais comment avez-vous oublié le faiseur de baromètres ? vous, l’homme aux certificats, l’homme aux ruses, aux précautions d’avance ! N’êtes-vous donc plus le véritable Falcoz ? Réellement vous vous négligez un peu sur ce procès-là.

Quant à l’erreur d’indication et non pas de date, que M. Duverney a faite en répondant à ma lettre du 9 mai 1770, je croyais qu’après avoir si bien, si clairement fondé la vérité des lettres familières qui se rapportent à l’acte du 1er avril, par leur suite et leur parfaite analogie avec celles qui ne s’y rapportent pas, je pouvais me dispenser d’abuser de votre indulgence, en défendant une légère erreur de désignation faite par M. Duverney, et non par moi-même. Mais puisque vous n’êtes pas fatigué de m’écouter, je vais joindre à la preuve analogique la preuve irrésistible d’un fier argument : et puisque c’est tout de bon que ce fait vous paraît grave, il faut s’y arrêter. En effet, j’ai vu que vous aviez fait écorner tous les exemplaires de votre mémoire en cet endroit pour qu’on le remarquât.

Le comte de la Blache a fait, dit-il, une découverte absolument décisive pour le gain de son procès. Il s’est aperçu qu’en réponse à l’un de mes billets, daté du 9 mai 1770, et finissant par ces mots : « À quand donc la bonne fortune ? Je suis tous les jours à l’ordre comme un mousquetaire. Je ne le puis ni demain ni vendredi ; » ce qui constate d’abord que mon billet fut écrit le mercredi 9 mai 1770. Il a découvert, dis-je, que M. Duverney m’a répondu sur le même papier, au lieu de samedi 12, ces mots : « Samedi 11, à huit heures du soir, ou dimanche à la même heure. » Et, tout joyeux de sa trouvaille, il emploie une page et demie à tirer d’une légère erreur de M. Duverney la juste induction que sa réponse ne saurait s’appliquer à mon billet du 9 mai, mais qu’elle appartient à une lettre écrite le 8 février 1769 ; et voici comment il raisonne. En vérité, cela est aussi lumineux que judicieux.

Le sieur de Beaumarchais, composant après coup, dans son cabinet, une prétendue lettre écrite pour cadrer à la réponse faite depuis longtemps par M. Duverney, a cru de bonne foi que, le samedi désigné étant le 11 mai, il n’avait qu’à mettre sur le sien : Ce 9 mai ; que par là sa lettre semblerait antérieure de deux jours à celui qui était indiqué pour rendez-vous. « Malheureusement il n’a pas été consulter l’almanach de l’année 1770, car il y aurait vu que dans le mois de mai 1770 il n’y avait pas de samedi qui fût le 11, etc. » (Page 55.)

Je n’affaiblis pas l’objection, comme on voit ; au contraire je la rends plus claire, en la débarrassant de cet entortillage de style qui fait de tout ce mémoire un ambigu si lourd et si difficile à comprendre.

Mais prenez garde, avocat ! vous vous fourvoyez. Il ne fallait pas accorder au fripon pour qui vous me donnez, que malheureusement il n’a pas été consulter l’almanach de l’année 1770. Par cet aveu maladroit, vous lui passez gain de cause entier ! Voyez vous-même.

Ces termes de mon billet : Je ne le puis ni demain ni vendredi, prouvent clairement que je l’aurais écrit comme envoyé le mercredi. Si je l’avais composé après coup, et sans l’almanach de l’année, à l’aspect de ces mots, samedi 11, d’un billet dont je voulais abuser, j’aurais dit, en comptant par mes doigts et rétrogradant à mesure, samedi 11, vendredi 10, jeudi 9, et j’aurais daté mon faux billet du mercredi 8 mai. Mon erreur alors appuyant celle du billet Duverney, j’étais pris comme un sot : car deux hommes en s’écrivant ne font pas, chacun de leur côté, l’erreur de reculer d’un jour la vraie date de leur lettre : une pareille fortuité devient trop improbable.

Mais il n’en va pas ainsi, mon cher ! j’ai daté du 9 mai. Le corps de mon billet prouve qu’il fut écrit le mercredi ; et l’almanach de 1770, que malheureusement je n’ai pas consulté, nous montre que ce mercredi était le 9 mai. Donc, pour me supposer faussaire, vous deviez, ô avocat ! renonçant à votre majeure, établir au contraire que j’avais l’almanach sous les yeux en appliquant le billet après coup. Donc vous ne savez ce que vous voulez en assurant que je ne l’avais pas ; donc vous n’avez encore rien prouvé. Voilà pour une ; essayons l’inverse à présent.

J’avais donc l’almanach sous les yeux en composant mon infamie ! Mais si je l’ai consulté pour dater aussi juste du mercredi 9, comment n’aurais-je pas vu d’un coup d’œil que si mercredi était le 9 mai, le samedi suivant ne pouvait être le 11, puisqu’il y a trois jours pleins entre eux : qu’ainsi je ne devais pas, en datant mercredi 9, user d’un billet indiquant samedi 11 pour essayer d’enlever au pauvre comte de la Blache quinze mille francs sur son pauvre legs de quinze cent mille livres ?

S’il est probable que M. Duverney, donnant rapidement un rendez-vous demandé, ait pu se tromper en désignant samedi 11, au lieu de samedi 12 (car sa légère erreur est de désignation future), il n’est nullement probable que M. de Beaumarchais, enfermé dans son cabinet, et consultant à froid un almanach de l’année pour dater son faux billet si juste du mercredi 9, ait eu la gillerie, la sottise, d’appliquer sa date à côté de samedi 11, qui lui crevait les yeux.

Et ne voilà-t-il pas que, pour me dénoncer faussaire, il vous faut aussi renoncer à la seconde hypothèse, que j’avais l’almanach sous les yeux, quand je connus si bien que ce mercredi était le 9, ou que ce 9 était un mercredi ? Donc, pour me faire une aussi sotte insulte, il faut commencer par dévorer l’étrange et double absurdité de ne pouvoir poser en principe, ni que j’avais l’almanach sous les yeux, ni que je ne l’avais pas : ce qui fait crouler tout votre édifice, et ramène à la seule idée possible, naturelle et vraie, que l’aspect des choses présente. M. de Beaumarchais écrit, le mercredi 9 mai 1770, à M. Duverney : « À quand la bonne fortune ?… Je ne le puis ni demain ni vendredi ; tous les autres jours sont à mon bon ami ; » et M. Duverney, voyant que M. de Beaumarchais ne peut venir ni demain jeudi ni vendredi, lui assigne un rendez-vous légèrement pour samedi ou dimanche ; et au lieu de mettre samedi 12, il se trompe, et met samedi 11, à huit heures du soir, ou dimanche à la même heure.

Cela est-il clair ? et lorsque vous m’avez dit, flatteur que vous êtes (page 11), que j’étais un jeune homme de beaucoup d’esprit, ne me faisiez-vous donc ce compliment que pour tomber ensuite dans la contradiction risible de m’accuser partout de n’avoir fait que des bêtises ? Voilà pourtant de quelle force vous argumentez dans toute la plénitude de vos cinquante-huit pages, funeste raisonneur ! À la vérité, cela devrait ne me rien faire ; mais vous me forcez à devenir aussi ennuyeux que vous, pour réfuter clairement vos affreuses inepties : voilà ce que je ne puis vous pardonner.

— Hé bien ! monsieur de Beaumarchais, quand vous devriez vous irriter davantage, nous ne pouvons nous empêcher d’observer encore, sur votre analogie, que tous les billets répondus par M. Duverney, et qui se rapportent à l’acte du 1er avril, sont plus secs, plus décharnés, plus dénués de bonté, de familiarité, que ceux qui lui sont étrangers. Comment cela se fait-il ? Étiez-vous brouillés ? peu d’accord entre vous ? quoi donc ?

— Ha ! ha ! messieurs, c’est que je ne les ai pas tous produits, ces billets : quoique, en honneur, le comte de la Blache les eût tous vus avant le procès ; mais indépendamment de ceux que je n’ai plus, parce qu’il y en eut beaucoup de brûlés ou déchirés avant l’explication et la clef que je viens de donner, j’aurais craint que le ton badin et mystérieux qui règne en quelques-uns de ceux qui me restent, interprété malignement par vous, ne nuisît à la mémoire du plus respectable des hommes. Mais rien ne devant me retenir, après avoir tout éclairci, je ne crains plus de vous montrer… celui-ci, par exemple, qui, daté du 15 juin 1770, est postérieur à la signature de l’acte du 1er avril, et qui, malgré son badinage, s’y relate en toutes ses parties. Puisque j’ai la demande et la réponse, on sent assez que c’est moi qui écrivis le premier.

« Ce 15 juin 1770.

« Un peu de notre style oriental pour égayer la matière. Comment se porte la chère petite ? Il y a longtemps que nous ne nous sommes embrassés. Nous sommes de drôles d’amants ! nous n’osons nous voir, parce que nous avons des parents qui font la mine : mais nous nous aimons toujours. Ah çà, ma petite, je vous ai rendu lettres et portraits ; voudriez-vous bien faire de même ? à la fin je me fâcherai. Autre article : depuis la grande pancarte, cette pancarte qui fait que, de très-enchevêtrés que nous étions, nous ne sommes presque plus rien l’un à l’autre, j’ai eu affaire avec quelques fleuristes qui commencent à me presser pour les fleurs que je leur ai promises. La petite sait bien que, dans l’origine, le mot fleurette signifiait une jolie petite monnaie, et que compter fleurette aux femmes était leur bailler de l’or ; ce qui a tant plu à ce sexe pompant, qu’il a voulu que le mot restât au figuré dans le galant dictionnaire.

« Je voudrais donc que la petite me comptât fleurette sur l’article de la balance de la grande pancarte, et qu’elle m’en composât un beau bouquet : les fleurs jaunes sont d’un usage plus commode. Ces jolies fleurs jaunes à face royale, que nous avons tant fait trotter pour le service de la petite autrefois !… Je ne la taxe pas pour la grosseur du bouquet ; je connais sa galanterie. Mais lundi est le jour de la fête où ce bouquet doit passer aux fleuristes. La petite veut-elle bien dire quand je pourrai envoyer chez elle ? »

J’ai rapporté cette lettre badine en entier, parce qu’à travers le voile et la frivolité de son style, on ne laisse pas d’y reconnaître tous les objets de l’acte sérieux du 1er avril précédent, et ceux dont les autres billets sont remplis. On y voit que les lettres et portraits rendus, les autres redemandés sont tous les titres remis par moi et ceux promis par M. Duverney ; que la grande pancarte qui fait que de très-enchevêtrés, etc., est l’acte du 1er avril. Alors, compter fleurette sur l’article de la balance de la grande pancarte, n’a plus besoin d’explication. Ces jolies fleurs jaunes que nous avons tant fait trotter autrefois pour le service de la petite, n’en ont pas besoin non plus. Rien enfin n’est si clair, si sérieux, quoique si badin, que cette lettre.

Elle présente encore à nos juges un aspect plus satisfaisant pour moi : c’est que, ne pouvant évidemment se rapporter qu’aux objets graves et consignés dans l’acte du 1er avril 1770, elle se reflète à son tour avantageusement sur les lettres étrangères à l’acte que j’ai citées, et forme la preuve la plus forte que le sens littéral de toutes ces lettres badines n’est qu’un masque ou le domino sous lequel deux hommes d’État iraient se concerter mystérieusement au bal de l’Opéra.

— Tout cela va fort bien, monsieur de Beaumarchais. Mais cette lettre et l’induction que vous en tirez ne peuvent avoir de force et de valeur, selon vos expressions mêmes, se refléter avantageusement sur les autres lettres, et les enchaîner toutes aux liaisons qui ont fondé l’acte du 1er avril, qu’en supposant que la réponse de M. Duverney serait autre chose qu’un rendez-vous tout sec, et qu’il s’y avouerait, par exemple, être la petite à qui vous demandez si librement des fleurs jaunes.

— Très-volontiers, messieurs. Voyons si M. Duverney, blessé de mon ton leste et libre, en a pris un plus sec, plus sévère et plus réprimant, dans sa réponse écrite sur le même papier, de sa main ; la voici mot pour mot :

« Soyez demain à neuf heures du matin chez la petite ; elle vous offrira le bouquet de la fête de lundi. Ce n’est pas sans peine que l’on a rassemblé les fleurs les plus rares dans le moment présent. »

Rapprochons maintenant la lettre et la réponse ; ou plutôt laissons les réflexions. Graves éplucheurs ! si cette pièce vous embarrasse aujourd’hui, vous la parfilerez tout à votre aise : car je la joins aux autres pièces du procès, quoique tout cela soit, comme je l’ai dit, fort inutile au soutien ou au débat de l’acte inexpugnable du 1er avril 1770. Mais c’est vous qui m’y forcez ; et je ne veux rien vous laisser à désirer.

— Une seule question seulement, monsieur de Beaumarchais, sur ce billet. Fûtes-vous chez la petite le lendemain ? — Non, pas ce jour-là ni les suivants, judicieux questionneur. — Et pourquoi donc ? devant y prendre de l’argent et des papiers : cela n’était-il pas très-intéressant pour vous ? — Certainement, mon cher monsieur ; mais par malheur ce fut le 15 même, à huit heures du soir, que je tombai si dangereusement malade d’une fièvre absorbante, et qui m’a tenu plus de deux mois au lit, tant à la ville qu’à ma maison de Pantin, comme cela est authentique à Paris. L’on sent bien que je ne pouvais donner une pareille commission à personne : c’est ce qui fit que, trois jours après, tourmenté de l’idée que M. Duverney devait être bien surpris de ne m’avoir pas vu, je lui écrivis de mon lit le billet suivant :

« Ce 18 juin 1770.

« M. de Beaumarchais, qui est dans son lit avec une fièvre que l’on qualifie de spasmodique (c’est le terme de M. Tronchin), a l’honneur d’en donner avis à M. Duverney. C’est ce qui l’a empêché d’aller rappeler au souvenir et à la bonté de M. Duverney qu’il doit lui remettre des papiers importants, lesquels, à vrai dire, feraient grand plaisir au pauvre malade. »

Je souffrais : mon ton était simple et grave. Un laquais de ma femme portait ma lettre. Or ce n’était ni le temps de badiner, ni celui d’être sec dans la réponse ; un ton familier même y eût été déplacé, puisque je ne l’avais pas pris dans le mien. Aussi le bon, l’honnête, le judicieux, le respectable M. Duverney prend-il, en me répondant, le ton sérieux de l’intérêt le plus vif.

« Votre santé m’inquiète, monsieur ; faites-m’en donner des nouvelles tous les jours, jusqu’à ce que je puisse vous voir, ce que je désire ardemment. »

On ne peut pas s’empêcher d’être un peu frappé de ces mots dans un billet sérieux, ce que je désire ardemment, à l’instant où je suis malade, en me priant de lui faire donner de mes nouvelles tous les jours, quand on a lu dans la consultation du comte de la Blache (page 55) « que jamais le sieur de Beaumarchais n’en a reçu un seul mot d’honnêteté par écrit. »

— Mais peut-être aussi ce billet n’est-il pas pour vous ? — Pardonnez-moi, messieurs, il est pour moi, répondu de sa main, sur le même papier ; et quoique le mien fût plié, cacheté par moi, en simple billet, même sans adresse, il me l’a renvoyé sous enveloppe, avec cette adresse de sa main : À monsieur de Beaumarchais, à Paris ; cacheté de ses armes.

— Tout cela paraît sans réplique, monsieur ; cependant il nous reste encore un scrupule. Toutes les réponses de M. Duverney, écrites au haut d’une page ou d’une feuille, nous paraissent offrir une si grande facilité à l’abus qu’on pouvait en avoir fait, qu’avec les insinuations du comte de la Blache nous avons été, ma foi, plus qu’à demi persuadés que vos billets étaient appliqués après coup sur ces prétendues réponses…

— Avec votre permission, messieurs, il n’est pas vrai que toutes les réponses de M. Duverney soient écrites au haut des pages ou des feuilles ; elles sont d’un sens, de l’autre, à côté, dessus, derrière, sur le même ou sur le second feuillet, etc…

— Oui, mais il n’y en a pas une seule écrite d’une façon irrésistible, et qui porte la conviction dans l’âme que ce qui semble vous répondre est invinciblement la réponse à votre lettre. Quoi ! pas un seul billet de M. Duverney qui soit placé, par exemple, immédiatement au-dessous de votre écriture à vous, de façon qu’il soit impossible à l’homme le plus difficile, en le voyant, d’imaginer que M. Duverney eût choisi, pour vous adresser quelques mots, le milieu ou les deux tiers de la page, et vous eût laissé au-dessus de son billet une grande place blanche pour y appliquer le vôtre après coup ? Comme une telle façon d’écrire un premier billet serait absolument improbable, en le voyant servir de réponse au vôtre écrit dessus, il n’y aurait plus de moyen de douter que le vôtre n’eût été écrit le premier, et que celui de M. Duverney ne fût la vraie réponse, à laquelle nous n’hésiterions plus de nous rendre ; et c’est alors seulement que nos doutes sur un commerce libre entre vous deux, toujours répondu sur le même papier, seraient levés : alors la puissante analogie que vous invoquez serait dans toute sa force, et nous laisserait sans réplique.

— En vérité, messieurs, ne doutez pas que dans plus de six cents lettres ou billets brûlés par moi, il ne s’en trouvât quelques-uns écrits et répondus comme vous le désirez. Mais dans ceux qui me restent, et qu’on m’a forcé très-inutilement de produire au soutien d’un acte qui n’avait nul besoin de soutien, s’il ne s’en trouve pas d’écrits ainsi, c’est par la raison ou que mes billets remplissaient toute la première page, ou que, devant replier la lettre qu’il me renvoyait, afin que son cachet ne tombât pas sur la place déchirée par le mien, M. Duverney a presque toujours retourné le feuillet ou le papier pour me répondre. Que sais-je ? et comment pourrais-je expliquer la bizarrerie de pareilles fortuités ?

— C’est pourtant cela seul qui pourrait nous convaincre.

— Eh ! monsieur l’avocat-virgule, à quel misérable pointillage attachez-vous votre prétendue conviction ? Quand on se rend si minutieux sur les preuves, on n’a guère envie d’être convaincu !

Cependant voyons… Comme je veux essayer de vous complaire en tout, je vais joindre aux pièces du procès encore un billet à sa réponse, à la vérité très-inutile à l’acte du 1er avril, mais au moins propre à vous satisfaire. Je l’ai par hasard dans les mains, et il remplit si bien toutes les conditions par vous exigées, que j’espère après cela que vous me laisserez tranquille. Il est sans date, et se rapporte à des envois d’argent qui regardaient personnellement M. Duverney. Je lui écrivais :

« Vous avez oublié, ma chère amie, de donner vos ordres au petit bonhomme, et tout est resté là. Je ne puis pourtant pas tarder davantage. Si vous voulez dire à mon commissionnaire ce qu’il doit faire, je vous saurai un gré infini de cette complaisance, et je vous en remercierai demain au soir. En vérité, je ne puis reculer mon envoi. Samedi matin. »

— Toujours ma chère amie ? Ma chère amie à M. Duverney ! On ne s’accoutume pas à cela.

— Hé ! certainement, mon cher ! Comment cela vous émeut-il encore ? Le but de ma complaisance, en vous montrant ce billet, n’est pas de réveiller la question du style, et de rebâcher dix fois pour en justifier le figuré, mais de vous faire échec et mat sur les pointilleuses preuves exigées par vous d’un commerce écrit et répondu sur le même papier, mais répondu si certainement à mes billets écrits, qu’il n’y ait plus moyen de dire non.

Examinez donc bien celui-ci, ces deux écritures, sa forme, son papier, ses déchirures, ses plis, ses cachets, et surtout brûlez-vous les yeux sur la place de la réponse. Elle est de la main de M. Duverney répondant à ma chère amie, écrite sur la même page que mon billet, immédiatement au-dessous de mon écriture, du même sens, aux trois quarts de la page vers le bas ; et ce billet ne contient que ces mots :

« Je n’ai pas vu le petit ; demain je vous arrangerai. »

Certes, messieurs, s’il a choisi cette place exprès pour m’écrire quatre mots bien respectueusement aux trois quarts de la page, et qu’il ait laissé au-dessus tout le reste en papier blanc, afin que je pusse en abuser au bout de dix ans contre son légataire, il était aussi ridicule ce jour-là qu’il fut stupide le jour qu’il mit, dit-on, sa signature et la date fixe du 1er avril 1770 au bas du second verso d’une grande feuille de papier à la Tellière ; ce qui m’eût laissé quatre pages de grand blanc où j’aurais pu placer, non une créance détaillée de quinze mille livres, mais bien une en trois cents articles de quinze cent mille livres, et qui eût absorbé l’héritage !

Et le comte de la Blache, qui vous a fait écrire et soussigner tant d’injurieuses absurdités, messieurs, avait pourtant vu toutes ces lettres longtemps avant le commencement du procès.

— Oh ! monsieur de Beaumarchais, voilà trop de fois aussi que vous répétez que le comte de la Blache avait vu toutes ces lettres avant le procès ! Il faut vous fermer la bouche au moins sur cet objet, en vous prouvant qu’il n’en connaissait rien lorsqu’il vous fit sommer de déclarer de quelle main était l’écriture de l’acte du 1er avril, puisqu’il nous a fait imprimer (page 16 de notre consultation) : « Naturellement il dut naître des inquiétudes, des soupçons ; mille idées durent se présenter à l’esprit (du comte de la Blache) : tout annonçait une œuvre mystérieuse, une entreprise aussi hardie que profondément méditée. Mais comment la pénétrer ? comment la démasquer ? Le comte de la Blache essaya de tirer quelques lumières du sieur de Beaumarchais lui-même : le 25 septembre 1771, il le fit sommer de déclarer, etc. »

— Et c’est le comte de la Blache qui vous fait imprimer de si belles choses ? — Le comte de la Blache lui-même. — Et c’était le 25 septembre 1771 qu’il avait tant d’inquiétude et de désir d’obtenir ses éclaircissements de moi ? — Le 25 septembre 1771.

— Bonnes gens que vous êtes, vous ne savez pas encore votre Falcoz par cœur ! Apprenez donc, avocats candides et naïfs, ou qui feignez de l’être, que dix mois avant l’époque du 25 septembre 1771, et six mois avant qu’il fût seulement question de procès entre le légataire et moi, ce seigneur avait vu chez Me Mommet, mon notaire, rue Montmartre, à Paris, l’acte du 1er avril, toutes les lettres qui s’y rapportent, et même beaucoup de celles qui ne s’y rapportent pas ; que, loin de désirer des éclaircissements que je le pressais de recevoir à l’amiable, ce bon seigneur les fuyait dès lors comme la peste ; et c’est ce que je vais vous prouver sans réplique…

Nous vous arrêtons, monsieur de Beaumarchais ! Prenez garde, et réfléchissez avant tout que vous taxez là un gentilhomme, un officier général, d’une chose infâme ! Avant d’aller plus avant, voyez comme il vous fait accuser par nous d’avoir fabriqué ces lettres dans le cours du procès, après coup, et pour répondre aux objections de Me Caillard, son avocat ! Voyez ce qu’il nous fait imprimer (page 53) : « On lui objectait que l’écrit du 1er avril ne prouvait point la remise des pièces. Il m’a fait cette lettre (après coup) pour prouver cette remise. »

Après de telles déclarations d’un homme d’honneur, dire et soutenir qu’il avait vu toutes ces lettres longtemps avant le procès !… Prenez garde, monsieur, prenez garde ! Voyez donc ce qu’il nous fait articuler (page 42) : « Pour se tirer du mauvais pas où il s’était engagé, il a formé le projet de faire passer ces petits écrits de M. Duverney comme des réponses à des lettres qu’il a forgées et écrites… à des lettres qu’il a imaginées après coup.

Rien de si positif que ces déclarations ! Prenez donc garde, monsieur, à ce que vous allez dire. Savez-vous bien qu’il y a de quoi perdre à jamais et déshonorer l’un de vous deux ? Et si vous aviez une fois écrit un pareil fait sans le prouver !… Tenez, lisez encore ce qu’il nous fait imprimer (page 53) : « ON lui objectait que, dans l’écrit du 1er avril, il était dit dans un endroit : Le contrat de rente viagère en brevet ; et en un autre endroit : La grosse du contrat ; c’est pour lever cette équivoque qu’il met dans sa lettre (subaud. après coup) : Le brevet ou le contrat en brevet. »

Après des faits si positivement articulés, à qui persuaderez-vous que M. le comte de la Blache, un homme de condition, un maréchal de camp, ayant vu ces lettres, fût assez vil…

— Halte-là, messieurs, à mon tour ! Laissons les qualifications, et voyez mes preuves. Elles sont tirées d’un petit commerce épistolaire aigre-doux, qui fournit quelques lettres entre le légataire et moi, peu après la mort du testateur. J’ai, Dieu merci, conservé la copie des miennes et les originaux des siennes.

Après plusieurs lettres et réponses, une lettre de moi, du 30 octobre 1770, portait cette invitation itérative au comte de la Blache :

« Je me suis pressé de renvoyer à mon notaire mes papiers qu’il m’avait rendus, comme inutiles chez lui, jusqu’à déposition pour minute, etc.

« J’ai donc l’honneur de vous proposer encore une fois de nous rassembler chez ce notaire. Je désire que vous puissiez engager une personne impartiale et instruite à vous y accompagner. Quelles que soient vos intentions, comme nul homme sensé ne plaide contre l’évidence et ses propres intérêts, j’espère que la communication de mon titre, et les explications que je suis prêt à vous donner sur les motifs de son existence, vous porteront à prévenir, par un arrangement à l’amiable, des demandes juridiques, auxquelles je ne me détermine jamais qu’à la dernière extrémité.

« J’ai l’honneur d’être, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Que répondit à ces invitations le légataire universel, devenu si fier de son nouveau titre ?

« Ce 31 octobre.

« La seule proposition que je puisse accepter, monsieur, est celle que vous me fîtes, il y a quelque temps, de faire remettre chez Me Mommet, votre notaire, vos titres et lettres à l’appui, en originaux, afin que je puisse les examiner moi-même et en prendre connaissance. Toute entrevue deviendrait inutile, et ne conduirait à rien avant ce travail. Je croyais m’en être expliqué assez clairement dans ma dernière, etc… (Il est fier, notre ennemi !) J’ai l’honneur d’être, etc.

« Signé La Blache. »

Elles existaient donc en octobre 1770, ces lettres en originaux, à l’appui de l’acte, puisque le fier légataire avoue dans sa lettre du 31 que, depuis quelque temps, je lui avais offert de les soumettre à son examen chez mon notaire ? J’offrais donc aussi tous les éclaircissements possibles ?

— Il n’y a plus moyen, à la vérité, de douter que les lettres n’existassent ; mais il est possible encore, à la rigueur, que M. de la Blache ne les ait pas vues avant les procédures.

— Je sais bien, messieurs, qu’il le nierait, s’il osait ; mais comme je n’ai pas le temps de lui en laisser le loisir, que ce n’est pas sans preuves que je l’ai dit, et que ses premiers mémoires l’attestent, je le répète : oui, messieurs, il les a vues, lues, tenues et relues avant le procès, chez mon notaire, le mardi 6 novembre 1770, et c’est encore lui-même qui va vous le prouver. J’avais écrit à ce seigneur, le 6 novembre au matin :

« Mon titre de créance est chez Me Mommet, monsieur : je le lui avais remis avant de vous écrire ma dernière lettre, où je croyais m’en être expliqué assez clairement (phrase du légataire dont je me parais aussi : à fiérot, fier et demi). Si la crainte de m’y rencontrer vous a empêché d’en aller prendre communication, vous le pouvez toute la soirée aujourd’hui : Me Mommet m’a promis de vous y attendre, etc… Avec des procédés un peu plus honnêtes, vous auriez obtenu de moi des éclaircissements de toute nature ; mais peut-être avez-vous vos raisons pour ne pas vous soucier de les recevoir.

« J’ai l’honneur d’être, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Et que répond l’héritier, bouffi de colère à l’aspect d’un créancier de quinze mille francs, dans un héritage de quinze cent mille francs, tombé du ciel ? Il me répliqua à l’instant :

« Quoique je ne me croie point obligé, monsieur, de répondre à votre empressement sur la connaissance que vous désirez depuis si longtemps que je prenne de votre titre de créance, je passerai ce soir chez votre notaire pour en examiner la teneur, etc… quant aux éclaircissements que j’y aurais gagnés (à m’y voir), et dont vous me flattez, ne voulant rien obtenir, il était assez simple de ne rien demander, etc.

« Je suis très-parf…, etc.

« Signé La Blache. »

Il y alla le soir même ; et pour mieux procéder à l’avération des écritures, il y mena le sieur Dupont, depuis intendant de l’École militaire, alors exécuteur testamentaire de M. Duverney, et qui, ayant été toute sa vie son secrétaire, connaissait bien son écriture ; il y mena le sieur Du Coin, caissier de M. Duverney, qui la connaissait bien autant ; il y mena d’autres personnes encore, non une fois, mais plusieurs. Me Mommet leur montra l’acte et les lettres en original : là, tout fut examiné, bien lu, commenté par le noble héritier, mais avec des éclats, avec une fureur qui le mena jusqu’à dire « que si j’avais jamais cet argent, dix ans se seraient écoulés, et que j’aurais été vilipendé de toute manière auparavant ! »

Depuis, et sous l’époque du 11 décembre 1770, Me Mommet, à ma prière, eut encore l’honnêteté de porter l’acte et les lettres en original avec un mémoire explicatif chez Me d’Outremont, avocat de ce riche légataire, son conseil y étant assemblé : ce qui est aussi constaté par deux lettres de l’adversaire et de moi. Et c’est d’après son examen critique et celui de tant de connaisseurs, que je l’ai pressé de toutes les façons de prendre contre l’acte du 1er avril la voie de l’inscription de faux, la seule qui légalement lui fût ouverte, et c’est d’après ces examens aussi qu’il l’a toujours éludée, voulant bien, comme je l’ai dit, me dénigrer publiquement, pourvu qu’il ne courût pas le danger de m’accuser juridiquement ; et l’on veut que je me modère !… Il le faut cependant.

Que résulte-t-il de tout cela, très-gracieux soussignés ? C’est que des lettres vues longtemps avant le procès entamé n’ont pu être fabriquées, comme il vous le fait dire, longtemps après le procès entamé ; c’est que toutes ces lettres, que j’ai, dit-il, forgées après coup pour me tirer d’un mauvais pas où les mémoires et les bruyants plaidoyers du porte-voix Caillard me jetaient en 1772, je viens de prouver qu’il les avait connues et très-aigrement commentées dès 1770, c’est-à-dire deux ans avant les objections du porte-voix et mes prétendus embarras d’y répondre.

Il en résulte encore que, loin qu’en septembre 1771 le comte de la Blache, inquiet, fût empressé d’arracher de moi de premiers éclaircissements sur l’acte qu’il attaque, ses écrits prouvent que, dès 1770, il les avait aigrement refusés de moi. « Quant aux éclaircissements dont vous me flattez, ne voulant rien obtenir, il est assez simple de ne rien demander » (disait-il dans sa lettre du 6 novembre 1770).

Maintenant que tous ces petits faits sont bien éclaircis, à votre aise, messieurs, sur les qualifications ! de ma part j’estimerais que, n’y ayant point ici d’ânerie, ce ne serait pas le lieu d’appliquer les oreilles dont j’ai parlé plus haut : l’écriteau seul m’y paraît convenable avec ces mots : calomniateur avéré.

Mais vous qu’il voulait rendre ses complices, avocats trop confiants ! comment n’avez-vous pas senti que chez lui c’était un parti pris ? que l’unique artifice de sa misérable défense est d’intervertir l’ordre naturel de toutes les choses écrites, de nier l’évidence même, et d’injurier, injurier, injurier ?…

En vérité, l’esprit se soulève et se révolte à tout moment ; et s’il y a des bornes à la patience même la plus absurde, il faut avouer qu’on a besoin de les reculer encore, pour qu’elle n’échappe pas à chaque objet de cette affreuse discussion ! Non, si l’espoir de charger, de couvrir un injuste ennemi de l’indignation de tous ceux qui me liront, ne modérait mon âme et n’enchaînait ma plume, à chaque période, une fièvre de fureur allumant mon cerveau, je rugirais comme un insensé ! je couvrirais mon papier des explosions d’une colère exaltée, au lieu des raisons que je dois et veux y consigner uniquement ! Mais aussi, quel indigne métier fait depuis six ans ce comte de la Blache ! Et s’il était capable de rentrer en lui-même, quelle terrible réflexion, pour un homme de nom qui s’honore de ses aïeux, de penser qu’après un tel procès jamais ses descendants ne pourront s’honorer de lui !

Il me hait, a-t-il dit, comme un amant aime sa maîtresse ! c’est-à-dire avec passion, et il l’a bien prouvé. Mais qui pourra jamais deviner tout ce que je réprime en lui répondant ?

Lorsque j’allais remercier les juges du conseil de ce qu’ils avaient anéanti l’indigne arrêt rédigé par ce Goëzman en faveur de son protégé la Blache, un magistrat, raisonnant avec moi de cette affaire, et me parlant avec intérêt du grand succès que je venais d’obtenir, me dit : On a supprimé votre dernier mémoire, quoique bien frappé, parce qu’en effet il est un peu trop vif.

— Trop vif, monsieur ! Ni vous, ni aucun magistrat que je connaisse, n’êtes en état de juger cette question. Il me regarde avec étonnement : Comment donc ? que dites-vous ?

— Pardon, monsieur, si je vous ai jeté dans un moment d’erreur ! mais ne vous méprenez plus à mon intention : elle est pure, et ce n’est pas votre amour-propre que j’attaque ; c’est votre sensibilité que j’interroge. Avez-vous jamais rencontré dans le monde un homme assez lâche, assez insolent pour vous crier pendant six ans, à la face du public, que vous étiez un fripon sans autre droit qu’une injuste et criminelle avidité ? Non, sans doute, me répondez-vous. Hé bien ! pardon, monsieur ! mais vous qui n’avez jamais éprouvé de tels outrages, vous qui fronciez déjà le sourcil au seul soupçon que j’effleurais votre amour-propre, comment pourriez-vous juger du degré de ressentiment permis à un homme d’honneur, indignement attaqué et poursuivi, depuis dix ans, par la haine et la calomnie sur tous les points délicats de son existence ? — Il s’apaisa, me prit par la main avec bonté : J’en ai parlé, me dit-il, non en homme, mais en juge austère ; et je ne puis vous blâmer de votre excessive sensibilité.

Résumons-nous maintenant, en rappelant au lecteur l’important aveu de l’avocat qui s’intitule les soussignés, imprimé par lui (page 40 de sa consultation), et les grands motifs qu’il allègue ensuite pour le combattre.

« Si les lettres rapportées sont parvenues à M. Duverney, et si à chacune d’elles il a fait la réponse qui y est appliquée par le sieur de Beaumarchais, il s’ensuivra très-certainement que M. Duverney a eu la plus parfaite connaissance de l’écrit du 1er avril ; qu’il a travaillé lui-même à le former, à le corriger, à le mettre en l’état où il est. »

Tel est ce terrible aveu, contre lequel, après, nous l’avons vu délayer, dans cinquante-huit pages de noir et de blanc, les fameuses objections qui suivent :

Mais comme ON nous a dit qu’il n’y avait jamais eu de liaisons particulières ni d’affaires secrètes entre eux ; qu’ON nous a certifié que la fausseté d’un pareil commerce est non-seulement prouvée, mais que ce commerce est injurieux à M. Duverney, à sa mémoire, à ses principes, à son âge, à sa vertu ; qu’ON nous a exposé n’en avoir jamais vu aucune trace dans les papiers de l’inventaire ni ailleurs ; que le sieur de Beaumarchais n’en apporte en preuve que les seuls billets qui se rapportent à l’acte du 1er avril, et qu’ON lui objecte comme frauduleux ; lesquels même ON nous assure n’avoir été imaginés après coup que pour répondre à mesure aux objections dont il était pressé dans tous les plaidoyers et les mémoires, et pour étayer un acte qu’ON nous dit suspecté de faux, en même temps qu’il est rempli de dol, de fraude et de lésions, quoique l’une de ces suppositions exclue absolument l’autre ; de plus, comme ON avoue n’avoir jamais rien su de ce qui s’était passé entre les contractants, et n’avoir trouvé depuis qu’ON est légataire en possession aucun renseignement sur ces affaires secrètes : ce qui rend nos conclusions bien vigoureuses contre l’acte ; et comme ON nous atteste en outre que si le sieur de Beaumarchais a d’autres écrits de M. Duverney, ON peut dire sans témérité qu’il se gardera bien de jamais les joindre au procès ; ON se flatte, nous nous flattons, et nous estimons que le sieur de Beaumarchais doit perdre avec dépens ledit procès au parlement d’Aix, comme ON sait qu’il l’a perdu à la commission, au rapport du conseiller Goëzman. Eh ! comment pourrait-il ne pas le perdre encore ? Un ancien colonel dragon, nous honorant de ses pouvoirs, n’est-il pas inexpugnable avec de tels moyens, de tels défenseurs ? etc., etc. Et adoraverunt draconem qui dedit potestatem bestiæ…, dicentes : Quis similis draconi et bestiæ ? et quis poterit pugnare cum eis ? (Apoc., cap. xiii, v. 4)

En effet, ne semble-t-il pas, en lisant tout ceci, que cet avocat, frappé de la force irrésistible de l’acte qu’il combat, de la plénitude et du poids de mes preuves, comparées au creux sonore, au vide effrayant des siennes, n’ait fait suivre son redoutable aveu de tous ces on dit pitoyables que pour m’inviter, en m’expliquant de plus en plus, à couvrir mon ennemi d’un opprobre ineffaçable ? Je vous ai compris, soussignés ! et je l’ai fait. Vous venez de voir mes preuves sur la liaison, sur le commerce intime et non interrompu qui fut entre M. Duverney et moi. Tout est prouvé, tout est dit de ma part.

Maintenant, monsieur le comte, ajoutez un mot à tout ce qu’il dit ; et, montant votre turlutaine organisée sur son air accoutumé, répétez-nous encore pour toute raison :

À la vérité je ne sais rien de rien, mais l’acte du 1er avril est faux ; le contrat viager est faux ; les quittances relatées sont fausses ; le traité de société est faux ; la remise des pièces est fausse ; les lettres à l’appui sont fausses ; le commerce ostensible est faux ; les billets familiers sont faux ; les billets mystérieux sont faux ; son esprit est faux ; ses arguments sont faux ; son cœur est faux ; l’or de sa poche est faux ; ses bijoux, ses diamants sont faux ; tout enfin en lui est faux ; tout est faux, je dis faux, faux, faux. M’entendez-vous ?

— Il est joli votre air, et vous jouez avec goût de la manivelle ! Mais vous vous échauffez ! Savez-vous bien que vous avez là dans le sang une singulière jaunisse ? elle vous fait tout voir du fond de sa couleur. Je crains, monsieur, qu’après vous avoir beaucoup tourmenté, cette maladie ne vous coûte un peu d’argent ! Et vous l’aimez, l’argent ! Prenez garde !

Reposons-nous, lecteur ; et que la marche inégale, les écarts et les tons brisés de ce mémoire ne nous arment pas contre sa solidité ! Soyons de bonne foi : me lirez-vous sans quelque amorce ? Faut-il, parce qu’on a raison, donner des vapeurs à son lecteur, et faire sécher d’ennui les magistrats ? Leur état n’est que trop pénible !

Sans doute il est commode aux avocats de se faire ordonner d’être simples ! Alors un soussigné peut être lourd impunément pour le comte de la Blache : que lui importe ? Mais moi, je ne le dois pas, car il s’agit de moi. J’ai besoin qu’on me lise ; et, forcé par le sujet à devenir long, ce n’est qu’en éveillant l’attention que je puis espérer d’être lu. Mais ce n’est pas le ton ici, c’est le fond qu’il faut juger.

Je connais deux nations rivales, et se disputant à peu près toute la gloire humaine. Chez l’un de ces peuples, j’ai vu les actes les plus fous, les plus extravagants, se faire avec un ton de réflexion et de gravité qui en imposait longtemps au vulgaire ; pendant que l’autre peuple, d’un air inattentif et léger qui ne tenait personne en garde, allait solidement au but, et gagnait en souriant le plus grand procès de l’univers. Chacun met à ce qu’il fait l’empreinte de son caractère.

Si donc vous n’êtes pas trop mécontent de la façon claire et sans faste dont j’ai justifié ma conduite en cette première partie, encore un peu d’ennui, lecteur : il ne vous restera rien à désirer sur celle de mon adversaire, ni sur aucun des points de cet affreux procès, lorsque vous aurez lu ma seconde partie, intitulée : les Ruses du comte de la Blache.


SECONDE PARTIE.
les ruses du comte de la blache.

L’avantage du noble n’est pas d’être juste, c’est le devoir de tous ; mais d’être assez avantageusement placé sur le grand théâtre du monde pour pouvoir s’y montrer généreux et magnanime. Ainsi l’homme de nom qui transporterait la bassesse et l’avidité dans un état dont l’honneur est la base, dans un état qui n’a de défaut que de porter trop loin peut-être les conséquences de ce noble principe, en perdrait bientôt les avantages ; et l’opinion publique, juge le plus rigoureux, le ravalant au-dessous de ceux que le hasard ou la fortune avait mis au-dessous de lui, ne tarderait pas à lui prouver qu’un nom connu n’est qu’un fardeau pour celui qui l’a dégradé par une conduite avilissante.

À quoi tend cet exorde ? dira le comte de la Blache.

— C’est qu’on m’a rendu, monsieur, que vous disiez dans Aix, avec ce dégagement dédaigneux d’un grand homme humilié du plus vil adversaire : « Ne suis-je pas bien malheureux ? il n’y a qu’un Beaumarchais au monde : il faut que le sort me l’adresse ! »

Non, monsieur le comte, non : ce n’est pas le sort qui vous adressa ce Beaumarchais. Les deux serpents qui vous rongent le cœur, l’avarice et la haine, vous ont seuls mis sur les bras ce redoutable adversaire.

Quoi ! il n’y aura que deux vilaines passions hors de l’enfer ! pendant vingt ans votre cœur s’en sera gorgé ! et vous êtes surpris qu’il en sorte quelque angoisse ! Quand on donne imprudemment asile à de tels hôtes, on mérite au moins d’en être tourmenté. Jugez quand on les encense !

Ce Beaumarchais, que vous ne feignez ici de mépriser que pour masquer la frayeur qu’il vous cause, il ne vous cherchait pas ; et votre sottise est de l’avoir méconnu en vous attaquant à lui ! Mais comme nous sommes loin de compte : pendant que vous êtes assez vain pour croire vous commettre en vous mesurant avec lui, pour ne pas payer quinze mille francs, il a la fierté de gémir de la nécessité de descendre à votre ton pour vous les demander : et si son honneur n’était pour rien dans le procès que vous lui faites, il y a longtemps que le roturier peu riche, humilié de plaider aussi longtemps contre vous pour un objet si méprisable, aurait jeté sa quittance au noble millionnaire, qui l’aurait ramassée.

Ne vous targuez donc plus d’être homme de condition, dans la crainte que les gens qui ne connaissent pas les vertus distinctives de la noblesse ne viennent à la haïr, à la calomnier, en voyant votre conduite avec moi. Contentez-vous de plaider comme légataire et non comme noble : et ne répandez plus sur le premier état des hommes une flétrissure qui n’est pas due à votre naissance, mais à votre caractère.

Je me suis souvent fait cette question : Le comte de la Blache me hait-il parce que je ne veux pas qu’il me ruine ? ou voulait-il me ruiner parce qu’il me haïssait ? Voilà tout mon embarras sur vous. Pour décider la question, il faudrait descendre en votre âme. Eh ! qui l’oserait ? il faudrait y voir quelle passion y domine le plus. L’amour ou la haine : la haine de ma personne, ou l’amour de mon argent. Essayons.

M. Duverney nous a tous deux aimés, l’un austèrement, l’autre avec faiblesse ; moi comme un homme, et vous comme un enfant : il s’est trompé sur l’un de nous deux. Voyons sur lequel il a fait cette grande faute.

Il ne me connaissait pas : j’errais dans le monde, il m’a rencontré. Fixant sur moi son œil attentif, il a cru me trouver du caractère, une certaine capacité, le coup d’œil assez juste, et les idées assez mâles et grandes ; il m’a confié tous ses secrets, ses chagrins et ses affaires. Il m’a plutôt estimé que chéri. Depuis sa mort, éprouvé coup sur coup par tous les genres d’infortunes, jeté dans le grand tourbillon du monde et des affaires, et nageant toujours contre le courant, je ne suis plus assez inconnu pour qu’on ne puisse apercevoir déjà si, dans le trouble ou le travail, dans le bonheur ou l’adversité, j’ai démenti son opinion et déshonoré son jugement.

Plus faible à votre égard, monsieur, après vous avoir enlevé à vos nobles mais pauvres parents, vous avoir adopté comme un fils, avancé de son crédit et soutenu de tout son or dans le service, il a fini par dépouiller pour vous sa famille entière, sous le vain espoir qu’élevé par ses soins du fond de la médiocrité jusqu’à la plus haute fortune et le grade le plus honorable, cet arrière-neveu respecterait sa mémoire, et deviendrait le père et le soutien de cette même famille qu’il vous a sacrifiée ! Grâce à lui, vous voilà maréchal de camp, et je veux croire que vous avez dû l’être, puisqu’en effet vous l’êtes ! Mais comment avez-vous reconnu tant de bienfaits ? Quelle conduite avez-vous tenue envers vos parents et les siens ? J’ai vu son espoir sur vous de son vivant ; je les ai tous entendus depuis sa mort.

Les pauvres, et ceux qu’il comptait doter par vous, regardant comme la juste punition de votre dureté d’avoir en tête ce fier adversaire qui vous a tant fait avaler le poison de votre injustice, m’ont tous écrit pour me supplier de mettre leurs droits sous l’égide du mien en vous faisant connaître.

Les riches, enchantés de votre sottise, ont cru trouver, dans mes fières répliques, la vengeance de toutes les petites noirceurs et continuelles intrigues qui les ont écartés d’un oncle utile, et vous ont mis à leur place au centre de sa succession.

Mais, éloignant de cet écrit ce qui est étranger à la défense de mon honneur, quand j’aurai montré quel homme vous fûtes en tous les points de nos démêlés, j’en aurai dit assez pour qu’on soit en état de juger laquelle de nos deux âmes est la roturière, lequel de nous deux est l’homme petit et vil, enfin lequel a justifié ou démenti l’estime et l’adoption de notre commun bienfaiteur.

Le 9 mars 1770, au plus fort de la discussion des intérêts qui ont fondé l’acte du 1er avril suivant, j’écrivis à M. Duverney une lettre devenue d’un si grand intérêt par son rapport intime à tout ce que j’ai dit plus haut, et qui jette un si grand jour sur ce qui me reste à dire, que je ne puis m’empécher de la rapporter presque en entier.


« Ce 9 mars 1770.

« J’ai lu fort attentivement, mon bon ami. (J’espère à présent que mon bon ami ne choque plus personne, et que la grande induction qu’on a tirée contre moi de ces expressions familières est dans la fange à l’instant qu’on lit ceci.) J’ai lu fort attentivement, mon bon ami, les corrections que vous avez faites à notre acte sous seing privé. Mais, quelque chose que vous puissiez dire, je ne sortirai pas de société pour les bois. Je vous réitère l’offre que je vous ai déjà faite de vous laisser le tiers en entier pour vous seul (voyez à ce sujet ma lettre du 9 janvier précédent) : et prenez le temps qu’il vous plaira pour me rembourser, ou bien mettez-moi en état de suivre tout seul, par un fort prêt d’argent, à des conditions qui me dédommagent. Vous étiez assez de cet avis l’autre jour ; mais je ne puis soutenir qu’en cas de mort vous me plantiez vis-à-vis votre M. le comte de la Blache, que j’honore de tout mon cœur (ah ! mon Dieu, oui, je l’honore !) mais qui, depuis que je l’ai vu familièrement chez madame d’H…, ne m’a jamais fait l’honneur de me saluer. (N’oubliez pas, lecteur, qu’il y avait alors près de onze ans que le comte de la Blache ne me saluait plus : ceci trouvera sa place.) Vous en faites votre héritier ; je n’ai rien à dire à cela. (Je savais donc fort bien que M. de Falcoz était son héritier : il ne faut pas l’oublier non plus.) Mais si je dois, en cas du plus grand malheur que j’aie à craindre, être son débiteur, je suis votre serviteur pour l’arrangement ; je ne résilie point. (Je connaissais donc très-bien dès ce temps-là l’homme avec qui la fortune m’a mis depuis aux prises, et je m’en expliquais assez librement, comme on voit.) Mettez-moi vis-à-vis mon ami Mézieu, qui est un galant homme, et à qui vous devez, mon bon ami, des réparations depuis longtemps. (Depuis longtemps, lecteur : cela est essentiel à retenir.) Ce n’est pas des excuses qu’un oncle doit à son neveu, mais des bontés, et surtout des bienfaits, quand il a senti qu’il avait eu tort avec lui : je ne vous ai jamais fardé mon opinion là-dessus. (Lecteur, vous en aurez la preuve à l’instant.) Mettez-moi vis-à-vis de lui. Ce souvenir que vous lui laisseriez de vous, lorsqu’il s’y attend le moins (il y avait en effet plus d’un an que je n’avais vu M. de Mézieu), ce souvenir… élèvera son cœur à une reconnaissance digne du bienfait, etc. »

Voilà les phrases qui, à la vue de ces lettres chez mon notaire, en 1770, avant le procès entamé, ont mis le légataire en fureur, et lui ont fait dire, avec quelques gros jurons : « Que si j’avais jamais cet argent, dix ans seraient écoulés avant ce terme, et que j’aurais été vilipendé de toute manière auparavant. »

Ah ! monsieur de Beaumarchais, vous vouliez ouvrir son cœur pour un héritier naturel ! Des bienfaits à M. de Mézieu ! à ce neveu qui avait été si utile à l’établissement de l’École militaire ! des bienfaits aux dépens de l’arrière-petit-neveu Falcoz, qui voulait tout envahir ! Dix ans de dénigrement public : lecteur, il m’a tenu parole ; en voilà déjà huit de passés.

Tel est donc le grand motif de la haine, le punctum vitæ de toutes les injures qu’on m’a faites et dites dans les deux procès dont le comte de la Blache fut l’auteur ou l’instigateur : il n’y a fils de bonne mère en France qui n’ait appris par mes mémoires dans quel abîme de malheurs ce haineux héritier m’a voulu plonger, et comment il s’entendait avec ses amis Goëzman et Marin pour les combler, s’il eût été possible, et comment il ne se lasse pas encore d’en boire la honte et le déshonneur public.

Lecteur, examinez, je vous prie, ce que le comte de la Blache répond à ma lettre du 9 mars, après l’avoir rapportée (page 50). Voyez avec quelle force de raisons et de preuves il en détruit la véracité :

« Il est clair, dit-il, que cette lettre a été faite après la mort de M. Duverney. (Vous allez voir comment cela est clair : suivez-le bien.) Les lettres des 8 février, 24 juin et 11 octobre 1769 trouvées sous les scellés, la sécheresse des billets de M. Duverney, l’extrême disproportion d’âge, d’état, de condition, d’occupations, tout démontre qu’il n’y avait jamais eu la moindre familiarité entre M. Duverney et le sieur de Beaumarchais. D’où aurait-il donc su que M. Duverney faisait le comte de la Blache son héritier ? (les preuves en vont fourmiller). Confie-t-on à des étrangers le secret de ses dernières dispositions ? (Et de cela aussi.) Aurait-il osé donner des leçons à M. Duverney et s’initier dans les secrets de la famille, si même il était vrai qu’il y eût quelque légère discussion entre l’oncle et le neveu ? »

— S’il est vrai qu’il y eût quelque légère discussion ? Non, monsieur le comte de la Blache, il n’y en avait plus lorsque j’écrivais cette lettre en 1770, parce que ce neveu, qui n’avait jamais désiré la fortune, mais les bonnes grâces de son oncle, était content de les avoir recouvrées, et ne désirait rien au delà.

Mais vous qui feignez ici de révoquer ces discussions en doute, vous savez bien que dix ans avant l’époque de 1770 il y en avait eu beaucoup ! Vous savez par l’intrigue et les ruses de qui ce neveu, homme du plus grand mérite, chef des études de l’École militaire, et l’auteur de son code tant estimé ; vous savez par quelle intrigue il se vit écarté de son oncle, à l’instant où le testament se faisait ou qu’il était prêt à se faire : car cet acte a précédé de dix ans la mort du testateur, et vous n’ignorez pas non plus par le courage et les travaux de qui ces deux hommes si dignes de s’aimer furent raccommodés !

Ce jeune homme si dédaigné, qui n’avait jamais eu, selon vous, aucune familiarité avec M. Duverney, dès 1761 osa seul tenter ce grand ouvrage : car la trame de votre intrigue avait été si bien tissue et tellement serrée, que personne autour de l’oncle n’osait plus lui parler du neveu. Et ce jeune homme tout seul, que M. Duverney avait initié dans les secrets de sa famille, et qui osait déjà lui donner des leçons, suivant vos termes (page 50), mais qui dans les miens ne voulait autre chose que prouver à M. Duverney qu’on lui en imposait sur le compte de son neveu ; ce jeune homme, qui savait dès ce temps que M. Duverney faisait le comte de la Blache son héritier, et que cet héritier en herbe écartait tous ceux qui pouvaient avoir droit à l’héritage du grand-oncle, opposa son courage à l’injuste colère de M. Duverney contre son neveu. Pendant ce temps, à la vérité, le négociateur fut si bien soutenu par les soins que M. de Mézieu se donnait en Bretagne pour les affaires de M. Duverney, qu’au retour du neveu le jeune homme en question parvint à le remettre dans les bras de son oncle.

Et comme les seules réponses du légataire universel sont de toujours nier les faits, jusqu’à ce qu’enfin la preuve et la confusion publique, arrivant à la fois, le fassent tomber dans la rage mue, en le réduisant au silence, entre dix lettres que M. de Mezieu écrivit de Bretagne en 1761 au négociateur Beaumarchais, je ne rapporterai que ces fragments d’une seule : ils sont suffisants pour convaincre nos juges et le public de la candeur des imputations du comte Alexandre-Joseph Falcoz de la Blache, appelant, contre son adversaire. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, intimé.

Comme je ne puis de ce pays obtenir assez tôt de M. Pâris de Mézieu son aveu pour publier une de ses anciennes lettres, je lui présente mes excuses de l’imprimer sans sa permission, et je le fais avec d’autant moins de scrupule, qu’elle ne contient que des choses infiniment honorables pour lui.

« À Carcé, le 31 décembre 1761.

« Si j’ai eu quelque impatience, monsieur, en ne recevant point de vos nouvelles, l’objet la rend excusable, et vous êtes plus fait que personne pour en juger, puisque personne ne connaît mieux que vous le but de mon empressement, et de quel prix il est pour moi. Je crains bien que l’envie de m’obliger ne vous éblouisse un peu sur les dispositions favorables où vous m’assurez que mon oncle est actuellement à mon égard

« Vous dites, monsieur, que mon oncle a été blessé du point de ma lettre où je lui fais entendre, qu’il est livré à ses entours, et qu’il agit par leurs instigations. Je vous observerai sur cela, premièrement, qu’en me marquant dans votre lettre, que vous lui aviez montrée, que vous n’osiez lui parler de moi autrement qu’en particulier, c’était assez me donner à entendre que votre projet et mes désirs n’étaient pas du goût de tout le monde. Vous ne redoutez point les chimères ; et si vos craintes eussent été sans fondement, vous n’eussiez pas pris des précautions inutiles ; votre dessein cependant ne pouvait être traversé par des gens sans crédit auprès de mon oncle. Vous avez donc pensé qu’il s’en trouvait qui en avaient, et qui pouvaient en abuser en s’opposant à mon bonheur, etc… (Ici trois pages de détails.)

« Je vous suis toujours infiniment obligé, monsieur, de tous les soins que vous avez bien voulu prendre pour contribuer à ma félicité… Pour vous, monsieur, qui n’avez que des envieux à craindre, je ne doute pas que vous n’en triomphiez. Ils se lasseront de vous poursuivre (ils ne se sont point lassés !), et la vérité sera tout entière en votre faveur.

« J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus sincères et les plus vifs, monsieur, votre, etc.

« Signé Pâris de Mézieu. »

Qu’on rapproche maintenant la lettre du neveu, datée de 1761, de celle de l’oncle, datée de 1760, que j’ai citée page 393 de ce mémoire, et qui montre avec quelles considération, estime et reconnaissance il m’écrivait déjà, l’on jugera d’un coup d’œil si dès ce temps M. Duverney accordait ou non la plus grande confiance à ce jeune homme tant dédaigné, nommé Beaumarchais ; si ce jeune homme était initié dans tous les secrets de sa famille, et s’il s’employait avec succès à rapprocher deux hommes du plus grand mérite, que l’avidité, la haine et l’intrigue avaient séparés.

À cet examen on reconnaîtra déjà cet alerre et rusé légataire universel, qui n’a bien déployé son caractère injuste et dur qu’après s’être fort assuré que le testateur, que cet oncle Alworti ne pouvait venir le lui reprocher, et l’en punir par l’exhérédation, comme un autre Blifil.

Par l’examen de ces deux lettres, on apprendra pourquoi ce désintéressé comte de la Blache a fait, pendant dix ans, les derniers efforts pour enlever à Beaumarchais le cœur et la confiance de son ami respectable.

On y verra la source de la plus noire intrigue à cet égard, et celle des abominables lettres anonymes qu’on ne cessait d’écrire à ce vieillard sur mon compte, et à moi-même sur le sien.

On y verra pourquoi, cherchant en vain la paix dans sa maison, il m’avait prié de ne plus le voir qu’en particulier, à des heures convenues, où cet homme, entravé dans les liens d’un esclavage domestique, était obligé de sortir en carrosse par sa grande porte, et de rentrer à pied chez lui par la basse-cour donnant sur le boulevard, pour être libre de me voir ; circonstance invinciblement prouvée par la réponse même qu’il fait à cette lettre du 9 mars 1770, que j’ai rapportée plus haut.

« Quand voulez-vous que nous nous voyions ? lui demandai-je à la fin, car je vous avertis que d’ici là je ne ferai pas une panse d’A sur vos corrections. »

À quoi il répond de sa main sur le même papier :

« Ce vendredi.

« Demain entre cinq et six heures. Si je n’y étais pas, il faudra m’attendre, parce que je sortirai pour être en liberté. »

Il sortira pour être en liberté ! Il était donc obsédé par l’espionnage ! En liberté de quoi ? de voir en secret le sieur de Beaumarchais, auquel il avait imposé ce devoir pénible, devoir qui faisait regimber ce dernier, parce que ce dernier est un animal fier (et même un peu brutal, dit le comte de la Blache).

De laquelle fierté, duquel regimbage, desquels devoirs pénibles, duquel mystère, desquels espionnages, desquelles lettres anonymes et noires intrigues domestiques, le lecteur va recevoir des preuves aussi claires que le jour !

Le 8 octobre 1769, c’est-à-dire peu de temps après cette arrivée de Touraine sur laquelle les soussignés ont tant argumenté (page 41), en citant trois de mes lettres ostensibles, j’eus occasion d’écrire à M. Duverney le billet suivant, en lui envoyant par une voie sûre une atrocité anonyme dont je venais d’être régalé. Je prie le lecteur de donner toute son attention à mon billet d’envoi et à la réponse de M. Duverney, de sa main, sur le même papier. Tout cela est tellement lié à ce qui précède et à ce qui va suivre, qu’on ne peut trop s’en pénétrer. C’est moi qui parle :

« Lisez la belle chienne de lettre anonyme que je viens de recevoir. Voyez comme vous y êtes traité, ainsi que moi, et dites encore que mes devoirs sont de vous voir souvent, parce que je vous dois de la reconnaissance ! Réellement ils croient que nous machinons quelque-chose contre l’intérêt de votre succession ! Je ne veux plus vous voir avec ce mystère. Ou recevez-moi comme tous vos amis, ou trouvez bon que je laisse là mes devoirs. Cela paraît être de la main d’une femme. On viendra encore vous tourner, vous questionner : quel parti tiendrez-vous ? Celle-ci est encore plus insolente que celle que vous avez reçue vous-même.

« L’affaire de l’achat de la maison de Rivarennes, etc. (mais ne détournons pas le lecteur de l’objet que je traite en ce moment)… J’espère que vous allez brûler l’infâme après l’avoir lue. Je vous avoue qu’elle m’a ému la bile horriblement à la lecture. Et je disais : C’est ce chien de mystère qu’on veut que je mette à notre amitié qui m’attire ces horreurs : mon ami, vous êtes la belle passion de mon âme ; mais moi j’ai l’air de n’être que votre passion honteuse ! je ne veux plus de ces devoirs, si je ne m’en acquitte publiquement, etc. »

Eh ! que répond à cela M. Duverney, de sa main, sur le même papier ? Écoutons.

« Ce n’est pas une femme ni une personne seule qui a fait la pièce pleine de malice dont on a fait lecture. On a vraisemblablement eu pour objet d’examiner quel en serait l’effet. Le silence peut faire croire que l’on n’improuve pas l’accusé ; cependant on doit se taire, ne rien dire ; mais se préparer à répondre, si l’on allait jusqu’à faire des questions, et s’en tenir en ce cas au projet formé, que tout ce qui est anonyme ne se lit point, et que l’on jette tout au feu.

« Les devoirs ne doivent point être interrompus, mais les rendre moins exacts et moins souvent pour un temps.

« Ne conviendrait-il pas que l’on dît à N… et à N… que l’on a reçu plusieurs lettres anonymes, et que, conformément à l’usage ordinaire, on les a brûlées ? d’autant mieux que cette licence peu honnête est portée à un point qui n’eut jamais d’exemple, puisque l’on se met sur le ton de n’épargner personne, etc. »

Telle est sa réponse :

« Ce n’est pas une femme, dit-il, ni une personne seule qui a fait la pièce, etc. » (Vous voyez bien, lecteur, qu’il savait, ainsi que moi, à qui s’en prendre !) « Ne conviendrait-il pas que l’on dît que l’on a reçu plusieurs lettres anonymes ? » (Il en avait donc reçu plusieurs, ainsi que moi ! C’était donc un usage établi, une voie ouverte contre nous ?) « La licence en est portée à un point qui n’eut jamais d’exemple ; on n’épargne personne. » (Elles étaient donc bien noires et bien atroces, ces lettres !) Et puis l’on cherche toute la vie pourquoi tel homme est dénigré, déchiré ! On a cherché qui faisait, pendant mes procès, insérer tous ces articles abominables contre moi dans les gazettes étrangères ; et c’est après dix ans de patience que l’acharnement d’un perfide ennemi me force enfin de mettre au jour toutes ces horreurs ! Quelle âme, messieurs ! quelle âme !

Et cette lettre a été jointe au procès dès le principe, et le comte de la Blache l’avait lue chez mon notaire avant le procès, et l’on juge assez qu’elle n’avait fait qu’enflammer sa haine et ses désirs de vengeance !

Allons, M. le comte de la Blache ! encore une petite inscription de faux contre cette lettre ! Vous en avez tant à faire, qu’une de plus ne doit pas vous arrêter en si beau chemin !

Enfin, c’est ici le lieu de rappeler ces trois lettres ostensibles de moi. citées par eux avec fracas (p. 40 et 41).

« Il a été trouvé dans les papiers de M. Duverney trois lettres du sieur de Beaumarchais, des 8 février, 24 juin et 11 octobre 1769. Les voici… » Quatre pages de commentaires !

Si j’ai transporté cet objet tout au travers les ruses, c’est qu’il pourrait bien s’y en rencontrer une innocente, à nous avoir assuré que ces trois lettres sont tout ce qu’on a trouvé de moi sous le scellé de M. Duverney, lorsque, par une distraction, légère à la vérité, les soussignés avaient, sans y songer, laissé tomber de leur plume ces petits mots qui n’ont pu m’échapper (p. 10) : « On trouve enfin dans les pièces inventoriées quelques autres lettres du sieur de Beaumarchais, les unes sans date, et trois autres datées des 8 février, 24 juin, 11 octobre 1769. »

Par quel hasard ces unes sans date ne reviennent-elles plus du tout dans la consultation, pendant qu’on fait un si grand fracas des trois qui sont datées ?

Le comte de la Blache aurait-il donc trouvé dans ces unes sans date, qu’il tient ensevelies, quelque phrase contraire à son plan d’ignorance absolue sur nos liaisons particulières ? Pardon, messieurs, s’il m’a donné lieu de lui appliquer sévèrement ce qu’un mauvais plaisant d’auteur a dit trop légèrement des dames galantes ! encore un coup, pardon si j’insiste ! Mais j’ai toutes les peines du monde à penser que si le comte de la Blache ne montre point une chose, cette chose n’eût pas en effet quelque petit besoin de demeurer cachée !

Cependant, comme cela ne me fait rien, et que je ne voudrais pas qu’une pareille réticence arrêtât le jugement du procès : si ON a ces unes sans date à Aix, et si ON les joint aux pièces, à la bonne heure ! Si elles sont restées à Paris, dans l’oubli, avec certains premiers mémoires, nous nous en passerons. Tout ce qu’ON fera là-dessus sera bien fait ; j’aime à m’en rapporter quelquefois aux gens ; et pourvu qu’ON ne nous retarde pas, je suis content. Reste à guérir maintenant les soussignés de leurs inquiétudes pour moi sur ces trois lettres datées de 1769.

Au lieu de se perdre, comme ils ont fait, dans des conjectures vagues et fatigantes, sur des morceaux isolés, dont la chaîne était rompue pour eux, qui ne savaient rien de nos affaires, que ne s’adressaient-ils à moi ? Je les aurais tirés de peine avec plaisir. J’ai tant et si souvent offert des éclaircissements au comte de la Blache ! Ne les aurait-il donc refusés que pour se livrer plus à l’aise à ses noires interprétations, et se conserver, en feignant de ne rien savoir, l’affreux droit d’empoisonner tout ?

J’aurais montré, par exemple, aux soussignés cet envoi secret d’une lettre anonyme que je viens d’imprimer avec sa réponse, et je leur aurais dit :

Examinez, messieurs, que le 8 octobre 1769 je mandais à M. Duverney en particulier : « Dites encore qu’il faut que je vous voie souvent, parce que je vous dois de la reconnaissance ! Réellement ils croient que nous machinons quelque chose contre l’intérêt de votre succession ! Je ne veux plus vous voir avec ce mystère… Ou recevez-moi comme tous vos amis, ou trouvez bon que je laisse là mes devoirs… Je ne veux plus de ces devoirs si je ne m’en acquitte publiquement, etc., etc. »

À quoi le vieillard, frappé de voir dans la lettre anonyme que le secret de nos entrevues était découvert, m’avait répondu : « Les devoirs ne doivent pas être interrompus, mais les rendre moins exacts et moins souvent pour un temps. »

Deux jours après, messieurs, un homme qui l’avait vu depuis peu, me faisant verbalement des reproches de négligence de sa part, voyez que je le charge à mon tour d’une réponse vague à ces reproches de négligence, que je ne crois pas mériter. (Ce sont les termes de ma lettre ostensible du 11 octobre 1769.)

Si je réponds même à ces reproches, c’est que je ne puis dire à celui qui m’en presse : Monsieur, j’ai écrit il y a deux jours en secret à M. Duverney les raisons de ma répugnance à le voir.

Alors j’aurais fait aux soussignés toutes les questions redoublées qui suivent sur les trois lettres mêmes qu’ils ont citées.

S’il y avait quatre ou cinq ans, messieurs, comme le dit le seigneur ON, que nous n’eussions plus aucune liaison M. Duverney et moi, pourquoi donc en 1769, c’est-à-dire près de l’époque de notre règlement de compte, me faisait-il faire sans cesse ou des reproches de le négliger, ou des invitations de l’aller voir ?

Pourquoi, dans ma lettre ostensible du 11 octobre, lui écrivais-je : Il me fait des reproches de négligence de votre part, que je ne crois pas mériter ?

Pourquoi lui rappelais-je, dans cette lettre, que je l’avais vu en juillet plusieurs fois avec l’empressement d’un homme qui n’avait que peu de jours à rester à Paris ?

Pourquoi lui mandais-je encore que j’allais à Fontainebleau me mettre au courant de bien des choses dont je lui rendrais compte du 20 au 25 ?

Pourquoi, dans ma lettre ostensible du 24 juin précédent, pressé de repartir pour la Touraine, lui disais-je qu’il était nécessaire que je le visse avant mon départ ?

Pourquoi ma lettre ostensible du 8 février précédent prouve-t-elle qu’il m’avait fait prier verbalement plusieurs fois de passer chez lui ; mais que, m’y étant présenté aux heures où il avait du monde, j’avais trouvé sa porte fermée pour moi ?

Pourquoi prouve-t-elle encore que ce même jour, 8 février, étant parvenu sans doute à se rendre libre, il faisait courir après moi, pour m’inviter de l’aller voir le soir même, avec tant d’empressement, que sur ses ordres on m’avait en vain cherché toute la soirée où l’on avait cru me rencontrer ? (Ce sont les termes de ma lettre ostensible.)

Pourquoi lui mandais-je, à la fin de cette lettre, que s’il me faisait avertir une autre fois, deux jours seulement d’avance, il me serait bien doux de lui prouver que, corps et biens, personne n’était avec un dévouement plus respectueux, etc. ?

Pourquoi ces devoirs qu’il ne fallait pas interrompre, mais rendre moins exacts et moins fréquents pour un temps ? (Ce sont les termes de sa lettre du 8 octobre.)

Pourquoi tout cela, dis-je, s’il n’y avait rien de mystérieux, d’intime, aucune liaison secrète, aucune affaire entre deux hommes qui ne s’expliquaient jamais dans des lettres ostensibles, mais qui n’en couraient pas moins toujours l’un après l’autre en cette même année 1769, à l’instant de se régler, quoique depuis quatre ou cinq ans il n’y eût plus, selon le seigneur ON, aucun commerce entre eux ?

On sent bien que ce seigneur, embarrassé de son ignorance vraie ou fausse, est obligé de rester la bouche ouverte, et ne sait que répondre à tout cela. Moi qui ne cache rien, qui dis tout, je l’explique, en prouvant deux commerces entre M. Duverney et moi, dont le mystérieux est toujours la clef de l’ostensible, ainsi qu’on le voit clairement en rapprochant mes deux lettres du 8 et du 11 octobre, l’une secrète et l’autre publique, lesquelles démontrent que le seul débat qu’il y eût entre nous venait de ma répugnance pour les conférences mystérieuses et de la sienne pour les visites connues de son héritier.

Ainsi donc, malheureux vieillard ! pauvre Beaumarchais ! il y avait entre vous deux, et dans l’intérieur de la maison, des intrigants alertes et dangereux, à qui rien n’était sacré pour détruire vos liaisons ! Et, quoique mystérieuses, elles étaient donc encore dépistées par les espions, qui, feignant de n’en rien savoir, n’en écrivaient pas moins des lettres anonymes pour essayer de brouiller les deux amis ?

Étonnez-vous, après de telles horreurs, que le vieillard, déchiré par les assauts de tant d’intérêts divers qui se croisaient en lui, ne voulût pas employer de notaire à la confection de notre acte ? Étonnez-vous qu’on trouve dans l’un de mes billets du 14 février 1770, rapporté par eux-mêmes (page 49), ces paroles remarquables :

« Puisque mon bon ami craint d’employer son notaire, à cause de ses malheureux entours, je vais commander l’acte au mien, s’il l’approuve ; il sera fait demain au soir, et on lui portera tout de suite à signer. »

Étonnez-vous que la réponse à ce billet, de sa main, sur le même papier, soit : Il faut se voir avant de rien ordonner, le temps est trop court !

Nous nous vîmes en effet ; mais il n’accepta pas plus mon notaire que le sien. On croira, disait-il, que je fais un autre testament, et que c’est vous qui me le suggérez. Je ne le puis. Et l’acte chemina sous seings privés, comme il le désirait, et tel qu’il subsiste aujourd’hui.

Triste destinée des vieillards livrés à leurs collatéraux ! terrible, mais juste punition de celui qui, trompant le vœu de la nature et de la société, s’éloigna du mariage et vieillit dans le célibat ! Son âme s’attriste et se consterne à mesure qu’il sent l’asservissement augmenter, l’esclavage s’appesantir. En vain il voit son avide héritier éloigner ses amis, gagner ses valets, ses gens d’affaires, et tout corrompre autour de lui ! Que lui servirait de s’en plaindre, et de l’en punir par l’adoption d’un autre ? Il ne ferait que changer de tyran ! Il aperçoit dans tous l’impatience de sa destruction. Lui-même, hélas ! l’infortuné, n’a plus la faculté d’aimer aucun de ceux qu’il se voit forcé d’enrichir ! Enfin, dégoûté de tout, il gémit, se tourmente, et meurt désespéré !

Amants du plaisir, amis de la liberté, imprudents célibataires, que ces deux noms, la Blache et Duverney, vous restent dans l’esprit et vous servent de leçon ! C’est le plus terrible exemple à citer d’un pareil asservissement ! Mais voulez-vous échapper à ces horreurs ? devenez pères. Voulez-vous goûter encore dans la vieillesse l’inestimable bien d’aimer ? devenez pères : il le faut ; la nature en fait une douce loi, dont l’expérience atteste la bonté. Pendant que tous les autres liens tendent à se relâcher, celui de la paternité seul se resserre et se renforce en vieillissant. Devenez pères : il le faut. Cette vérité chère et sublime, on ne peut trop la répéter aux hommes ! Et le douloureux souvenir de mon respectable ami m’en rend le sentiment si vif en ce moment, que je n’ai pu me refuser de le verser sur mon papier.

Cependant tout ce que je viens de dire est la réponse à cette question des soussignés et du légataire (page 59) : « Par quelle raison M. Duverney aurait-il craint son notaire ? » dont je leur ai promis l’éclaircissement, page 383 de ce mémoire.

À mesure qu’on avance, le tableau se nettoie. On voit que tout s’enchaîne : on y voit comment l’acte du 1er avril, les lettres à l’appui, celles qui n’y ont pas de rapport, leur mystère, celui de nos conduites, l’esclavage du testateur et les intrigues de l’héritier ont une telle connexion, se prêtent une telle force, qu’elles ne sauraient plus être ébranlées par cette foule de noirceurs que je nomme, avec le plus de modération que je puis, les ruses du comte de la Blache.

Elles s’étendaient à tout, ces ruses ! Dans ce même temps le légataire, ayant ou croyant avoir à redouter quelque chose du sieur Dupont, exécuteur testamentaire désigné dans le testament de son oncle, avait si bien fait son thème et tramé son intrigue, que la porte de M. Duverney lui fut enfin fermée, et qu’on voulut forcer ce vieillard à nommer un autre exécuteur.

Cet oncle gémissait en secret avec moi de ces persécutions, qu’il n’avait plus la force de repousser !

Et toutes ces choses sont encore constatées dans mes lettres des 25 et 26 octobre 1770 à l’exécuteur testamentaire, longtemps avant qu’il y eût un procès entre moi et l’héritier Duverney.

Dans ma lettre du 25 octobre, je mandais à cet exécuteur :

« Je ne me suis pas d’abord adressé à vous, monsieur, parce que la cruelle maladie qui m’a tenu au lit tout l’été ne m’a pas permis de recevoir aucuns détails sur les derniers moments de M. Duverney, et que j’avais de fortes raisons de penser que, s’il avait un testament nouveau l’embarras de son exécution devait regarder un autre que vous. (J’étais bien initié, comme on voit, dans les secrets de la famille.) Sa mort précipitée, qui a dérangé tant de petits projets, laisse au moins à la tête de ses affaires un homme, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Dans ma lettre du 26 octobre, au même, on lit :

« Ah ! monsieur, que de petites noirceurs ! que d’intrigues ! que de lettres anonymes ! que de peines on s’est données autour de ce pauvre vieillard pour l’envelopper ! Sa politique n’allait pas jusqu’à me dissimuler cette espèce d’esclavage. J’en ai dans ses lettres des preuves certaines. À l’égard des choses que M. de la Blache dit tenir de son grand-oncle, il ne faut se fier à cela qu’avec de bonnes rectrictions mentales. J’ai vu cet oncle, dans le temps même où il n’osait pas vous recevoir, dans le temps qu’il semblait le plus outré contre vous, gémir avec moi des soins qu’on prenait pour lui noircir la tête, et éloigner son cœur de ce qu’il avait le plus aimé, etc., etc. » (Cet oncle ne me cachait donc pas plus ses chagrins que ses affaires.)

Et que répondit à cela l’exécuteur testamentaire, homme aussi prudent que sage et circonspect ? (Je ne veux rien cacher.)

« Ce 26 octobre 1770.

« J’ai, monsieur, assez de discrétion, et j’aime assez la paix pour garder pour moi seul la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire hier au soir.

« Je connais tout le mal qu’on a voulu me faire… » (Eh ! comment ne l’aurait-il pas connu, puisqu’on a trouvé dans les papiers du vieillard un testament commencé, duquel il était exclu ?)

« — Je connais tout le mal qu’on a voulu me faire ; je n’en ai que peu ou point de ressentiment, et je fais en sorte de ne m’en pas occuper… Je voudrais pouvoir jouer dans votre affaire le personnage de conciliateur. Je m’y prêterais peut-être, si M. Duverney m’avait fait la plus petite ouverture sur les affaires que vous aviez avec lui ; il a voulu que ce fût un secret pour moi, etc.

« J’ai pensé, même avant que vous ne le disiez, que, s’il avait vécu trois mois de plus, on n’aurait trouvé aucune trace des choses qu’il faut aujourd’hui que vous mettiez au jour. Il a été surpris par la mort, pour nous donner l’avertissement qu’il est des affaires qu’on ne doit jamais remettre au lendemain. Je connais assez celles qu’il vous laisse à démêler avec son héritier, pour que je ne veuille pas y jouer un rôle : je vous prie donc, monsieur, de ne pas me presser sur cela, etc.

« Signé Dupont. »

Et ces lettres aussi, je les joins au procès : car tout fait concours de preuves en cette défense. Qu’il ose les attaquer, ces preuves ! il me fera plaisir.

Voilà comment il avait l’art d’écarter du testateur tout ce qui lui faisait ombrage ; et voilà comment, le suivant de ruse en ruse, je parviens à démasquer par degrés ce légataire intéressé contre qui je plaide depuis huit ans.

On voit par ces aveux d’un homme honnête, et qui jugeait froidement alors, dans quelles dispositions atroces était à mon égard ce vindicatif héritier, et par quelle voie il entendait déjà satisfaire la haine invétérée qui lui faisait dire ingénument quelquefois : « Depuis dix ans je hais ce Beaumarchais comme un amant aime sa maîtresse ! » À quoi je n’ai pu m’empêcher d’appliquer la reflexion suivante (page 352 de mon mémoire au conseil) :

« Quel horrible usage de la faculté de sentir ! et quelle âme ce doit être que celle qui peut haïr avec passion pendant dix ans ! Moi qui ne saurais haïr dix heures sans être oppressé, je dis souvent : Ah ! qu’il est malheureux ce comte Falcoz ! ou bien : Il faut qu’il ait une âme étrangement robuste ! » Et tous ces nouveaux traits, comme on le voit, méritaient bien d’être placés dans un recueil intitulé : les Ruses du comte de la Blache.

Enfin, voilà M. Duverney mort, à mon grand regret, et son légataire en possession, à son grand plaisir. Tout ce qui précéda cet instant fut l’effet de sa frayeur ; tout ce qui l’a suivi est celui de sa vengeance et de son avarice.

Je sais bien qu’il déprécie autant qu’il peut la fortune de ce grand-oncle en en parlant, pour nous apitoyer, bonnes gens, sur son pauvre héritage ! Et cependant s’il est riche, s’il figure, tout ce qu’il a dans le monde, il le tient de la munificence de ce généreux parent : oui, de lui seul. — Qu’aviez-vous, sans lui, de votre chef ? — Ma noblesse. — Eh ! vous la traîneriez, monsieur, si son or ne l’avait pas richement rehaussée, et si tout son papier n’eût pas renforcé votre parchemin.

Mais ne vous a-t-il laissé de quoi soutenir noblement votre nom que pour le dégrader après lui par des vilenies, et pour souiller le sien, que vous deviez vénérer ?

Laissons cela ! mon cœur s’indigne, et je sens que j’irais trop loin. Mais aussi se voir appeler fripon, faussaire, etc., pendant dix ans, par un tel homme ! Qui pourrait le soutenir ?

Tous ceux qui ont du sang aux ongles, et qui voient ce qu’il m’a fallu de patience, de force et de courage pour soutenir et repousser tous les maux qu’il m’a faits, sentiront bien que j’ai raison ! Mais laissons cela.

Je passerai sous silence tout ce qui tient au funeste instant de la mort de mon respectable ami. Je tairai comment le comte de la Blache s’est emparé de ses derniers moments, et comment mes titres ont disparu du secrétaire, parce que, n’ayant point de preuves légales à donner de ce fait, il faudrait toujours en revenir au problème que j’ai proposé, page 363 de mon mémoire au conseil, où il faut le voir en entier : c’est le gâter que l’extraire.

Je passerai sous silence les inductions que je pourrais tirer de tous les procès qu’il a faits ou soutenus contre tout ce qui tenait à M. Duverney. J’en ai cité de faibles échantillons (page 348 de ce même mémoire au conseil), sur des portraits légués à M. de Brunoy. Le seigneur ON les a niés, parce que c’est la seule façon du seigneur ON de convenir des choses. Et moi qui n’en veux pas reparler ici, je le pourrais pourtant bien, parce que le fait est vrai, que la preuve, les dits et contredits à ce sujet sont consignés aux papiers de l’inventaire Duverney ; mais comme, après l’inscription de faux où je veux le réduire enfin, nous aurons un autre petit procès dans le genre criminel ensemble, et qu’alors j’aurai plus d’un droit acquis de consulter les papiers Duverney, je m 1 manquerai pas d’en extraire ce fait, ainsi que plusieurs autres que je réserve aussi pour ce temps-là.

Ses autres ruses à mon égard sont si connues, qu’il suffira de les rappeler en bref, et de citer les pages de mes mémoires où l’on peut s’en assurer et les voir établies dans le plus grand détail.

Nous plaidions aux requêtes de l’hôtel. « Mon adversaire, sentant bien que le fond du procès ne présentait aucune ressource à son avidité, employait celle de jeter de la défaveur sur ma personne, pour tâcher d’en verser sur ma cause. En conséquence, il allait chez tous les maîtres des requêtes, nos communs juges, leur dire que j’étais un malhonnête homme. Il leur donnait en preuves que Mesdames, qui m’avaient autrefois honoré de leurs bontés, ayant reconnu depuis que j’étais un sujet exécrable, m’avaient fait chasser de leur présence… » Mais il faut lire toute cette abomination dans mon troisième mémoire sur le procès Goëzman.

On verra comment j’obtins de Mesdames une attestation de probité ; comment il essaya de la détruire par une infernale intrigue ; et comment, sur ce fait, il me donnait à Paris pour faussaire, afin de rapprocher ce prétendu faux de celui dont il voulait qu’on suspectât l’acte du 1er avril, et gagner son procès par cette ruse. Enfin, on y verra comment, l’indignation ranimant ma force épuisée par le travail et la douleur, je l’ai couvert du dernier opprobre à cet égard, en publiant les preuves de son infamie. (3e mém. Goëzm.)

Un autre incident, plus grave encore que l’attestation des princesses, arrivé pendant les mêmes plaidoiries des requêtes de l’hôtel, mériterait bien d’être placé dans ce recueil ingénu des ruses. Mais comment le traiter ? comment le peindre ? Il est si subtil, si délié, qu’il se perd sous la plume et s’évapore à la diction !

Les grands traits sont aisés à rendre : on lit le fait, un coup de pinceau large y suffit. Mais quel art il faudrait pour bien développer une de ces noirceurs filées, distillées, superfines, la quintessence de l’âme et le caramel des ruses : de ces noirceurs enfin qui, naissant d’une foule de combinaisons, de préparations ignorées, frappent un coup d’autant plus fort, au moment qu’elles éclatent, qu’on peut moins en saisir, en montrer, en prouver sur-le-champ l’odieux assemblage. Essayons cependant d’ébaucher celle-ci, qui m’aurait enlevé le pain de la cause et m’eût déshonoré tout d’une voix, si mon bonheur ne m’eût conduit ce jour-là même à l’audience. Voici le fait.

L’avocat du comte de la Blache (Me Caillard) avait prié le mien de lui confier encore une fois l’acte du 1er avril et les lettres de M. Duverney. Celui-ci m’en parle, en m’assurant que cela est sans risque, et m’engage à m’y prêter : après quelques refus, je n’y consens qu’à la condition que ce sera moi-même qui les remettrai à Me Caillard. Il les reçoit de ma main : les pièces restent cinq jours dans les mains ennemies ; on les rend à mon avocat : mais, peu de temps après, ce moulin à paroles de Caillard, plaidant avec la plus grande indécence, aux requêtes de l’hôtel, contre moi présent et souffrant tout, pendant que le comte de la Blache ricanait dans un coin avec un petit solliciteur de procès, nommé Chatillon, qu’il a élevé depuis à la dignité de son compagnon d’armes à Aix, j’entendis Caillard articuler ces mots :

« Messieurs, une preuve décisive que les billets du sieur de Beaumarchais ont été appliqués après coup sur d’anciennes lettres de M. Duverney, c’est l’observation que nous avons faite sur celui du 5 avril, auquel M. Duverney, dit-on, a répondu : Voilà notre compte signé. »

L’avocat se fait donner cette lettre ; et, la montrant à l’audience, dit à haute voix (et moi Beaumarchais, je prie le lecteur de lire ceci avec bien de l’attention) :

« Messieurs, la cour saura que M. Duverney, en envoyant autrefois ce billet, avait écrit au bas du papier, comme c’est assez l’usage, ces mots : M. de Beaumarchais. Je remarquerai d’abord qu’on n’écrirait pas ces mots indicatifs de l’homme à qui l’on veut envoyer une lettre, si elle était une réponse écrite sur le même papier ; ce qui prouve déjà que le billet n’est pas une réponse, mais une première lettre.

« Or le sieur de Beaumarchais, en abusant depuis de ce billet, pour y appliquer après coup une première lettre, ne s’est pas aperçu de ces mots écrits par M. Duverney au bas du papier : M. de Beaumarchais. Voulant donc cacheter le billet qu’il venait de forger après coup, pour lui donner au moins l’air d’avoir été envoyé, il a couvert imprudemment une partie de ce mot : M. de Beaumarchais, avec sa cire à cacheter ; de sorte que, lorsqu’il a déchiré le papier pour rouvrir ensuite sa lettre, la moitié du mot Beaumarchais est restée ensevelie sous le cachet.

« Or vous jugez bien, messieurs, que si le sieur de Beaumarchais eût réellement écrit, cacheté et envoyé sa lettre à M. Duverney avant que celui-ci y eût fait la prétendue réponse : Voilà notre compte signé, le mot Beaumarchais, écrit en répondant par M. Duverney, au bas du papier, ne se trouverait pas à moitié couvert et emporté par un cachet supposé mis avant que ce mot fût écrit.

Donc le cachet qui couvre l’écriture a été mis après coup par le sieur de Beaumarchais ; donc ce billet a été composé après coup, sur un ancien billet de M. Duverney ; donc celui de M. Duverney n’en est pas la vraie réponse ; et par suite de conclusions, donc ces mots : Voilà notre compte signé, n’appartiennent pas à l’acte du 1er avril ; donc cet acte est frauduleux ; donc il doit être déclaré nul. Cela est-il prouvé, messieurs ? »

À l’instant il s’élève un murmure général, et l’argument paraît si fort, que tous les juges veulent voir le mot Beaumarchais couvert et emporté par le cachet.

Étonné de ce que j’entends, je supplie à mon tour qu’on me fasse passer le billet, ne pouvant concevoir quel était ce mot couvert par un cachet dont on tirait une si tranchante induction contre moi.

Le billet m’arrive enfin : je regarde le mot Beaumarchais et je reconnais au coup d’œil que ce mot n’est pas de la main de M. Duverney. J’arrête à l’instant l’audience, en suppliant la cour, avant de passer outre, d’ordonner que ce mot Beaumarchais soit bien examiné, parce que je soutiens qu’il n’est pas de l’écriture de M. Duverney, et qu’il y a de la supercherie. Me de Junquière, mon procureur, s’approche, regarde, et s’écrie :

« Messieurs, que penser de nos adversaires, qui ne veulent pas voir la main de M. Duverney au bas de l’acte où elle est, et qui, par une double ignorance, ou plutôt une double ruse, s’obstinent à la voir ici où elle n’est pas ? Le mot Beaumarchais, messieurs, est de ma main ; c’est moi qui l’ai écrit, il y a quinze jours, pour coter ce billet de mon client par son nom, comme étant une pièce capitale ; et j’en offre la preuve. »

On passe aux opinions, et il est ordonné que, sans déplacer, Me de Junquière écrira sur le bureau, plusieurs fois couramment, le mot Beaumarchais pour le confronter avec celui du billet. Junquière écrit ; le billet repasse à la confrontation, et tout le monde alors convient que le mot est bien de Junquière, et non de M. Duverney ; et que Caillard en impose, ou ne sait ce qu’il dit…

— Oh ! que pardonnez-moi, messieurs, il le sait bien ! et il le sait si bien, que je prends à mon tour son argument, et je dis :

Puisque le mot Beaumarchais, qui n’est pas de M. Duverney, mais écrit depuis quinze jours par Me de Junquière, est néanmoins couvert par un cachet, et déchiré, j’en conclus bien plus justement que Caillard, que mes pièces ayant été confiées amicalement depuis peu aux adversaires, qui les ont gardées cinq jours, ils ont aperçu ces mots, M. de Beaumarchais, au bas du papier ; et que, les croyant ou feignant de les croire de M. Duverney, ils ont eu la mauvaise foi de couvrir mon nom de cire, et d’en enlever la moitié, pour tourner, en plaidant, leur supercherie contre moi. Et ce billet, messieurs, qui leur fait si grande peine à cause de ces mots de M. Duverney, voilà notre compte signé, remarquez qu’ils lui ont fait subir toutes sortes d’indignes épreuves, et même celle du feu, dont il porte encore l’empreinte et la roussissure, ainsi que d’autres marques d’encre, plus déshonorantes encore, etc…

Alors, au lieu de juger l’affaire à l’audience, on ordonna un délibéré qui me sauva.

M. Dufour, étant nommé rapporteur de l’affaire, fit venir de nouveau chez lui Me de Junquière, le fit écrire, en sa présence et couramment, mon nom plusieurs fois, confronta les écritures, et se convainquit de nouveau de l’équité de mes plaintes et de la duplicité de mon adversaire.

Comme cette anecdote est aussi bonne au parlement d’Aix qu’elle le fut aux requêtes de l’hôtel, je préviens nos juges que le papier portant plusieurs fois mon nom de la main de Me de Junquière est joint à la lettre en question dans les pièces du procès ; et j’avertis que cette gaillarde espiéglerie a été publiée alors dans deux mémoires de moi, l’un signé Bidault et l’autre Falconnet, qui sont aussi joints aux pièces de ce procès. Et voilà, messieurs, ce que j’appelle encore, du nom le plus doux qu’il m’est possible, les Ruses du comte de la Blache.

Il était bien juste, après cela, qu’il perdît son procès avec dépens : c’est aussi ce qui arriva. Vous jugez s’il devint furieux, s’il jurait, piétinait, injuriait, courait et bondissait comme un lièvre qui a du plomb dans la cervelle ! On le voit d’ici. Or, comme nous étions dans un temps de subversion où l’homme accrédité se croyait peu dépendant des tribunaux qui le jugeaient, et que le comte de la Blache avait la modestie de se classer dans ce rang supérieur, sa colère et sa vanité, confondant tout, lui firent faire une scène chez un des maîtres des requêtes après le jugement : il alla lui demander fièrement compte de son avis, et poussa l’assurance au point de dire au magistrat : Il est bien étrange, monsieur, que vous ayez appuyé, peut-être formé l’opinion devenue contraire à mes intérêts, aux requêtes de l’hôtel ; ma chaise est à votre porte, et je m’en vais m’en plaindre hautement à Versailles : nous verrons ce qui en résultera.

Le magistrat, qui croyait n’avoir à rendre compte à personne de son opinion au tribunal, un peu surpris du ton leste de ce seigneur, invita l’homme accrédité de ne pas perdre un moment pour s’aller venger à Versailles, et lui ferma la porte au nez.

C’est ainsi que le ridicule et la vanité sont compagnons inséparables ; ainsi la sottise et l’orgueil se tiennent toujours par la main. À la vérité, ce dernier trait ne devrait pas être employé parmi les ruses, mais parmi les rages du comte de la Blache ; mais comme il faudrait un in-folio pour les dernières, et que ce n’est pas ici mon objet, je conviens de mon tort, et je rentre un peu honteux dans le vrai plan de cette seconde partie, intitulée : les Ruses du comte de la Blache.

Après que j’eus gagné ce procès aux requêtes le l’hôtel, nous fûmes portés par appel devant la commission, à laquelle on donnait alors un autre nom.

Pendant un an mon adversaire ne fit que traîner et reculer le jugement ; mais enfin une altercation très-vive et beaucoup trop publique, entre un grand seigneur et moi, m’ayant fait imposer les arrêts dans ma maison par le ministre, et les maréchaux de France, en levant ces arrêts, m’ayant fait tirer de chez moi, d’autorité, par un officier du tribunal, pour m’y conduire, cette démarche et l’embarras du jugement élevèrent une espèce de conflit entre ces deux autorités.

Le ministre prétendit… le tribunal prétendit… mon adversaire étant duc et pair, on prétendit… et moi qui ne prétendais rien que justice, au lieu de l’obtenir, je devins, comme de raison, victime de ce conflit de hautes prétentions ; et, tant pour avoir quitté malgré moi mes arrêts que pour m’apprendre à avoir eu raison avec un duc, pendant qu’on le conduisait, lui, dans une citadelle au loin évaporer sa bile, le ministre, en vertu d’une lettre du roi, surnommée de cachet, parce qu’elle est sans cachet, signée Louis, et plus bas Phélipeaux, envoyée Sartines, présentée Buhot, acceptée Beaumarchais, je m’en souviens comme si je la lisais encore, le ministre m’invita de passer huit jours dans un appartement assez frais, garni de bonnes jalousies, fermeture excellente, enfin d’une grande sûreté contre les voleurs, et point trop chargé d’ornements superflus, au milieu d’un château joliment situé dans Paris, au bord de la Seine, appelé jadis Forum Episcopi.

Et cela parut si juste et si profitable au comte de la Blache, qu’il employa dans l’instant je ne sais quel crédit sourd du troisième ordre, qu’il avait alors, à faire prolonger ces huit jours de quelques huitaines, afin d’avoir le temps de m’accabler. Puis il se hâta, malgré mes cris, de faire juger le procès au Palais pendant mon séjour au château. Il me donnait pour un homme perdu, qu’on ne reverrait plus, et qui par là même ne méritait aucun égard : sans négliger les autres moyens à son usage. On juge bien qu’il eut peu de peine à le gagner à son tour, sur le rapport du noble conseiller Goëzman.

Alors, tant par lui-même que par cette espèce de limier de procédures, appelé Chatillon, qui le suit partout, talonnant les huissiers et les gourmandant pour les exciter au pillage, au moyen de ce qu’il nommait une poursuite combinée, il jouit du souverain bonheur de mettre mes biens en désordre, et de me faire pour quatre à cinq cents livres de frais par jour. Enfin, quand il craignit de m’avoir tant fait piller que ses intérêts en fussent compromis, il s’arrêta. L’on m’ouvrit la maison de l’évêque, et j’en sortis, me promettant bien, si jamais j’écrivais en ce procès, de ranger ce petit trait tout neuf au nombre de ceux intitulés par moi : les Ruses du comte de la Blache.

Ce malheureux procès gagné aux requêtes de l’hôtel, sur le rapport de M. Dufour, le voilà donc perdu au Palais, à celui du sieur Goëzman.

On sait le reste : on sait comment le comte de la Blache, outré de me voir palpiter encore, lorsqu’il croyait m’avoir écrasé, se joignit au rapporteur Goëzman, pour filer la noire intrigue qui devait, selon leur espoir, me donner le coup de mort, ou ce que le peuple d’Aix appelle, en son plaisant langage, Mi donna lou Mouceou Margot. On sait comment, entre autres ruses concertées, le comte de la Blache écrivit de Paris une lettre datée de Grenoble, où, se plaignant beaucoup à son ami Goëzman de ce qu’il n’avait pu me serrer la gorge, il me peignait en ces termes aussi nobles que justes :

« Il manquait peut-être à sa réputation celle du calomniateur le plus atroce. La vôtre (c’est-à-dire la réputation de M Goëzman) est trop au-dessus de pareilles atteintes pour en être alarmée. C’est le serpent qui ronge la lime (M. Goëzman était la lime). La justice qu’on vous doit servira à purger la société d’une espèce aussi venimeuse (et l’espèce venimeuse était moi). C’est dans les lois que les Beaumarchais doivent trouver la punition de leur audace, etc. »

Les Beaumarchais, comme on sait, ne trouvèrent de punition que dans le plus énorme abus de ces mêmes lois ; mais la vanité de mon ennemi n’en triompha pas moins lâchement. Et moi, plus fier qu’il n’était vain, du fond de l’abîme où son intrigue m’avait plongé, pendant qu’abusant de mon malheur il me dépouillait de tout pour un peu d’or que je ne lui devais pas, la fierté m’en faisait refuser des monceaux qu’un généreux enthousiasme offrait de toutes parts à mon courage. J’avais perdu ma fortune et mon état de citoyen ; je fuyais la persécution loin de ma patrie ; mais j’étais calme et serein, et je n’aurais pas voulu changer mon sort contre celui de cet ennemi.

Non, la fierté n’est pas un défaut ! ou c’est au moins le plus noble de tous. Pendant que la vanité s’irrite ou rougit sottement de la contradiction qui la démasque ; pendant que l’orgueil, si gourmé dans la fortune, est lâche, abattu dans le malheur, l’âme fière est tranquille, et porte le sentiment de sa dignité jusqu’au sein de l’humiliation même ; elle est fière en ce qu’elle se rend intérieurement la justice qui lui est refusée par les autres. Ôtez à la fierté son dédain et quelque rudesse, elle prend le nom de grandeur d’âme, et la voilà au premier rang des vertus…

Eh ! Dieu ! où vais-je m’égarer ! je suis à mille lieues du comte de la Blache, que j’ai laissé triomphant, et faisant claquer ses pouces de joie de me voir à la fin ruiné, blâmé, expatrié !

Mais quel fut son étonnement lorsqu’il me vit rentrer en France, une requête en chaque main ; et résolu, comme à la mort, de suivre la cassation de deux arrêts, dont l’un m’avait privé de mon état, l’autre de ma fortune ! (Grâce à Dieu, au roi, à la justice, ils ont été depuis cassés tous deux !) Mais alors le fatigué Falcoz eut encore le crève-cœur de rentrer en lice avec l’infatigable Beaumarchais.

Je dis le fatigué Falcoz, parce que la dernière de ses ruses avec l’ami Goëzman commençant à mal tourner, et s’étant vu lui-même un peu houspillé dans la grande mêlée du Palais, il n’y allait plus que d’une aile, et même en voulait si peu revoir, qu’après que je l’eus en vain pressé pendant quinze mois de produire ses défenses au conseil, je me vis forcé d’invoquer l’autorité du chef de la justice pour l’y contraindre.

À la fin donc, avec un gros soupir, il lui fallut songer à s’opposer de son mieux à la cassation que je sollicitais. Alors il fit demander à mon avocat, par le sien, si j’imprimerais encore. Je répondis qu’ayant beaucoup d’autres choses en tête, et mon état présent m’ayant ôté les trois quarts de mon fiel, s’il voulait s’en tenir aux manuscrits, je ne lui imprimerais plus rien.

Imbécile que j’étais ! je dormais sub umbra fœderis, sur la foi du traité, quand tout à coup, à la veille du jugement, mon loyal adversaire, et son clerc Chatillon, inondent le public d’un mémoire, où le mot fripon, délayé dans soixante-douze pages de bêtises, n’en allait pas moins à me diffamer sur le fond de l’affaire, quoiqu’il n’en fût pas question au conseil.

Sa ruse était qu’ayant parlé seul cette fois, il laisserait dans les esprits, en perdant sa cause, au moins cette impression que, si l’arrêt était trop vicieux pour se soutenir au conseil, l’acte du 1er avril était plus vicieux encore, et que le comte de la Blache avait pourtant raison au fond.

J’obtiens un court délai pour répondre, et j’écris jour et nuit avec une ardeur incroyable. Je n’avais plus que trois jours à filer lorsque je vois arrêter mon mémoire à l’impression, par la plus superfine intrigue de mon adversaire.

Lisez là-dessus l’avertissement et la consultation servant d’exorde à mon mémoire au conseil. Voyez tout ce qu’il m’en coûta, ce que je fis, avec quel excès de travaux, de courage et de fatigue je parvins, au dernier moment, à lever l’embargo secret mis sur mes presses ; comment enfin mon écrit parut, ma cause fut gagnée, et l’arrêt pour le comte Falcoz par le sieur Goëzman annulé, cassé tout d’une voix, les parties renvoyées au parlement de Provence. Alors le désolé général, s’appuyant sur son aide de camp processif, lui dit avec douleur, comme un autre Lusignan : Soutiens-moi, Chatillon, en attendant que nous allions ensemble à Aix (où ils sont tous les deux).

Arrêtons-nous un peu. Je m’essouffle à courir : car sitôt que l’ennemi peut ruser, il est si leste et si bien dans son élément, qu’on perd haleine à suivre sa piste. Arrêtons-nous donc ; et, pour rafraîchir ma tête, écrivons posément mon verset ordinaire, le Gloria de tous mes psaumes, et disons encore une fois avec vérité : Tout ceci doit bien trouver place aux faits et gestes du seigneur ON, intitulés : les Ruses du comte de la Blache.

Je ne sais quel despote avait fait une loi qui déclarait digne de mort toute fille qui, devant épouser le prince, et ayant eu quelque inclination, ne l’avouait pas publiquement (Henri VIII, je crois). Si les tribunaux exigeaient que celui qui se rend accusateur d’un autre sera tenu de déclarer si lui-même n’a jamais fait injure à personne, cette loi, qui n’était qu’une absurdité dans le despote anglais, donnant le droit d’examiner tout accusateur, et se rapprochant de cette belle sentence du Sauveur sur la femme adultère, étoufferait en naissant bien des injustices. De la part du tyran, c’était tourmenter inutilement la pudeur qui se repent et demande à gémir en secret. Dans les tribunaux, cette austérité salutaire arrêterait bien des gens qu’un plus noble frein ne saurait retenir. Et, pour première application d’une loi si belle, je n’aurais pas aujourd’hui l’indigne procès que l’iniquité me suscite !

Revenons au comte de la Blache, dont cette digression ne m’a pas tant écarté que la dernière. Revenons à moi surtout ; et montrons qu’après bien du mouvement, du temps et de l’or employé ; après avoir perdu et recouvré mon état de citoyen, qu’il me fit arracher ; après avoir parcouru un cercle immense et de maux et de biens, me voilà revenu en juin 1778 au point d’où je partis en février 1772, quand j’eus gagné ma cause, avec dépens, aux requêtes de l’hôtel.

Bientôt entraîné dans d’autres pays par d’autres événements, et forcé de perdre un peu de vue mon fidèle adversaire, mais assuré qu’étant renvoyé devant un parlement sans mélange, intègre, et composé d’hommes éclairés, je n’avais rien à redouter de la surprise ou de l’abus qu’on tenterait d’y faire de mon absence, je me livrais entièrement à mon ardeur pour des travaux honorables, et je tâchais de mettre en œuvre utilement les grands préceptes de mon maître Duverney, lorsqu’en 1775 j’apprends que son héritier Falcoz, à son tour harassé de ma poursuite, et sentant un peu tard le discrédit dont il s’était couvert ; de plus, vaincu, disait-on, par les larmes d’une jeune épouse, avait enfin formé le dessein de s’accommoder avec moi.

Un de ses amis avait cherché l’un des miens, et l’avait chargé de me faire des propositions. — Il vous trompe, leur dis-je : il me connaît trop bien pour espérer que je me relâche sur un seul des points d’une affaire où mon honneur est engagé : c’est la seule chose sur laquelle on ne transige point. De ma part, je le sais trop par cœur pour en attendre aucune justice volontaire. D’ailleurs, un accommodement est une moyenne entre les extrêmes, et je ne puis me relâcher sur rien. — Il vous tiendra pour homme d’honneur. — C’est mon affaire de l’y contraindre. — Il reconnaît la vérité de l’acte. — Avec quel tire-bourre, messieurs, a-t-on pu lui arracher ce grand mot-là ? — Il vous accorde tout, et ne veut que le secret. — Impossible ! on croirait que j’ai fait un traité avilissant. — Au moins jusqu’à la signature. — Il vous trompe, vous dis-je, et cette ruse est mise en avant pour masquer quelque dessein que je n’ai ni le temps, ni l’intérêt, ni la volonté d’éclairer. — Que vous importe ? est-on compromis pour écouter ? — Non, mais on est indigné d’avoir été dupé. — Vous ne pouvez pas l’être. — Certainement : car je n’en crois rien du tout. Mais puisque vous le voulez, voici mon dernier mot. On mettra les propositions par écrit ; je m’oblige au secret jusqu’à la signature, excepté pour un homme auguste à qui je ne dois rien cacher d’une affaire à laquelle il a pris tant d’intérêt. — Je vous entends. Je vais le proposer.

Le négociateur part, et revient avec le projet de transaction et le sentemenlt de le montrer, mais à l’homme auguste seul ; et moi, disant toujours : Il vous trompe, il vous trompe, je prends le projet, et le porte à l’auguste examen. Il est lu, débattu, discuté, puis enfin adopté. Pardon, monseigneur, j’ai fait perdre une heure à Votre Altesse à lire un plan qui n’aura point d’exécution. — Pourquoi donc ? — L’on marche avec moi trop simplement pour que j’y croie. — Il aura ce tort de plus, s’il vous trompe ; et vous aurez l’honneur, vous, d’avoir pu vaincre un juste, un grand ressentiment.

Je rends l’acte, et j’exige qu’il soit rédigé par Me Mommet, mon notaire ; les conciliateurs le voient, le notaire minute l’acte ; et lorsqu’il est question de signer, j’apprends par eux, non sans un peu de cette gaieté qu’inspire un grand dédain, que mon adversaire est parti pour Aix avec trois mille exemplaires d’un mémoire foudroyant, dont il va d’avance inonder ce nouveau théâtre de nos débats. — Et sur quel prétexte a-t-il rompu, messieurs ? — Sur le portrait de M. Duverney, qu’il ne veut pas avoir l’humiliation de vous donner, parce qu’on se moquerait de lui, dit-il, après ce que vous avez imprimé dans votre mémoire au conseil :

« Il n’est plus cet ami généreux, cet homme d’État, ce philosophe aimable, ce père de la noblesse indigente, le bienfaiteur du comte de la Blache, mon maître ! J’avoue que le plaisir d’avoir reconquis son portrait, mesuré sur sa longue privation, sera l’un des plus vifs que je puisse éprouver. Telle est l’inscription que je veux mettre au bas :

« Portrait de M. Duverney, promis longtemps par lui-même ; exigé par écrit de son vivant : disputé par son légataire après sa mort ; obtenu par sentence des requêtes de l’hôtel ; rayé de mes possessions par jugement d’un autre tribunal ; rendu à mon espoir par arrêt du conseil du roi, et définitivement adjugé par arrêt du parlement d’Aix à son disciple Beaumarchais.

— Hé ! c’est ce qui l’a fait partir ? — Cette nuit même pour la Provence, afin d’y arriver le premier : voilà le mot. — Mais il n’a trompé que vous, messieurs : que Dieu l’y mène en joie ! et bon voyage au seigneur !… En vérité, je ne sais plus quel nom lui donner sur une pareille pantalonade ! Hé ! qu’il parte tranquille ! Ce sont là de ces avantages que je ne lui disputerai jamais ; je vais m’occuper d’autres affaires.

En effet, je partis, après avoir fait mettre au courrier d’Avignon que je suppliais tous les honnêtes gens de ne pas user de son dernier mémoire en Provence comme on en avait fait des autres à Paris, afin qu’on pût juger en temps et lieu si j’y répondrais bien. Or ce mémoire était le grand mémoire dont il vient de répandre hier matin, 15 juin 1778, dans Aix, une autre édition de trois mille exemplaires, en se faisant recommander par ses colporteurs à la bienveillance de tous ceux qui aiment les lectures inintelligibles.

Ce voyage avait deux objets : l’un, que j’ignorais, était de me devancer à Aix pour y écrémer tout le barreau ; que dis-je ? écrémer ! l’absorber en entier, s’il pouvait de façon qu’il ne m’y restât pas un seul avocat à consulter quand j’y paraîtrais. Il n’a pas réussi. L’autre objet, dont j’avais souri d’avance, était de commencer le métier qu’on lui voit faire à la journée dans Aix depuis qu’il y séjourne.

Fidèle à son principe, et sachant bien qu’il en faut toujours revenir à la calomnie, il se donne un tel mouvement dans les sociétés, il s’est tant mené dans les carrefours, les rues et les ruelles, il a tant calomnié, que d’honnêtes personnes qui, ne me connaissant que par mes écrits, ne m’en auraient peut-être pas moins estimé, troublées par les affreux portraits qu’il fait de moi chétif, sont toujours prêtes à se signer en me voyant passer, à me fuir comme un méchant, un ogre qui aurait mangé sa famille entière : car il ne me marchande pas, je vous assure.

Cela me rappelle de très-aimables dames de la capitale, qui, bien endoctrinées par lui, poussaient la bonne foi du protégement jusqu’à dire, après avoir tout épuisé sur mon compte : « Au surplus, qu’est donc le sieur de Beaumarchais pour prétendre avoir raison contre M. le comte de la Blache, qui tient une bonne maison à Paris, est maréchal de camp, et même bon gentilhomme ? En vérité, l’on ne connaît plus rien à ce pays-ci ! »

— Votre adversaire a raison, monsieur : tout cela se redit, se répand, se propage, et laisse à la fin son empreinte… — Au parlement ? je n’en crois rien ; et si, dans un sujet grave, on osait dérober aux poëtes une image tant soit peu rebattue, je comparerais ces vaines rumeurs aux vagues mugissantes qui viennent se briser au pied du roc. — Ces vagues l’ont entamé, M. de Beaumarchais, et dans ce procès même ! — Non pas le roc, messieurs, mais des corps étrangers dont un orage affreux l’avait couvert. Autres temps, autres gens ! Mais laissons les figures. Ce que je voulais dire, c’est que, m’ayant vu réclamer avec succès la protection tutélaire de la nation, et m’en envelopper, dans une injure que le malheur des temps rendait commune à tous, mon ennemi se flatte à son tour d’armer contre moi tout le corps militaire et la noblesse entière.

Mais quelle différence de motifs ! et qu’a de commun le corps de la noblesse avec un procès du plus vil intérêt ? Quel, entre ceux qui le protégent, oserait en soutenir un pareil ? Avec tous les courages, il faut encore celui de la honte pour en avoir le front ! Moi, je réponds à tous ces protecteurs trompés : Ne confondons rien, messieurs. De même que Brutus, le bras ensanglanté, dit au peuple romain : J’aimais le grand César, et j’ai tué l’usurpateur ; de même, la plume en main, j’honorerai tant qu’on voudra l’homme de nom, l’officier général, pourvu qu’on m’abandonne le légataire universel… Eh bien ! sans y penser, n’ai-je pas été le comparer à Jules César ? De quoi se plaint-il ? Enfin, toute cette conduite et ces intrigues sourdes, voilà ce que le comte de la Blache appelle bien suivre ses affaires ; et ce que je nomme avec dédain, moi, les ruses du comte de la Blache.

Mais cette consultation de l’adversaire, que tout le monde essaye de lire pendant que j’y réponds, ne mériterait-elle pas aussi de trouver place en ce recueil ingénu des ruses, puisqu’elle-même en est la plus ample collection ? On n’y lit pas une citation de bonne foi : rien qui n’y soit insidieux, dénaturé, tronqué, mutilé !

À l’occasion de mon voyage d’Espagne, en citant ces mots de M. Duverney, rapportés dans mon quatrième mémoire (page 320) : Allez, mon fils, sauvez la vie à votre sœur’'… voyez comment le citateur laisse à l’écart ceux qui les précèdent, et qui sont pourtant le seul fait dont il doive être question pour lui : « À l’instant de mon départ, je reçois la commission de négocier en Espagne une affaire très-intéressante au commerce de France ; M. Duverney, touché du motif de mon voyage, m’embrasse, et me dit : Allez, mon fils, sauvez la vie à votre sœur… »

Voyez aussi comment, après ces mots : sauvez la vie à votre sœur, ce citateur fidèle substitue des points à une autre phrase intéressante, et qui peut seule fixer le vrai sens de celle-ci, à laquelle il passe tout de suite… — Voilà pour deux cent mille francs de billets au porteur que je vous remets pour augmenter votre consistance personnelle ; » et pourquoi met-il des points au lieu de la phrase ? Pour faire croire que ces deux cent mille livres étaient destinées à sauver ma pauvre sœur, ce qui devient en effet stupide à proposer. Au lieu que mon mémoire à moi porte ces mots à la place où sont des points dans celui du seigneur ON :

« Quant à l’affaire dont vous êtes chargé, quelque intérêt que vous y preniez, souvenez-vous que je suis votre appui. Je l’ai solennellement promis à la famille royale, et je ne manquerai jamais à un engagement aussi sacré. Je m’en rapporte à vos lumières. Voilà pour deux cent mille livres de billets, etc… » Ce qui explique tout d’un coup pourquoi les billets et non une lettre de crédit. Les uns se déposent en cas d’affaire ; l’autre, on en use à mesure de ses besoins. Mais je n’avais pas de besoins personnels : il me fallait seulement de quoi justifier mes offres au gouvernement espagnol, si l’on exigeait un dépôt.

— Hé ! quelle était cette grande affaire ? — C’est ce que montre assez bien le préambule de l’arrêt du conseil des Indes pour el Asiento general di los Negros, etc., imprimé à Madrid en 1765.

Yo el rey, etc. (traduit ainsi) : Moi le roi, etc…, s’obligeant d’approvisionner pour dix ans, d’esclaves noirs, différentes provinces de l’Amérique, etc. D’où il résulte qu’il a été présenté deux autres mémoires plus avantageux, l’un au nom de don Pedro Augustino Caron de Beaumarchais, apoderado… chargé des pouvoirs d’une compagnie française ; l’autre, etc.

C’est aussi ce que la lettre du marquis de Grimaldi, ministre d’Espagne, apprend à mes lecteurs.

« M. de Beaumarchais, à Madrid.

« Au Pardo, le 15 mars 1765.
« Monsieur,

« Quelle que soit la réussite des propositions que vous m’avez faites pour l’établissement d’une compagnie de la Louisiane, elles font infiniment d’honneur à vos talents, et ne sauraient qu’augmenter l’opinion que j’en ai conçue.

« J’ai été, monsieur, fort aise de vous connaître, et je le suis de pouvoir rendre témoignage de votre capacité… Je serai charmé de pouvoir vous rendre service en toute occasion : en attendant, j’ai le plaisir de vous souhaiter un bon voyage, et de vous prier de me croire, etc.

Signé le marquis de Grimaldi. »


Dès ce temps-là je n’étais donc pas ce petit homme que le grand comte de la Blache voudrait bien qu’on méprisât toujours comme un polisson, comme un vrai Tirassoun ! Voilà donc l’opinion de M. Duverney justifiée par celle du ministre d’Espagne ; le besoin de consistance et les deux cent mille livres de billets fondés, et la méprisable ruse du légataire universel mise dans tout son jour.

Autre ruse aussi misérable ! Voulant donner le fonds d’un contrat de soixante mille livres pour une donation déguisée de M. Duverney, le soussigné cite (p. 30) ces termes de l’acte du 1er avril : « Comme j’exige que M. de Beaumarchais me rende la grosse du contrat de six mille livres viagères qu’il a de moi, quoiqu’il ne dût me le remettre que dans le cas où je ferais quelque chose pour lui (ce que je n’ai pu)… » Ici le citateur fidèle s’arrête court, comme s’il n’y avait rien de plus dans l’acte à cet égard, et vous dit : Que signifierait cet exposé, sinon que c’est une donation déguisée, etc., etc. ? Mais cet honnête écrivain du comte de la Blache ne fait en ceci que copier la pitoyable ruse d’un autre honnête écrivain du comte de la Blache, que j’avais déjà couvert de confusion dans mon mémoire au conseil, où l’on voit cette phrase (p. 361) : « Lisez, je vous prie, la partie du texte écartée par mon loyal adversaire, après ces mots : ce que je n’ai pu ; vous verrez dans l’acte ceux-ci, que M. Duverney ajoute : Et j’en reçois le fonds (de ce contrat) en quittance de la somme de soixante mille livres, aux termes dudit contrat.

« Donc, aux termes dudit contrat, les soixante mille livres avaient été fournies par moi : donc cette rente était fondée sur un capital reconnu ; donc l’article invoqué pour prouver que c’était une libéralité démontre évidemment le contraire ; donc mon indignation est toujours légitime. »

À quoi j’ajoute aujourd’hui : Donc mon indignation doit s’accroître encore, en voyant un ennemi sans pudeur toujours reverser dans de nouveaux mémoires, à mesure qu’il change de tribunal, tous les arguments déjà foudroyés par mes réponses et proscrits par les arrêts qui le condamnent. Et ce rhabillage est une des fortes raisons de la répugnance invincible qu’il a, dans ce parlement, de joindre au procès tous ses anciens mémoires. Mais je lui en ferai l’injonction bien timbrée, parce que c’est la manière la plus sûre de les obtenir.

Autre ruse encore plus misérable :

Pour donner un air de contradiction et de louche aux objets les plus clairs, il feint d’oublier (p. 50 et 51) que, lorsque j’envoyai les deux doubles de l’acte à M. Duverney, le 22 mars 1770, en lui demandant rendez-vous pour finir, il me répondit : À sept heures, ce soir ; et là-dessus voilà mon soussigné qui déraisonne à perte de vue, avec ce bruissement fatigant que les Latins nommaient verba et voces, et que nous traduisons en français par le mot énergique amphigouri.

En examinant les choses, on sent que je ne manquai pas au rendez-vous de sept heures du soir, puisqu’il s’agissait de finir : on sent encore, en voyant l’acte daté du 1er avril, que quelque chose a mis obstacle à sa consommation le 22 mars, et que j’en ai rapporté les deux doubles, puisque ma lettre du 5 avril prouve ensuite qu’ils sont retournés, avec les pièces, le 30 mars ou le 1er avril, chez M. Duverney.

Dans cette lettre du 5 avril, inquiet d’avoir remis tous mes titres et de ne pas recevoir un des doubles de l’acte signé Pâris Duverney, on voit que je lui demandais avec instance : « Depuis trois jours… ces doubles… vous les avez gardés tous deux ! où en serais-je ? En vérité, cela fait frémir ! Au nom de l’amitié, renvoyez-m’en donc un, et faites de l’autre ce qu’il vous plaira, etc. » À quoi M. Duverney y répondit en m’envoyant le double… voilà notre compte signé.

Comment donc tout cela peut-il être contradictoire ? On n’en sait rien : aussi le subtil raisonneur s’est-il tellement empêtré dans sa propre ruse, qu’en lisant son reproche on ne peut deviner ce qu’il a voulu dire. Fiat lux !

En honneur, quand on voit de si plates finesses, une mauvaise foi si lourde et si bête, on est tenté, comme dit un de mes amis, de se presser d’en rire, de peur d’être obligé d’en pleurer. Tout est de la même force et brille d’une si grande clarté dans cette consultation, que, quand le comte de la Blache ajouterait aux noms de quatuor advocati subsignati, duodecim millia signati du septième chapitre de l’Apocalypsos, elle n’en resterait ni moins obscure, ni plus raisonnée, ni mieux écrite, ni plus honnête, ni plus probante. Donc, puisqu’on ne sait ce que c’est et qu’on n’en peut rien tirer, le plus court est de la laisser là pour toujours. Ainsi soit-il !

Ici finit le recueil des ruses employées contre moi par le comte de la Blache en ce procès ; car je ne veux pas lui faire le tort de croire qu’il ait contribué a répandre avec une profusion scandaleuse, à faire colporter et crier, il y a trois mois, dans les rues d’Aix : « À deux sous la réponse véritable et remarquable de la demoiselle d’Éon à monseigneur Caron Carillon, dit Beaumarchais, etc… » Cela serait aussi par trop rusé.

Les gens qui remarquent tout ont beau remarquer que des trois ou quatre cents villes du royaume où l’on pouvait me donner ce grand discrédit, on n’a répandu la Facétie d’Éon que dans Aix, où je plaide, et dans quelques lieux circonvoisins, comme Avignon, Marseille et la Ciotat… Encore pour cette petite ville… Oui, en vérité, la Ciotat : car j’ai, dit-on, plus d’un illustre ennemi.

Mais comment veut-on que j’y croie ? et quel rapport le comte de la Blache… ? — Comment ! quel rapport ? Les ennemis de nos ennemis ne sont-ils pas plus d’à moitié nos amis ? Quel rapport ? N’est-ce pas, des deux parts, « une mauvaise tête qui défend un mauvais cœur avec une mauvaise plume ? »

Voilà ce qu’ils disent tous. Moi, je n’en crois rien : d’ailleurs, je ne vois dans cette ingénieuse diatribe que le badinage innocent d’une demoiselle d’esprit, très-bien élevée, qui a le ton excellent, et qui surtout est si reconnaissante de mes services, qu’elle a craint que ma lettre à M. le comte de Vergennes à son sujet, la réponse de ce ministre et mon envoi ne sortissent trop tôt de la mémoire des hommes.

Quant au cartel mâle et guerrier qu’elle m’y adresse, quoique je n’aie pas manqué d’en être effrayé, j’ai si peu oublié qu’elle était du beau sexe, que, malgré ses cinquante ans, ses jure-Dieu, son brûle-gueule et sa perruque, je n’ai pu m’empêcher de lui appliquer à l’instant ces beaux vers de Quinault, mis en belle musique par le chevalier Gluck :

Armide est encor plus aimable
Qu’elle n’est redoutable.

Au reste, je crois tout simplement que les deux ou trois mille exemplaires de la Facétie d’Éon, que l’on a colportés et criés dans toutes les villes du ressort de ce parlement, y sont tombés du ciel, sans que ni M. de la Blache, ni M. Marin, ni personne enfin, y ait contribué. Je ne parlerai donc pas de ce dernier trait, et ne le coucherai point, comme de raison, parmi les ruses du comte de la Blache.

C’est bien assez pour moi de l’avoir suivi dans le dédale affreux de sa politique ; d’avoir développé par quelle suite de ruses et de noirceurs il s’est successivement flatté d’en imposer à tous les tribunaux, et d’y déshonorer un acte fait par deux hommes sensés, dont il avoue n’avoir jamais connu ni les liaisons ni les affaires.

J’ai prouvé, moi, la véracité des unes et la filiation des autres.

J’ai prouvé qu’à la considération publique dont un grand citoyen honora ma jeunesse, il joignit sa tendre amitié.

J’ai prouvé que j’acquittai ce bienfait par le plus grand service qu’il pût recevoir, selon lui.

J’ai prouvé que, reconnaissant à son tour, il me donna sa confiance et déposa dans mon sein ses plus importants secrets.

J’ai prouvé que, touché de son attachement, je l’ai toujours servi depuis avec le zèle ardent d’un fils bien actif, et que, dès cet instant, deux commerces très-distincts n’ont pas cessé de marcher entre nous.

J’ai prouvé que son légataire, inquiet d’une liaison dont il redoutait les suites, a travaillé sous main, pendant dix ans, à la détruire.

J’ai prouvé que, n’ayant pu que la troubler pendant sa vie, il a résolu de s’en venger après sa mort.

J’ai prouvé qu’à son grand déshonneur, il m’a fait un procès bien inique, et m’en a suscité un autre abominable.

J’ai prouvé que tous les compagnons, tous les agents, tous les moyens lui ont semblé bons, pourvu qu’il réussît à me ruiner, à me déshonorer.

Enfin, le fanal au poing, éclairant nos deux conduites, et partout les opposant, j’ai ramené cet adversaire, ou plutôt je l’ai traîné, depuis les premiers moments de sa haine implacable jusqu’à ceux où le parlement d’Aix va couper enfin l’horrible nœud qui depuis dix-huit ans attache un vampire à ma substance.

Quant au fond du procès, comme il ne doit y avoir rien de vague dans les engagements civils qui fixent les propriétés, il ne peut y avoir non plus rien d’incertain dans la loi qui les juge et les gouverne. Un acte est vrai ou il est faux. S’il est faux, passez à l’inscription, prouvez la fraude, et pendez le coupable. Si l’acte est vrai, c’est attenter à l’honneur, la plus chère des propriétés, que d’y souffrir, sans la punir, une infamante discussion très-étrangère à son essence.

Aussi tout acte vrai, qui n’a pas de nullité légale, ne peut-il être, au civil, entamé par rien dans un pays où il n’y a point de nullité de droit : et il est bien juste que cela soit ainsi. La terrible conséquence du principe opposé serait de soumettre à l’arbitraire d’une jurisprudence incertaine et variable, comme le sens des juges, l’adresse des défenseurs ou le crédit des parties ; d’y soumettre, dis-je, les propriétés, les actes sacrés qui les assurent, et qui, étant la base et le soutien de la société, doivent être invariablement jugés par la loi seule et selon la loi.

Ô vous, équitables magistrats dont j’attends l’arrêt avec impatience, en le sollicitant avec respect, je n’ai pas prétendu, par ces récits, augmenter à vos yeux la force et la valeur d’un acte inattaquable, et qu’ils n’ont pas seulement effleuré. Mais j’ai dû tranquilliser vos âmes, en vous montrant que vous avez à justifier, à venger un homme d’honneur outragé, à sanctionner le contrat civil de deux bons citoyens.

Quoique depuis huit ans cet affreux procès, aliment fertile d’une haine infatigable, ait coupé ma carrière, empoisonné mon existence, il vous est soumis dans le même état que le jour qu’il naquit.

C’est toujours, d’une part, un acte bien pur et bien entier ; de l’autre, des allégations, des vexations, des injures et des calomnies. Hé ! le tiers de ma vie s’est usé dans ces tristes débats.

J’ignore si quelque loi prononce les réparations d’honneur que j’ai droit d’attendre ; mais celle qui me les adjuge est la plus sainte de toutes : elle est gravée sur le cœur de tous les honnêtes gens, sur les vôtres, ô sages magistrats ! et vous savez ce que la sainteté de votre ministère exige de vous en pareil cas.

Quant aux dommages et intérêts que je demande, et dont j’ai depuis longtemps indiqué le noble emploi, en les considérant comme la moindre peine qui puisse être infligée à tant d’accusations injurieuses, ils doivent se mesurer, non sur la fortune ou l’état de l’offensé, mais toujours sur ceux de l’offenseur : autrement il n’y a pas d’homme riche ou puissant qui ne pût vexer impunément toutes les victimes qu’il voudrait se choisir dans les rangs inférieurs ; et le tribunal qui n’arracherait au riche offenseur qu’une légère portion de son superflu, manquant le but de la loi, ne satisferait point l’offensé, qui non-seulement en espère justice, mais qui se repose entièrement sur vous, ô magistrats, du soin d’une vengeance dont il s’est si longtemps interdit la douceur à lui-même.

J’ai tout dit, monsieur le comte : aussi libre, aussi franc dans mes défenses que vous êtes vague, enveloppé dans les vôtres, je n’ai rien dissimulé : j’ai tout dit. Composé trop rapidement, si ce mémoire est tumultueux, s’il manque de grâce et n’est pas assez fait, on verra bien qu’il sort tout bouillant de ma poitrine, et que mon ressentiment l’a fondu d’un seul jet. Mais qu’importe le talent, si l’ensemble et l’énergie des preuves imprime en mes lecteurs la ferme conviction de mon droit ? ce n’est pas entre nous un assaut d’éloquence, et le Palais n’est point l’Académie.

Rien ne doit donc arrêter aujourd’hui le jugement. Cette réponse n’exige point de réplique. Eh ! que diriez-vous sur ces nouvelles lettres que vous n’ayez déjà dit sur les autres ? Démentir et nier tout n’est-il pas votre seul mot ? Je les tiens d’avance pour démenties ? Quand vous aurez prétendu ces lettres fausses, composées après coup, incohérentes aux réponses et ne prouvant rien, ou prouvant contre moi, les inductions mal tirées, les raisonnements mauvais, l’analogie pitoyable, enfin tout ce que j’ai dit, un monceau de futilités et de mensonges, aurez-vous fait un pas de plus à vos preuves contre l’acte ?

Vous pressiez le jugement dans l’état de vos premières négations ! La négation totale ici ne fera qu’unir mes secondes preuves aux premières, sans rien changer à la question soumise au parlement (la validité d’un acte libre, et fait entre majeurs).

N’arrêtez donc plus notre arrêt, ou changez de système une huitième fois, et, voyant votre cause encore entraînée au civil, inscrivez-vous en faux au criminel ! Mais tout cela n’empêchera pas qu’on n’appelle de son vrai nom l’horrible singerie de toujours presser le jugement lorsque je ne dis mot, pour le renvoyer à cent ans aussitôt que je parle, et que j’appuie mes preuves par des preuves nouvelles.

J’avais résolu de m’en tenir aux anciennes, et de ne plus dire un mot : je m’étais imposé la loi de garder ce ménagement pour vous, lorsque trois mille exemplaires d’injures répandues de nouveau contre moi, dans la Provence, ont allumé mon sang tout à coup : j’ai repris la plume et je ne l’ai plus quittée. Mourez donc maintenant de honte et de chagrin, injurieux adversaire ! et cherchez qui vous plaigne après m’avoir tant provoqué !

Ce ne sont point ici des allégations dénuées de preuves, des lettres anonymes, des articles de gazettes, des menées sourdes, intrigues de sociétés, des visites en grand uniforme, de petits propos à l’oreille, des calomnies répandues, et toutes les ruses que vous mettez en œuvre pour augmenter vos partisans.

Toujours nos différents caractères se sont peints dans nos différents procédés. Grand homme de guerre et de calcul au Palais, vous n’y faites que trop bien la guerre de chicane ! Ainsi qu’un général a toujours un aide de camp avec lui, vous n’arrivez nulle part sans le vrai Chatillon dans votre chaise ; et, pendant qu’il court les études, pique les clercs, galope les huissiers, dicte et hâte les exploits, répandu dans la place, vous veillez, vous rôdez, vous glissez, vous calomniez, et partout vous minez et contre-minez. Puis, bien et prudemment escorté, vous n’avancez à l’ennemi que sous la contrescarpe ou le chemin couvert. Et moi, semblable au Tartare, à l’ancien Scythe un peu farouche, attaquant toujours dans la plaine, une arme légère à la main, je combats nu, seul, à découvert ; et lorsque mon coup siffle et part, échappé d’un bras vigoureux, s’il perce l’adversaire, on sait toujours qui l’a lancé, car j’écris sur mon javelot :

Caron de Beaumarchais.


LE TARTARE À LA LÉGION
Brûler n’est pas répondre.


Combien êtes-vous, messieurs, à m’attaquer, à former, à présenter, à signifier des requêtes en lacération et brûlure contre mes défenses légitimes ? Quatre, cinq, dix, dix, une légion ! Comptons.

Premier corps : le comte de la blache en chef, six avocats en parlement, un procureur.

Second corps en sous-ordre : un solliciteur étranger, Chatillon ; troupe de clercs, troupe d’huissiers ; troupe de recors, jusqu’à Vincenti le docteur inclusivement, etc., etc., etc.

Voilà ce que j’appelle une légion qui demande et sollicite la lacération et conflagration de mon mémoire.

Ne pouvant parler à tant de monde à la fois, je prends la liberté d’adresser la parole au chef en personne ; que les autres m’écoutent s’ils veulent ; et je dis :

Aussitôt que vous vous fâchez, monsieur le comte, mon devoir est de m’apaiser : non en ce que j’aurai rempli mon but, qui serait de nous mettre en colère (j’ai bien prouvé que c’est malgré moi que je me vois forcé de le faire), mais en ce que je crois fermement que, pour tenir une bonne conduite en cette affaire, je dois prendre en tout point le contre-pied de la vôtre.

Eh ! pourquoi me brûler, monsieur le comte ? Pourquoi mettre le ciel, le roi, la justice, entre nous ? Pourquoi se donner toujours une telle importance, qu’il faille armer toutes les puissances en cette cause, et contre un mémoire qui n’attaque que vous ?

Qu’a de commun, je vous prie, la religion à notre procès ? Quoi ! ne peut-on dire et prouver que le comte de la Blache est un calomniateur, sans que le ciel en soit blessé ? Et quand je ne parviendrais pas à le prouver, qu’est-ce que cela fait à la religion ? Les moyens humains de me punir de cette témérité, si j’ai tort, ne sont-ils pas entre les mains des magistrats ? ce qui suffit bien, sans aller intéresser le ciel et la terre en votre querelle.

Vous avez de l’humeur, je le crois bien : on en aurait à moins, car, malgré la légion que vous commandez ici, je dois convenir avec vous que, pour un maréchal de camp, vous faites en Provence une triste campagne ; et pendant que vos rivaux militaires, attentifs à tant de bruits de guerre, s’empressent à donner à la patrie les nobles témoignages d’un zèle ardent pour son service, j’avoue que la guerre honteuse que vous me faites ici doit avoir quelque chose d’assez humiliant pour votre amour-propre.

Mais à qui la faute ? Est-ce à mon mémoire qu’il faut s’en prendre, et doit-il s’approcher du feu, en expiation de ce que vous vous en éloignez ? Vous conviendrez bien que, si on ne peut plus mal se conduire, en revanche on pourrait un peu mieux raisonner.

Prétendez-vous par hasard que mon mémoire offense la religion, en ce que j’ai puisé dans le poëme de l’île de Pathmos la comparaison latine qui vous rapproche du dragon malfaisant à qui l’Éternel avait donné pour un moment, dans ce poëme apocalyptique, le pouvoir de faire du mal et de transmettre à des bêtes celui d’en dire ? Ce dragon et ces bêtes sont livrés dans cet ouvrage à la malédiction universelle, et il est de fait que même les plus grands saints n’ont jamais cru offenser Dieu dans leurs écrits, en se moquant un peu du diable et de ceux qui tâchent si bien d’en accomplir l’œuvre inique.

Mais, sans aller chercher mes raisons aussi loin, voyez ce qui m’est arrivé dans mon procès Goëzman. Bertrand et Marin avaient puisé, l’un dans le Missel, l’autre dans les Psaumes ; les épigraphes latines des injures imprimées dont ils me régalaient. Moins rigoureux que vous, je n’ai fait que m’en moquer, sans appeler le ciel et la religion au secours de mon ressentiment.

Si c’était bien de ma part les accuser de bêtise, ce n’était pas au moins les taxer d’impiété : aussi la justice d’alors ne crut-elle pas devoir les traiter plus sévèrement que moi ; mais ce qu’il y a de plus mortifiant pour votre proposition, c’est que, bien loin de brûler les mémoires de ces deux pauvres d’esprit, dont j’appelai l’un à ce sujet le sacristain et l’autre l’organiste, et que vous eussiez nommés, vous, profanateurs, ce furent mes mémoires à moi qu’on brûla, quoiqu’ils n’eussent point d’épigraphes latines tirées des Psaumes et de l’Introïbo ; bien est-il vrai qu’on les a débrûlés depuis, ce qui ne fait rien à l’affaire.

Mais quel sens moral doit-on en tirer ? C’est qu’il n’a jamais été défendu, pour imprimer plus fortement aux sots et aux méchants le mépris ou le dédain qu’ils méritent, de leur appliquer un passage quelconque quand il vient si à propos à la plume, et que de pareilles allusions n’ont jamais fait encourir à l’ouvrage de nul orateur la cruelle peine que vous voudriez qu’on infligeât à ma triste oraison.

Que si j’ai rappelé dans un autre endroit cette belle et sublime sentence du Sauveur sur la femme adultère, en la rapportant à l’utilité qu’il y aurait de soumettre les accusateurs à l’examen sévère des tribunaux, j’ai voulu montrer seulement que tel ennemi qui me jette aujourd’hui la première pierre, bien examiné lui-même, au lieu du supplice de la conflagration qu’il veut m’infliger, pourrait bien mériter lui-même celui de la lapidation.

Et comme ce n’est point en plaisantant que j’ai cité ce passage, on peut bien trouver dans ma phrase une juste indignation, mais non pas, comme le dit le comte de la Blache, une profanation criminelle.

Passons au reproche que vous me faites de manquer de respect au roi dans mon mémoire, et voyons qui de nous deux est le coupable, ou de moi qui me soumets avec une confiance respectueuse au tribunal qu’il m’a donné pour me juger, ou de vous qui, lui faisant faire cause commune avec vous, prétendez armer sa sévérité contre ma défense, parce qu’elle vous humilie et vous désole uniquement.

Mais, parce que le roi a dit, dans un arrêt du conseil, qu’il voulait faire sentir les effets d’une juste sévérité à ceux qui abuseraient de leur esprit pour déchirer la réputation des personnes avec qui ils seraient en contestation, croyez-vous, monsieur le comte, que Sa Majesté ait entendu, par cet arrêt, accorder sa protection royale à ceux qui déchireraient leurs adversaires lorsqu’ils le feraient sans esprit ? Vous invoquez là de beaux titres de protection et de faveur ! Et parce que vos défenses sont ennuyeuses et lourdes, vous croyez avoir le droit de les rendre impunément atroces et calomnieuses ? Et quand on vous prouve qu’elles le sont, et qu’à ce double titre on vous livre à la risée, au mépris public, vous vous croyez en droit d’invoquer l’autorité royale, pour venger une telle offense et conserver vos écrits à la glace, en faisant jeter au feu ceux de votre adversaire !

D’ailleurs, quand un tribunal supprime un mémoire, vous conviendrez bien que, si la contestation n’est pas finie, ce tribunal, fût-ce même celui du roi, ne peut entendre par cette suppression que celle des traits trop amers ou des termes trop vifs dont un ressentiment exalté aurait chargé la défense ; et qu’à notre occasion surtout Sa Majesté, en supprimant mon mémoire au conseil, n’a pas entendu priver ma cause des moyens vigoureux dont cet écrit la renforce.

Si c’était là par hasard ce que vous entendez, cette question semblerait exiger une décision plus claire de la part du conseil du roi.

Mais voyez à quoi votre prétention réduirait cet arrêt de suppression. Dans un premier arrêt qui cassa celui du sieur Goëzman, quoiqu’il fût en votre faveur, le conseil du roi supprima les injures respectives de votre mémoire et du mien. Les injures supprimées, que reste-t-il dans un mémoire ? les raisons et les moyens, sans doute ?

Or, lorsque, pour donner plus d’authenticité à la suppression, il plaît à Sa Majesté, dans un second arrêt, de résupprimer ce qu’elle a déjà supprimé dans un premier ; s’il faut convenir que son conseil est bien le maître de supprimer deux fois, dix fois, et sous des formes différentes, les termes amers avec lesquels un plaideur outré par dix ans d’injures exhala son ressentiment, on ne peut, sans insulter la majesté royale, supposer que son conseil ait entendu par un second arrêt supprimer les moyens de ce mémoire, uniquement parce qu’il en a déjà supprimé les injures dans un premier arrêt, et c’est au moins le cas où ce nouvel arrêt peut en appeler un troisième en explication du second.

Mais, en attendant, la cause étant rentrée en instance à deux cents lieues de la capitale, est-ce, à votre avis, manquer de respect au roi, à son conseil, que de mettre sous les yeux des nouveaux juges la totalité des défenses, tout le bon et le mauvais des raisons qu’on a employées pour soutenir son droit ? En cas pareil, comme il n’y a rien de nul, il ne peut y avoir d’injure : car ce qui n’est plus pour moi dans mon écrit tournant nécessairement pour mon adversaire, employer des défenses quoique censurées est agir avec la plus grande impartialité, la plus louable neutralité dans sa propre affaire.

D’ailleurs, je n’ai point fait imprimer de nouveau le mémoire censuré par le conseil : le peu de littérature que mes écrits contiennent, et l’intérêt que le procès Goëzman et consorts inspirait justement à tous les persécutés de la France, ayant fait désirer à beaucoup d’honnêtes gens que quelque libraire en rassemblât la collection, ce procès Goëzman, enfanté par le plus horrible genuit du procès la Blache, rappelant à tout moment les procédés de ce noble adversaire, et l’arrêt du parlement de Paris qui a cassé celui du blâme et débrûlé les mémoires défenseurs de ma cause, leur ayant rendu toute leur pureté, j’ai cru pouvoir et devoir mettre au sac la collection entière de ces mémoires, telle qu’on la trouve chez les libraires, avec des réclames de tous les endroits qui rappellent le comte de la Blache ; presque tout est de ma cause actuelle dans cette collection. Je ne l’ai donc pas fait faire : mais j’en ai profité, comme je l’ai trouvée, sans y rien ajouter ni retrancher, et j’y ai laissé le bon et le mauvais tels que les événements les avaient fournis à mesure ; ne voulant pas plus, en dissimulant le mal, me donner pour meilleur que je ne suis, que je ne veux me rendre pire en laissant ignorer le peu de bien qui s’y rencontre.

Si c’est là, selon vous, manquer de respect au roi, j’avoue que je concevrai une étrange idée de ce que vous entendez par le respect dû au prince : mais comme il n’y a pas encore de loi qui m’ordonne de me soumettre là-dessus à l’opinion du comte de la Blache, de maîtres tels et tels, avocats et procureur à Aix, enfin de ce que j’ai nommé la légion, je prie ladite légion de trouver bon qu’en attendant la décision du parlement sur leur requête en conflagration et lacération au préalable, je me croie au moins aussi bon, fidèle et respectueux serviteur du roi que ces messieurs ; quoique nous n’ayons pas tout à fait les mêmes idées sur la forme de ce respect ; quoique je n’appelle pas comme eux toutes les puissances de l’univers au secours de ma querelle, et que je ne veuille pas émouvoir tout l’Olympe pour la guerre des rats.

J’ai prophétisé dans mon mémoire que vous nieriez tout, et, pour l’honneur de ma prédiction, à l’instant vous avez tout nié.

Ne pouvant tout relever, vu le peu de temps qui nous reste, dans un mémoire de cent soixante-douze pages, prenons rapidement les faits contestés les plus importants, et, réduisant la question aux termes les plus clairs, qui sont toujours les plus simples, voyons sur quoi nous tombons d’accord, en quoi nous différons : montrons lequel de nous deux reste sans preuves devant l’adversaire, et lequel calomnie l’autre en ce parlement.

Commençons par le fameux billet du 5 avril 1770, auquel j’ai dit que vous aviez donné la torture, afin de le rendre un peu louche quand il s’agirait de le débattre au procès.

Nous convenons, vous et moi, que Me Caillard a fait un violent plaidoyer aux requêtes de l’hôtel contre le mot Beaumarchais emporté par un cachet, et dont il m’attribuait la supercherie ; et voici pourquoi j’affirme que nous en convenons tous les deux : c’est que, malgré la honte publique qui était résultée pour vous, à l’audience des requêtes de l’hôtel, de la déclaration et de la preuve fournie par Me de Junquière, votre avocat, absolument sans pudeur, espérant que je n’aurais pas le temps de répondre à son mémoire avant que Me Dufour rapportât notre affaire, eut la maladresse d’insérer dans ce mémoire (page 40) le même reproche sur ce cachet, mais moins violemment exprimé cependant qu’il ne l’avait fait à l’audience ; c’est que je tiens ce mémoire, et que vous ne pouvez le nier, quoique vous ayez fait l’impossible pour ne pas le produire.

C’est que Me Bidault, prenant la plume à l’instant, vous releva d’importance, quoique le ménagement qu’il croyait devoir à son confrère Caillard l’empêchât, malgré mes prières, de l’inculper comme il le méritait sur le fait de ce cachet apposé. Voici néanmoins ce qu’il vous répondit pour moi, pages 59 et 60 de son mémoire.

Car les avocats qui m’ont depuis refusé leur service, quand j’ai plaidé contre le conseiller Goëzman, dont le grand crédit les effrayait tous, ne me le déniant pas alors, je laissais les gens de loi me défendre à leur mode et de leur plume, et n’avais nulle confiance en la mienne, à laquelle je n’avais pas encore été forcé de me livrer.

Voici la défense de Me Bidault :

« Mais ce qui révolte encore davantage, c’est l’imputation qu’il a faite au sieur de Beaumarchais sur les dernières lettres du mot Beaumarchais, qui se trouve écrit au dos et au bas d’une page de la lettre du 5 avril 1770, à laquelle le sieur Duverney a répondu entre autres choses : Voilà notre compte signé. Ces dernières lettres du mot Beaumarchais sont aujourd’hui déchirées, et enlevées par un cachet. Le comte de la Blache en conclut que le billet écrit par le sieur Duverney, qui se trouve sur la lettre du 5 avril, n’a point été une réponse à la lettre du sieur de Beaumarchais ; et pour le prouver, voici comme il raisonne : Le mot Beaumarchais était écrit de la main du sieur Duverney. Si la lettre du 5 avril avait précédé le billet, le mot Beaumarchais n’aurait pas pu être écrit sur ce papier de la main du sieur Duverney, lorsque le sieur de Beaumarchais a envoyé la lettre ; et son cachet n’aurait pu déchirer les lettres d’un mot qui n’aurait point encore été écrit : ainsi ces lettres ne peuvent avoir été déchirées que parce que le sieur de Beaumarchais n’a cacheté sa lettre qu’après avoir reçu le billet du sieur Duverney. Ce billet a donc précédé la lettre du sieur de Beaumarchais ; donc cette lettre n’a été écrite qu’après coup. Et ce fait, prouvé pour l’une, doit être présumé le même par rapport aux autres.

« Telle est l’objection que nous n’avons pas craint de rapporter dans toute sa force.

« Voici la réponse. Cette preuve pose uniquement sur ce fait : le mot de Beaumarchais est écrit de la main du sieur Duverney. Mais le fait est faux. C’est Me de Junquière qui a écrit le mot Beaumarchais, en janvier 1772, pour coter la pièce de son client, ainsi qu’il est d’usage. Me de Junquière l’a attesté l’audience ; il l’a certifié à M. le rapporteur, en présence duquel il a écrit couramment trois ou quatre fois le mot Beaumarchais, qui a été reconnu de la même main que le mot déchiré. Que devient, après cela, la fable du comte de la Blache ? que deviennent ses soupçons et ses conséquences ? Le sieur de Beaumarchais, moins tranchant que lui, ne se permet d’accuser personne ; on doit lui savoir gré de sa modération. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que le mot Beaumarchais, écrit en 1772 par M. de Junquière, n’a pu être couvert et déchiré par un cachet qui aurait été apposé en 1770 par le sieur de Beaumarchais. On laisse à la cour à décider sur qui doit tomber le reproche de supercherie. »

Nous convenons, vous et moi, que ce reproche était à bout portant. Or qu’avez-vous répondu sur tout cela, monsieur le comte ? Rien, absolument rien. L’objet était pourtant des plus graves ! Direz-vous que le jugement des requêtes de l’hôtel arriva si vite après ma réponse, qu’il n’y eut pas moyen d’y faire alors une réplique ? Volontiers, pour le moment ; et lorsque vous avez raison, c’est avec le plus grand plaisir que je l’avoue. Il n’en est pas ainsi de vous à mon égard, et c’est ce qui nous distingue. Vous n’eûtes donc pas le temps alors : cependant vous eûtes bien celui de me faire, à Versailles et à Paris, le tour abominable que j’ai indiqué dans ma Réponse ingénue (p. 399), et dont le détail se trouve dans mon troisième mémoire Goèzman, depuis la page 283 jusques et y compris la page 287.

Ah ! si j’avais du temps, ou si je trouvais un imprimeur bien actif, quel charme pour moi de réimprimer, à la suite de cette réponse, les treize pages du troisième mémoire Goëzman sur l’attestation de probité des princesses ! Alors on verrait quel front d’acier il faut à mon adversaire pour oser retoucher (page 2 de son mémoire) à cette horrible aventure qui l’a tant déshonoré à Paris, quand j’eus enfin le pouvoir de l’écrire ! Si je ne puis la transcrire ici, je supplie au moins mes lecteurs de se procurer ce troisième mémoire Goëzman, et commencer à lire (page 283) à ces mots : « Changeons de style. Depuis que j’écris, la main me tremble toutes les fois, etc. » Ils connaîtront mon ennemi.

Au lieu donc de passer le temps alors à me faire cette abomination sur l’attestation de probité que les princesses m’avaient donnée, que ne l’employiez-vous à me reprocher l’infamie de mon mémoire Bidault sur le cachet apposé dont je vous accusais ? Si vous aviez prouvé que le méchant, que le calomniateur entre nous deux était moi, j’étais perdu, et vous gagniez votre procès. Le contraire arriva, parce que votre intrigue sur l’attestation des princesses, et votre silence sur mon reproche du cachet, vous démasquèrent absolument ; et c’est ma première preuve contre nous.

Après le jugement des requêtes de l’hôtel, nous passâmes par appel à la commission, où vous traînâtes, comme je l’ai dit, les plaidoyers et les écritures pendant un an ; mais à la fin cependant Caillard replaida, Caillard récrivit, Caillard réinvectiva, Caillard traduisit, dans le nouveau mémoire qu’il fit pour la cause d’appel, exactement les phrases et les mots de son mémoire aux requêtes de l’hôtel sur ce même billet du 5 avril ; mais Caillard, ayant été relancé par Me Bidault sur le cachet apposé, s’arrêta court au milieu des reproches qu’il copiait mot à mot sur son billet dans son ancien mémoire ; et le vif, l’important reproche du mot Beaumarchais, écrit par M. Duverney, et couvert par moi d’une cire à cacheter frauduleuse, resta net au bout de la plume de Caillard.

Était-ce oubli ! fut-ce confusion ? À votre manière de me plaider, le premier n’est pas vraisemblable. Donc Caillard, touché des ménagements que son confrère avait gardés pour lui sur cette espièglerie avérée, à laquelle il avait pu donner lieu, du moins par sa confiance en vous, n’osa pas le provoquer de nouveau à la lui reprocher plus vertement ; et c’est ma seconde preuve contre vous : car les deux mémoires de Caillard sont enfin au procès, et j’ai fait remarquer aux magistrats dans l’instruction, à la page 28 du second de ces mémoires, la réticence et le prudent silence de Caillard, qui s’arrêta court à l’historique du cachet en copiant la page de son premier mémoire, dans lequel ce reproche était si tranchant.

Mais, en vous accordant que cette fois encore le silence de Caillard fût un oubli, nous convenons, vous et moi, qu’un second mémoire, écrit par Me Falconnet, mon avocat, releva de nouveau la fourberie du cachet appliqué, plus amèrement que Me Bidault ne l’avait fait. Voici ce qu’il vous en dit (p. 20 et 21 de son précis à la commission) :

« Il y a néanmoins eu quelque chose de plus sérieux dans cette dernière partie de ma cause. J'avais confié toutes ces lettres avec leurs réponses à la partie adverse. Dans une de ces lettres, le sieur Duverney me marque : Voilà notre compte signé. Je ne doute pas que cette dernière phrase ne fit la plus grande peine au sieur légataire : aussi a-t-on fait subir toutes sortes d’épreuves au malheureux billet, jusqu’à celle du feu, dont il porte encore les marques. Me de Junquière, mon procureur, pour coter cette pièce, avait écrit mon nom dessus : on a imaginé de dire que ce nom était de la main du sieur Duverney. Heureusement Me de Junquière a levé facilement tous les doutes qu’on pouvait avoir sur ce sujet dans le premier tribunal, en écrivant, sous les yeux de M. le rapporteur, plusieurs fois mon nom du même caractère[30]. Mais il n’en est pas moins vrai que cette petite infidélité, de quelque part qu’elle vienne, est peu délicate, d’autant plus qu’elle est gratuite : car que ce soit en réponse ou autrement que le sieur Duverney ait écrit voilà notre compte signé, il l’a écrit, et cela est suffisant. Si le sieur comte de la Blache, qui m’a tant maltraité sans en avoir le moindre sujet, pouvait me faire un semblable reproche, que ne me dirait-il pas, et que n’aurait-il pas raison de me dire ? Je veux lui donner l’exemple de la modération, tout outragé que je suis. »

Qu’avez-vous répondu à ce reproche amer de Me Falconnet, qui de nouveau constatait le fait et la confusion que vous aviez reçue aux requêtes de l’hôtel ? Nous convenons, vous et moi, que vous n’avez rien répondu ; rien, monsieur le comte, absolument rien : car il ne faut plus biaiser ici. Le temps ne vous manqua cependant pas alors : entre mon mémoire Falconnet et le rapport de votre ami Goëzman, il se passa dix jours, et dix mortels jours ! À la vérité, vous aviez autre chose à faire alors : car la porte de M. Goëzman vous était ouverte, pendant qu’elle m’était fermée, et vous couriez au plus solide, au plus pressé. Nous convenons encore de cela, vous et moi ; et c’est ma troisième preuve.

Quand nous avons plaidé depuis par écrit au conseil, et que vous avez accablé ce pauvre billet du 5 avril de tous vos reproches amers sous la plume de Me Mariette, pourquoi donc avez-vous absolument laissé de côté celui du cachet apposé sur mon nom ? Pourquoi ne m’avez-vous pas au moins reproché alors la mauvaise foi de mes imputations à cet égard, dans mes deux mémoires Bidault et Falconnet ? Était-ce une circonstance à négliger ? Si vous ne vouliez plus user de l’immense avantage que vous donnait sur moi la friponnerie du cachet, bien prouvée, ne deviez-vous pas au moins tonner, et montrer quel homme j’étais d’avoir eu l’effronterie de vous en inculper dans mes deux mémoires ? En prouvant que je vous avais calomnié, monsieur le comte, vous m’écrasiez sous les décombres d’un terrible édifice. Mais vous vous en êtes bien gardé ; vous n’en avez rien dit, absolument rien. Ce ne fut pas non plus par ménagement ; jamais vous n’en avez gardé pour moi, mais ce fut par le sentiment intime de votre honte, et la crainte de me voir traiter alors ce fait en réponse avec le détail ignominieux que je viens de lui donner dans mon dernier mémoire ; et c’est ma quatrième preuve.

Vous avez depuis fait faire une consultation de cinquante-huit pages pour ce parlement-ci, dans laquelle vous avez repris, avec bien du soin, tous les anciens reproches de Caillard ; celui du cachet apposé fournissait la plus terrible présomption contre moi. Pourquoi donc, lorsque nous y employez deux pages à dénigrer le billet du 5 avril, avez-vous omis le reproche si tranchant du cachet tel qu’on le lit dans le premier mémoire de Caillard aux requêtes de l’hôtel ? Pourquoi n’y avez-vous pas enfin repoussé sur moi la double honte que je vous en avais imprimée à cet égard dans les mémoires Bidault et Falconnet ? car nous convenons encore, vous et moi, que dans six mille exemplaires de votre consultation répandus en Provence, il n’y a pas un seul mot de ce cachet apposé. Était-ce encore oubli ou ménagement de votre part ? Ni l’un ni l’autre, monsieur le comte ; mais la crainte de réveiller un terrible chat, qui pouvait égratigner jusqu’au sang au premier allongement de sa patte, en sortant du sommeil où vous le berciez si doucement par votre silence ; et c’est ma cinquième preuve.

Mais pourquoi donc vous êtes-vous assez rassuré aujourd’hui pour en oser parler, quoiqu’en tortillant, en tergiversant, en avouant enfin, puisqu’il faut tout dire, que le mot Beaumarchais n’est plus de la main de M. Duverney ? Bien est-il vrai que le Caillard d’aujourd’hui s’enveloppe et glisse autant qu’il peut sur cet aveu. « Si ce billet (dit-il, page 41 de la consultation des six), si ce billet, qui n’a point d’adresse, porte au bas le nom du sieur de Beaumarchais écrit par une autre main que celle du sieur Duverney ; si le procureur, cotant une pièce du nom de sa partie, n’aurait pu l’écrire en partie sous le cachet qui aurait antérieurement fermé le billet, etc. » En honneur, je n’ai pas le courage d’en transcrire davantage. Il faut rapprocher cette réponse et cet aveu de mon attaque vigoureuse, page 399 et suivantes de ma Réponse ingénue, pour bien juger de votre plaisant embarras, monsieur le comte !

Je reprends ma question. Pourquoi avez-vous enfin osé en parler aujourd’hui ? C’est premièrement parce que n’en rien dire dans votre réponse, après une attaque aussi vive que ma dernière, serait passer trop lourdement condamnation sur la chose, et qu’en pareil cas votre avocat sait bien qu’il vaut mieux dire une sottise que de rester court.

Secondement, parce que Me Bidault et Me Caillard étant morts tous deux (car depuis que nous plaidons, nous avons déjà usé trois générations d’avocats), vous avez espéré que ma preuve resterait assez incomplète pour que votre négation prît encore une ombre de faveur parmi vos bienveillants.

Mais je laisse à juger si le comte de la Blache, qui fait ressource de tout, qui querelle, à tort et à travers, sans honte ni pudeur, qui s’accroche aux virgules, aux jambages, aux cachets, aux plis du papier, eût gardé ce honteux silence aussi longtemps, et sur un point de cette importance, après en avoir fait un si grand bruit aux requêtes de l’hôtel, si la petite leçon amicale que je lui donnai là-dessus dans le temps ne lui était restée assez avant dans le cœur, pour redouter d’en recevoir une seconde s’il osait remettre encore la question sur le tapis : et c’est ma sixième preuve.

Mais il ne faut laisser aucun faux-fuyant à ce méchant adversaire ; il faut le poursuivre sur ce mot Beaumarchais et ce cachet jusqu’à suffocation parfaite.

Voyez, lecteur, avec quelle assurance il fait dire à son avocat (page 42) : « Le silence du sieur de Beaumarchais, celui de son défenseur depuis 1772, époque de la communication, jusqu’à ce jour, enlèvent donc au premier l’avantage qu’il s’était promis d’une allégation plus téméraire encore que tardive. »

Vous venez de voir, lecteur, comme elle est téméraire mon allégation ! et les mémoires de Falconnet et de Bidault viennent de vous montrer comme elle est tardive.

Eh bien ! faites-moi l’amitié de joindre à ce reproche de silence jusqu’à ce jour, que me fait l’avocat du comte de la Blache ; faites-moi l’amitié, dis-je, de retourner en arrière (page 43) du mémoire fait par ou pour le comte de la Blache, au bas de la note, et d’y lire ces mots… : « Croira-t-on… (ce verbe gouverne toute la note), croira-t-on qu’à ce tribunal (les requêtes de l’hôtel), ainsi qu’à la commission et au conseil, il n’a jamais osé en rien dire nulle part, ni s’en plaindre ? »

À mon tour, je dis à mon lecteur : Croira-t-on, quand on a lu mes citations des mémoires Bidault aux requêtes de l’hôtel, et Falconnet à la commission, que j’ai rappelés exprès dans ma Réponse ingénue, qu’il y ait une effronterie semblable à celle de ce plaideur, qui se joue même des avocats qui le défendent, en leur faisant croire que je n’ai jamais parlé de ce cachet apposé, ni reproché rien à cet égard, quoiqu’il soit prouvé que je n’ai cessé de le faire, sans jamais obtenir un seul mot de réponse ? Croira-t-on qu’il expose ses conseils à écrire de pareilles bêtises ? le croira-t-on ? Telle est ma septième preuve.

Apprenez encore, lecteur, qu’il n’est pas vrai qu’il y ait une surcharge d’écriture sur ce billet qui puisse empêcher aujourd’hui l’inscription en faux, si l’on osait la prendre comme le dit la légion (page 43), et que ce billet n’a été déshonoré, comme je vous l’ai appris, que par une roussissure générale à l’endroit de l’écriture, qui prouve qu’on l’a mis au feu pour lui faire subir je ne sais quelle épreuve ; et parce qu’on a posé quelques petits pâtés d’encre sur les premiers mots du billet, pour lui donner au moins un air louche à la première inspection ; ce qui ne fait rien du tout au corps de l’écriture, ainsi que je l’ai fait expressément remarquer aux magistrats dans le cours de l’instruction ; et c’est ma huitième preuve.

Mais comme je me plais à cette question, parce qu’une fois bien nettoyée, elle vous peint à miracle, monsieur le comte, vous, vos moyens, vos défenses et vos défenseurs ; que d’ailleurs ce fait du mot et du cachet est de la plus grande importance, et ne fût-ce que parce que je viens d’avoir le plaisir de vous empiéger dans le plus terrible traquenard, je ne puis quitter ce cachet apposé sur un mot, qui d’abord était de l’écriture de M. Duverney, et qui n’en est plus aujourd’hui : je ne puis, dis-je, le quitter tant qu’il vous restera le plus léger espoir d’entretenir un doute à son égard dans l’esprit de vos auditeurs bénévoles. Donc, pour le couler à fond, en vous ménageant une dernière ressource, je vais vous proposer un petit argument à l’anglaise, qui n’en aura pas moins de force, quoiqu’il n’ait pas tout le clinquant de votre logique française. Écoutez-moi bien :

J’ai déposé chez Me Pierre Boyer, notaire de cette ville, l’obligation suivante, à laquelle je vous invite de joindre la vôtre, en changeant seulement les noms et les circonstances nécessaires :

« Je soussigné, m’oblige et m’engage à payer à M. le comte de la Blache la somme de cinquante mille francs, si dans l’espace de deux mois je ne prouve pas, par le témoignage écrit de Me de Junquière, procureur au parlement de Paris, et par l’attestation que je supplierai Me Dufour, maître des requêtes, notre commun rapporteur aux requêtes de l’hôtel, de donner, qu’après le plaidoyer et le mémoire de Me Caillard sur ma prétendue friponnerie du cachet appliqué sur le mot Beaumarchais et la déclaration de Me de Junquière à l’audience, Me Dufour se convainquit de nouveau, en faisant écrire à Me de Junquière mon nom plusieurs fois couramment, que le mot Beaumarchais qu’on lit sur la lettre du 5 avril avait été écrit par ledit Me de Junquière en 1772, ainsi qu’il est dit dans mon mémoire, et non par M. Duverney, bien longtemps avant, comme le prétendait Me Caillard. Attestation du procureur et témoignage du magistrat, qui prouveront que le mot a été couvert d’un cachet par la supercherie de mes ennemis : et je me soumets, dans le cas de la non-preuve offerte, audit payement ci-dessus énoncé, dont la somme est déposée à cet effet chez MM. Péchier et Bouillon, à Marseille, au profit du comte de la Blache, à la seule condition que le comte de la Blache s’engagera, par une semblable obligation et un semblable dépôt, au payement de pareille somme au profit des pauvres de cette ville, aussitôt que j’aurai fourni ladite attestation et ledit témoignage, les seuls qui restent à donner aujourd’hui de cette falsification de mon titre. Fait à Aix, le 19 juillet 1778.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Voilà, monsieur le comte, ce que j’avais à vous dire sur votre dénégation actuelle. C’est à vous à montrer si j’ai bien ou mal raisonné sur ce fait, si ma preuve est louche ou complète, et si ma proposition est bonne à prendre ou à laisser. Je vous attends.

Donc il ne faut pas tant se récrier sur la méchanceté de ce pauvre mémoire, que vous voudriez qu’on réduisît en cendres. Mais ce n’est pas cela que vous vouliez dire : car, si vous faites ici la montre d’un grand ressentiment, pour la satisfaction duquel vous demandez un holocauste, avouez que de cet ouvrage, dont vous désirez qu’on détruise au moins un exemplaire aujourd’hui, vous eussiez donné bien des choses pour qu’on empêchât tous les autres de paraître, s’il y eût eu la moindre apparence d’y réussir. Voilà ce que vous vouliez dire. Mais ils existent, ces exemplaires, et ils existeront comme un monument de honte à jamais imprimé sur vous ; et c’est encore ce que je vous prédis.

Ce mémoire est insolent, répètent en chorus les six avocats du légataire universel. L’auteur, au lieu de se défendre, y dit des sottises au comte de la Blache. Hé ! non, messieurs, ce n’est pas le mot. L’auteur, pour se défendre, y dit les sottises du comte de la Blache ; et c’est bien différent.

Le comte de la Blache a fait le mal, et je dis le mal que le comte de la Blache a fait. Au lieu de me calomnier vous-mêmes, prouvez que j’ai calomnié le comte de la Blache, et c’est alors que vous aurez rempli noblement votre tâche, et que mon mémoire sera digne du supplice auquel vous voulez qu’on le destine.

J’ai pris, comme un rat, votre homme en un filet dont il cherche à ronger les mailles. Devez-vous aider, messieurs, de toutes les facultés de la langue et des dents, à ses efforts, à ce misérable rongement de maillons ? Et le métier d’un noble avocat est-il de descendre de son cabinet au cours, et d’y faire d’un défenseur public un insolent privilégié ? Heureusement je suis là ; je vous vois ronger, et je tiens l’aiguille et le fil pour recoudre à mesure tout ce qu’on s’efforce d’altérer à mon filet.

Si c’est à titre de calomnie que vous demandez la conflagration et lacération de mon mémoire, il vous faudrait au moins la prouver, cette calomnie ! Que si vous n’y parvenez pas, il s’ensuivra qu’en m’appelant calomniateur, ce sera vous-mêmes encore qui m’aurez calomnié. Alors, messieurs, s’il fallait brûler le corps matériel du délit, que deviendraient la langue et les écrits des adversaires ? etc. Il y a comme cela mille choses dont il ne faut pas trop presser les conséquences, et vous devez me savoir gré de ne pas pousser celle-ci plus loin.

Il est certain qu’entre mon adversaire et moi il y a un calomniateur à punir ; et de ma part je consens à l’opprobre, à la peine encourue, si je me suis écarté de la vérité dans un seul point de mes défenses, et si j’ai même cherché ces défenses dans des points de la conduite de mon adversaire étrangers à la question que j’ai traitée. Mais, la preuve de la calomnie une fois bien faite, ou par l’un ou par l’autre, je demande avec instance que celui qui restera sous cette preuve y laisse aussi sa vie ; non pas, s’il faut me pendre, qu’on en doive faire autant, dans le même cas, au comte de la Blache : il est noble, dit-il, et ce n’est pas là son genre de mort. Mais, comme dit fort bien le pauvre Bernadille, lorsqu’il faut payer de sa personne, il importe si peu d’être allongé ou raccourci, que cela ne vaut pas la peine d’en parler.

Venons maintenant à la dénégation que vous faites d’avoir jamais connu les lettres familières avant le procès entamé. Je n’ai pas le temps de faire de phrases. On nous juge après-demain. Pressons-nous donc de prendre les armes : Annibal est aux portes de Rome ; avançons. Et, suivant toujours ma méthode usitée, voyons de quoi nous convenons, vous et moi, sur cet autre fait important ; le reste après est peu de chose.

Nous convenons, vous et moi, que les lettres existaient avant le procès et lors de la mort de M. Duverney, puisque la seule proposition que vous puissiez accepter, selon votre lettre du 31 octobre 1770, était celle que je vous avais faite quelque temps avant, de remettre chez mon notaire « mon titre et les lettres à l’appui en originaux, pour que vous puissiez les examiner et en prendre connaissance. »

Nous convenons encore, vous et moi, que, dans ma lettre du 30 octobre 1770, à laquelle vous répondiez par celle du 31, je vous avais mandé : « Je me suis pressé de renvoyer à mon notaire mes papiers qu’il m’avait rendus. Or, ces mots mes papiers ne pouvant se rapporter à l’acte seul du 1er avril, qui est une pièce unique, mes papiers voulaient donc dire « mon titre et les lettres à l’appui, en originaux. »

Dans ma lettre du 6 novembre, après vous avoir parlé de mon titre de créance remis chez Me Mommet, notaire, je vous dis, dans une phrase que je n’ai pas imprimée, quoique je vous l’aie communiquée, et que la minute entière soit au procès ; je vous dis ces mots : Soit que vous y ayez été ou non, je les retirerai (ce que je ne fis pourtant pas). Or les retirer n’est pas retirer la pièce unique qui est mon titre, mais retirer le titre et les pièces à l’appui ! les retirer ! Voilà ce dont nous convenons encore, vous et moi : car nous ne pouvons pas faire autrement, les pièces étant sur le bureau pour nous démentir si nous tergiversons.

Nous sommes d’accord aussi, vous et moi, que, le 25 septembre 1771, vous n’étiez nullement inquiet, comme le dit votre soussigné d’écrivain dans la consultation de Paris, que j’ai réfutée ; et que vous ne commençâtes pas à cette époque à vouloir tirer des lumières de moi, que vous aviez déjà, puisque vos lettres et vos visites à Me Mommet, en 1770, prouvent que vous saviez dès ce temps-là tout ce qu’on prétend que vous vouliez apprendre à la fin de 1771.

Maintenant que déniez-vous donc, monsieur le comte ? car il faut s’entendre ; et puisque je dois toujours être le correcteur des idées de vos avocats, il nous faut donc à mesure poser des bases certaines pour nettoyer tout ce qu’ils disent ; sans cela, nous ne finirons point. Entendez-vous dénier d’être allé, dans le mois de novembre 1770, chez Me Mommet, examiner l’acte et les lettres ? Entendez-vous dénier d’y avoir mené M. Dupont, M. Ducoin et plusieurs autres personnes ? Entendez-vous dénier que les lettres fussent déposées avec l’acte ; que ces lettres, que j’avais offert depuis longtemps de soumettre à votre examen en originaux, soient restées en arrière, lorsque j’ai remis l’acte et les pièces à l’appui chez le notaire ?

Mais, premièrement, si j’avais fait cette grosse et malhonnête lourderie, quels cris n’eussiez-vous pas alors jetés sur ma mauvaise foi d’annoncer des éclaircissements, des titres, et de les soustraire ensuite ?

2o Ce n’est pas là ma marche, on le sait, et vous n’en avez formé aucune plainte ; au contraire, c’est d’après ces premières communications à l’amiable que vous avez exigé qu’elles fussent jointes au procès, ce que j’ai fait ; et cette preuve-là n’est déjà pas mauvaise.

3o Dans le mémoire du sage Bidault, pour le vexé Beaumarchais, aux requêtes de l’hôtel, cet avocat a imprimé nettement (page 11) ce qui suit :

« Le sieur Duverney est décédé sur la fin du mois de juillet 1770. Au mois d’août suivant, le sieur de Beaumarchais écrivit au comte de la Blache, et lui fit part des droits qu’il avait à répéter sur la succession.

« Le comte de la Blache lui répondit qu’il n’était nullement instruit des affaires qui étaient entre lui et le sieur Duverney.

« Pour lui donner les instructions nécessaires, le sieur de Beaumarchais remit à Me Mommet, son notaire, l’original de l’arrêté de compte et plusieurs lettres qui y sont relatives, et il invita le comte de la Blache à voir ces pièces.

« Le comte de la Blache et ses gens d’affaires se sont transportés chez Me Mommet ; ils y ont vu plusieurs fois le traité du 1er avril 1770 et les lettres.

« Le sieur de Beaumarchais a fait plus : il a engagé Me Mommet de porter ces mêmes pièces au conseil du comte de la Blache, assemblé chez Me d’Outremont, et de proposer de s’en rapporter à la décision de son conseil sur les difficultés, si l’on pouvait en élever de raisonnables.

« Le comte de la Blache ne lui a fait faire que des réponses vagues. »

Qu’avez-vous répondu à cette déclaration de mon avocat qui vous inculpait d’avance, en disant, sans biaiser, que vous aviez vu l’acte et les lettres avant le procès ? Rien, absolument rien, véridique plaideur ! rien dans aucun endroit ! encore un coup, rien ! Et cette autre preuve ne marche pas mal encore.

4o Lorsque dans mon mémoire au conseil j’ai imprimé ces mots si énergiques : « Alors je prouverai que je l’ai poliment invité de venir examiner à l’amiable mes titres chez mon notaire ; qu’il y a plusieurs fois amené les amis et les commis de M. Duverney ; que tous ont reconnu l’écriture du testateur dans l’acte et dans toutes les lettres, et que tous l’ont voulu dissuader de soutenir un aussi mauvais procès, etc. »

Qu’avez-vous répondu à cette nouvelle déclaration, qui, dans votre plan d’aujourd’hui, vous accusait encore d’avoir examiné en 1770 ces lettres que vous soutenez fabriquées en 1772 pour me tirer des objections de Caillard ? Si chacune de ces preuves est d’un faible poids dans l’affaire, il faut avouer qu’à la romaine où je vous pèse, ces poids légers placés au bout de longs leviers tiennent lieu d’un poids énorme dans les balances ordinaires. Qu’avez-vous donc répondu à une inculpation aussi griève ? Rien, absolument rien, toujours rien.

Dans le système de tenir mes provocations et mes réponses pour non avenues, vous glissez aujourd’hui dans votre nouveau mémoire (page 21 de la consultation les six) en réponse au plus grave de mes reproches, qui est de m’accuser publiquement d’avoir fabriqué en 1772 ces lettres que vous aviez vues en 1770 ; vous glissez, dis-je, un paragraphe qui vous peint encore à merveille, et vous et vos défenseurs.

« Une autre astuce du sieur de Beaumarchais est de prétendre que le comte de la Blache avait vu avant le procès des lettres produites à l’appui de l’écrit ; quand cela serait, il en résulterait uniquement qu’il avait préparé le commentaire et l’explication de son écrit avant même qu’il fût attaqué.

Soit, monsieur le comte ; et j’aime beaucoup : quand cela serait ; mais si je l’avais préparé, au moins vous l’aviez vu ce commentaire, qui, dans son vrai nom, n’est autre chose que ces lettres à l’appui. À peine osez-vous les nommer, ces lettres, en ayant l’air d’y répondre ! Et quoique le mot quand cela serait ne soit pas un aveu parfait, tout ce qui n’est pas dénégation absolue de votre part remplit si parfaitement cet objet, qu’on ne peut s’y méprendre ; et quand vous nieriez tout, dans la plus forte acception de ce mot, on sait, et nous savons, vous et moi, que c’est votre seule façon d’acquiescer. C’est le non des belles, qui veut souvent dire oui : il n’y a que manière de l’entendre.

Mais comme il ne s’agit pas ici de savoir si ce commentaire était fait alors pour expliquer un acte qu’on devait attaquer, ni si les lettres avaient été écrites à leur vraie date, mais seulement de vous prouver que vous avez voulu m’accuser dans votre consultation de Paris, répandue en Provence, de l’horreur d’avoir fabriqué en 1772 ces lettres que vous aviez lues en 1770 ; je réponds à quand cela serait, que si cela était, celui qui aurait fait une telle accusation aurait accompli la plus déshonorante infamie, et qu’il ne l’aurait accomplie que parce qu’il n’aurait pas alors prévu que j’eusse conservé ses lettres et les miennes. Or cet homme affreux, ce calomniateur, encore plus avéré même après votre réponse qu’il ne l’était avant, c’est vous, monsieur Falcoz ! Tu es ille vir.

Voyez, lecteur, le Caillard du barreau d’Aix s’entortiller dans son déni (page 22 de la consultation des six). Le sieur de Beaumarchais ne voulait plus les donner, ces éclaircissement, dit-il.

Non, avocat rusé ! ce n’est pas moi qui les refusais, mais qui me plaignais qu’on les refusât de moi ; et ces éclaircissements qu’on refusait de moi sont les éclaircissements verbaux, et non ceux par écrit : on ne voulait pas me rencontrer chez le notaire en personne, afin de se donner carrière à l’aise en mon absence sur l’acte et sur les lettres qu’on m’invitait d’y déposer.

Voyez encore, lecteur, comment cet écrivain jésuitique s’arrange avec sa conscience, en escobardant à plaisir. « De là il n’est point vrai, dit-il (page 22 à la suite), qu’avant le procès il ait montré au comte de la Blache les lettres à l’appui dont il avait d’abord parlé. » Certainement je ne les lui ai point montrées, car je n’y étais pas. Mais cela n’a pas empêché qu’il ne les y ait vues, lui et ses amis, en mon absence. C’est par de semblables échappatoires que cet avocat entend trahir la vérité, sans être taxé de mensonge ! C’est ainsi qu’il aide à ronger les maillons du filet dans lequel j’enferme son client, et c’est ainsi qu’il voudrait nous prouver, dans toute cette consultation des six, qu’une chose peut n’être pas vraie sans pourtant être fausse, et tout le galimatias que cela entraîne ! Quel triste métier que celui d’avocat, quand on en abuse à son escient ! C’est à faire grand’pitié.

Mais pour qu’il ne vous reste pas plus d’espoir sur le fait de ces lettres, monsieur le comte, que sur celui du cachet apposé, lesquels faits sont aussi graves l’un que l’autre, parce qu’ils sont l’un et l’autre les actes les plus lâches dont un plaideur de mauvaise foi puisse étayer de mauvaises défenses, je vous condamne à déposer encore, contre ma soumission et mon dépôt de cinquante autres mille livres, une pareille somme que vous retirerez avec la mienne, si je ne vous couvre pas de la confusion que vous méritez, sur le tergiversement de cet aveu, sous deux mois révolus, par l’attestation du notaire, qui vous montra le 6 novembre 1770 l’acte et les lettres à l’appui en originaux (lesquels mots : en originaux, vous avez tremblé de transcrire, et n’avez pas transcrits dans l’énoncé que vous faites au mémoire, de votre propre lettre déposée au procès), et si je n’appuie pas l’attestation du notaire par celle des personnes mêmes qui les y ont vues avec vous. Osez déposer, insidieux adversaire, osez déposer ! Osez seulement en faire votre soumission ici : car c’est votre honte que je veux consommer, beaucoup plus que je ne veux épuiser votre bourse ; osez donc mettre votre soumission chez le notaire auprès de la mienne, et toujours avec la condition que mes cinquante mille livres vous appartiendront si je manque à ma preuve offerte, et que les vôtres seront pour les pauvres de cette ville, si je vous force, par ma preuve, à les abandonner !

Voilà ce que j’avais à dire aussi sur ces lettres que vous n’aviez pas vues, mais sur lesquelles pourtant vous aviez toujours gardé le silence, malgré les provocations redoublées de mon avocat et les miennes, jusqu’à ce qu’enfin pris, acculé, bien enlacé par ma Réponse ingénue sur cet article si déshonorant, vous nous offrez pour toute réponse : Et quand cela serait !

En vain soutenez-vous encore par la plume de votre avocat (page 22 de la consultation) « que j’ai dit avoir aussi communiqué les lettres dont j’ai fait donner copie le 26 juin dernier. S’il l’avait fait, ajoutez-vous, on les aurait discutées, ou on en aurait pris, comme des autres, des copies figurées. » Communiquer, ô avocat ! c’est mettre au sac. J’ai soutenu seulement que le comte de la Blache les avait toutes vues chez mon notaire en 1770 : car mon argument n’est fort et déchirant que parce qu’il prouve qu’il les avait vues avant le procès, et non qu’elles avaient été communiquées pendant le procès.

Mais pendant que je réponds, en feuilletant le mémoire pour ou par le comte de la Blache, je trouve (page 5, au bas) son désaveu formel d’avoir jamais vu chez le sieur Mommet, notaire, autre chose que le prétendu titre. Tant mieux qu’il ait plus osé par sa plume que par celle de l’écrivain des six ! cela ne change rien à tout ce que j’ai dit, et ne m’en donne que plus de joie sur la soumission d’argent à laquelle je le condamne.

Mais pendant que je réponds encore, arrive quelqu’un chez moi, qui prétend que ces lettres, dont on convient avoir pris des copies figurées, et qu’on montre à tout le monde, sont revêtues de l’attestation de Me Caillard, avocat, disant « qu’elles sont parfaitement conformes aux originaux, pour les avoir fait copier lui-même lorsqu’il les a eues en sa puissance. »

Je ne puis m’assurer de ce fait, mais je supplie les magistrats de vouloir bien le vérifier. Ce serait une preuve de plus que Me Caillard a bien eu, comme je l’ai dit, le titre et les lettres cinq jours en sa possession ; et j’en suis sûr, car ce fut moi-même qui les lui portai.

Sachez donc, ennemi de mon repos et de mon honneur, qu’il n’y a plus de ménagement entre nous deux ; que je n’y admets plus d’autre distance que celle qui se trouve entre un calomniateur et un calomnié ; que la première de ces qualifications sera le nom, l’opprobre et la tache ineffaçable de celui de nous deux qui a les torts odieux que je ne cesse de vous reprocher. Voilà ma déclaration.

Je n’ai pas le temps de répondre à tous les raisonnements de votre dernière consultation, autrement qu’en assurant mes lecteurs qu’il n’y a pas une seule phrase dans cet écrit qui n’ait été pulvérisée dix fois d’avance dans tous mes mémoires passés, et surtout dans mon mémoire au conseil ; je voudrais pour cent louis qu’il fût dans les mains de ceux qui vous lisent aujourd’hui : ma plus forte et ma plus désirable vengeance est le profond mépris qu’ils en concevraient pour votre insigne mauvaise foi. Passons.

J’ai fait observer aux magistrats, dans les instructions de ce procès, que vous leur en aviez imposé sur le matériel d’une lettre que vous présentez dans une note (page 55 de la consultation des six) comme ayant deux cachets l’un sur l’autre, impossibles à concilier, dites-vous, à cause de leur emplacement. Et ma preuve, tirée à l’instant de l’original même de cette lettre, est peut-être le plus fort argument que j’aie pu employer devant eux contre votre affreuse manière de m’attaquer sur tout.

Je leur ai fait observer aussi dans ces instructions que la lettre aux prétendus trois cachets, citée par vous (page 56), n’a que les deux qu’elle doit essentiellement porter, puisqu’elle a été écrite, envoyée, répondue et rentrée ; et ce second trait renforce le premier.

J’ai aussi constaté, par une nouvelle production au procès, tout l’intérêt que M. Duverney prenait à moi, et sa véritable opinion sur l’homme que vous voulez déshonorer : opinion consignée dans sa lettre à M. le contrôleur général, sur la charge dont je sollicitais l’agrément. Comme en citant cette lettre (page 46 de la consultation), vous vous êtes bien gardé d’imprimer un seul mot de ce qu’elle contient, je vais la transcrire en entier, afin que son interception dans votre mémoire ne nuise pas au bien que son contenu fait à ma cause.


M. Duverney au contrôleur général.
« Monsieur,

« Je croirais manquer de respect à la famille royale, si j’ajoutais la recommandation d’un particulier à celle qu’elle a donnée à M. de Beaumarchais auprès de vous. Mais il exige seulement de mon amitié que je mette au jour l’opinion que j’ai de lui. Quand je n’aurais pas de preuves verbales et par écrit du cas que Mesdames en font, je ne pourrais lui refuser les bons témoignages que tout le monde doit se plaire à lui rendre. Depuis que je le connais, et qu’il est de ma petite société, tout m’a convaincu que c’est un garçon droit, dont l’âme honnête, le cœur excellent et l’esprit cultivé méritent l’amour et l’estime de tous les honnêtes gens. Éprouvé par le malheur, instruit par les contradictions, il ne devra son avancement, s’il y parvient, qu’à ses bonnes qualités. L’acquisition qu’il fait aujourd’hui est la preuve de ce que je dis. Ses amis pouvaient lui procurer un emploi plus lucratif des fonds considérables qu’il y destine, s’il n’eût préféré le plus honnête au plus utile. Je lui rends ces témoignages avec d’autant plus de plaisir, que je sais qu’ils sont d’un aussi grand poids à vos yeux que la faveur la plus décidée. Je saisis avec empressement cette occasion de vous assurer, etc., etc.

« Signé Pâris Duverney. »


Et vous taisiez cette lettre, dont la minute était dans les papiers de l’inventaire Duverney, et dont je n’ai, moi, que la copie ! Et lorsque vous êtes forcé, par une signification, d’en parler au moins dans votre mémoire, vous en retranchez tout le contenu, afin de l’affaiblir ; et vous vous contentez seulement de dire (page 46 de la consultation des six) :

« Chacun sait ce que prouve une lettre de recommandation ; celle-ci devait être plus forte qu’une autre, à raison de l’intérêt pressant que Mesdames mirent à l’affaire : elle ne prouve donc pas intimité. »

Non, monsieur le comte, elle ne la prouverait pas toute seule ; mais quand elle est appuyée de toutes celles que j’ai produites, et qu’on peut d’autant moins la révoquer qu’elle a été trouvée sous les scellés de M. Duverney, un plaideur de bonne foi, en la citant, l’aurait transcrite, et serait convenu qu’un homme aussi respectable que M. Duverney ne pouvait donner au jeune de Beaumarchais un plus honorable témoignage de son estime et de son affection. Ainsi donc, pour loi constante, quand vous ne pouvez pas nier, vous falsifiez ; et, dans l’impossibilité de falsifier, vous interceptez ou ne faites que citer sans transcrire. Et par cette ruse, vous me forcez de toujours mettre au net ce que vous embrouillez, de renforcer ce que vous atténuez. Mais, à votre aise, monsieur le comte : car, si vous ne vous lassez pas de me fuir et de vous terrer, je ne lasserai pas de vous poursuivre ; et tant que vous serez le lapin rusé, je serai, moi, le furet obstiné.

Pourquoi vous abstenez-vous, par exemple (page 26 de la consultation), de transcrire ma lettre du 19 juin 1770 à M. Duverney, puisque vous me l’avez signifiée ? Est-ce parce qu’on y lit cette phrase, qui prouve autant la confiance de M. Duverney que sa réplique citée par moi (page 378 de ma Réponse ingénue) ?

Il s’agissait d’un mémoire sur lequel je disais mon avis : « Mais comme cet essai fait trop d’honneur à l’éducation et à l’élève pour rester inconnu, et qu’en remplissant l’objet pour lequel vous me l’avez confié, il pourra subir l’examen, etc. »

Est-ce parce qu’elle contient cette autre phrase, qui est étrangère au mémoire et se rapporte à d’autres objets de confiance dont j’ai montré les matériaux aux magistrats qui nous jugent ?

« J’ai lu aussi tous vos règlements : j’aurai l’honneur de vous dire aussi ce que j’en pense, J’exciperai de votre confiance pour vous communiquer, avec une louable franchise, un projet qui m’est tombé dans l’idée, et qui me paraît concourir parfaitement au but que vous vous proposez. Trop heureux si je puis réussir à faire quelque chose qui vous soit agréable, etc. »

Et ce grand projet dont je lui promettais de lui confier l’idée, j’ai fait observer à nos juges qu’il avait eu sa pleine exécution, et j’ai joint à mon observation toutes les copies du plan, des lettres de M. Duverney aux puissances, et des puissances à lui ; le tout de la même écriture que les lettres du bureau de M. Duverney à moi, parce qu’il me les avait remises alors pour en faire le bon usage dont j’ai encore instruit nos juges, et qui me donna tant de droits à la reconnaissance de ce grand citoyen.

Voilà comment les choses sont faibles ou fortes, selon qu’elles sont présentées ; voilà comme elles sont importantes ou frivoles, suivant la preuve qu’on ajoute ou le retranchement total qu’on en fait. Et voilà comment ce que vous niez, il faut toujours le passer pour convenu, parce que c’est de vous surtout qu’on peut dire avec vérité, que deux négations valent une affirmation, et qu’en général votre négation est plus affirmative que ce non des belles qui veut quelquefois dire oui, mais qui ne le signifie pas toujours.

N’ayant plus qu’un moment à parler, je ne m’écarterai point de la méthode utile de toujours déduire mes réponses actuelles de celles qui les ont précédées, et je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit ailleurs. J’appliquerai seulement avec rapidité quelques remarques sur ce qui, étant nouvellement objecté, n’a pu être répondu nulle part.

Vous dites, monsieur le comte (page 3 du mémoire fait par vous ou pour vous), que j’ai présenté le sieur Dupont, exécuteur testamentaire de M. Duverney, comme favorisant mes prétentions, pendant qu’il est, selon vous, votre meilleur ami. Mais je n’ai pas dit un mot de tout cela dans mon mémoire. J’ai prouvé que vous écartiez avec soin du grand-oncle tout ce qui vous semblait nuisible à vos intérêts. À la suite de beaucoup de faits, j’ai cité celui de l’exécuteur testamentaire, parce qu’en effet il y avait plus d’un an que la porte de M. Duverney lui était fermée par votre intrigue, et que je le savais très-bien, lorsque ce dernier mourut. Je dis un fait avéré, je dis un fait très grave, et vous répondez à cela : Dupont mon ami !

J’ai cité ma lettre et la réponse de cet exécuteur, pour prouver ce que j’avançais, pour prouver surtout dans quelles dispositions affreuses vous étiez à mon égard, avant que vous eussiez l’air de savoir un mot de mes prétentions, et vous répondez à tout cela : Dupont, mon ami ! comme si je vous contestais que le sieur Dupont fût devenu votre ami, c’est-à-dire mon ennemi.

J’ai dit ce qui fut écrit alors. J’ai cité ce mot frappant de sa réponse ; Je connais tout le mal qu’on a voulu me faire. Je vous ai fait grâce, en morcelant sa lettre, du doute raisonnable où il était alors et où il aurait dû se tenir, de ce doute qui lui faisait écrire, en parlant de M.  Duverney : S’il en a dit quelque chose à son légataire, ou celui-ci ne dit pas vrai, ou il lui en a parlé, etc. Et cette lettre que vous me reprochez d’avoir tronquée, vous savez que je l’ai déposée entière dans les mains de M. le rapporteur ; et pour égarer totalement la question, vous répondez à tout cela : Dupont mon ami ! Quel rapport peut-il y avoir entre l’amitié qui existe entre vous deux aujourd’hui, et les choses sérieuses que j’ai imprimées ?

J’ai dit que le sieur Dupont était un homme prudent et circonspect, qui voyait froidement alors ; j’ai rapporté à l’appui cette phrase de sa lettre : Je connais assez les affaires qu’il vous laisse à démêler avec son héritier pour que je ne veuille pas y jouer un rôle. J’ai avoué de bonne foi le refus qu’il me fit de se rendre conciliateur : ce qui ne montre cet exécuteur dans aucun jour qui me soit plus favorable qu’à vous ; j’en dis seulement un mot qui tient à mon affaire, et je le laisse où je l’ai pris. Et vous venez faire gémir toutes les presses de la ville pour répondre oiseusement à cela : Dupont mon ami !! C’était bien la peine d’écrire !

(Page 12.) Vous me reprochez de citer un notaire qui est mort. Eh ! mais, il était vivant quand M. Duverney lui fit passer cet acte en brevet ; il était son notaire d’habitude ; il avait eu le dépôt de la charge de grand-maître ; il avait fait les contrats de celle de secrétaire du roi ; il fit enfin le brevet viager de six mille livres de rente. Et parce que vous me plaidez dix ans de suite, vous prétendez que je serai tenu de conserver tous les témoins sains et vifs. Ce notaire a fini comme nos deux avocats, parce que vous ne finissez pas, vous. Ce notaire était vieux, il a fini par force de durer, comme toutes choses mondaines ; et vous ne cessez pas de vous rouler dans la poussière du Palais, et de blanchir un officier de guerre au service de la chicane. Certes, je ne disputerais point de vos plaisirs, si vous ne m’en faisiez pas supporter le chagrin et l’ennui. Mais ce notaire valait-il la peine d’écrire ?

Vous dites (page 16) que je ne devais pas vous appeler l’héritier de M. Duverney, parce que vous n’êtes que son légataire. S'il eût été question des vertus de ce grand citoyen, j’y aurais en effet regardé de plus près ; mais, ma foi, pour de l’argent, c’était peu de chose. D’ailleurs, si c’est un faux, vous l’avez commis vous-même, en disant, page 50 de votre consultation de Paris : « D’où aurait-il donc su que M. Duverney faisait le comte de la Blache son héritier ? Confie-t-on à des étrangers le secret de ses dernières dispositions ?

Or, si le secret des dernières dispositions de ce testateur était, selon vous-même, de vous faire son héritier, pourquoi cette expression serait-elle plutôt un faux dans ma bouche que dans la vôtre ? Cela valait-il la peine de priver toute la ville de ses presses pendant dix jours ? Et l’on appelle cela des défenses !

Vous dites (page 30, au bas) que ma lettre du 11 octobre 1769 porte ces mots : J’arrive de Touraine pour mes affaires ; et ma lettre du 11 octobre, que vous avez imprimée dans ce mémoire (à la page 26), où je vous renvoie expressément, ne dit pas un mot de cela. Il faudrait au moins masquer votre grosse duplicité par un peu plus de finesse, monsieur le comte !

Je vous reproche dans ma Réponse ingénue d’avoir dit partout que M. Duverney n’avait ni chagrin ni infirmité lorsqu’il est mort le 17 juillet 1770 ; je vous y fais une grande honte de cette dure ineptie ; et maintenant vous convenez (page 54) qu’il avait, au temps de sa mort, de grands tracas sur cette École militaire. Avais-je dit autre chose ? Ce n’est pas ainsi que vous me battrez avec mes propres paroles, je vous en avertis : autant vaudrait ne rien répondre que de nous répondre des riens.

Vous dites spirituellement (page 59) que j’ai trompé la confiance de mon ami en ne brûlant pas ses lettres mystérieuses. Eh bien ! tâchez de trouver dans les débris du commerce que je produis au procès un seul mot qui commette les secrets de mon ami, alors je pourrai penser que votre réponse, au lieu d’être un jargon bien sec, une battologie de mots enfilés, un cliquetis de paroles, est une véritable réponse. Mais jusque-là, rien.

Vous dites (page 64) que l’opération du supplément de cinquante-six mille à cent trente-neuf mille livres était si simple, qu’on est surpris que je ne l’aie pas présentée dans les premiers tribunaux. Eh bien ! dans votre style, cela veut dire que je l’ai présentée dans les premiers tribunaux. En effet, c’est ce qui est arrivé. Voyez mon mémoire au conseil (page 380 et suivantes).

Tout le reste n’est, comme cela, qu’une plate redite d’objections débattues, bien battues, rebattues, et qui font soulever le cœur à force d’avoir été lues, relues et foudroyées. En voilà trop pour vous ! Suivons votre avocat Légion dans sa consultation des six.

Page 13 de cette consultation, cet écrivain disserte à perte de vue pour prouver l’incertitude de l’art des vérificateurs. On sait tout cela comme lui ; mais jusqu’à ce qu’un meilleur moyen fasse promulguer une nouvelle ordonnance, il est clair qu’il faut s’en tenir à ce que nous avons. Si c’était moi qui eusse ainsi disserté sur l’incertitude de cet art dangereux, quel avantage le comte de la Blache n’en eût-il pas tiré pour sa cause ! Je ne dis mot, je me soumets à la loi ; et, par un renversement singulier, c’est l’accusateur qui fuit de toutes ses jambes à la preuve que cette loi lui offre. A-t-on jamais ouï parler d’une telle bizarrerie ? Et que nous fait que l’Encyclopédie ait prétendu que des faussaires ont eu l’art d’enlever l’écriture ? N’est-il pas absurde d’en appliquer l’observation à un acte fort long, écrit au-dessus d’une signature et d’une date au bas de la seconde ou de la quatrième page d’une grande feuille à la Tellière ?

Cet avocat suppose (page 16, et toujours de sa consultation) qu’il est prouvé que vous n’êtes point avare. Je veux vous faire un tour pendable. Dans l’espérance que ma réplique ira jusqu’à Paris, je veux transcrire ici son passage, il sera ma seule réponse ; on la trouvera sanglante : « Déjà parvenu à un grade honorable, estimé de tous ceux qui le connaissent, il (le comte de la Blache) n’avait donné aucune marque de cette avarice sordide dont le sieur de Beaumarchais l'accuse, etc. »

L’accuse ! Eh ! mais, n’ai-je pas ennobli tant que j’ai pu les motifs de vos procédés, en accolant toujours la haine à l’avarice, au point que l’on me reproche de multiplier les êtres sans nécessité ?

Vous dites, ou l’on dit pour vous (page 30) que je n’ai eu garde de produire l’original de la lettre qui me fut adressée par M. Duverney le 27 juin 1763. Le lecteur doit entendre ici que j’ai produit cet original, puisque vous le niez. En effet, cet original est dans les mains de M. le rapporteur. N’est-il pas fort original qu’on se défende ou qu’on attaque, en portant toujours pour faux ce qui est incontestablement reconnu pour vrai ?

C’est pourtant là tout le secret de vos défenses !

Vous avez cru, lecteur, que je plaisantais, et je l’ai cru comme vous lorsque j’ai dit dans ma Réponse ingénue (page 377) : « Je n’emploierai pas cette première preuve d’intimité : car ON pourrait me répondre qu’ON ne voit pas la nécessité de conclure qu’un homme en aime un autre et le considère, parce qu’il lui prête en plusieurs fois près d’un million sans sûreté. »

Eh bien ! on ne peut rien avancer de si absurde, que le comte de la Blache ne s’en empare à l’instant. Voyez comme il a saisi notre idée (page 34) : « Sans être l’ami intime de quelqu’un, on lui prête tous les jours avec hypothèque et privilége sur un office ou sur d’autres effets… » Près d’un million sans sûreté, devait-il ajouter, pour rendre la réponse complètement ridicule !

(Page 48.) Le consultant nous dit : « Sur l’achat d’une maison à Rivarennes… le sieur Duverney, qui n’aurait pas manqué de répondre sur un objet de cette importance, n’en dit absolument rien. » Souvenez-vous toujours, lecteur, que cela veut dire : M. Duverney en parle beaucoup. Voyez sa réponse à ma lettre précédente du 22 septembre 1769, où cet objet est traité en détail. Ici je lui annonçais seulement que tout était rompu, qu’il ne fallait plus y penser ; ma lettre était une réplique à sa réponse. On ne peut se lasser d’admirer le bon sens ou la bonne foi de tous ces écrivains !

(Page 49.) « Cet article des bois est déjà nettoyé ; vous saurez de combien vous m’êtes redevable sur cette partie. » Phrase de ma lettre du 8 octobre, dont l’avocat abuse à son escient. Voyez-le s’échauffer la tête et suer de l’encre à trouver une contradiction entre cette phrase et celle-ci de ma lettre du 9 janvier suivant : « À cet article des bois près, nous sommes d’accord sur tout le reste. » Mais le sage magistrat qui, sur votre citation, lit mes deux lettres, voit que dans la première il s’agit de calculs de fonds avancés, et que dans la seconde il est question de savoir à qui de nous deux restera l’entreprise des bois ; ce qui n’est point contradictoire. Or, si le lecteur veut s’amuser lui-même à la vérification de ce fait, après avoir relu la citation qui appartient à ma lettre du 8 octobre 1769 : « Ci-joint la copie exacte de l’inventaire général de nos mises de fonds pour les bois. Cet article est déjà nettoyé, et vous saurez de combien vous m’êtes redevable sur cette partie, » il peut remonter à la page 32 du mémoire par ou pour le comte de la Blache, où ma lettre du 9 janvier 1770 est rapportée en entier ; il y verra ces mots : « Vous m’avez prié de réfléchir sur votre proposition, je l’ai fait ; j’aime mieux que vous ayez tout l’intérêt (des bois) à vous seul, que de le prendre, moi. Je ne puis mettre le bien de ma femme dans mes affaires, et je n’ai plus d’argent, s’il faut des fonds. À cet article des bois près, nous sommes d’accord sur tout le reste. »

Et lorsque, après une aussi vicieuse objection, cet avocat finit sa tirade en faisant le bonhomme, en jouant de l’indigné par cette conclusion : « La fraude ne se décèle-t-elle pas par de pareilles contradictions ? » n’ai-je pas bien droit de lui rétorquer son argument, en lui disant à mon tour : « Ainsi la mauvaise foi se décèle toujours par de semblables citations ? »

Si je n’emploie pas exactement sa phrase en lui répondant, c’est que je n’aime pas ce choc raboteux de syllabes : décèle-t-elle pas par de par… Mais comme je l’ai déjà dit dans je ne sais quelle de mes réponses, « s’il est toléré de mal écrire, ô avocat ! il est ordonné de citer juste, ô honnête homme ! » Et j’ose bien assurer que si vous aviez un père qui eût lu votre consultation, il se serait bien gardé de s’écrier dans sa joie, comme le juste Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine ; ou bien ce père-là ne serait pas difficile en consultations. Mais je perds du temps, et je n’en ai pas assez pour finir mon ouvrage. Avançons.

Le seigneur ON avait imprimé que jamais M. Duverney ne m’avait écrit un seul mot d’amitié. Je cite en réponse un billet de lui, portant ces mots : « Votre santé m’inquiète, monsieur ; faites-m’en donner des nouvelles tous les jours, jusqu’à ce que je puisse vous voir, ce que je désire ardemment. » Que réplique à cela le candide avocat ? « Point de date (dit-il) : en sorte que le sieur de Beaumarchais a pu appliquer au 15 juin ce qui aurait pu lui être écrit dans un autre temps, etc. »

Aurait pu ! a pu ap… Quand on est forcé de déraisonner, oh ! comme on écrit mal ! L’attention qu’on donnerait à son style, il faut la porter tout entière à son plan ; et l’on devient si gauche ! Eh ! qu’importe, avocat, qu’il ait écrit le 10 ou le 15, en janvier ou septembre, un pareil billet ? en est-il moins un billet amical ? Et pouvais-je mieux relever que par le billet le reproche de n’avoir jamais reçu de mon ami un seul mot d’amitié ? M. le comte de la Blache, vous êtes bien contagieux ! En honneur, vous empestez et bêtifiez tout ce qui tourne en votre sphère !

En voyant les efforts que fait l’avocat Légion (pages 54 et 55) pour effleurer le billet que j’ai décrit (page 388 et suivantes dans ma Réponse ingénue), les magistrats, qui ont la pièce originale sous les yeux, doivent un peu sourire, et prendre un tel orateur en grand’pitié, tant sur la forme qu’il attribue au billet que sur l’impossibilité des cachets et des plis du papier !

Réellement ce n’est pas pour nos juges que ces messieurs écrivent : ils ne peuvent plus se flatter de leur en imposer. Les pièces qu’ils attaquent sont sous leurs yeux, et je suis là pour balayer les faux indices. Mais ces avocats écrivent pour la bonne compagnie du cours et de la ville, que l’auguste circonspection des magistrats tient dans l’incertitude. En attendant l’arrêt, ces avocats endorment leur client par l’espoir qu’on croira sur le cours qu’ils ont bien répondu. Soyez tranquille, monsieur le comte, lui disent-ils respectueusement, c’est un chien qui aboie à la lune. Et le client furieux, que ces propos ne réjouissent pas, leur répond : Oui ; mais, en attendant, c’est un chien enragé qui me mord les deux jambes. S’il avait dit : qui me coiffe hardiment, l’image eût été plus correcte. Mais ils se trompent tous à mon égard : je ne suis ni chien ni enragé ; je ne mords les jambes ni ne saute à la face ; je suis un malheureux plaideur, bien tourmenté, bien vexé, qui n’a provoqué personne, et qui n’écrit jamais qu’en répondant. Eh ! laissez-moi tranquille, et je ne dirai mot. Mon emblème est un tambour, qui ne fait du bruit que quand on bat dessus.

(Page 56.) « Cette lettre porte (dit l’écrivain), on ne sait pourquoi, trois cachets. Ne serait-ce qu’au troisième que le sieur de Beaumarchais serait venu à bout de la faire cadrer à son dessein ? »

Et vous aussi, Martin ! vous voulez badiner ! Mais, Martin, vous avez les pieds trop lourds, et vous dansez de mauvaise grâce ! En attendant, sachez, Me Martin, que la lettre dont vous parlez, bien examinée par les magistrats, est reconnue ne porter que deux cachets, comme je crois l’avoir déjà dit plus haut. J’écris si vite, et l’imprimeur m’enlève si promptement les morceaux pour les enfourner tout chauds, qu’il ne m’est pas possible de savoir si j’ai parlé de cette lettre ou non : mais, en pareil cas, la redite est un petit mal. Eh ! puissé-je n’en avoir pas de plus grave à reprocher à mes adversaires !

(Page 58.) Voyez-vous, lecteur, ces grosses lettres capitales qu’il emploie en style d’écriteau, pour rappeler que j’ai dit que M. Duverney déguisait son style et sa main, quand il écrivait mystérieusement ? comme si cela m’était échappé bien imprudemment, ou que j’eusse voulu me ménager une grande échappatoire, en disant qu’il déguisait sa main. À cela, voici ma réponse :

Tel billet de M. Duverney est supposé par eux n’être pas de sa main ; tel autre n’est querellé par eux que sur la supposition d’un anachronisme. On rapproche les deux billets, on les trouve écrits de la même main. On fait cette épreuve sur tous les billets l’un après l’autre ; on voit la fourberie, et l’on sait par cœur le comte de la Blache. Entendez-vous, messieurs, ma réponse ? Il n’était pas besoin de vous mettre en légion pour faire de pareille besogne ; et votre homme a beau ronger le filet, appeler à son aide tout le conseil des rats, je ne vois pas qu’aucun d’eux m’ait encore attaché le grelot. Bien est-il vrai qu’à vous sept vous avez cru me frapper du glaive de la parole. Mais tout compté, tout débattu, lorsque vous m’avez passé tous au fil de la langue, il se trouve qu’il n’y a de blessé que l’oreille de vos auditeurs.

Pourquoi ne pas laisser au comte Falcoz le soin important de m’injurier et de me calomnier ? Il s’en acquitte si bien ! Puis, sitôt qu’on sait quel il est, chacun se retire, en disant : Tant qu’il vous plaira, M. Josse En effet, il est bien le maître ; mais vous ! vous, messieurs !

Laissons cela. J’ai trop à me louer du barreau de cette ville, et j’y ai reçu des témoignages d’un zèle trop obligeant de tous les jurisconsultes, pour que je garde un peu de ressentiment contre quelques-uns d’entre eux. En écrivant ainsi, vous ne m’avez fait aucun mal ; vous n’avez trompé personne, et vous avez bercé votre client. Vous avez senti que toutes vos petites ruses de Palais seraient vertement relevées si j’avais le temps de prendre la plume, et vous vous y êtes livrés sans scrupule : aussi votre ouvrage, fait à la hâte, un peu verbeux et sans esprit, comme les miens, est-il parfois jésuitique, obscur, louche et frisant la ruse blachoise en quelques endroits ; mais, malgré cela, chacun dira toujours que c’est un ouvrage excellent.

Quand je dis excellent, c’est-à-dire une œuvre peu honnête, encore moins réfléchie, d’un style sec et lourd, et qui, s’il ne satisfait pas les gens de loi, ne plaira pas davantage aux gens de goût. Mais qu’est-ce que le goût, messieurs, à le bien prendre ? un examen difficile, un jugement pur, exact et délicat des mêmes objets dont le commun des lecteurs jouit bonnement et sans réflexion. Mais quand la critique austère est partout substituée au plaisir innocent, l’honneur de ne se plaire à rien finit souvent par tenir lieu aux gens de goût du bonheur qu’ils avaient de se plaire à tout quand ils étaient moins difficiles. Faible dédommagement des jouissances qu’un trop rigoureux examen nous fait perdre ! Faisons donc quelque effort à trouver cet ouvrage excellent : ils ont eu tant de mal à le faire ! et cela est bien naturel, ils n’étaient que sept à le composer !

À l’instant où je finis ce mémoire, ce samedi au soir 18 juillet 1778, je reçois par huissier la signification in extremis, de l’aveu du comte de la Blache, que Me Bidault avait confié mes lettres familières à Me Caillard ; aveu qui complète enfin ma preuve que l’apposition du cachet sur le mot Beaumarchais, et tout ce que j’ai reproché, dans ma Réponse ingénue, à l’adversaire, est arrivé, comme je l’ai dit, pendant cette communication à l’amiable.

Voici ce que porte le certificat de feu Me Caillard :

« Je soussigné, avocat au parlement, certifie que j’ai fait figurer sous mes yeux les copies du billet ci-dessus (c’est celui du 5 avril) et de la lettre écrite sur le recto de l’autre part, sur l’original qui m’a été communiqué par feu Me Bidault, mon confrère, lors des plaidoiries de la cause entre le comte de la Blache et M. de Beaumarchais aux requêtes de l’hôtel, après que Me Bidault, assisté de M. de Beaumarchais, eut fait valoir lesdits billets et lettres à l’appui de l’acte dont il demandait l’exécution. À Paris, le 16 mai 1775. Signé Caillard. »

Mais quel peut être le motif d’un pareil aveu du comte de la Blache, signifié par huissier, au dernier moment du procès, après avoir employé, dans la consultation des six, les pages 41, 42 et 43 à tourner péniblement autour de la difficulté, sans rien dire, au lieu de la résoudre brusquement par le certificat de Caillard ?

Quand j’ai levé la grande question du cachet apposé, dans ma Réponse ingénue ; quand j’ai dit que Me Bidault avait communiqué les lettres à l’amiable à Me Caillard pendant les plaidoiries des requêtes de l’hôtel, quoique je m’y fusse opposé dans le temps ; quand j’ai dit que ce fut moi-même qui les remis à Me Caillard, alors j’ignorais ce que je viens d’apprendre, c’est-à-dire que Me Caillard est convenu de ce fait, en certifiant par écrit les copies figurées des lettres. Donc je disais vrai, toujours vrai dans mon mémoire ; donc ce point est fort clair aujourd’hui.

Mais pourquoi cette signification ? J’en suis encore à chercher, à deviner… Pour de la bonne foi… Oh ! non, ce n’en est point ! après avoir tant répondu sans dire un seul mot de ce fait ! et puis nous connaissons la bonne foi du pèlerin. C’est donc autre chose.

Aurait-il appris par quelque ruse, autour de mon imprimeur, ce que j’ai dit plus haut de l’avis qui m’a été donné hier au soir, qu’on avait vu, sur les copies figurées de mes lettres qu’il montre, un certificat de Caillard, lequel pourrait bien prouver le fait avancé par moi dans ma Réponse ingénue (que Caillard avait eu les lettres et le titre en sa puissance pendant cinq jours) ?

A-t-il voulu prévenir la publicité de cette réplique, et prétend-il énerver, par son aveu si tardif de ce soir, tous les reproches que je ne cesse encore de lui faire, en y traitant de nouveau la matière à fond ?

Aurait-il voulu faire entendre aux magistrats, dans l’instruction du procès, que ces lettres n’ont été communiquées à Me Caillard qu’après la scène de l’audience où j’ai dit que Junquière les avait confondus ?

Cela pourrait bien être ; et comme c’est ce qu’il y a de plus faux, de plus insidieux à dire, je me tiens à cette idée, comme la plus probablement adoptée par lui. Il faut donc la combattre, et balayer cette poussière, exorciser ce nouveau fantôme, qui voudrait obscurcir la plus claire de mes preuves.

Ce moment est suprême : renonçons à l’élégance, et que la clarté nous tienne lieu de tout.

Pourquoi Me Caillard désira-t-il une communication amicale de nos lettres pendant les plaidoyers ? C’est que, le comte de la Blache ayant vu ces lettres avant le procès (circonstance qui me détermina, malgré l’avis de mes conseils, à les montrer à l’audience, dans les plaidoyers de Me Bidault, pour qu’on ne me reprochât pas de refuser en public ce que je montrais en particulier), Me Caillard, qui ne devait parler que le second, puisque j’étais demandeur, voulut, avant de répondre à Me Bidault, connaître à fond ces lettres pour les discuter à l’audience. Il nous pria donc de les lui confier, ce que nous fîmes. Après laquelle confiance vint enfin le plaidoyer de Caillard, et son imputation d’un cachet apposé par moi sur ce mot prétendu écrit par M. Duverney ; plaidoyer qui fut coupé par ma protestation, par la déclaration de Me de Junquière, et par sa preuve, qui couvrit de confusion et l’avocat et le client.

Donc c’est avant la scène de l’audience que la communication amicale du titre et des lettres fut faite à Me Caillard, et non pas depuis. À quelle fin en effet l’aurait-il désirée après ses plaidoyers, s’il l’eût négligée avant de porter la parole ? Donc, en ajoutant cette conviction à toutes mes précédentes preuves, on s’assure de plus en plus que c’est pendant cette communication que la friponnerie avérée du cachet apposé, du mot déchiré, de la roussissure et des taches d’encre, fut consommée : donc l’imputation qui m’en fut faite à l’audience, et dans le premier mémoire de Caillard, est ce qu’il y a jamais eu de plus lâche et de plus odieux.

Un autre fait aussi étrange, c’est de voir le comte de la Blache soutenir aujourd’hui que je suis toujours resté sans réponse aux reproches que me fit ce même Caillard dans ses plaidoyers et mémoires aux requêtes de l’hôtel, sur une prétendue surcharge qui, dit-il, existait dès lors sur toute l’écriture du billet portant : Voilà notre compte signé.

À cela voici ma réponse, et je prie les magistrats de vouloir bien la peser jusqu’au scrupule :

Si je n’avais pas alors répondu à ce reproche d’une surcharge entière d’écriture, fait, dit-on, par Caillard, il en faudrait conclure qu’après avoir bien avéré, dans le temps, que la friponnerie du cachet apposé, du mot Beaumarchais déchiré, de la roussissure du papier et des pâtés d’encre, était à mes ennemis, je me serais cru en droit de m’élever au-dessus de la défense d’une imputation de surcharge dont tout l’artifice eût été de prouver leur propre ouvrage.

Mais il n’est pas vrai que Caillard ait jamais reproché de surcharge entière à ce billet, dans aucun endroit de ses plaidoyers ni de ses mémoires.

Caillard a dit : Les mots voilà notre compte signé sont à la fin du billet ; on aura bien pu les y ajouter. La réponse à cela était : Si l’on a bien pu les y ajouter, on a bien pu aussi ne les point ajouter. C’était se battre alors pour la chape à l’évêque : je n’ai donc pas cru devoir y perdre mon temps.

Caillard disait : Les mots voilà notre compte signé sont d’une écriture différente ; on le voit à travers le papier. Ici la réponse était : Inscrivez-vous en faux ; ce fut celle aussi que je ne cessai d’y faire en tous mes écrits.

Caillard disait : On a voulu faire du mot jeudi celui de vendredi ; il y a un trait sur la lettre du mot qui prouve qu’on l’a essayé. Caillard disait une bêtise : car pourquoi surcharger la date de M. Duverney, pour la faire cadrer à la mienne, quand il m’était si facile de faire cadrer ma date à la sienne, si j’appliquais après coup un billet sur le sien ? On n’a pas cru devoir répondre à cette bêtise de Caillard.

Caillard disait : Vous avez fait un 5 du 6 de votre date, pour la faire cadrer au mot jeudi de M. Duverney. — Donc, Me Caillard, si j’ai pu surcharger à mon gré ma date au billet appliqué, si en effet je l’ai surchargée, je n’ai pas eu besoin de toucher à celle de M. Duverney, aussi grossièrement surtout que vous dites que la première lettre est surchargée. Mais vous imposez, Me Caillard, sur votre expression. Le petit trait qui se trouve sur la première lettre du mot jeudi n’est pas une surcharge, c’est tout platement une lettre, et cette lettre est un M, et non pas un V : ce qui, bien vérifié, s’éloigne tellement du lâche système que vous me supposez, qu’au lieu d’avoir essayé de faire du mot jeudi celui de vendredi, pour qu’il se rapportât à une fausse date du 6 avril, il s’ensuivrait que je n’aurais surchargé le mot jeudi que pour m’éloigner encore plus de ce 6 avril : car un M en surcharge ne pourrait présenter que l’intention de mettre mardi ou mercredi, dont l’un était le 3 et l’autre le 4 avril. Donc cet M, et non pas ce V, ne pouvait être de moi : donc cette lettre fut tout naturellement de M. Duverney, ou bien elle est germaine de toutes les infamies qui furent faites sur ce billet lors de la communication à l’amiable, à cause de ces mots voilà notre compte signé, qui faisaient tant mal au cœur de l’adversaire.

Voilà pourquoi je crus alors qu’au lieu de relever chaque insigne bêtise de Caillard sur ce billet, il valait mieux couper d’un seul coup toutes les têtes de l’hydre, en prouvant bien la friponnerie du cachet apposé, du mot déchiré, de la roussissure imprimée au papier, et des taches d’encre par-ci par-là sur les premiers mots ; et c’est ce que j’ai fait.

Mais, comme on n’avait jamais parlé jusqu’à présent d’une surcharge entière ou d’un trait passé sur toute l’écriture du billet, je n’ai pas pu la prévoir, et n’ai pas dû répondre d’avance à l’imputation d’une odieuse lâcheté qui ne m’était pas encore administrée.

Cependant le comte de la Blache assure aujourd’hui que l’ancien Caillard m’en fit le reproche : mais si le Caillard des requêtes en eût écrit un seul mot, je lui aurais répondu qu’il mentait, et je le lui aurais prouvé ; ou bien je lui aurais appris que c’était un motif de plus pour s’inscrire en faux contre le billet, s’il osait, parce qu’il n’y a pas de faux plus visible qu’une surcharge entière sur le trait d’écriture d’une lettre attaquée.

Mais, comme je ne puis aller repêcher dans le temps et dans l’espace le vain bruit égaré des prétendues paroles de Caillard, il faut donc que je m’en tienne à ce qu’il a fixé par écrit. Or il a si peu parlé de ce trait passé sur l’écriture, que pendant que le comte de la Blache assure que je suis resté, aux requêtes de l’hôtel, sans réponse à son reproche de surcharge, son Caillard d’Aix lui donne aujourd’hui le plus furieux démenti sur le prétendu reproche de l’autre Caillard, en imprimant (page 43 de la consultation des six) ce paragraphe remarquable : 1o L’inscription en faux ne serait plus possible, attendu la surcharge visible d’encre faite sur tout le corps du billet, surcharge qui n’existait pas aux requêtes de l’hôtel, et qui empêcherait aujourd’hui toute vérification. »

Surcharge qui n’existait pas aux requêtes de l’hôtel ! Voilà le mot de la question. Maintenant, lequel a menti de l’avocat ou du client ? Y avait-il une surcharge, ou n’y en avait-il pas ? Ai-je dû répondre au Caillard de Paris, qui ne me l’a jamais reprochée ? Dois-je opposer le Caillard d’Aix, qui soutient qu’elle n’existait pas alors, au seigneur ON qui dit qu’elle existait, et qu’on me l’a reprochée dans ce temps-là, quoique cela soit faux ?

Que dois-je faire surtout, lorsque, dans l’instant même ou j’écris, excepté quelques pâtés d’encre informes, le trait de tout le billet est dans sa pureté ? quand il est prouvé qu’une surcharge entière serait un motif de plus, et non un motif de moins, pour s’inscrire en faux, si l’on osait le faire ? quand j’ai bien prouvé que tout le déshonneur qu’on a voulu verser sur ce billet appartient à mes ennemis ; enfin, quand il est évident que je n’ai pas cessé de dire que je n’entendais ajouter aucune valeur à l’acte du 1er avril par la représentation de toutes ces lettres, qui lui sont inutiles.

Ô perfide et méchant adversaire ! quelle peine vous me donnez pour démasquer toutes vos fourberies à mesure que je les apprends ! Mais vous ne me lasserez pas ; je vous confondrai sur tous les points. Vous avez beau ruser, tout embrouiller pour induire en erreur, vous rendre contradictoire avec votre ancien avocat, avec vos nouveaux défenseurs, avec vous-même ; vous avez beau toujours fatiguer l’attention des magistrats par des circonstances vaines, insidieuses ou fausses : ou je l’ignorerai, ou je ne cesserai de balayer vos calomnies comme le vent du nord balaye la poussière et les feuilles desséchées.

Je ne puis trop répéter, lecteur, ce que j’ai dit plus haut sur le silence que j’oppose à une foule d’imputations aussi malhonnêtes que sans preuves. Elles ont toutes été répondues dans mes autres écrits et surtout dans mon mémoire au conseil, où je n’ai rien laissé à désirer sur la teneur, la formation, les motifs et le véritable esprit de l’acte du 1er avril 1770.

En ramenant toujours les mêmes objections vingt fois réfutées, ceci devient une guerre interminable, où l’on peut écrire et discuter cent ans, comme en théologie, sans avancer d’un pas et sans s’arrêter sur rien.

Quant aux voix qui devaient s’élever de toutes parts en ma faveur, que le comte de la Blache ne s’en inquiète pas pour moi ! N’ayant à faire juger en Provence qu’une question de droit, j’ai refusé toute offre, tout appui qui s’écartait de mon affaire ; et vous savez bien que je ne pouvais pas cumuler des moyens d’action criminelle dans une simple instance au civil. Mais je promets à mon ennemi qu’il ne perdra rien pour attendre, et qu’il les entendra, ces voix, quand il en sera temps, si le cas y échoit.

Je n’aurais pas même ajouté un seul mot à la consultation solide et froide que j’avais fait faire à Paris, et je me serais bien gardé de joindre des lettres inutiles à des lettres inutiles, au moins dans le procès actuel, si je n’avais été violemment provoqué par les injurieux propos de mon adversaire à Aix, et par la nouvelle inondation de sa soussignée de Paris, intitulée ridiculement Consultation pour M. tel contre le sieur tel.

Maintenant, qui pensez-vous qu’on brûlera, messieurs, ou moi qui n’avance que des faits dont j’ai la preuve et la conviction parfaite, ou vous qui diffamez en parlant de ce que vous ignorez, en alléguant des faits dont vous savez la fausseté ? Quel est le plus digne, à votre avis, du feu, de celui qui se ment à soi-même, pour dépouiller, pour opprimer, pour perdre un adversaire, ou de celui qui repousse avec force et sans ménagement l’ennemi qui l’attaque sans pudeur ?

Et quand un homme est assez insensé pour s’exposer, par des horreurs bien prouvées, aux reproches les plus graves dont on puisse le couvrir, comment ose-t-il se plaindre après coup d’un mal dont il lui fût si aisé de se garantir ?

J’ai trouvé partout le mot fripon dans vos écrits ; je l’ai mis dans la balance, et j’ai reconnu qu’il pesait cent livres. Opposant pour contre-poids celui de calomniateur dans les miens, j’ai trouvé qu’il n’en pesait que dix. Il n’y a point de parité, me suis-je dit. Aussitôt, changeant d’instrument, j’ai fait glisser le poids léger de calomnie au bout d’un levier composé, comme je l’ai dit, des circonstances très-aggravantes, et j’ai gagné l’équilibre des cent livres : c’est le secret de la romaine, et voilà toute notre histoire.

Maintenant donc, messieurs, pourquoi faudrait-il nous brûler ? On voit bien dans vos écrits de la cruauté, des platitudes et de la mauvaise foi ; dans les miens, on y voit de la bonne foi, de la colère, et quelques platitudes.


Mais, après tout, il faut pourtant conclure
Qu’entre messieurs Siméon père et fils,
Gassier, Barlet, Desorgues, Portalis,
Falcoz et moi, tous faiseurs d’écriture,
Aucun de nous n’est sorcier, je vous jure.


Caron de Beaumarchais.
Mathieu, procureur ;
M. le conseiller de Saint-Marc, rapporteur.

Ci-joint la déclaration du dépôt que j’ai fait chez le notaire de ma soumission de cinquante mille livres.

« Je soussigné Pierre Boyer, conseiller du roi, notaire à Aix en Provence, déclare que M. de Beaumarchais m’a remis cejourd’hui sa soumission, telle qu’elle est insérée mot à mot dans son mémoire imprimé, intitulé le Tartare à la Légion, page 15 dudit mémoire, duquel mémoire il m’a remis un exemplaire signé de lui. Fait à Aix, le 19 juillet 1778. »


POST-SCRIPTUM


Ce mémoire était tout imprimé, lorsque le comte de la Blache vient de me faire signifier une lettre de son ami Dupont, arrivée, dit-il, de Béarn, où le comte de la Blache ignorait qu’il fût (dit-il encore). Je cherche en vain ce que veut dire cette nouvelle communication qu’il me fait faire ; à quoi cela répond-il ? cui bono ? Cela lui vient à point comme sa lettre de Grenoble à son ami Goëzman.

Vous jugez bien d’abord, lecteur, que, puisque le comte de la Blache assure, dans son commentaire sur cette lettre produite, que je n’avais encore jamais parlé du sieur Dupont dans mes défenses, on peut en conclure hardiment que j’avais déjà parlé du sieur Dupont dans mes défenses, car le comte de la Blache est toujours fidèle à son principe.

En effet, dans mon mémoire au conseil, j’avais dit : « Je prouverai comment et par qui le sieur Dupont, qui d’emplois en emplois était devenu son premier secrétaire (de M. Duverney), qui avait mérité d’être son ami, et qui est aujourd’hui son successeur dans l’intendance de l’École militaire, a été lui-même éloigné de ce vieillard sur la fin de sa vie ; parce que, le sachant nommé son exécuteur testamentaire, on avait le projet de faire faire au vieillard un autre testament, et d’obtenir un autre exécuteur. »

Si j’ai parlé alors en bons termes du sieur Dupont ; si en 1778 j’en ai dit du bien, quoique je sache qu’il est du nombre de mes ennemis ; si même aujourd’hui, qu’il se prête à un petit dénigrement, je persiste à penser de lui ce bien que j’en ai dit, c’est qu’il est un de ces hommes dont j’ai toujours aimé les travaux et le caractère, et qu’il est impossible qu’il n’ait pas un vrai mérite, quand, de simple commis qu’il était, il a pu s’élever à la dignité de conseiller d'État. Et l’on sent bien que je dis ici tout ce que je pense.

C’était en 1774, lecteur, que j’écrivais ce trait sur le sieur Dupont, dont je n’ai jamais parlé, dit-on, dans mes défenses ; et c’est en 1778 que j’en ai fait la preuve ; et ma preuve a été de montrer par cette phrase du sieur Dupont, écrite en 1770 : Je connais tout le mal qu’on a voulu me faire ; et cette autre de la même date : Je connais assez les affaires qu'il vous laisse à démêler avec son héritier, pour que je n’y veuille pas y jouer un rôle : 1o que le comte de la Blache avait écarté Dupont, son ami, de M. Duverney dans les derniers temps de sa vie, pour être seul maître du champ de bataille ; pour montrer dans quelles dispositions atroces était déjà cet héritier (qui ne veut pas qu’on le nomme héritier), avant qu’il eût l’air de connaître mes prétentions sur une portioncule de son héritage : sans que j'aie entendu pour cela m’étayer de l’opinion actuelle du sieur Dupont, qui m’est aussi indifférente qu’elle m’est connue, et qu’elle est étrangère à ma cause.

En lisant cette phrase de ma Réponse ingénue : On voit par ces aveux d’un homme honnête, et qui jugeait froidement alors dans quelles dispositions était ce vindicatif héritier, etc. ; l’on peut juger, dis-je, que je sais fort bien que le sieur Dupont est devenu l’ami du comte de la Blache, parce que l’intérêt, qui divise les hommes, est aussi ce qui les réunit.

D’après tout ce nouveau train de mon adversaire, je prie le lecteur d’avoir la patience de relire les pages 399, 400, 401 et 402 dans ma Réponse ingénue : il se convaincra que je n’ai dit ni voulu prouver autre chose en cet endroit, sinon le bon caractère, les précautions, les intentions et les ruses du comte de la Blache.

Ne voulant pas semer trop d’ennui sur mes défenses, je n’ai imprimé toutes les lettres citées, quand elles étaient longues, que par extrait ; mais j’atteste ici, devant les magistrats du parlement qui me lisent, que les originaux entiers leur ont tous été déposés dans les mains, loin que je voulusse dissimuler la moindre chose au procès.

Maintenant, en quel dédain ne doit-on pas prendre un plaideur qui ne néglige pas même en sa cause de se faire écrire de Béarn, pour les imprimer, des lettres apologétiques, par un ami dont il ignorait l’absence de Paris, quoique cet ami nous apprenne en être parti le 10 mai, temps auquel le comte de la Blache était encore a Paris, n’en étant parti pour Aix que longtemps après cette époque ? Quelle pitié, bon Dieu ! quelle pitié !

Que si j’avais pu m’abaisser à de pareils moyens, le comte de la Blache croit-il que je n’eusse pas pu le couvrir de lettres bien plus imposantes, et qui eussent au delà balancé la fade apologie intitulée Dupont, mon ami ? J’aurais cru me déshonorer de le faire, et je n’ai pas eu besoin d’un instant de réflexion pour m’en abstenir. Car je maintiens toujours que, pour avoir une bonne conduite en cette affaire, je dois prendre en tous points le contre-pied de la sienne.

Caron de Beaumarchais.
Mathieu, procureur.


LETTRE DE M. DE BEAUMARCHAIS
AUX GAZETIERS ET JOURNALISTES


Paris, ce 10 septembre 1778.
Monsieur,

La variété des récits que les gazettes ont faits de l’arrêt en ma faveur rendu, le 21 juillet de cette année, au parlement d’Aix, dans le long et trop bruyant procès entre M. le comte de la Blache et moi ; les versions dénuées de sens et de vérité que j’en ai vu répandre dans le public, avec plus d’ignorance des faits peut-être que de méchanceté, m’obligent à recourir une seule fois aux rédacteurs des gazettes et journaux, où j’ai tant été déchiré pendant dix ans sur ce procès.

Je vous prie donc, monsieur, d’insérer dans le vôtre ce compte exact, simple et sans fiel, des motifs et de la teneur d’un arrêt qui m’assure à l’estime publique un droit que l’injustice enfin reconnue, et sévèrement réprimée par cet arrêt, avait tenté de m’enlever.

Jamais, dans aucun tribunal, procès n’a peut-être été plus scrupuleusement examiné que celui-ci au parlement d’Aix. Les magistrats y ont consacré, sans intervalle, cinquante-neuf séances, mais avec une si auguste circonspection, que les regards curieux de toute une grande ville, extrêmement échauffée sur cette affaire, n’ont rien pu saisir de l’opinion des juges avant l’arrêt du 21 juillet.

Sans y être invités, et de leur plein gré, les plus habiles jurisconsultes de ce parlement se sont empressés de traiter la matière agitée au Palais, mais avec un désintéressement, une profondeur et des lumières qui font le plus grand honneur au barreau de cette ville, et qui serviront sans doute à l’avenir de documents sur l’importante question du faux.

Pendant ce temps, toute la Provence examinait avec attention l’active ardeur du comte de la Blache à épuiser tous les moyens de donner à ses prétentions les couleurs les plus favorables. On admirait surtout le parfait contraste entre la vivacité, la multiplicité de ses démarches, et le travail solitaire, le silence et la retraite profonde où j’ai vécu pendant tout le temps qu’a duré l’instruction.

Ennemi juré des sollicitations des juges, toujours plus fatigantes pour eux qu’instructives pour les affaires, si j’en ai paru porter l’éloignement trop loin dans cette occasion, je dois compte en peu de mots de mes motifs.

Il s’agissait ici pour moi beaucoup moins d’un argent disputé que de mon honneur attaqué. Si j’avais imité mon adversaire, qui ne quittait jamais la maison d’un juge que pour en aller entreprendre un autre, on n’eût pas manqué de m’accuser d’étayer mon droit à l’oreille, et dans le secret des cabinets, par l’influence d’un crédit que je n’ai point, et dont il eût été lâche à moi d’user si je l’avais eu.

Respectant donc l’asile et le repos de chacun, j’ai supplié la cour de m’accorder une seule audience devant les magistrats assemblés, les pièces du procès sur le bureau, pour que tous pussent, en m’écoutant, juger à la fois l’homme et la chose, se concerter ensuite, et former l’opinion générale d’après l’effet que ce plaidoyer à huis clos aurait produit sur chacun d’eux.

« Cette façon d’instruire un grand procès, messieurs, ai-je dit, me paraît la plus prompte, la plus nette, la plus décente de toutes. Elle convient surtout à la nature de mes défenses : alors, ne craignant pas d’être taxé d’y employer d’autres moyens que ceux qui sortent du fond même de l’affaire, j’espère y remplir honorablement ce que je dois à l’intérêt de ma cause, à l’instruction de mes juges et au respect de l’auguste assemblée. Mais une pareille faveur ne doit pas être exclusive. Elle est, si je l’obtiens, acquise de droit à mon adversaire ; et quoiqu’il ait déjà pris à cet égard tous ses avantages sur moi, je la demande pour nous deux, en lui laissant le choix de parler avant ou après moi, selon qu’il lui conviendra le mieux. »

Ma demande me fut accordée.

À l’appui de deux mémoires fort clairs, mais véhéments, que les plus outrageantes provocations m’avaient arrachés, j’ai parlé cinq heures trois quarts devant les magistrats assemblés. Le comte de la Blache a plaidé le lendemain lui-même aussi longtemps qu’il l’a cru nécessaire à ses intérêts.

Enfin, après avoir bien étudié l’affaire, nous avoir bien lus, bien entendus, la cour, pour dernière des cinquante-neuf séances dont j’ai parlé, a passé la journée entière du 21 juillet à délibérer et à former son arrêt, dont le prononcé, tout d’une voix, déboute le comte de la Blache de l’entérinement de ses lettres de rescision, de ses appels, de toutes ses demandes et prétentions contre moi, ordonne l’exécution de l’acte du 1er avril 1770 dans toutes ses parties, le condamne en tous les frais et dépens, supprime tous ses mémoires en première, seconde instance, ceux aux conseils, au parlement d’Aix, en un mot tous ses écrits ; et le condamne en douze mille livres de dommages et intérêts envers moi, tant pour saisies, actions, poursuites tortionnaires, que pour raison de la calomnie.

On peut me pardonner si j’avoue, pour cette fois seulement, que l’odieux substantif calomnie a pu plaire à mon cœur et flatter mon oreille. Ce mot énergique, dans un arrêt si grave et tant attendu, est le prix mérité de dix ans de travaux et de souffrances.

Le soir même, allant remercier M. le premier président, j’appris de lui que la cour, en me rendant une aussi honorable justice, avait désapprouvé la véhémence de mes deux derniers écrits ; qu’elle les avait supprimés, et m’en punissait par une somme de mille écus, en forme de dommages et intérêts, applicables aux pauvres de la ville, du consentement de M. de la Blache.

« Si les magistrats, monsieur, ai-je répondu, n’ont pas jugé qu’en un affreux procès, par l’issue duquel un des contendants devait rester enseveli sous le déshonneur d’une atroce calomnie, ou l’autre sous celui d’un faux abominable, il fût permis à l’offensé de s’exprimer sans ménagement après dix ans d’outrages continuels, ce n’est pas à moi de blâmer la sagesse de leurs motifs. Mais, dans la joie d’un arrêt qui élève mon cœur et le fait tressaillir de plaisir, j’espère que la cour ne regardera point comme un manque de respect si j’ajoute aux mille écus ordonnés pour les pauvres une pareille somme volontaire en leur faveur, pour qu’ils remercient le Ciel de leur avoir donné d’aussi vertueux magistrats. »

Ma demande m’a été accordée.

Dès le lendemain de l’arrêt, M. le comte de la Blache a imploré la médiation de ces mêmes magistrats, pour m’engager à consentir, sans retard et sans autres frais, à l’exécution amiable de cet arrêt, auquel il acquiesçait volontairement.

J’ai cru qu’un pareil acquiescement, donnant une nouvelle sanction à l’arrêt, méritait de ma part des condescendances pécuniaires de toute nature.

En conséquence, et bien assuré que le substantif calomnie, que cet écriteau, trop fièrement peut-être annoncé dans mes mémoires, était pourtant consigné dans le dictum de l’arrêt, comme un coin vigoureux dont l’empreinte ineffaçable attestait mon honneur et fixait la nature des torts de mon adversaire, j’ai fait le sacrifice d’un capital de soixante-quinze mille livres que je pouvais toujours garder à quatre pour cent. J’ai passé sans examen à huit mille livres des frais qui, réglés strictement, m’en auraient fait rentrer plus de vingt. J’ai donné les termes de trois et six mois sans intérêts au comte de la Blache qui les a demandés, pour s’acquitter envers moi des adjudications de l’arrêt ; et pour tout dire en un mot, ne me rendant rigoureux que sur le grand portrait de M. Duverney, que j’ai exigé de la main du meilleur maître au jugement de l’académie, j’ai remis mon blanc seing aux respectables conciliateurs, et la négociation s’est terminée par une quittance générale de moi, dictée par eux, et conçue en ces termes :

« J’ai reçu de M. le comte de la Blache la somme de soixante-dix mille six cent vingt-cinq livres, à quoi ont été réglées, par la médiation de MM. de la Tour, premier président, de Ballon et de Beauval, conseillers au parlement, toutes les adjudications que j’ai à prétendre contre lui en vertu de l’arrêt du parlement de Provence, rendu en ma faveur le 21 du courant. Lesdites soixante-dix mille six cent vingt-cinq livres provenant, savoir : quinze mille livres pour solde de l’arrêté de compte du 1er avril 1770, entre feu M. Pâris Duverney et moi ; cinq mille six cent vingt-cinq livres pour intérêts desdites quinze mille livres, courus depuis le jour de la demande jusqu’à ce jour ; douze mille livres pour les dommages et intérêts à moi adjugés par le susdit arrêt ; huit mille livres, à quoi ont été fixés et amiablement réglés les dépens que j’ai faits, tant aux requêtes de l’hôtel qu’à la commission intermédiaire de Paris et au conseil du roi, jusqu’à l’instance renvoyée au parlement de Provence exclusivement ; et finalement trente mille livres pour les intérêts au denier vingt, pendant huit années, des soixante-quinze mille livres que M. Pâris Duverney s’était obligé, par le susdit arrêté de compte du 1er avril 1770, de m’avancer, sans intérêts, pendant lesdites huit années ; optant, au moyen de ce, pour ne pas recevoir lesdites soixante-quinze mille livres que j’aurais pu, aux termes dudit arrêté de compte, exiger et garder à constitution de rente au denier vingt-cinq, après lesdites huit années expirées, sous la condition néanmoins, et non autrement, que M. le comte de la Blache fera son affaire propre et personnelle des droits que M. Pâris de Mézieu peut avoir sur lesdites soixante-quinze mille livres, en vertu du susdit arrêté de compte, auxquels droits je n’entends nuire ni préjudicier, et que M le comte de la Blache me relèvera et garantira de toute recherche à cet égard, pour laquelle garantie je me réserve tous mes droits d’hypothèque résultant du susdit arrêt du parlement de Provence. Le susdit payement de soixante-dix mille six cent vingt-cinq livres m’ayant été fait en deux billets à ordre de M. le comte de la Blache : le premier, de quarante mille six cent vingt-cinq livres, payable par tout le mois d’octobre prochain, et le second, de trente mille livres, payable par tout le mois de janvier 1779, pour lesquels termes je lui ai prorogé lesdits payements, sans entendre néanmoins déroger à mes droits, que je me réserve au contraire de faire valoir en vertu du susdit arrêt du parlement de Provence, à défaut d’acquittement des susdits billets à leur échéance, sans laquelle condition je n’aurais pas consenti à ladite prorogation ; et au moyen de tout ce que dessus, ledit arrêt se trouvera pleinement exécuté par mondit sieur comte de la Blache, à la réserve de la rémission du grand portrait de M. Duverney, qui me sera faite à Paris, en conformité dudit arrêté de compte du 1er avril 1770, lequel portrait sera de la main des meilleurs maîtres, au jugement des connaisseurs ; et au cas que M. le comte de la Blache n’en ait point en son pouvoir de la qualité ci-dessus, il sera obligé de le faire copier sur un bon modèle, par le plus habile peintre de Paris ; et à la réserve encore que M. le comte de la Blache me remettra toutes les lettres relatives à la recommandation dont la famille royale m’avait honoré auprès de mondit sieur Pâris Duverney ; laquelle rémission me sera également faite à Paris. À l’égard de tous les frais faits au parlement de Provence, je reconnais qu’il m’a été présentement payé par mondit sieur comte de la Blache la somme de six mille trois cent soixante-quatorze livres dix sous, à quoi se sont trouvés monter lesdits frais, suivant la taxe qui en a été faite, pour raison de tous lesquels frais je quitte et décharge mondit sieur comte de la Blache. Fait à Aix, le 31 juillet 1778.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Ensuite est écrit de la main du comte de la Blache :

« Pour duplicata, dont j’ai l’original en main. À La Roque, ce 31 juillet 1778.

Signé Falcoz, comte de la Blache. »
Avec paraphe.


MÉMOIRE

DE

P.-A. CARON DE BEAUMARCHAIS

En réponse

AU LIBELLE DIFFAMATOIRE SIGNÉ GUILLAUME KORNMAN, DONT PLAINTE EN DIFFAMATION EST RENDUE, AVEC REQUÊTE À M. LE LIEUTENANT CRIMINEL, ET PERMISSION D’INFORMER

PREMIÈRE PARTIE.

Pressé par les circonstances de publier ma justification sur les atrocités qui me sont imputées dans un libelle signé Guillaume Kornman, et depuis avoué de lui, j’ai fait en quatre nuits l’ouvrage de quinze jours.

Dans cette partie de ma défense je n’emploierai pas de longs raisonnements à repousser des injures grossières ; le temps est trop précieux pour le perdre à filer des phrases : j’opposerai des preuves claires et concises à des inculpations vagues et calomnieuses.

Je dois repousser fortement les quatre chefs suivants :

1o D’avoir concouru avec chaleur à faire accorder à une infortunée la liberté conditionnelle d’accoucher ailleurs que dans une maison de force, où elle courait le danger de la vie ;

2o D’avoir examiné sévèrement une grande affaire qui tournait mal, à la sollicitation des personnes les plus considérables, qui avaient intérêt et qualité pour en vouloir être bien instruites ;

3o De m’être opposé, dit-on, par toutes sortes de moyens, au rapprochement de la dame Kornman avec son mari ;

4o Enfin d’avoir ruiné les affaires de celui-ci en le diffamant partout.

Les deux premiers chefs, je les avoue et je m’en honore hautement ; je prouverai que j’ai dû me conduire ainsi. Je nie les deux derniers ; j’ai fait le contraire de l’un, je prouverai la calomnie de l’autre.

faits justificatifs du premier chef.

« Avez-vous concouru avec chaleur à faire accorder à une infortunée la liberté conditionnelle d’accoucher ailleurs que dans une maison de force, où elle courait le danger de la vie ? »

Oui, je l’ai fait ; et voici mes motifs :

Au mois d’octobre 1781, je ne connaissais pas même de vue la dame Kornman ; je savais seulement, comme tout le monde, que son mari l’avait fait mettre dans une maison de force, en vertu d’une lettre de cachet.

Un jour que je dînais chez madame la princesse de Nassau-Sieghen avec plusieurs personnes, on nous peignit la détention et la situation de la dame enfermée avec des couleurs si terribles, que cet événement fixa l’attention de tout le monde. Le prince et la princesse de Nassau surtout paraissaient fort touchés de son malheur, et voulaient s’employer, disaient-ils, à lui faire obtenir sa liberté. Touché moi-même du récit et de cette noble compassion, je les louais de leur dessein ; ils me prièrent d’y joindre mes efforts, ajoutant qu’un tel service était digne de mon courage et de ma sensibilité. Je m’en défendis par des raisons de prudence. Ils me pressèrent ; je résistais en alléguant (ce qui est vrai) que je n’avais jamais fait une action louable et généreuse qu’elle ne m’eût attiré des chagrins. Quelqu’un invite alors un magistrat du parlement, qui était présent, à montrer à la compagnie le mémoire que cette malheureuse femme avait composé seule au fond de sa prison, et qu’elle avait trouvé moyen de faire parvenir à M. le président de Saron, avec autant de lettres qu’il y avait de magistrats à la chambre des vacations. Voici cette requête touchante :

MÉMOIRE

adressé à m. le président de saron par la dame kornman, née Faesch[31]

« Je suis née à Bâle en Suisse ; j’ai été élevée dans la religion protestante réformée.

« À l’âge de treize ans, j’étais orpheline de père et de mère ; à celui de quinze, mes parents m’ont fait épouser, en 1771, le sieur Kornman, Alsacien, et de la religion luthérienne.

« Mon mariage a été célébré dans le canton de Bâle, suivant les lois civiles et ecclésiastiques de cette ville.

« Je ne connaissais pas le sieur Kornman ; je témoignai quelque répugnance ; on m’assura que je serais très-heureuse, que c’était un bon parti ; je me résignai.

« J’ai apporté à mon mari 360,000 livres de dot, qu’il a touchées ; j’ai été avantagée en outre de 60,000 livres. Mon mari s’est obligé encore de faire un état de ses biens, dont la moitié doit m’appartenir, en cas qu’il vienne à mourir.

« Un de mes parents m’a dit, il y a un an, que cette clause n’avait pas été remplie, et m’en a marqué du mécontentement. Mais, comme je ne me connais pas en affaires d’intérêt, j’ai toujours négligé ce point.

« Mon mari m’a proposé de lui faire, par écrit sous seing privé, une donation de tous mes biens ; je lui ai fait cet écrit dans les commencements de notre mariage ; il m’en a fait un pareil, qu’il a retiré sans me rendre le mien ; je l’ai annulé de mon propre mouvement, le 25 juillet dernier.

« Je suis mère de deux enfants, et grosse de quatre mois du troisième. Notre union a été très-mal assortie : j’ai été fort malheureuse ; et j’ai longtemps souffert avec patience et douceur.

« Il y a deux ans que ces orages ont été plus fréquents et plus violents. Comme le divorce est permis dans mon pays et dans ma religion, j’ai écrit, il y a un an, à mes parents collatéraux que je voulais briser ma chaîne.

« On a cherché à m’adoucir : un frère utérin que j’ai est venu à Paris le mois de mai dernier ; il a cherché à pacifier ces troubles : c’est l’époque de ma grossesse.

« Au bout de quelque temps qu’il a été parti, mon mari a recommencé ses persécutions, et a passé toutes les bornes.

« Je me suis plainte de mon côté, et je me suis occupée d’obtenir dans les tribunaux (en me séparant de mon mari) le repos que les conciliations n’avaient pu me procurer.

« Mon mari, craignant sans doute l’effet de ces démarches, a cherché à les prévenir par l’autorité.

« La nuit du 3 au 4 août, deux hommes se sont présentés à moi, et m’ont dit que M. le lieutenant de police désirait me parler.

« Je témoignai quelque surprise du message à un heure aussi indue : ne pouvant cependant imaginer aucune violence, je m’habillai pour suivre les deux inconnus.

« Je marquai de l’étonnement de ne point trouver ma voiture ni mes gens. On me représenta que c’était pour prévenir des interprétations de leur part ; que je rentrerais tout de suite ; que c’était pour m’expliquer avec mon mari devant le magistrat. Je me rendis ; on fit approcher un fiacre, où je trouvai un troisième personnage. Je m’aperçus qu’on prenait une autre route que celle de l’hôtel de la police ; je demandai pourquoi : on me répondit encore que le magistrat, craignant que je ne fusse vue de ses gens, avait par délicatesse cru devoir me parler en maison tierce.

« Je me payai de cette raison ; j’arrivai dans une cour ; on me fit entrer dans une salle au rez-de-chaussée ; et l’homme aux expédients, quittant l’anonyme et sa feinte, me demanda pardon de la supercherie, me dit qu’il était exempt de police, et que j’eusse à rester par l’ordre du roi dans le lieu où j’étais.

« Je ne puis rendre compte de ce qui s’est passé le reste de cette nuit et les trois premiers jours qui l’ont suivie : je me suis évanouie plusieurs fois ; j’ai eu le transport. Un homme est venu me parler, m’interroger, me faire signer : ma tête n’était pas à moi, et je n’ai qu’un souvenir confus.

« Je vis M. le lieutenant général de police, qui m’a paru me marquer de l’intérêt. Mes idées s’étant calmées, j’ai appris que j’étais rue de Bellefond, au château de Charollais, dans une maison de force régie par deux femmes nommées Lacour et Douay ; qu’on y renfermait des folles et des femmes prostituées.

« On m’a ôté ma femme de chambre pour m’en donner une du lieu, chargée sans doute du soin de m’espionner.

« On m’assure que je suis traitée extraordinairernent ; quoique accoutumée à l’aisance, je ne me plaindrai pas des privations physiques que j’éprouve dans mon état, et qui influent sur ma santé et sur le fruit que je porte dans mon sein.

« J’avais été avertie que mon mari machinait contre moi : on m’avait dit même que des gens avec qui il m’avait fait dîner étaient des espions de la police, quoiqu’il les eût annoncés pour des négociants arrivant des grandes Indes.

« Le 25 juillet, je fis deux procurations, dont une pour M. Silvestre, avocat aux conseils, qu’on m’avait indiqué comme un honnête homme, à l’effet de veiller à mes intérêts et de prévenir quelques manœuvres contre moi ; j’avoue que je regardais cette précaution comme superflue, ne pouvant imaginer que le gouvernement se mêlât de mes querelles avec mon mari, et qu’on me ravirait l’honneur, la liberté, mes enfants, peut-être ma fortune, sans m’entendre, quoiqu’il y ait des tribunaux.

« Depuis ce moment, j’ai sans cesse demandé à parler à mon avocat ; je n’ai pu l’obtenir ; je n’ai vu que mon frère, jeune homme âgé de vingt ans, qui, instruit de mon malheur, est venu d’Allemagne à Paris. C’est par lui que j’ai pu avoir quelques renseignements sur la conduite que j’avais à tenir ; c’est par lui que j’ai pu faire passer quelques lettres pour instruire mon avocat de mon sort, le prier d’agir pour me tirer de ce gouffre.

« Je n’ai point reçu de réponse ; on a cherché à intimider mon frère, et on est parvenu à le faire repartir, dans la crainte qu’il ne me secourût. J’ai demandé s’il n’y avait pas de juges que je pusse implorer. Il m’a dit que le parlement était en vacance ; il m’a remis une liste imprimée ; et j’ai imaginé d’écrire à toutes les personnes de cette liste pour demander justice et appui.

« Je n’ai rien commis contre l’État ; je demande qu’on s’informe de la société qui venait chez moi, si j’ai mérité, par ma conduite, d’être mise dans un lieu de prostitution, où je manque de tout, moi qui tenais un rang dans le monde, qui ai apporté une fortune considérable, et qui ai toujours vécu dans l’abondance.

« Je suis instruite que mon mari craint que je ne redemande mon bien : on dit que ses affaires sont surchargées par les grandes entreprises dans lesquelles il s’est intéressé, entre autres dans une aux Quinze-Vingts. Il est triste de perdre ma liberté, parce que ma fortune périclite.

« Sa conduite postérieure m’annonce la vérité de ces conjectures. Après m’avoir diffamée de la manière la plus cruelle, il parle de revivre avec moi ; la cupidité seule ou l’impossibilité de justifier de mon bien peut lui faire mépriser jusqu’à ce point la délicatesse et l’honneur.

« Quoi qu’il en soit, je supplie respectueusement nosseigneurs d’avoir pitié d’une jeune femme étrangère, sans expérience, ne connaissant ni les usages ni les lois : je mets sous leur protection ma vie et celle de l’enfant que je porte dans mon sein : car je dois tout craindre après ce que j’ai souffert. Si mon mari croit avoir le droit de me traiter aussi barbarement, pourquoi fuit-il les regards de la justice pour me persécuter ténébreusement ? Après m’avoir tout ravi, il a été tranquillement se promener à Spa, pour ses plaisirs ; et je n’ai pu encore parler à mon avocat. Mon âge, mon sexe, mon état, méritent quelque indulgence ; je supplie qu’on me donne les moyens de me défendre, de m’arracher de cet odieux séjour. Ma qualité d’étrangère, la religion que je professe, les lois sous lesquelles j’ai été mariée, devaient empêcher qu’on me ravît ainsi ma liberté. Je demande justice et protection ; et si la confiance que j’ai en la démarche que je fais n’est pas trahie, je les obtiendrai. Ma reconnaissance égalera mon respect pour mes libérateurs.

Signé F. Kornman, née Faesch.


Copie de la lettre écrite à MM. les conseillers de la chambre des vacations.
« Paris, au château de Charollais, rue de Bellefond,
« octobre 1781.
« Monsieur,

« J’ai pris la liberté d’adresser un mémoire à M. le président de Saron, et l’ai supplié d’en faire la lecture à messeigneurs. Son contenu vous apprendra mes malheurs, et le secours que j’ose attendre de votre justice et de votre bonté. Je les implore avec la plus vive confiance ; ma reconnaissance égalera les sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

« Monsieur,

« Votre, etc.
« Signé F. Kornman, née Faesch. »


À la lecture de cette requête si simple et si touchante, je dis : « Messieurs, je pense comme vous ; ce n’est point là l’ouvrage d’une méchante femme, et le mari qui la tourmente est bien trompé sur elle, ou bien méchant lui-même, s’il n’y a pas ici des choses qu’on ignore. Mais, malgré l’intérêt qu’elle inspire, il serait imprudent de faire des démarches pour elle avant d’être mieux informé. » Alors, dans le désir de me subjuguer tout à fait, un de ses zélés défenseurs, je ne sais plus lequel, me remit un paquet de lettres du mari de cette dame, écrites à l’homme qu’il accusait de l’avoir corrompue. Je passai sur une terrasse, où je les lus avidement. Le sang me montait à la tête. Après les avoir achevées, je rentre et dis avec chaleur : « Vous pouvez disposer de moi, messieurs ; et vous, princesse, me voilà prêt à vous accompagner chez M. Le Noir, à plaider partout vivement la cause d’une infortunée punie pour le crime d’autrui. Disposez entièrement de moi. Je ne connais du mari que le désordre de ses affaires, et je vous apprendrai comment. Je n’ai jamais vu sa malheureuse femme ; mais après ce que je viens de lire, je me croirais aussi lâche que l’auteur de ces lettres, si je ne concourais de tout mon pouvoir à l’action généreuse que vous voulez entreprendre. » Mes amis m’embrassèrent, et j’allai, avec la princesse de Nassau, chez M. Le Noir, où je plaidai longtemps pour notre prisonnière. Je ne crains d’offenser personne en l’appelant ainsi : la nôtre. Ah ! chacun l’avait adoptée ! De là je partis pour Versailles, et n’ai pas eu de bon repos que je n’aie obtenu des ministres que l’infortunée n’accoucherait pas, ne périrait pas dans la maison de force où l’intrigue l’avait jetée.

Pour justifier la chaleur que j’ai mise à toutes les sollicitations, je dois transcrire ici les lettres du mari, comme j’ai transcrit plus haut la requête de la femme. Mon bonheur veut qu’après les avoir employées dans le temps à ouvrir les yeux des ministres sur l’homme qui les avait trompés, elles me soient restées dans les mains, qu’on ne me mes ait pas reprises ! Il est vrai que depuis six ans ce Kornman est dans la boue, et que sa levée de boucliers, aussi lâche qu’injurieuse, était bien loin d’être prévue ! Mais s’il est un seul homme, après avoir lu ces lettres, qui ne dise pas : J’en aurait fait autant que Beaumarchais, je ne pourrai jamais estimer cet homme-là.

Non, ne transcrivons point sèchement ces étranges lettres : soyons courts, mais pas ennuyeux ; opposons-les, date par date, aux narrations du libelle que j’attaque, aux jérémiades hypocrites qui en accompagnent les récits ; déterminons surtout les époques où elles concourent avec les lettres.

C’est vous seul que j’attaque, M. Guillaume Kornman. Vous m’avez, non pas inculpé, mais vous m’avez injurié. Nous avez armé contre moi mille gens assez légers pour prendre parti dans votre affaire, sans penser qu’un homme audacieux peut tout oser impunément aussi longtemps qu’il parle seul. Vous me forcez de me justifier ; je vais le faire sans humeur. N’étant point appelé à défendre votre malheureuse femme de l’accusation d’adultère dont vous la flétrissez ; moins encore à disculper celui que vous nommez son séducteur, c’est vous seul que je vais discuter pour le maintien de mon honneur : il m’importe ici de le faire, avant de dire un mot de moi.

Parcourons donc votre libelle, que vous appelez un mémoire.

Vous convenez (page 6) que votre femme s’est conduite avec vous pendant six ans d’une manière exemplaire, et vous fixez l’époque de ses désordres (pour user un moment de vos termes) à la connaissance que vous lui fîtes faire d’un sieur Daudet de Jossan, en 1779.

M. le baron de Spon, premier président de Colmar, vous avertit, dites-vous (page 6), « que le sieur Daudet était un personnage très-dangereux… qu’aucun principe d’honnêteté publique et particulière n’arrêtait dans l’exécution de ses desseins. » (Bon Kornman, vous voilà prévenu. S’il vous arrive malheur, ce sera bien votre faute !) Et cependant vous le reçûtes chez vous (page 8), et vous lui rendîtes quelques services, en considération de la protection très-publique dont M. le prince de Montbarrey daignait l’honorer. » (Cela est bien généreux, mais en même temps bien imprudent, puisque le changement de conduite de votre femme vous indiquait déjà (page 8) le commencement d’une liaison entre elle et lui.) Insensiblement votre santé s’en altéra (page 8). Vous fûtes à Spa pour la rétablir. Mais, homme attentif, en partant « vous suppliâtes votre épouse d’ouvrir les yeux sur l’abîme qui s’ouvrait sous ses pas. Vous la suppliâtes de ne pas se livrer davantage à un homme sans morale, et qui avait moins une véritable passion pour elle que le besoin de tirer parti pour sa fortune de la complice de ses égarements. »

Cela est très-prudent de votre part. Mais que veut dire une lettre de vous que j’ai dans ce moment sous les yeux ? lettre écrite en arrivant aux eaux à cet homme suspect, dont les liaisons avec votre femme avaient altéré votre santé, contre lequel vous aviez cru devoir la mettre en garde à votre départ : cette lettre rentre si parfaitement dans les idées que vous nous faites prendre de votre éloignement pour lui, que j’en veux donner des fragments.

Adresse de la lettre :

À M. Baudet de Jossan, syndic royal de la ville de Strasbourg, à la Chaussée d’Antin, à Paris.

Avec le timbre de la poste.[32]

« Spa, le 12 juillet 1780.

« Je croirais manquer à l’amitié que vous m’avez toujours témoignée, mon cher syndic royal, si je ne vous donnais des nouvelles de mon arrivée au lieu de ma destination. J’ai fait le plus de diligence possible, afin de pouvoir vous rejoindre le plus tôt possible, pour me rendre en Alsace. Ma foi, il était temps que je m’en aille de la rue du Carême-Prenant. » (Demeure du sieur Kornman à Paris.) Je supprime ici quelques détails oiseux. Mais, lui parlant de votre femme, vous ajoutez : « et comme elle n’a pas d’expérience pour se conduire, empêchez-la, mon cher, de faire quelque sottise majeure ; et tâchez de la faire sortir de la dépendance des domestiques, en lui persuadant que l’on paye leurs complaisances passagères fort cher, dont cette espèce de gens sait toujours tirer parti. Je vous envoie une petite lettre pour ma femme, que je vous serai obligé de lui remettre… Adieu, mon cher… vous aurez encore de mes nouvelles avant votre départ pour l’Alsace. Je vous embrasse et suis avec les sentiments du plus inviolable attachement, tout à vous.

Signé G. Kornman. »


Me trompé-je en lisant ? Est-ce bien vous, monsieur Kornman, qui mettez votre femme sous la direction de cet homme sans honneur et sans mœurs, qui ne feint de l’aimer que pour la dépouiller ? Donnons encore quelques fragments d’une autre lettre de Spa, et toujours au même homme. Elle vient à l’appui de la première.

À M. Daudet de Jossan, etc. (Même adresse et même timbre.)
« De Spa, ce 17 juillet 1780 (cinq jours après la précédente).

Après les compliments affectueux au cher ami, on lit : « Je suis fâché de ne pas être à Paris pour y recevoir M. votre frère ; je souhaite qu’il puisse vous engager à différer votre départ pour l’Alsace, afin que je puisse vous y joindre. Il est vrai que je vous en ai donné ma parole, et vous pouvez compter que je l’effectuerai, à moins que je n’aille dans l’autre monde : cas auquel vous voudrez bien m’excuser de n’avoir pas tenu ma promesse. Si nous pouvions faire le voyage de l’Alsace ensemble, cela serait plus gai. D’un autre côté, votre absence de Paris et Versailles pourrait peut-être préjudicier à nos spéculations projetées ; enfin vous verrez à faire pour le mieux, et vous ne devez pas douter du plaisir que j’aurai de me trouver en Alsace avec vous. Il ne dépendra que de ma femme d’être de la partie ; mais pour lors il ne faudra pas que je fasse le voyage avec un désagrément continuel, ma santé ne le supporterait plus. Je crois avoir fait tout ce qui était raisonnable ; mais tout a ses bornes, je ne puis plus rien lui dire. Elle n’est plus une enfant, et c’est à elle à se faire estimer du public et de son mari : pour le reste, elle sera la maîtresse de faire ce qu’elle veut : je n’aurai jamais la sotte manie de gêner le goût et l’inclination de personne, trouvant que, de toutes les tyrannies, la plus absurde est celle de vouloir être aimé par devoir : outre que c’est une impossibilité, on ne commande pas au sentiment le plus doux. Partant de ce principe, on peut très-bien vivre ensemble, ne pas s’aimer, mais s’estimer, avoir de bons procédés qui prouvent toujours de la réciprocité de la part d’une âme honnête. Je crois que ce que j’exige n’est pas injuste ni difficile dans la pratique, et je le soumets à vos réflexions, etc.

« Signé Kornman. »


Ainsi vous soumettez aux réflexions de votre odieux rival le dessein où vous êtes de laisser à votre jeune femme toute liberté d’aimer un autre homme ; cependant vous croyez savoir que c’est cet homme-là qu’elle aime ?

Quatre ou cinq lettres suivantes sont du même style.

Eh quoi ! monsieur, vous n’écrivez pas même en droiture à votre femme ? Il faut que ce soit votre ennemi qui lui remette vos lettres ? Vous l’en priez. Vous étouffez d’embrassements le corrupteur qui l’a perdue ou la perdra ? Vous caressez ce monstre qui vous a forcé de recourir aux eaux de Spa pour rétablir votre santé, qu’une juste jalousie délabre ! « Et comme ma femme n’a pas assez d’expérience pour se conduire, empêchez-la, mon cher, de faire quelque sottise majeure. » Prenez garde, M. Kornman ! on dira que vous prescrivez à deux amants de mettre de la décence dans une intrigue approuvée de vous ! Prenez garde ! on dira que vous soumettez votre femme à l’expérience d’un corrupteur habile, pour qu’elle apprenne de lui la manière de conduire sans scandale une intrigue d’amour ! Prenez garde ! Mais revenons vite au libelle : ces rapprochements sont précieux.

(Page 9) « Mes remontrances furent inutiles : de retour des eaux de Spa, j’apprends qu’en mon absence la dame Kornman a tenu la conduite la moins mesurée ; que le sieur Daudet lui a fréquemment assigné des rendez-vous chez lui, et qu’il s’y est passé des scènes d’une espèce assez étrange pour que le voisinage en ait été scandalisé, etc. » Maintenant que vous êtes instruit de tout par des rapports aussi fidèles, j’espère, ô Kornman ! que la colère et l’indignation vont vous faire éclater, ou qu’au moins toutes liaisons entre un homme audacieux et vous sont finies ; et qu’enfin votre dernière lettre à cet abandonné (si même vous croyez devoir lui défendre ainsi votre porte) est bien sévère ! Il faut la lire, et la comparer avec la page 9 du libelle, citée plus haut. À cette époque vous lui écriviez :

À M. Daudet de Jossan, à Strasbourg, etc. (Il était parti pour Strasbourg.)
« De Paris, le 19 août 1780.

« J’espère, mon cher ami, que la lettre qui j’ai eu le plaisir de vous adresser de Bruxelles vous sera bien parvenue ; la vôtre, que vous m’aviez fait l’amitié de m’adresser à Spa le 7 de ce mois m’a été renvoyée ici ; je suis charmé d’avoir prévenu vos intentions, en hâtant mon retour. Je n’ai pas manqué de me rendre de suite chez M. le comte de Brancion, qui m’a mis au fait du projet dont il était question ; l’affaire me paraît belle : il ne s’agit que de la certitude de se procurer les fonds nécessaires pour ne pas rester en chemin lorsque l’opération sera commencée ; je m’occupe à venir vous joindre pour nous concerter là-dessus. » (Ici sont des détails d’affaires.)

« J’ai mille choses à régler avant mon départ, que je compte effectuer vers la fin de la semaine prochaine. Je crois que ma femme est intentionnée de faire ce petit voyage ; mais elle n’a guère fait de préparatifs pour cela. Lorsque cela sera bien décidé, je ne manquerai pas de vous en faire part. En attendant le plaisir de vous voir, je vous embrasse de tout mon cœur, et suis, sans réserve, tout à vous.

« Signé Kornman. »


Quel étonnant commerce : J’espère, mon cher ami, que la lettre que j’ai eu le plaisir de vous adresser de Bruxelles, etc. Ô vertueux Kornman ! époux délicat, père tendre ! l’homme qui corrompait tout chez vous était votre cher ami ! Je suis charmé d’avoir prévenu vos intentions en hâtant mon retour. Ainsi vous aviez mis dans ses mains, non-seulement la direction des plaisirs secrets de votre femme, mais encore il vous faisait marcher suivant ses intentions ! et afin qu’il ne pût douter que la vôtre était de lui mener votre épouse à Strasbourg, vous le lui assuriez en finissant votre lettre. Je crois que ma femme est intentionnée de faire ce petit voyage ; mais elle n’a guère fait de préparatifs pour cela. Lorsque cela sera bien décidé, je ne manquerai pas de vous en faire part. Ainsi, vertueux Guillaume, elle n’est pas encore décidée, mais l’homme abandonné qui la perd vous aura cette obligation ! et pour qu’il sache même que c’est à bonne intention de votre part, vous finissez ainsi la lettre : En attendant le plaisir de vous voir, je vous embrasse de tout mon cœur, et suis, sans réserve, tout à vous.

Sans réserve, messieurs, vous l’entendez ! En effet, vous verrez bientôt l’étendue d’amitié que ce grand mot renferme.

Reprenons ici le libelle.

(Page 9.) « Cependant le sieur Daudet se rendit à Strasbourg pour y remplir les fonctions de syndic adjoint de M. Gérard.

« La dame Kornman, qui ne pouvait plus se séparer de lui, désira de faire un voyage à Bâle… Strasbourg est sur la route de Bâle : je n’eus donc pas de peine à deviner le vrai motif de sa demande, etc. » (Et cependant vous l’y meniez, Guillaume !)

Il faut lire dans le mémoire même tout le pathos de cette page, et de quel style le vertueux époux apprenait en route à sa jeune épouse (page 9) comment « tous les faux plaisirs qui nous ont occupés passent et s’effacent ; comme il importe pour les derniers jours de notre existence, si fugitive et si courte, de se ménager une conscience sans remords. » Et tout le reste du paragraphe, digne de figurer, au style près, à côté de…

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline.

Cependant ce vertueux époux venait d’écrire en partant à son plus terrible ennemi, à son redoutable rival, deux lettres du 24 et du 25 août ; la première commence ainsi :

À M. Daudet de Jossan, etc.,
« Paris, le 24 août 1780.

« J’ai été charmé, mon cher ami, d’apprendre, par la lettre que vous m’avez fait l’amitié de m’adresser, que vous soyez heureusement arrivé à Strasbourg. » (Je supprime les détails étrangers à mon objet.) « J’ai fait deux fois ma cour à madame de Montbarrey et à madame de Nassau, qui m’ont reçu avec beaucoup de bonté, de même que ma femme, qui a été hier pour prendre leurs ordres, car il paraît décidément qu’elle est du voyage ; elle prendra autre femme de chambre et autre domestique, et par ce moyen nous voyagerons ensemble. » (Ce qui prouve que les débats intérieurs se rapportaient au renvoi des valets, et nullement aux intimités du galant.) « J’espère que vous serez encore à Strasbourg, et que nous pourrons y passer quelques jours ensemble. etc.

Et le lendemain 25 août, de peur qu’il ne l’oublie, le vertueux époux, qui sait comment il importe de se ménager une conscience sans remords, écrit une seconde lettre à son cher ami, conçue en ces termes :

« Vous aurez vu par ma dernière lettre d’hier, mon cher ami, que mon voyage est décidé, et que je ne tarderai pas à vous joindre. » (Et plus bas :) Ma marche est de partir samedi au soir ou dimanche avec armes et bagage. » (Le bagage, messieurs, c’était sa jeune épouse.) « À vue de pays, j’arriverai vendredi pour dîner, ou, s’il est possible, même jeudi : de quoi je tâcherai de vous informer. » (N’oublions pas cet empressement obligeant ; il trouvera son application.) « Je vous prie d’avance à dîner, mon cher, pour ce jour ; ainsi ne prenez pas d’engagement avec monsieur votre frère, afin d’avoir le plaisir d’être plus longtemps ensemble. » L’heureux homme que ce syndic ! S’il sentait tout le prix d’un ami rare comme M. Guillaume ! s’il savait comme l’époux a peur qu’ils ne se voient pas assez tôt ! Reprenons un moment l’hypocrite libelle. Ils sont en route ; le mari continue de prêcher sa jeune épouse.

(Page 10.) « Ces conversations, attachantes par leur objet, arrachaient souvent à la dame Kornman des aveux mêlés de larmes de repentir. J’osai quelques instants espérer qu’elle ferait enfin un retour sérieux sur elle-même. Malheureusement, aux approches de Strasbourg, l’homme dangereux paraît. » (Malheureusement, inopinément même ! il n’avait été prévenu de l’arrivée que cinq ou six fois par le bon mari, qui la lui amenait malheureusemnt. « À l’instant, toutes ses bonnes résolutions sont oubliées…

« À Strasbourg, toutes les règles de la décence sont enfreintes, aucune bienséance n’est respectée… Je crois devoir lui faire en conséquence quelques observations ; elle ne me répond qu’avec le ton de l’aigreur et de l’insulte. » (Ô Guillaume Kornman ! si elle a pris en effet ce ton aigre avec vous, méritiez-vous beaucoup d’égards ?)

« Je sens alors qu’il est prudent d’abréger son séjour de Strasbourg » (très-prudent en effet, monsieur !) « et je la conduis à Bâle au milieu des siens. Je ne restai pas à Bâle, persuadé que, quelle qu’y pût être ma manière d’agir, il serait difficile que je n’eusse pas l’air d’exercer auprès d’elle une censure importune. »

Au moins, homme prudent, avez-vous pris en partant de Bâle quelques précautions pour que les scènes scandaleuses de Strasbourg ne se renouvelassent point en cette ville ? Oui, oui, messieurs, il en a pris. Il a mis ordre à tout, en écrivant de Bruxelles à sa femme et à son ennemi des lettres menaçantes, foudroyantes, que je vais rapporter ici. Il était bien temps qu’à la fin il se montrât l’homme vertueux qu’il est.


Lettre foudroyante à sa femme.
« À Alher, près de Luxembourg, le 14 septembre 1780.

« Je crois, ma femme, qu’il est décent que tu reçoives de mes nouvelles, car mon silence pourrait faire naître des réflexions aux bonnes gens avec lesquels tu te trouves, qu’il n’est pas de notre intérêt qu’ils fassent. » (Ces bonnes gens, messieurs, étaient les oncles et les frères de sa femme.) « On te demandera par intérêt pour moi, ou par curiosité, si je t’ai écrit ; et tu pourras par ce moyen satisfaire à toutes ces demandes. » (Ici des détails de voyage.)

« Fais mille compliments à tes parents et à Daudet, si tu le vois : car je suppose qu’il pourrait bien, dans ses petits voyages, avoir l’attention de te faire une visite. Je lui écrirai demain. Je fais passer la présente par Strasbourg, pour qu’on y voie que nous sommes en correspondance ensemble. Tu pourras également, si par hasard tu avais quelque chose à me faire dire, adresser tes lettres pour moi à Wachler. Cela nous donnera un air d’intelligence qui fera bon effet sur l’esprit de certaines personnes. Je suis toujours avec les sentiments que tu me connais. »

Et voici la lettre menaçante au corrupteur de sa femme :


À M Daudet de Jossan, etc.
« De Bruxelles, le 20 septembre 1780.

« Je vous adresse, mon cher ami, la présente à Strasbourg, à tout hasard, ne sachant si elle vous y trouvera. » (Sans doute il ne le savait pas. Son cher ami pouvait bien être à Bâle ; et le vertueux époux, qui s’en doutait, finit sa lettre remplie d’affaires, en ces termes :) « Je ne séjournerai que peu, pour prendre la route de la Suisse, y chercher ma femme et mes enfants, et les ramener rue Carême-Prenant… Adieu, mon cher ; je vous embrasse, et vous prie de me croire, avec le plus sincère attachement, tout à vous.

Signé G. Kornman. »

Et par P. S. :

« Je voudrais beaucoup vous trouver à Paris, où je pense que votre présence serait bien nécessaire. »

Je ne me permets plus aucune réflexion sur ces lettres. Mais, pour compléter le dégoût qu’une telle hypocrisie inspire, il faut citer encore la fin de la page 10 du libelle, où il parle de son retour à Bâle.

(Page 10.) « Je n’eus pas besoin, en arrivant, de faire de longues informations sur la conduite de la dame Kornman. À peine fus-je descendu dans l’auberge où elle logeait, qu’on m’apprit que le sieur Daudet y était venu plusieurs fois de Strasbourg ; qu’il y avait passé des nuits avec elle… »

Sauvons à nos lecteurs la juste horreur de ces récits ; Guillaume Kornman est démasqué. Si la malheureuse victime de ses cruautés ultérieures eût été séduite en effet (ce que je suis bien loin de juger sur l’accusation d’un tel homme), elle aurait deux complices de sa faute, son séducteur et son mari. Mais le plus coupable des trois serait l’homme affreux qui l’a fait enfermer et qui l’accuse d’adultère.

J’ai montré comment le sieur Kornman avait fait les plus grands efforts pour lier intimement sa femme avec le sieur Daudet. Quels étaient les motifs d’une aussi lâche conduite ? On va les voir. C’est toujours lui qui va parler, car c’est lui seul qui doit me venger de lui. Ses lettres, opposées à son libelle, ne laisseront rien à désirer. Il vous a dit (page 8) :

« D’après une assurance si positive » (celle que lui avait donnée sa jeune épouse d’avoir de l’éloignement pour l’homme qu’il lui présentait), « je ne cherchai point à éloigner le sieur Daudet de chez moi ; il y vint comme auparavant. » (N’oubliez pas que tout ceci précède le voyage à Spa, dont nous avons extrait des lettres.) « Il y vint comme auparavant. Je lui rendis même quelques services, en considération de la protection très-publique dont M. le prince de Montbarrey daignait l’honorer. »

Ainsi, monsieur, vous receviez chez vous l’homme le plus dangereux pour votre honneur ; vous lui rendiez service en considération de la protection publique dont un ministre l’honorait. Mais ce ministre vous en priait-il ? ou vos relations avec lui étaient-elles assez impérieuses pour que, malgré vos répugnances, il vous fût impossible de lui refuser la demande qu’il vous en avait sans doute fait faire ?

Sachons, monsieur, ce qui en est. Vos lettres de Spa, écrites à cet homme accusé, nous l’apprendront. Voyons surtout comment vous lui rendiez service, et quels services vous lui rendiez.

Toujours la même adresse aux lettres, et toujours timbrées de la poste.


À M. Daudet de Jossan, etc.
« Spa, le 19 juillet 1780.

« Je vous suis obligé, mon cher ami, de m’avoir donné des nouvelles de ce qui s’est passé depuis mon départ, etc. » (Ici des détails oiseux) « Ce que vous me dites de la situation des choses, relativement à notre spéculation sur la place de trésorier de la M…, me fait plaisir, et est fait pour donner des espérances, de même que ce que d’Erv… vous a dit sur mon compte, quoique je devais m’y attendre ; il ne faut pourtant pas trop se fier là-dessus dans ce monde. Il est encore bon de vous observer que ledit sieur a besoin d’être talonné, qu’il n’est pas bien chaud, et qu’il se rend facile ni aux objections qu’on lui fait ; et que, se laissant aller aux circonstances, il attribue au hasard ce qu’il aurait pu obtenir par la moindre activité et persévérance. »

(Pardon, lecteur, mais je n’y change rien. Ceci n’est pas écrit du style hypocrite et traînant du libelle : c’est du Kornman tout pur.)

« Cette place est tout fait à ma convenance, et serait d’autant plus agréable pour moi que, me mettant en relation avec le département de la guerre, je serais à portée de faire connaître au ministre que je puis être utile dans d’autres opérations, où il n’est quelquefois pas indifférent de pouvoir se confier à des gens honnêtes, et de la discrétion desquels on est entièrement persuadé, etc.

« Vous avez bien fait, mon cher, d’envoyer le mandat pour madame de… à notre caisse : tout ce qui sera présenté de sa part et de la vôtre sera exactement acquitté, etc.

« Signé Kornman. »

Maintenant vous connaissez, lecteur, l’homme, le motif et les moyens ; vous voyez comment il rendait service au corrupteur de sa femme, en considération d’un ministre auprès duquel il n’espérait pourtant s’insinuer que par ce même corrupteur. Rien ne lui coûtait, je vous jure, pour arriver à se saisir d’une caisse ; mais vous n’êtes pas à la fin. Lisez la suite.

Même adresse que dessus.


À M. Daudet de Jossan, etc.
« Spa, le 29 juillet 1780.

« Je vous suis obligé, monsieur et cher ami, du détail que vous me donnez du souper de Bend…, de l’entrevue de mon frère et de sa femme avec la mienne ; les négociateurs de ce raccommodement ne me paraissent pas bien sorciers, etc. » (Je n’écris ces phrases aimables que pour montrer l’intimité.) « À l’égard des vingt-cinq mille livres que vous voulez me charger de remettre en billets de caisse, pendant votre absence, à M. le prince de Montbarrey, pour acquitter pareille somme qu’il a avancée à M. le baron Wirch, c’est une excellente idée, et je vous en suis obligé. Je pense que le temps de la quinzaine dont vous me parlez » (apparemment pour acquitter le mandat) « ne sera pas si strict pour que j’aie le temps d’arriver. Vous voudrez me mettre, dans ce cas, par écrit ce que je dois faire dans cette occasion. » (Ce vertueux mari, messieurs, qui n’obligeait le prétendu galant qu’en considération de la protection qu’un ministre lui accordait, le voilà aux genoux du séducteur de sa femme, lui demandant des leçons, des préceptes, pour s’insinuer dans les affaires du ministre !)

« Il serait peut-être possible qu’elle » (cette occasion) « me procurât celle de glisser deux mots de mon projet, qui est que le ministre devrait me faire son banquier particulier, ou avoir sa caisse chez moi. » (Cet homme, lecteur, est bien possédé du démon des caisses ! Il lui en faut une absolument, car la sienne est en mauvais ordre ! caisse de la Marine ! caisse de l’École militaire ! caisse du ministre ! caisse des princes ! caisse des Quinze-Vingts ! Vous verrez, vous verrez ! Mais reprenons sa lettre.)

« Il serait peut-être possible que cette occasion me procurât celle de glisser deux mots de mon projet, qui est que le ministre devrait me faire son banquier particulier, ou avoir sa caisse chez moi. Il y trouverait l’avantage que son argent serait toujours utilement employé, parce que je lui en bonifierais l’intérêt ; et il pourrait en disposer également d’un moment à l’autre, parce qu’étant dans le cas d’avoir toujours une caisse garnie, j’acquitterais les mandats que le prince fournirait sur moi, et que l’on imprimerait d’avance, pour qu’il n’ait qu’à signer et remplir la somme et l’ordre à qui il faudrait payer, ou je lui porterais sur son ordre des billets de caisse ou de l’argent. Il me semble que cet objet pourrait devenir conséquent pour le prince, surtout si dans un maniement général comme le département de la guerre, qui est de passé cinquante millions, on peut me laisser de temps à autre quelque forte somme entre les mains. » (Vous l’entendez ! ) « Ce qui ne me paraîtrait pas difficile, et suis sûr que cela a été pratiqué dans le temps par M. D***, par l’entremise des sieurs L… et M… Et moi j’aurais l’agrément de me rendre utile au ministre, ce qui peut se retrouver dans l’occasion. » (Vous voyez les honnêtes projets qu’il avait sur tous ceux qui pourraient lui confier une caisse ! Et la lettre finit ainsi :) « Je soumets cette idée à vos lumières, etc. Il me tarde de venir vous joindre, mon cher ; je hâterai ce moment autant qu’il sera possible. Je vous embrasse, et suis avec le plus sincère attachement tout à vous, votre serviteur et ami.

« Signé Kornman. »


Avant de réfléchir sur cette conduite, encore une lettre de l’époux scrupuleux à l’homme dangereux qu’il déteste.

Même adresse.

À M. Daudet de Jossan, etc. (Toujours le timbre de la poste.)
« Spa, le 1er août 1780. »

N’oubliez pas, lecteur, que toutes ces lettres sont de l’époque où l’honorable époux prétend dans son libelle (page 8) « qu’il conjurait la dame Kornman, de la manière la plus pressante, d’ouvrir les yeux sur l’abîme profond qui s’ouvrait sous ses pas, et pendant qu’il la suppliait (dit-il) de ne pas se livrer davantage à l’homme sans honneur et sans morale qui ne voulait que tirer parti de la fortune de la malheureuse complice de ses égarements. »

« Spa, le 1er août 1780.

« J’espère, mon cher ami, que la présente vous trouvera encore à Paris » (auprès de sa femme), « et que votre départ sera différé de quelques jours, afin de me trouver plus longtemps avec vous en Alsace. Soyez assuré que je m’en fais une fête, et que je viendrai vous joindre le plus tôt possible. Je ne vous dis plus rien de ma femme : tout dépendra d’elle. Je ne suis pas un homme injuste, et je sais apprécier les faiblesses humaines ; je ferai toujours consister mon bonheur en faisant celui de ma femme. » (voilà pour elle) « et de ce qui m’entoure » (voilà pour lui). « Mais je suis homme, par conséquent restreint dans des bornes » (Et dans cinq années, malheureux ! tu l’attaquera en adultère et tu la diffamera après l’avoir fait enfermer pour les mêmes fautes intérieures que toi-même avais préparées, si toutefois elle a succombé ! Non, ma tête est bouillante en écrivant ces mots.) Mais finissons la lettre du 1er août 1770.

« Vos espérances sur l’adjonction en question sont bien flatteuses : il faudra attendre la tournure que cela prendra, vous étant sensiblement obligé de votre surveillance à combiner tous les moyens pour faire réussir l’affaire ; ce sera votre ouvrage. Je vous suis obligé de votre attention obligeante de faire mention de moi dans la famille » (du ministre apparemment), « quand l’occasion se présente, etc.

« Signé Kornman. »


Reposons-nous un moment par une courte récapitulation de tant de faits étranges.

Un homme épouse une jeune personne, belle, riche et noble de famille (car les Faesch, lecteur, sont des premières familles de Bâle). Un oncle généreux l’a fait riche lui-même. Et l’avide ambition de plus dépenser en folies lui fait concevoir le projet de tirer parti de sa femme ; il la vend : je crois bien qu’il ne l’a pas livrée ; mais on voit qu’il la vend pour l’espoir bien vil d’une caisse ! Et sitôt que l’espoir s’enfuit par la retraite d’un ministre, mon tartufe change de ton, cherche querelle à celui qu’il attirait bassement, lui ferme la porte, et punit de son propre crime l’infortunée qui n’avait pu se garantir de tant de piéges.

Mais j’oublie que ce n’est pas moi qui dois plaider pour moi, que c’est mon adversaire lui-même ; je vais donc le laisser parler : premièrement dans le libelle, et puis après viendront ses lettres.

« M. le comte de Maurepas, dit-il (page 10), m’avait prié de m’occuper d’une entreprise à laquelle lui et M. le prince de Montbarrey s’intéressaient beaucoup. » (Et en note au bas de la page on lit :) « Le canal de Bourgogne, proposé par M. le comte de Brancion. »

M. de Maurepas, avec son esprit vif et prompt, avec cet œil de lynx qui perçait à jour les plus fins, prier un Guillaume Kornman ! On nous prend ici pour des femmelettes, tout au moins pour des gens du monde qui croient tout sans examen, dont l’inquiète légèreté fait, au premier mot qu’on écrit, pourvu qu’il soit âpre et sanglant, une foule de déchaînés, de la plus douce nation du monde ! Voyons donc par qui Guill… Korn… fut prié de vouloir bien s’occuper du canal de Bourgogne. Mais ce n’est pas Guill… Korn… que je travaille à convertir ; c’est vous, public inconcevable, Athéniens légers et cruels, qui vous livrez comme des enfants au premier brigand qui vous parle, et toujours injustes envers moi jusqu’à la cruauté ! Puis, revenant ensuite à une justice faible et tardive, mais qui ne remédie jamais au mal affreux de vos premiers discours, Athéniens toujours entraînés, n’aurez-vous donc jamais que la crédulité du jour et le jugement du lendemain ?

Les lettres de Guillaume diront sans doute quelque chose de la prière de M. de Maurepas à Guillaume ! Feuilletons-les encore, malgré l’ennui qu’elles me causent. Ah ! j’ai trouvé, je crois, l’article.


À M. Baudet de Jossan (avec le timbre de la poste).
« Spa, le 5 août 1780.

« Tout ce que vous faites est au mieux, mon cher, pour me mettre en avant auprès du ministre et de la princesse… Il faudra voir ce que c’est que l’affaire majeure dont vous me parlez, et dont je n’ai pas pu lire le nom de la personne que vous nommez. » (Ne nous dégoûtons point des phrases : c’est là le style de Guil… Korn…) « J’en serai instruit là-dessus quand j’aurai le plaisir de vous voir… Je vois avec plaisir que d’Erv… doit dîner chez ma femme avec un comte de Francion. Vous me dites que le ministre me l’a adressé, mais je n’en ai aucune connaissance ; vous m’expliquerez cela sans doute. Enfin, toutes vos démarches à mon égard tendant à mettre le pied dans l’étrier, il y aurait bien du malheur et de la gaucherie si je ne réussissais à me mettre en selle, et il ne s’agira que d’aller. » (Charmant écrivain ! galant homme !) « Adieu, mon cher ; je vous embrasse, et suis, avec le plus inviolable attachement, tout à vous.

« Signé Kornman. »

Ainsi, comme on le voit, c’est toujours son ami de cœur qui fait des efforts obligeants pour le fourrer dans les affaires ! Je vois avec plaisir que d’Erv… doit dîner chez ma femme avec un comte de Francion… Je n’en ai aucune connaissance. (Il en estropie jusqu’au nom. il écrit Francion pour Brancion.) Et moi, Beaumarchais, je m’impatiente de ne pas voir comment M. le comte de Maurepas a prié Guil… Korn… Une autre lettre nous l’apprendra peut-être !


À M. Daudet de Jossan, etc.
« Bruxelles, le 12 août 1780.

« Quoique je ne sois pas curieux, il me tarde cependant de savoir quelle est cette affaire majeure dont vous me faites l’amitié de me parler, que vous avez sollicitée pour qu’elle me mette en relation avec le ministre. À vous dire le vrai, je ne sais que deviner : cela passe mon imagination. En attendant, pas moins de remerciments d’avance ; vous priant d’être persuadé que je ferai toujours ce qui dépendra de moi pour qu’on ne vous fasse point de reproches sur mon compte, etc. Adieu, mon cher ; portez-vous bien, conservez-moi votre amitié, et soyez assuré du plus parfait retour ; je suis tout à vous.

Signé G. Kornman. »

Et le P. S. explique comme Guil… Korn… est tout à lui.

À l’égard de ma femme, je ne veux que son bonheur, dans toute l’étendue du terme. J'espère ainsi qu’avec un peu de réflexion elle ne s’y opposera point.

(Enfin j’ai trouvé le fin mot.) L’affaire que vous avez sollicitée pour qu’elle me mette en relation avec le ministre. Voilà M. de Maurepas expliqué. Point de ministre qui prie Guillaume ; c’est son cher ami qui le pousse, et voyez sa reconnaissance au post-scriptum de la lettre ! À l’égard de ma femme, je ne veux que son bonheur, dans toute l’étendue du terme. J’espère ainsi qu’avec un peu de réflexion elle ne s’y opposera point. (C’est-à-dire, si elle fait encore quelques difficultés, prouvez-lui bien que je consens à tout.)

C’est ainsi qu’au moyen de ces rapprochements utiles, on voit la fausseté masquée sortir du fond d’un noir libelle, et la modeste vérité se montrer sans fard dans les lettres.

(Page 11 du libelle.) « Au mois de décembre 1780, M. le prince de Montbarrey quitta le ministère ; à cette époque, etc. ; » toute la tirade.

Ainsi le ministre est remercié, l’ami tendre a perdu ses places, et ces pertes ont tué son doux commerce avec l’ami Guillaume Kornman.

Le style du dernier va changer, témoin le libelle et les lettres signées de lui envoyées à tous nos ministres : mais ces lettres et ce libelle sont d’un faux Guillaume Kornman ; c’est moi qui tiens le véritable ; vous allez voir son véritable style, sitôt après la retraite du ministre.


À son ami Jossan.
« Mars 1781.

« Je n’ai sans doute pas l’honneur d’être assez connu de vous, monsieur, pour croire que je ne sache sacrifier mes hommages qu’aux gens en place. »

(Ici des détails oiseux.) « À l’égard de la place de Pierrecourt, toute mon activité s’est reposée sur d’Erv… Il a dit qu’il en parlerait… mais qu’il croyait la chose fort difficile…

« Au surplus, monsieur, si je suis moins chez moi que par le passé, ce ne sont pas mes affaires seules qui m’en éloignent ; j’aurais toujours été charmé de me délasser de mes occupations dans l’intérieur de mon ménage avec quelques amis ; je dis quelques, parce que cette classe ne saurait être nombreuse. » (Qu’a-t-il donc, notre ami Guill… Korn… ? On croirait qu’il cherche dispute ! Qu’est devenu le temps où je copiais dans toutes ses lettres mon cher ami à chaque phrase ? Ah ! pourquoi nos ministres ne sont-ils pas inamovibles ? les amitiés de nos Guillaumes seraient à coup sûr éternelles ! Mais achevons la triste lettre, ne fût-ce que pour en comparer le style à celui de notre libelle ! ) « J’aurais vécu chez moi (dit-il), avec quelques amis ; mais ma femme s’y oppose ; sa façon de penser ne pouvant cadrer avec la mienne, étant trop fier de me trouver où je puis déplaire, lorsque l’on me donne trop à connaître. » (Je copierai tout, jusqu’aux fautes.) « Je ne trouve pas déplacé qu’on se moque de moi, un chacun est le maître ; mais on ne doit pas trouver mauvais quand je m’en aperçois, et que je cherche d’éviter d’être l’objet plaisanté : je sais jusqu’à quel point peuvent aller les plaisanteries de société et de convenance ; mais il y a des termes à tout. Au surplus, je suis pour la liberté et l’indépendance, prétendant ne gêner personne, et ne précipitant jamais mon jugement sur le compte de qui que ce soit, attendant tranquillement que l’expérience me démontre jusqu’à quel point je dois me fier à l’amitié que l’on me témoigne, préférant de juger les hommes plutôt par leurs actions que par leurs paroles : j’admire l’éloquence, mais je préfère la vérité toute nue et sans ornements dans la bouche de mes amis, et c’est une chose qui n’est pas commune. Si ma maison perd quelque chose de l’agrément qui pouvait résulter de la bonne intelligence vraie ou apparente qui devait régner entre le maître et la maîtresse, j’en suis fâché ; mais je suis trop franc pour résister, à la longue, à une situation forcée qui irait trop au détriment de ma santé, que j’ai assez sacrifiée par le sincère attachement que j’ai porté à ma femme, voyant à regret combien elle était mal conseillée de ne compter pour rien l’estime d’un mari, et préférant des choses passagères à la solidité de l’amitié ; mais elle était la maîtresse, etc. » (La plume tombe des mains à tant de choses dégoûtantes.)

(Et ces quatre mots en finissant :) « Je ne suis pas inquiet sur les petites avances que j’ai été dans le cas de vous faire, monsieur ; la vie étant un échange continuel de procédés, je me trouverai heureux de ne me jamais trouver en arrière, etc.

« Signé Kornman. »

Lecteur, encore cette dernière ! par bonheur, elle finit tout.


Et toujours à l’ami Jossan.
« Le mardi matin, à huit heures.

« Je vous ai laissé, monsieur, tout le temps pour changer votre conduite à mon égard ; mais, comme vous n’avez pas jugé à propos de le faire, il convient actuellement qu’il ne reste plus aucune relation directe ni indirecte entre nous : je vous préviens que je ferai présenter le billet de trois mille six cents livres, échu, pour que vous puissiez l’acquitter.

« Je suis très-parfaitement, monsieur, votre, etc.

« Signé G. Kornman.
« Paris, le 2 juillet 1781. »


Réponse de M. Daudet de Jossan à M. Guill… Korn…
« Paris, 2 juillet 1781.

« C’est par ménagement pour vous, monsieur, par respect pour madame votre épouse, que je n’ai point changé de conduite à votre égard, et que j’ai continué d’opposer le silence, l’honnêteté et la douceur aux impertinences et aux calomnies que vous vous êtes permises… Ne croyez pas avoir acheté par quelques faibles services pécuniaires le droit de me calomnier, et de me faire servir de prétexte à vos persécutions contre une femme faible et malheureuse… Si j’ai reçu vos services, vous savez que je les ai payés par d’autres auxquels vous avez attaché du prix, et dont vous jouissez. Fiez-vous, sur l’envie extrême que j’ai de pouvoir vous mépriser à mon aise, du soin que je prendrai de me liquider avec vous ; jusque-là je ne puis vous dire qu’entre quatre yeux l’horreur et l’indignation que m’inspirent la bassesse de vos moyens, la lâcheté de vos procédés. — Je m’arrête ; souvenez-vous bien que je vous démasquerai, si vous me poussez à bout ; et s’il vous reste quelque vergogne, tremblez que le public ne vous connaisse comme je vous connais, et comme vous vous connaissez vous-même. — Je vous débarrasserai de vos cautionnements, ou plutôt je m’en débarrasserai ; le comble du malheur serait de rester votre obligé de cette façon. »


Quel fut le résultat, lecteur, de cette rupture éclatante ? Un mois après cette réponse, la malheureuse était dans une maison de force. En supposant qu’elle fût coupable et que l’hymen fût offensé, ce que je ne déciderai pas, il me semble prouvé que s’il est un seul homme indigne qu’on lui accordât protection, c’était Guillaume Kornman. L’infortunée qu’il abandonnait à l’ami, et qu’il enveloppait de piéges, la voilà tout à coup enfermée, transformée dans les plaintes en voleuse, en empoisonneuse ! Ô l’horreur des horreurs !

Maintenant quel est l’homme honnête et sensible, sortant de lire ce commerce, prié, pressé par ses amis, qui refuserait de servir une jeune femme livrée à des barbares, enceinte, arrachée de chez elle, et jetée nuitamment dans une maison de force, où le désespoir va la tuer ? Sa tête, hélas ! me disait-on, perdue par intervalles, se jette dans de tels délires qu’on a déjà craint pour sa vie. Une jeune femme, enfermée sur les plaintes d’un tel mari ! est-il un seul homme d’honneur qui lui refusât son secours ? Ce n’est pas moi. Je ne la connaissais pas même de vue ; eh bien ! ce fut avec ardeur que j’entrai dans la noble ligue que la pitié formait pour elle, que je devins l’un de ses défenseurs. J’en ai bien mieux aimé, bien plus chéri ce valeureux prince de Nassau, depuis que je le vis capable de cette bonté chevaleresque qui fait secourir même ceux qu’on ne connaît pas.

Ne nous laissons pas entraîner ; n’anticipons point sur le travail qui a procuré la sortie, et dont je dois compte au public, quoique je n’en fusse moi-même que le troisième ou quatrième instrument. Déterminé à servir cette dame, sur la lecture de ces dégoûtantes épîtres, j’offris la main à madame la princesse de Nassau pour aller chez M. Le Noir. Elle mettait à ses démarches l’activité la plus touchante. Encore chaud de ma lecture, je fis chez le magistrat un plaidoyer brûlant qui bientôt l’échauffa lui-même : il donna les plus grands éloges à la malheureuse détenue, à sa douceur, à sa douleur, au ton pénétrant de ses plaintes, souvent à sa résignation. Il nous dit tout ce qu’il en savait ; mais il ajouta qu’il ne pouvait rien dans l’affaire, nous montra trois mémoires de son mari et vingt lettres sollicitantes ; enfin il nous prouva que l’ordre était émané du premier ministre, que Kornman et ses amis avaient sollicité en personne. Il prétend qu’il a tout à craindre, dit-il, de la part d’un homme qui, après lui avoir enlevé sa femme, voudrait attenter à ses jours, et qui les marchande avec elle. Je combattis l’horreur de ces accusations par leur invraisemblance, et surtout par les lettres dont j’étais déjà le porteur ; il en fut vivement frappé, nous dit de voir tous les ministres, et me permit de l’instruire du succès de mes démarches.

Alors chacun fit de son mieux. Les gens de loi poursuivaient la séparation en justice ; les gens du monde sollicitaient la délivrance à la cour. M. Maurepas était malade, et c’était lui qu’il fallait voir ! Il mourut. Rien ne nous arrêta. Ce bon prince de Nassau (que je l’aime !) fut trois fois à Versailles et chez M. km< lot. Aussi m’a-t-il trouvé depuis aussi chaud pour ses intérêts qu’il le fut en cette occasion pour ceux de cette infor[u’il m connaissait pas plus que moi ! .1 adore un grand seigneur dont le cœur n’est pas mort. J’y fus moi-même au moins six i de ne pouvoir rejoindre le ministre, le prince écrivit, le 18 décembre 1781, cette lettre à M. < J’ai été, monsieur, plusieurs fois ; à Vei h el nommément aujourd’hui, pour avoir l’honneur de vous remettre un mémoire en faveur d’une femme persécutée. Son sort a intéressé toutes les personnes qui sont véritablement instruites de son affaire. Permettez, monsieur, que je vous prie de vous faire rendre un compte je ne doute pas que vous ne la mettiez h— dans le cas de suivre le cours de la qu’elle a invoquée ; M. Le Noir ayant as i. sure qu’il n’était pour rien dans i itte affaire, et . qu’elle dépendait de vous absolument. « J’ai l’honneur d’être, etc.

Ii prince de Nassau-Sieghen. »

Cette lettre est au dépôt de la police, avec toutes les pièces qui suivent. Ll moi, pendant < j’impatientais M. Le Noir. Je lui écrivais : i Le 1 •’décembre 1781.

« Il ne m’a pas été difficile hier au soir de voir que l’affaire de madame Kornman commence à vous donner un peu d’humeur. Mais pendant que vous crojyez que les gens — d affaires de cette dame vous trompent, j’ose vous assurer que les amis du mari vous en imposent bien davantage. Lisez, je vous prie, ce que M. Di bru procureur (de la femme), me répond : vous serez enfin convaincu que ce n’est pas à l’hôtel du lieutenant civil, mais à l’audience du parc civil, que M. Picard (avocat de la femme) a pris ses conclusions, et a insisté pour plaider mardi dernier.

Permettez-moi aussi de vous prévenir une, . malgré tous les efforts qu’on a faits pour retenir l’affaire au conseil de Colmar, il est sorti un qui oblige les parties de piailler au Châtelet d’Paris. II faut que la demande du mari ait paru bien ridicule à ce tribunal, puisque l’arrêt a été rendu sans qu’il y ait eu aucune défense .. pour la femme. La nouvelle en est venue dimanche à M. Kornman, et vous l’ignoriez encore hier au soir. Jugez si l’on vous trompe vous-même ! »

(Ils plaidaient en séparation, et la fernmt était en, une leiin de cachet ! désordre ! ô dé !

ii J’ai envoyé hier dans le jour deux fois chez M. Turpin (alors conseil de Kornman) : point de réponse ! Pendant ce temps, monsieur, on ne d’effrayer la malheureuse détenue, en lui disant qu’on lui arrachera son enfant à l’instant de sa couche. Il y a de quoi la faire mourir. Vous pouvez juger à votre tour si h m le la com, i ion que vous a inspirée cette infortunée a passé dans le cœur d’un autre ! Quant a moi, qui ne l’ai jamais vue. qui ne la connais que par le tableau 1res loue] votre sensibilité vous en a fait faire en ma pré/ madame la princesse de Nassau. je la d vois si cruellement abandi : e, après une dé(i lonlion de cinq mois, pendant que le mari c I a spa, fait bombance et séduit tout ce qui l’ap !. que je viens d’écrire à M. Turpin que ci i les intérêt s de n < ici I l’emj » lient de me ill SIME CONCILIATEUR, , |e ai— Ira nelienienl n offrira celle jeune dame el mes conseils el mes d secours, mes moyens personnels et ma bourse, ei ma plume. ■ Oui, i fait : car elle était seule en France, et n’avait même à Bâle en Suisse que des oncles trop vieux et des frères trop jeunes pour qu’elle en pût rien espérer.)

« Peut-être, monsieur, quand ils lui connaîtront des ressources et des défenseurs, commenceront-ils à rougir de répondre aussi mal au bon cœur et au bon esprit qui vous ont porté sans cesse à rechercher les voies de conciliation.

« Permettez que cette lettre soit la dernière de mes importunités sur cette affaire… Je vis bien hier au soir qu’on finissait par vous impatienter en vous en parlant si souvent ; moi-même je n’étais pas tranquille sur le plat rôle que la prétendue mauvaise foi du procureur Debruges me faisait jouer auprès de vous.

« Aujourd’hui tout est éclairci, mais je ne me permettrai plus de vous étourdir. Le bien que je veux à madame Kornman me causerait trop de dommage, s’il allait jusqu’à altérer vos bontés pour moi, qui m’honore d’être avec le plus inviolable et respectueux attachement,

« Monsieur,

« Votre, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Cette lettre, existante au dépôt de la police, prouve déjà que, malgré tout mon mépris pour le mari, je courais après Me Turpin son conseil, pour essayer de les réconcilier. Ma religion est que, lorsqu’une pauvre femme a épousé un méchant homme, sa place est d’être malheureuse auprès de lui ; comme le sort d’un homme est de rester aveugle quand on lui a crevé les yeux.

Me Silvestre, avocat aux conseils, pouvait seul voir l’infortunée. Il écrivait à M. Le Noir ; M. Debruges, son procureur, écrivait à M. Le Noir ; j’écrivais à M. Le Noir ; le prince de Nassau, tout le monde, écrivait à M. Le Noir : il ne savait auquel entendre. J’avais vu M. le comte de Maurepas en octobre. Avec un esprit d’aigle, il avait l’âme douce. Il m’avait écouté, entendu, avait vu les lettres de Guill… Korn…, en avait été fort surpris ; m’avait dit de voir M. Amelot, de lui raconter toutes ces choses, et d’en parler à M. le comte de Vergennes ; qu’ils en raisonneraient ensemble, parce qu’elle était étrangère.

J’avais couru chez les ministres, et partout même plaidoyer. M. de Maurepas n’était plus. Mais rien ne put lasser mon zèle. Enfin, le 27 décembre, j’obtins la faveur insigne de rapporter la joie dans l’affreux séjour des douleurs. Ma demande était si modeste ! Elle plaide en séparation contre un homme qui se dérange, et qui ne l’a fait enfermer que pour ne lui rendre aucun compte ; il s’est hâté de prendre l’attaque, de peur d’être écrasé du poids de la défense. Je demande, ou plutôt c’est elle qui demande, car j’ai son placet à la main, qu’on la délivre de l’horreur d’accoucher dans une maison de force, entre les hurlements des folles et les chansons des prostituées. L’accoucheur vous en répondra, vous la rendra sur votre premier ordre. Elle est de la meilleure maison de Bâle ; à un méchant homme, elle plaide en séparation ; il n’a pu la vendre vivante, il voudrait en hériter vivante !… Quel malheur d’être souverain ou ministre ! on n’a pas le temps d’être instruit ; la méchanceté, qui veille autour de vous, prend toujours si bien son moment, qu’avec le désir d’être juste, sans le savoir on fait des injustices. Il y a trois mois que vingt personnes courent pour obtenir le redressement de celle-ci. Je remis son mémoire, on le lut. Dieux ! j’obtins l’ordre ; et le voici :

DE PAR LE ROI.

Il est ordonné au S. (en blanc) de retirer de la maison de la demoiselle Douay la dame Kornman, et de la conduire dans cette du sieur Pagi cheuret docteur en médecine. Enjoinl S. M. à ladite dame Kornman, suivant sa soumission, de ne point sortir de ladite maison, et de n’y recevoir que son avocat et procureur ; comme aussi ordonne S. M. audit sieur Page, suivant la soumission que ladite dame Kornman offre de faire faire audit sieur Page, de la représenter toutes les fois qu’il en sera requis : et ce, jusqu’à nouvel ordre.

Fait à Versailles, le 27 décembre 1781. Signé LOUIS.

Signé Amelot.

Et plus bas,

A » —’/’SSOUS est êCl it :

Je soussigné promets et fais ma soumission de me conformer à l’ordre ci-dessus. Ce 28 décembre 1781.

Signé Page, docteur-médecin.

El au-dessous est écrit :

Je soussignée promets et fais ma soumission de me conformer à l’ordre ci-dessus. Ce 28 décembre 1781.

Signé F. Kornaiak, née Faesch.

Croyez-vous, lecteur, que mes chevaux eussent assez de jambes pour apporter au gré de mon desir un tel ordre à M. Le Noir ? Il me sourit eu le lisant. Je ne me rappelle pas qu’il m’ait dil (comme l’écrit Guill… Korn…) que j’étais un scélérat horrible et redoutable ; mais je me souviens qu’il me dit : Les </< ni qut i ous airm :. monsieur d< V> aumarchais, sont certains d I.. Il voulut bien même ajouter qu’en celle occasion il ne pouvait qu’applaudir à mon zèle. Eh bien ! monsieur, lui dis-je, j’en demande la récompense. Permettez-moi d’accompagner ceux qui porteront l’ordre à cette infortunée. Que je puisse me vanter d’avoir fait connaissance avec elle, sous les heureux auspices d’une bonne lettre de cachet ! Il sourit, il y consentit. Quel inconvénient y avait-il ?

Ô public ! public de Paris ! Une femme plaignante en justice contre un mari qui la tourmente trouve toujours un défenseur ; et vous vous étonnez qu’une malheureuse victime, enfermée sans information, par une lettre de cachet surprise, exécutée si lâchement, ait rencontré des protecteurs pour solliciter les ministres ! Dans quel siècle vivons-nous donc ? Quel d’entre vous, trahi, surpris, et subitement renfermé, jetant ses bras meurtris à travers les grilles de fer, ne regarderait pas comme un dieu le passant que ses cris pourraient armer en sa faveur ? N’avez-vous vu jamais un infortuné qu’on délivre ? La terre n’est pas assez bas, sa tête jamais assez courbée, ses genoux pas assez flexibles au gré de sa reconnaissance : je l’ai vu, je l’ai vu, et surtout cette fois, quand j’ai porté dans la prison la lettre de sa délivrance à l’infortunée étrangère.

Figurez-vous une jeune femme, prisonnière au mois de décembre, et n’ayant pour tout vêtement qu’un mauvais manteau de lit d’été, pâle, troublée, enceinte et belle ! ah ! enceinte surtout et près d’accoucher ! Je ne sais pas comment les autres hommes s’affectent ; mais pour moi, je n’ai jamais vu de jeune femme enceinte, avec cet air doux et souffrant qui la rend si intéressante, sans éprouver un mouvement qui jette mon âme à sa rencontre : jugez quand elle est renfermée ! Ah ! si c’était ici le lieu de raconter, je dirais comment une fois j’ai manqué d’assommer un homme qui battait une femme enceinte. Le peuple criait : C’est sa femme ! — Et qu’importe, amis ? elle est grosse. J’étais furieux ; je rouais de coups le brutal qui l’avait battue, en criant toujours : Elle est grosse ! J’avais l’éloquence du moment ; ils me comprirent à la fin, et se rangèrent de mon parti. Ces gens-là, c’étaient des Français !

Rentrons dans la maison de force, où notre infortunée m’attend. Quand elle paraît au guichet où je l’attendais moi troisième, elle s’écrie avec transport : « Ah ! si l’on ne m’a pas trompée, je vois M. de Beaumarchais ! — Oui, madame ; c’est lui que le hasard rend assez heureux pour contribuer à vous tirer d’ici. » Elle est à mes genoux, sanglote, lève les bras au ciel : C’est vous, c’est vous, monsieur ! tombe à terre, et se trouve mal ; et moi, presque aussi troublé qu’elle, à peine pouvais-je aider à lui donner quelques secours, pleurant de compassion, de joie et de douleur. Je l’ai vu ce tableau, j’en étais, j’en étais moi-même ; il ne sortira pas de ma mémoire. Je lui disais, en la remettant au médecin qui devait l’accoucher, à qui le magistrat la confiait : « Ce service, madame, n’a pas le mérite de vous être même personnel : ah ! je ne vous connaissais pas ; mais, à l’aspect de votre reconnaissance, je jure que jamais un malheureux ne m’implorera en vain dans des circonstances pareilles ! »

J’ai dit comment la chose se passa. Je la quittai, content de moi : ne me doutant pas, je vous jure, que, six ans après cette époque, un magistrat qui n’avait fait que nous céder, au mari le bonheur de faire enfermer sa victime, à nous celui de la rendre au droit de se pourvoir devant les tribunaux contre lui, se trouverait impliqué dans une horreur aussi gratuite ; qu’on jetterait dans Paris un libelle atroce où vingt personnes seraient dénigrées ; qu’à l’instant j’entendrais des cris, que je verrais des yeux braqués sur moi comme des pièces de canon ; que l’on verrait surtout des dames bien faiblettes, oubliant leur âge et leur sexe, abandonner leur propre cause, se chagriner pour le mari, pleurer, hélas ! sur ce pauvre Holopherne ! Et moi, qui suis tout aussi faible qu’elles, mais qui choisis mieux mes objets, si ce récit ne peut leur ôter de l’idée que je suis un homme méchant, je les supplie de m’accorder au moins que je suis le meilleur des méchants hommes.

— Mais vous étiez suspect ; on vous taxe partout d’avoir aimé les femmes ! — Eh ! pourquoi rougirais-je de les avoir aimées ? Je les chéris encore. Je les aimais jadis pour moi, pour leur délicieux commerce ; je les aime aujourd’hui pour elles, par une juste reconnaissance. Des hommes affreux ont bien troublé ma vie ! quelques bons cœurs de femmes en ont fait les délices. Et je serais ingrat au point de refuser, dans ma vieillesse, mes secours à ce sexe aimé qui rendit ma jeunesse heureuse ! Jamais une femme ne pleure, que je n’aie le cœur serré. Elles sont, hélas ! si maltraitées et par les lois et par les hommes ! J’ai une fille qui m’est bien chère ; elle deviendra femme un jour ; mais puissé-je à l’instant mourir, si elle ne doit pas être heureuse ! Oui, je sens que j’étoufferais l’homme qui la rendrait infortunée ! Je verse ici mon cœur sur le papier.

Une réflexion, et j’ai fini.

Si cette Justice éternelle qui veille au bien en laissant faire le mal n’eût pas permis, sans que je m’en doutasse, qu’on laissât dans mes mains ces précieux moyens de défense, dont je ne me souvenais non plus que de mon premier rudiment, je serais un monstre aujourd’hui ! Cent pages de discours ne m’auraient pas lavé de la bonne action qu’ils attestent. Grand Dieu, quelle est ma destinée ! Je n’ai jamais rien fait de bien qui ne m’ait causé des angoisses ! et je ne dois tous mes succès, le dirai-je ?… qu’à des sottises !

Signé Caron de Beaumarchais.
Guébert, procureur.


Ma seconde partie paraîtra quand l’information sera finie. Je ne laisserai rien en arrière, j’ai besoin de me reposer, non dans l’inaction, je ne le puis, mais dans le changement d’occupation : c’est ma vie.

COURT MÉMOIRE

EN ATTENDANT L’AUTRE

PAR

P.-A. CARON DE BEAUMARCHAIS

sur la plainte en diffamation qu’il vient de rendre d’un nouveau libelle qui paraît contre lui.

Je suis vraiment honteux d’être obligé de m’occuper de moi, quand tous les esprits sont tendus vers les intérêts nationaux. Je ne dirai qu’un mot ; il m’est indispensable.

À la suite d’une plainte formée au criminel pour outrage et diffamation contre le sieur Kornman et complices, dans un procès qu’il feint d’intenter à sa malheureuse femme, mais qui n’est qu’un prétexte pour déchirer tous ceux qui ont eu intérêt d’éclairer sa conduite, j’ai obtenu permission d’informer ; et tant à Paris que dans l’éloignement, par des commissions rogatoires, vingt personnes de tout état, assignées, ont déposé ce qu’elles savaient sur les graves objets de ma plainte.

Toutes ces dépositions, les lettres du sieur Kornman en nature, et autres pièces justificatives jointes à la liasse au greffe criminel, M. le procureur du roi du Châtelet a déféré, par délicatesse, au parquet assemblé[33], son droit de conclusions dans cette affaire ; et, sur ces conclusions, il a été prononcé des décrets contre les calomniateurs. Telle a été la sage conduite des magistrats qu’un forcené outrage sans pudeur.

Tout ce qu’un offensé peut faire est de demander justice, de la solliciter, de souffrir et d’attendre ; et c’est ma position actuelle. Mais à l’instant où les tribunaux sont fermés, le bras de la justice enchaîné, où aucun débiteur ne peut être contraint, où toute audace est impunie, il paraît un libelle bien absurde et bien lâche, dans la première page duquel on lit ces propres mots, les seuls qu’en ces moments j’aie intérêt à relever. Je ne débattrai rien sur le fond de l’affaire ; ce que j’en dirais aujourd’hui serait trop oublié lorsque les tribunaux pourront s’en occuper. C’est alors seulement que je publierai mon mémoire ; c’est alors qu’on verra sur quelles pièces victorieuses mes calomniateurs ont été décrétés, sur quoi ils doivent être punis.

Ne perdons pas de vue la phrase du libelle :

« Et maintenant que je suis instruit que le même sieur de Beaumarchais (car on n’apprendra pas ce fait sans un étrange étonnement) est aussi parvenu à se faire trouver digne de la confiance du gouvernement, et que parmi les chefs de l’administration il en est qui n’ont pas rougi de traiter avec lui, et de mettre à profit, pour la circonstance actuelle, le genre de talent dont il est pourvu, etc. »

La lâcheté ne peut aller plus loin.

Sitôt après cette lecture, j’ai rendu plainte au criminel contre le libelle et l’auteur, et j’ai permission d'informer ; ce que l’on fait en cet instant.

Un homme inculpe les ministres, en supposant entre eux et moi un vil traité par lequel je leur aurais vendu ma plume pour insulter leurs adversaires ; les ministres indignés, qui savent mieux que moi combien ces moyens sont peu faits pour la haute question qu’ils agitent, feront punir, sans doute, et comme il le mérite, le menteur, l’insolent qui leur manque ainsi de respect. Mais moi, contre qui l’on n’invente cette infamie que pour me faire des ennemis de tous les corps parlementaires, et me broyer entre les deux partis en me désignant pour auteur de mille sots pamphlets qui courent (et c’est depuis L1 n moi— ce que l’on répand dans Paris i ; moi qui suis averti que Ion ameute contre moi toutes les têtes échauffées qui rôdent, qui bourdonnent à l’entour du Palais fermé ; moi que des lettres anonymes menacent d’un siège eu ma maison ; je saisis cette occasion.1 déclarer publiquement qu’aucune personm qui tienne au ministère n’a invoqué ni mou esprit, ni ma plume, ni aucun des talents dont on me dit pourvu, pour les mettn à profit dans lacirconstam actuelle. Je rend ? le libelliste garant de tout le mal qui peut m’en arriver.

Que si l’un des ministres eût cru devoir me consulter sur les grands objets que l’on traite, j’aurais cru de ma part lui manquer de respect en lui dissimulant mon opinion, quelle qu’elle fût, puisqu’il désirait la savoir. Aucun ne m’a fait cet honneur.

Une seule fois, je l’avoue, mais c’est dans d’autres temps, les ministres du roi m’ont assez estimé pour me demander mon avis sur une question parlementaire, sur la manière dont je croyais qu’on dût rappeler les magistrats : c’était en 1774. Alors la France entière estimait mon courage ; alors tous les esprits tendaient à rapprocher le roi des parlements, l’auguste tête de ses membres ; la forme seule embarrassait : on cherchait à fixer les bornes de la puissance intermédiaire. Vous permettez donc, messeigneurs, leur dis-je, que je m’explique avec franchise ? Je ne puis parler qu’à ce prix. — Faites-nous, me répondit-on, un mémoire court, élémentaire, où vos principes, exposés sans enflure et sans ornements, soient propres à frapper tout bon esprit qui pourrait manquer d’instruction. Je le fis avec zèle : invoqué comme citoyen, j’offris une chétive pierre à la reconstruction de cet édifice de paix ; j’essayai d’y poser des bases, ou plutôt de les découvrir : car elles existaient sous les décombres où l’aigreur des partis les avait enterrées. Que si je me trompais, c’était avec de bonnes vues. L’amour du bien m’interrogeait, l’amour du bien devait répondre. Je n’offrais pas dans mon travail l’ouvrage d’un grand écrivain, mais celui d’un bon citoyen.

Quoique mes vues n’aient pas été totalement suivies, elles me concilièrent assez l’estime de ces ministres pour qu’ils n’aient pas dédaigné de prendre mon avis sur d’autres affaires majeures.

Depuis quatorze années je n’ai dit ce fait à personne ; je l’ai tenu secret, ainsi que beaucoup d’autres qui verront le jour en leur temps. Peut-être aurais-je pu m’en honorer dans l’occasion. Mais aujourd’hui, qu’on me suppose capable d’aider sourdement un parti, fort supérieur sans doute à ces ressources, par quelque ouvrage clandestin, je vais repousser cette insulte, en joignant à ce court mémoire celui dont on me sut gré alors. Un des ministres existe encore, et des personnes respectables, de l’intime société de feu monseigneur le prince de Conti, auxquelles ce prince me pria de le communiquer devant lui, peuvent s’élever contre moi si je trahis la vérité. Je ne les préviendrai pas même que je les cite, pour qu’elles se rendent plus sévères. J’ajoute à ce fait celui-ci : c’est que ce prince, très-attaché au roi, surtout l’amant de la patrie, m’arrêtant court au fort de ma lecture, me dit, avec cette chaleur qui lui gagnait toutes les âmes : Aurez-vous le courage d’avouer que vous m’avez lu cet ouvrage ? — Tout le monde sait, monseigneur, que je n’ai rien de caché pour vous.

Hé bien ! monsieur, assurez-les que si c’est cela qu’on adopte, nous le signerons à genoux. J’en rendis compte à Fontainebleau.

Quand on aura lu mon mémoire, on ne pensera pas que l’homme qui montrait ce zèle patriotique en 1774 et s’honorait aux yeux du prince d’une véracité courageuse, se déshonore en 1788 par des menées libellistes.

Oh ! —i je connaissais ceux qui commandent ces urceux qui les font, eue pourrait-on i — cherchent du pain) j’oserais dire à ces moteurs cachés, quel . ii i servent tous i phlets" ? Des es — ards décidentstion d’Étal’Devanl qui donc la tend-on échauffer en injuriant d [ue le peuple aimait à respci ter ? <> politiques im i altère par ces écrits l’amour lu peuple, ces grands soutiens d’un i t. il monarchiqui. Conducteurs d’un va peau, en lui lâchant ces animaux hargneux, vous cori ! Il était don i’N le Louis X I csl si douce au meilleur des peuples ! D’ailleurs il est qu’i rats ! C est nds pivots du bon ordre’. Le meilleur des rois nous i il ne tend peint arbitraire, et qu’i r par les lois. De. s magistn • rent qu’ils maintiendront toujours les lois données par un roi si juste <’! —• bon. car il— ne lui disputent rieu sur -"M droit de ulement ils ni ■ le droit d’enregistrer l’impôt. Li sire à i et égard un unique enregistrement. Chacun voudrai ! se rapprocher des formes constitutionnelles. On n’en ■■•. < eit ; l’aigreur seule a tout divisé. Pourquoi donc l’augmenter encore ? et pourquoi dire d’un coté qt veut tout envahir, et de l’autre que les grands, les parlementset le clergé s ulent s’exemptei Des écrits pleins de fiel sont-ils le véritable styl i Déments du jour ? Est-ce usi de la constitution ? écrivains sages, avoués, insti u ; [faire ! Que ce ministre magistral don ! on chérit le bon esprit, que M. de Malesherbes j es lumières ! Assemblez les états ; amenez-y le roi ; montrez-le-nous comme on l’a vu à

es ; el toute la nation eni

tu ■; ■ « • ml de — » il auguste maître, tombe à ses pieds, paye les d obscurci par l’orage, va reprendre tout ! n de Beaumarchais. GUÉBEB PIECES À L’APPUI Al’.’l’t. ! sur la fol , je leui le plus conveuablc remis ce faible ouvrage. ÉLÉMENTAIRES SUR LE RAPPE1 PARLEMENTS.

Le roi jure

i. aucun ii’.iiM

eleonques ; ment serait dérisoire — nvers soi-même. Il exii i ! que la voli être que; tien de l’a le el du t hem de lai p à l’ai olideel n’appuyée, bé dans une i sente qu’un tissu d’absurdités dont voici le tableau.

On ne doit pas dire que le roi ne tient son droit que de Dieu, parce que toute espèce de force injuste ou non, peut également prétendre être émanée de Dieu, sion qui dans ce cas ne présente autre chose que le succès obtenu par le plus fort sur le plus faible, attribué à une volonté particulière de la Divinité : droit abusif, et qui serait détruit par les premiers efforts puissants d’un révolté, lequel, écrasant l’oppresseur, pourrait prétendre avoir acquis un droit également émané de Dieu, jusqu’à ce que le prince, retrouvant son avantage dans la supériorité d’une force nouvelle, acquît de nouveau, en soumettant le rebelle à son tour, ce prétendu droit de Dieu qui n’est, comme on le voit, que le barbare droit du plus fort, ou du conquérant sur les vaincus, et ne peut jamais être un droit du roi sur des propres sujets.

On ne doit pas dire non plus que le roi ne tient son droit que de son épée :

1o Parce que ce droit de l’épée, du conquérant, n’est pas plus un droit que celui qu’on prétend tenir de Dieu ; c’est le même, et je viens d’en montrer le cercle vicieux.

2o Parce que le conquérant, ne pouvant acquérir le droit qu’il dit tenir de son épée qu’en employant celles de ses sujets, que la sienne ne représente qu’au figuré, ce terrible droit de l’épée appartient, au positif, à la nation conquérante qui prête son épée à son souverain. Il ne s’exerce au plus que sur les vaincu, mais ne peut nullement se rétorquer par le le souverain contre la nation même qui l’a aidé à conquérir.

Ainsi Alexandre aurait mal raisonné (le prétendre asservir la.Macédoine, qu’il tenait il i droit de h., , et de Cépée, parce qu’il avait conquis la Perse et llnde à la tête et par l’épée des Macédoniens —es sujets. Donc, d’un roi juste à ses sujets, le dt étant le même que L •’[ ne représente droit du plus fort, n’est point du tout un droit, puisqu’il peut passer successivement à tous les partis qui auront eu l’art de se rendre les plus forts. Ce droit absurde ne fait que contraindre sans engager, sans jamais obliger ; ce qui est en tout i

I lée, non sur la force, mais sur la justice : au qui engage et oblige tous les sujets envers le prince aux liions justes, raisonnables et sacrées, qui engagent à leut’tour le prince envers ses sujets, et justement nommées, à ce titre, lois fondamentales du * oyaumt’. ni doivent toujoursexis ter en un lieu stable et sûr ; leur maintien et leur exécution être confies à la garde d’un corps de dépositaires indestructibles (quels qu’ils soient, préposé à la conservation constante du contrat qui fait la sûreté du prince ci de son peuple : et voilà d’où naît le principe, autant disputé que peu connu, de l’inamovibili rats.

L’inamovibilité des magistrats n’est donc point un prila magistrature, mais un bien sacré, appartenant en propre à la nation entière, composée du prince et de son peuple.

si |.s magistrats pouvaient être destituantes à volonté : si, pour consommer l’injustice, le plus fort avait la ressource de destituer les magistrats qu’il n’aurait pu corrompre ; s’il pouvait rompre ainsi la barrière qui sépare l’injuste, en ôtant au faible les seuls magistrats qu’il lui importait de conserver, à savoir, les magistrats incorruptibles, les seuls conservateurs des lois, il lit plus d’autre lien de la société, d’autre soutien de l’État, que l’absurde droit du plus fort, également i au peuple. Voilà le vraifonde I inamovibilité. ture.

Selon le droit divin, le dn it d i lui des na. J’userai dire, comme le grand Voltaire dans ses î

Le plus beau titre a la couronne du roi qui nous gouverne

est de la tenird’une succession de soixante-cinq rois ses ancêtres. » tions, et i r le plus grand avantage des i peuples, tout homme qui a reçu le caractèn magistrat, soit qu’il le tienne ou du prier, , ou e

; les deux à la fois, est un homme national et 

publie, dont il importe à tous que la fonction soit constante, indestructible, inamovible enfin, à n par mort, démission volontaire, roi ] i. ment, il ne soit enlevé a cetti

Selon iiei. voilà les principes : lous les exemples pour ou contre ne sont qui d i] „— a q Ue les qui puissent avoir ici une véritable autorité. APPJ

Dans l’état présent des affaires 1, on ne rétablirait point du tout le principe fondamental m rappelant les anciens magistrats, on leur donnait de nouvelles provisions ; ot umettait à cette risible inamovibilité sous le sceau do laquelle les nouveaux magistrats ont siégé au pal no doivent recevoir aucun ordre, que celui de actions, qui ne ]

que suspendues, mais jamais am

Le principe d, — l’inamovibilité une lois reconnu, celui de lu liberté des délibérations en dérive, en i >1 quence nécessaire. Si les magistrats sont préposés au i la conservation de— bas. l’examen qu’ils font avant l’enregistrement de tous le— édits du roi ne poui d autre lait que de connaître si l’édil est conforme ou contraire aux lois qu’ils ont juré de i orte nécessairement la liberté

cussion et celle des suffrages..Mai— cette liberi renfermée dans des bornes très-faciles à poser, si don côté elle donne le droit aux m e erver], ]e remontrer au roi, elle ne va pas jusqu’au droit de s’opposi i aeii’e. U e, a aux volontés l par des cessations de service, des arrêts de défense, etc. : ister un tel ordre de ch

que moi, en >yen, je me trouve froissé entre l’éd qui m’ordonne de paver, sous peine de punition, et l’arrêt du parlement qui me défend de payer, sous les mêmes reines.

Il ne peut y avoir, dans tout Etat monarchique, qu’une seule puissance active et executive, qui est i la puissance des magistrats n’est que passive et r — ■ m’e i a même que consiste

Le roi veut passerunédit, cet édit e.-t juste ou injuste. Si les magistrats ne croient pas, en conscien la— la sanction de l’enregistrement qui lui coni quand ils ont d

remontré, refusé d’enregistrer, résisté aux letti esdi lésion, si le roi va plus loin, le ministère du magistrat est fini : tout ce qu’il ferait au delà serait séditieux, et tendrait à la rébellion.

Le seul refus des magistrats de concourir au mal, en respectant l’autorité du roi, même lorsqu’elle s’égare est toujours suffisant pour arrêter le mal, ou du moins l’empêcher de s’accroître. Mais ce refus et leur inaction fussent-ils insuffisants, le magistrat ne peut aller plus loin sans désobéissance et sans révolte. Il en résulte seulement que le roi, ayant fait d’autorité une chose contraire aux lois, ne peut plus invoquer le concours de ses tribunaux pour la faire exécuter. La force l’a créée, la force doit la maintenir : c’est alors l’affaire des soldats du roi, et non celle de ses magistrats, qui ne peuvent ni ne doivent connaître d’aucune discussion relative à l’acte qu’ils n’ont pu légalement reconnaître.

1774

Ainsi, dans l’état actuel des choses 11, les anciens magistrats ont outre-passé leur droit respectable, et sont sortis du devoir, en voulant forcer la main au feu roi par des arrêts de défenses, et par une cessation de service qui n’était ni à leur choix ni en leur pouvoir. S’ils en ont été trop sévèrement punis, ce n’est pas ce que j’examine, on peut les en dédommager.


CONCLUSION.


Si tout ce que je viens d’établir est juste, il en résulte que, dans les lettres qui feront rentrer le parlement, ce corps doit être purement et simplement rappelé à ses fonctions, et non recréé à des fonctions nouvelles, car les siennes n’ont pu être anéanties 22.

Dans l’édit du règlement, il me paraît que la borne du pouvoir négatif et passif peut être facilement posée entre le refus de concourir par l’enregistrement et la coaction à ce qui paraît injuste (et c’est le dernier terme de la fonction du magistrat), et la liberté de s’opposer à la volonté du roi par des arrêts de défenses et des cessations de service, ou tous autres moyens actifs qui lui sont interdits et ne lui appartiennent nullement. Tout le reste n’est qu'une dispute de mots, ou des combats de haine personnelle.

Voilà mes idées, que je soumets avec respect au jugement des personnes éclairées qui daigneront en prendre connaissance.

Signé Caron de Beaumarchais.

N. B. Pour ôter aux méchants tout moyen de me nuire, en supposant que j’ajuste aux événements actuels un mémoire faux, imaginaire, j’ai déposé au greffe la seule copie qui m’en reste, écrite alors par mon beau-frère, mort il y a près de six ans.

Qu’il me soit permis d’ajouter à cette profession de foi une autre preuve de mon horreur pour ce qui peut aigrir les cœurs et les esprits. Un sujet très-frivole en avait fourni l’occasion : il n’en montre que mieux quelle est ma règle de conduite en tout genre d’affaires où l’État est intéressé.


Lettre de M. de Beaumarchais à M. Saiffert, laquelle a été répandue

Paris, ce 30 mai 1788.

« Vous me mandez, mon cher ami, qu'il se répand dans le public des pamphlets contre les magistrats, et qu'on a l'infamie de m'en attribuer quelques-uns.

« Ma religion, vous le savez, est de ne rien écrire sans y mettre mon nom. Si quelque chose m’a fait distinguer M. de M*** des autres écrivains satiriques, c'est qu'il s’expose franchement à la vengeance de ceux qu'il blesse, et que signer même un outrage est un genre de loyauté.

Jugez i

moyens vils

tion majeure

cest

in il

re de

r 1rs lettres suivantes si j’approuve les le irca rrn 5 et les libelles sur une quesju intéresse la nation entière Toute preuve es i bonne ù produire dès qu’elle marche à son but. « Lesi lédiens français ont voulu.i r Folle Journée a l instant où le Palais s est fermé ; il— s’y portaient avec i mpress. ment obligeant puni— I auteur. il ont voulu lever l’obstacle qui I intérêt de ; re mi I d , >ure à a reprise ; ils m’ont écrit, ont di li ibué des rôles ; et moi j ■ voit envoie mes réponse ù h m . En mî.

, Mais,.h.

-i-nii, ils les tie intdu roi.— V.h ] i h .-Runicnt. 1 i

hon père ûtc i.1 la vie i ses i ni p ir. e qu ■ m ni de lui

’! t qucllcvie |.., , Irai

semainier ordinaire. Faites-en l’usage qu’il vous plaii l’aie. »

Lettre ù M. Florence, pour ta Comédie française. 10 mai 1788 i

i. Je pars à l’instant pour Chantilly, mon cher Florence N’ayant reçu aucune nouvelle de vous sur la re mise à M Rouen, notaire de l’institut de bienfaisance .1rs sept mille six cents livres provenantes du produit de la cinquantième représentation du Mariage de Figaro, donnée en faveur des mères qui nourrissent, j’en ai conclu que la C die persistait dans le refus de me faire cette justice, et, de ma pari, j’ai cru devoir panier ma résolution de ne plus laisser jouer la pièce qui donne lieu à une telle diffî. ulté. Si je me trompe, et que la Comédie ait envoyé à M. Rouen une recette que ni 1 1 Comédie ni moi n’avon droit d’employer à aucun autre n âge.i ne me reste plus qu’une remarque à vous t. une et je vous prie de la communiquer aux perso s les plus raisonnables du Théâtre-Français. C’est qu’il peut paraître étrange et peut-être indécent que la comédie choisisse un instant d’affliction, de trouble et de deuil, I ■ i, mettre au théâtre la pièce la plus gaie qu ell. lit au répertoire, et surtout a cause de l’audience du troisième acte, qui pourrait être envisager n.mnie un projet formé, par les comédiens et par moi, d’opposer le tableau du ridicule d’un sol juge à la véritable douleur dans laquelle la magistrature est plongée. ■ En tout état de cause, et si mon avis a la moindre influence, je crois que l’instant de remettre la Folle Jounu si mal choisi pour la décence publique, pour la respectueuse circonspection dans laquelle un auteur citoyen doit se renfermer aujourd’hui, et pour l’intérêt de la Comédie, qui ne peut espérer de voira ce spectacle un seul homi [ui tienne aux tribunaux : car ils sont ions dans l’inq tude et la consternation sur les suites du coup d’autorité actuel, quel qu’en puisse être le motif.

, , Je vous invite il : à renvoyer à d’autres temps la remise d’une pièce qui serait justement désapprouvée dans celui-ci,

, — etc…

Autre letti e du mênic au même. « Samedi 10 mai 1788, en montant en voiture, u Après vous avoir écrit ce matin, mon cher Florence, mon àme s’est de plus en plus attristée sur toutes les nouvelles que j’apprends. Quel homme peut mal né pour s’égayer dans cet instant de trouble général ■ Dieu ne plaise qu’on puisse me reprocher d avoir laissé reprendre au théàtr i ouvrage plaisant de moi, lorsque la France esl dans les larmes ! , Je m oppose.i ■, autant qu’il est en moi, à ce qu on donne la Folle Journée ; et si j’avais quoique crédit, j’irais plus loin sur le spectacle.

„ Communiquez, je von-, prie, cette lettre à tous me sieurs les comédiens, et faites-moi là-dessus, en I. air nom, une réponse qui me tranquillise, , Je vous salue, et suis, avec confiance en votre sage ■,’, mon cher Florence, votre, etc. ■■ P. S. ri M. Sai/fcrt.

j u TOus-mème, mon ami, si l’homme qui s’exprimait ainsi il v a un mois devient as ez vil aujourd’hui I r servir l’un des deux partis en faisant des pamphlets contre i autt i.

Signé Beaumarchais le cultivateur. I. A cette ép iqi

il n’était point question d, ■ bruits q

En tout ceci je crois qu’on n’aperçoit ni intrigue ni esprit de parti. À chaque événement important, la première idée qui m’occupe est de chercher sous quel rapport on pourrait le tourner au plus grand bien de mon pays. Mes portefeuilles sont pleins de ces efforts patriotiques qui m’ont valu l’estime de tous les hommes d’État à qui j’ai pu me faire entendre ; et, pendant que la basse envie se traîne, et siffle, et bave autour de moi, je saisis toutes les occasions de faire le peu de bien que la fortune met au pouvoir d’un particulier citoyen.

Un ou deux exemples de plus pourront en donner quelque idée.

En 1779, la guerre venait de s’allumer. Le commerce découragé n’envoyait plus en Amérique ; aucun corsaire n’armait plus. Nos parages étaient infestés.

Les ministres du roi me demandèrent si je savais quelque moyen de ranimer cette vigueur éteinte. Je leur offris l’observation suivante ; et j’ai le bonheur aujourd’hui de voir le roi et la nation d’accord sur le touchant objet que je traitais avec chaleur en 1779.

À M. de Sartines, en lui envoyant ^Observation d’un citoyen adressée aux ministres du Roi. MONSIEUB,

Paris, ce 19 février 1779.

n vous faisant mes remerciments du brevet decapitaineque vous m’avez envoyé pour M. de Francy, j’ai l’honneur de vous adresser ma petite motion en faveur des négociants protestants. Vous trouverez les esprits bien disposés. M. le comte de Vergennes, à qui j’en envoi, . copie, m’a promis de vous soutenir fortemenl lorsqu’il en sera question là-haut. Aucun acte de bonté ne peut vous gagner plus de gens honnêtes, et les protestants le sont beaucoup.

Il est grand de les protéger.

Puisse mon zèle ardent vous plaire,

Et mou travail encourager

Le bien que vous voulez leur faire ! Mais le temps presse, parce qu’il —.ij.it de le— engager d’armer ; et c’est ce que je propose de faire dans mon très-prochain voyage à Bordeaux.

Vous connaissez, monsieur, mon tendre et très-respectueux dévouement.

Signé Caron de Beaumarchais.

.1.)/. le comte de Maurepas, en lui envoyant /’Observation d’un citOVell « i/it « it nier un ni 1res du Uni. Paris, le 10 février 1779.

AlONSlEUR LE COMTE,

Dans le besoin extrême où le commerce est d’encouragements, je creuse mon cerveau, et je me rappelle que, dans mon dernier voyage à Bordeaux, les négociants protestants m’ont parlé avec une grande amertume de leur odieuse exclusion de la chambre de commerce. Je ne pouvais revenir de mon étonnement sur ce reste d’intolérante barbarie : je vis qu’au prix d’une grâce légère on pourrait bien les engager à mettre des navires à la mer.

■ J’en ai parlé à M. de Sartines, à. M. de Vergennes : ils sont absolument démon avis : car les catholiques, voyant les protestants s’évertuer, ne voudront pas rester en arrière, et tout peut marchera la fois. Qui connaît mieux que vous l’art de conduire les hommes ? Vous savez bien que c’est avec de tels moyens qu’on les mène au feu, à la mort. Je n’ai pas besoin de vous dire que M. Necker approuve ma petite motion. Elle l’a même un peu ramené à moi, après une conversation assez austère sur la conduitedi : tux, aux quels il m’a promis de parler.

Qu’il fasse ao order le transit ou transcat à travers le royaume, que M. de Sartines écrive la courte lettre insérée dans mou Ob ervation ci-jointe, el que vous me mettiez ces deux armes à la main dans mon très-prochain voyage à Bordeaux, je vous promets d’en user assez bien pour inspirer un nouveau zèle à tous ces commerçants découragés. En allant demain chercher a Vei paquets de MM. de ergi nnes el de S u tines pour l’Amérique, j’aurai l’honneur de vous communiquer une idée aussi simple que lumineuse pour effectuer sans éclat le grand objet dont M. lecomte de Vergennes el moi vous aveu— entn tenu lundi.

Le zèle de la maison du Seigneur m’enflan :, et vos bontés pour moi renouvellent mes forces, que le travail épuise.

Je suis, avec le plus profond respect, etc.

Signé Caron de Beaumauchais.

Observation d’un Citoyen adressée aux ministres du Roi. (Remise, le 26 février 1779, à chaque ministre du Roi.)

L’administration la plus active et la plus éclairée ne pouvant tout voir, moins encore deviner ce qu’on a souvent intérêt de lui cacher, ne saura pas mauvais gré au citoyen voyageur qui aperçoit quelques abus, de les lui mettre sous les yeux, lorsqu ils sont aussi faciles à réprimer que pernicieux au bien national.

De tous ces abus celui qui m’a le plus indigné dans mes voyages, par son injustice et le mal qu’il apporte aux affaires, est l’usage absurde par lequel un négociant protestant, quelles que soient sa fortune et sa considération, n’est jamais appelé ni admis dans bien des chambres de commerce.

Lorsque les Anglais, plus acharnés contre les papistes que nous ne le sommes contre les anglicans, adoucissent aujourd’hui le sort des malheureux catholiques dans les trois royaumes, et nous donnent un si bel exemple sur la tolérance civile : et surtout lorsque le roi de France a daigné confier l’administration de ses finances à un homme de génie qui n’est ni Français ni de la religion du prince, n’est-ce pas le moment de présenter à son conseil la réclamation que je fais d’office pour tous les négociants protestants du royaume, du droit de concourir avec les catholiques au bien qui résulte de l’institution et des assemblées d’une chambre de commerce en chaque ville opulente ?

La religion ni l’état civil du citoyen n’entrant pour rien dans le but de ces assemblées, et leurs délibérations ne portant jamais que sur des objets de haut négoce, ou sur les ordres du ministre à transmettre au commerce ou sur les observations respectueuses des négociants à soumettre au ministre, un grand concours de force et de lumières n’est-il pas la seule chose une l’administration puisse et doive désirer en tous ceux qui composent les chambres de commerce ?

Or, quand il ne serait pas d’expérience reconnue que dans nos ports les maisons protestantes sont les plus riches et les mieux fondées de toutes ; quand il ne serait pas prouvé que personne n’y contribue plus gaiement, plus abondamment et de meilleure grâce, au soulagement des malheureux, à toutes les charges imposées à cet effet, et quand il ne serait pas certain qu’en toute occasion ces maisons donnent aux autres sujets du roi l’exemple du dévouement et du patriotisme, un simple raisonnement convaincrait que ces utiles familles, éloignées par la différence du culte de tout ce qui s’offre à l’ambition des catholiques, et forcées par cette exclusion de chercher la considération dans une continuité de travaux du même genre, doivent devenir, en peu de temps, les colonnes du commerce, fermes soutiens de cet état honorable.

Dans nos grandes villes, mais notamment à Bordeaux, si l’on rassemblait les biens de tous les négociants protestants, on trouverait que la masse et l’étendue de leurs affaires forment un capital immense, et que leur industrie augmente considérablement les revenus de l’État. Les enfants succédant aux pères, et consolidant de plus en plus le crédit, les ressources et les richesses de ces maisons, ils perfectionnent la branche que leurs parents ont embrassée ; et tels que les Télusson, les Audibert, les Vanrobais, les Cottin, les Sémandi, les Jauge, et mille autres, ils contribuent beaucoup plus au progrès du commerce et des arts que les maisons catholiques, lesquelles ont à peine acquis un peu de fortune, qu’elles songent à tirer leurs enfants du négoce qui les enrichit, pour les attacher aux emplois, les élever aux charges, et leur assigner sottement un milieu presque nul entre la classe honorable des utiles négociants et la classe honorée des nobles inutiles.

Ce n’est donc pas la bienfaisance connue de Sa Majesté que j’implore ici pour des hommes honnêtes qui ne m’en ont pas chargé ; c 1 la politique éclairée de son conseil que j’invoque, pi u 1 plus en plus à leur état, au commerce à la patrie, les chefs des maisons protesi par leur admission dans les chambres de comoffre ici le moyi 11 facile il augmenter ou de 11 émulation par la plus juste et la plus simple des grâces, la seule qu’un puisse accorder peutnts protestants, jusqu’à ce qu’un temps plus heureux permette enfin de rendre à leurs enfants la légitimité civile, qu’aucun prince de la terre n’a droit d’ôter à ses sujets —J’offre donc un moyen facile 1 État une nulles dont le — il a de tout temps de concourir de leurs trael « le leur fortui est reconnu qu’elles 01 ppui. De même qu’on ne s’informe pas. en le— sacrant, si nos e 1 ut-oi int, m chambre — 1 leurs soni 01 thojarder pour les synodes thé< i 1 piques ces distants qui divisent tout dans les affaires ? Eli ! le premier moyen de réunir enfin les |, : trine est de les mis, de limer tant qu’un 1. s qui rendent les hommes si ra1 tes les uns envers les autres, oin d’arrêt du conseil pour faire le bien [ue je oliieite : une lettre du ministre au nom du < [uelle, san-, s’expliqui. 1, de division étrangers au commi nplem : nl que ■ Sa menter la c : orde el l’union illes el ports de mer, et qu ■ il m— le. m ■ état, la jalousie « qui iiau 1 ni se les tiain .. toujours au bien public, elle veut que tous le — pour honorai autre distini qui naît de que chai un s’acquieri dans la partie

1 udié, j’ose répondi e au qui me li enl. nir un pui u vient d’à du roi. in ni. — our porter les maisons prote nement, pat d s ur l’Amérique, ou des armements de ■ >rs ; ce qui est foi 1 à ci et ce qu’il importa tant marqué de délent général. Sigtié Caron de Beaumarchais’. Dans un instant plus désolant encore, en mai 17^-2. lorsqu’il apprit la défection du 12 avril, -t la prise du nuirai que commandait M. de Grasse, M. de bientriste, m’ayant dit que lei i 1 mortellement affligé, je cherchai sur-le-champ commi il on pouvait i mer 1 il échec au bien de la n ■ , inspirant à notre roi une très-haute idi tachemenl de son peuple. Alors j’imaginai que si chaque ville offrait un vaisseau à Sa Majesté, ce généreux paierait une diversi m beun u journée. Je fis d’abord répandre quelqui de Paris, faisant crier partout souscription, souscription ! bien certain qu’indépendamment du caractère national, en attaquant la sensibilité des pauvres, on arrive bientôt jusqu’à la vanité di : ii h M 1 1 eul son effet, el vint générali J’avai I mis à l’un •les clubs de la capitale.1 vais envoyé sept ci nts à nos sept chambres de commerce, avec cette lettre circui envoyant Paris, le 2" mai 17 Messieurs, Au milieu des succès qui nous allaient donner une paix ’i malheureuse issue du combat de M d ne pourrait que retarder cette paix après laquelle nous soupirons tous. !  !’in’ les bons sujets du roi d liveni e réunir pi ur omptemi ni la, [uent. Déjà i foule dans la capitale peur ce grand objet. Dans la perque les villes de i maritime ne resteront pas en arrière, je vous prie de vouloir bien me coucher, en ma qualité d’armateur, peur i cription que je vous invite à ouvrir. 11 me semble qu’un vaisseau de lis ei portant le nom de la ville qui lui en fera i . l’être agréable à Sa Majesté. I nouveau i .i d avi n un i maître, il a le bonheur au —i de régner sur une excellente nation. ivec le plus pi Messie m s. Votre, etc. lARON DE BEAUMARCHAIS. Quand mes paquets furent parti :. j’écrivis à M. de Ver genm i la lettre dont je ; i c celle de sa réponse. Mai ; je di i ir 1 honneur de mitre nation, que loi rts m’onl convaincu que cette oram ■’le monde à i eue de ces Icttn ce —le. i — M le i ira pu lie e, "■ u’■, 1a Rochelle, BuRkaux

Lettre à M. le comte de Vergennes, en lui envoyant copie de ma lettre circulaire aux Chambres de Commerce.
Paris, le 28 mai 1782.
Monsieur le comte,

Je ne sais si vous approuverez une idée à laquelle je me suis livré avec joie. Si par malheur vous ne l’approuviez pas, il ne serait plus temps d’en arrêter l’effet : car je n’ai l’honneur de vous en faire part qu’après m’être assuré de son succès autant qu’il est en moi.

J’ai l’honneur de vous adresser la copie de ma lettre circulaire aux sept chambres de commerce maritime, en leur envoyant à chacune cent louis, comme j’en ai remis cent à un club de Paris, en tout huit cents louis, pour échauffer tous les cœurs, et porter ces villes à former des souscriptions qui puissent consoler au moins la France du terrible échec que M. de Grasse vient de lui lui faire éprouver.

Vous connaissez le très-respectueux dévouement avec lequel je suis,

Monsieur le comte,
Votre, etc.
Signé Caron de Beaumarchais.
Réponse de M. le comte de Vergennes à M. de Beaumarchais.

Je n’ai pas le droit, monsieur, d’approuver ; mais, comme citoyen, j’applaudis de tout mon cœur au sentiment énergique que vous communiquez à vos compatriotes. Je me flatte que votre exemple aura le plus grand succès dans nos villes de commerce ; elles ont assez profité dans le cours de cette guerre, et elles ont tant à espérer d’une paix équitable qui laisse à l’industrie tout son essor, que je ne puis imaginer qu’il y ait, dans la classe des négociants, des âmes assez froides pour se refuser à votre proposition. Quelque succès que puisse avoir votre démarche, elle n’en fait pas moins d’honneur à votre zèle, et c’est avec bien de la satisfaction que je vous en fais mon compliment.

Je suis très-parfaitement, monsieur, votre, etc.

Signé de Vergennes.
À Versailles, ce 29 mai 1782.

Je copie au hasard une des sept réponses des chambres de commerce. Elle suffit pour rappeler de quel feu tous les cœurs français furent embrasés au même instant.

e la chambre d ■ du paijs il’i unis à M. ■/, lirii, i !, i, u-i : /tais. Monsieur,

La Rochelle, le iOjuii

ivons reçu la lettre que vous nous avez fait l’honneur de nous écrire le 28 du mois dérider, par laquelle vous nous invitez à ouvrir une souscription à delà capitale, afin de contribuer à réparer la perte que la marine du roi vient d’éprouver, et vous monsieur, y être compris pour cent louis. Nous sommes très-flattés que vous nous adressiez en particuentiments dont vous êtes animé pour le prince et pour la patrie, et de ce que vous nous mettez à même « l’en consigner les preuves dans les registres de notre chambre. Aussitôt que le commerce de la Rochelle aura pris un parti, nous remplirons votre commission, monsieur, avec d’autant plus déplaisir qu’elle deviendra un titre pour vou considérer parmi les citoyens de cette ville.

ms l honneur d être très-véritablement, Monsieur,

Vos très-humbles et très-obéissants serviteurs. Les directeurs et yndics de la chambre de lerce du pays d Aunis.

Signé Denis, Jacques (Iuiuert, Lechelle, . GlIlAUDEAU.

Toutes ces pièces et les suivantes vont être mises au greffe, en original, non pour ma justification (je ne suis il moi qui poursuis, mai • p ■ qu’une e de. qui ne subsi ; te que par la vente des infamies qu’elle fait imprimer, soit punie, et que ces écrits excitentla vindicte publique, que les outrages particulier, laissent trop souvent à la glace. Attaque lâchement sur tous les instants de ma vie, j’espère qu’on me pardonnera i, dans cette occasion je soulève un coin du rideau. Un honnête homme ne doit parler de lui qu’à la dernière extrémité : ce moment est venu pour moi. Articulons un autre lait. Au mois de novembre 1782, M. le cuite d’Estaing (on peut bien s’honorer d’un si noble témoignage), M. le comte d’Estaing avait assez présumé de mon zèle pour me croire digne de l’aidera remplir une importante mission du roi, tendante à rapprocher la marine du commerce, uivant le bon système anglais. La lettre de Sa Majesté à M. le vice-amiral était conçue ainsi :

Lettre du Roi à M. le comte d’Estaing.

« Mons le comte d’Estaing, je vous ai choisi pour aller faire entendre, en mon nom, à la place de commerce de Bordeaux, la satisfaction que j’ai de la fidélité et de l’attachement que les négociants de mon royaume se sont empressés de me donner 1 : j’attends d’eux une nouvelle marque de leur zèle ; vous leur demanderez de vous indiquer ceux d’entre les officiers marchands, employés sur leurs bâtiments, qui leur paraîtront pouvoir contribuer à soutenir la dignité de mon pavillon et la prospérité de mes armes, dans une guerre dont l’avantage de mes sujets et la liberté du commerce sont l’unique objet. Je vous autorise à promettre en mon nom, à tous les officiers marchands qui vous seront présentés, et que vous reconnaîtrez susceptibles des fonctions auxquelles je les destine, un état permanent, honorable, et tous les avantages de distinction que doivent attendre de leur patrie ceux qui se sacrifient pour elle. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait, mons le comte d’Estaing, en sa sainte garde.

« Écrit, à Versailles, le 20 octobre 1782.

« Signé LOUIS.

« Signé Castries.

M. le comte d’Estaing m’écrivit à Bordeaux ; je l’y attendais ; il arrive, me dit son plan ; mon cœur s’enflamme ; je rassemble à l’instant l’élite de nos négociants, je propose une souscription pour commencer cette grande entreprise ; j’y mets le premier cinq cents louis ; en deux heures j’ai trente signatures, et la somme de cent mille écus. La présence de M. le comte d’Estaing avait enflammé tous les cœurs 2.

Forcé de se rendre à Cadix, M. le comte d’Estaing me

1 À l’occasion des vaisseaux dont je viens de parler.

Je ne puis me refuser au plaisir de faire connaître à la France. laisse à la besogne et m’écrit du fond de l’Espagne ce peu de mots encourageants :

n.-al. ce 12 novembre I7S2.

Vous n’êtes pas du nombre de ceux qui rendent la reconnaissance pénible. Trouvez bon que je vous témoigne, en partie, ce que la chose vous doit, en vous envoyant l’extrait copié mot à mot de ce que je mande à M. le marquis de Castries ; ce sera un fari, i —.m que j’aurai de moins. Je sais très-bien que la réussite de l’objet vous plaira encore davantage ; mais m acquitter avec vous me portera bonheur… Allez de l’avant ; ma plume n’y va plus : le coi , , | ia, i, e t je ne puis que vous assui ei que j’ai l’honneur ivec tous le ? mêmes sentiments que vous avez la bonté avoir pour moi,

.. | iquelle letti e esl éi rit ce qui suit : Monsieur,

« Votre, etc.

» Signé Estaikg. »

Extrait de lu lettre rie M. d’Estaing à M. le marquis de Castries, en date du 12 novembre 1782. Le bonheur que j’ai, monsieur, de vous dépeindre « un mouvement de patriotisme aussi louable, a été . occasionné parles sentiments que renouvelle, dans le i m m de i""— les Fram ais, le proi hain passage du ,. frère du roi’, il aété dû aussi aux soins de M. de « Beaumarchais : son exemple, soutenu par les charmes . de la persuasion qu’il sail employer, esl si communicatif, que, s’il avait existé des cœurs froids, il les échauffés. Je votis supplie de ne pas laisser ,. ignorer sa conduite à Sa Majesté. Je souhaiterais que i ceux qui seront chargés, auprès des places decomrce, M une commission aussi flatteuse que i i [le que île remplir, trouvassent les mêmes secours et , n —.hi les mêmes i’ai iliti

Poui copii conform i l’original,

Se///.’ESTAING.

Non, je ne trouvai | i de cœurs froids à Bordi aux S’il s’éleva quelques débats, il— avaii ni — leur source dans la noble émulation des négociants des deux reli gions, pour concourir aux grandes vues de M. le comti il Estaing.

.le n’ai jamais douté que le ministre du roi n’ai I mis sous les yeux de Sa Majesté cette lettre du vice-amiral. Cependant quelque temps après douleur !… Maine rappelons poinl cette époque de ma vie, ui le succès qu’eut une intrigue sur l’i spi it d un roi juste et I Je ne veux que me disculper, sans argumenter ni plaindre’:.

Li et.’m, vous me voyez tel que je fus toujours t., u— les négociants patriotes qui formèrent avec moi cette première souscription d ni mille écus

MM..1. B, Tesl I et 1 upuis, Touya el Gaselict, Camescassc, la Noix, Weis et Emmert, Gorse frère et Bontcmps, ■■ pagaie I ■•_■.■ Si lu Tasta, Bi unaud frères i d mpagnie, le Sageeti ipagnic, Sers et David 1 im i el I im ir frères, Gérand el Texier, Lonaguc, fexiei i : irthez, l. P. Dussumii r, Bi et compagnie, du l’uch, Brouer, Doscher et Buetie, Oi rman i I h, I La] al de s. renne, I I llière, Grignct, Ii u

Monseig r, comte d’Artois, reven lit alors d’ï.pagne. re ? J’ai ci ■ d’èti

…., , ,. le roi lui ma justification : c’est tout roque je désirais. L’attachement de ma vie entière n’ac* Ce qui m’anime en tout objel c isl l’utilité générait El lorsque je demanderai justice des calomnies atroi donl ces lâches libellistes m’ont couvert, pour la grandi pari que j’ai eue a l’importante séparation de ï’Améii. ii |i l’Angletei re ; lorsque je montrerai les preuves des travaux, du zèle inouï.ave, lesquels j’ai concouru à cet événement majeur qui distinguera notre siècle ; lorsque je prouverai l’excellence de mes envois, l’activité de mes — cours à ces peuples si malheureux les remerciments de leur— chefs, ■■ ! ma fièreet noble conduite sur le retard de leui a quitte i depuis qu’ils sont des souverains, tous les bons cœui meroni de la plus juste indignation. Après avoir admiré mon cou ni ma patience, avec tant de moyt n— d écraser les mille i i une têtes du m Ce sera l’un des grands objets de mon dernier mémoire sur la dégoûtante affaire Kornman, dans laquelle j ose attester qu aut un délicat ne sérail mieux comporté. Je prouverai qu’en cette allure ma seule compass t ue me coûte au moins vingt mille écus. Et peut-être ouvrirai-je un portefeuille immense rempli de titres, sans valeurs, dt secours que j’ai prodigués à des milliers d’infortunés. Qu t si je i pas tous li — malheun ux qui me pressent, c’est qu’autant la scélératesse m’i : de mes foyers, autant je m’y vois accablé par des iliiu indes innombrables. Je reçois vingt lettres par jour sui di — besoins de toute espèce, ("ous les matins mon cœur est déchiré..Mais, hélas ! aucune fortune ne peut suffire à soulager tant d’infortunés à la fois. Tout ce qui m’environne sait qu’à peine j’ai le temps de lire la quantité de lettres douloureuses qui marinent de toutes part-. Je lais mon choix comm le reste n’est point secouru : souvent, bon Dieu ! pas uni !, , i. pondu.

Mais laissons de tristes détails. Je veux tei n mémoire par une légère el nouvelle preuve que l’intérêt patriotique est toujours ce qui me remue, el qu c’est sous ce grand rapport que les événements me frappent. En janvier 17K7. lorsque toute la France avait les veux sur M. de Calonne, que chacun louait el blâmait sa mande assemblée des notables, voici ce queje lui mandais du coin de mou humble foyei .1 |/. le Contrôleur général.

Fa>’is, le ija, r 17S7.

Monsieur,

je ne vous offre point un souhait de bonne année. mais de bon événement. Quoi qu’il puisse arriver, cou m mourrez pas sansgloire : car vous avez compté pour quelque chose une nation généreuse, et qui sent tout le prix de ce qu’on fait pour elle. Dieu bénisse 1 mi XVI et vous ! Si jamais vous formez une assemblée d qui vous chérissent, je briguerai l’honneur d’être un de vos notables.

Mon alla, iniietit va sans dire, ainsi que le respect i. [uel je suis

sieur,

Votre, etc.

Signé i Iadon de Béai m u en vis. Réponse de M. le Contrôlent

■ i 1/.

A Versailles, le 8 janvier 1787.

.1 allai lie trop de prix, monsieur, à votre opini m, pour n’être po i infiniment flatté des choses obligeantes que vous me marqui z. I. assurance qui iiliinenl-. el la manière donl VOUS les exprimez, m’est aussi agréable que le serait pour moi l’occasion de vous donner de nouvelles marques de tous ceux que m’avez inspirés, et avec lesquels je suis,

Monsieur,

Votre, etc.

Signé de Calonne.

Telles ont été mes intrigues ; voilà mes pamphlets : qu’on me juge, et non sur les imputations des plus vils calomniateurs. Ils n'ont cessé de me poursuivre, à la cour, à la ville, et partout. Et moi, qui rejette bien loin tout ce qui trouble mon repos, j’ai dédaigné de leur répondre. Je le dédaignais d’autant plus, que je savais que cette sale intrigue, ces calomnies, ce style d’un prédicant fou, cette éloquence du baquet, et ces rêves d’un somnambule, ne sont mis en avant que pour m’impatienter, me lasser, enfin m’arracher de l'argent pour acheter la paix et leur silence : et je ne désespère pas d’en fournir une preuve de la main même de l’un d’eux.

Mon grand mémoire paraîtra quand les tribunaux seront ouverts, et que l’instance pourra être jugée. Je ne laisserai rien sans réponse ; les honnêtes gens seront contents de moi.

Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

NOTE IMPORTANTE

Ce mémoire s’imprime si vite, et l’obligation où je suis d’échapper au mépris public, aux dangers personnels dont je suis averti et menacé, est si pressante ne pouvant obtenir le dépôt de ces pièces au greffe aussi promptement que ma sûreté l’exige, et tel que je l’annonce en deux endroits de ce mémoire, à cause des circonstances fâcheuses qui font languir toutes les affaires, je prends le parti de les déposer chez un notaire. M Mommet, ce qui revient au même, pour assurer leurauthenticité. Elles retourneront au greffe lorsque Tinstance se suivra.

COPIE DE LA NOUVELLE PLAINTE

L’an mil sept cent quatre-vingt-huit, le mercredi dix-huit juin de relevée, en l’hôtel et par-devant nous Gilles-Pierre Chenu, commissaire au Chàtelet de Paris et censeur royal, est comparu Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, écuyer, demeurant Vieille rue du Temple. paroisse Saint-Paul, lequel nous a rendu plainte, et dit qu’il vient de lui tomber entre les mains un libelle imprimé, signé Bergasse, intitulé Mémoire pour U Bergasse, dans la cause a /.

B ■■■ ■■ e de Nassau,

nom d’imprimeur ni d’officier public qui pui-autoriser l’impression ; que ce libelle est une répétition des injures et des calomnies insérées dans les premiers libelles du même auteur, et en contenant beaucoup de nouvelles plus atroces, non-seulement contre le plaignant, mais encore contre des ministres, des magistrats et d’autres personnes très-recommandables. L’auteur paraissant ne rien respecter, et se permi ttant tout ce que la fureur et la méchanceté peuvent inspirer à un homme sans frein, jusqu’à chercher à donner au plaignant de la défaveur aux yeux des magistrats du parlement, ses juges, en lui imputant des faits odieux qu’il désavoue formellement, et notamment en cherchant à faire croire que le plaignant répand les écrits contre les parlements, d’après des traités faits à ce sujet entre les ministres du roi ( t lui, tandis qu’au i tous les temps, il n’a cessé de rendreaux magistrats toute la justice qui leur est due, ce dont il va justifier ; en osant imprimer que le plaignant a séduit el les juges du Chàtelet en faveur de sa cause, tandis qu’il n’a pas même l’honneur de connaître de vue M. le lieu tenant criminel, et qu’il n’en a sollicité aucun ; en attribuant au plaignant un journal clandestin, intitulé Va Correspondance, par le moyen duquel il impute au plaignant de faire circuler, en France et en Allemagni di calomnies contre tout le monde, tandis qu’il i que ce mauvais journal est imprimé par un nommé Mu> to ..imprimeur allemand, dans la ville deKehl : ce qui a pas plus de rapport au plaignant, ni a la superbe imprimerie de la citadelle de Kehl, que si cette infamie se faisait à Genève ou à Liège.

Le plaignant se contenterait de mépriser le nouveau libelle et >on auteur, s’il n’avait intérêt de se justifier des imputations calomnieuses qu’il contient, et de faire punir l’homme qui a pu se permettre autanl de menti born m-, lesquels sont déjà prouvés au procès, puisqu’il a décret contre leur auteur : pourquoi il nous rend la présente plainte des faits ci-des ledit auteur, ses fauteurs, complices et adhérents, notamment contre l’imprimeur chandestin dudil libelle, dont, à l’appui de ladite plainte, il nous a représenté un exemplaire contenant cent trente-neul i -ion. sans l’avant-propos en contenant quatre, pour être de nous signé et parafé m vai ■ ■’. . ainsi qu’il l’a été à l’instant : de laquelle plainteil non- a requis acte à lui 01 troyé, i ! a signé en notre minute, sousautn ations de droit -

seiller commissaire susdit.

Siyiif} Chenu,

é Caron de Beaumarchais ’.

REQUETE

.1 .’,/. le lieutenant-

Supplie humblement Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, écuyi r, qu’il vous plaise, monsii m au suppliant de faire informer des faits contenus en la plainte qu’il a rendue nouvellement par-devant le commissaire Chenu, le dix-huit du présent moi tances et dépendances, pour l’information faite , i rapportée être par vous ordonné ce qu’il appartiendra, requérant la jonction de M. le procureur du pattes réserves, vous ferez justice. GlJERERT.

Et plus bas est écrit :

/ du roi. Fait ce 23 j 11

Bachois.

Et plus Pas est écrit :

Vu la plainte et la requête,

Je n’empêche pour le roi. après m avoir dél eue permis au suppliant de faire informer des faits contenus en ladite plainte, pour, l’information faite et à moi communiquée, être par moi requis, après en avoir de nouveau délibéré auparquet, et par M. le I. A propos de ma plainte, j’ai fait des recherches pour savoir si celle de M. le prince de Nassau avait été rendue chez U commissaire, que lelibclliste qualifie de fameux, en imprimant qu’il a reçu cette plainte, Ce n’est qu’un mensonge de plus, inventé seulement pour accoler une injure au nom du commissaire Clienon, très-êlrantjer à cette affaire. lieutenant criminel ordonné ce qu’il appartiendra. Fait ce 25 juin 1788.

Signé Deflandre de Brunville.

Et en marge est écrit : Permis d’informer par-devant le commissaire Chenu. Fait ce 25 juin 1788.

Signé Bachois.

TROISIÈME MÉMOIRE

DERNIER EXPOSÉ

DES FAITS QUI ONT RAPPORT À PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS DANS LE PROCÈS DU SIEUR KORNMAN CONTRE SA FEMME

Lieutenant criminel ordonné ce qu il appartiendra. Fait pousse uni— Ion pue injure, en demandant vengeance aux magistrats. Si je me rends net et concis gretterai peu de chose. L’élégance que j’ambitionne est la désirable clarté. Je vais prouver de tristes vérités : ce sera toute mon éloquence. Il manque une loi très-utile au code qu’on va réformer. C’est celle qui ordonnerait qu’aucun mari ne pourra intenter la scandaleuse action d’adultère contre sa femme, sans avoir consigné sa dot : cette sage précaution guérirait beaucoup d’âpres époux de l’envie de tenter une voie si flétrissante de s’emparer du bien de leur épouses ; surtout les ti ibun. ’iiin et le public ne seraient pas inondés de toutes les calomnies inventées par le sieur Guillaume Kornman, pour éviter de rendre compte d’une dot qu’il a dilapidée, et pour se venger de li qu’il a vus s’y intéresser.

Dans ce procès très affligeant pour la jeune femme accusée, mais démontré déshonorant pour le mari qui la poursuit, un premier libelle imprimé m’a fait prendre l’engagement de me justifier sur quatre faits qu’on m’y impute. Je dois les répéter ici. [o D’avoir concouru avec force à faire accorder par le roi à une dan nceinte, enfermée, la liberté conditionnelle de faire ses couches ailleurs que dans une maison de force, où son désespoir la mettait en danger de perdre la ie. -_"> D’avoir examiné sévèrement l’état d’une grande entreprise dont on appréhendait la ruine, à la vive sollicitation, ai-je dit, de personnes du plus haut rang, qui avaient intérêt et qualité pour désirer d’en être instruites.

° De m’être opposé, disait-on, par toutes sortes de moyens, au rapprochement douloureux ? infortunée avec son avide mari.

i" D’avoir enfin causé la ruine de celui-ci, et forcé i faillite, qu’il ne veut pas qu’on nomme banqueroute, en le diffamant en tous lieux. Dans mon premier mémoire je me suis hâté d’avouer les deux premiers chefs imputés. Je me suis honoré publiquement d’avoir, en cette ■ rempli mon devoir d’homme sensible et généreux ; je me suis vanté d’avoir fait ce qui m’est reproché comme un crime.

Mais j’ai nié formellement d’avoir fourni le plus léger prétexte aux deux dernières imputations. Je d’en démontrer la fausseté, d’en bien prouver la calomnie, sous peine de mon déshonneur.

Dans ce moment d’élan universel, où tous les esprits sont tendus vers les intérêts nationaux, où chaque homme s’honore de s’occuper de tous, celui-là est bien malheureux, qui, forcé de parler de lui, est obligé d’y ramener les autres. Le respect dû aux circonstances doit au moins l’engager d’écrire simplement, et sans prétention, la justification qu’on lui a rendue nécessaire. C’est ce que je vais faire aujourd’hui. En lisant ce récit, on verra que c’est malgré moi que j’ai dû m’occuper de moi. Mais pouvais-je moins faire, à la fin du plus odieux, du plus ridicule procès, que de repousser, par un simple exposé, la multitude de libelles avec lesquels de faméliques écrivains, cachés et guidés par l’imposteur Bergasse, battent monnaie depuis deux ans aux dépens d’un public trop facile, en l’abusant sur tous les points de cette scandaleuse affaire ?

À voir l’empressement avec lequel on dévorait ces infamies, on eût dit qu’il ne fallait plus à notre peuple que deux choses:du pain et des libelles, des libelles et du pain. Et parce que j’avais fortement réclamé la liberté de la presse, il semblait juste à tous que je fusse accablé le premier sous sa plus effrénée licence. Mais quel particulier oserait maintenant se plaindre de s’en être trouvé frappé, après toutes les horreurs dont nous sommes témoins ? Laissons ces tristes réflexions; renfermons-nous dans notre objet : il n’y prête que trop lui-même.

Que ceux qui dans le mal d’autrui ne cherchent qu’un vain amusement, s’abstiennent de lire ce récit, destiné partout à convaincre, mais sans espoir d’intéresser : sa force tout entière se tire >r< ces probantes qui I ai compa ; nent il le surchargent.

Dans les discussions de ce genre il faut bien rc" r à plaire, i a rai : et la démence unies m’ont attiré dans cette arène, sans qi e a i ui d’aui ri PR0’QUE CELUI QUE IE FAIS MOI-MÊME TOI s MES

! h. Outragé, mais non inculpé, je re-PREMrEKE 

REPUTATION CALOMNIEUSE.

Ils i : i tend ni que je la connaissais quand je l’ai tirée ilf prison.

Je pense avoir bien établi qu’aucun autre homme humain et courageux ne se fût dispensé, plus que moi, de secourir une victime dont on me déi ira qu’un n’exposait les jours dans la prise J on l’avait jetée, que pour écarter sa demande eu separation contre un mari dissipateur ; que pour ne lui rendre aucun compte d’une dot de quatre cent mille livres que son époux voulait s’approprier. Je ne reviendrai point sur un fait aussi bien prouvé.

Mais j’ai dit, et je le répète, que lorsque j’employai mes soins pour l’arracher de sa prison, je ne la connaissais pas même de vue ; non que cette circonstance importât au fond de l’affaire. Peut-être mon action en a-t-elle eu plus de mérite ; mais si j’ai fait un crime en la servant, soit que je la connusse ou non, cela ne change rien à la nature de ce service.

Ces faits posés, et mon assertion contestée, tout indifférente qu’elle est, prouvons, comme je l’ai dit, que je ne connaissais pas l’accusée : prouvons-le par les faits, par des témoignages non suspects, par des raisonnements sans réplique.

À la dénégation que le sieur Kornman, ou son porte-parole, a faite de cette partie de mes déclarations, j’ai cherché à me rappeler quelles personnes dînaient chez le prince de Nassau en octobre 1781, quand je fus vivement pressé par ce prince et par la princesse de joindre mes efforts aux leurs pour secourir une inconnue. Je me suis souvenu que M. le comte de Coetloury, M. l’abbé de Cabres, M. l’abbe Girod, M. Saiffert, médecin, M. Daudet de Jossan, étaient de ce dîner. Je ne me rappelle pas quels étaient les autres convives. Forcé de justifier un fait indifférent, je n’ai pas cru manquer à des hommes d’honneur en les faisant appeler en témoignage, ainsi que M. le prince de Nassau, dans l’information faite devant le comissaire Chenu. Tous ont dit car tous ont dû ! i dire, et leurs dépositions sont dans les mains de M. l’avocat général) qu’il me fut fait de vives sollicitations par le prince et par la princesse ; que je leur résistai longtemps, ne connaissant pas même de vue la dame dont on me parlait, et sur des motifs de prudence qu’ils auront pu se rappeler, ce point ayant été traité à fond. Et tous ont dit (car tous ont dû le dire) qu’après de longs débats on me remit les lettres du sieur Kornman à son ami Daudet, que j’ai transcrites dans mon premier mémoire ; que cette lecture enchaîna mon irrésolution, me fit accompagner la princesse chez M. LeNoir, et m’a fait faire depuis d’autres démarches à Versailles. Quel intérêt avais-je alors de dire : Je ne la connais pas ? Si, voulant aujourd’hui nier la part que j’eus à sa liberté provisoire, je le disais, pour m’en disculper, qu’on ne peut m’imputer d’avoir fait ces démarches, puisque je ne la connaissais pas, peut-être on pourrait suspecter la vérité de ma déclaration, comme mise en avant pour écarter l’idée de mon concours en cette affaire. Mais quand je m’honore hautement des efforts que je fis pour obtenir que cette infortunée n’accouchât pas dans une maison de force ; quand j’avance que je me rendis, malgré mes répugnanecs, chez M. Le Noir, avec la princesse, chez tous les ministres, à Versailles ; que j’y sollicitai, avec M. le prince de Nassau, sa translation provisoire chez un médecin-accoucheur, ce que nous eûmes le bonheur d’obtenir ; comment peut-on me contester que je ne la connaissais pas, et faire un incident de cette circonstance’e seusi’ N’est-elle pas aussi indifférente aujourd’hui qu’elle l’était en 178’1 ?

Qu’on relise ma lettre écrite à M. Le Noir à cette époque, et rapportée dans mon premier mémoire, laquelle existe au dépôt même de la police, et a été remise avec les autres pièces à M. l’avocat général ; on y verra ces phrases, que nul intérêt, dans ce temps, ne pouvait m’engager d’écrire : " Quant à moi, qui ne l’ai jamais vue, qui ne la connais que par le tableau très-touchant que votre sensibilité vous en a fait faire en ma présence (à madame la princesse de Nassau), je la vois si cruellement abandonnée après une détention de cinq mois, pendant que le mari court à Spa, fait bombance et séduit tout ce qui l’approche, que je viens d’écrire à M. Turpin avo• eut, et son conseil) que si les intérêts de son client l’empêchent de me voir comme conciliateur, je vais franchement offrir à cette jeune dame, et mes conseils, et mes secours, mes moyens personnels, et ma bourse, et ma plume. » L’homme qui s’expliquait avec cette franchise pouvait-il être suspect quand il disait : Je ne la connais pas ? surtout ma conduite ultérieure et mes services non interrompus ayant prouvé depuis que si je la servis sans la connaître, j’eusse mis plus de zèle encore à mes démarches, si à l’intérêt du malheur j’avais pu joindre alors celui qu’inspire sa personne.

’l’eut inconnue qu’elle m’était, je déclare que j’ai contribué de toutes mes forces à l’arracher de sa je m’en honore, et le ferais encore si le même cas arrivait.

Mais, pour y parvenir, ai-je corrompu ses geôliers ? l’ai-je enlevée de force, « ni violé les clôtures ? é d’intrigue ou de ruse ? Si on l’eût jetée prison légale, c’est vous, ê magistrats, que j’aurais invoqués. Elle était enfermée par une lettre de cachet, et dans une prison royale : c’est vers Sa Majesté, c’est vers les ministres du roi que M. le prince de Nassau et moi avons dirigé nos démarches ; mais ont-elles été clandestin la réponse du ministre, adressée à ce prince existe en original, avec toutes les autnres entre les mains de M. l’avocat général. Chacun de nous croyait alors remplir un devoir imposant. M. Amelot à M. le prince de Nassau-Sieghen. y, Versailles, 10 décembre 1781.

" J’ai reçu, monsieur, avec la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, le mémoire concernant la dame Kornman. Je mettrai incestes yeux du roi les représentations de cette dame, et je vous prie d’être persuadé que je ne proposerai à S. M. que le parti qui paraîtra le plus conforme à la justice. J’ai l’honneur d’être, etc.

« Signé Amelot. »


On voit par cette lettre que nous ne présentâmes au ministre que le mémoire de cette infortunée ; ce qui détruit jusqu’au soupçon que nous ayons, pour déguiser les faits, joint au sien nos propres mémoires. Cette remarque est d’un grand poids.

Que nous nous fussions abusés sur l’équité de nos demandes, toujours est-il prouvé que nous prenions la seule voie honorable pour obtenir ce que nous désirions, ou pour nous le voir refuser.

Toujours est-il prouvé que, pour persuader les ministres, nous n’avons employé qu’un plaidoyer décent, respectueux, et propre à être mis sous les yeux du meilleur des rois, le mémoire, en un mot, de cette infortunée, puisque, sur ses moyens offerts, Sa Majesté a ordonné que la malheureuse victime de la cruauté d’un mari accoucherait ailleurs que dans une horrible prison ; en sorte que le désespoir ne fît point périr une mère dans ce moment où tous les cœurs plaident si fortement sa cause ; où, placée entre la vie et la mort, le plus léger chagrin peut tuer celle qui remplit le but sacré de la nature et de la société, en donnant la vie à un homme, et un citoyen à l’État ; une jeune femme surtout qui avait apporté quatre cent mille livres de dot à son mari ; qui était belle, et sacrifiée par celui qui, devant la préserver, est trop justement suspecte d’avoir voulu s’en faire un moyen de fortune, en la présentant comme attrait à un jeune homme qu’il dit ardent, auquel il savait du crédit ! Oh ! si je ne démontre point, par mille preuves sans réplique, qu’il n’eut que ce honteux projet, je me dévoue au plus profond mépris ; je me livre au regard dédaigneux que mérite un sot imbécile, séduit, trompé par la plus sotte des erreurs.

Vous me lirez, vous, hommes malveillants qui, sans autre objet que de nuire, vous êtes rendus les apôtres de tant d’odieuses calomnies ; qui avez colporté de maison en maison leurs effrontés libelles, et les avez prônés, parce qu’ils m’outrageaient ; et les honnêtes gens me liront, et ils regretteront d’avoir cru trop légèrement ces rapports si calomnieux, dont vous intéressiez leur vaine curiosité ; car il y a loin du vrai public, dont nous recherchons tous l’estime, à cette classe méprisable qui veut en usurper le nom, composée d’hommes sans état, parasites piquant les tables, et payant partout leur écot en sottise ou en calomnie ; falsifiant tout ce qu’ils racontent, et changeant les faits les plus simples en histoires bien scandaleuses. Vous les voyez courant de dîner en dîner, versant partout la haine et le poison. Les gens aisés qui les reçoivent s’amusent un moment de leur venimeux bavardage, sans songer que le lendemain ils seront exposés aux mêmes calomnies dans d’autres sociétés qu’il faut bien amuser aussi.

Mais quelle preuve offrent nos adversaires que je connusse cette dame avant l’époque où je la tirai de sa prison ? Ils ont fait un si grand éclat de cette objection inutile, qu’il faut la discuter ici. Qu’opposent-ils à tant de témoignages ? Rien, sinon qu’un cocher, chassé de ma maison, a dit que, quelque temps avant les fêtes de l’hôtel de ville pour la naissance du Dauphin, j’avais fait mettre des chevaux à ma voiture, dans la nuit ; que j’avais été prendre la dame Kornman chez elle, et l’avais conduite à la Nouvelle-France, où je l’avais laissée, chez le sieur Daudet, avec lui ; puis étais retourné chez moi.

Le malheur de ces captations de valets salariés et pratiqués si gauchement, c’est qu’on ne peut donner à cette espèce dégradée l’adresse qu’il faut pour mentir, comme on leur en donne l’audace en leur montrant quelques écus. Or il se trouve que la déposition de celui-ci, justement chassé de chez moi comme mauvais sujet, et gendre d’un portier aussi chassé de ma maison pour cause d’inconduite, ne contient pas un mot qui ne soit une absurdité reconnue.

Quelque temps avant les fêtes de l’hôtel de ville pour la naissance de monseigneur le Dauphin, lui fait-on dire : voilà donc l’époque fixée ; mais les réjouissances de l’hôtel de ville ne se firent qu’à la fin de janvier 1782 (lorsque la reine fut relevée de couches). La dame Kornman, à cette époque, venait de passer d’une prison où elle avait gémi six mois, dans la maison d’un accoucheur où elle attendait le moment. De plus, le sieur Daudet (qui n’a jamais demeuré à la Nouvelle-France) était parti pour la Hollande, où les affaires du prince de Nassau l’avaient appelé plus de deux mois avant la détention de cette dame ; ce qui compose au moins neuf mois d’anachronisme, et démontre l’impossibilité de la course honorable que mes ennemis me font faire.

Voici ce qui leur a donné l’idée d’imprimer ce galimatias. À la fin de décembre 1781, c’est-à-dire peu de temps avant les fêtes de l’hôtel de ville, ayant obtenu de M. Le Noir la permission d’accompagner le sieur Page, médecin-accoucheur, qui allait, avec l’ordre du roi, retirer la dame Kornman du château Charollais, où elle était enfermée depuis six mois, non pour la remettre en mes mains, comme on ne cesse de l’articuler bêtement, et comme chacun feint de le croire, mais pour qu’elle passât dans celles du seul homme qui lui fût essentiel, un accoucheur intelligent), je donnai l’ordre à ce cocher, qui était celui de ma femme, d’atteler des chevaux à sa berline. Il me conduisit d’abord chez M. Le Noir ; de là, vers les onze heures du soir, il mena le sieur Page et moi dans la prison de Charollais, qui se trouve en effet au haut de la Nouvelle-France, où je restai le temps nécessaire pour remplir les formalités de sortie de la prisonnière ; puis il nous ramena, après minuit sonné, près de l’Apport-Paris, où demeurait cet accoucheur, chez lequel je la déposai.

Voilà sur quel fondement ils ont bâti la déposition calomnieuse du cocher, et l’absurde supposition que j’eusse été prendre chez elle une dame emprisonnée depuis six mois, pour la conduire chez un homme absent de France, deux mois après sa détention. Notez que ce cocher, ainsi que les autres témoins que ces messieurs ont salariés, ont tous fixé, sans le vouloir, l’époque juste de mes premières relations avec la dame Kornman.

Toutes les fois, disent-ils, qu’elle venait dans la maison de notre maître, on lui apportait un enfant auquel elle donnait à téter. Le fait est véritable. Or elle était donc accouchée, puisqu’elle allaitait son enfant ! Mais elle n’est accouchée que deux mois après être sortie de l’affreuse prison où elle en avait resté six : ce qui, avec le temps nécessaire à ses couches, reporte en mars 1782 l’époque où cette dame m’a fait l’honneur de venir chez moi. C’est depuis ce temps seulement que j’ai eu celui de la voir, et de lui offrir mes services dans les divers quartiers où elle a successivement logé.

Tous ces détails sont fastidieux, mais la calomnie les commande ; et comme elle se traîne ici dans la fange, on est forcé de se baisser pour l’élever et l’exposer au jour, en la tirant avec dégoût par ses longues et hideuses oreilles.

J’ai dit que M. Le Noir me permit d’accompagner le sieur Page, médecin accoucheur, aux secours duquel on confiait la malheureuse incarcérée, lorsqu’il fut la tirer de la maison de force, en plein hiver, en pleine nuit, le 29 décembre 1781 ; j’ai dit combien je fus touché de sa douleur, de sa reconnaissance ; j’ai dit comment tout se passa, comment je les remis de ma voiture à la porte de l’accoucheur, en la recommandant aux soins intéressés de cet homme chargé d’en répondre au gouvernement jusqu’à ce qu’elle fût rétablie. Je crus ma mission terminée ; et pendant six semaines qu’elle habita le plus incommode séjour, je ne l’y vis qu’une seule fois, fortement invité par elle dans un moment où on la croyait en danger. La déposition de cet homme et celle de l’infortunée sont dans les mains de M. l’avocat général. La calomnie est démontrée, et la preuve est faite au procès.

Cependant la dame Kornman était accouchée ; elle plaidait contre son mari, et le mari contre sa femme, sur différents objets et dans différents tribunaux. La mainlevée provisoire de la lettre de cachet n’en détruisant pas l’existence, on pouvait arrêter de nouveau la dame Kornman sans qu’il fût besoin d’un autre ordre. Mais le mari, qui s’occupait à ébaucher des traités avec elle, et qui les rompait brusquement, qui plaidait de nouveau, puis recommençait les traités quand la frayeur d’un jugement le pressait d’amadouer sa femme, avait tellement oublié l’ordre de détention et sa mainlevée seulement provisoire ; cette lettre de cachet était même à tel point sortie de la mémoire de tout le monde, que depuis six années le mari, ni la femme, ni le gouvernement, ni moi, nous n’y avons non plus songé que si elle n’eût jamais existé. Cependant elle est dans toute sa force, et la dame Kornman n’est libre que par l’oubli total qu’on a fait qu’elle ne l’est pas.

Or, par une logique digne du sage esprit de nos deux adversaires, c’est l’obtention en 1781 de cette mainlevée provisoire d’une lettre de cachet oubliée six années, qui sert aujourd’hui de prétexte à la vexation dégoûtante que ces ennemis nous suscitent. Je supplie le lecteur de peser de sang-froid cette circonstance majeure, trop oubliée dans les plaidoiries du Palais. Quel est donc leur projet ? — Lecteur, ayez patience, et vous serez instruit de tout. Avant la fin de ce mémoire, vous le connaîtrez parfaitement.

seconde imputation calomnieuse dont je dois me justifier
Affaire des Quinze-Vingts.

Le précepteur des enfants Kornman, dans le premier libelle qu’il a fait pour leur père, m’impute d’avoir, sans aucun autre droit que mon avide cupidité, voulu m’emparer de la grande affaire des Quinze-Vingts ; de l’avoir amoindrie, dénigrée, pour l’obtenir à meilleur compte ; et d’avoir menti sciemment en disant et en écrivant que j’avais, sans nul intérêt personnel, examiné sévèrement cette affaire (dont on appréhendait la ruine), à la vive sollicitation de personnes du plus haut rang, qui avaient intérêt et qualité pour désirer d’en être instruites.

Si mes deux adversaires avaient à repousser une pareille inculpation, ils répondraient : Où est le mal ? les affaires sont à tout le monde ; on se les dispute, on les joue ; le plus habile a la partie. Une telle réponse est digne des ennemis que je combats. Mon honneur en exige une autre ; et je supplie les magistrats, à qui seuls elle est adressée, de la juger à la rigueur.

Certes, si j’ai voulu ravir l’entreprise des Quinze-Vingts à ses premiers propriétaires, et si j’ai mis indécemment en jeu des noms augustes et respectés pour couvrir mon projet honteux, je mérite bien les injures dont m’accablent depuis deux ans le sieur Kornman et son précepteur, et jusqu’à l’avocat de ce précepteur-là, lequel, ces jours derniers, plaidait au parlement devant quatre mille personnes, qu’il me défiait de présenter la moindre preuve d’une prière qui m’eût été faite, ou d’une mission qui m’eût été donnée par M. le cardinal de Rohan ou Mgr le duc de Chartres, d’examiner l’affaire des Quinze-Vingts, lorsqu’il est prouvé, dit-il, que tous les deux ont désavoué le sieur de Beaumarchais.

Quel auditeur, même attentif, supposerait, contre une provocation si fermement articulée, que l’on pût élever la moindre suspicion ? Celui qui ne sait pas douter, en écoutant aux audiences, connaît peu jusqu’à quel degré d’indécence et d’audace d’infidèles défenseurs prostituent leur plume ou leur voix dans les plaidoiries de nos jours : se faisant un jeu barbare de l’indifférence publique, de la facilité que nous avons à croire, et surtout comptant bien sur les appuis de la malignité, qui ne manque jamais à celui qui injurie, il n’est point de mensonge et de grossière calomnie qu’ils ne hasardent en plaidant ; certains de les faire adopter, lorsque l’insulte porte sur un homme qu’ils jugent n’être pas tout à fait indigne de l’attention publique : il semble alors que la tourbe des malveillants n’attende que le signal de leurs injures pour exhaler le long ressentiment que donnent les moindres succès. Les avocats, dit-on, ont de grands priviléges. Heureusement que nous n’en usons pas. Il faudrait déserté le barreau, ne pouvant plus le réformer. Arrêtons-nous. Ce n’est pas me plaindre qu’il faut, mais convaincre que j’ai raison.

Il y avait environ cinq mois que la dame Kornman était libre. Elle me faisait l’honneur de venir quelquefois chez moi, car sa reconnaissance s’est jamais démentie. Déjà son mari avait entamé et rompu plusieurs plans de réconciliation avec elle, lorsque M. le cardinal de Rohan me fit prier par le sieur abbé Georgel, vicaire général de la grande aumônerie de France et gouverneur de l’hôpital royal des Quinze-Vingts à Paris, d’aller conférer avec lui sur une affaire très-importante, où mes conseils et mon concours seraient, disait-on, fort utiles.

J’eus l’honneur de me rendre chez S. A. É., qui me pressa très-vivement de prendre un intérêt quelconque dans la grande affaire des Quinze-Vingts, dont les propriétaires actuels, fort embarrassés, me dit-il, me céderaient la part que j’y voudrais à des conditions honorable, et surtout fort avantageuses. Le prince-cardinal ajouta que

sentais à me mettre à la tête, en prêtant à l’affaire huit nu neuf cent mili : livres, y, I obliger. ■■ infiniment lui-même comme vendeur au nom du roi, et sauverais une grande entreprise qui semnacée de sa ruine.

M. le cardinal et M. l’abbé Geor ; el, réunis, n’o mirent rien pour m’y déterminer. Mai i i onstants refus dans différente l : lin convaincus que rien ne pouvait me faire rentrer dans cette aff lire, il e réduisi renl n me prier de donner au moins quelque temps à l’examen sévère du triste état de l’entreprise, iur moi, du i’1 ins poui ■

que le sieur Seguin, l’un des d

sieur Koi □ un mol qui je li merais, viendrait avec les actes, les ! ’■i tous les renseignements nécessaires, Au nom de Kornman je lis un mouvement dont il fallut donner l’explication. Je racontai au cardinal tout ce qu’on a lu ci-dessus ; mais vaut lui refuser ce que S. A. Ë. medeman tant de gi — je rejetai toute entr . !  ! ■ d’affaires avec Guillaume Kornman, et. consentis de recevoir le sieur Seguin, son associé, ou telle autre personne, pour étudier par quel niée. eu on pourrait sauver cette affaire. Mais je ne consentis à faire ce travail pénible que sur 1 formelle de S. A. É. qu’elle it le crédit que les circonstances lui donnaient sur le sieur Guillaume Kornman à lui faire rendre justice à sa fen

ilheureuse mi enfants qu’elle

qu’elle avait (eus deux allaités, et qu’elle tous les jours ; à se raccommoder avec que je lui dissimulasse mon mépris qui pour un homme de ce caractère ; mais c’est que mon opinion sur le devoir des mères était plus forte que mon mépris.

S. A. É. me promit ce alaire de tous mes seins. Le sieur Seguin vint travailler chez moi, m’apporta les actes, les livres, les con Kornman, comptable ; tous ceux des loca de — entrepreneurs des Quinze— Vingts. Je fis sur un cahier m : ions, mes demandes, que le uin répondit en marge. J’ai les lettres, i miptes, les demandes, les réponses nie du tableau général de l’affaire, que après trois mois de travail, à M. le cardinal de Rohan et à M. l’abbé George] ; ou plutôt je ne les ai plus : je les ai déposés chez M. l’avocat général, comme pièces justificatives des faits que je viens d’avancer.

S. A. É., dans la bonté de son cœur, ne sachant comment s’acquitter des grands travaux que j’avais faits pour elle, me réitéra sa promesse d’employer les plus grands efforts pour raccommoder le ménage des sieur et dame Kornman. Ce dernier le sollicitait de lui prêter quarante mille livres, dont il avait un grand besoin. M. le cardinal m’assura que, ne les ayant pas alors, il les emprunterait pour l’en aider, pourvu qu’il donnât sa parole de faire justice à sa femme.

Que vous ajouterai-je, messieurs ? l’homme fit tout pour avoir cette somme. S. A. E. l’emprunta, la lui prêta sur sa parole ; et, sitôt le prêt accompli, le sieur Kornman obtient arrêt de surséance sur un faux état de ses dettes, dans lequel ni la dot de sa femme, ni les quarante mille livres de M. le cardinal, ni ce qu’il devait aux Quinze-Vingts, n’entrèrent (cet état, écrit de sa main, est dans celles de M. l’avocat général) ; et, la surséance obtenue, le banquier cessa ses payements, s’enfuit avec l’argent du cardinal à Spa, pendant qu’on vendait à Paris et ses chevaux et sa voiture par ordonnance du lieutenant criminel : c’est là ce qu’il appelle ne pas faire banqueroute. C’est ainsi qu’il rompit l’accord trompeur avec sa femme, minuté chez Me Mommet, mon notaire, et dont la signature était retardée par le sieur Kornman lui-même sous différents prétextes, depuis plus de huit jours. Tous ces faits sont si improbables, qu’on ne peut forcer à les croire sans en administrer les preuves.

Les plus authentiques se tirent de la déposition de M. le cardinal de Rohan, faite à l’abbaye de Marmoutiers, devant le lieutenant criminel au bailliage de Tours, par commission rogatoire du lieutenant criminel au Châtelet de Paris.

Lequel a déclaré (car il a dû le faire, et je ne crains pas qu’il y ait manqué) que c’est à sa vive instance que j’ai usé plus de trois mois à nettoyer l’affaire des Quinze-Vingts, sans y avoir d’autre intérêt que celui de rendre service, et refusant toute association.

Elles se tirent de la déposition du sieur abbé Georgel, faite à Saint-Diey en Lorraine, devant l’assesseur civil et criminel au bailliage de cette ville, par même commission rogatoire de M. le lieutenant criminel du Châtelet. Or, si ces dépositions démentent un seul des faits articulés, je me dévoue à l’horreur publique, comme un imposteur punissable et comme un vil malhonnête homme.

Ces pièces probantes, jointes à celles de mes travaux sur l’affaire des Quinze-Vingts, avec les actes, réponses, notes et lettres du sieur Seguin, faisant pour le sieur Kornman et autres associés, qui sont aussi entre les mains de M. l’avocat général, font preuve, auprès des magistrats, de la coupable audace avec laquelle on a plaidé verbalement et par écrit, que, sans prière ni mission de personne j’avais voulu m’emparer de l’affaire des Quinze-Vingts, lorsque je n’en ai fait le pénible dépouillement qu’à la prière instante et prouvée des personnes augustes intéressées à le connaître, et sans avoir voulu prendre la moindre part à son produit, quel qu’il pût un jour devenir.

Laissez donc là tous ces calomnieux verbiages, sans aucun fait, sans preuve et sans logique, dont vous aveuglez le public attentif et trop crédule. Inscrivez-vous en faux, si vous l’osez, contre les preuves que je donne, et que le menteur reconnu soit marqué d’un fer chaud au front ou à la joue : il mérite en effet d’être défiguré. Les Romains les marquaient avec la lettre K, initiale que vous connaissez bien.

Vous avez dit, Guillaume Kornman, ou plutôt on a dit pour vous, et l’on a fait imprimer (page 37 de votre premier libelle), que M. le cardinal vous avait dit : « Je vous réponds de Beaumarchais : il m’a des obligations particulières. Dans ce moment, je vais le faire payer par M. Joly de Fleury de toutes les fournitures qu’il a faites pour l’Amérique ; mais je l’ai prévenu que ce remboursement n’aurait lieu qu’autant qu’il vous aurait lui-même remboursé. » (Ne dirait-on pas, à cette phrase, que je leur devais de l’argent !)

Gens d’honneur, lisez ma réponse. Elle est divisée en deux parts, de fait et de raisonnement. Le fait sans réplique, je le tire de la déposition juridique de M. le cardinal de Rohan, et d’une lettre de lui que j’ai remise, avec les autres pièces, dans les mains de M. l’avocat général.

Voici ce que la lettre porte, après quelques détails : « Je ne comprends pas, m’écrit Son Éminence, comment le sieur Kornman a osé parler de moi avec le ton d’une réticence véritablement coupable. S’il a pu oublier que je l’ai obligé et qu’il m’a trompé, il ne pouvait du moins se dissimuler que tout ce qu’il dit est faux, particulièrement quand il parle de mes préventions. Assurément j’ai prouvé par le fait que, si j’en avais, elles lui étaient favorables, puisque j’ai emprunté pour avoir la possibilité de lui prêter. Si mes dispositions ont changé, sa conduite en aurait été la cause, puisqu’il m’a trompé. Alors ce n’est sûrement pas à lui d’en parler.

« Il dit bien faux aussi lorsqu’il prétend que je l’ai assuré que vous étiez mon obligé. Je n’ai jamais été à portée de vous être utile ; c’est moi, monsieur, qui suis votre obligé, car il est très-certain que je vous ai pressé et sollicité vivement de prendre connaissance et de vous intéresser même dans l’affaire des Quinze-Vingts. Vous avez bien voulu y donner vos soins ; vous avez tiré du chaos et éclairé une affaire qu’on avait intérêt de traîner dans l’obscurité. Non-seulement vous avez donné votre travail et vos peines, mais en outre je n’oublierai jamais que vous m’avez témoigné le regret sincère que la situation de vos propres affaires ne vous permît pas de nous aider de vos fonds ; et je vous en dois d’autant plus d’obligation, qu’avant cette époque je n’avais pas été à portée de vous connaître particulièrement, quoi qu’en dise le sieur Kornman, page 36 de son mémoire, etc. »

Son Éminence ne vous a donc pas dit, comme vous l’imprimez faussement, imposteurs, que je lui avais des obligations particulières : entre autres celle de me faire payer par M. de Fleury, alors ministre des finances, huit ou neuf millions que me doivent les divers États d’Amérique ? Si ma preuve de fait est bonne, celle de raisonnement ne l’est pas moins.

À quel titre, bon Dieu ! aurais-je fait solliciter notre gouvernement de France, qui lui-même a une créance de trente millions au moins à exercer sur l’Amérique, de me rembourser pour ces nouveaux États-Unis l’argent de mes services rendus, celui d’immenses fournitures auxquelles la France ne peut jamais être obligée, quoique par politique elle y prît un grand intérêt ? Ils me font faire l’ineptie de demander à mon pays, qui ne me doit rien, de me payer ce qu’un autre peuple me doit, parce que ce peuple est en retard avec moi, et peut-être a les plus grands torts, dont il n’est pas temps de parler ; et cela sous la condition de prendre l’intérêt de Guillaume Kornman dans l’entreprise des Quinze-Vingts ! On n’a jamais cumulé tant de fausseté, d’ignorance et de bêtise en aussi peu de lignes, surtout les supposant sorties de la bouche d’un homme du rang, du caractère et de la véracité de M. le cardinal de Rohan.

C’est ainsi cependant qu’ont partout raisonné l’honnête Guillaume Kornman et cet homme nouveau, qui, de garçon magnétiseur, qui, de précepteur au baquet, s’était fait précepteur des enfants Kornman, en attendant qu’il se donnât pour le précepteur du public, et s’arrogeât indécemment l’honneur de nous avoir rendu nos magistrats, en forçant la main du monarque ! Sa puérile vanité a, dit-on, quelque chose de risible : cela peut être, mais moi je ne l’ai jamais vu.

Ils m’avaient outragé pour un service rendu, malgré mes répugnances, à la dame Kornman : il était conséquent à leurs dignes principes qu’ils m’outrageassent encore pour un service rendu, malgré mes répugnances, à l’affaire des Quinze-Vingts, à M. le cardinal, à Mgr le duc de Chartres, et à tous les intéressés.

troisième imputation calomnieuse
dont je dois me justifier
Les plans de conciliation.

Je me suis, dit-on, opposé par toutes sortes de moyens au rapprochement douloureux de cette femme infortunée avec un avide mari.

J’ai dit, j’ai imprimé, ma religion est que, « lorsqu’une pauvre femme a épousé un méchant homme, sa place est d’être malheureuse auprès de lui, comme le sort d’un homme est de rester aveugle quand on lui a crevé les yeux. »

Ce principe, d’où dérive le bon ordre dans les familles ; qui maintient la décence publique, propre seule à couvrir les fautes particulières ; ce principe a servi de base à ma conduite en cette affaire.

Une avide cupidité avait fait exposer la sagesse et les mœurs d’une jeune femme par le mari qui dut les protéger. Le scandale public de la détention avait suivi, sans intervalle, le renversement de l’espoir d’une caisse que la disgrâce d’un ministre venait d’ôter à ce mari.

Ce n’était pas assez pour moi d’avoir rendu l’infortunée à la liberté que tout être doit avoir d’invoquer les tribunaux quand son honneur ou ses intérêts sont blessés : la voyant sans cesse affligée d’être privée de ses enfants, j’établissais et je fondais sur sa sensibilité même la nécessité d’une réconciliation entre elle et son cruel mari. « Que voulez-vous, disais-je, que pensent un jour vos enfants, s’ils doivent partager leur respect entre des parents séparés ? Ils rougiront bientôt ou pour l’un ou pour l’autre, et peut-être de tous les deux ! — Je serai malheureuse ! — Il faut l’être. Sous cette forme, au moins, vous serez plainte et respectée ; et sous celle où vous gémissez, vous êtes outragée, sans être moins souffrante… »

J’étais bien loin d’imaginer alors qu’un jour un père sans pudeur amènerait à l’audience la fille de cette dame, âgée de treize années, son fils âgé de neuf à dix, pour entendre vomir contre leur mère des atrocités supposées. Si tout le public indigné ne venait pas d’être témoin de cette horreur gratuite, ils publieraient que je les calomnie ! Que peut-il résulter, pour ces enfants infortunés, d’une démarche aussi coupable ? D’être bien convaincus que leur mère est déshonorée, ou que leur père est un infâme. Et ces gens-là invoquent la pitié !

J’avais donc insisté sur ce que la malheureuse femme sacrifiât ses ressentiments d’épouse à sa sensibilité maternelle.

Très-disposée à suivre cet avis, la dame Kornman avait soin de m’avertir de toutes les lueurs de rapprochement qu’on faisait paraître à ses yeux. Aussitôt je m’empressais, je courais, je faisais de vives sollicitations.

Maître Mommet, longtemps notaire des sieurs Kornman et le mien, pardon ! je vous ai fait assigner à déposer devant justice tout ce que vous saviez de ma conduite à cet égard.

Avez-vous dit combien de fois je me suis transporté chez vous pour travailler à ce rapprochement ? les conférences que j’y ai eues avec vous et le frère du mari coupable ? Avez-vous reconnu les billets que vous avez écrits et ceux que vous avez reçus, les démarches que vous avez faites et celles que j’ai faites moi-même ? Avez-vous montré l’acte minuté par vous, accepté de toutes les parties, et qui n’a pas eu l’achèvement des signatures, parce qu’un perfide époux, après avoir joué pendant trois mois M. le cardinal de Rohan, l’abbé Georgel, et moi, et sa femme, et vous-même, et tous ses amis réunis, a fermé sa caisse un matin, s’est enfui, et n’est revenu, sur un arrêt de surséance, que pour tourmenter de nouveau la plus malheureuse des femmes ?

Maître Turpin, avocat aux conseils, et le conseil de ce mari ; vous que j’ai fait assigner aussi, comme tant d’autres honnêtes gens, pour déposer de ma conduite, avez-vous reconnu vos lettres, et certifié l’empressement que j’ai mis à rapprocher ces époux, ce que vos réponses attestent ? avez-vous enfin déclaré que je pris de l’humeur contre vous, croyant que vous nuisiez à ce rapprochement, ce qui prouve combien je m’y intéressais ?

Monsieur l’abbé Georgel, vous qui avez déposé, devant le lieutenant civil et criminel de Saint-Diey, tous les faits que je viens d’attester, avez-vous reconnu quatre lettres de Guillaume Kornman écrites à vous, sur la transaction amiable que je poursuivais vivement, et que vous m’envoyâtes avec des apostilles de votre main, lesquelles prouvent, ainsi que votre témoignage, avec quelle ardeur je me portais à finir cette transaction ? Sentiment humain, généreux, qu’on me dispute avec tant de bassesse !

Monseigneur le cardinal de Rohan, vous qui n’avez pas hésité, devant le lieutenant du bailliage de Tours, de rendre hommage à la vérité sur ma conduite généreuse dans l’examen que vous m’avez prié de faire de l’entreprise des Quinze-Vingts ; vous êtes-vous souvenu, monseigneur, d’y parler de l’unique salaire que je vous demandai pour mes longs travaux accomplis ? Avez-vous dit que ce salaire était que vous daignassiez rapprocher une très-malheureuse mère de ses enfants qu’elle pleurait, de cet indigne époux qui l’avait si fort maltraitée, et près duquel néanmoins elle consentait à souffrir, à verser des larmes amères, pourvu qu’elle vît ses enfants ?

Maître Gomel, vous qui fûtes longtemps l’ami, le conseil du mari ; vous dont l’esprit conciliateur est le caractère distinctif, et que j’ai fait assigner aussi, vous êtes-vous souvenu de mes démarches auprès de vous, lorsqu’en 1786 vous engagiez M. Le Noir à tâcher d’arranger un procès déshonorant, que les associés de Kornman lui faisaient pour des dilapidations reconnues dans l’affaire des Quinze-Vingts ? Vous êtes-vous rappelé, dis-je, que je vous suppliai de demander à M. Le Noir, pour condition des grâces qu’il faisait faire à ce misérable homme, qu’il rendît justice à sa femme, et se raccommodât avec celle qui renonçait à sa fortune, l’en rendait le maître absolu, pourvu qu’il consentît, hélas ! qu’elle vécût auprès de ses enfants ?

Avez-vous dit que, dans les comités d’administration, MM. Le Noir, Gogeart, et plusieurs autres personnes, ayant reconnu qu’il était trop contraire aux intérêts du roi que S. M. prît pour son compte l’intérêt de Guillaume Kornman dans l’affaire des Quinze-Vingts, seule condition cependant à laquelle cet homme mettait son raccommodement avec la malheureuse mère, vous me demandâtes si je ne pourrais pas déterminer Sainte-James à acquérir cet intérêt au prix d’autres valeurs, lesquelles assureraient et la dot et la paix de la dame Kornman ? Avez-vous dit avec quelle ardeur j’y courus ? comment je fus prier Sainte-James de nous rendre ce bon office ; lequel ne s’y refusa que parce qu’il se croyait déjà trop enfoncé dans cette fâcheuse affaire, ce qui rompit la négociation ?

Et vous, monsieur Le Noir, dont l’honorable témoignage ne saurait rester infirmé par les infâmes calomnies d’un Kornman et d’un Bergasse, avez-vous attesté, dans votre déposition, les prières que je vous fis, à l’époque de Me Gomel, d’employer toute votre influence sur un homme que vous sauviez du déshonneur, pour l’engager à rendre justice à sa femme, à la remettre auprès de ses enfants ?

Oui, vous l’avez tous déposé, car vous êtes des hommes respectables, honorables, recommandables, d’honnêtes gens enfin ; tous convaincus que la délicatesse oblige à souffrir l’importunité d’une déposition juridique, lorsque la justification d’un homme d’honneur outragé, calomnié, dépend du témoignage qu’il attend, qu’il exige de votre véracité.

Toutes vos dépositions sont entre les mains de M. l’avocat général : et cette portion du public qui applaudit encore aux noirceurs qu’on a tant imprimées ne sait pas que l’affaire est déjà décidée dans l’opinion des magistrats ; qu’ils ont mes preuves sous les yeux ; que c’est sur cette foule de pièces que ceux du Châtelet ont lancé les premiers décrets contre deux calomniateurs, dont la rage aujourd’hui se venge d’eux par des outrages. Les a-t-on vus faire autre chose qu’entasser des horreurs nouvelles pour couvrir d’anciennes horreurs, et noyer le fond de l’affaire dans une mer d’injures étrangères aux objets sur lesquels ils sont poursuivis ?

Augustes magistrats, quand vous avez si noblement voté pour la liberté de la presse, vous avez bien sous-entendu que cette liberté ne pouvait être utile qu’autant qu’on punirait sévèrement et son abus et sa licence. Vous l’établirez en principe ; vous le devez à la nation, qui brûle d’en faire une loi ; vous vous le devez à vous-mêmes. Les calomniateurs n’ont épargné personne.

quatrième imputation calomnieuse
de guillaume kornman, dont je dois me justifier
Sa faillite.

J’ai causé, dit-il, sa ruine, forcé la cessation de ses payements et sa fuite (qu’il ne veut pas qu’on nomme banqueroute), en le diffamant en tous lieux.

Ici ma justification est courte, elle est nette, elle est péremptoire.

Les affaires de cet homme étaient fort dérangées ; je m’intéressais à sa femme, qui ne pouvait retrouver sa dot que dans le rétablissement du crédit délabré de son persécuteur. L’examen des Quinze-Vingts m’ayant appris qu’elle avait tout à craindre, aurais-je cherché à ruiner celui dont son sort dépendait ? Voilà ce que le seul bon sens fait concevoir à tout le monde. Mais une accusation directe ne se repousse point par des probabilités.

J’ai déposé, avec les autres pièces, la lettre circulaire que Frédéric Kornman répandit dans le public, lorsque Guillaume son frère prit la fuite. Cette maison ne dit pas alors que mes diffamations avaient altéré son crédit. Voici les motifs qu’elle donne à sa faillite inattendue, dans cette lettre circulaire :

« Notre discrédit provient essentiellement du fait de notre frère cadet et associé, qui s’est livré personnellement à l’entreprise de l’exploitation des Quinze-Vingts ; entreprise dans laquelle il a placé des fonds considérables, à cause des bénéfices qu’elle présentait, et qui peuvent en effet en résulter. Le public a cru que c’était la maison de commerce qui y avait un intérêt direct. Cette opinion, jointe à des divisions domestiques dans la maison de notre frère cadet a répandu l’alarme, et donné sur notre maison des inquiétudes si fortes, qu’on nous a demandé des remboursements de capitaux conséquents 11, etc. »

Et le 19 août intervint ordonnance de M. le lieutenant criminel. Le procureur du roi joint aux plaintes de créanciers, etc., portant ces mots sacramentels :

« Nous, vu les conclusions du procureur du roi, disons que les scellés apposés après l’abdence du sieur Kornman par le commissaire Ninin, etc., selon ! levés, etc., titres, papiers, . régistres, tendants à conviction, etc., appor. les. déposés au greffe criminel, pour l’instruction du procès, etc. Et dès à présent, il attendu l’absence’lu, lit Kornman, il sera par etc., à la vente des chevaux trouvés en la demeure dudit Kornman, et ce en présence de M. Bélanger, l’un des substituts, etc. Signé « Bachois.

Ses dettes causaient donc sa fuite ; ses créanciers, et non pas moi, le poursuivaient au criminel ; on allait lui faire son procès comme ayant pris la fuite après avoir fait sa faillite, qu’il ne veut pas qu’on nomme banqueroute.

Mais moi, quel tort commercial ai-je fait à ce Kornman ? J’avais secrètement prévenu M. le cardinal de Uoh.-in de mes frayeurs à son sujet. Son Éminence, en qualité d’administrateur pour le roi dans la vente des Quinze-Vingts, ne pouvait voir avec indifférence le désordre de Kornman, comptable et caissier de l’affaire (ce qu’ils appellent suri ■ illant), car le précepteur a trouvé des dénominations pour tout. J’avais aussi prévenu mon ! gneur le duc de Chartres, égalemenl intéressé dans l’affaire en ce que son trésorier, l’un îles acdes Quinze-Vingts, pouvait compi ttre ses fonds < a soutenant ce Kornman. Je vo ; que ce dernier.se dérangeait dans ses affaires ; mais j’étais loin de supposer que sa failli

; ne. 

» : menl l’aurais-je soupçonné, lorsque, dans quatre le 15, 27 et 2 juillet (c’est-à-dire de quatre jours avant qu’il prît la fuite), à l’abbé Georgel, on lii ces propi dans celle du 22 juillet, sur les soupçons que je montrais de la fausseté de cet homme, il écrivit au sieur abbé Georgel : c Je suis incapable de jouer qui que ce soit, encore moins des peraussi respectables que M. le cardinal. » donc que moi, l’un des conciliateurs, niellai.-, en doute sa bonne foi ! Et plus bas, dans la même lettre : <■ Je suis prêt à donner les douze mille livres de ma femme ; et pour ses diamants, je les remettrai moi-même à sa famille, attendu que mon conseil, aussi bien que M Mommel h notaire qui dressait l’acte), m’ont observé que je ne pourrais avoir de ma femme une décharge suffisante. » Quoi ! Kornman, vous offriez douze mille de pension et ses diamants à cette femme horrible, qui, après avoir tout trahi, avait attenté à vos jours ! etc., etc. Ah ! vous ne vouliez que tromper ; vous alliez finir sous peu de temps ! lit ceux-ci, dans celle du 2o : i J’ai cherché hier u M. Turpin (son conseil. sans pouvoir le joindre ; et je me suis rendu ce matin de très-bonne heure chez lui, pour lui communiquer ■’ <■ conciliation avec ma femme. Il était enfi i u ail. lire— essentielles ; il m’a prié de le lui (i afin qu’il y puisse faire ses observations. » Et ces mois dans celle du 28 : « L’affaire des Quinze —Vingts ayant essentiellement intéressé monseigneur le cardinal, et M. de Beaumarchais ■’l’uni. S. A. E. sera sans doute instruite de son succès. »

Il savait donc très-bien que c’était aux instances de M. le cardinal que j’avais consenti de faire un travail aussi dégoûtant ?

Et ces mots dans la même lettre : <■ J’aurais été charmé de vous rendre compte d’une entrevue que j’ai eue hier avec ma femme chez M. le lieutenant de police. Il ne me paraît pas possible qu’on puisse terminer cette affaire » l’accord eue sa femme) c demain matin chez Me.Moinmel. : car On ne m’a rien fait connaître les observations de Me Turpin. ■

Nous apprendrez plus bas, lecteur, dans _■ lettre de moi, du i août suivant, qu’il dit alors à sa malheureuse femme, laquelle me le redit sur-le-champ : ’i/i.’d’ici u. ■ • i ra bit n d’autres nom ell s !

C’était sa faillite elt sa fuite qu’il annonçait par ce discours.

Et es quatre lettres sont en original dans les mains de M. l’avocal général.

Et cel on, qui ne lui avait rien fait connaître, dit-il, sur les observations de Me Turpin, c’était moi-même ; et il avait toutes mes observations, et il éludait, allongeait, usait le temps, trompait tout le monde, pour attraper le jour où il recevait l’arrêt de surséance que lui procurait si bénignement M. Le Noir, qu’il en a bien récompensé ; pour attraper, dis-je, le jour où il pourrait s’enfuir avec les quarante mille livres que M. le cardinal avait empruntées pour les lui prêter : ce qui arriva quatre jours après. J’appris en même temps sa faillite et son arrêt de surséance, le 3 août 1782. Qu’on juge de ma surprise ! Veut-on des preuves sans réplique de la colère où je tombai ? Je les tire des lettres suivantes, que l’indignation m’arracha dans l’instant même de sa fuite.

Leur style seul fera juger si j’avais préparé, si j’avais pu prévoir cette dernière scélératesse.

À qui écrivis-je ces lettres ? aux quatre personnes seules qu’elles pussent intéresser : à M. le cardinal ; à monseigneur le duc de Chartres ; à M. Amelot, ministre, qui venait de donner arrêt de surséance aux frères Kornman ; à M. Le Noir, enfin, qui le leur avait procuré.

À M. Amelot, secrétaire d’État au département de Paris.

« Paris, ce 4 août 1782

« Monsieur,

« Sans chercher à nuire aux sieurs Kornman, à qui vous avez eu la bonté, dit-on, de faire accorder un arrêt de surséance, j’ai l’honneur de vous prévenir que M. le cardinal de Rohan m’a très-instamment prié, longtemps avant son départ, de jeter un coup d’œil sévère sur l’administration de l’affaire des Quinze-Vingts, dont Son Éminence a vendu les terrains à une compagnie au nom du roi ; que monseigneur le duc de Chartres m’a fait la même demande avec une égale instance, parce que son trésorier, qui ne lui a pas encore rendu ses comptes, est à la tête de cette acquisition avec le sieur Guillaume Kornman.

« À l’examen austère que j’ai fait de cette affaire, j’ai trouvé qu’il y avait bien du tripotage, et même un peu du désordre qui a entraîné la chute de Kornman. Forcé de faire ôter la caisse de cette entreprise à ce dernier, pour que le mal n’augmentât pas, j’ai exigé de lui des comptes rigoureux sur sa gestion ; et une foule de choses m’ont alors convaincu qu’il a ménagé de très-loin la faillite qu’il fait aujourd’hui.

« En l’absence de M. le cardinal de Rohan, dont je stipule ici les intérêts, dans sa qualité d’administrateur des Quinze-Vingts ; pour les intérêts de monseigneur le duc de Chartres ; et en faveur d’une compagnie débitrice envers le roi de dix-huit cent mille livres, à laquelle la faillite de Kornman et ses suites peuvent porter un coup affreux 11, j’ai l’honneur, monsieur

. Dans leur premier libelle, en donnant copie de cette lettre, ils ont substitué des points à la phrase q je mets près ici > i italique. Leur double intention était de faire croire qu’il avait la des neur, monsieur, de vous prier de vouloir bien excepter de la surséance accordée au sieur Kornman tout ce qui lient à ses relations avec l’affaire des Quinze-Vingts.

« Je fais la même supplique à M. Le Noir, qu’on a sûrement trompé sur l’état des choses, si l'arrêt de surséance est accordé sans restriction.

« Il importe aux intérêts du roi, de M. le cardinal, et à ceux de monseigneur le duc de Chartres, et à celui d’une affaire majeure que la mauvaise conduite de Kornman a traînée dans la boue, que vous ayez la justice, monsieur, de faire ordonner la restriction que je vous demande.

« Accablé comme je le suis de mes propres affaires, celle-ci devait m’être éternellement étrangère ; mais deux personnes augustes m’ont fait de si vives instances de porter le flambeau de l’austère équité dans une caverne obscure et méphitique, que je n’ai pu me dispenser de travailler à éclairer votre religion, abusée sur cet objet important.

« En l’absence de l’un et de l’autre, et sans autre mission que celle que j’ai l’honneur de vous indiquer, mais que je crois la plus forte de toutes, je me hâte de vous représenter, monsieur, la nécessité d’une aussi grave exception dans la surséance par le roi à la maison Kornman. Je souhaite beaucoup que Guillaume Kornman soit plus digne de votre protection dans ses autres affaires que dans celle des Quinze-Vingts, où il s'est comporté de la manière la plus répréhensible, et c’est le plus doux adjectif que je puisse employer pour designer une conduite absolument inexcusable.

« Je suis avec le plus profond respect,

« Monsieur,

« Votre, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »
À M. Le Noir, lieutenant général de police.

« Paris, ce 4 août 1782

Forcé de partir à l’instant pour Rochefort et Bordeaux, j’ai l'honneur de vous prévenir que, dans l’excès de votre bonté pour Kornman, si vous lui avez fait accorder un arrêt de surséance sans restriction, votre bonté vous entraîne au delà de votre justice. Ayez la complaisance, je vous prie, de jeter un coup d’œil sérieux sur ma lettre à M. Amelot, dont j’ai l’honneur de vous faire passer copie, et vous regretterez sûrement d’avoir substitué votre commisération à la justice publique, dont vous êtes un des dispensateurs.

choses trop malhonnêtes pour être citées, et surtout d’empêcher qu’on ne lût qu’ils étaient débiteurs envers le roi de dix huit cent mille livres : car alors on aurait senti l’indispensable nécessité où j'avais été d’éclairer le ministre qui venait d’accorder sans restriction un arrêt de surséance aux Kornman, débiteurs des Quinze-Vingts, moi chargé par monseigneur le cardinal de bien veiller aux intérêts du roi. C'est partout, de leur part, la même fidélité !

« Je ne vous parle pas de sa malheureuse femme. Il a eu l’impudence de me dire que c’était vous qui lui aviez conseillé de la faire enfermer, et que vous vous étiez chargé de tout, en écrivant à M. Amelot. Vous voyez ce que mérite un pareil homme. Il j .1 trois mois qu’il ballotte M. le cardinal de Rohan, l’abbé Georgel, et moi, et sa femme, et mon notaire, et tous ses amis ; tous les actes ont été faits, et tout cela n’était que pour amener la vile catastrophe qui lui a valu votre arrêt de surséance. Notez encore qu’il y a huit jours il a dit à sa femme en riant, chez vous-même : Oh ! d’ici a lui il jours mi verra bien d’autres nouvelles ! « Ma lettre à M. Amelot vous montrera quelle espèce d’intérêt je prends à tout ceci : la conduite de cet homme dans l’affaire des Quinze-Vingts est digne de la paille des prisons. Je vous supplie, monsieur, de concourir à faire mettre à la surséance la restriction de l’affaire des Quinze-Vingts, à laquelle il doit des comptes rigoureux.

h En vérité, tout cela fait horreur. Il est bon que vous soyez instruit de toutes ces choses, afin que des lumières reçues à temps sur des affaires remplies de vilenies vous empêchent de regretter, quand il serait trop tard, d’avoir prodigué à des sujets indignes des bontés qui feraient le salut de mille honnêtes malheureux.

« J’ai l’honneur d’être, avec rattachement le plus respectueux,

« Monsieur,

« Votre, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

.1 Son Altesse Éminentissime monseigneur le cardinal de Rohan.

En partant pour Rochefort Pari ,«( .... 1 17S2. c Monseigneur,

Instruit, comme vous l’avez été par l’abbé Georgel, de toutes les menées par lesquelles Kornman s’est joué de ses paroles d tées à V. A. et à nous, vous croyez tout savoir ; mais ce que vous savez n’est rien. La rocambole de ses ma-

1' i m  res e >l une l ne banqueroute qu’il a faite 

hier matin, après avoir eu toutefois la précaution de se munir d’un bel arrêt de surséance. Vous concevez, monseigneur, à quel point la colère et l’indignation m’ont soulevé contre lui. Pour de l’étonnement, j’en ai fort peu ressenti : car, sans ce I roj :l ignoble, infâme, toute sa c luile était une énigme inexplicable. Il triomphe maintenant, dans son âme de boue, d’avoir joué tout le le, et être arrivé à son but à travers la coquiucrie, le mensonge et la plus ile bassesse. . Je vous en demande pardon, monseigneur ; mais voilà pourtant l’homme pour lequel vous avez fait jouer la grosse sonnerie des privilèges Strasbourg ’"i- contre la jus li ’c réclamée pn la malheureuse des fei s. Toutes les sollicitations à cet effet n’avaient pour but que d’attraper le 31 juillet, et d’avoir, avant <r manquer, vos quarauli’ uiilli’ li iv-, il I- cinquante-quatre mille livres du trésor royal.

« Mais un arrêt de surséance obtenu sur simple requête par un banquier de Paris, et sans égard aux créanciers d’un tel homme, me paraît une chose si farouche, que je me sois hâté d'écrire à M. Amelot la lettre dont j’ai l’honneur d’envoyer copie à V. A., pour faire au moins excepter l’affaire des Quinze-Vingts (à qui ce galant homme doit des comptes) des effets de la noble surséance accordée au nom du roi.

ii En lisant cette lettre, V. A. verra comment, en l’absence de M. Faillie Georgel, prenant conseil de ma raison et de votre droit, je demande hautement l’exception qui est due à une affaire débitrice du roi, à, une affaire où V. A. est administrateur pour le roi, etc., etc.

i. Nous espérons, monseigneur, que le premier aele de votre justice, après cette lecture, sera de faire désister la ville de Strasbourg de son droit de juger la séparation entre lui et sa femme. C’est à Paris que nous avons besoin de sonder les affreux replis de cette âme abandonnée. C’est ici qu’il faut lui demander compte et raison de tout ; et comme tout s’enchaîne et que je vois un projet de longue main, je vais le faire veiller de si près, que j’espère encore sauver l’affaire des Quinze-Vingts, à qui ceci porte un coup affreux. Douze cent mille livres de son papier sur la place ! il en a sûrement les fonds : il rendra gorge ; et comme il y a longtemps qu’il en a bu la honte, il ne reste plus qu’à lui en faire avaler l’ignominie.

.. Vous ferez, monseigneur, ce que votre prudence vous prescrira, d’après ma lettre à M. Amelot : mais comme je serai, dans ma course, instruit, chaque courrier, de tout ce qui se fera là-dessus, après avoir couru les côtes de l’Océan jusqu’à Bordeaux, je remonterai par Toulouse et Lyon, vous en rendre un nouveau compte à Saveroe, et vous y assurer du très-respectueux dévouement avec lequel je suis de V. A. E.,

•i Monseigneur,

Le très-humble et très-obéissant serviteur,

Signé Caron de Beaumarchais. » À Monseigneur le Duc de Chartres. « Paris, ce ’, août 1782.

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mi faillite hier. qu’il a déjà un arrêt de surséance. Je ne puis savoir encore jusqu’à quel point cette faillite peut nuire à l’affaire des Quinze-Vingts ; je tremble qu’il n’y ait bien du tripotage dans tout cela.

« Je fais en ce moment le premier acte conservatoire utile à vos intérêts et à ceux de M. le cardinal. Il m’a instamment prié d’inspecter les gaillards (pour user de vos termes) qui ont usé des fonds de tout le monde pour faire leurs affaires, qu’ils ont même eu la sottise de gâter avec autant de moyens honnêtes et malhonnêtes de les accommoder.

J’écris à M. Amelot que je m’oppose, au nom de M. le cardinal et pour les intérêts du roi, dont la compagnie des Quinze-Vingts est débitrice, à ce que les lettres de surséance obtenues par Kornman aient aucun effet contre les Quinze-Vingts, dont il était caissier. Votre trésorier y étant jusqu’au cou et ne vous ayant pas encore rendu ses comptes, il est à craindre que l’arrêt desurséano d Kornman ne finisse par vous nuire. C’est à vous, monseigneur, à voir M. Amelot et M. Le Noir, pour nous aider à obtenir la distraction de la surséance donnée à kornman, dans toutes ses relations avec l’affaire des Quinze-Vingts. Cela vous est essentiel J’établis pendant mon absence la plus rigoureuse inquisition sur les gaillards. En vérité, tout m’est suspect. Votre maison, dit-on, est payée depuis longtemps en effets Kornman ; quelle misère aujourd’hui, s’il fallait tout rembourser ! Cela fait mal penser. Je ne suis pas encore hors d’espoir de tout sauver. Mais, monseigneur, pendant mon absence, je prie Votre Altesse de ne faire que des actes conservatoires. Il est bien étonnant que je vous aie trouvé dans l’ignorance absolue des dix-huit cent mille livres que la compagnie • si cen êe avoir payées au roi, mais qu’elle doit encore ! Comment vous laissait-on faire un prêt, sans celle instruction préalable, à une affaire dont l’état compromettait la sûreté de votre prêt ? Je n’entends rien à tout cela, mais j’espère l’entendre bientôt ; et soyez certain, monseigneur, que je m’en servirai pour vos intérêts.

« Je suis, avec le plus parfait dévouement, de Votre Altesse Sérénissime, monseigneur, le, etc.

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Ce jour même, à neuf heures du soir, je passai dans ma voiture de poste au Palais-Royal, où j’eus l’honneur de conférer avec monseigneur le duc . Ils ont fait croire à tout le monde que ma lettre à M. Amelot avait ruiné leur crédit, et l’on peut bien juger qu’on m’en a fait un crime : car, dans cette odieuse affaire, l’envie de me trouver coupable a fait passer chacun par-dessus tous les examens. Si l’on eût daigné réfléchir que c’est après sa fuite, sa surséance et sa faillite i ! " | écrivis ces quatre lettres, l’indignation dont elles sont pleines aurait enflammé mes lecteurs. L’artifice de ces origan Is est de t.jut dénaturer ; et le public, inattentif, est toujours dupe fice.

de Chartres sur la partie de cette affaire qui touchait à ses intérêts. S. A., il est vrai, ne fit point de démarches pour faire excepter les Quinze-Vingts de la surséance accordée à Kornman en fuite ; mais elle me sut beaucoup de gré du zèle que je lui montrais, prit des précautions intérieures, pour assurer ses capitaux, et, daignant depuis reconnaître ma lettre du 4 août comme authentique et comme reçue à son époque. Monseigneur a trouvé juste que je l’imprimasse pour servir à ma justification, que nul n’a le droit d’arrêter. En quittant Son Altesse le i août 1782, à dix heures du soir, je partis du Palais-Royal (car j’étais en route ; pour la Rochelle i i pour Bordeaux, d’où je comptais me rendre par Montpellier, Lyon et Strasbourg, à Kehl, et conférer, en passant à Saverne, avec M. le cardinal, sur l’influence qu’aurait eue la faillite de Kornman sur l’affaire des Quinze-Vingts.

Mais le sort disposa autrement de mon temps ; je restai cinq mois à Bordeaux, occupé de mettre à la mer trois vaisseaux richement chargés i’ nos i ! — et pour l’Amérique, et que l’Anglais sir James Luttrcl, beau-frère du duc de Cumberland, me prit à vingt lieues de la côte, par une infâme trahison, non pas de sir James Luttrel, mais il un capitaine suédois exprès sorti de la rivière pour aller indiquer au commodore anglais l’instant juste de leur départ. Malheureusement pour moi, je ne < 1 i ~ i|in ci’qui est connu de mes concitoyens, de toute la France commerçante.

Dernière victime de la guerre, affecté d’une perte énorme, je revins à Paris en janvier i : > : i, sans aller à Saverne ; et depuis ce temps malheureux je n’ai plus entendu parler ni des Quinze-Vingts ni de leurs embarras, et je n’ai eu d’autre part aux affaires de la dame Kornman que par mes prompts secours versés sur sa détresse, par les consolations qu’elle a reçues de moi : heureux île l.i —i. dom mager du peu de fruit de mes démarches, pour la remettre auprès de ses enfants !

Depuis plus de trois ans le sieur Kornman était sorti de ma mémoire, quand deux assignations de lui me forcèrent d’aller déposer, c me te in. ce qui m’était connu de ses querelles avec sa femme. Assigné et réassigné, je dis en abrégé, sous la plume d’un commissaire, tout ce qu’on lit ci-dessus. Autre silence d’une année, puis leur premier libelle parut. J’y répondis ; ils répliquèrent ; et, pour tâcher d’annihiler mon témoignage, ils cherchèrent et trouvèrent dans mes anciens valets quelques faux témoins contre moi. Un portier chassé de ma maison, mais à qui je faisais l’aumône parce qu’il avait de la famille, m’implorait assez constamment (toutes ses lettres sont au procès) ; mais comme il employait l’argent qu’il m’arrachait à s’enivrer, à enivrer mes gens, je lui fis défendre ma porte. Un jour il m’écrivit la lettre qu’on va lire :

462

MEMOIRES.

ue îles Juifs, au Marais, no 20,

chez M. Ilivicie, cordonnier.

« Monsieur,

« Vous m’avez défendu votre porte, et c’est la raison pour laquelle je vous écris, ne pouvant vous parler. Vous m’avez réduit à la plus affreuse misère par l’injustice que vous m’avez faite sur le vol qui a été commis chez vous, et dont vous savez bien que je suis innocent.

.. Aujourd’hui, monsieur, je suis dans le cas de vous faire le plus grand mal ; je ne vous en dis pas davantage : mais vous imm-^z m’envoyer ch je vous le dirai et vous l’expliquerai, mais il que j’y trouve un avantage. Si je n’avais suivi que les mouvements d’un juste ressentiment, fortifiés par la misère, j’aurais pu aller loin contre vous à votre insu, et <>u, vous seriez aperçu trop tard, ou peut-être jamais, du mal que je puis vous faire, ./’y aurais aussi trouvé mieux mon compte ; mais je répugne, après nous avoir servi neuf ans, à prenili, et j’aimerais mieux vous prouver dans cette occasion combien nous avez eu tort d’accabler votre ancien serviteur.

ci Sig i M

Je reconnus ici l’ouvrage de mes deux adversaires, corrompant tout autour de moi ; car cette lettre était dictée, ce n’est point là le style d’un portier. Mon premier soin fut d’envoyer la lettre à M. le lieutenant de police, en le priant de faire r cel homme par un commissaire, sur’ mal qu’il savait de moi, afin qu’il fût juridique-’. ii premier ordre qu’il reçut d’aller faire sa déclaration, il prit l’alarme et se cacha. Aussitôt !’■ fougueux Bergasse imprima qu arraché au ministre une lettre de cachet contra un pauvre homme instruit de mes forfaits. Il mentit sans pudeur au public, comme il n’a ces faire, et le public se tint pour dit que je disposais des ministres pour servir mes atrocités. Comment en aurait-il douté quand on citait un magistrat du nt, indi’in’disait on, de tant d’abus de i.i’ii crédit, qu’il était tem imer ? On connaîtra plus loin l’objet de cette intri lors, bien sûrs de Au pos ir de ce tas de valets qui leur était vendu, ils firent déposer contre moi chez maître Baudet, commissaire, ce portier et sa femme, et ses filles et son gendre ; c’est le cocher que l’on a vu plus haut arranger avec ces mesi tir la course honorable et nocturne qu’ils me ire dans ma voiture pour conduire une enfermée depuis six mois par lettre de i lil d’un amant prétendu, lequel était parti depuis Imii mois pour la Hollande’■ Et voilà les nobles témoins qu’ils mil salariés et produits ! M us quelle raj e arme donc contre vous ce i cl ci’Bergas >c ? —— C’est lu le sei ri i de l’affaire, et je ne poserai pas la plume sans mi< n dévoilé..Mais qu’il me soit permis d’oublier un moment ma cause, pour m’occuper d’un fait très-grave qui intéresse la dame ! • Quelle opinion prendriez-vous de moi ■ : Nais ce plaidoyer sans compléter la preuve promise des torts de cet époux envers sa femme, qu’il accuse ?

Eh ! dois-je abandonner celle que j’ai >au fois, parce que ri’service m’a jeté dans quelque embarras ? Le nom d’ami ne serait qu’un vain titre, si l’en n’en remplissait pas les devoirs. Souffrez, lecteur, que je revienne sur un lait important qu’ils ont couvert de calomnies pour en faire oublier la trace ; soutirez que je revienne sur les lettres écrites au sieur Daudet par le sieur Kornman en 1780. Elles m’onl engagea servir cette infortunée ; elles doivent éclairer la religion des magistrats, toucher les juges en sa faveur, et faire tomber le masque de ses persécuteurs.

NOUVELLES PREUVES DES PROJETS DU SIEUR KORNMAN SUR SA FEMME, TIRÉES TOUTES DE SES ÉCRITS.

En faisant l’historique des premiers mouvements d’intérêt que les malheurs il cette dame m’ont inspirés, j’ai dû parler des lettres du mari qui achevèrent de me déterminer.

J’ai dû prouver, en les montrant, que le sieur Kornman, ayant désiré de voir son épouse en liaison intime avec un homme qu’il appelait son cher ami, auquel il croyait un crédit propre à rétablir sa fortune, avait brusquement renversé son o iwml’i’. i i changé son projet en celui de perdre sa femme, à l’instant même où le ministre pi ili’son protecteur était tombé dans la disgrâce. J’avais cru qu’il me suffisait d’imprimer simplement ses lettres-, et comme ici le ridicule égalait au moins l’infamie, peut-être m’étais-je trop livré à cet ironique mépris, au sourire amer du dédain qu’excite une lourde bassesse. Mais, si le ton que.

’aN ; iis pris déplaisait à quelques personnes, en

moins démontré qu’un mari convaincu d’avoir écrit ces lettres à l’homme qu’il accusai ! d’avoir séduit sa femme était le plus vil des époux ?

Cette tâche remplie, je pensais qu’il ne me restait plus qu’à bien prouver mon dire très imputations qu’ils me faisaient dans Ile, lorsque cet imprudent mari, dans sa réplique à mon mémoire, s’est efforcé, sous la plume d’un autre, de donner ! " change au public, ei, !, ■ pallier sa conduite en prêtant à si ■ lettres un autre sens que celui qu’elles offrent, en m’accusa ni de le, avoir tronquées, interpolées et transposées, en les appliquant, comme il peut, à une prétendue intrigue de sa femme avec certain jeune . dont il avait pris, nous dit-il, son i veau galant pour arbitre ; ce qui est très-probable encore.

i ne n oi [ui ne veux rien laisser à désirer sur ces lettres, parce qu’elles jettent b— plu— I jour sur l’homme et sur la cause, et qu’elles jugent le procès, je les transcrirai toutes, sans lacune et dans l’ordre des dates, à la suite de ce mémoire, comme pièces justificatives, telles que j’en ai pris au greffe l’expédition en bonne forme, après les avoir rapprochées du très-imprudent commentaire par lequel on a prétendu les expliquer et les justifier.

Avant de reproduire ces misérables lettres, n’oublions pas qu’à leur annonce le premier cri de l’adversaire fut d’imprimer étourdiment ces mots 11 :

« Le sieur de Beaumarchais a dit en particulier à plusieurs de ses partisans, qui le répètent avec affectation, qu’il a en sa possession plus de quarante de mes lettres qui prouvent que j’ai été le premier auteur des désordres de mon épouse. Il faut que ces lettres aient été écrites depuis peu par une personne qui a emprunté ma ressemblance, car je n’en ai aucune idée. »

Emprunter la ressemblance du sieur Guillaume Kornman pour écrire des lettres de lui ! Quel style et quelle défense ! Tout est de la même force, et c’est pourtant là du Bergasse !

N’oublions pas non plus (car pour s’entendre il faut poser des bases), n’oublions pas que dans un écrit postérieur, en date du 27 mai 1787, publié par le même Kornman pour donner le change au public sur l’infamie du portier chassé de chez moi, qui a trouvé sa place en ce mémoire ; toujours embarrassé des lettres que j’annonce, et dont on l’entretient souvent, nous dit-il, l’époux n’est plus aussi certain qu’un autre ait pris sa ressemblance ; et ces lettres, dont il n’avait d’abord aucune idée-, il commence à penser qu’elles peuvent être de lui, puisqu’il me « somme de les faire imprimer, mais tout entières. Je suis bien sûr, dit-il, que l’ensemble de mes lettres, rapprochées des circonstances où je les ai écrites, suffira pour détruire de telles imputations 22. »

Ainsi d’abord ces lettres sont d’un autre ; puis, forcé d’avouer qu’elles sont de sa main, ildi m inde qu’on les dépose. Mais il n’a pris ce parti désastreux que parce qu’il savait dès lors que je les avais déposées. Puis, quand je les imprime, quoiqu’il n’ait vu encore aucuns originaux, suffoqué par sa syndérèse, il lui faut boire l’amertume, non-seulement de les reconnaître, mais de les faire expliquer par le précepteur de son fils le un iiu, gauchement qu’il se peut !

ette explication d’un ennemi très-imprudent, d’un écrivain très-maladroit, qui complète ma preuve, et va les traduire au grand jour. Je supplie qu’on me suive avec une attention sévère. Chaque l’ois que je citerai les lettres de l’époux, les accolant à l’explication qu’ils en donnent, je . Observations de Korautm, le Si mai i 7S7, page 3. Imprimé du 27 mai 1787, par G. K.

désire qu’on vérifie si je suis net et conséquent. Les phrases de ces lettres, que j’avais laissées en blanc dans mon premier mémoire, sont imprimées dans celui-ci en caractères remarquables, afin qu’on puisse discerner quel motif me les lit omettre comme oiseuses nu comme indécentes, plus souvent encore par égard pour les personnes que l’on y dénigrait.

me traîne point après lui sur sa déplorable déf use : c’esl bien a-sez de le citer pari, ml ou je prouve qu’il ment ; j’indiquerai seulement les pages, pour qu’on voie si je cite a faux. meslecteurs ! si la vérité vous est chère, dévorez encore, je vous prie, l’ennui de cette discussion ; vous en retirerez une instruction complète.

Je remarque d’abord qu’en copiant sur mon niémoire les copies de ses propres lettres, il change autant qu’il peut des mots fort importants. Dans mon mémoire (page 331), en pan’anl sa lettre au sieur Daudet du 19 juillet 1780, après ces mots : Si nous pouvions faire h— voyagi sace ensemble, i ela serait plus gai ; et avant ceuxci, IL NE TIENDRA QU’A MA FEMME D’ÊTRE DE LA PAR-TIE, on lit celle phrase amicale : L’un nul,’, côté, votre absence de Versailles pourrait peut-être prê. sos spéculations projetées ; et lui, dans son commentaire, il copie 1 : « Votre absenci de « Versailles pourrait pi ut-être préjudicier à vos sj, cculalions projetées. ■ On sent qu’il voudrait éloigner l’idée qu’ils eussent des spéculations communes, parce que cette idée ramène à quelques autres. Cependant j’avais imprimé Nus spéculations projetées, i’u fortes lettres capitales. Jem’attends bien qu’ils répondront : C’est une faute d’impression ; moi, qui les sais par cœur, je dis : C’est une faute d’intention ; j’en vais donner une autre prêt

A la page ICI de elle réplique, il dit : Moi négociant, et moi banquier, serais-je coupable pour us sortir des bornes de ma profession, proposé quelques idées utiles au gouvernement sur des objets de comptabilité qui étaient de mon Est-ce offrir des idées utiles au gouvernement que d’écrire à votre cher ami, dans la lettre fâcheuse que vous essayez d’excuser : le ministre devrait me faire son banquier particulier, parce qu’étant dans le rus d’avoir toujours une caisse garnie, j’acquitterais tous 1rs mandats… Il me parait qui cet objet pourrait devenir conséquent* pour le prince ; surtout si, dans un maniement de passé cinquante millions, on peut me laisser lie temps a AUTRE QUELQUE FOUTE SOMME ENTRE LES MAINS. Il faut avouer, galant homme, que ces idées poui ni tous être utiles ; mais vouloir, dans vos . Ta^-c 12 du second libelle.

nproprectdu lia, langage, qui se glisse dans les discours, i comme je l’ai déjà fait observer. commentaires, qu’elles le fussent au gouvernement ! monsieur, on ne peut s’y prêter ! Et toujours une altération dans ses copies de mes copies ! Il nous transcrit ici la suite de sa lettre : et moi j’aurai l’agrément de me rendre utile au ministre : ce qui peut se TROUVER dans l’occasion. Apparemment pour faire entendre que l’occasion de se rendre utile au ministre pouvait se trouver dans le maniement des fonds de la guerre ; ce qui ressemble à quelque dévouement. Mais dans sa lettre déposée et dans mon mémoire (page 311), on lit ces propres mots de lui : Et moi j’aurai l’agrément de me rendre utile au ministre ; ce qui peut se retrouver dans l’occasion ; et c’est bien différent : car le sens de la vraie leçon est qu’en offrant de rendre au ministre un assez coupable service, il demandait pour récompense qu’on lui permît aussi d’abuser pour lui-même des fonds qui lui seraient confiés. Voilà ce que veut dire : et moi j’aurai l’agrément de me rendre utile au ministre ; ce qui peut se retrouver dans l’occasion. Et partout il se cite avec cette fidélité, sous la plume fidèle du vertueux Bergasse !

Est-ce aussi pour vous rendre utile au gouvernement que vous écrivez au sieur Daudet, de Bâle, le 13 septembre 1780, l’épître suivante, que j’avais omis de copier, mais qui devient très-importante depuis que le précepteur des enfants s’est chargé de donner un sens à vos lettres ?

« De Bâle le 13 septembre 1780.

« Il me reste encore à vous parler, mon cher m ami. de l’adjonction de la place de M. île Biercoui i trésorier de l’École militaire), dont nous i — sommes entretenus avant mon dépari de Strasbourg. Je vous dirai qui ! est bien enti n lu — que m la princesse de Monlbarrej réussit ; « la procurer, je n’en jouirai qu’autant que l’on K remplira en même temps les Mies bienfaisantes de cette princesse pour les personnes auxquelles elle — intéresse, et cela pendant le lemps que j’occuperai cette place, à l’effet m : quoi je pasu serai tels actes qu’il conviendra pour donner toute la solidité requise à l’engagement que je n tracterai ji lis qu’il est essentiel de mettre iup de i),.i : ion dans ces sortes d’opérations. Comme je me flatte que vous êtes persuadé que la mienne est à toute épreuve, vous

être assuré que l’on ne sera jamais comw

ec moi, etc.

Signé G. Kornman.

Ainsi, monsieur Bergasse, ainsi, véridique écrivain, on pouvait être compromis en servant votre ami dans ses projets utiles au gouvernement ! Je décider ce qu’on doit le plus admirer, ou la sottise du commentaire après la lecture des lettres, ou la bassesse de ces lettres après leur déplorable explication.

Lorsque j’ai dit de Kornman que tout lui semblait bon pour se procurer une caisse, q i ent-il— donc a reprendre ? ÎS’offre-t-il pa 1 obtenir, de payer les mandats du ministre le trésor militaire ? N’offre-t-il pas, pour l’obtenir, de pensionner les créatures de la princesse, s’il pouvait rendre les protecteurs aussi vils que le protégé ? Ne caresse-t-il pas, pour l’obtenir, le cher corrupteur de sa femme ? Après les prétendus scandales de Strasbourg, ne le charge-t-il pas du soin de son épouse à Bâle ? Et vous nommez cela des projets utiles au gouvernement ! Lâche époux : vil agent’■ et misérables raisonneurs ! Passons à d’autres faits : craignons surtout de nous appesantir.

En voulant excuser une autre de ses épîtres, il dit 11 : « Je suis fâché de n’avoir pas conservé les lettres du sieur Daudet, p ■ ajouter de nouveaux détails aux explications que je donne. Mais qui pouvait soupçonner qu’après sept ans une correspondance indifférente me serait représentée, et qu’on en ferait la matière d’une accusation contre moi ?

À cela voici ma réponse, et que tout lecteur malveillant la juge avec sévérité.

Le sieur Daudet doit sans doute exiger que vous représentiez ses lettres : car c’est de cela qu’il s’agit. Certainement aussi, monsieur, personne ne pouvait soupçonner qu’au bout de sept années on serait dans le cas de vous représenter les vôtres : mais, comme c’est vous seul qui faites à voti l’attaque vile et flétrissante qui donne lieu à cette inquisi m, c’est à vous seul de justifier, par les 1 tires du sieur Daudet, I ■ sens que vous prêtez aux vôtres.

Vous dites qu’il était le confident de vos plaintes sur la conduite irrégulière de votre femme avec un autre amant. Interprétation misérable ! i n ce qu vous supposez à votre femme une première intrigue avec un jeune étranger, laquelle même bien déne servirait qu’à vous confondre, qu’à établir que vous accusez I tussement le sieur Daudet de l’avoir corrompue, puisque, selon vous-même, elle l’aurait été d’avance par un autre ! Or vous saviez, dès 1781, c’est-à-dire à l’époque de ce commerce entre vous et le sieur Daudet i ; r aur til un procès avec vous, puisque vous vouliez le lui faire ; puisqu’à cette époque surtout mois fîtes enfermer votre femme à l’occasion de cet ami Daudet, et nullement à eau-,’d’un étranger. Il fallait donc garder ses lettres, et c’est à vous qu’on les demande. Mais, soit que vous les montriez ou non, les vôtres suffiront pour bien prouver votre infamie.

ii Encore une fois, dit le naïf époux —’. qu’on me juge ; et qu’on m’appr mne ; à côté d’une femme jeune, vive et inconsidérée, je pouvais me conduire avec plu le’n tu i I le prudence. » 1 Page du second libelle. 2 Ibid.

Non : ce n’est pas d’avoir manqué de prudence et

elle tant qu’elle restait à Paris, vous |


de douceur sur les pi ire noble parti de la conduire sur le poing à l’ami femme’[lie l’on vous accuse aujourd’hui ; mais de Daudet, dans Strasbourg, après l’en avoir prévenu venir après sept ans, après avoir entamé dix rapprochements avec elle, plus perfides les uns que les autres, lesquels sont prouvés au procès, de venir rejeter sur nous, très-étrangers les fautes que vous reprochez à cette malheureuse victime, et qui, si elles existaient, ne seraient que le fruit de votre conduite cupide, de vos affreux projets sur elle. Et c’est ce que cet examen va prouver jusqu’à l’évidence.

i i tes’que j’ai cherché à faire ilh lettres, et en dissimulant les circonstances •■ — st rapportent. Non, véridique époux, je n’ai rien transposé ; je n’ai fait aucune illusion, ni rien voulu dissimuler. Vous imprimez un gros libelle dont le but apparent est de prouver qu’un audacieux, il y a sept ans, s’en vint corrompre votre femme : qu’instruit de tout, vous fîtes les plus grands efforts pour roi ri] union fatale à votre fortune, à votre repi santé. .. Et moi, qui compare le libelle à vos tendres lettres d’alors, je trouve qu’il n’y a pas un mot de vrai dans votre hypocrite exposé. Que devais-je faire pour montrer que vous en imposiez au public, par la plume envenimée du précepteur de vos enfants ? N’était-ce pas de copier l’historique du gros libelle ; puis d’aller chercher dans vos lettres, aux mêmes dates que vous citiez, les phrases qui démontrent que vous mentez dans ce libelle, de transcrire de votre commerce les endroits qui prouvaient le mari bénin, complaisant ; puis de montrer à quelle intention le l époux d’aujourd’hui s’était fait alors si bon homme ? Cette marche était simple, et juste, et raisonnable. Je la trouve même si bonne, que je vais m’en servir encore pour anéantir vos répliques. c< 11 faut donc partir pour Strasbourg 5. Si je pars, et laisse mon épouse à Paris, l’étranger peut reparaître (l’étranger était donc absent), et devenir de nouveau pour moi un rival redoutable ; je l’emmène avec moi à Strasbourg, j’ai aussi, d’après ce qu’on m’a rapporté, beaucoup de choses à craindre du sieur Daudet. » Ce fut très-sagement pensé. Mais quel parti prîtes-vous donc ? en vain vous éludez l’aveu, en vain le précepteur l’élude ; il faut pourtant qu’il vous échappe. Vous la menâtes à Strasbourg, à ce même Daudet dont vous aviez beau I . Ainsi entre un jeune étranger ab tant moins dangereux, eût-il été présent, que, selon votre nouveau système, un autre lui avait succédé dans les bonnes grâces de votre femme ; entre un jeune êtranger >■ ni el cet ami Daudet qui lui-même à Strasbourg n’était d’aucun danger Page 19 du second libelle.

r-2ge 20 du second libelle.

par trois lettres citées dans mon premier mémoire, en date des 19, 2i et 2o août 1780 ! Il n’y a ni injures ni outrag — rit couvrir de tels faits. Il n’est ni précepteur, ni furie, ni Bergasse qui puissent i— i donner le change. Mais suivons bien son commentai !.. I il convient que j’aille rejoindre Ii » (il convient, monsieur ! et j

« circonstance difficile, la dame Kornman m’ayant " SUPPLIÉ DE LA CONDUIRE À BALE DANS SA FAmille… » — Vous avait supplié ! non pas ; le contraire est dans vos épitres : et nous lisons dans celle du 27 juillet, à l’ami— : Ma femrru : J’AVAIS PROPOSÉ

CETTE PARTIE dans le temps, parce que je supposais que cela lui ferait plaisir ; timents, etc.

Qu’en pense le noble écrivain ? Sont-ce là les supplications d’une épouse pour qu’on la mène à Bâle dans sa famille ? N’est-ce pas au contraire l’époux qui l’avait proposé lui-même con ir ? On va voir à quelle intention. La dame Kornman m’ayant supplié de la conDUIRE À BÂLE DANS SA FAMILLE, je finis > 11 « sentir ; mais à deux conditions. Voyons. La première, nous dit-on, est la décence recomdans ses entrevues avec le sieur Daudet à i irt bien pense ; m

sieur, elle eût été mieux à Paris. qu’elle chassera une femme de

• chambre et un domestique qui l’avaient aidée dans ses intrigues avec le jeune étra. que je soupçonnais de l’aider encore dans ses nouvelles intrigues avec le sieur Daudet.. /. lecteur, si je cite à taux ».

Maintenant que vous l’avez lu, ayez la patience de revenir à sa lettre du 27 juillet 1780. I poque dont il s’agit ; i

concordantes à l’explication qu’il en don seulement ol : r, E cette

partie de plaisir le voyage de Strasbourg à Bàle avec des alentours qui

ces alentours sont les valets,. S DANT MA FEMME VEUT LES GARDE !  :. lors le voyagi seul. et

NE VEUX CONTRAINDRE PERSONNE, ENCORE MOINS ma femme… Et plus bas dans la même ; V égard de la femme de chambre que ma f et . TOUS LES SUJETS ME CONVIENNENT qu’elles aient an p n l’apparence de l’honn aïs bii n qu’on ni pi it p is i

imi s uni t 1 1 laint i mdu U

PEUT PRENDRE JUSTINE. QUELLE AVAIT, 1. Page 21 du second libelle. 2 3. Ibid. autre : TOUT CELA M’EST PARFAITEMENT ÉGAL.

Ainsi tout ce que l’époux veut, ce n’est point que sa femme ait des domestiques vestales, ni qui la gênent dans ses goûts ; mais seulement qu’elle ait des servantes discrètes, qui voient tout et ne bavardent point. Voilà comment le mari chassait les intermédiaires suspects.

Le lecteur n’oubliera pas non plus que c’est au sieur Daudet qu’il a fait ces détails obligeants.

Mais enfin l’époux a trouvé dans sa lettre du 24 août cette phrase triomphante : Elle prendra une autre femme de chambre et un autre domestique, et par ce moyen nous voyagerons ensemble. Aussi voyez-le triompher (page 23 du second libelle) : .. J’annonçais, dit-il. en donnant cette nouvelle au sieur Daudet, que mon intention n’était en aucune manière de favoriser les intrigues Kornman avec qui que ce fût. •• Si par hasard vous aviez eu, lecteur, l’inattention de vous laisser surprendre à cette hypocrite i iprenez dans sa lettre du 29 juillet 1780, et toujours à _l. Daudet, cette phrase que j’avais négligé de .use :

Il me fait grand plaisir d’apprendre qui lu nounm ol’e vous avez procurée à ma femme soit un si bon sujet. Je souhaite qu’elle i.a con-

! vous ait des obluj itions Je la lui avoir 

donm < .

Il suit de ce rapprochement qu’à l’épo juillet et d’août 1780 le mari dans son i nvoyait Ions les domestiques, pour que le sieur Daudet n’eût point d’intermédiaire à lui dans la maison de -on épouse : et dansses lettres, même non-seulement sa femme p< ut g . ll< i • ut, mais il rend grài ami Dau

femme. Il souhaite qu’elle la i lui en ait ’ ut...

Combien la letti mus laquelle il dit a l’é] s qu’il donne an bonne ■ < iurir ! maisl’époux, qui la tient, se jardera de la montrer ! Maintenant vous savez,

iurquoi le bon mari d’alors ne représenti

Je supplie qu’un redouble ici d’ati pour moi.

<’ Pourquoi !<■ sieur de Beaumarchais n’imprimet-il que i m on épouse ’.Me

Qu’elle les pro-

i duisc, -i elle l’ose ! qu’elli | surtout la Icttr que je lui ai écrite pendant que j’étais a ■ Spa, el qui’ le sieur Daudet était chargé de lui < remettre ! Que craint la dame Kornman ?Si en • effet j’ai favorisé ses désordres , ma corresdoit i prouver. Qu e

donc connaître cette correspondance ’ bravade, je vais démontrer

q i'il >■- ! taux que le sieur Kornman ait i a sa femme dt ua ci nts /■ Un . i omme il vais prouver qu’il en écrivit cinq, et pas -i ; que ces lettres sont nulles ou qu’elles li condamnent. Qu’on soit sévère sur mes preuves : j’ai tant été maltraité dans le monde sur cette infàmi eule affaire, qu’on doit me pardonner d’avoir quelque plaisir à bien prouver que j’ai toujours raison. Les magistrats sont des années a peser le pour i i le contre avant qui d’oser prononcer. L tranche en dix minutes sur le libelle d’un Ber-Si je n’ai rapporté dans mon premier mémoire qu’une seuli- lettre de l’époux à -a femme, comme il me le reproche, c est que je n’avais alors qu’un seul fait à prouver, la bénignité d’un mari devenu depuis si brûlai, et que cette lettre j suffisait. Aujourd’hui que dois-je établir ? deux faits dont j’ai la preuve en main :

° Qu’il n’a écril que cinq lettres à -a femme pendant cinquante-quatre jours d’absem e ; ° Que ces cinq h tins, loin de montrer un mari grondeur, irrité du desordre qu’il lui imp i courte-, vagues, vides ou nulles, arrachéi ce a l’époux qui rougit de son rôle et qui ne -dt comment écrire ; enfin, qu’excepté celle transcrite dans mon premier mémoire, où il consent que sou épouse reçoivt l’ami ! i : i isitei <i Baie, aucune des autres ne. dit rien. Malgré l’ennui que je vous cause, ô mon lecteur, m- m’abandonnez pas : tout le procès est dans ces lettres, et surtout dans l’explication qu’un fougueux écrivain en donne.

i.- i i juillet 1780, ’."u arrivant a Spa, le i époux écrit à son ami : « Je vous accompa Un pour uni femme, el je vous serai obligé « de la lui remettre. » .Donc une lettre.) Comptons bien.

Moi je n’ai pas cette p< tite !• Un . elle seule manque à la liasse. On jugera par les quai, de quel Ion était celle-là.

Sa lettre du 19 juillet au sieur Daudet our-là il n’écrivit point a sa femme ; mais Spa, longue i pîti e à son cher ami, et très-court billet à sa femme, en s’excusant sur sa fatigue. Voyez de quel style terrible il soutient son Ion irrité.

s<> :- couvi rt de l’ami Daud

«J’ai vu avec beaucoup de satisfaction, ma femme, que nos enfants se portent bien, el que Lu aies leur bi

« rencontrent en ceci, el il raut espérer que cela c. ne sera pas la seule oi casiou. .le ne répliquerai que nous

..Hun - suffisamment expliqués là-dessus. » Il esquivait les explications par écrit. > Je .. que tu sois toujours heureuse ■ i . , ntribuerai loujour > ] qui dépendra de moi : sur quoi tu peux compter, ainsi que sur les sentiments que tu me connais.

« G. K.

« P. S. Cette lettre est un peu courte, mais je me sens un peu fatigué ; je réparerai cela à la première occasion. »

Ce style gauche et plat nous prouve que le mari n’avait que des compliments à faire, des reproches à éluder, et nul ressentiment à vaincre.

(Déjà deux lettres.) Nous marchons.

Le 1er août, de Spa, longue épître à l’ami Daudet, où il s’étend comme une gazette sur les roides nouvelles du Nord ; et cependant le P. S. contient ces mots : Je suis trop ma femm ;  ; ce sa vire courrier.

Le 5 août, toujours de Spa, longue et tendre lettre à l’ami : il ne veut plus qu’on lui écrive. Il fart et compte écrive, dit-il, aujourd’hui ou demain à sa annoncer la même chose. La lettre est au bout de la plume. Puis le 12 août, de Bruxelles. autre longue épitre à l’ami, point de lettre encore à sa femme (car c’est par lui qu’il écrivait. Seulement, à la un de celle à son ami, on lit ce tendre P. S. :

rd de ma femme, je ne veux que son bonheur, l’AXS TOUTE L’ÉTENDUE DU TERME. J’(. : if :, ne s’yoppo*

Et le 18 août il était de retour chez elle, puisqu’il écrivit de Paris à son ami. le lendemain 1 " que ma femme est intentionnée de faire ce petit voyage (de Strasbou :

Nous n’avons encore que deux lettres, et le mari est de retour : il ne quitte plus sa femme à Paris. ■ >urg ni à Bàle, que le 13 de septembre ; et dès le lendemain 14 il lui écrit d’Asler, près de Luxembourg. Cette lettre est la plus curieuse des cinq : c’est celle où il lui dit qu’il espère que l’ami Baudet aura l’attention d’aller la visiter à Bàle. L’époux m’a reproché de l’avoir mutilée : mais je vais la donner saus lacune : elle est nécessaire eu ce lieu pour compléter la collection. Je prie qu’on examine ce que j’en avais retranché. « A Asler, près de Luxembourg, le 14 septembre 1TSÛ. rois, ma femme, qu’il est décent que tu B de mes nouvelles : carmin silence pourrait faire naître des réflexions aux bonnes gens avec qu’il n’est pas

qu’ils fassent. (Nous avons dit que ces bonnes gens étaient des parents de sa femme. On te ■ par intéri

■ à toutes ces de ’. « Je me trouve dans un chemin de traarrêté dans un mauvais village, parée « qu’il y a quelque chose de cassé à ma voiture : | hrases en caractères romains étaient premier mémoire.

itinuerai le plus vite qu’il me sera possible « ma route vers la Flaudre et Aix-la-Chapelle, d’où « jeté donnerai de mes nouvelles ultérieures. (Fallait-il faire tant de bruit pour une pareille omission ?) Fais mille complu ;  ; Daudet, si ta levais, cab je suppose qu’il lien dans ses petits voyages avoir l’attention de te faire une visite ; je lui écrirai demain. passer la présente par Strasbourg, pour qu’on voie que nous somm< pondance ensemble. Tu paiement, si tu ■ à me faire

dire, adresser tes lettres paie moi a Vachter : cela .nous donnera un air d’intelligence qui fera bon nés. Je suis tou « G. K. »

Voilà trois lettres constatées ; mais nous sommes loin des deux cents.

Et le 52 septembre, de Bruxelles, autre cour) billet à sa femme. Des reproches ? il n’en fait aucun ; de colère ? on n’en voit pas l’ombre. Les plus doux encouragements, une complaisan bornes, et ma preuve marche as~ez bien. Mais il faut copier le billet.

/ menu 6 n mari.

i Bruxelles, le 2 v 2 sepku :

ii Je n’ai pas eu un moment a moi, ma femme. « pour te donner de mes nouvelles. J’ai toujours « été en course ou en négociation : j’ai [ « Spa ; mais, comme tu vois, je s’y ai point pris • iiAcixE : mon frère m’ayant fait sentir qu’il est < essentiel pour nos affaires que je passe par Paris, suis déterminé à prendre cette route : je « ne m’y arrêterai que deux ou trois jours : je « prendrai ensuite la route de Bàle, où i " doras pas à me voir : je souhaite trouver tout le « monde bien portant, ainsi que les enfants. Mille « compliments à tes parents. Je n’ai pas une minute a moi. et je n’ai que le temps < ! « que je suis toujours,

« me connais, G. K. »

Remarquez bien ces mots, lecteur : Je n’ai pas < •

j’ai toujours été en course ou en négociation. (Donc il n’y a point eu de lettre entre le 14 septembre et ce jour.) J’ai passé par Spa ; mais, comme tu vois, je n’y ai point pris racine. Apparemment la jeune épouse lui avait l’ait quelque reproche, qu’il se garde bien de montrer, sur la longueur de son premier séjourna Spa. Mais c’est l’affaire de l’épouse de nous dévoiler ces mystères. (Ainsi quatre lettres à sa femme.) Lecteur, nous louchons à la fin. Enfin une cinquième de Paris, du 20 septembre, et toujours le même embarras.

« Paris, le 26 J’espère, ma femme, que mes précédentes lettres le seront bien parvenues : tu y auras vu que des affaires instantes ont engagé mon frère à me presser de venir à Paris ; j’y ai satisfait, quoique cela m’ait contrarié, et j’y suis arrivé hier. Je suis extrêmement occupé de différents objets ; je ne m’arrêterai cependant que peu de jours, pour prendre la route de Bâle, où je ne tarderai pas d’arriver. Je suis singulièrement fatigué de toutes ces courses ; le temps me presse, et il ne me reste que celui de te réitérer que je suis toujours, avec les sentiments que tu me connais.

« G. K.

« Mes compliments à ta famille. »

Le bon mari n’écrivit plus : sous huit jours il était à Bâle, d’où il amena sa femme à Paris : car son ami daudet l’attendait dans la capitale.

Ainsi cinq lettres seulement, bien courtes et bien comptées, pendant cinquante-quatre jours d’absence : trente-six dans son voyage à Spa, et dix-huit jours après l’avoir menée à Bâle. Il était déjà clair pour nous qu’on n’écrit pas deux cents lettres en cinquante-quatre jours, écrivît-on à une maîtresse : jugez donc quand c’est à sa femme, que l’on croit maîtresse d’un autre.

Dans ces cinq lettres bien prouvées, on voit que cet époux, qui se donne pour si sévère dans ces deux cents prétendues lettres, n’était qu’un plat mari, honteux de sa très-honteuse conduite. On sent toujours son embarras : deux mots par décence, et c’est tout. On voit qu’il a peur d’en trop dire, car des lettres sont des témoins, Quand il peut s’excuser d’écrire, il saisit le moindre prétexte. Un jour il est trop fatigué ; un autre, il écrira demain ; un autre jour, le temps le presse, il n’a pas un moment à lui. Dans sa lettre de Spa du 27 juillet, honteux même de ne pas répondre aux explications que sa femme lui demande : Je ne répliquerai rien, dit-il, à tout le reste de ta lettre, parce que nous nous sommes suffisamment expliqués là-dessus. C’est l’épouse ici qui reproche, et l’époux qui fait le plongeon ; et cependant voyez toutes ses lettres des mêmes dates à son ami Daudet, comme elles sont chaudes, vives et pleines ! le cœur abonde en sentiment ; plusieurs ont trois ou quatre pages.

À ces cinq lettres bien comptées (et c’est le compte du mari, à cent quatre-vingt-quinze près), il est inutile d’ajouter son commentaire sur sa lettre scabreuse à sa femme, du 14 septembre, où il dit : « Fais mille compliments à Daudet, si tu le vois, car je suppose qu’il pourrait bien dans ses petits voyages avoir l’attention de te faire une petite à Bâle, sur les désordres de sa femme, il a chassé t. visite ; je lui écrirai demain. » Cette lettre est le corrupteur à si m arrivée à Paris, et n’a pasdiffàcheuse ; on voudrait pourtant l’expliquer, car foré d’un jour ; et vous le croyez d’autant plus, que M. Kornman est d’avis qu’en pareil cas il vaut ce mari, dans son second libelle, élablil ainsi —a mieux dire une sottise que de ne point parler du conduite : tout. Le précepteur Bergasse nous semble aussi de ■< De retour à Paris, connaissanl enfin l’intriavi . Or voyons comment ils s’en tirent (p. 24 « gant auquel j’ai affaire, je fais sentir au sieur du 2 e libelle) : Il Daudet) m’avait écrit qu’en 11 effet, devant aller dans le voisinage de Bâle il ci se proposait de lui faire une seule visite. » Il avait écrit une seule ? Montrez-nous donc la lettre où il restreint son attention pour votre femme à ne lui faire qu’une seule visite à Bâle.’Ce style est —1 probable dans l’hypothèse que vous posez, qu’on est très-curieux de la lire. « Or je ne croyais pas (ajoute l’ingénu mari, ajoute le bon précepteur -que cette visite fût bien dangereuse, la « dame Kornman étantaveeses curants, au milieu ti des siens. »

Au milieu des sien ;, dites-vous ! c’élait là le molifde voire sécurité ! Eh ! mais, monsieur, oubliez-vous qu’elle était logée n l’auberge où vous l’aviez mise vous-même, et non chez l’un de ses parents ? N’avez-vous donc pas imprimé (p. 10 du l" libelle) : « Je n’eus pas besoin en arrivant (à Bâle) de faire de grandes informations sur la conc ihiite de la dame Kornman : à peine fus je di (i cemlll DANS L’AUBERGE Où ELLE LOGEAIT, qil’oil c m’apprit que le sieur Daudet y était venu plusieurs fois de Strasbourg, qu’il y avait pa i di ci NUITS AVEC ELLE. •’Or, ipi.’lllil VOUS invitiez cet ami d’avoir l’attention pour (mis trois d’aller la visiter à Bâle, il est donc vrai, monsieur, que, loin il 1 Ire chez ses parents ;, elle était logée à l’auberge où vous l’aviez mise vous-même, où chacun a droit de descendre, de passer le temps qu’il lui plaît ! Vous auriez bien pu vous douter que dans ces logements publics on n’a jamais de surveillants : ces visites, qui, dites-vous, ne vous semblaient pas dangereuses, devaient donc au contraire vous le sembler beaucoup, surtout de la part d’un galant tel que celui que vous peignez. Cependant vous l’aviez invité d’avoir l’attention d’y aller ! vous a Me/ en ai a votre femme que vous supposiez qu’il n’y manquerait pas ! Êtes-vous pris dans votre piège ? lâche époux, il agent. et miserai 1 raisonneurs !

Tous mes amis se réunissent pour me prescrire le [on grave. Mais peut-on se refuser au léger —eu rire du dédain en voyant la bassesse trompée et l’embarras d’un hj pointe époux qui, malgré le ton prédicant d’un défenseur plus hypocrite encore, ne peut plus prononcer un mot sans dévoiler sa turpitude ? Il nous rappelle un charlatan connu, voulant toujours vendre sa femme, et toujours prêt à être en fureur contre qui l’aurait escroquée. Achevons le portrait du nôtre.

Enfin vous croiriez, à l’entendre, qu’après tous les renseignements reçus à Paris, à Strasbourg et Daudet combien sa présence m’est importune 11, » etc.

Mais moi qui tiens l’expédition timbrée que j’ai tirée du greffe criminel, de toutes ses lettres déposées, j’y trouve, à la date du 14 novembre 1780 (c’est-à-dire deux mois après son séjour à Bâle), une lettre au sieur Daudet, commençant par ces mots : Vous trouverez, mon cher ami, sous ce pli, le modèle de l’engagement en question, etc.

Eh quoi ! toujours mon cher ami ! au corrupteur avéré de sa femme ! deux mois après le séjour de Bâle !

En honneur, ce second libelle est plus menteur que le premier ! et partout la même logique.

J’ai combattu, j’ai démasqué, dans d’autres procès qu’on m’a faits, des lâches d’une étrange espèce ; mais jamais aucun d’eux ne s’est vautré, comme ceux-ci, dans la fange d’une telle défense.

résumons nos deux plaidoyers.

Le sieur Kornman vous dit que j’ai tronqué toutes ses lettres, pour en détourner le vrai sens. Moi je les donne tout entières, pour qu’on en voie le vrai sens.

Il dit que je les ai méchamment transposées, pour en faire prendre une fausse interprétation. Moi je les transcris à leur date, et de suite, pour qu’on s’assure bien que je n’y ai mis aucun fard.

Il dit avoir écrit plus de deux cents lettres à sa femme, il nous défie de les montrer. Moi je prouve qu’il n’en a écrit que cinq, et non pas six. J’en transcris fidèlement quatre, qui donnent le ton de la cinquième.

Il dit que ces lettres étaient sévères, celles d’un époux irrité. Et moi je prouve, en les montrant, qu’elles sont les lettres d’un mari honteux de sa conduite et de ses indignes projets.

Il dit que sa femme l'a supplié de la conduire à Bâle chez ses parents. Et moi je prouve, par sa lettre du 27 juillet 1780, que c’est lui qui a proposé ce voyage comme une partie de plaisir, et pour la conduire à Strasbourg, où séjournait le sieur Daudet.

Il dit qu’il avait mis pour condition rigoureuse au voyage de sa femme, qu’elle chasserait les domestiques qui favorisaient son intrigue avec le sieur Daudet. Et moi je prouve, par sa même lettre du 27 juillet à l’ami, que non-seulement il l’a laissée maîtresse de garder ses anciens valets, ou d’en prendre d’autres à son choix ; mais qu’il rend grâces au sieur Daudet d’avoir procuré une si douce bonne à sa femme.

Il dit qu’il la menait chez ses parents à Bâle pour la piv-.Twr de Daudet. Et moi je prouve, par ->■< lettres des 19, 24el 2o août 1780, que Bàle n’était qu’un prétexte pour la mener à Strasbourg, car Strasbourg n’est point la vraie route de Bàle, en I. P.i^c 26 du second libelle.


plus

venant de Paris : on fait trente-deux lieues de si l’on veut passer par Strasbourg.

dit qu’il l’a conduite à Bàle, outre de’ ms scandales 

avec Daudet à Strasbourg. El moi je prouve, par sa lettre à sa femme du ti septembre 1780, qu’il a prié ce même Daudet d’avoir la délicate attention d’aller la visiter (f Baie, après les scandales à Strasbourg.

dit qu’il devint furieux quand il apprit à Bàle, 

à son retour, que le sieur Daudet y était venu de Strasbourg, et avait passé des nuits avec elle. Et moi je prouve, par sa lettre du 13 septembre, de Bai.e, à son ami Daudet, que, loin qu’il en soit furieux, il lui écrit bien tendrement qu’il a laisse sa femme à sa merci.

Il dit ensuite , par un nouveau galimatias , que les visitesdeson cherami n’étaient point dangereuses usa femme, parce qu’elle était chez sis parents à Bàle. Et moi je prouve, par son premier libelle (p. 10), qu’(7 l’avait logée à l’auberge pour qu’elle y fût plus à son aise. Or, dans l’hypothèse du libelle, l’auberge était très-dangereuse. Enfin il dit qu’à son retour à Paris il a l’ail connaître à Daudet que ses visites t’importunaient. Et moi je prouve, par sa lettre au sieur Daudet, du il novembre suivant, qu’il l’appelait son cher ami, deux mois après le séjour de Bàle et les prétendues nuits avérées.

Dans tout ceci, comme l’on voit, nulle mention d’un jeune étranger ; cette fable était réservée p ■ compléter lahonte de son second galimatias. Ainsi, dans deux affreux libelles, pas un seul mot contre sa femme qui ne soit un grossier mensonge El -i j’ai pris la peine. a Mitre grand ennui. Ici leur, de démêler ce qu’il embrouille, d’éclairer ce qu’il obscurcit, c’est pour qu’il vous soit démontre que l’ennemi que je combats est toujours indigne de foi sur ce qu’il impute à sa femme. Mais qu’ai-je besoin d’appuer sur ces preuves de mauvaise foi, lorsqu’ils viennent de taire plaider par leur avocat au Palais que tout ce qu’ils ont dit dans leurpremier libelle n’estqu’un récilforgé dans la tète du sieur Bergasse, fruil de son imagination, controuvé dans toutes ses parties, et que lui, Kornman, n’a certifié véritable que par des excès de déférence pour son vertueux écrivain .’ Les huées mêmes de leurs partisans ayant honoré cet aveu, je n’ajouterai rien à leur houle publique. Revenons aux faits importants, derniers objets de ce mémoire, et traitons-les si clairement, que le lecteur, entraîné par la force de mes preuves, adopte mon exclamation, el s’écrie partout avec moi : vil époux, lâche adversaire ! et misérables raisonneurs !

DERNIÈRE PARTIE A ÉCLAIRCIR.

DÉVELOPPEMENT DES CARACTÈRES ET DÉMONSTRATION DE LEUR PLAN.

Je dois reprendre la question que l’on m’a l’aile plusieurs fois, et dont j’ai suspendu la réponse pour traiter l’affaire des lettres.

Quel acharnement diabolique arme donc ainsi contre vous ce Kornman et ce Bergasse ? — C’est là le secret de l’affaire, et je vais vous le dévoiler.

Toutes les fois qu’un sot veut, dit-on, se faire méchant, il faut qu’il rencontre un méchant qui de son côté cherche un sot ; et comme c’est en tout pays chose facile à rencontrer, on juge bien que la liaison entre Bergasse et Kornman a pris comme un vrai feu de paille au premier moment du contact. Quand cet Orgon eut flairé ce Tartufe, posté cafardernent auprès, non d’un bénitier d’eau lustrale, mais d’un beau baquet magnétique, Orgon l’accueille, il le recueille, lui donne gîte en sa maison, le fait précepteur de ses enfants, et, s’élançant avec transport,

Chacun d’eux s’écrie aussitôt :
Voilà bien l’homme qu’il me faut !

Je ne parlerai pas des commencements de leur intrigue ; je ne vous dirai point comment ils s’étaient unis avec le médecin Mesmer ; comment le prédicant Bergasse prêchait les curieux que cent louis, légèrement donnés, avaient attachés au baquet, et comment, ennuyée de son verbiage amphigourique et lasse d’être dupe, la compagnie lui imposa silence un jour ; ni comment Kornman, chargé de la caisse du mesmérisme, et le véridique Bergasse, élevèrent un beau jour baquet contre baquet, et parvinrent enfin à dépouiller leur chef d’une partie des avantages que sa doctrine avait produits. Cela n’a de rapport à nous que parce que M. Le Noir, ayant permis ou toléré qu’on mît au théâtre Italien la farce des docteurs modernes (seul moyen d’empêcher les malheureux enthousiastes d’être victimes des novateurs), excita le ressentiment de tous les modernes docteurs, le docteur Bergasse à la tête.

Il fallait au moins un prétexte aux vengeances qu’ils méditaient. L’ancien procès de Kornman, repris et quitté douze fois, leur parut à tous deux un canevas parfait, sur lequel ils pouvaient broder des infamies tout à leur aise. Mon nom pouvant donner quelque célébrité aux libelles qu’on voulait faire, il fut décidé tout d’une voix qu’on dirigerait contre moi la plus sanglante diatribe.

D’ailleurs je n’étais pas sans reproche sur l’article du mesmérisme. Ils savaient bien que je m’étais souvent, en public, égayé sur les sottises du baquet. Or, ceux qui vivent de sottises détestent tous ceux qui s’en moquent.

M’ayant fait assigner comme témoin dans son procès avec sa femme, le sieur Guillaume Kornman avait été si mécontent à des dures vérités de ma déposition, qu’ils sentirent tous deux le tort qu’elle leur ferait, rapprochée des pièces probantes, s’ils ne parvenaient pas à changer ma qualité de témoin assigné par eux-mêmes, en celle d’accusé, qui leur convenait davantage.

Le projet fut donc arrêté de faire un long libelle contre M. Le Noir et contre moi, dont le grand procès d’adultère serait le prétexte ostensible.

Le libelle fut composé ; mais, quelque empressement que Bergasse le précepteur eût d’échapper à sa profonde obscurité par cette production d’éclat, Kornman préférait encore d’arranger des tristes affaires ; et le crédit de M. Le Noir, la bienveillance dont il l’honorait, pouvant lui faire encore tirer parti des Quinze-Vingts, il hésitait de le donner.

Depuis cinq mois au moins ce libelle trottait sourdement ; mais il n’était que manuscrit. On l’avançait, on le retirait ; on le montrait tout bas, comme un épouvantail. Moi j’en ai eu copie trois mois avant qu’il fût public. On essayait aussi de me le vendre[34]. Tant qu’il espéra quelque chose du crédit de M. Le Noir, le libelle ne parut point ; mais quatre jours après la disgrâce de M. de Calonne, le libelle fut imprimé.

Jamais l’honnête Kornman n’a manqué ces instants précieux. La retraite du ministère de M. le prince de Montbarrey avait changé en vraie fureur son amour pour le sieur Daudet. Sitôt après la détention du cardinal de Rohan, son bienfaiteur, Kornman n’avait pas manqué de donner un mémoire contre lui, relativement aux Quinze-Vingts. Il était donc bien juste que la disgrâce de M. de Calonne fût le moment d’un gros libelle contre M. Le Noir, son ami. Et moi, je n’étais là que pour orner la scène.

Quant à leur projet, le voici :

Nous publierons un bon libelle, où nos deux ennemis, traînés dans la fange d’un adultère supposé, de tout point étranger à eux, seront livrés à la risée publique ; mais comme ils ne peuvent être qu’incidemment amenés, dans l’affaire de la dame Kornman, quand nous les aurons bien injuriés, nous nous raccommoderons avec elle en lui faisant pont d’or pour passer dans notre parti. La réconciliation achevée, n’ayant plus de procès à suivre, M. Le Noir et Beaumarchais en seront là pour nos injures : moi, Bergasse, j’aurai fait du bruit ; toi, Kornman, auras la dot, et notre vengeance est parfaite.

Lecteur, si vous croyez que mon esprit fabrique un conte et vous le donne pour un fait, suivez-moi bien sévèrement.

À peine leur libelle a paru, qu’indigné de cette infamie, je broche ma première réponse.

Pendant que je la travaillais, nos deux ennemis, satisfaits de voir leur vengeance en bon train, s’occupaient de leur sûreté. L’instant est venu, disaient-ils, qu’il faut traiter avec la dame Kornman. Après l’avoir tympanisée, tâchons, à force de promesses, de l’arracher à son parti, de lui faire abandonner ses amis et ses protecteurs ; puis faisons un mémoire pour elle, contre ceux mêmes qui l’ont servie ; rendons-les odieux, infâmes, en faisant écrire à la dame qu’elle a été corrompue par eux, jetée dans ce procès par ceux que l’on n’y voit qu’à l’occasion de cette infortunée.

Que dites-vous, monsieur de Beaumarchais ? Où puisez-vous tant de noirceurs ?

Lecteur, examinez mes preuves ; elles ont été plaidées publiquement.

Le défenseur de la dame Kornman a démontré à l’audience toute la série des démarches qu’ils ont faites pour arriver à cette transaction : il a prouvé qu’ils ont été trouver un jurisconsulte estimé, plein de talent, de probité, qui leur a paru propre à négocier ce raccommodement secret, dont ils se flattaient sans doute que la noirceur lui échapperait.

Allez, ont-ils dit au négociateur ; proposez à madame Kornman le retour certain d’un bonheur qui la fuit depuis si longtemps. Il ne s’agit, pour elle, que de signer une transaction amiable, de nous livrer deux hommes, Le Noir et Beaumarchais, qui sont deux méchants corrupteurs ; de les abandonner à la fureur de moi Bergasse, à la vengeance de son époux. Et s’ils s’avisent de s’en plaindre, je ferai pour elle un mémoire, comme j’en ai fait un pour lui. Elle reverra ses enfants ; son mari payera ses dettes, et ceux dont il faut nous venger resteront couverts de mépris. Nous les tenons ! nous les tenons !

Le défenseur a lu ensuite à l’audience différents billets de Bergasse ; puis une transaction minutée par le même, dans laquelle on soumet la dame Kornman à écrire une lettre qu’on doit rendre publique ; où l’on veut lui faire dire qu’elle n’a pas attendu la publication du mémoire de Bergasse pour rendre justice à son mari ; où l’on veut qu’elle ajoute encore qu’elle va s’éloigner de M. Le Noir et de moi, qui avons excité les réclamations de son mari. Et, si elle consent à signer cette transaction perfide, on lui promet que Kornman lui amènera ses enfants ; qu’il me fera offrir judiciairement ce qu’elle me doit, et que son mari lui donnera des marques de la plus sincère réconciliation : et ce chef-d’œuvre de Bergasse est écrit, signé de sa main !

Le négociateur montre la transaction à la dame Kornman. Elle sent qu’on lui tend un piége, non pas le négociateur, mais les gens qui l’en ont chargé. Elle refuse obstinément de signer un tel acte. On cherche à tempérer les choses. Autres billets au négociateur, e II faut au moins, y dit Bergasse, que vous ameniez madame Kornman à écrire à M. Le Noir et à Beaumarchais des lettres nobles et simples, dans lesquelles elle assure que, revenue de son erreur, et voyant le sieur de Beaumarchais, n’a pas un petit mot o l’abîme où on l’a plongée, elle s’éloigne d’eux e sans retour. Par là je déconcerterai toute la facci turc du mémoire de Beaumarchais, i e qui est bien essentiel. Madame Kornman le payera. Je lui amènerai ses enfants, et nous concerte" IIO.XS SOS INTERROGATOIRE DE MANIÈRE i « CURER SA JUSTIFICATION. ■>

Eh quoi ! cet homme affreux ne tremblait pas d’écrire:Nous concerterons son inten jui ? Contre son mari, le seul qui l’a vilinus la plume de celui même qui veut lui faire cet interrogatoire, e me il,; erté l accu aii’n de son mari ! Ainsi cet effronté, Vomnis homo dand cette affaire, dirige la plainte, est l’accusateur, le conseil, le témoin, l’écrivain, l’avocat, du mari, et veut être celui de sa femme ! l’horreur ! ô l’horreur !

La dame Kornman, sentant tout l’avantage d’obtenir quelque preuve d’un aussi noir complot, demande communication des pièces. Le courage des conjurés s’accroît à cet espoir trompeur. Bergasse écrit, dans un autre billet qui doit lui être — mvons madame Kornman sur

n toutes choses. Préparez le canevas des lettres dont je vous ai entretenu. Je contribuerai de bon cœur à lui faire jouer dans le public le rôle le plus intéressant et le plus noble, pourvu qu’elle veuille s’y prêter. »

Quand j’ai dit que tout ce procès d’adultère n’était mis en avant que pour servir d’autres vengeances, a-t-on pu même soupçonner que j’en fournirais cette preuve ? Sauvons madame Kornman sur toutes choses, dit-il… Je contribuerai de bon cœur à lui faire jouer le rôle le plus noble le plus intéressant, pourvu qu’elle veuille s’y prêter ! Pas un mot qui ne soit précieux.

Dans un autre billet, il demande au jurisconsulte une consultation sur le moyen de terminer la transaction projetée. Mais, comme son but n’est que de tromper, qu’elle soit, lui dit-il, un chef-d’œuvre et de finesse et de logique. Il voudrait qu’elle pût paraître au moment même de mon mémoire.

Dans un autre billet, il écrit : « N’oubliez pas, en parlant à la dame Kornman, de lui dire que M. Le Noir a voulu la faire enfermer à cent lieues de Paris, » etc., etc. Il ne cherche à indigner cette dame par tant de fables concertées, que pour en obtenir qu’elle écrive dans sa colère les lettres qu’il a désirées, et qu’il voudrait faire imprimer dans la nuit même : ce qui, ajoute-t-il, est bien important à cause du mémoire de Beaumarchais qui va paraître, et dont il dit savoir tout le contenu.

Mais, pendant que l’intrigue s’avance, Kornman réfléchit que, dans la transaction, Bergasse n’a inséré que des phrases en son honneur, qu’il y est appelé le sensible, le vertueux, le généreux Bergasse ; et que lui, Kornman, qu’on oblige à payer le sieur de Beaumarchais, n’a pas un petit mot d'éloge. Cependant cette pièce doit paraître à la tête d’un mémoire qu’on va vendre, et dont le profit reste à Bergasse avec l’honneur ! Il s’en plaint, il murmure ; sitôt Bergasse, le renard, écrivit au rédacteur pour apaiser son compagnon :

« Il est essentiel que madame Kornman, dans ses lettres, dise qu’elle regarde son mari comme un homme infiniment honnête ; et qui :, l.ini qu’elle a vécu à côté de lui, elle a toujours reconnu en lui une manière de penser infiniment noble '>, etc.

On ajoute à la transaction l’éloge exigé du mari ; et Bergasse, croyant enfin avoir enveloppé sa victime, ne garde plus aucune mesure. Ses intentions, ses espérances, la jactance d’un fat enivré de son vin, sa bravade, son juste esprit, tout est versé dans le billet suivant :

« Il est bien important, mon cher ami, que vous vous occupiez sur-le-champ du plan dont je vous ai parlé hier. Si vous pouvez voir madame Kornman, tâchez de me la faire voir ;je lui amènerai ses enfants, et nous ferons une scène de larmes ■ on finira Ton-. Je viens de rédiger une note contre l’écrit du sieur de Beaumarchais, qui, je j'espère, sera imprimée cette nuit, et paraîtra demain. J’y parle d’elle avec intérêt, et de Beaumarchais avec modération ; j’espère que vous en tserez content, etc., etc. » On ajoutait même, au Palais, que le billet fini ! par ces ts bien étranges (mais l’avocat de la dame Kornman ne les a point articulés) : « Soyez bien persuadé que ni Kornman ni moi ne serons décrétés pour avoir publié notre mémoire ; je crois que le public entier décréterait à coups de pierres le tribunal qui entreprendrait de nous demander compte de notre conduite. ■

Ce qui rend assez vraisemblable cette phrase de son billet, c’esl le ton qu’il a pris à l’audience de la grand’chambre, en rappelant en d’antres termes à peu près les mômes idées. On l’a vu apaisant de la main les battements donl ses amis couvraient ses périodes commencées. Plein d’une vanité fougueuse ei menaçant les magistrats, il leur disait : Si par un hasard imprévu vous alliez faire perdre la cause a l’innocence, aux bonnes mœurs, il n’j a personne dans celle assemblée qui ne se levai aussitôt et qui ne prit nuire défense.

Songez a vous, augustes magistrats ! Si par malleur vous i lamnez Bergasse el Kornman (vous voyez comme ils ont traite les magistrats du Chàlelcl . ils ous feronl décréter à leur manière, par le public île leur i|iijrtier, de la rue Carôme-Prenant. Gardez-vous bien de prononcer contre eux ! En voilà bien assez ! .Nos adversaires -nul ci m nu-. I. a da me Kornman indignée ri un pi I la négociation, ei la guerre a recommencé.

Avant île la faire éclater au Palais, ils onl voulu essayer d’effrayer celle dame, n’ayant pu la séduire ; cl, | r lui faire donner la déclaration qu’ils voulaient, avec laquelle ils entendaient | suivre M. Le Noir et Beaumarchais, sous le nom de l’infortunée, ils ont emprunté soin dément au sieur Bonnard une maison près de Neuilly, sous prétexte qu’une grande dame voulait y voir en secret son époux, dont on sait qu’elle est séparée. Ils ont eu l’arl d’y faire conduire adroitement la dame Kornman par île- hommes... grand Dieu ! qu’on était loin de suspecter ; et là ils l’ont liv i ce pendant six heures de suiti aux fureurs d’une pythonissc, d’une somnambuliste ardente, bien instruite et bien inspirée, laquelle avait dîné la veille dans la maison de Kornman, eu on lui avait appris ce qu’elle avait à dire. Il a fallu tout le courage d’une femme habituée au malheur, | ’ resi-ter a des scène- si longues et si fâcheuses, f r que ce lâche emploi du magnétisme prophétique ne la tii pas succombera la terreur d’un tel spectacle. Le détail de ces tentatives, écrit naïvement par la dame Kornman elle-même en sortant de celte obsession, est mi des plus étranges écrits, des pin- rire- qu’on puisse lire. Ou voit réuni toul ce que la scélératesse de forcenés très-maladroits peut joindre a l’imbécillité de dignes fous de Charenton.

Ces détails onl été mis -mi- les veux des magistrats. Le respect nous défend d’en dire davantage. Celle autre tentative n’ayant pas mieux réussi que la première, force a été de suivre le procès. Mais quelle guerre abominable ! Tous mes anciens valets séduits ou menacés ; une profusion immense de libelle- : plus de deux cents en dix-huit moi-, et tous payés par Kornman ; les registres d’une imprimerie, déposés au greffe criminel. seront la preuve de ces faits : Reçu tant du sieur Kornman pour tel pamphlet, tant pour une circulaire, etc., etc. A chaque instant des lettre- anonymes. J’en ai déposé une au greffe, qui accompagnait un libelle imprime dans lequel on cherchait a me désigner comme auteur des écrits scandaleux contre les magistrats ; et, crainte que je ne me méprisse aux agents de ces infamies, ils m’ont accusé hautement, dans un libelle signé Bergasse, d’avoir vendu ma plume au ministère pour insulter les magistrats absents, espérant bien par là me les rendre défavorables lorsque je demanderais vengeance contre ce cours d’atrocités. On a u de quel ton j’ai relevé cette apostrophe dans mon second mémoire, qui a précédé celui-ci. Ils ont ameuté contre moi la jeunesse indisciplinée qui rôdail autour du Palais, el m’ont fait menacer partout, sous prétexte de ces écrits. Ils m’ont l’ail insulter un soir, sortant à pied de mon jardin. Depuis ce temps j’ai mieux veillé sur moi, ne marchanl plus qu’avec des armes. IN oui lait casser, une nuit, des statues de Germain Pilon, monument du seizième siècle ci restes précieux de l’arc triomphal Saint-Antoine, que j’avais fait réparer à grands frais, d’accord avec l’Hôtel de ville, et mises au mur de mon jardin pour faire un ornement au boulevard, digne de l’attention publique. Messieurs du bureau de la Ville s’y étant transportés, ayant tancé publiquement le caporal d’un corps de garde qui est à dix pas du monument sur sa négligence à veiller, le lendemain une lettre anonyme, style, écriture de cuisinière, m’est arrivée, portant en substance le regret qu’on ne m’eût pas trouvé à la place de ces statues, disant que je ne l’échapperais pas, et m’appelant grand défenseur des belles ; ce qui n’était pas bien adroit pour déguiser l’auteur de l’anonyme. Tout est au greffe criminel.

Enfin, portant au dernier excès leurs manœuvres infâmes, ils ont fait afficher la nuit des placards à toutes mes portes, et même dans les rues voisines, me dénonçant au peuple comme un accapareur de blés. Les placards portaient en substance que si je n’ouvrais pas les greniers que je tenais fermés, on m’en ferait bien repentir. Il est clair qu’espérant que la cherté du pain pourrait produire quelque mouvement parmi le peuple, on lui désignait ma maison pour être la première ou pillée ou brûlée.

Les surveillants de la police ont arraché tous ces placards, et M. de Crosne a bien voulu faire passer toutes les nuits une patrouille déguisée autour d’immenses magasins où je liens de la librairie, qu’on cherchait à donner au peuple pour des accaparements de blés. L’Europe a couru le danger d’être privée du plus beau monument littéraire de ce siècle ; et moi, celui d’être ruiné.

Quelle complication d’horreurs ! Je suis las de les raconter, fatigué de les éprouver, et si honteux de les décrire, que je quitterais la plume à l’instant, si pour dernier trait de scélératesse ils ne venaient pas tout à l’heure, à la fin de leurs plaidoiries, de faire crier par leur avocat qu’ils tenaient la preuve en leurs mains d’une profanation de moi sur les choses les plus sacrées, pour amener des séductions honteuses. Vous verrez, messieurs, disait-il, comment il prit l’habit d’un confesseur, et comment, ainsi déguisé^ il trompa d’abord une femme, et s’en l’ut, sous le même habit, escroquer ei toucher an bureau d’un payeur une rentede 900 livres. Nousles tenons, ces preuves, écrites de sa main.

Puis, sans en faire de lecture, il met des lettres sur le bureau, laisse le public étonné, mais surtout nullement instruit. Heureusement mon avocat se levé, et demande.ici,’à la cour de tout ce qui vient d’être plaidé, obtient un arrêt qui ordonne que ces pièces déposées au greffe nous seront communiquées. Nous y courons. Que trouvons-nous ? Pour embarrasser celte cause, la couvrir d’un nouvel incident, et lâcher de prouver que je suis le vil proxénète d’un galant, protecteur d’un adultère en 1789, ils ont osé produire sept ou huit lettres de moi écrites dans ma jeunesse, en 1736 a ma première femme, il y a trente-trois ans accomplis, c’est-à-dire qu’elles sont écrites cinq ou -i au— avant que la dame Kornman fût née ! Et ces lettres, qui n’ont nul rapport à l’affaire, qu’ils se sont bien gardes de lire, quoiqu’ils les aient empoisonnées, sont douces, gaies, pleines d’amour et du tendre intérêt de i el âge : deux ou trois sont écrites un moment avant mon mariage ; el les autres, moi marié. J’avais prie mon défenseur de les lire toutes à l’audience : on n’y aurait Irouvé ni profanation, ni forfait, ni usurpation, ni déguisement, ni projets personnels à moi : seulement une idée de plusieurs amis rassemblés de cette daine.au nombre desquels je me comptais : avis que nous soumettions à son conseil, à elle-même, pour forcer des débiteurs peu délicats à lui faire une prompte justice.

N’ayant point adopté le projet contenu dans celle minute, elle l’a pourtant conservée avec toutes mes lettres d’amour, comme îles monuments très-chers de la tendresse d’un époux. Et ces lettres de ma jeunesse j’étais encore mineur quand celte il, une m’épousa. ces lettres, dis-je, cotées et parafées, , l’inventaire de ma femme quand j’eus le malheur de la perdre, est-il possible qu’ils les tiennent ’les parents mêmes de ma femme, lesquels, aprèsavoir joui pendant vingt ans, par ma seule indulgence, de fortes sommes qui m’appartenaient dans leurs mains, m’ont attaqué en 1771, el m’onl plaidé dix ans avec fureur, puis ont été condamnés envers moi, par trois arrêts contradictoires, à me payer des sommes plus tories que leurs moyens actuels ; qui sont venus se jeter à mes pieds, m’imploi r en disant qu’ils étaienl ruinés, si j’usais rigoureusement de mes droits constatés par les trois arrêts de la cour ; et qui ont obtenu de mon humanité, par leurs instances et celles de leurs amis, qu’ils jouiraient, leur vie entière, des sommes qu’ils me doivent ?

Mes amis, indignés, veulent que je demande en justice que ces actes soient annulés, pour cause d’horrible ingratitude ! Non. mes amis : ma vie entière — esl usée à pardonner des infamies ; irai-je empoisonner un reste d’existence. en deroe-eanl dans ma vieillesse à ma constante bonhomie ? Si je me permettais d’aller plus loin sm c — détails, on serait bien surpris de l’usage constant que j’ai fait de ma fortune. On apprendrail c bien de gens, mes obligés, ont abuse de ma facilité, el comment, pardonnant toujours, je me suis toujours vu force de justifier mes œuvres les plus pures ! Mais ces débats ne troublent plus la paix de mon intérieur. Heureux dans mon ménage, heureux par ma charmante fille, heureux par mes anciens amis, je ne demande plus rien aux hommes, ayant rempli tous mes devoirs austères de fils, d’époux, de père, de frère, d’ami, d’homme enfin, de Français et de bon citoyen : ce dernier. cet affreux procès m’a fait au moins un bien, en me mettant à même de rétrécir mon cercle, de discerner mes vrais amis de mes frivoles connaissances.

Quant à vous, mes concitoyens, qui prenez parti contre moi pour deux fourbes dans cette affaire, quel mal vous ai-je fait à tous ? En égayant mes courts loisirs, n’ai-je pas contribué à l’amusement des vôtres ? Si ma gaieté contriste des méchants, quel rapport y a-t-il entre ces gens et vous, avec qui je me complais à rire ? Vous savez tous, ô mes concitoyens, qu’il n’est rien d’aussi bas que la basse littérature. Quand un homme s’est bien prouvé qu’il n’est bon à rien dans ce monde, s'il se sent le pouvoir de braver mépris et Bicêtre, il se fait libelliste, feuilliste, affichiste et menteur public. L’affreuse calomnie n’est qu’un vain mot pour lui, s’il parvient à faire imprimer ses pamphlets en esquivant la geôle ; et, sauf tous les affronts qui poursuivent son vil emploi, il est heureux dans son grenier : m’injuriant lâchement dans le monde, où ils savent que je ne vais plus ; m’implorant en secret chez moi, quand ils peuvent forcer ma porte : voilà, voilà les gens que Kornman salarie !

Et les auteurs de ces libelles, les imprimeurs et les ordonnateurs, tous sont connus, tous seront poursuivis. Ce qu’il y a de plus vil à Paris, dirigé par ces deux méchants, depuis deux ans écrit, poignarde par derrière les plaideurs et les magidtrats. Ce désordre est porté si loin, qu’il n’est pas un seul citoyen qui ne doive frémir des horreurs auxquelles le plus léger procès peut soumettre son existence. L’ordre public est trop intéressé à ce que de tels excès soient punis et soient réprimés, pour que les magistrats ne sévissent point, dans leur arrêt, contre les noirs instigateurs de tant de lâches calomnies.

Ce Bergasse, inconnu, sans état, -ans métier, même sans domicile, s’amalgamanl à tout ce qui fait bruit : après avoir traite son bienfaiteur Mesmer comme un dieu, puis comme un scéléral ; après avoir traité Deslon comme un confrère, et puis comme un escroc ; après avoir dévoué, dans ses fureurs, MM. Franklin, Bailly, et autres comiiommés par Sa Majesté pour juger ce fou magnétistrii ; après les avoir dévoués, dis-je, à l’exécration de la postérité la plus reculée, parc qu’ils ont dévoilé les mystères de celle doctrine ; i i être fait insolemment graver sous 1 :mblème don génie couronné qui forge el va lancer des foudres, et - être proclamé lui menu i i plus stupide vanité, le sauveur de la Fram e, el l’a iir osé imprimer lors du retour des magistrats, parce qu’il avait écrit quelques lignes fou dans un momenl où l’opinion publique, partoul n rtemeul prononcée, avail déjà ruiné le système ministériel ; après s’être bien pavané, comme la mouche du coi lu , en disant :

J’ai laul fait qu’à la fin mi i <eits 1 in la plaine ; ce noirb tll i, vient dejui

qu’il s’attachait ,’i Kornman... malheureux Lao- (■’."•II ! toi ni tes deux enfants n’espérez plu- fuir le reptile qui vous a si bien enlae ] vous restera quelque peu de fortune qu’il se délai lie. l le suivrai partout, dil les exils, dans les prisons ! Digne Orcslc d’un tel Pylade, on n’est point étonné qu’il se dévoue à loi. Quel affreux Pylade, en effet, est plus di I !

Signé Caeon oe Beaum vri h us.

M c Pelletier, procurt w .

ADDITION PRÉCIPITÉE

Ce mémoire était imprimé, j’allais le remettre à s, lorsqu’un libelle atroce vient d’être lancé contre moi dans le monde. Sous prél qu’ils ont citées à ’

est livrée aux outrage I lomnieux.Là.une lettre supposée se trouve rapportée en note con me m’ayant été écrite. Ils sont aveuglés à tel point par la fureur qui les domine, qu’ils ne s’aperçor el pas même du contre-sens absurde qu’une telle lettre, la supposant écrite à moi, ne me fût jamais parvenue, el pût se rencontrer, après trente-tr us ans, entre les mains d’un autre. Ce n’esl plus discuter qu’il faut, n ai demandi r la punition de si ix attentats.

A l’instant même j’ai présenté n piête au parle* ment, portant plainte, non-seule al contre les ailleurs, imprimeurs el di Iributeurs de cet infâme écrit, mais contre ceux qui leur onl vendu des lettres cotées et parafées appartenantes à ui inventaire clos, achevé depuis plu ; de tr dont ils se soui permis de faire un aussi cri abus.

Et, pourmontrer quelle confiance est dm atroces calomnies, j’ai remis à M, l’avocat général les trois arrêts de la cour qui, après dix années de vexations outrées, onl déclaré lesAubertin, comme héritii rs de ma l’en i me leur sieur, mes débiteurs de sommes plus ferles que toute leur existence actuelle ne leur permettait d’acquitter. Le dernier de ces trois arrêts, au rapport de M. Titon, est un chef-d’œuvre de discussion, d bal im e d intérêts, de compensation, de clarté, de justice. J’ai joinl à ces arrêts des lettres de ces héritiers que le hasard m’a fail retrouver, à défaul d’une foule d’autres perdue I Iles ils m’implorèrent quand ils se virent condamnés. Et ce ne sonl point là des lettres • uppo ées, controu volées, dont le vrai sens puisse être détourné. Le repentir el la prière , montrent dans toute leur eue : j’ai joint aux arrêts, à ces let'rc >, I is ai les notariés qui attestent ma bienfaisance et le pardon que je leur accordai.

Une de mes belles-sœurs, pour calmer ma colère contre son frère, m'écrivit en 1787 : « Je vous connais l’âme trop bonne pour me persuader que vous vouliez réduire à la misère un être qui « DES TOLiTS VIS-A-VIS DE VOUS, JE TOUS l’àVOUE, afin qui, comme moi, vous est attaché par les liens du sang... Que deviendra-t-il donc, monsieur, si vous n’avez pas la bonté de lui laisser toucher son revenu, qui consiste en dixt < huit cents livres de rente viagère ?... Y"s procèdes vis-à-vis de ma sœur et moi, monsieur, votre honnêteté, me font espérer que vous vous laisserez toucher < l ii faveur de mon livre, etc. Je sais qu’il n’est ni dans votre cœur ni dans votre âme de mettre un père de famille au désespoir. Vous ne le voudriez pas. Si le souvenir de ses torts a pu vous inspirer un moment la vengeance, je suis sûre qu’une voix intérieure vous dit : Sa sœur était .ma FEMME ; je dois 1 li î pardonner. Ce sentiment est celui que vous inspire votre sensibilité, que je connais, de laquelle j’ose tout attendre, et que j’implore, en vous priant d’être bien persuadé des sentiments, etc. « Très-obéissante, etc.

(i Signé Aubertix. »

Qu’arrive-t-il ’ ? Touché de sa prière, je donnai mainlevée de l’opposition que j’avais mise sur les rentes de son frère ; et je l’en ai laissé jouir depuis tranquillement jusqu’à sa mort, sans lui rien demander. Voilà celui qu’ils disent que j’ai fait mourir de douleur !

Le fils d’une des sœurs de ma femme m’écrit, me fait solliciter par tous ses amis et les miens d’avoir des ménagements pour lui, n’ayant, dit-il, jamais trempé dans aucun tort de ses parents envers moi. Qu’arrive-t-il ? Je lui remets généreusement le quart de ma créance sur lui ; et l'acte notarié de cette bienfaisance, que j’ai remis à M., l’avocat général, porte l’expression de sa reconnaissance. Une autre sœur de feu ma femme m’écrit la lettre suivante en novembre 17* l,c’est-à-dire quatre an-

!i’ es après l’obtention de mes trois arrêts, dont je 

n’avais fait aucun usage hostile contre eux tous. Cette lettre mérite d’être opposée tout entière aux impressions affreuses qu’ils ont voulu répandre sur le décès de ma première femme, à l’impression qu’elle aurait dû laisser à sa famille entière. Malheureux imposteur, lisez donc cette lettre. Lettre </< la à mm ..il’ Aubertin n M. de Beaumarchais.

- Ge l’-i novembre 176 :..

■ Depuis que nous avons eu l’honneur de vous écrire, monsieur, nous vous étions Battes que vous voudriez bien donner un juin’ à M. Angot pour lui dire vos intentions, ri terminer un.’ al - faire que nous regarderons toujours connu, (reste malheureuse .’I par ses suites et par la division qu’elle a causée entre vous et nous ; division d’autant plus sensible pour nous, monsieur, que nous .’ii sommes les victimes, sans que not ?-e cœur , y ait jamais eu dt part : enfin c’est une chose ci faite’ ; le point essentiel à présent, c’est de régler entre vous et nous d’une manière qui ne nous oblige plus les uns ni les autres à rappeler des temps malheureux : cela dépend de vous, monsieur ; et nous vous prions avec instance de vouloir bien nous marquer ce que vous exigez de nous, pour que nous sachions à quoi nous en tenir. .Nous savons bien que votre arrêt vous donne des droits ; mais vous connaissez notre position et la médiocrité de notre fortune. Enfin, monsieur, consultez votre cœur : il est bon, sensible, généreux : nous le connaissons tel, et c’est de lui que nous attendons un traitement favorable : î. vous avez tant de droits à la reconnaissant ! La nôtre ne sera ni moins vive ni moins étendra ;notre ..m le plus Cher sera de l’exprimer, et de saisir toutes les occasions de vous en d ir des preuves. Daignez donc, monsieur, avoir égard ti aux /"us qui nous ont unis ; croyez qu’ils ont gravé dans nos r.rur* un sentiment que le temps î. m les circonstances n’ont point effacé. Puissent-ils vous inspirer en notre faveur ! Nous osons l’espérer, et que nous éprouverons les effets de la i.. m 1 , de votre âme. Nous attendons votre réponse avec impatience, et vous prions instamment, monsieur, de vouloir bien nous instruire de vos volontés ; nous sommes persuadés qu’c/iVs sr/..»,’ ii dictêespai votre générosité, el vous prions d’être bien convaincu des sentiments avec lesquels nous ne cesserons d’être, etc.,

î. Monsieur,

î. Votre très-humble et très-obéissante servante,

- Signé Aubertin. >■

Qu’arriva-t-il ’ ? .Moi, qui n’ai jamais résisté aux supplications ni aux larmes j'ai ion- ni’ i avi icette demoisi lie, dont la sœur venait de mourir, l’ai te .i.’ bienfaisance que je leur avais promis à toutes deux, par lequel je consens qu’elle jouisse, sa vie entière, >l> i toutes les sommes qu’elle me doit ; et la vive expression de sa reconnaissance est consignée dans ce traité, remis avec les lettres à M. l’avocat général. Et c’est ainsi que je me suis vengé d’une persécution de dix années, pendant lesquelles mes biens, mes revenus, mes meubles, avaient été saisis dix fois. C’est ainsi que je me suis vengé de presque tous mes débiteurs. A ij.’iaui de moyens, ces horreurs clandestines se sont répétées sourdement dans tous les procès qu’on m’a faits, et que j’ai tous gagnés avec éclat, n’en ayant jamais fait moi-même à aucun de mes débiteurs.

Dans les deux procès intentés, l’un par l’héritier Duverney, et l’autre par le sieur Goëzman, pendant que les Aubertin me plaidaient avec rage ; forcé de me défendre moi-même, les avocats d’alors me refusant leur concours, je fis à mes ennemis la provocation contenue dans mon second mémoire contre le sieur Goëzman, en 1773. Le frère, le beau-frère, le neveu, toutes les sœurs de feu ma première femme, étaient vivants alors. Ils me plaidaient avec fureur. Je les provoquai fièrement ; mais aucun d’eux n’osa répondre.

Il était réservé à ce lâche Kornman, à cet affreux Bergasse, de chercher à noircir ma jeunesse si gaie, si folle, si heureuse, après trente-trois ans d’une vie sans reproche passée à Versailles, à Paris, et partagée, aux yeux de tous, entre les affaires et les lettres.

Je n’ajouterai plus qu’un mot : il est le cri de ma douleur. Justice, ô magistrats ! justice ! Vous me la devez : je l’attends de votre honorable équité.

Siyni C i :’i de Beaumarchais.

M. h m i : i : w, m ocat général. L’Pelletier, procun m— nu parlt ment.

la de m.

ARRÊT DE LA COUR DU PARLEMENT

RENDU EN LA TOURNELLE CRIMINELLE

F.nthe le sieur Caron de M fuma », m us et le prince de Nassau-Sl lOlill EN, plaignants ;

Le sieur Guillaume Kornman, ancien banq r et ancien caissicr île la compagnie des Quinze-Vingts, et le sieur Bergasse, Entri 1,’sieur Guillaume lu irnman, latlame Kornman, et le Qui décharge I.’sieur de Beaumarchais de l’accusation en complicité d’adultère ;

Condamne les sieurs Kornman et Bergasse solidairement -’ii mille livres de dommages et intérêts envers le m. m rie Beaumarchais, applicables au pain des pauvres l’i’i— s de la Conciergerie d i Palai —. i li donne que les différents mémoires et éci its di sieui Kornman et Bergasse, en ce qui concerne le sieur de Beaumarchais. seront supprimés comme faux, injurieux et calomnieux ; leur t’ait dél’11 e (3 i récidiver, -’.ii— telles peini s qu’il apparti’tidra ; Décharge le prince de Nassau de la même accusation en complicité d’adultère ;

Condamne lesdits Kornman et Bergasse solidairement en mille livres de dommages et intérêts envers ledit prince de Nassau, applicables au pain des pauvres pi i i mu. i. de la Conciergei ic du Palais ; Ordonne que les différents mémoires et écrits des sieurs Kornman et Bergasse, en i-r qui concerne le I i im. et la pi im es e de’assau, seront et demeureront supprimés, comme faux, injurieux, calomnieux ; fait défense auxdits Kornman et Bergasse de récidiver, ’i telli — pi m… qu’il appartiendra : F éfen.. audit Kornman de plus, à l’avenir, se servir, produire, faire imprimer et distribuer des lettres éci ii.> à des personnes tierces ri éii.m. i. sous peine de punition exemplaire ;

Ordonne que les lettres relatives au sieur de Beaumarchais et au sieur Daudet de Jossan, produites par le sieur Kornman, seront rendues à chacun d’eux : Ordonne que Brunetières, procureur au pai du sieur Kornman, sera et demeurera interdit pour trois mois, pour avoir autorisé, par sa signature. I in desdites lettres ;

Ordonne que les termes répandus dans les mémoires des sieurs Kornman et Bergasse contre M. Le Noir, ancien lieutenant de police, M. le lieutenant criminel, le procureur du roi au Châtelet, et Me Fournel, avocat au parlement, seront et demeureront supprimés, comme faux, injurieux, calomnieux ; Déclare qu’il n’a eu et nv a lieu à plainte contre M. Le Noir ;

Permet au prince de Nassau et au sieur de Beaumarchais de faire imprimer et afficher le présent arrêt où bon leur semblera, aux dépens desdits Kornman et Bergasse te, aux termes dudit arrêt ;

Déclare le sieur Kornman non recevable dans plainte en adultère contre la dame Kornman et le sieur Daudet ;

Ordonne que l’interrogatoire subi par la dame Kornman, dans une maison de force, ensemble le procès-ver n. d de saisie des lettres dudit sieur Daudet sur la personne de Varin, son domestique, et lesdites lettres, seront remis au greffe pour y être supprimés ; Et condamne lesdits Kornman et Bergasse solidairement en ions les dépens, etc. etc. OliSEUVATIOXS

S l II

LE MÉMOIRE JUSTIFICATIF

DE LA COUR DE LONDRES

PREMIER MOTIF D’ÉCRIRE.

S’il peut être permis à un particulier d’oser un moment s’immiscer dans la querelle des souverains, c’est lorsque, appelé par eux-mêmes en jugement dans des mémoires justificatifs adressés au public dont il fait partie, il — voit personnellement cité sur des faits tournés en reproches de pi rfnlir contre les ennemis de ses souverains, mais qui, présentés avec plus de franchise, servent eux-mêmes à justifier la puissance inculpée, à rendre à chacun ce qui lui appartient.

SECOND MOTIF D’ÉCRIRE.

S’il est reçu parmi les rois d’entretenir à grands frais, les uns chez les autres, de fastueux inquisiteurs, dont le vrai mérite est autant de bien éclairer ce qu’on fait dans le pays de leur résidence, que d’y répandre sans scrupule les plus fausses notions des événements, lorsque cette fausseté peut être utile à leurs augustes commettants, au moins n’avait-on encore vu chez aucun peuple un magnifique ambassadeur pousser la dissimulation de son état jusqu’à en imposer même à son pays dans ses dépêches ministérielles, pour augmenter la mésintelligence entre les nations, ou pour accroître sa consistance et préparer son avancement.

C’est pourtant ce qui résulte aujourd’hui de l’examen des prétendus faits touchant le commerce entre la France et l’Amérique, cités dans le Mémoire justificatif du roi d’Angleterre, sur les rapports fautifs du vicomte de Stormont, que je nomme ici sans scrupule, parce qu’il a semblé m’y inviter lui-même, en faisant servir mon nom et mes armements à des accusations de perfidie contre la France.

S’il entrait dans mon plan de traiter le fond de la question qui divise aujourd’hui les deux cours, je n’aurais nul besoin d’établir, par les faits particuliers qui me concernent, que non-seulement nos ministres ont montré plus d’égards qu’ils n’en devaient à l’Angleterre, à la nature des liaisons subsistantes, mais qu’ils sont restés, par complaisance pour la cour de Londres, fort en deçà des droits non disputés de toute puissance indifférente et neutre. C’est par des faits nationaux et connus de l’Europe entière que je ferais évanouir le reproche de perfidie tant de fois appliqué, dans ce Mémoire justificatif, à la conduite de la France ; et je le repousserais si victorieusement sur ses auteurs, que je ne laisserais aucun doute sur la vérité de mon assertion.

En effet, quelle est donc la nation qui prétend aujourd’hui nous souiller du soupçon de perfidie, en réclamant avec tant d’assurance et l’honneur et la foi des traités ? N’est-ce pas cette même nation anglaise, injuste envers nous par système, et dont la morale à notre égard a toujours été renfermée dans cette maxime applaudie mille fois à Londres, dans la bouche du grand politique Chatham : c. Si ■ nous voulions être justes envers la France et — l’Espagne, nous aurions trop à restituer. Les affaiblir "ii les combattre est notre unique loi, la base de tous nos succès, o

N’est-ce pas ce même peuple dont les outrages et les usurpations n’ont jamais eu d’autres bornes que celles de ses pouvoirs ; qui nous a toujours fait la guerre sans la déclarer ; qui, après avoir, en 1734, assassiné M. de Jumonville, officier français, au milieu d’une assemblée convoquée en Canada pour arrêter des conventions de paix et fixer des limites, a, sans aucun objet même apparent, commencé la guerre de 1755, en pleine paix, par la prise inopinée de cinq cents de nos vaisseaux, et l’a terminée, en 1763, par le traité le plus tyrannique et l’abus le plus intolérable des avantages que le sort des armes lui avait donnés sur nous dans cette guerre injuste ?

NV-t-ce pas cette nation usurpatrice pour qui la paix la plus solennellement jurée n’est jamais qu’une trêve accordée à son épuisement, i i dont elle sort toujours par les plus criantes hostilités ; qui, dès 1774, avait souffert que son commandant au Sénégal, le sieur Machemara, fît enlever un vaisseau français du commerce de Nantes, qu’on n’a jamais rendu ; qui, dans l’année 1776, après nous avoir outragés de toute façon dans l’Inde, insulta, sur le Gange, trois vaisseaux framii-. I.i Sainte-Anne, lu Catherine et ï’lle-de-Irance, et fit tirer sur eux à boulets, au passage de Calcutta, bri-a ii"< manœuvres, tua ou blessa nos matelots, et, couronnant l’atrocité par la dérision, leur envoya sur-le-champ des chirurgiens pour panser I"— blessés ? outrage dont tous les commerçants de l’Inde, irrités et consternés, n’ont cessé de demander justice et vengeance au roi de France. N’est-ce pas encore cette même nation qui, toujours fidèle à son système, avait donné l’ordre,


an avant l’ouverture des hostilités, de nous attaquer dans l’Inde à l’improviste, et de nous chasser de toutes ii"— possessions, comme cela est irrévocablement prouvé par la date de l’investissement de Pondichéry, en 1778 ; et qui, imperturbable en son arrogance, ne rougit pas de faire avancer froidement aujourd’hui, par son doucereux écrivain, qu’il est au-dessous tir la dignité de son roi d’examiner les époques ov lis faits se : <nti passés : i’ne si, dans toute querelle, il n’était pas reconnu que le tort est tout entière l’agresseur ! N’est-ce pas cette nation toujours provoquante qui, pendant ce même temps il" paix, s’arrogeant le droit de douane elt’I « isite sur tout l’i icéan, s » faisait un jeu d’essajyer notre patience, en arrêtant, insultant et vexant tous nos vaisseaux il nmerce à la vue de nos côtes mêmes ? N’est-ce pas un marin de cette nation que désigne I « capitaine Marcheguais, il » Bordeaux, arrêté en mars 1777, à cent trente lieues il" la France lorsqu’il déclare qu’on lui a lin— huit ps de canon à boulets, brisé toutes ses manœuvres, et que, même après avoir envoyé quatre hommes « i — » ii second faire visiter ses passe-ports et prouver qu’ils étaient en règle, il n’en a pas moins vu pa<-er sur son bord dix scélérats. u crever ses ballots, bouleverser Imil dans —on navire, le piller, l’emmener prisonnier, et le retenir, lui sixième, à leur bord, tant qu’il leur a plu de lui voir avaler le poison de l’insulte et des plus grossiers outrages ?


N’était-ce pas aussi par des capitaines anglais que, dans ce même temps de paix, plusieurs navires de Bordeaux, entre autres/— Meulan et la Nanci, furent enlevés en sortant du Cap, et les équipages indignement traités, quoiqu’ils fussenl expédiés pour la France, et ne continssent aucunes munitions de guerre ; qu’un capitaine Morin fut arrêté à la pointe des Prêcheurs, ancrage de la Martinique, et conduit à la Dominique, malgré des expéditions en règle pour le cap Français et SaintPierre-de-Miquelon ? Nos greffes d’amirauté sont remplis de pareilles plaintes et déclarations faites en 1776 et 1777 contre les Anglais, ce peuple si loyal en ses procédés, qui nous accuse aujourd’hui de perfidie !

Ils nous enlevaient donc nos navires marchands à l’attérage même de nos îles. Ils poursuivaient leurs ennemis jusque sur nos côtes, et les y canonnaient de si près que les boulets portaient à terre’; et ils ne faisaient nul scrupule de répondre par des bordées entières aux représentations que les commandants de nos frégates venaient leur faire de l’indécence de leurs procédés : témoin le chevalier de Boissier, qui, ne pouvant retenir son indignation, se crut obligé de châtier cette insolence auprès de l’Île-à-Vaches, en désemparant, à coups redoublés, une frégate anglaise, et la forçant de se retirer dans le plus mauvais état à la Jamaïque.

Ils tiraient à boulets sur des navires entrés dans les ports de France : témoin ce vaisseau marchand arrêté, dans les jetées de Dunkerque, par plusieurs coups de canon à boulets, et forcé d’en ressortir à tous risques pour se laisser visiter par une patache anglaise, qui se tenait sans pudeur en rade à cet effet.

Ne portaient-ils pas l’outrage au point de tenter de brûler des vaisseaux américains jusque dans nos bassins ? insulte constatée à Cherbourg, et qu’on ne peut attribuer à l’étourderie d’aucun particulier, puisque c’était une corvette du roi, capitaine en uniforme, et parti de Jersey par ordre exprès de la cour, avec promesse de trois cents ■■ :… il exécutait son projet insultant. Ces plaintes et mille autres, si semblables arrivèrent de toutes parts aux ministres de France, qui pouvant et devant peut-être éclater contre l’Ani de tels excès, avaient pourtant la modération d’en porter seulement leurs plaintes aux ministres anglais, dont les réponses, aussi souvent que la conduite des marins était odieuse, contenaient en substance, ou qu’on était mal instruit, ou que les capitaines étaient ivres, ou que c’était un malentendu, ou même que c’étaient de perfides An qués sous pavillon anglais. Jamais d’autres raisons, encore moins de justice. i rupuleux voisin, le candide ami, le quitable el modère qui nous aci u au jourd’hui de pi

À qui donc l’écrivain du Mémoire justificatif tend-il donner le change en Europe ? Est-ce pour détourner l’attention <r> Anglais de la conduite de leur ministère, qu’on essaye en cet ini ulper le nôtre ? En accusant nos ministres d’avoir trompé la nation française et son roi, pensent-ils étouffer les cris du peuple anglais, qui fait retentir à leurs oreilles ces mots si redoutés : Rendez-nous l’Amérique et le sang d nos rendez-nous notre commerce et nos millions engloutis dans cette guerre abominable ! Ce n’est pas la perfidie de nos rivaux qui nous s i ausé toutes ces pertes ; c’est la vôtre. Eh ! quelle part en effet les ministres français ont-il l’indépendance de l’Amérique ?

Lorsque la France, à la dernière paix, mit l’Angleterre en possession du Canada ; lorsque, longtemps avant cette époque, le clairvoyant M. l’itt avait prédit que si on laissait seulement forger aux Ami rit ains les fers de h urs chi i aux, ils briseraient bientôt ceux de leur obéissance ; lorsque ce même lord Chatham prédit encore à Londres, en 1762, que la cession du Canada par la France fera l’Amérique aux —Anglais ; lorsque lajali toutes les colonies sur les priviléges accordés à la nouvelle possession, et leurs inquiétudes sur l’établissement d’un monarchisme qui semblait menacer la liberté, commencèrent les murmures et les troubles ; lorsque les concussions et les mauvais traitements firent sonner l’alarme et secouer aux Américains le joug de la dm — e, en resserrant les bornes du grand mot patrie aux limites du continent, la France entra-t-elle pour quelque chose dans les motifs de cette rupture ? Son intrigue ou sa perfidie aveugla-t-elle enfin les ministres anglais sur les conséquences et les suites de cette effrayante rumeur qu’ils affectaient de mépriser ? Le feu du mécontentement couvait de toutes parts en Amérique. Mais lorsqu’au moment de l’acte du timbre, en 1766, l’incendie allumé à Boston se propagea dans toutes les villes du nord ; quand l’émeute sanguinaire de cette ville anima les habitants à poursuivre hautement le rappel des gouverneur et lieutenant de Massachussets-Bay ; lorsque l’affaire du senau de Rhode-Island força les Anglais de rappeler ces deux officiers, et de retirer l’acte imprudent du timbre, l’intrigue ou la perfidie de la France eut-elle la moindre part à ces événements préparatoires de la liberté des colonies, sur lesquels l’administration anglaise daignait à peine encore ouvrir les yeux ? Bientôt le fatal impôt sur le thé, l’évocation des grandes affaires à la métropole, l’installation des tribunaux nommés parla cour, et mille autres attentats à la liberté des colonies, firent prendre les armes à tous les citoyens, et former enfin ce grand corps devenu si funeste aux Anglais d’Europe, le Philadelphie. Mais tant d’imprudence et d’aveuglement de la part du cabinet de Saint-James Fut-il le fruit de [’or, de 1 intrigue et de la perfidie de notre ministère ?

Excitâmes-nous le soulèvement des cadets, les hostilités du général Gage à Boston, la proscription du thé dans toutes les colonies, et tous ces grands mouvements qui avertirent l’univers que l’heure de l’Amérique était enfin arrivée ; pendant que les ministres anglais, tels que ce duc d’Olivarès si connu par le compte insidieux qu’il rendit à son roi Philippe de la révolte du duc de Bragance, trompaient ainsi leur roi George, et le berçaient perfidement du plus absurde espoir sur la réduction de l’Amérique ?

L’intrigue ou la perfidie de la France dirigea-t-elle les efforts vigoureux d’un peuple élancé vers la liberté par la tyrannie, quand les vaisseaux anglais furent si fièrement renvoyés en Europe ? Fut-ce la France encore qui échauffa l’obstination anglaise à les ramener en Amérique, et celle des Américains à les refuser, à en brûler les cargaisons ?

Et la rupture ouverte entre les deux peuples, et les armements réciproques, et l’affaire honteuse de Lexington, et celle de Bunkershill, et la lâcheté des anglais d’armer les esclaves contre les maîtres en Virginie, et celle encore plus grande d’y contrefaire les papiers-monnaies pour les discréditer, espèce d’empoisonnement inconnu jusqu’à nos jours ; et toutes les horreurs qui ont porté l’Amérique à publier enfin son indépendance, à la soutenir à force ouverte, ont-elles été le fruit de l’intrigue et de la perfidie française, ou celui de l’avidité, de l’orgueil, de la sottise et de l’aveuglement anglais ?

Vit-on la France alors se permettre d’user des droits du plus ancien, du plus profond, du plus juste ressentiment, pour fomenter chez ses voisins malheureux la révolte et le trouble ?

Spectatrice tranquille, elle oublia tous les manques de foi de l’Angleterre, et les intérêts de son propre commerce, et la grande raison d’État qui permet, qui peut-être ordonne de profiter des divisions d’un ennemi naturel pour entretenir sa détresse ou provoquer son affaiblissement, quand une expérience de plus d’un siècle a prouvé que nul autre moyen ne peut le rendre juste et loyal envers nous.

Ainsi, quoique le palais de Saint-James ne méritât, comme on voit, aucun des égards que celui de Versailles lui prodiguait en cette occasion si majeure, la France n’en resta pas moins rigoureusement indifférente et passive sur les querelles intestines de son injuste rivale.

Elle fit plus. Pour tranquilliser cette rivale inquiète, elle déclara qu’elle garderait la neutralité la plus exacte entre les deux peuples, et l’a religieusement gardée jusqu’au moment où la raison, la prudence, la force des événements, et surtout de sa propre sûreté, l’ont obligée, sous peine d’en être victime, à changer publiquement de conduite, à se montrer ouvertement sous un autre aspect.

Mais pourquoi l’Angleterre, à l’instant de la neutralité, n’osa-t-elle pas l’envisager comme un manque de foi de la France, et la lui reprocher comme une infraction aux traités subsistants ? C’est qu’elle savait bien que la question qui soulevait ses colonies ne pouvait pas s’assimiler à ces mouvements séditieux que le succès même ne justifie point, et que le prince a droit de punir dans des royaumes plus absolus.

C’est que le nom générique roi, dont la latitude est si étendue qu’aucun de ceux qui s’en honorent n’a un état, un sort, unpouvoirni des droits semblables ; c’esl que ce nom, si difficile à ayant une acception absolument différente dans lespayssoumis.ni gouvernement d’un seul, tels que la paisible monarchie française, et dans les gouvernements mixtes et turbulents, tels que la royal-arislo-démocralie anglaise ; l’acte qui, du Languedoc ou de l’Alsace, en France, eût été justement regardé chez nous comme un crime de lèseau premier chef, n’était en Angleterre qu’une simple question de droit, soumise à I examen de tout libre individu.

C’est que le refus, de par le roi, île faire justice à i vu ; rî que, et le redressement à coups de canon de ses longs griefs, y devaient être envisagés comme un des plus grands abus du pouvoir, comme la subversion totale des lois constitutives, et l’usurpation la plus dangereuse pour un pi nue de la maison de Brunswick : car il ne devail pas oublier qu’un pareil soulèvemenl avait fait passer la couronne en sa maison, mais à condition de la porter comme kincj anglais, et non à la manière du roi de France.

C’est que la réclamation véhémente des colonies sur le droit de n’être jamais taxé sans r tants, et celui d’être toujours jugé par ses pairs, sous la forme des jurés, avait trouvé tant de partisans en Angleterre, qu’elle tenait et tient encore la nation très-divisée sur un objet si intét i étal civil de chaque citoyen anglais. C’est que, même aux assemblées du parlement. et dans quelques ouvrages des boni s le— plu, ; respectés des deux chambres, on a porté le doute àcesujetau point d’agiter haulementsilesAnglais ne sont pas plus rebelles à la Charte commune et constitutive que— les Américains.

C’est que milord Abingfon, l’un des hommes les plus justes et les plus éclaires d’Angleterre, a été ii | i à proposer, en pleine chambre, à toute l’opposition, de se retirer du parlement, et d’i i’i

ur les registres, pour cause de leur sécession mol

nouveau qu’il fit exprès pour exprimer cette insurrection nationale), que le parlement et le prince avaient de beaucoup passé leur pouvoir en cette guerre ; que le parlement surtout, composé des représentants du peuple anglais, n’avait pas dû jouer la farce odieuse des valets-maîtres, el sacrifier l’intérêt de ses commettants à l’ambition du prince et des ministres.

C’est que, danslecas d’un pareil abus, le p : uple avait droit, dit-il, de retirer un pouvoir aussi mal administré, parce qu’à lui seul appartient la décision d’une guerre comme celle d’Amérique, en sa qualité de législateur suprême et de premier fondateur de la constitution anglaise.

Or si, même en Angleterre, il n’était pas décidé lequel est rebelle à la constitution, de l’Anglais ou de l’Américain, à plus forte raison un prince étranger a-t-il bien pu ne pas se donner le soin d’examiner la question qui divisait les deux peuples, et rester froid en leur querelle. Et c’est aussi le terme où le roi s’est tenu.

Ce refus de juger entre l’ancienne et la nouvelle Angleterre, ce principe équitable et non contesté de la neutralité du roi de France, une fois posé, détruisait d’avance cette foule d’objections subtiles échappées depuis aux logiciens d’Oxford, de Cambridge et de Londres, à savoir si le roi de France devait ouvrir ou fermer ses ports aux vaisseaux des deux nations belligérantes, ou seulement à l’une des deux ; s’il ne devait pas restreindre les droits de son commerce, par complaisance pour une nation qui ne respecte les droits de personne ; et surtout s’il ne devait pas interdire à ses armateurs les ports du continent d’Amérique, en recevant les Américains dans les siens : questions, comme on voit, aussi vaines à proposer qu’inutiles à répondre. Car, par le droit absolu de sa neutralité, le roi ne devait aux deux nations qu’un traitement absolument égal, soit qu’il admît, soit qu’il rejetât leurs navires.

Ainsi, de même qu’il y aurait contradiction, quand la France ouvre ses ports aux vaisseaux anglais, danois, hollandais et suédois, d’interdire aux négociants français la liberté d’aller commercer à Londres, à la Baltique, au Zuyderzée, etc. ; de même, en recevant les vaisseaux américains sur le pied de toutes ces nations dans ses ports, la France ne pouvait, sans contradiction, refuser à ses armateurs la liberté d’aller commercer à Boston, à Williamsburg, à Charlestown, à Philadelphie : car tout ici devait être égal.

Telles étaient, selon mon opinion, les conséquences rigoureusement justes que la France devait tirer de sa neutralité, relativement à son commerce : et si le roi de France, oubliant les longs ressentiments de ses auteurs, voulait bien avoir des égards pour ses injustes voisins en guerre avec leurs frères, Sa Majesté devait croire, à plus forte raison, sa justice intéressée à ne pas soumettre en pleine paix ses fidèles sujets les commerçants maritimes à des interdictions, à des privations qu’aucun souverain de l’Europe ne paraissait imposer aux siens.

Laisser nos ports ouverts et libres à toutes les nations qui ne nous faisaient pas la guerre, et ne point priver les Anglais du droit de nous épuiser, par le commerce, de toutes les productions françaises, en laissant aux Américains la liberté de nous les acheter en concurrence, n’était-ce pas, de la part du roi, conserver à la fois les égards accordés aux étrangers, et maintenir la protection essentiellement due, par tout monarque équitable, au commerce de ses États ?

Eh bien ! en déclarant franchement, et selon mon opinion, que telle était la conduite que la France devait tenir, je suis obligé d’avouer que, soit délicatesse, austérité dans la morale d’un jeune et vertueux roi dont le cœur n’a pas vieilli, ne s’est pas consumé dans cette colère et ce désir de se venger des Anglais, que son aïeul a gardés jusqu’au tombeau ; soit amour pour la paix, soit égards de nos ministres pour les embarras de l’injuste Angleterre, ou je ne sais quelle aveugle complaisance pour les représentations du vicomte de Stormont, qui ne cessait de les harceler : tout en reconnaissant les négociants français fondés dans leurs demandes de protection pour le commerce qu’ils voulaient ouvrir avec l’Amérique, les ministres du roi se sont toujours tenus à leur égard dans la plus excessive rigueur. Si quelque chose aujourd’hui doit les faire repentir de leur condescendance, n’est-ce pas de voir l’honnête écrivain du Mémoire justificatif essayer d’établir comme un trait de leur perfidie cette anxiété, qui ne fut qu’une lutte perpétuelle et douloureuse entre leur autorité réprimante, et les efforts très-actifs d’un commerce éclairé sur nos vrais intérêts ?

Lorsqu’à toutes les raisons qui militaient, dans mes requêtes, en faveur du commerce de France, j’ajoutais, avec cette liberté qu’un grand patriotisme peut seul excuser ; quand j’ajoutais, dis-je, qu’il paraîtrait bien étrange à toute l’Europe que le roi de France eût la patience de laisser payer à sa ferme du tabac jusqu’à cent francs le quintal de cette utile denrée ; de souffrir même qu’elle en manquât, pendant que l’Amérique en regorgeait ; que si la guerre entre l’Angleterre et ses colonies durait encore deux ans, le roi, | r n’avoir pas voulu même user des plus justes droits de sa neutralité, 5’exposait à voir les vingt-six ou Ironie millions île sa ferme du tabac très-compromis ; et cola parce qu’il plaisait aux Anglais, qui ne pouvaient plus nous fournir cette denrée, de nous f[ interdire insolemment fâchai dan— le seul pays du monde où sa culture était en vigueur : espèce d’audace si intolérable, qu’à Londres même on plaisantait hautement de notre mollesse à lasupporter.

Lorsque, par ces raisons et d’autres semblables, je pressais nos ministres de délier les bras au commerce <r France : comme on ne peut pas supposer que ce lut l’auto de nous bien entendre qu’ils nous tenaient rigueur, il faut doue en conclure qu’un excès de condescendance pour nos ennemis les rendail sourds à nos instances ! Excès d’autan ! plus étonnant, qu’il étail aise de deviner ce que l’expérience prouve aujourd’hui, qu’oi leur en —aurait jamais nul gré <r l’autre côté de la Manche.

Maintenant, si j’ai bien montre qu’après plusieurs siècles d un ressentiment légitime, el selon les principes du droit naturel, sous les relations seules duquel les peuples ou les royaumes existent les uns à l’égard des autres, la France aurait pu, sans scrupule, user de toutes les occasions de se venger de l’Angleterre, et de l’abaisser en favorisant les mouvements de ses colonies ; et qu’elle ne l’a pas fait !

Si.j’ai bien montré qu’eu suivant l’exemple, en imitant les proci lés de l’Angleterre, la France pouvait abuser des embarras où la guerre d’Amérique plongeait ses ennemis naturels, pour foudre inopinément sur leurs Hottes marchandes ou sur leurs possessions du golfe : ce qui, loin de nous attirer la guerre, eût condamné l’Angleterre à une paix éternelle ; et que, par délicatesse et par honneur, elle ne l’a pas voulu faire ! Il ne me reste plus qu’à prouver, d’après les citations du Mémoire justificatif qui touchent à notre commerce, à ma personne, à mes vues, au prétendu concours du ministère ; il me reste à prouver que le vicomte deStormont, contre la vérité, contre ses lumières et contre sa conscience, n’a pas cessé d’envoyer à sa cour desexposés très-faux de la conduite de la notre : et c’est ce que je vais faire à l’instant.

Je commencerai par convenir franchement et sans détour que les négociants français, parmi lesquels je me nomme, ont fait, malgré la cour, des envois d’habits, d’armes et de munitions de toute espèce en Amérique ; et que s’ils ne les onf pas multiplies davantage, c’est que la rigueur de notre administration n’a pas cessé de mettre des entraves à leurs armements : et je conviens de cela, non-seulement parce que c’est la vérité, mais parce que je crois qu’en cette occasion les armateurs français n’étaient tenus à d’autre devoir qu’à celui de ne pas heurter, par les spéculations de leur intérêt, l’intérêt politique du roi de France.

Ils pouvaient même ignorer si le roi, par austérité, voyait leurs efforts de mauvais œil : car sous un prince aussi bon, aussi juste, il y a bien loin encore du malheur de lui déplaire au crime affreux de lui désobéir. D’ailleurs l’écrivain anglais, qui fait, dans son Mémoire justificatif, une si fausse application du mot contrebande aux expéditions hasardées de notre commerce, ne sait-il pas ou feint-il d’ignorer qu’une marchandise dont l’échange ou la vente est libre en un royaume, u’v devient point contrebande uniquement parce qui’son exportation ou sa destination peut nuire à une puissance étrangère ; et que le négociant, qui n’est jamais appelé dans les traités entre les rois, ne doit se piquer de les étudier que dans les points qui croisent ou favorisent ses spéculations ? A quel titre donc un armateur devrait-il des égards aux rivaux étrangers, aux ennemis de son commerce ? Par la nature même des choses, dans la guerre maritime le malheureux armateur n’est-il pas condamné à supporter seul tout le poids des pertes que l’ait l’État, sans jamais obtenir de dédommagement .’Dans la guerre’le terre au moins, pendant que les stipendiâmes de la royauté >e disputent, à coups de canon ou de fusil, un terrain, une ville, un pays, un immeuble enfin, dont le revenu doit dédommager le prince attaquant des frais qu’il fit pour la conquête ; le citadin, le marchand, le bourgeois qui n’a pas pris les armes, attend l’événement sans le craindre, et reste libre, possesseur de son bien, à condition seulement de payer au nouveau maître le tribut que l’ancien exigeait, ;) quelques abus près.

Mais comme il est écrit qu’on ne se bat jamais pour ne rien piller ; que si l’homme est né pillard, la guerre, el surtout celle de mer, réveille en lui cette passion que le frein des lois n’a fait qu’assoupir ; et comme, dans celte guerre île mer, il n’y a point d’immeuble à conquérir qui puisse acquitter les dépens en donnant des subsides, et que le champ de bataille est toujours aux poissons ; quand les nobles enrages sont séparés, partis ou coulés bas, tous les héros de l’Océan sont convenus entre eux, pour premier retour de leurs frais, et suivant la morale des loups, de commencer par <’ii’—ne le— ai--oaux désarmés du commerce paisible, el de s’emparer sans raison, sans pitié ni pudeur, de la propriété du négociant qui ne l’ait nulle défense ; sauf à combattre et à se déchirer entre eux lorsqu’ils se rencontreront lace a face. En sorte qu’à la paix, lorsque les Étals fatigués se font grâce ou justice ; ou que se forçant la main> à raison des succès, ils se dédommagent réciproquein. nl de leurs perles ; le pauvre armateur, à qui l’on ne songea seulement pas, qui perdit tout, à qui l’on ne rend rien, reste seul dépouillé, par le vol impuni qui lui fut fait, à lui qui n’était en guerre avec personne !

De cet abominable étal des choses il résulte que la violence avec laquelle on rend l’armateur première victime des querelles en ire les rois, ne peut laisser dans son cœur qu’une haine invétérée contre les étrangers, ennemis de son commerce et de ses propriétés. Il en résulte encore qu’on ne pourrait lui envier, sans porter un cœur infernal, la seule ressource qui lui reste contre tant de périls accumulés, celle de saisir toutes les occasions, tous les moyens de rendre ses spéculations e promptes et lucratives.

Donc, et n’en déplaise au vicomte de Stormont. qui l’ait des négociants français de vils instruments de la perfidie de nos ministres, il ne nous a fallu que l’espoir de balancer les risques par les avantages, pour nous déterminer d’armer pour l’Amérique ; et notre calcul, à cet égard, étant plus fort que toute insinuation ministérielle, nous avons cru, comme je l’ai dit, être seulement tenus à l’obligation de ne pas heurter, dans nos entreprises, l’intérêt reconnu du prince qui nous gouverne. Mais certes, et n’en déplaise encore au vicomte de Stormont, au cabinet anglais, à l’écrivain du manifeste, aucun de nous n’a pensé qu’il dût à l’injuste Angleterre le délicat égard de détourner ses spéculations d’un pays parce qu’il était devenu son ennemi. Tous, au contraire, ont dû prévoir que les Américains, ayant de plus pressants besoins en raison de la guerre anglaise, mettraient un plus haut prix aux denrées qui leur étaient nécessaires : tel a été le véhicule général du commerce de France.

Quant à moi, qu’un goût naturel pour la liberté, qu’un attachement raisonne pour le brave peuple qui vient de venger l’univers de la tyrannie anglaise, avaient échauffé, j’avoue avec plaisir que, voyant la sottise incurable du ministère anglais, qui prétendait asservir l’Amérique par l’oppression, et l’Angleterre par l’Amérique, j’ai osé prévoir le succès des efforts des Américains pour leur délivrance ; j’ai même osé penser que sans l’intervention d’aucun gouvernement, ni des colosses maritimes qu’ils soudoient, l’humiliation de l’orgueilleuse Angleterre pourrait bien être avant peu l’ouvrage Itrons si dédaignés-de l’autre continent, aidés de quelques vaisseaux marchands ignorés, partis de celui-ci.

J’avoue encore que, plein de ces idées, j’ai osé donner, par mes discours, mes écrits et mon exempt’, I premier branle au courage de nos fabricants et de nos armateurs ; et que.je n’ai jamais cru. quoi qu’on ait pu dire, manquer an devoir d’un bon sujet envers mon souverain, en formant une société maritime, en rétablissant une liaison solide de commerce entre l’Amérique et ma maison, en ni chargeant d’acheter et d’embarquer en Europe tous les objets qui pouvaient être utiles à mes braves correspondants, les vils poltrons <l< l’Amt Tique,

Mais si je ne prétendais pas à la protection de la cour, j’avoue que j’étais loin de croire que le vicomte de Stormont, dont la plu= grande affaire étaii de harceler l’administration, aurait le crédit de l’engager par ses clameurs à porter’une inquisition sévère et jusqu’alors inouïe sur le cabinet des ints, el d en arrêter les spéculations. Mais puisque cet objet de sa mission, qu’il n’a que trop bien rempli a l’avantage de l’Angleterre,

malheureusement ruine les efforts et les entreiii

ih m — français, pourquoi donc cet ingrat vicomte, qui, dans ses rapports ministériels, se faut d’emphase neuf ou dix vaisseaux par moi pour les Américains à la fin de t7 : >i, et qui les distingue >i subtilement de ma frégate l’Amptiitrite, a-t-îl omis d’apprendre à sa cour qui’notre ministère, étourdi de ses plaintes, avait perdu de vue la protection qu’il nous devail peut-être, el qui’, loin de nous l’accorder, il avait accaèlé li’commerce de prohibitions, et surii.nl avait presque étouffé ma société naissante, en mettant un embargo général sur tous mes bâtim ’ni—’

En vain représentai-jc alors qu’être soumis a l’inspection des douaniers anglais sur mer, et s’j voir exposé a toul perdre sans espoir de n damalion, si lim était pris à l’attérage de l’Amérique avec <l. — iii.n lia ndisi — pi ohibées par l’Angleterre, était courir assez de dangers sans que la Franci aidât encore a restreindre les plai leurs —, le ministère inflexible exigea rigoureusement que tous ces bâtiments prissenl des expéditions pour nos iles, e1 fissenl leurs soumissions de ne point aller commercer au continent. Quel motif engagea donc cet ambassadeur de taire à —a mur les complaisances excessives que la nôti e avail pour lui ? Pourquoi lui cacha-t-il que, sur sa délation, le 10 décembre 1770. I<— ministre de la marin.’lii arrêter au Havre et visiter exactement tous mes vaisseaux ? que dans e.’port, où se trouvaient alors l’Amphitrite, ! • Romain, l’Andromède, /’Anonyme ci plusieurs autres, si le premier de ces bâtiments, déjà lance dans la grande rade, esquiva la visite, tous les autres la subirent ; et si rigoureuse, qu’ils furent déchargés publiquement, au grand dommage de mon entreprise ? Pourquoi, dans la joie qu’il en devait ressentir, n’ajouta-t-il pas que, ne pouvant espérer aucun terme, obtenir aucun adoucissement a ses ordres prohibitifs, je fus obligé de désarmer tous mes navires ? En effet, il est de notoriété que si quelques-uns ensuite on1 pu partir, ce n’a été qu’en avril, mai et juin de l’année suivant.’; encore a-t-il fallu changer leurs noms, leurs chargements, et donner |..— plu— fortes assurances qu’ils n’iraient qu’à nos iles du golfe ! M. l’ambassadeur niera-t-il qu’ils j ont été réellement, lorsqu’il suit que l’un d’eux, la Si tir :, a, pour prix de mon obéissance, été enlevé à la pointe des Prêcheurs, attéragede la Martinique, au grand scandale do tous les habitants qui le irent ; et conduit à la Dominique, où, sans autre l’orme de procès, le pavillon anglais y fut arboré sur-le-champ, et le nôtre jeté dan— la met a.. de grands i ris â’huzza et le ? plus tristes feux de joie ?

Comment ce profond politique, cet amba devenu ministre, s’esl M abstenu.1 que le mêi an lu ru o fut mis sur mes vais Nantes, e1 que /./ Thérèse, arrêtée dans ce port, ne put partir qu’en juin 1 777, après la plus site, .’I lorsqu’on lui bien < ei laiD qu’elle ne portait point de munitions : surtout lorsque le capitaine se lui soumis à n’aller qu’à Saint-Domingui. où il a demi tiré près d’un an, ainsi que l’Anu lie, à mon très-grand dommage encore, puisque quatre p. —lits bâtiments bermudiens que j’y avais l’ait acheter, pour conduire au conlinenl les cargaisons de ces navires d’Europe, onl été lous pris, soit eu allant, soil en revenant ?

Pourquoi ne mandat il pas ; ï sa cour qu’en janvier 1777 mon Amphitrite ayant relâché à Lorient, le ministère, à sa sollicitation, fit arrêter ce bâtiment, sous prétexte que plusieurs officiers s’y étaient embarqués pour aller offrir leurs services aux Américains ?

Comment à cette occasioo put-il omettre dans ses dépêches que la cour envoya l’ordre au plus considérable deoes officiers de rejoindre à l’instant son corps à Metz, et d’y rendre compte de sa conduite ; et qu’apprenant que l’officier éludait d’obéir, elle fit dépêcher exprès un courrier à Lorient, avec l’arrêter, de le casser, et de l’enfermer pour le reste de ses jours au château de Nantes, rigueur à laquelle il n’échappa qu’en se sauvant seul et presque nu, sans oser reparaître au vaisseau ; que le ministre ne rendit même à ma frégate la liberté de partir, qu’après avoir exigé du capitaine une soumission positive et par écrit qu’il n’irait qu’à Saint-Domingue, sous toutes les peines qu’il plairait de lui infliger à son retour s’il y manquait ?


Mais une autre réflexion se présente ; et je oedois pas la retenir, puisque l’écrivain du roi d’Angleterre l’a négligée. La cour de France, une puissance étrangère indifférente et neutre, s’opposail au noble emploi que des officiers, la plupart.’Mangers, voulaient l’aire dr leur loisir en laveur des Américains ! Mais que nous importait à nous, pour qui leur bravoure allait s’exercer ? et par quel excès de compta isaace pour l’ambassadeur anglais nos ministres établissaient-ils une telle inquisition contre les partisans de l’Amérique, lorsqu’il est prouvé, par li’l’ait, que le neveu du maréchal de Thomond, demilord Clare, que le comte de Bulkley enfin, le plus ardent Anglais qui ait jamais été souffert au service de France, oblenail d’eux sans peine la permission d’aller solliciter a Londres du service conlre l’Amérique ? Si la solution de ce problème échappe à mes lumières, ee qui frappera tout le monde ainsi que moi, c’est que la comparaison et le rapprochement de ces deux procédés devraient au moins faire trouver grâce à nos très-complaisants ministres devant ce terrible ambassadeur ; et que sou zèle et ses travaux n’eussent pas semble moins importants à sa patrie, et l’eussent également porté lui-même au ministère où il brûlait d’arriver, si, au lieu de calomnier noire cour, il eût rendu compte a la sienne de tout ce qu’il en obtenait journellement.

Quoique la politique au fond ne soit partoul qu’une sublime imposture, on n’a pas encore vu d ambassadeur se donner des licences aussi étendues sur la sublimité de la sienne ! Il était réservé au vicomte de Slormont d’en offrir le digne exemple à l’univers. — Mais c’est la France, dit-il, qui envoyait ces officiera en Amérique. — Eh ! grand pi liticien ou pàl&tàqm « r, y a-t-il beaucoup de raisonneurs de votre force en Angleterre ? et pensez-vous que le congrès, qui n’a pas cru devoir tenir nu seul des engagements pris devant moi par ses agents en Europe avec les officiers que je lui adressais, qui nié me a refusé du service à presque tousen arrivant, eût manqué d’égards à ce point pour notre cour, s’il eût pensé que ces généreux guerriers lui étaient envoyés par un roi dont il sollicitait si vivement le secours el l’amitié ? De quel œil aussi pensez-vous que le roi de France eût vu le renvoi des officiers, si ce prince eût été pour quelque chose en l’arrangement de leur départ ? On se fait donc un grand bonheur de déraisonner à Londres Cette réflexion seule est un trait de lumière qui i — uiel tous dans notre vrai joui’, Anglais, Français, travailleur— el raisonneurs.

A la vérité, mon zèle empresse pour mes nouveaux amis pouvail être blessé du peu d’accueil qu’ils faisaient à de braves gens que j’avais portés moi-même à s’expatrier pour les servir. Mes soins, mes travaux et mes avances étaient immenses à I. Mais je m’en affligeai seulement pour nos malheureux officiels, parce que, dans ces relus mêmes des Américains, je ne sais quelle émulation, quelle fierté républicaine attirait mon cent-, el nie montrait un peuple si ardent à conquérir sa liberté, qu’il craignait de diminuer la gloire du sucées, s’il en laissait partager le péril a des étrangers.

Mon une est ainsi composée : dans les plus grands maux elle cherche avec soin, pour se consoler, le peu île bien qui s’j rencontre. Ainsi, pendant que mes efforts avaienl —i peu de fruit en Amérique, el i|Me les anglais essayaient de toul corrompre autour ’le moi pour l’atténuer encore, de lâches ennemis m’accusaient dans mon paysd’être soudoyé par la cour de Londres pour l’avertir à temps du départ de tous dos vaisseaux de commerce, el la mettre à même de s’en emparer. Et moi, soutenu par ma fierté, je dédaignais de i léfendre, et je livrais ces méchants à leur propre boule, en me promettant lueu île ne jamais souiller mon papier d’leur nom. Les oisifs de Paris enviaient mon bonheur, el me jalousaient comme un favori de la fortune et des puissances : et moi, triste jouet des événements, seul, privé de repos, perdu pour la société, desséché û insomnie et de chagrins, tour à tour exposé aux soupçons, à l’ingratitude, aux anxiétés, aux reproches de la France, de l’Amérique et de l’Angleterre, travaillant nuit el jour, cl courant à mon but avec effort, à travers ces landes epineu-es, je m’exténuais de fatigue, el j’avançais fort peu. Mais mon courage renaissait, quand je pensais qu’un grand peuple allait bientôt offrir une douce et libre retraite à tous les persécutés de l’Europe ; que ma patrie sérail vengée de l’abaissement auquel on l’avait soumise par le traité de 1768 ; que le voile obscur, le crêpe funéraire dont nuire port de Dimkerque elail enveloppé depuis soixante ans, serait enfin déchire ; qu’enfin la mer devenue libre aux nations commerçantes, Marseille, Nantes et Bordeaux pourraient le disputer à Londres, et devenir à leur tour les cabarets de l’univers. J’étais soutenu par l’espoir qu’un nouveau système de politique allait éclore en Europe, et que, l’Angleterre une fois remise à sa vraie place, le nom français serait aimé, chéri, respecté partout. J’ajouterais encore que jetais ranimé par l’espoir de voir le règne actuel exalté comme un des [dus beaux de la monarchie, si,

dans cel écril austère et brusquement jeté, je ne m’étais pas interdit tout éloge, et même celui du jeune roi qui nous donne un si grand espoir par la sagesse de ses vues et son amour simple et vrai pour le bien, dans l’âge où presque tous les hommes aucunes munitions de guerre. Car, s’il a

ailleurs pouraccomplirson chargement, qui n’était pas mê au tiers, c’est un fait absolument étrange ] a nos ministres. puisqu il Lest pi :. : Ici n du royaume, et bois de la longueur de leurs bras.

Ainsi, lorsque ce mémoire parle de mes arme ments de Dunkerque, il se garde bien d’a : rque

l’administration, toujours aussi sévère ; i égard qu’attentive aux plaintes de l’ambassadeur anglais, donna l’ordre exprès de visiter dans ce porl tous les vaisseaux annotés par l’inquisition stormonienne, et de les décharger sans pitié s’il— avaienl à bord des munitions de guerre ; que l’un d’eux, la Marie-Cath rim. se trouvant en rade à l’instant où l’ordre arriva, put se dérober à sa rigueur, et ie se fonl remarquer que par des lobes, des ridi— se rendre à la Martiniqueavecunchargement d’artillerie assuré à Londres même : mais que les autres furenl visités, déchargés, et forcés d’aller en lest i hercher du fret en Amérique, sans que j’aie pu depuis trouver une autre occasion de rembarquer mes cargaisons militaires : tant l’attention du gouvernement à y veiller a été sévère et continuelle !


Voilà ce que le vicomte de Stormont pouvait

cules "ii des travers

Ce bel avenir me rendait mon courage et ma

gaieté même ; au point qu’un ministre anglais

ni’avant lait l’honneur, au sujel de YAmphitrite, de dire à quelqu’un, en riant, que j’étais un bon politique, mais un mauvais négociant, je répondis sur le même ton:Qu’il laisse faire au temps ; la nu seule peut nous montrer lequel aura plus prospéré, moi dans mon petit commercent lui dans sa bien apprendre à sa cour; il eût honoré sa vigigrande administration. lance, et n’eût point trahi la vérité : mais c’esti Dans un pareil état des choses on sent bien que dont on s’embarrasse le moins en politique. Il dele cabinet de Saint-James eûl appris avec joie, par -"n ambassadeur. qu’au retour de ma frégate

l imphitnte, mon capitaine, accusé de désobéissance, avait i té scandaleusement arrêté. pm ? traineen prison, quoiqueson journal prouvâtqu’il n’avait l’ail que céder à l’empire des circonstanvaii même ajouter que, dans la colère où je fus de ce qui m’arrivail à Dunkerque, ayant appris

que le sieur Frazer, commissaire anglais, odieux par son emploi, mais personnellement détesté dans ce port, avait osé corrompre et fail passer en

Angleterre un de nos bons pilotes-côliers et beauces ; et qu’avant resté quatre-vingl dix jours en coup de matelots français, je me procurai lentes route, et trente-cinq sans se reconnaître, il s’était les preuve— juridique— de ce honteux délit ; mais vu près’le périr de misère à l’instant qu’il fut que je m’pus jamais obtenir du gouvernemenl porté sur le continent:mais son crime était d’y que le commissaire insolent fût poursuivi pour ce avoir jeté l’ancre; et je suis persuadé, moi, que le crime de lèse-nation:et je ne l’obtins pas, je m’en lord Norlh aurail su bon gré à l’ambassadeur, s il souviens bien, parce’que les soins que je m’étais eût appris par lui que la mine terrible qu’il en lii d lés à ce sujel pouvaienl être taxés de récrii nos mi ni —1res avait coûté trois mois de cachot à mination par l’ambassadeur anglais. Je dirai tout, mon malheureux capitaine, et à moi deux mille car ce n’est ici ni le lieu ni le temps de flatter perécus d’indemnité que je crus lui devoir, pour payer sonne. Un écrit destiné à relever le flagornage les bu meurs du vicomte de Stormont. ang Lu— du Mi moire justifii utif ne doit pas être, à C’estainsi que chaque fait articulé dans le.lie— son tour, accuse d’une imbécile partialité pour mo’m justificatif, d’après le rapporl de cet ambas— la France. sadeur, est faux, insidieux ou conti vé. Voyez— Mais le comble de la mauvaise foi, dans les rapleciler comme un crime un beâtiment, llbinni.,’. a port— de l’a m bassadeur d’Angleterre, est le compte moi, parti de Marseille en septembre 1777, et dis— insidieux qu’il rend à —a cour de l’Hippopotame, ce -minier en même temps à sa cour que ce vaisseau vaisseau que j’ai nommée Fier Rodrigue, et qui l’Heureux, le plus malheureux des vaisseaux, étail depuis a eu l’honneur d’être jugé digne, parle depuis dix mois dan— le port, équipé’, chargé, général-amiral d’Estaing, de contribuer, sous ses prèi a partir, puis arrêté a la sollicitation de lui ordre-, au succèsdes armes du roi près la Grenade, vicomte, enfin déchargé deux fois publiquemenl lesquels ne sont point, comme le dit l’écrivain empar ordre du ministre; et que ce n’est qu’après ces miellé du Wémoirt justificatif, des triomphes de éclats scandaleux et dommageables que ce vais gazettes, ni des succès à coups de presse, mais de ■-eau, qui m’a va il ruine par un si long séjour cl des beaux el bon— succès à coups de canon. dépenses —i énormes, a obtenu la liberté « le sortir C’est le c pte insidieux qu’il rend à sa cour de du port avec des comestibles seulement, et —an— ces prétendus quatorze mille fusils qui) embarquer, et des autres munitions de guerre à l’usage des rebelles, cités dans le Mémoiri justificatif ; aucun armement n’ayant été plus ouvertement, plus cruellement molesté, pour complaire au vicomte deStormont. Voicile l’ait : on le trouvera concluant. Tant de vaisseaux arrêtés dans nos ports, tant de déchargements faits par ordre supérieur, tant d’opérations manquées ou suspendues, tant d’or et de temps perdu, et surtout l’obligation forcée d’exécuter rigoureusement les ordres prohibitifs de la cour sur les munitions de guerre, avaient enfin changé mes plans d’armements.

Bientôt, apprenant que les Anglais m’avaient enlevé beaucoup de navires, et qu’il ne me restait d’autres moyens de marcher librement que de me rendre redoutable aux corsaires, je fis acheter par un tiers et sur criées publiques, en avril 1777, l’Hippopotame, vaisseau de ligne que le roi faisait vendre à Rochefort. On le mit au radoub aussitôt pour être armé en guerre et marchandises ; et toute sa cargaison, de la valeur d’un million, consistant en vin, eau-de-vie, marchandises sèches, et sans une seule arme, une seule caisse de munitions, fut à l’instant transportée à Rochefort, pour partir au plus tôt.

Mais ce fatal ambassadeur, dont la grande affaire était de désoler notre commerce sur terre pendant que les corsaires de sa nation l’outrageaient et le pillaient sur mer ; ce profond politique, qui partageait son temps entre le plaisir d’impatienter nos ministres en France et celui de les calomnier en Angleterre, s’en vint faire à Versailles des lamentations… si lamentables sur ce navire, en disant que je feignais d’équiper un bâtiment pour le commerce, et ne faisais qu’armer un vaisseau de guerre pour le service du congrès, que la cour en fut ébranlée.

Sur ces nouvelles criailleries, le ministère, ignorant absolument que j’eusse part à cet armement, qui se faisait sous un nom supposé, donna les ordres les plus précis aux commandant et intendant de Rochefort, de découvrir sous main le nom et l’objet du vrai propriétaire de ce vaisseau. J’appris la recherche de la cour ; et je fis adresser du lieu de l’armement le mémoire suivant au ministre de la marine, sous une signature étrangère. Si je le joins ici, c’est que son caractère et son style donneront, mieux que tous mes raisonnements, une juste idée les relations qui existaient alors entre l’administration et le commerce de France.

« Monseigneur,

« Sur les interrogations faites à notre commissionnaire de Rochefort par le commandant îde la marine, nous pensons qu’il n’y a qu’un de ces Anglais inquiets et rôdeurs dont no— ports sont l’emplis, qui ait pu scmerl’alarme si mal a propos sur nous, et fait inspirera Votre Grandeur, par des voies qui leur sont familière-, le dessein de porter une inquisition inconnue jusqu’ici sur le cabinet et le— spéculations de— négociants français. M’UiM’iiMii’iir. le ai--eau du roi l’Hippopotame était à vendre : apparemment que c’était pour que quelqu’un l’achetât. Nous l’avons bien acheté, bien payé : nous le faisons radouber à grands Irais, et nous ne croyons pas qu’il y ait rien là de contraire aux lois du commerce, ni qui nous doive exposer au soupçon de vouloir contrarier les vues pacifique— du gouvernement. ci Mais si un vaisseau d’un tel gabarit ne peut être destiné qu’à de haute— spéculations, n’est-il pas naturel, monseigneur, que nous mettions ce navire en état de ne pas craindre, en pleine paix, de se voir harcelé, canonné, visite, fouillé, insulté, dépouillé, peut-être emmené et confisqué, malgré la régularité de nos expéditions (comme cela est arrive à tant d’autres), s’il se trouve une aune d’■ :, , 11, ■ dans nos cargaisons, dont la couleur ou la qualité déplaise au premier malhonnête Anglais qui nous rencontrera ?

« Lorsqu’il nous aurait bien outragés, et fait perdre le fruit d’un bon voyage, peut-être il en serait quille pour von— faire répondre, parle ministère anglais, que h capitaine était ivre, ou qui c’est un malentendu. Mais Votre Grandeur sait bien que i cette excuse banale et triviale suffit pour apaiser la vindicte du gouvernement français. l’utile négociant, dont le métier est de confier sa fortune aux Ilots, sur la foi des traites, n’eu reste pas moins ruiné. malgré les dédommagements promis, dont on sait toujours trop bien éluder l’accomplissement.

Cependant, monseigneur, le négociant maritime étant de tous les sujets du roi celui que les traités doivent le plus envisager, est aussi celui qui a besoin d’une protection plus immédiate. Jetez un coup d’eeil sur tous les états de la société, monseigneur, et vous verrez que l’administration, le Qsc, le militaire, le cierge, la robe, la terrible finance, et même la classe utile des laboureurs, tirent leur subsistance ou leur fortune de l’intérieur du royaume : tous vivent à ses dépens. Le négociant seul, pour en augmenter les richesses "H les jouissances, met a contribution les quatre parties du monde ; et, vous débarrassant utilement d’un superflu inutile, il va l’échanger au loin, et vous enrichit en retour des dépouilles de l’univers entier. Lui seul est le lien qui rapproche et reunit tous les peuples, que la différence des mœurs, des culte— el des gouvernements tend à isoler ou à mettre en guerre.

« Si donc le négociant se voit désormais obligé de rendre compte d’avance de ses spéculations, dont la réussite dépend toujours de la diligence el du secret, et qui sont soumises à des variations dépendantes de tous les événements politiques, il n’y a plus pour lui ni liberté, ni sûreté, ni succès, et la chaîne universelle est rompue.

« Votre Grandeur s’apercevra bien que ce n’est pas pour éluder d’obéir que nous observons ; mais seulement parce que nous pensons que d’établir une inquisition sur les secrets des négociants, par complaisance pour les rivaux du commerce français et les ennemis naturels de l’État, est un emploi de l’autorité sujet à des conséquences terribles, dont la moins funeste est de dégoûter le commerce et d’éteindre l’émulation, sans laquelle rien ne se fait.

■■ Lorsque notre commissionnaire s’est rendu, sans son nom, adjudicataire de l’Hippopotame, vous avez eu la bonté, monseigneur, de lui promettre l’assurance du premier fret royal pour les colonies. Daignez remplir cette promesse : son exécution est le meilleur moyen de vous assurer de la vraie destination de notre vaisseau. Nous croyons, monseigneur, que ce seul mot renferme toutes les explications que Votre Grandeur désire.

.. Nous sommes, avec le plus profond respect, etc. »

Ce mémoire, fait pour fixer la vraie destination du Fier Rodrigue désarmer la cour, produisit un effet tout contraire en me décelant. : rul m 3 reconnaître ; et, les cris de l’ambassadeur continuant sans relâche el contre mon navire et contre ma personne, le ministère, à l’instant qu’il levait l’embargo momentané mis sur tous les autres vaisseaux du commerce, ordonna durement d’arrêter le mien dans le port, sans lui laisser I espoir de partir en aucun temps !

Ayant eu dessein de l’armer en pièces de bronze, pour qu’il lut plus léger à la marche, en guerre et marchandises, j’avais t’ait acheter et transportera grands frais de ces canons la quantité qui m’était néi es aire. I n nouvel ordre, arraché par mon Euménide, arriva, qui me força de revendre mon artillerie à toute perte, et n’en laissa pas moins subsister I embargo mis sur mon na ire. En vain j’offris personnellement au ministère d’embarquer sur ce vaisseau îles troupes du roi pour Saint-Domingue, afin qu’un lui bien sûr de’ sa destination ; en vain je proposai de soumettre macai lison à la visite la plus rigoureuse, pour qu’on fût certain qu’aucunes munitions n’entraient dans le chargement du Fier Rodrigue ; eu vainje déposai ma soumission de l’aire rentrer ce vaisseau dans six mois, avec expédition el denrées de Saint-Domingue, sous peine de la perte entière el du na ire el de sa cat gai son, si j 3 manquais ; le ministère fut inexorable ; et, malgré les plaintes qu’une telle rigueur m’arracha : malgré la dépense énorme d’un double achat, double transport et rendre dispendieux chargement (l’artillerie ; malgré la quand les protestations que le désespoir me fit faire de rendre l’administration parante de mes pertes devant le roi même, et pour lesquelles aujourd’hui je suis en instance aux pieds de Sa Majesté, les ministres, fidèles à je ne sais quelle parole arrachée par l’ambassadeur anglais, ne voulurent jamais consentir à lever l’embargo de mon navire : ri p’déclare avec douleur que> j « n’ai obtenu cette tardive justice qu’après la notification du traité decomrmerce entre la France et l’Amérique, faite .1 Londres par le marquis de Noailles, et la brusque n 1 de l’ambassadeur d’Angleterre, c’est-à-dire plu— d un an après l" 1 bargement et l’équipement du Fier Rodrigue.

Voilà ce que le vicomte de Stormont s’est bien gardé d’écrire à sa cour, et ce (qu’il n’oserait démentir aujourd’hui. Je laisse en blanc mille autres faits très-affligeants pour notre commerce, el notamment pour moi. parce que cet extrait suffi ! au delà pour montrer quelle loi doit (Ire accordée aux narres, aux inculpations de ce long Mémowt justificatif.

Lorsque le vicomte, 1" Stormont résidait à Paris, el. 1 1 1 il — débitait un mensonge politique, une fausse nouvelle un peu fâcheuse pour les américains, on se souvient encore que le mot des députés du congrès, interrogés par loul le momie, etaii constamment ; Ne eroyez pas cela, monsieur: c’est du Stormont tout pui

Eli bien ! lecteur, on en peul dire autant du mémoire justificatif; c’est du Stormont font pur : au style près, qui, bien qu’un peu traînant dan— la traduction, ne manquerait pas de grâces, ni la logique de justesse, si l’écrivain n’oubliait pas sans cesse que le lord Stormont en a fourni lesdonnées, et qu’il écrit pour l’injuste Angleterre, dont les usurpai mus, la mauvaise foi, l’arrogance et le despotist ni lui no" classe absolumenl séparée de toutes 1 « — — » ciile— humaines.

Car. si I"— royaumes sont de grands corps isolés, ri plu— —"pares de leurs voisins par la diversité d intérêts que par les barrières, les citadelles ou la mer qui les renferment ; si leurs seules relations sont celles du droit naturel’, c’est-à-dire celles que la conservation, le bien-être et la prospérité de chacun lui imposent ; el si ces relations, diversement modifiées sous le m. in de dvoit des’iras, ont pour principe général, selon Montesquieu même, de faire son propre bien avee h moins </. mal possible aux autres, il semble que l’Angleterre ayanl mis tout son orgueil a s’écarter de celle loi commune, ad choisi pour principe fondamental d" se .■n « el redoutable à toul l » monde,

nen devrai ! résulter aucun avantage pour elle-même,

ajoutez a ce damnable principe l’a c modité toujours subsistante d’enfreindre les traités "i de peraenl d’un vaisseau de cette force, arrêté dans le manquer a toutes les conventions, —ou— prétexte port le un’i"inp— d’une année ; enfin, malgré que, son roi n’ayant qu’une autorité partagée entre perte résultant d’une cargaison d’un million, retenue ]Uf année entière au lieu d" son départ ; malgré lu mi-" itinuelle el ruineuse de l’équilui, le peuple et la noblesse, les engagements qu’il prend ne peuvent empêcher la fougueuse nation de se porter à des excès qui n’en subsistent pas moins, quoique désavoués par l’équité du prince ou son respect pour la foi jurée. Réunissez, dis-je, toutes ces notions, et vous n’aurez encore qu’une faible idée du peuple audacieux qui nous accuse aujourd’hui de perfidie.

Mais pourtant, si le roi d’Angleterre ne peut pas toujours être rendu garant des infractions de son peuple aux traités subsistants, à qui donc gaudonsiii. us initie lui ? Quoi ! vous s liez, Anglais, et m croyez jamais l’être ? Étrange et superbe n’alion, qu’il faut admirer pour ton patriotisme et la fermeté romaine que tu montres en les revers actuels’, mais qu’il est temps d’humilier, pour punir ri ivprimer l’abus affreux qui’tu te plu— toujours à faire de ta prospérité !

Marâtre insensée, qui prétends a l’amour de tes enfants, quand tu ne verni les enchaîner que pour épuiser le sang de I.’iirs veines, ri remploj ira (es prostitutions ! Si l’instant osl venu qui’ton exemple doit apprendre aux nations qu’il n’est de politique iieui’i’iise et durable que eelle fondée sur In morale iiiiim i-i]le, et sur la réciprocité des devoirs ri des égards

si tes minisiivs. aveuglés par une ambition ineptie en ses vues et trompée’dans ses mesures, ont imprudemment porté leur système oppressif sur tes colonies, et les ont forcées, en prenant les armes, d’adopter pour devise ce vers terrible, instructif et sublime de ûotre grand Voltaire : L’injustice à la un produit l’indépendance ; Et si, par une suite de cette mquiëte arrogance qui ne vous permet jamais de goûter de liberté que celle qui s’appuie sur [^oppression île vos frères, vous allez encore avoir, o Anglais, à pleurer la perle de l’Irlande, si longtemps par vous et si inni h ■mriii avilie, repentez-vous, frappez votre poïtiine, aecusez-vous, et cessez d’accuser " de l’orage el des maux infinis que vous seuls avez attirés sur votre patrie, malheureuse. J’ai prouvé, par vos procédés affreux envers nous, qu’il ne vous était dû de notre part qu’anatlirmr et vengeance ; et cependant. Anglais, vous êtes les agresseurs !

J’ai prouvé que si la France eût suivi l’impulsion du plus juste ressentiment, elle eùl dû secourir l’Amérique, la. prévenir même, et hâter l’instant de son indépendance ; et cependant, Anglais, vous êtes les agresseurs !

J’ai prouvé que, tournant contre l’honneur de nos ministres l’effet de leur condescendance pour vos embarras, vous prétendez les couvrir du ridicule ineffaçable d’avoir sans cesse arrêté d’uni’ main ce que vous les accusez. d’avoir encouragé de l’autre ; qu’au lieu de leur rendre grâce du peu de fruit que l’Amérique a tiré des faibles eftorts du commerce, vous mêliez ces efforts sur le compte de leur perfidie : mi cela même. Anglais, de— agresseurs très-malhonraêttes el très-ingrats. Cependant, passe encore i r injurier : c’est votre manière de vous défendre, elle est connue ; et quand on s’est, l’ail une mauvaise réputation, il reste au moins a jouir du triste privilège acquis par elle.

Un —ail bien que dans votre style il en est, è Anglais, de la perfidie de la France comme de In poltronnerie des Américains, qui ont l’ail mettre armes bas à vos troupes, el vous ont chassés de leur pays. A vous dune permis d’injurier tout le nninile.

Mais déraisonner pour le seul plaisir d’outrager, déraisonner dans un écrit grave et soumis aujugenrent des raisonneurs de l’Europe., n’est-ce pas abuser n In lui— de toutes les façons d’être audacieux ? Car enfin, si le mi de France eût eu Iodessein de secourir secrètement l’Amérique, il eùl au moins voulu le faire efficacement’, el dan— ee cas il ne fallait pas nu grand efforl pour deviner qu’en prêtant seulement un million sterling aux États-Unis, une espèce de proportion n 1 instant rétablie entre le numéraire et le papier de leur pays mirait soutenu le crédit et l’émulation générale, eùl augmenté’ l’ardeur des soldats parla réalité de la paye, el peut-être eùl mis les Américains, sans nuire secours, à portée de terminer promplenieni leur guerre : économie ou libéralité qui nous eût épargné pris de quatre cents millions, que notre protection mililnire nous n déjà coûté ! Donc, si In murale ou la noble politique du roi Je France l’empêcha de prendre ce parti, c’est que ce roi, jeune el vertueux, ne voulut pas permettre ce qu’il ne pouvait pas av< r. Toute sa conduite subséquente est la preuve de celle assertion. —-■ Mais pourquoi donc ce mi si juste a-t-il subitement renoncé à sa neutralité pour s’allier avec l’Amérique ? — Écoutez-moi, lecteur, et pesez mes paroles : cette réponse est la lin de tout. Après avoir demeuré longtemps spectateur passif et tranquille de In guerre existante, le roi de France, mstruit, par les débats du parlement d’Angleterre et par le succès des armes américaines, que, malgré les efforts des Anglais pendant trois campagnes successives, la Force de— événements séparait enfin l’Amérique de l’Angleterre ; instruit aussi que les meilleurs esprits de la nation anglaise s’accordaient à penser, a due hautement, dans les deux chambres, qu’il fallait à l’in-lnnl reconnaître l’indépendance des américains ci traiter avec eux sur le pied de l’égnlile : le mi, ne pouvant plus se tromper sur le véritable objet de— armements de l’Angleterre, lor.-qu’il voyait le peuple anglais demandera grands cris la guerre contre lui, lui faire offre de lever la milice nationale à ses frais, el de fournir volontairement, par chaque shire mi comté, un certain nombre de soldatSi pourvu qu’ils fussent employés contre la France ; s’étant d’ailleurs bien assuré que les amiraux anglais, qui avaient nettement refusé de servir contre l’Amérique, étaient néanmoins nommés à des commandements d’escadres qui ne pouvaient donc plus la menacer ; trop certain enfin des millions qu’on répandait et des efforts qu’on faisait pour diviser les esprits, tant ceux du congrès en Amérique que ceux de la députation en France ; et surtout connaissant bien l’espoir secret qu’on avait à Londres d’engager les Américains, par l’offre inopinée de l’indépendance, à se réunir aux anglais contre la France, à la punir, par une guerre sanglante et combinée, de trois ans de froideurs et de refus de s’allier à l’Amérique : pressé par tant de motifs accumulés, le roi s’est déterminé, mais publiquement et sans aucun mystère, mais sans déclarer la guerre aux Anglais, encore moins la leur faire sans la déclarer, comme ils en ont établi l’odieux usage ; sans vouloir même entamer des négociations préjudiciables à la cour de Londres, et par une suite modérée de la neutralité qu’il avait adoptée : le roi, dis-je, s’est enfin déterminé à reconnaître l’indépendance de l’Amérique, à former un traité de commerce avec les nouveaux États-Unis, mais sans exclusion de personne, pas même des Anglais, à la concurrence de ce commerce.

Certes, si les règles de la justice, de la prudence, et le soin de sa propre sûreté n’oul pas permis au roi de différer plus longtemps cette reconnaissance d’un honorable affranchissement et d’une indépendance dont I » Anglais se Dallaient di’taire tourner bientôt leur honteux aveu contre nous-mêmes, au moins faut il convenir qu’aucun acteaussi intéressant, aussi grand, aussi national, m s’est fait avec plu— de modération, de candeur, de noblesse et de simplicité, tous caractères absolument opposés a la ; » //<<//< dont l’insolence anglaise a voulu tacher la France el le roi, dans son Mémoire justificatif : c’est ce qu’il fallait prouver. Quanl a moi, donl I intérêt —>■ perd et s’évi il devant de si grands intérêts ; moi, faillie particulier, mais courageux citoyen, bon Français, el siin ère ami du brave peuple qui vient de conquérir sa liberté : si I on esl étonné que ma faible voix se mêle aux l ches du tonnerre qui plaident i ette grande cause : je répondrai qu’on n’a besoin de puissance que pour soutenir un tort, el qu’un homme esl toujours assez t ■ ni quand il ne veul qu’avoir raison. J’ai l’ail de grandes pertes ; elles mil rendu mes travaux moins utiles que je ne l’espérais : s ami— indépendants : mais comme c’esl moins par mes sucées qui’par mes efforts que je dois être jugé, j’ose encore prétendre au noble salaire que je me —ni— promis : l’estime de trois grandes nations, la France, l’Amérique, el m’ni— i Vngleterre.

P. —A. Caron de Beaumarchais.

REQUÊTE

A MM. LES REPRÉSENTANTS

DE LA COMMUNE DE TARES

PAR

PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS MEMI1HE DE LADITE REPRÉSENTATION

Messieurs,

Le nom de citoyen français esl devenu d’un >i grand prix, qu’aucun homme ne peut souffrir que l’on altère en lui la pureté d’un m beau titre. En repoussant aux yeux de tous l’horrible injure, qui m’est l’aile, c’esl votre cause, ô citoyens, que je défends plus que la mienne : vous avez t"ii— des ennemis, mais ous n’êtes pas tous arme— contre leurs coups, leurs attentats. Aujourd’hui moi. demain ce sera vous ; et s’ils viennent a soupçonner que l’assemblée prête l’oreille à leurs affreuses délations, aucun de vous n’esl plu— en sûreté. Écoutez-moi donc, citoyens : je vais dévoiler des horreurs qui intéressent tous les hommes. Lorsqu’on commençait, l’an passé, à concevoir des inquiétudes sur la cherté, la rareté des grains, des ennemis, trop méprisables peur se montrer a découvert, firent répandre parmi le peuple inquicl que | étais un accapareur, que mes maisons étaient pleines de blé. « in le ni placarder la nuit sur toutes mes portes el dans les rues voisine-. Je m’en plaignis aux magistrats, qui firenl courir des patrouilles déguisées, pour s’assurer de— placardeurs : ou ne put se saisir d’aucun. Depuis, dan— le— premiers moments de l’effervescence du peuple, ma personne et mes possessions ont couru les plus grands dangers. J’étais désigné hautemenl pour troisième victime lorsqu’on pilla les deux maisons d’Benriot el de / ; > ni lion.

In grenadier des carde— françaises, avant re connu l’un de ces incendiaires qui criaient dans tout le faubourg qu’il fallait brûler mes maisons, in il devoir le faire arrêter et ci induire a la casera di’l’opiné airt, par quatre ou cinq soldats du guet. Mais l’incendiaire avait ses protecteurs-, il leur lit parvenir ce qui lui arrivait. Le lendemain, allant monter sa garde, le pauvre grenadier l’ut mis (comme ou le —ait pour trois semaines en prison a Versailles ; < ! cependant cet incendiaire n’était qu’un vil portier (liasse de ma maison, qu’un des faux témoins reconnus dan— l’instruction du proi es Kornman !

Quand je citai ce l’ail du grenadier devant votre noble assemblée, je fus surpris du peu d’effet que ma déclaration produisit. Le lil donl je tenais t » ’ bout me semblait pouvoir vous conduire au labyrinthe inextricable que vou> cherchez a pénétrer. Un incendiaire reconnu ! son dénonciateur mis en prison, au lieu de lui ! j’en ai conclu que, sur ces faits, vous êtes plus savants que moi.

Puis, quand le désespoir changea ce peuple si soumis en conquérant de la Bastille, quand il crut devoir s’assurer des gens suspects à la patrie, mes incendiaires et tous leurs commettants ne manquèrent pas de crier dans les places publiques que non-seulement j’avais des blés cachés, mais plus de douze mille fusils que j’avais engagés au prévôt des marchands, Flesselles ; que des souterrains, de chez moi, communiquaient à la Bastille, par où des soldats ennemis s’y introduisaient en secret ; que j’étais un agent des grands ennemis de l’État ; et qu’il fallait me massacrer, piller et brûler mes maisons. La lâcheté ne peut aller plus loin !

Tous mes amis épouvantés me suppliaient de m’éloigner. Mais moi, dont la religion est que dans les grands troubles un citoyen zélé doit rester à sa place, se rendre utile et faire son devoir (car où en serions-nous, bon Dieu ! si tout le monde s’enfuyait ?), j’ai osé braver le péril, j’ai monté la garde la nuit, et suivi dans le jour tous les travaux de mon district.

Pendant ce temps je suppliais et la Ville et tous les bureaux qu’on visitât mes possessions ; et qu’on apprît au moins au peuple qu’il était abusé sur moi par d’exécrables scélérats.

Après bien des soins et du temps, j’ai obtenu péniblement qu’une de ces visites se fît dans ma maison, Vieille rue du Temple ; six commissaires ont constaté la fausseté des bruits qu’on avait répandus.

Mais le district des Blancs-Manteaux, dans lequel j’occupais cette maison de location, m’ayant refusé durement de visiter mes vraies propriétés, parce qu’elles étaient, dit-il, dans le faubourg Saint-Antoine, j’ai couru m’agréger au district de mes possessions. J’y ai posé mon domicile, espérant bien en obtenir cette visite refusée.

Une grande rumeur, l’inquiétude d’une révolte occasionnée par la misère, y agitaient tous les esprits. En m’agréant avec honneur, l’assemblée me peignit l’état du faubourg, si pressant, surtout si dangereux pour la tranquillité publique, que, sans trop consulter mes embarras actuels, l’âme suffoquée de douleur, je contribuai d’une somme de douze mille livres au soulagement de ce peuple.

J’avais payé aux Blancs-Manteaux ma demi-capitation pour le soutien de nos soldats ; je donnai, quatre jours après, la même somme à mon nouveau district pour le même service militaire ; mais je refusai de m’asseoir au comité qui m’avait adopté, jusqu’à ce qu’on eût fait une visite sévère de mes différentes maisons. Il ne convient pas, écrivis-je, qu’un homme suspecté de trahison d’État s’asseye avec les citoyens, tant qu’il n’est pas justifié ; ce que les visites seules de mes possessions peuvent faire.

Dix jours se sont passés avant que je les pusse obtenir, et pendant ces dix jours je n’ai point paru au district. On peut juger, à ces détails, si j’y mettais de l’ambition.

Enfin, la Ville avant ordonné, à ma pressante réquisition, que douze commissaires se transporteraient chez moi, les visites furent effectuées.

Je remis alors un mémoire à votre assemblée même, pour obtenir que les procès-verbaux qui faisaient ma tranquillité fussent imprimés et placardés. La multitude des affaires a laissé douze jours cette demande sans réponse. Je courais le plus grand danger sous cette suspicion du peuple.

Pendant ce temps je travaillais au comité de Sainte-Marguerite, où j’ai donné différents plans de bienfaisance, agréés, j’ose dire, avec acclamation ; où, pour tourner tous les esprits du peuple sur des objets moins affligeants, ma motion pour le mariage d’un jeune homme du faubourg, tous les ans, le 14 juillet, anniversaire de la Bastille, a été appuyée par moi d’une somme de 1,200 liv.

Bientôt l’assemblée du district a procédé à la nomination d’un troisième député, son représentant à la vôtre. Je n’en avais aucun avis ; le hasard seul m’y fit trouver, croyant n’aller qu’au comité. J’y fus nommé député du district, à la très-grande majorité. Je voulus en vain m’en défendre ; on me força de l’accepter.

Je crois bien, en effet, que dans ce quartier de douleur, où l’administration doit être si compatissante et si douce, j’eusse été plus utile en travaillant au comité qu’en représentant le district à l’assemblée de la commune, où l’homme le plus sage est, selon moi, celui qui écoute, et qui parle le moins. Car un des grands inconvénients de toute nombreuse assemblée est l’éternité des débats sur les points les moins contestables.

Je n’avais pas, après huit jours, obtenu, moi représentant, cette permission d’imprimer les procès-verbaux des visites qu’on avait faites dans mes maisons. Les bruits infâmes continuaient : ma personne et mes possessions étaient dans le même péril, lorsque six députés des Blancs-Manteaux sont venus me dénoncer à l’assemblée de la commune, comme un fuyard de leur district qu’ils avaient droit de réclamer. Ils ont soutenu que les mécontentements qui m’avaient engagé à me présenter au faubourg n’étaient que des cris de cabale que j’aurais bien dû mépriser ; que, mon chef-lieu étant dans leur district, ils demandaient que j’y fusse renvoyé, et que celui de Sainte-Marguerite nommât un autre député.

Quelque obligeant que fût pour moi le plaidoyer des Blancs-Manteaux, je défendis mon nouveau domicile, en assurant que le bien seul que j’espérais faire au faubourg avait déterminé mon choix.

Après un débat de deux heures, les députés et moi rentrés, on m’apprit que j’appartenais au district de Sainte-Marguerite, où je remplirais désormais tous mes devoirs de citoyen, J’en rendis grâces à l’assemblée ; mais je profitai du moment pour vous dire que je courais le risque d’y remplir bien mal mes devoirs, si vous ne daigniez pas veiller à ma tranquillité en opposant une permission d’imprimer mes procès-verbaux de visites au brigandage des écrits scandaleux qui me livraient à la fureur du peuple.

Votre assemblée, ayant enfin égard à la justice de ma requête, m’a permis, pour ma sûreté, l’impression des procès-verbaux.

Je me croyais hors de danger : mais, tandis que divers districts du faubourg me députaient des remercîments pour le peu de bien que j’avais fait ; pendant que le respectable curé de Sainte-Marguerite venait arranger avec moi la forme des distributions de secours que j’avais donnés aux femmes, aux enfants de ses pauvres, la rage d’ennemis inconnus me poursuivait dans un district si éloigné de moi, messieurs, que je n’aurais jamais dû croire que l’on y prononçât mon nom.

Un libelle diffamatoire, sous la forme d’une motion dirigée, dit-on, contre moi, part du district des Récollets, et se répand dans tous les autres ; on le montre à l’hôtel de ville. Avant d’en demander justice, je crois devoir bien m’assurer si M. le maire a reçu officiellement ce libelle : car chacun aurait trop à faire s’il s’armait ou voulait vous armer contre tant d’écrits scandaleux, contre tant d’auteurs pseudonymes dont la ville est partout remplie.

Pendant que je m’en informais, une mission m’est imposée par vous, avec trois autres membres, pour examiner en commun la nomination contestée d’un des officiers militaires.

Le lendemain, un de vos présidents, M. de Vauvilliers, me prenant à part, m’avertit, avec l’onction d’un homme d’honneur vraiment sensible et pénétré, qu’un sieur Morel, l’un des commissaires nommés, venait de lui dire que ses collègues et lui ne voulaient pas remplir leur mission avec moi. — Vous a-t-il donné ses motifs, monsieur ? —Non. medil il avec bonté : noir, mais, si vous vouliez m’en croire, i ■ l’amour de la paix, que ces débats altèrent, vous m’autoriseriez à demander de votre part qu’on chargeât un autre membre de la mission d’hier, quelques embarras personnels vous empochant de la remplir. Mais, monsieur, ■ ii— je, ces motifs peuvent tenir à certains faits que j’ai intérêt d’éclaircir. o II insista, je me rendis. Le lendemain, en entrant à la ille, je rencontrai le sieur Morel, que je priai de vouloir bien m’apprendre les motifs qui l’avaient engagé à l’acte rigoureux de refuser une mission avec moi. Sur ce qu’il m’assura que le refus venait de ie je lui observai que l’un d’eux m’avait lessus les avances les plus obligeantes, il éluda —, moi j’insistai, lui demandant de s’expliquer devant quatre de nos amis, parce que j’avais grand intérêt à démêler les causes d’une conduite aussi étrange, avant que d’en porter mes plaintes à votre honorable assemblée.

Il me renvoya sèchement au secrétariat pour l’apprendre, sans vouloir me donner aucune explication.

Entres dans l’assemblée, nous étions tous a l’ordre, el prêts.1 entamer le grand travail municipal, lorsqu’un membre, à moi connu, se lève, et dit : n Messieurs, je vous dénonceM. de Beaumarchais, qui vient de provoquer en duel un des 11 membres de l’assemblée. »

Vous savez bien, messieurs, que je répondis simplement : c Si l’assemblée croit devoir préférer ci les affaires publiques aux miennes, qui sont bien « moins intéressantes, je ne suis point pressé de « me justifier. Si elle en ord : autrement, je « ais lui expliquer un l’ail dont l’honorable membi’e qui me dénouée ici ne peut avoir de conti naissance, puisque nous étions seul-, la perce sonne ddnl il parle el moi, quand il ce que je l’ai provoquée. La plus grande preuve, ci messieurs, que je ne l’ai point fait, c’est qu’eu k étranger vous en parle : ce n’est point là la • marche de l’honneur ; aucun homme un peu ci délical ne l’y aurait autorisé. .le pris alors la liberté, messieurs, de rapporter le l’ait tel que je viens de vous le rendre. J’ajoutai seulement : — L’explication que je di du sieur Morel devant quatre personnes choi<c sies, je la lui demande à présent devant soixante .■que nous sommes ; el telle esl ma provoca■ lion.

Quant a nie— motifs, les voici : 1 n libelle dlfci famatoire, sous la forme d’une motion, est parti, « m’a-t-on dit. du district des Récollets, —le n’exaci mine point de quel droit un districl empiète " sur les droits d’un autre, en voulant critiquer .. ses choix, ni commenl ce disl riet s’arroge un o ili-oii, ie calomnie sur moi ; je vous dénonce —a ■■ motion,

ci ( in y articule:

c, eu on sait a quel point je me suis lié avec les ci principaux agents du despotisme pour asservir c. cette contrée.

mi n sait par quels affreux moyens je me suis procuré la fortune avec laquelle j’insulte le puci blie;

in’ev sArrjusqu’à quel poini j’ai avili la nation ce française par ma cupidité i (dans mes grandes relations •>>■• c les m icains : ci Que l’on connut lous le— malheurs dont mon c avarice esl la cause ■’<■ ci r « / ■/ » ’./ "’s, i couru -.

ie —n sait que j’ai été chassé d’e mon district des Blancs Manteaux ;

1 :, 1 l’un sait que j’ai 1 u recours a la bas se, a « la vile intrigue, peur parvenir à me faire nommer député du district de Sainte-Marguerite » (dans l’assemblée de la commune).

Ô citoyens ! on ose articuler dans cette prétendue motion, portée en assemblée légale de bons citoyens réunis pour arrêter tous les désordres ; on ose articuler, comme chef d’accusation, que moi a « était insère dans Les listes de proscription, » el que « Je peuple m’attendait dans La place, de ses ci mas&aeites ! » ■ Comme si l’horrible lâcheté qui a l’ail imprimer (v— listes g Duvail servir d’inculpa-Liori contre les « ictimes dé : s au gré de leur inimitié ! comme si la Bttreur d’un peuple qu’ils égarent, et des férocités duquel ils sont les seuls vraiment coupables, pouvait de-venir à vos yeux un titre de réprobation !

Et une assembl le district où personne ne me connaît, n’a.jamais vécu avec moi, se eend publiquement complice de cette exécrable infamie 1 ! Je vous dé ce ici cet attentat, de quelque part qu’il vieane, el ij’ea attends vengeance, en réclamant votre justice pour en connaître’•• auteurs.

« Hier, continuai-je, vous avez ordonné ipi’uu v districl de Paris^fui a fait enlever des fusils dans » le château d’an citoyen, M. Anisson du Perron, <■ vint nous en doi p ses motifs : un district aujourd’liui veut m’enlever 1 honneur ; je demande « qu’il soit tenu de vous nommer ses motion naires, ■ ou de répondre devant vous du crime affreux « dont il se charge : d’autant plus grand, inesa sieurs, que son premier effet est sans doute Tinte suite d’un refus dont j’ai demandé ce malin « l’explication qui vient d’amener celle-ci. Le sieur lime], que jie ne connais pas, n’était pour moi ■ qu’un échelon, qu un moyen d’arriver à l’éclairu cissement d’une atrocité révoltante, doul Imil « citoyen doit frémir. Je n’v ai mis aucune vivait cité ; mais quand j’en aurais mis, messieurs, en « parlant dans un lieu qui n’ctail pas votre assena » Idée, quel intérêt croil-on que vous dussiez y premire ? i ; r fait vous était étranger. Je ne < craindrai point d’ajouter qu’liier malin, a cette (place, deux iiieml.i’és déballant une question dans rassemblée, l’un d’eux insulta l’autre, en ■ ■ qualité de financier ; lequel, ne pouvant inudei’eisa sensibilité extEème, Iui répondit imprudemment. .. par l’injure la plus grossière. Cette « . provocation eut eu des suites fâcheuses, si le •i membre offensé, qui s’était emporté trop loin, a n’eut désavoué’, sur nos représentations, le mot ii qui lui était échappe dans uu mouvement de co-1ère doul il n’avait pas été maître. Vous avez « cru dans votre sagesse ne devoir donner nulle . Je me trompe en disant que personne ne m’y connaît : on m’assure i l’iostanl que le sfi ui Kornman el quelque autre agent qui se cache out soulevé tout ce district, où leur domicile est situ, — ; que sept ou huit hrigauds, ([ui tous vivaient de calomnies pendant le procès Koiuman, contre lesquels j’ai rendu plainte chez le commissaire Dufresne, conduisent cette sale inti i^ue : heureusement pour moi, je n’ai jamais vu ni connu uu seul de ces honnêtes gens. « suite à cette rixe véhémente ; à plus forte raison, messieurs, n’y a-t-il pas lieu, selon moi, de déii libérer sur une prétendue provocation de duel, qui n’a pas existé de ma part, que je nie hauteu ment, el qui, fùt-elle bien prouvée, n’intéresse « en rien l’assemblée, puisqu’elle se sérail laite a ci lias bruit, sur un escalier, el loin d’elle : à moins I’qu’il ne suffise qu’une chose très-simple ail « quelque rapport avec moi, pour mettre ici tout ci le monde en rumeur ; ce que je suis bien loin » de supposer. La plainte que je vous porte contre « l’atrocité du libelle que je dénonce a seul une « vraie importance, et je vous prie dv faire « droit…

Tel fut, messieurs, mou plaidoyer. Vous nous files sortir, le sieur Morel et moi, pour délibérer librement. Vos débats durèrent six heures, à mon très-grand étonnement ; et ma surprise fut extrême quand votre président, messieurs, m’apprit, au nom de l’assemblée, que, « sur la dénonciation de ci propos violents tenus par moi, el sur les inculpait ions de quelques districts, dont je demandais a a mis justifier, l’asseiii I ilee avail arrêté que je ci m’absenterais jusqu’à ce qu’elle eût prononce u sur l’une el l’autre affaire. »

Jeu— ri mu ueii r de vous l’aire observer que j’avais désavoué cette provocation d’un duel, qu’on nie prêtait gratuitement, v quoi le présidenl répondit qu’aussi l’arrêté ne parlait-il que d’une dé eiatioii faite, et non d’une chose jugi e. Sur la seconde question, j’observai que seul l’avais investi l’assembl Le l’affaire du libelle, par la plainte que j ; n poi I us que, n iv nul y mt exprime cette plainte en la donnant comme formée sur des inculpations dont j’entendais me justifier, mais> seulement contre une atrocité dont je vous demandai justice, l’énoncé de votre arrêté ne me paraissait point avoir eette exactitude honorable qui caractérisait les autres. « D’ailleurs, ai-je « ajtou té, messieurs, le droit très-certain déjuger, a dont est pourvue cette assemblée, n’emporte u POINT LE DIIOIT DE lMIHJCUKIt. Et l’exclusion d’ilU ci membre étanl la plus forte peine d’une faute « quelconque dont vous l’auriez jugé’coupable, « l’invitation de s’absenter, avant que vous sachiez » s’il est coupable ou non, me semble outre-passer. u le droit respectable d’un juge.

.. lie plus, vous u êtes point messieurs, la muci nii ipaliie de la ville, mais une assemblée provic, soire établie pour la composer, en exerçant ses ci droits aussi par provision. Si l’abondance de vos ci travaux vous forçai ! d’oublier mon affaire, ou de „ l’éloigné » à tel point que, la municipalité fori U,.é, votre mission vint à Unir avant que vous » m’eussiez jugé, il en résulterait deux maux : ci l’un, de me laisser sous le coup d’une horreur « de laquelle je vous ai demandé jiustice ; l’autre, « que pendant ce temps VOUS auriez privé’mon « district de l’appui de son député : car il n’en peut nommer un autre avant que d’avoir eu la preuve, tirée de votre jugement, • | u< ■ son choix H méritait d’être improuvé par vous. Je demande donc à rester, ou la parole de l’assemblée qu’elle va s’occuper sans m lai et sans suspension de l’arrêt que je sollicite : alors je ne regarderai point comme une peine préjugée, mais comme une chose d’usage, l’invitation de m’absenter pendant qu’on instruit mon affaire. »

M. le président, messieurs, a bien voulu en votre nom m’assurer qu’on allait s’occuper sans délai de faire droit à mes demandes, et qu’on me ferait avertir pour procéder aux éclaircissements. J’ai salué la compagnie, et je me suis retiré pour qu’on délibérât sur moi.

oib’i quinze jours écoulés sans que j’aie aucune nouvelle, l’ni-ji’rester dans cet état ? Vous ne le voulez pas. messieurs ! Vous ne souffrirez pas qu’on dise que cette étrange ardeur qui semble animer tant de monde quand on espère m’inculper. se tourne en glace quand il faul me rendre la moindre justice.

Quoi qu’il en soit, comme mon devoir est d’aider à votre instruction par tous les moyens de mon l’ait : prenant exemple sur M. le comte de Parois ; sur son argumenta l’anglaise, par lequel il s engage a donner mille écus à celui qui pourra prouver une accusation qu’il repousse, je déclare, ainsi qu’il l’a fait dans le journal de cette ville, que je payerai mille écus à tel qui prouvera que j’aie été citasse du district des Blancs-Manteaux, lequel m’est venu réclamer devant vous comme lui appartenant de droit : démarche bien contraire.1 l’atrocité supposée par le district des Récollets. Je déclare que je payerai mille écus à celui qui prouvera quej’aie usé d’aucune intrigue pour me fuin nommer député du district de Suinte— marguerite h l’assemblée de la commune. où j’étais loin de désirer d’entrer, sachantd’avance combien j j serais inutile aux intérêts de tous mes commettants. Je déclare par extension que je donnerai mille écus.1 celui qui prouvera que j’aie jamais eu chez moi, depuis que j’ai aidé généreusemenl l’Amérique à recouvrer sa liberté, d’autres fusils que ceux qui m’étaient utiles à la chasse. Autres mille écus, -1 I on prouve la indre relation de ce genre en-Ire moi el M. de Flesselles, b qui je n’ai parlé que deux fois en ma vie. El sachez, citoyens, que lorsque le district du Sépulcre vint me montrer par députés cette infâme dénonciation qu’on avait laite .1 son bureau, je conduisis aux Blancs-Manteaux on manufacturier d’armes de Charlcville, qui déclara dans ce district que c’élail lui, • 1 non pas moi, qui avait offert à la illc.au prévôt des marchands Flesselles, et aux électeurs assemblés, de leur fournir douze ou quinze mille fusils sous huit jours, les ayant, disait-il, en caisse au magasin de Oharleville. Mais coi en déclarant qu’il se nommail Vroffort, il avait ajouté qu’il demeurait Vieille rue du Temple, vous concevez bien, citoyens, que mes scélérats d’ennemis, sur ce léger rapport de rue, n’ont pas manqué de répandre partout que j’étais un traître à I État ; que j’avais douze mille fusils dans ma maison, Vieille rue du Temple ; que je les avais proposés au prévôt des marchands F/esselles, pour foudroyer les citoyens : car voilà comme tout s’enchaine sitôt qu’il est question de moi. Je dôi lare que je payerai mille écus à qui prouvera que j’aides souterrains chez moi qui communiquent a la Bastille, ainsi qu’on l’a fait croire au peuple. pour l’exciter à me piller el me brûler ; Que je donnerai deux mille écus à celui qu 1 prouvera quej’aie eula moindrt liaison avecaucun de ceux qu’on désigne aujourd’hui sous le nom des aristocrates, avec les principaua agents du despotisme, pour asservir cette contrée (ce sont les termes du libelle).

Et je déclare, pour finir, que je donnerai dix mii.i.i écus à celui qui prouvera que j’ai avili la nation française par ma cupidité, quand je secourus l’Amérique : propos qui se rapporte à la très-lâche imputation qu’ils m’ont faite dans cent libelles, pendant le procès Kornman, d’avoir envoyé, il j a douze ans, aux insurgents américains, des armes, desmunitions, des marchandises détestables que je leur vendais comme lu. nui’-, u cent pour un di lem valeur, pendant que j’ose me vanter de procédés très-généreux envers cette grande nation, dont mon avarice, dit-on, a occasionné les malheurs. Voilà, certes, bien des moyens de gagner quelque peu d’argent, pour le> auteurs de la motion du district des Récollets, dont le métier peu lucratif est de calomniera 12 sous par paragraphe. Mais comme j’espère bien ne pas me ruiner par ces offres, je demande, messieurs, que si les libellistes ne prouvent aucun de leurs dires, s’ils ne gagnent poinl mon argent, ils soient dévoués par vous à l’exécration générale.

Ces écumeurs travaillaient en sous-ordre sous les deux chefs de bande qu’un arrêt de cour souveraine a condamnés en 2, 000 livres de dommages et intérêts envers moi, comme cai.omniatei rs, » ! stigaU-urs de faux témoins ; de l’un desquelsM. l’avocat général disait, dans son éloquent plaidoyer : Cet homme audacieux qui ne connaît viei de sacn quand il s’agit de calomnier ! Je ne me permettrai de plainte que contre I le 1 es deux hommes. Mon prof ! respect pour le Temple, où l’autre s’est réfugié, le rend presque sacré pour moi. ma nation ! quels sacrifices n’avez-vou s j’. 1 droil d’exiger d’une Ame vraiment citoyenne ! Ils disenl que ma rie est un tissu d’horrem. les malheureux ! tandis qu’il est de notoriété que j’ai passé ma vie ;’i être le père, le nourricier de toul ce qui m’est proche. Ils me condamnent ù dire du bien de moi, à force d’en due du mal. Attaque par des furieux, j’ai gagné avec trop d’éclal peut être tous les procès qu’ils m’ont sus-ii cités, car je n’en ai jamais fait à personne, quoique, pour les plus grands bienfaits, j’aie éprouvé, j’ose le dire, une ingratitude constante, inouïe, presque universelle.

J’ai subi, entre autres tourments, cinq procès très-considérables.

Le premier en Espagne, pour les intérêts d’une sœur mourante, au secours de qui je courus. Le crédit de mon adversaire manqua de m’y faire périr. Grâce au ministre M. Whall, le roi d’Espagne me rendit la justice la plus éclatante, chassa mon ennemi de ses places, et le fit traîner en prison, malgré mes efforts généreux pour faire modérer sa peine.

Mon second procès fut contre l’héritier Duverney. Après l’avoir gagné aux requêtes de l’hôtel, puis perdu par appel, au rapport d’un M. Goëzman ; avoir fait casser cet arrêt inique au conseil ; m’être vu renvoyé, pour le fond, au parlement d’Aix : après cinquante-trois séances et l’examen le plus sévère, ce parlement a condamné le légataire Duverney à me payer la somme de 80,000 fr. ; surtout l’a condamné en 12,000 francs de dommages-intérêts envers moi, pour procédures tortionnaires, et pour raison de la calomnie. C’était pour obtenir ce substantif dans un arrêt, que je plaidais depuis huit ans. Le reste me touchait fort peu. J’employai cet argent à marier de pauvres filles, et je partis de la Provence comblé des félicitations des riches et des bénédictions des pauvres. Mon adversaire lui-même eut à se louer de ma noblesse : à la prière de ses amis, je modérai les frais énormes auxquels il était condamné, en lui accordant un long terme pour me payer toute la dette : car ma colère s’éteint toujours au moment où finit le combat.

Le troisième, si connu, fut mon fameux procès contre le conseiller Goëzman. Alors l’iniquité fut portée à l’excès. J’aurais dû périr mille fois ; mon seul courage m’a sauvé. Quatre ans après, le parlement de Paris, sur un ordre émané du roi de revoir cette affaire, m’a rendu, par un arrêt d’éclat, l’état de citoyen qu’un autre arrêt m’avait ravi.

Un quatrième grand procès m’a été intenté par les héritiers de ma femme. Après quinze ans d’une spoliation avérée, ils m’ont plaidé, vexé, dénigré pendant dix ans consécutifs ; puis, trois arrêts du parlement de Paris les ont condamnés envers moi en tous les dommages, les frais, les capitaux, les intérêts du procès : et comme toute leur fortune ne suffisait pas au payement, ils se sont jetés à mes pieds ; et je leur ai fait grâce d’une partie de ma créance, en consentant que tout le reste ne me rentrât qu’après leur mort. Puissent-ils en jouir longtemps !

Mon cinquième et dernier procès est celui de ce Kornman. On sait avec quelle fureur ils ont acharné contre moi la populace de la plume, tous les meurt-de-faim de Paris, et comment un célèbre arrêt les a bien déclarés mes calomniateurs. Mais ce qu’on ne sait pas encore, c’est comment l’honnête Kornman, qui faisait plaider au palais que la dot de sa femme était déposée, prête à rendre, a tout soldé depuis l’arrêt, par une belle déclaration « qu’il ne possède rien au monde ; que, suivant un accord honnête entre son frère et lui, la maison même qu’il occupe et les meubles qui la garnissent appartiennent à ce frère depuis l’époque de la banqueroute qu’ils firent en 1782. » Ô malheureuse mère ! épouse infortunée ! c’était bien la peine de plaider si longtemps, pour arriver, après l’arrêt, à la conviction douloureuse que votre bien était dilapidé ! Voilà donc, grâce à votre époux, l’affreux sort qui vous attendait !

Telle est l’espèce de gens qui me poursuit encore, en armant sourdement contre moi ce qu’il y a de plus vil à Paris. Que serait-ce donc, juste ciel, si j’eusse perdu tous ces procès ; puisque, les ayant tous gagnés, mes calomniateurs trouvent encore le secret de troubler ma vie sans relâche ; puisque mille gens dans le monde, qui ne réfléchissent sur rien, se rendent les tristes échos des horreurs et des turpitudes que ces brigands leur soufflent aux oreilles ?

Maintenant voulez-vous savoir de quoi ma vie est glorifiée ?

Pendant huit ans la famille royale, et M. le Dauphin, père du roi, ont, au vu de toute la France, honoré ma jeunesse d’une bienveillance particulière.

Ayant eu, depuis, le bonheur de rendre un grand service à l’École militaire, de faire doter cet établissement, ouvrage de M. Duverney, ce vieillard vénérable a toujours conservé pour moi la plus vive reconnaissance. Il m’a très-tendrement aimé. Je lui dois le peu que je vaux.

Puis le feu prince de Conti, qui combattit si fièrement les attentats de nos ministres lors de la subversion de la magistrature, m’a honoré jusqu’à sa mort d’une tendresse paternelle. Tout Paris a su que le jour qu’un très-inique arrêt m’honora, même en me blâmant, ce prince me fit l’honneur de venir lui-même chez moi me prier à souper, avec toute la France, au Temple, en me disant d’un ton céleste : « Monsieur, nous sommes, je crois, d’assez bonne maison, mon neveu et moi, pour donner l’exemple au royaume de la manière dont on doit traiter un grand citoyen comme vous. » On juge si je me prosternai.

Enfin, et sans parler de mes liaisons politiques, je citerai l’estime et l’amitié constante dont m’honora M. le comte de Maurepas, cette âme douce, et le dernier de tant de puissants protecteurs. Tout cela, ce me semble, devrait bien rendre circonspects les gens qui, ne me connaissant point, font le méprisable métier de déchirer un homme pacifique, dont la destinée singulière fut d’avoir ses amis dans l’ordre le plus grand, et ses ennemis dans la boue.

Certes, la plus horrible accusation de ces derniers, c’est d’avoir osé m’imputer d’être lié avec vos oppresseurs.

Et comment, citoyens, pourrait-on le penser ? moi qui, depuis près de dix ans, vis dans la disgrâce connue de Versailles et de ses entours, parce que mon caractère libre, ennemi de toute servitude, s’y est toujours montré à découvert ; que je n'ai fléchi le genou devant nulle idole encensée !

N’est-ce pas moi qu’ils ont puni d’avoir fait servir l’arme du ridicule (la seule que l’on pût employer au théâtre) à fronder les abus de leur crédit, de leur puissance, ou de leurs places ; qu’ils ont puni en irritant contre mes phrases, et les falsifiant à ses yeux, l’homme le plus juste et le meilleur des rois ?

Leur fureur a causé ma détention de quatre jours, et dans un lieu si ridicule, qu’ils regardèrent cela comme une excellente gaieté 11. C’est à la justice du roi que j’ai dû l’ordre prompt de sortie auquel je refusais si obstinément d’obéir, voulant être jugé et puni très-sévèrement, si j’étais coupable du crime d’avoir offensé un bon roi, qui comprit sans doute bientôt qu’on lui en avait imposé. Au moins l’ai-je très-bien prouvé dans un mémoire aussi respectueux qu’énergique que lui présenta son ministre, et que je n’ai pas imprimé.

N'est-ce pas moi qui le premier, dans la tyrannie la plus dure contre la liberté de la presse, osai couvrir de ridicule le despotisme des censures ; qui, portant partout le dégoût d’avoir vu de trop près la politique de nos cours, en ai donné certain portrait qu’on trouvait assez ressemblant ?

De même que cette définition du vil métier de courtisan : recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois mots, applaudie à notre théâtre, et depuis applaudie de nouveau à l’Assemblée nationale, quand un membre du souverain n’a pas cru au-dessous de lui de la rajeunir en ces termes : « Il n’est que trois moyens d’exister : d’être mendiant, voleur ou salarié ? »

N’est-ce pas moi qui, pendant le règne despotique d’un prêtre, lequel voulait tout asservir, eus le courage de faire chanter, avec quelque risque, au théâtre, ces vers trop difficiles à dire à Paris sans musique :

Pontifes, pontifes adroits,

Remuez le cœur de vos rois.

Quand les rois craignent,

Les prêtres règnent :

La tiare agrandit ses droits.

N’est-ce pas moi qui, dans le même ouvrage, osai donner les éléments de la Déclaration des droits de l’homme, en faisant dire à la Nature, par la peuplade qui l’invoque :

Ô bienfaisante déité,

Ne souffrez pas que rien altère

Notre touchante égalité ;

Qu’un homme commande à son frère.

Et ces vers, qui complètent le sens moral de tout l’ouvrage :

Mortel, qui que tu sois, prince, prêtre ou soldat, Homme ! ta grandeur sur la terre N’appartient point à ton état : Elle est toute à ton caractère.

Et cette leçon terrible à tout despote qui voudrait abuser d’un pouvoir usurpé par la force :

Roi féroce, as-tu donc compté, Parmi les droits de ta couronne, Celui du crime et de l’impunité ? Ta fureur ne peut se contraindre ; Et tu veux n’être pas haï ? Tremble d’ordonner. — Qu’ai-je à craindre ? — De te voir toujours obéi, Jusqu’à l’instant où l’effrayante somme De tes forfaits, déchaînant leur courroux… Tu pouvais tout contre un seul homme, Tu ne pourras rien contre tous.

Et ce tableau prophétique et prévu du roi chéri d’un peuple libre, qui le couronne avec transport :

Enfants, vous l’ordonnez, je garderai ces fers : Ils seront à jamais ma royale ceinture. De tous mes ornements devenus les plus chers, Puissent-ils attester à la race future Que du grand nom de roi si j’acceptai l’éclat, Ce fut pour m’enchaîner au bonheur de l’État !

Et ces vers sur la vanité de la naissance (à la Nature) :

Au moins vous employez des éléments plus purs Pour former les puissants et les grands d’un empire ? (Rép.) C’est leur langage, il faut bien en sourire ; Un noble orgueil les en rend presque sûrs.

Et ceux-ci, dans la bouche de la déesse, parlant à deux êtres créés dont elle vient de fixer le sort :

Enfants, embrassez-vous ; égaux par la nature, Que vous en serez loin dans la société ! De la grandeur altière à l’humble pauvreté, Cet intervalle immense est désormais le vôtre ; À moins que de Brama la touchante bonté, Par un décret prémédité, Ne vous rapproche l’un de l’autre, Pour l’exemple des rois et de l’humanité !

Voilà, citoyens, comment j'étais lié avec tous vos grands oppresseurs, tandis qu’ils n’ont cessé pendant dix ans de me persécuter ; tandis que c’est chez eux que mes ennemis acharnés ont trouvé toute la protection dont eux et leurs libelles ont tant abusé pour me nuire ! Ils ont changé, les lâches, et de langage et de parti ! mais moi je ne changeai jamais.

N’est-ce pas moi qui osai dire, huit ans avant [OffiES.

-unis t.’ii France,

dans un mémoire à ce conseil, sijaloui de soq despotisme : Accordez au moins cetti grâce aux protestauts, jusqu’à ce qu’un temps plus heureux « permette enfin de rendre à leurs enfants la lé-GITIMITÉ aVILE. QU’AUCUN MINCE DE LA TERRE e K’A DROIT DOTER A SES SUJETS ’ " ? » ’S'eîl-ce pas moi qui, consulté par les ministres sur le rappel des parlements, osai combattre avec courage, eu 17" - du pouvoir arbitraire, en ces termes : « Il existe donc, en tout . État monarchique, autre chose que la volonté « arbitraire des rois. Or cette chose ne peut être >’ que le corps des lois et leur autorite, seul vrai ■ soutien de l’autorité royale et du bonheur des « peuples : » et qui appuyai ce principe par les raisonnements les plus forts, comme on peut le voir dans le Court mémoire auquel renvoie la note ci-dessus ?

Qu’on se rappelle, si l’on peut, le courage qu’il fallait alors pour dire de telles vérités ! N’est-ce pas moi qui, dans des temps plus éloi- ■ nue de tout, ayant pour ennemis tous les puissants de cet empire, osai braver leur injustice, les livrer au mépris de notre nation indignée, pendant qu’ils me jugeaient à mort ? Ce qui lit dire à un grand bomm Pour servir e son pays, il brave tout, le malheureux ! Il rit dans « les griffes des tigres

Je me rappelle avec plaisir que ce courai valut, dans le temps, l’honneur d’une lettre Londres, arrivée par la poste, avec cette adi -

k claves, monsieur </< Beaum i : laquelle me fut remise, parce qu’on espérait que je me promettrais en y répondant, et qu’on me prendrait en défaut. Je n’eus garde. Je fis alors comme aujourd’hui : je ne répondis ;i personne. Et r-i mes ennemis, en désespoir de cause, foni la lourde bêtise de rappeler qu’il y a seize quand le despotisme opprimait la nation magistrats, je fus victine I tous n’ont pas été guéris, je m’honorerai devant vous des blessures d’un bon soldat qui combattait pour sa patrie, en rappelant à mes concitoyens qu’au u du plus grand péril je leur donnai l’ev d’un courage qu’ils admirèrent : que le jour où je perdis mon état et celui où je le recouvrai furent deux jours d’un triomphe égal, et que l’acclamation e iioyens n’a pas moins honoré en moi le premier jour que le second. M a i~,i pie- m en être applaudi, respectant, comme je le dois, le patriotisme inquiet d’un autre district, celui de Saint-Étieiute du Mont, lequel, préside par un sieur Duverrier, avocat du sîenrKom- . n’a pas dédaigné de s’occuper aussi de i u posant pour principe public : « que le sieur de . Vo>ez ce mémoire, rapporté daus le second de moi contre Korman, intitulé Court a tendant l’autre. a Beaum, e ! d’ajournement personnel décerné contre lui eu 1 :7 :3, • I m- son proi m, lequel n’a pas été « purgé, ne peut remplir aucun emploi public ; „ je répondrai à ce district, après avoir Ion cale inquiétude, par une citation tre-qn calmer : c’est celle d’un arrêt en parchemin, que I ai, du parlement de Paris, du •-’•> juillet 1779, -

lissant le décret d’ajournement personnel II décerné contre ledit Caron de Beaumarchais, par - jugemekï du ’1 juillet 177 :. !. en décret d’assigné ■ fe OUÏ, RENVOIE LEDIT Caron DE BeaUMARCHAIS DANS L’EXERCICE DE SES CHARGE ET OFFICE de « secrétaire du roi et de lieutenant général au bailliage de la Varenne du Louvre. « Si mandons, etc. Collationné, Lebret. » Sans ajouter un mot, je livre, sur ce fait, l’assemblée à ses réflexions.

N’est-ce pas moi enfin qui, profitant du jour que l’arrêt qui m’avait blâmeras contraignit de faire à Londres, osai y concevoir le grand, si dangereux, de -’parer atout jamais I Ade l’Angleterre ? Et puisque je suis sur ce point, je veux me vanter devant vous des travaux inouïs qu’un seul homme a pu faire pour accomplir cette grande œuvre.

lis qui vous louez d’avoir puisé le désir et l’ardeur de votre liber ; mple de l’Amérique ! apprenez que cette nation mt doit en grande partie I" siennt : il est bien temps que je le prouve à la face de l’univers. Et si quelqu’un prétend me contester ce que je dis, qu’il se lève et se nomme ! mes preuves répondront aux imputations que je dénonce :

noré la France oid< cupidité dans mes relations d’Amérique . . :/ fous les malheurs dont n

caus< et dont ce peuple a tant souffert). Car ces accusations, aussi vagues que méprisables, se rapportent aux Américains, que j’ai servis si généreusement ! moi qui serais réduit à cette aumône que je répands, si de nobles élraii. dans un pays libre, ne m’eussent associé aux gains ree, pendant que je les asso

irtes constantes dans le mien avec l’Amérique ! moi qui osai former tous les plans de secours si nécessaires à ce peuple, qui les offrais à nos ministres ! moi qui osai blâmer leur indéci-

1 leur reprocher hautement

dans ma fière réponse au manifeste anglais par Gibbon ; qui osai promettre un suce.’- qu’on était bien loin d’espérer ! Entre cent preuves que j’en pourrais donner, je ne citerai que celle-ci, parce qu’elle est nette et simple, et qu’elle fait présumer les autres.

Pressé par le chagrin de voir rejeter mes idées, j'osai écrire à notre auguste roi, bien jeune alors. dans un mémoire, ces propres mots qui le terminent, et qu’on ne peut me contester : car je l’ai en original, tout apostillé de sa main, et certifié par son ministre. Voici les phrases de mon mémoire, répondant à l’opposition que le conseil montrait pour mon projet sur la séparation de l’Amérique et de l’Angleterre :

Enfin je demande, avant de partir (pour Londres),

à Sa Majesté, la réponse positive à mon dernier mémoire ; mais si jamais question a été importante, il faut convenir que c’est celle ci. Je réponds sur ma tête, après y avoir bien réfléchi, du plus glorieux succès pour le règne entier de mon maître, sans que jamais sa personne, celle de ses ministres ni ses intérêts soient en rien compromis.

Aucun de ceux qui en éloignent Sa Majesté osera-t-il, de son côté, répondre également sur sa tête, au roi, de tout le mal qui doit arriver infailliblement à la France, de l’avoir fait rejeter ?

Dans le cas où nous serions assez m dheureux pour que le roi refusât constamment d’adopter un plan si simple et si sage, je supplie ai ins Sa MajeSté DE ME PERMETTRE DE PRENDRE DATE auprès d’elle de l’époque où je lui ai ménagé cette superbe ressource, afin qu’elle rende jusii liée un jour à la bonté de mes vues, lorsqu’il n’y aura plus qu’à regretter amèrement de ne les i’AVOIR PAS SUIVIES.

Signé Caron de Beaumarchais.

« Ce 13 décembre 1773.

Et en marge, au bas, est écrit, de la main du ministre :

Toutes les apostilles m réponse sont de la main du roi.

Signé de Vergennes.

Tout ce que je pus obtenir, encore avec bien de la peine, par un autre mémoire très-fort sur les droits de notre neutralité, que j établissais sans réplique, ce fut qu’on me laisserait faire, sans aucunement s’en mêler ce que.1/. de Maurepus appelait gaiement me livrer à mon sens réprouvi. en me rendant garant de tous les événements envers la France et l’Angleterre, à condition surtout d’être arrêté si les Anglais formaient la moindre plainte, et de) » < voit puni s’ils en faisaient la preuve : ce qui nul lani d’entraves à mes opérations maritimes, que pour secourir l’Amérique je fus obligé de masquer et de déguiser mes travaux intérieurs, les expéditions, les navires, le nom des fournisseurs, et jusqu’à ma raison de commerce, qui fut un masque comme le reste’.

i. Je pris le nom de Rodrigue Hortalez <■ ! compagnie, d’où est .-mi celui de Fier Rodrigue, que je donnai i n vaisseau de guerre s, lequel a eu depuis l’honneur de combattre en ligne

eu ■ de Sa Majesté, à 1 1 pi ise de la Grenade, sous le commnn

ment du val ri ■ I d’y recevoir quatre-vingts Le dirai-je, Français ? le roi seul avait du courage ; et moi je travaillais pour sa gloire n voulant le rendre l’appui d’un peuple fier, qui brûlait d’être libre. Car j’avais une dette immense à remplir envers ce bon roi, qui n’a pas dédaigné de remplir envers moi celle du feu roi son aïeul, lequel m’avait promis avant sa mort de me restituer dans i lit de citoyen, qu’un lâche tribunal m’avait ravi par un inique arrêt. Oui, le roi Louis XVI, qui fit rendre la liberté à l’Amérique gémissante, qui vous rend la vôtre, Français, m’a fait rendre aussi mon état. Qu’il soit béni par tous les siècles !

Et ce mémoire de moi que je viens de citer, tel est mon premier titre à la haute prétention que j’établis ici d’avoir généreusement secouru l’Amérique, et d’avoir contribué plus que tout autre au retour d< s « libt i d.

Puis, laissant à part les travaux que je suis prêt à mettre au jour, ouvrage par lequel je prouverai que j’ai envoyé, à mes risques et périls, ce qu’il y , n ait di m’ill<’n ■ n France en munitions, en armes, en habits, aux insurgents manquant de tout, à crédit, au prix des factures, les laissant maîtres de la commission qu’ils payeraient un jour à leur ami (car c’est ainsi qu’ils me nommaient ; qu’après douze ans je n’en suis point payé : je déclare que la démarche que je l’ai— faire rn ce moment auprès de leur nouvelle cour fédérale, • obtenir justice de l’infidèle rapport qu’un comité de trésorerie vient de donner sur mes créances, aussi avérées que sacrées, est le dernier effort d’un créancier très-généreux auprès de débiteurs abusés, négligents, ou bien…, etc. La fin décidera le nom qui leur est dû ; mais je publierai tout, et l’univers nous jugera.

Sautant, dis-je, par-dessus tous les détails de — travaux, de mes services envers ce peuple, je passe.m témoignage que m’en rendil l’agent, le mini-ire de l’Amérique, lorsqu’il partit de France avec M. lecomti d’Estaing. Sa lettre authentique, du 18 mars i i 78, porte ces mots, que je copii : n J’espère que votre agent (à Philadelphie) vous ii fera passer des retours considérables, et que le congrès nediffi rera pas plus longtemps ai i oxn NAÎTRE LES GRANDS ET IMPORTANTS SERVICES QUE Il VOUS AVEZ RENDUS A I V CAUSE DE LA LIBERTÉ DE ii l’amériqi e. D’après les scènes embarrassantes à ii travers lesquelles vous ave/ eu à passer, vous ii devez éprouver le plus grand plaisir de voir enbouli ts dans son coi ps, sans ceux qui mil en ! lous m— ; a uns en pièces. i’eus U’malheur d’y perdre le plus important, le plus brave de mes capitaines, cou| n deux par un boulet ram ;  ; sans la dispers ; on entière de ma flotte de onze navires, donl ce vaisseau était le couvoyeur. Q ni n reçut la ivelle.1 Versailles, M. de Maurepas me dil ijnr li’nu, ti ès-content du sen ice de mon vaisseau de guerre, voulait savoir ce que je désirai : De n’ôtre jamais jugé saus être » entendu, monsieur le comte ; el je me croirai trop bien récompensé. 1 Aussi ili-.ui il l’.ti çouvonl u Voilà le seul I ime qui travaille cl n’a jamais rien demandé’3’espère bien qu’ils vont in que tout cela esl 1 onlroi % i je les attends avec mes preuves. FIN L’OBJET DE VOS TRAVAUX REMPLI, et qu’une flotte française va mettre à la voile ; ce qui convaincra l’Amérique et le monde entier de la sincère amitié de la France, et de l’absolue détermination où elle est de protéger la liberté, l’indépendance de l’Amérique. Je vous félicite de nouveau sur cet événement glorieux, auquel vous ayez contribué PLUS QUE TOUT AUTRE.

« Je suis avec respect, etc.

« Signé Silas Deane. »

Hélas ! ce fut la fin de mes succès. Un ministre du département, à qui je montrai cette lettre, et qui m’avait traité jusqu’alors avec la plus grande bonté, changea de ton, de style tout à coup. J’eus beau lui protester que j’entendais ne rien m’approprier de cette gloire, et la lui laisser tout entière ; le coup était porté, il avait lu l’éloge : je fus perdu dans son esprit.

Ce fut pour lui ôter toute idée sur mon ambition, et conjurer l’orage, que je recommençai à m’amuser des frivoles jeux du théâtre, en gardant un profond silence sur mes grands travaux politiques ; mais cela n’a rien amené.

Il est bien vrai qu’un an après, le congrès général, ayant reçu mes vives plaintes sur le retard de ses acquittements, me fit écrire la lettre suivante par l’honorable M. John Jay, son président, le 15 janvier 1779 :

PAR ORDRE EXPRÈS DU CONGRÈS

SIÉGEANT À PHILADELPHIE

À M. de Beaumarchais.

« Monsieur,

« Le congrès des États-Unis de l’Amérique, reconnaissant DES GRANDS EFFORTS QUE VOUS AVEZ faits en leur faveur, vous présente ses remerciineuts et l’assurance de son estime. « Il gémit des contre-temps que vous avez soufferts pour le soutien de ces états. Des circonstances malheureuses ont empêché l’exécution de ses désirs ; mais il va prendre les mesures les plus promptes pour l’acquittement de la dette qu’il a CONTRACTÉE ENVERS Vul —.

« Les sentiments généreux et les vues étendues qui seuls pouvaient dicter une conduite telle que la vôtre, font bien l’éloge de vos actions et l’ornement de votre caractère. Pendant que, par vos rares talents, vous vous rendiez utile à votre prfnce, vous avez gagné l’estime de cette république naissante, et mérité les applaudissements du nouveau monde, etc.

« Signé John Jay, président.

Si ce n’était pas de l’argent, c’était au moins de la reconnaissance. L’Amérique, plus près alors des grands services que je lui avais rendus, n’en était pas encore à chicaner son créancier, à me fatiguer d’injustices, pour user, s’il se peut, ma vie, et parvenir à ne me point payer.

Il est encore très-vrai que dans la même année le respectable M. de Jefferson, leur ministre en France aujourd’hui, et gouverneur alors de Virginie, frappé des pertes affreuses que la dépréciation de leur papier-monnaie me ferait supporter, si l’on avait l’injustice d’y englober mes créances, écrivit à mon agent général en Amérique, M. de Francy, en ces termes, le 17 décembre 1779 :

« Monsieur,

« Je suis bien mortifié que la malheureuse dépréciation du papier-monnaie, dont personne, je pense, n’avait, la moindre idée lors du contrat passé entre le subrécargue du Fier Rodrigue et cet état, ait enveloppé dans la perte commune M. de Beaumarchais, qui a si bien mérité de nous, et qui a excité notre plus grande vénération par son affection pour les vrais droits de l’homme, son génie et sa réputation littéraire, etc.

« Signé Thomas Jefferson. »

Et j’ai ces lettres originales.

Dans l’ouvrage que je vais mettre au jour, lorsque je montrerai les preuves de l’excellence de tous mes envois à ce peuple, d’après les visites exactes qu’ils en firent faire eux-mêmes avant que mes vaisseaux partissent, bien attestés par leur ministre, et les excuses qu’il m’en fit, , dont j’ai tous les originaux, on sera quelque peu surpris de la patience avec laquelle j’ai supporté les invectives de tous les brigands qui m’attaquent depuis le procès Kornman. Mais j’aurais cru trop avilir le plus grand acte de ma vie, l’honorable part qui j’ai eue à la liberté de l’Amérique, si j’en avais mêlé la discussion à un vil procès d’adultère, dont les mensonges les plus grossiers alimentaient sans cesse la très-déplorable instruction. C’est mon mépris, c’est mon indignation, qui m’ont fait garder le silence. Il est rompu ; je ne me tairai plus sur ce grand objet, la gloire de ma vie entière.

Ils disent que mon avarice sordide a causé les malheurs du peuple américain ! Mon avarice ! à moi, dont la vie n’est qu’un cercle de générosité, de bienfaisance ! et je ne cesserai de le prouver, forcé de dire du bien de moi, puisque leurs farouches libelles ont rendu tant d’hommes injustes.

Pas un seul être alors n’allait d’Europe en Amérique sans m’avoir des obligations pécuniaires, dont presque toutes sont encore dues ; et nul Français n’a souffert dans ce pays-là, que je ne l’aie aidé de ma bourse.

À ce sujet j’invoquerai un témoignage que vous faites gloire de respecter, messieurs, celui du très-vaillant général de vos troupes. Demandez-lui si

[35] mes services n’allaient pas chercher les Français malheureux dans tous les coins de l’Amérique.

Demandez-lui si mon agent ne sut pas l’avertir lui-même, de ma part, que les usuriers du pays lui vendaient l’or à cent pour un, ce dont sa très-grande jeunesse l’empêchait de s’apercevoir ; s’il ne lui fit pas toucher du doigt la dilapidation de sa fortune entière, malgré la dépense modeste à laquelle il se réduisait ; s’il ne lui offrit point en mon nom, suivant les ordres qu’il en avait de moi, de lui fournir l’argent dont il aurait besoin, qu’il me ferait rendre en Europe au seul intérêt de la loi. Rendez justice à mon bon cœur, noble marquis de la Fayette ! Votre glorieuse jeunesse n’eût-elle pas ruinée, sans les sages avis et les avances de mon argent ? Vous m’avez bien rendu l’argent qu’on vous a prêté par mon ordre ; et, je le dis à votre gloire, en me remerciant à Paris en achevant de me rembourser, vous avez voulu que je retinsse cinquante louis de plus qu’il ne m’était dû par vous, pour joindre cet argent aux charités que je us pauvres mères qui nourrissent, poui i à ma bonni œuvre, dont plusieurs établissements m’ont coûté déjà vingt mille francs. Certes, je ne les regrette point ; mais je veux dire du bien de moi, puisque l’on me force à en dire. Rendez-moi justice aujourd’hui, vous, noble général dont j’ai prédit les hautes destinées, lorsque, Versailles pour essuyer de vifs reproches sur votre fuite en Amérique, à laquelle pourtant je n’avais pas contribué, je dis à M. de Maurepas ce mot sur vous, qui est resté : •. Cette étourderie-là, monsieur, est le premier feuillet de la « vie d un grand homme. »

Ce ministre me dit, quelques semaines après, qu’on vous avait fait arrêter près de la Corogne, lie, et que vous aviez feint de revenir en France ; mais que, trompant le garde-conducteur, vous aviez rejoint le vaisseau où vous attendaient vos amis : et ma réponse fut celle-ci : Bon ! voilà le h II,. !!

Vous avez fait depuis, mon général, de ces feuillets un fort beau livre ; mais, d’après ce que vous savez de moi, croyez-vous un seul mot de ce ■ ]n brigands impriment ? Pardon, mon général, j’ai invoqué, dans d’autres temps, le témoiispectable du comte d’Estaing, votre ami. otre tour aujourd’huiyje puis faire de ma pa fort belle liste aussi de tous les gens de bien que j’ai droit d’invoquer. Et vous, baron h ~l,i/ , Bit nousky ; vous, Tron-

çon, Pnidhomme, et cent autres qui m’avez du la gloire que vous acquîtes en Amérique, sans vous être jamais acquittés i avers moi, sortez de la tombe, ’ i parlez : ou vos lettres et vos effets, que j’ai, s’exprimeront en votre place. Quinze cent mille livres au moins de services rendus n mplissenl chez moi un portefeuille qui jamais peut-être acquitte par personne ; et [dus de mille infortunés, dont j’ai prévenu les besoins, sont tous prêts à lever leur voix pour attester ma bienfaisance. Entre mille, un - ul suffira. Parlez, vous, Joseph Pereyra, m de Bordeaux, qui m’écrivîtes, en frémissant, du fond des cachots de l’inquisition, près di où votre état connu de juif vous avait fait jeter, et vous exposait à être brûlé vif ! Vous vou vîntes de mon nom, et trouvâtes moyen de me faire tenir une lettre. Mes cheveux, en la recevant, se hérissèrent sur ma tôt.’. Je courus à Versailles, où, pleurant à genoux devant M. le comte de Vergennes, je le tourmentai tant, que j’obtins qu’on vous redemandât, comme appartenant à la France ; et je vous arrachai au feu, en vous faisant passer tout | argent pour votre voyage. Non- êtes un des hommes que j’ai trouvés les plus reconnaissants ; toute votre nombreuse famille m’a écrit pour me rendre grâce. Cette aventure mérite bien que je la cite en mon honneur.

M’accuser, moi, de sordide avarice ! Je veux prendre encore à témoin de ma froide résignation les vingt-quatre commissaires du district des Blancs-Manteaux, qui me faisaient l’honneur de travailler chez moi à la collecte de la capitation, le jour que l’on prit la Bastille. L’n homme effaré entre, et dit : <• Monsieur de Beaumarchais, deux mille hommes sont dans votre jardin ; ils vont « mettre tout au pillage. ■ Chacun, très-effrayé, .-e lève : et moi je réponds froidement : ci Nous ne i. pouvons rien à cela, messieurs ; c’est un mal .< pour moi seul ; occupons-nous du bien public ; » et je les invitai de se remettre en place. Ils sont loin d’être mes amis ; c’est leur témoigi j’invoque, et je profiterai de ceci pour rendre grâce à ce district. Quelqu’un ayant couru y dire qu’on allait piller ma maison, quatre cents personnes généreuses en partirent, pour défendre ma possession attaquée ; mais le mal était apaisé quand ces messieurs arrivèrent. Voilà comment mon avarice et mon ingratitude se montrent en toute occasion.

Le tiers de ma fortune est dans les mains de tous mes débiteurs ; et depuis que j’ai secouru les pauvres de Sainte-Marguerite, quatre «eut- lettres au moins sont là sur mon bureau, d’infortunés levant les mains vers moi. Mon cœur est déchiré, car je ne puis répondre ;i ton-. Pendant que les brigands de la forêl de Bondy, entrés par le district de- Récollets dans cette ville, me poursuivent and bruit, les malheureux de l’intérieur me crient : il-, mm, bienfaisant, jetez sur nous un regard de pitit .’ C’en esl trop, je n’j puis tenir, et j’offre ici de taire la preuve que tel qui dit du mal de moi n’est qu’un malheureux salarié’ par tel monstre qui m’a les plus grandes obligations : on c’est ee monstre-là lui-même, ou des gens - ntraînés qui ne m’ont jamais vu ni parle. Cette rage est poussée aujourd’hui jusqu’à la démence.

Allons, mes braves adversaires, voilà de quoi vous exercer. Répétez à quelques Français qu’un peu de jalousie tourmente, que tout cela n’est qu’un vain conte. Oh ! quel plaisir j’aurai de bien prouver à ces gens-là ce que j’ai fait pour l’Amérique ingrate.... ou peut-être trompée ! car je ne sais encore lequel :

Je mettrai lMais, citoyen d’un État libre,
Je mettrai l’univers entre ce peuple et moi.

Et vous, nobles concitoyens, tous membres, ainsi que moi, de la commune de Paris, mes pairs et mes jurés enfin, donnez un généreux exemple d’un bon jugement par jurés : prononcez sur la cause que je vous ai soumise ; mais prononcez très-promptement, comme vous vous y êtes engagés. Savez-vous que, pour un homme qui souffre, quinze jours écoulés font déjà vingt et un mille six cents minutes ? car c’est ainsi que l’indignation douloureuse faille calcul de son attente. Si , suis traître <) la pairie, ne me faites point de quartier ; je leur fais grâce des injures, ne nous attachons qu’à des laits.

Pendant cette affreuse anarchie, pendant ce terrible intervalle entre la loi qu’on a détruite et celle que l’on va créer, je ne sais pas encore comment un citoyen blessé peut avoir raison d’un district qui se rend coupable envers lui de la plus noire calomnie. Où porter ma plainte ? où l’instruire ?

à quel tribunal, en un mot, pourrai-je en 

obtenir justice ? Les atrocités sont au comble, et toutes les lois sont muettes.

Puisque vous avez accueilli leur inculpation diffamante, vous ne pouvez rejeter ma justification. G’esl au nom de la liberté que je vous demande vengeance. Si les brigands qui brûlent les châteaux appellent cela liberté, cette canaille plumitive qui flétrit les réputations nomme aussi cela liberté : permettez donc que je l’invoque, cette liberté précieuse, pour obtenir au moins un jugement de vous. Le mépris que je fais de au - ac< u sateurs ne vous dégage point du devoir imposé de prononcer entre eux et moi. Vous ne souffrirez pas qu’on dise que mes grands ennemis sont dans votre assemblée, ni que l’on vous applique l’apophthegme si dur de ce grand penseur, l’abbé Sieyès : Ils veulent être libres, et ne savent pas être justes, Ma confiance en votre équité ne me permet la craindre.

Non que je vous demande à rester parmi vous, je n’ai rien fait pour y entrer ; mais nul ici n’a dkoit de m’en exc.i.ure, si l’on ne prouve pas : Que v je suis traître à la patrie : » Que je me suis lié avec vos oppresseurs ; » Que «j’ai été chassé d’un district ; » Que « j’ai fait des intrigues pour être député « d’un autre ; »

Que « j’ai accaparé des grains ; » Que . j’ai promis douze mille fusils au prévôt >< des marchands Flesselles ; -

nue .. j’ai chez moi des souterrains qui conduisent à la Bastille ; »

Que ■ j’ai déshonoré la France dans mes relao t - d’Amérique ; »

Que « mon avarice sordide a causé les malheurs ’ peuple. »

Car voila les imputations de cette nuée de libellistes qui a fondu sur moi comme une plaie d’Ëgypte. Ah ! faites-moi justice de tant d’horreurs accumulées, et je remets modestement cette .lignite qu’on envé>. 1 . i ri t de gens m’en semblent avides, qu’un homme las qui se retire doit trouver grâce devant eux.

Des accusations si étranges pouvaient seule ? excuser le témoignage que je me rends, et les aveux qu’un vil complot m’arrache. Deux ans plutôt, ils eussent été sans fruit, imprudents, même impolitiques. Deux ans plus tard, la constitution achevée et le corps des lois décrété mettant tout citoyen à l’abri des lâches atteintes, ils ne seraient qu’un jeu de misérable vanité. Ce niorn livré aux délations, aux calomnies, aux désordres de tous li i ermet peut-être à la fierté trter du silence modeste que tout homme doit s’imposer sur ce qu’il a fait de louable ; et surtout, messieurs, quand l’oubli, quand le retard d’un jugement par vous si solennellement promis, semble autoriser quelque plainte, est inexplicable pour tous, et rend le public inquiet sur les motifs qui vous ferment la bouche. N’en doutez point, messieurs, il y va de l’honneur de votre nombreuse assemblée de tenir parole à ses membres, quand vous croiriez ne rien devoir à un citoyen poignardé qui réclame votre secours. Dans l’attente de votre décision, je suis avec le plus profond respect,

Messieurs,

Votre, etc.

Caron de Beaumarchais.

Paris, ce 2 septembre 1789.

POST-SCRIPTUM

Du 5 septembre.

Au moment où j’achève d’imprimer cette requête, je reçois deux écrits qui, bien que différents, se prêtent un mutuel secours. L’un est une motion imprimée, par laquelle un sieur le Marchant félicite naïvement le district des Récollets de la conduite honnête qu’il a tenue envers moi. Ce sieur le Marchant ne doute point qu’une pareille conduite n’honore à jamais ce district. On voit que c’est un fort bon homme.

L’autre est une lettre anonyme d’une écriture contrefaite, et figurée ainsi :

On dit que tu réponds, misérable. Si tu fais le moindre effort pour sortir de l’état où nous voulons que tu reste, tu ne sera pas en vie dans huit jours. Le papier semblable à cette lettre servira de réponse au tien, et tu n’aura pas même l’honneur du réverbère. (À monsieur Beaumarchet, etc., à Paris.).

Et cette lettre est écrite sur le revers d’un billet d’enterrement. Certes, le district des Récollets a là d’honorables champions ! Il faut convenir aussi que la petite poste est une merveilleuse invention pour les donneurs de bons conseils ! J’ai gardé l’avis imprimé de l’obligeant sieur le Marchant ; mais j’ai porté celui de l’autre galant homme au commissaire Defresne, en le priant de joindre cette pièce à toutes les autres du dossier de mes plaintes au criminel. Et, pour servir ces messieurs à leur gré, j’ai fait presser mon imprimeur : car je voudrais être jugé avant qu’ils exécutent leur noble plan sur ma personne.

Ô citoyens ! quels fruits de la liberté ! Ce sauvageon amer a grand besoin d’être greffé sur de sages lois réprimantes !

Caron de Beaumarchais.

NOTE ADDITIONNELLE DU 6 SEPTEMBRE.

« Le commissaire Defresne me fait remarquer ce matin que le billet d’enterrement dont on a pris moitié pour m’écrire cette infamie est celui d’un citoyen mort au mois de juillet dernier dans le district des Récollets, et enterré à Saint-Laurent. Ainsi le style et l’écriture de l’anonyme, en tout pareils à d’autres que j’ai reçus pendant le procès Kornman ; la demeure de ce dernier et autres dans la rue de Carême-Prenant, dont les Récollets sont très-proches ; le billet d’enterrement d’un homme de ce district, employé pour m’écrire (quel raffinement d’horreurs ! choisir un papier mortuaire pour faire la menace d’un meurtre !) ; l’identité des termes de la motion des Récollets avec ceux de libelles dont j’avais déjà rendu plainte ; les preuves faites contre les payants et les payés de ces libelles correspondants (et je les nommerai tous, afin qu’ils soient connus) : toutes ces circonstances rapprochées pourront mettre un jour mes héritiers, à mon défaut, ou moi sur la voie de ces scélérats, quand nous aurons des tribunaux.

« Cependant, braves ennemis, vous entendez mal votre affaire. Assassiner un homme est sans doute un moyen certain pour lui faire perdre en un moment sa représentation à la Ville. Mais n’est-ce pas le plus faible de tous les arguments quand il s’agit de prononcer sur lui ?

« Et vous, messieurs de la Commune, qui augmentez leur audace et ma peine par un oubli de dix-neuf mortels jours ; vous qui, suspendant mes fonctions pour délibérer sur ma plainte, m’avez puni avant de juger, ne voulez plus me juger parce que vous m’avez puni ! on en usait ainsi à la Bastille. Ah ! n’oubliez jamais que vous l’avez détruite, pour substituer des jugements légaux à des vengeances arbitraires !

Caron de Beaumarchais. »

PRÉCIS

ET

JUGEMENT DU PROCÈS

DE PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS

Membre de la représentation de la commune de Paris

Sur la dénonciation faite à l’assemblée de la commune, le 19 août 1789, d’une rixe entre Caron de Beaumarchais et un autre membre de la même assemblée, présent ; et sur l’explication donnée par M.{{{1}}}de Beaumarchais de cette rixe, en priant l’assemblée de vouloir bien porter ses regards très-sévères sur plusieurs motions diffamatoires faites et imprimées contre lui dans le district des Récollets et autres qu’il dénonçait, et dont il rendait plainte à l’assemblée, est intervenu l’arrêté suivant :

Extrait du procès-verbal de l’assemblée des représentants de la commune de Paris.

« Du mardi 19 août, 1789.

« L’assemblée, délibérant sur la dénonciation faite de propos violents tenus contre un de ses membres par M. Caron de Beaumarchais ; ensemble sur les différentes inculpations portées par plusieurs districts contre lui, et sur lesquelles il a demandé lui-même à se justifier, a arrêté que le sieur de Beaumarchais s’absenterait de rassemblée jusqu’à ce qu’elle ait prononcé sur les faits ci-dessus détaillés.

« Signé Vauvilliers et Blondel, présid.
« De Joly, secrétaire. »

L’assemblée a nommé quatre commissaires pour faire les enquêtes ; et, son jugement en étant retardé, M. de Beaumarchais lui a présenté, le 6 septembre, une requête imprimée tendante à obtenir une justice prompte et définitive. L’assemblée a bien voulu y avoir égard ; il en a reçu le 14 l’invitation suivante :

Assemblée des représentants de la commum de Paris.

« M. Caron de Beaumarchais voudra bien se rendre demain, à dix heures du matin, à l’assemblée des représentants de la commune, pour être entendu. Ce lundi 14 septembre 1789.

« Signé Vauvilliers, président.
« Brousse des Faucherets, secrétaire. »

M. de Beaumarchais s’est rendu, au jour et à l’heure indiqués, dans la salle de l’assemblée ; et, toutes les pièces du procès ayant été mises sur le bureau pour qu’il en prît une connaissance légale et les discutât publiquement, il a, dans un plaidoyer d'environ une heure et demie


uonça comme ayant dans mes caves soixante mille fusils cachés, dont la municipalité, dit-il, avait parlait, nu ut fniiiiaîssiuicc, il commit un délit public qui serait devenu d’une terrible conséquence, si l’assemblée, sur la loi de ce membre, et sans preuve, se lût hâtée de me décréter d’accusation, comme vous l’avez fait sur la foi du législateur Lecointre, et sans que l’on m’ait entendu. Les conséquences, dis-je, en eussent été terribles, car j'étais alors à Paris ; et soixante mille

, démontré fusils supposés dans mes caves me faisaient plus l’absurdité, la calomnie, le iec et l’odieux de toutes j que soupçonner de trahison contre la France. Le les imputations qui lui étaient faites par des gens qu’il n’a jamais vus ni connus ; et, lui retiré, l’assemblée, ayant mûrement délibéré sur les attaques et la défense, a prononcé le jugement qui suit :

Extrait du procès-verbal de l’assemblée des représentants de la commune de Paris.

« L’assemblée, après avoir pris lecture des pièces mises sur le bureau, contre M. Caron de Beaumarchais, et l’avoir entendu dans sa justification,

Déclare que rien ne s’oppose à ce que M. de Beaumarchais reprenne sa place dans l’assemblée.

Signé Vauvilliers, Blondel et Vincendon, présidents.
« De Joly, secrétaire. »

M. de Beaumarchais a remercié l’assemblée, et a repris à l’instant sa place entre les honorables membres qui venaient de l’en juger digne. Et le souffle des gens de bien a fait évanouir les fantômes hideux qui la lui disputaient.


Je certifie tous les extraits de l’assemblée des représentants de la commune conformes aux originaux dans mes mains. Ce 18 septembre 1789.

Signé Caron de Beaumarchais.

  1. M. Goëzman lui dit entre autres choses que M. Duverney confiait facilement de ses blancs-seings ; que lui-même en avait vu et tenu entre ses mains ; que je pouvais avoir abusé d’un de ces blancs-seings pour y adapter un arrêté de compte. Mon ami, surpris d’une pareille allégation, lui répondit que l’exactitude de M. Duverney avait été trop connue pour qu’on pût le taxer d’une pareille négligence sur sa signature ; mais que, quand cette allégation aurait même quelque vraisemblance, ce ne pouvait jamais être relativement à une signature et une date fixe de la main de M. Duverney, apposées au bas du folio verso d’une grande feuille de papier à la Tellière ; et qu’en tout état de cause, un pareil soupçon, étant ce qu’on pouvait avancer de plus odieux contre quelqu’un, ne devait jamais être articulé sans preuve.

    M. Goëzman lui dit ensuite que l’arrêté de compte entre M. Duverney et moi ne pouvait pas être regardé comme un acte sérieux puisque toutes les sommes y étaient écrites en chiffres : en effet, il lui montrait plusieurs sommes en chiffres sur la page verso de cet arrêté de compte. Mon ami, étonné que j’eusse commis une pareille faute dans une pièce aussi importante, était prêt à passer condamnation, lorsque, quittant M. Goëzman, avec lequel il se promenait dans son cabinet, il vint subitement retourner l’arrêté de compte et en examiner la première page, dans laquelle il ne lui fut pas difficile de prouver à M. Goëzman, que les sommes écrites en chiffres sur le verso n’étaient que relatées de pareilles sommes écrites plusieurs fois en toutes lettres antécédemment de l’autre part.

    M. Goëzman lui objecta encore que la déclaration de 1733 exigeait que l’écriture d’un pareil acte fût approuvée de la main de celui qui n’avait fait que le dater et le signer. Mon ami, qui ne connaissait point les termes de cette déclaration, ne put lui répondre que l’acte et les deux contractants étaient précisément dans le cas de l’exception portée par cette loi.

    Il y eut encore d’autres objections aussi frivoles.

  2. Cette déclaration porte en substance que le sieur le Jay, cédant aux sollicitations d’un de mes amis, a reçu cent louis et une montre enrichie de diamants ; qu’il a eu la faiblesse de les offrir à madame Goëzman pour corrompre la justice de son mari ; mais qu’elle a tout rejeté hautement et avec indignation ; que depuis la perte du procès il a tout remis à mon ami, etc… Cette déclaration, qu’on a su depuis minutée par la main de M. Goëzman, ne parle pas des quinze louis exigés de surplus, et qui sont encore entre les mains de madame Goëzman. Et moi je prie le lecteur de ne les pas perdre de vue. J’ai quelque notion que ces quinze louis influeront beaucoup sur le jugement du procès.
  3. Je prie que l’on pardonne la liberté de ce langage à l’obligation où je suis de citer juste.
  4. Il est bon de remarquer ici qu’en parlant au sieur Dairolles en particulier, l’auteur de la Gazette ne se contente plus de dire qu’il faut changer sa première déposition ; il veut que Dairolles la tourne contre moi en déposant qu’elle lui a été suggérée par toute la famille. Ce trait a totalement dessillé mes yeux sur la conduite du sieur Marin dans toute cette affaire.
  5. Si par hasard on doutait que M. Goëzman eût fait à mon ami l’étrange objection que j’avais pu abuser d’un blanc-seing de M. Duverney, qu’on lise l’interpellation suivante : elle est tirée de mon interrogatoire.

    Interpellé de nous dire si l’on ne lui a pas rendu, de la part de madame Goëzman, qu’il perdrait son procès, parce que son mari le soupçonnait d’avoir rempli un blanc-seing de M. Duverney ;

    A répondu que personne ne lui a rendu un propos aussi absurde qu’il est outrageant ; que la mission de M Goëzman n’ayant pas été de se rendre vérificateur d’écritures, mais seulement d’examiner si un acte fait double et librement entre deux majeurs pouvait s’annuler autrement que par lettres de rescision ou inscription de faux, seuls moyens que la loi autorise ; un si odieux soupçon, supportable au plus dans une instruction criminelle, aurait indiqué la plus grande partialité de la part du juge en une cause civile.

  6. Ma confiance en l’équité de mes juges paraîtra bien plus courageuse encore quand on saura que, par une bizarrerie remarquable dans tous les événements de ma vie, à l’instant même où je suis aux pieds du parlement pour lui demander justice contre M. Goëzman, je suis forcé de solliciter au conseil du roi la cassation de l’arrêt du parlement rendu sur le rapport et d’après l’avis de M. Goëzman, qui m’a fait perdre cinquante mille écus ; quand on saura que ma requête est admise, et que j’ai déjà obtenu au conseil un arrêt de soit communiqué. Mais c’est ainsi que des juges doivent être honorés. Si la loi permet de se pourvoir en cassation d’arrêt, ce n’est pas que les tribunaux soient iniques, c’est que les affaires ont deux faces, et que les juges sont des hommes.
  7. J’attends en ce moment quatre ou cinq mémoires contre moi annoncés dans les papiers publics. Il en a déjà paru deux : l’un du sieur Baculard d’Arnaud, l’autre du gazetier de France. Dans ce dernier, après quelques plaintes sur la fausseté des calomnies et l’indécence des outrages répandus dans un libelle signé, dit-on, Beaumarchais Malbête entreprend de se justifier par un petit manifeste, signé Marin, qui n’est pas Malbête. M. Goëzman les distribue tous deux ; c’est chez lui que j’ai fait prendre les exemplaires que j’en ai.
  8. Madame Goëzman, étant fille, s’appelait mademoiselle Jamar ; mais il n’est pas vrai qu’elle fût comédienne à Strasbourg quand M. Goëzman l’épousa, comme le dit faussement le gazetier de la Haye, qui n’épargne pas plus les juges que les plaideurs.
  9. Sans l’extrême importance de cette citation, j’aurais omis par décence l’étrange moyen de madame Goëzman, et je me garderais bien de peser sur des détails que mon respect pour les dames désavoue.
  10. Toutes ces citations sont des efforts de mémoire, et le fruit des notes que j’ai faites en sortant de chaque confrontation, où toutes les pièces m’ont passé sous les yeux. Peut-être y a-t-il quelques légères différences entre les paroles ; mais je certifie que le sens y est conservé avec la plus grande fidélité.
  11. Il est bon de savoir qu’aussitôt que le décret a été lancé contre madame Goëzman, son mari a cru qu’il ne pouvait plus honnêtement communiquer avec elle (car, comme dit Le sieur Marin, d’après ce magistrat, il ne faut pas que la femme de César soit soupçonnée) : et il a jugé qu’il était de sa délicatesse qu’elle fût reléguée au couvent.

    Quant au repas que la femme de de César va prendre chez son mari trois ou quatre fois la semaine, ces réunions légitimes ne prouvent qu’une tendresse conjugale supérieure aux obstacles, et qui sait tout aplanir. Et quant aux belles phrases du récolement, elles ne sont que le fruit d’un commerce habituel avec un savant homme, sans qu’on doive induire ni des visites de sa femme, ni des apophthegmes du mari, qu’ils aient eu ensemble aucune communication, arrangement, conseil, ni préparation, relativement au procès : car il ne faut pas oublier que la femme de César n’a été enfermée au couvent par son mari, à l’instant de son décret, que pour qu’on ne pût jamais soupçonner César de se concerter avec elle.

    Autre trait de délicatesse, qui ne dépare pas le premier, M. et madame Goëzman, ayant lu dans mon mémoire que j’avais donné 6 livres à un domestique, dans une des vingt-deux stations que j’ai faites à leur porte, ont fait monter le mari de leur portière, et lui ont dit : Si c’est votre femme ou vous qui avez reçu ces 6 livres, nous

    vous ordonnons de les reporter à M. de Beaumarchais, ou d’en aller exiger une attestation que vous n’avez rien reçu. Nous ne voulons pas qu’il se fasse de petites vilenies dans notre maison. Tel est le

    compte fidèle que cet homme est venu me rendre. Touché d’un procédé si noble, et ne voulant pas surtout en ravir l’honneur à qui il appartient, j’ai commencé par exiger de cet homme une déclaration par écrit qu’il venait de la part de ses maîtres. Alors, ne doutant plus que mon attestation ne fût d’une grande utilité à M. Goëzman, en

    ennemi généreux, la voici telle que je l’ai donnée :

    « Je déclare que le nommé le Riche, soi-disant portier de M. et de madame Goëzman, s’est présenté chez moi, avec ordre de ses maîtres de me rendre ce qu’il avait reçu de moi, dans le nombre de fois que j’ai assiégé la porte de M. Goëzman, lorsqu’il était mon rapporteur, ou de me demander l’attestation qu’il n’en a rien reçu. Je la lui remets volontiers, parce que j’ai seulement dit, dans mon mémoire, que j’avais donné 6 francs à un domestique, etc. Comme ce fut M. de… qui les remit, je ne pourrais pas reconnaître celui qui les a reçus, et à qui je les laisse. Observant qu’il est bien singulier que madame Goëzman mette une affectation puérile de délicatesse à me faire rendre six francs par un domestique à qui je ne les demande pas, elle qui en nie trois cent soixante qu’elle a exigés et reçus de le Jay, et que je lui demande sans pouvoir les obtenir.

    À Paris, ce 1er octobre 1773.

    « Signé Caron de Beaumarchais. »

  12. Tous les mots écrits en italiques dans cette déclaration, figurée sur la copie du commis, sont ceux qui manquent à celle de le Jay, ce qui sera discuté dans un moment.
  13. Le sieur Bertrand dont il s’agit ici est le même qui n’a consenti à être désigné dans mon premier mémoire que sous le nom de d’Airolles. En répondant au sieur Marin, nous aurons occasion d’expliquer sur cette fantaisie du sieur Bertrand d’Airolles, qui a précédé de quelques jours le service qu’il a rendu au sieur Marin, de lui accorder une lettre dont celui-ci espère tirer le plus grand avantage contre moi : ce qu’il faudra voir.
  14. La réponse la plus désolante à la déploration du sieur Baculard d’Arnaud, conseiller d’ambassade, est d’y opposer sa confrontation avec moi : j’attends pour le faire que le sieur Marin, gazetier de France, ait publié son mémoire et la lettre qu’il s’est fait écrire par le sieur Bertrand d’Airolles, négociant marseillais, afin qu’ils aient chacun ce qui leur est dû, dans un seul mémoire qui ne se fera pas attendre ; on peut y compter.
  15. Ces horreurs furent envoyées au gazetier de la Haye, pendant le fort des plaidoiries du légataire de M. Duverney contre moi. On dit que toutes ces gazettes sont soumises à l’inspection du sieur Marin, auteur de celle de France. Puisque l’équité même d’un tel censeur ne peut purger ces écrits de pareilles infamies, il ne reste de ressources aux gens outragés que de déférer les méchants à l’indignation publique.
  16. Monnaie romaine.
  17. Pendant qu’on imprime, j’apprends que le commis de le Jay vient d’être confronté avec madame Goëzman, et qu’entre plusieurs écritures qu’on lui a présentées, il a très-bien reconnu celle dont fut tracée la minute de la première déclaration qu’il a copiée. Mais, au grand étonnement de tout le monde et au mien (car j’avoue que je ne m’y attendais presque pas), cette écriture s’est trouvée être celle de prænobilis et consultissimus Ludovicus Valentinus Goëzman. Et voilà comment tout ce que je débats devient inutile, à mesure qu’on suit l’instruction.
  18. J’ai fait vœu de répondre à tout. Dans une de ces gazettes de Hollande, dont on vient de m’envoyer l’extrait, le scrupuleux nouvelliste s’explique en ces termes, à la date du 7 décembre 1773.
    « Ce n’est point sans surprise que l’auteur de cette gazette s’est vu citer dans une note à la page 66 du Supplément au mémoire a consulter du sieur Caron de Beaumarchais, pour un fait dont il n’a jamais parlé. Il somme le sieur de Beaumarchais de désigner le numéro où il prétend que s’est trouvée la fausse anecdote, que lui-même peut-être eût souhaité y voir insérée. Ce plaideur inquiet, qui semble avoir l’art funeste d’envelopper tout le monde dans ses tracasseries, n’aurait-il pas dû craindre qu’une citation, si aisée à convaincre elle-même de fausseté, ne fît très mal augurer du reste des assertions contenues dans son mémoire ? »
    Il est juste de donner satisfaction au gazetier, qui me fait l’honneur de me sommer. Le trait qui paraît le blesser a été puisé dans la Gazette de la Haye, du vendredi 23 juillet 1773, no 88. Je copie, la gazette à la main.
    « M. de Beaumarchais a été décrété d’ajournement personnel ; Bertrand Dairolles, Provençal, faisant toutes sortes d’affaires, a été décrété d’assigné pour être ouï, et le Jay décrété de prise de corps : on ne sait point ce que tout cela deviendra. Ce qu’il y a de très-sûr, c’est que madame Goëzman, anciennement actrice à Strasbourg, où M. Goëzman l’épousée, dans le temps qu’il était au conseil supérieur de Colmar, vient d’être enfermée dans un couvent. »
  19. L’extrait baptistaire de Marie-Sophie, et le placet de Pierre Dubillon et sa femme, père et mère de Marie-Sophie, attesté par la dame Dufour, maîtresse sage-femme, dont le double a été présenté à M. l’archevêque.
  20. 23, 26 et 27 mars.
  21. Conférence du Guesnois.
  22. Article 16 de l’ordonnance de Charles VIII, de 1493 ; article 36 de celle de Louis XII, de 1507 ; article 35 de celle de François 1er, de 1535 ; article 19 de l’ordonnance de Moulins, de 1556 ; article 43 de celle d’Orléans, de 1560; article 114 de celle de Blois, de 1579.
  23. Croirait-on qu’on a poussé la démence jusqu’à faire l’apologie de ce faux dans une misérable gazette à la main, en date du 30 janvier dernier ? Aucune peine ne peut être prononcée contre un pareil nouvelliste, le bain froid et la saignée est le traitement qui lui convient.
  24. Voyez la note imprimée de M. Goëzman.
  25. Cette confrontation eût été le sujet d’un cinquième mémoire. Le jugement intervint trop tôt : ce mémoire ne fut point fait.
  26. La Ciotat, petite ville de Provence, où le petit Marin fredonnait, pour de petits gages, sur un petit orgue dans une petite paroisse.
  27. En français, le Penseur.
  28. L’ancien palais des rois d’Espagne, à Madrid.
  29. Vid. Lettres de Henri IV et de MM. de Villeroi et de Puysieux à M. Antoine Lefèvre de la Boderie, ambassadeur de France en Angleterre depuis 1606 jusqu’en 1611 ; in-8o, édition d’Amsterdam, 1733.
  30. « Comment le sieur comte de la Blache peut-il jeter des soupçons sur la signature du sieur Duverney, lui qui la voit où elle n’est pas, et qui la révoque en doute où elle est ? » Voyez le grand mémoire.
  31. La famille Faesch est une des premières de Bâle.
  32. Je préviens que toutes ces lettres, écrites et signées du mari, paraphées dans le temps par la femme, et contrôlées depuis, sont déposées au greffe, afin que Guill… Korn… soit forcé de les reconnaître, ou les nie à son grand péril.
  33. Composé de M. le Pelletier des Forts, de M. Bourgeois de Boine, de M. Hue de Miromesnil, de M. Dupré de Saint-Maur.
  34. Tous mes amis l’ont lu chez moi, Kornman convient, dans son premier libelle (page 66), qu’il a offert de le détruire et de se désister de tout, si l’on voulait lui procurer une place de consul au Nord ou quelque autre emploi dans les grandes Indes.
  35. Vaisseau de guerre à moi, très-richement chargé, dont j’avais à crédit la cargaison à la Virginie, qui me la doit encore presque entière, après plus de douze ans passés.