Œuvres complètes (Crémazie)/Les Mille-Îles

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Œuvres complètesBeauchemin & Valois (p. 184-192).

LES MILLE-ÎLES

 
Si j’étais la douce hirondelle
Qui vole en chantant dans les airs,
Quand viendrait engourdir mon aile
Le vent glacé de nos hivers ;

Fuyant ces plages refroidies
Où la neige tombe à flocons,
Sur des rives plus attiédies
J’irais redire mes chansons.

J’irais, au pays des Espagnes,
Là-bas où fleurit l’amandier,
Cueillir dans les vertes campagnes
La fleur rouge du grenadier.

J’irais, me posant sur le dôme,
Le dôme d’or de l’Alcazar,
Voir la perle du beau royaume
Où régnait le calife Omar.

Cordoue et la vieille Castille,
Léon et ses portes d’airain,
Et Séville, dont la tour brille
Comme un rubis dans un écrin ;


L’Escurial immense et sombre
Comme un remords au fond du cœur,
Et l’Alhambra qui fait dans l’ombre
Étinceler son front vainqueur ;

Me verraient sur ces douces rives,
Trouvant un bonheur sans pareil,
M’abreuver à leurs sources vives
De fleurs, de parfums, de soleil.

J’irais dans la fière Venise,
La ville du grand Faliero,
Me plaçant sur la tête grise
Des vieux lions de San-Marco,

Écouter dans les sérénades
La voix des amours infinis,
Se mêlant dans les mascarades
Aux rires des fantoccinis.

J’irais sur la rive sonore
Où le divin Tasse mourant,
Rêvant toujours d’Éléonore,
Fit entendre son dernier chant ;

J’irais, ô plage de Sorrente !
Demander à tes doux échos,
Demander à ta vague errante
Le triste récit de ses maux.


Milan, dont le dôme splendide
Fait monter le regard au ciel,
Como, qui dans son lac limpide
Reflète un printemps éternel ;

Gênes, la cité de porphyre,
La ville aux palais radieux,
Où l’homme à chaque pas croit lire
L’histoire d’un peuple de dieux ;

Ô Florence, ingrate patrie
De Dante, le vieux gibelin,
Toi qui brilles sur l’Ausonie
Comme l’étoile du matin ;

Rome, deux fois reine du monde,
Qui toujours tend les bras vers toi,
Rome, source sainte et féconde
De l’héroïsme et de la foi ;

Naples, toujours riante et belle,
Toi qui t’endors au double chant
Qui vient de ta mer immortelle
Et qui descend de ton volcan ;

Vous toutes, reines d’Italie,
Oui, vous me verriez sur vos bords,
Nageant dans des flots d’harmonie,
M’enivrer de vos doux accords !


Et, dans mes courses vagabondes,
Saluant les enfants d’Allah,
J’irais me mirer dans les ondes
Où se baigne Setiniah.

J’irais, à l’ombre des platanes
Qui bordent la fraîche oasis,
Voir passer les fières sultanes
Aux yeux noirs comme les houris.

Puis j’irais voir, quand la nuit sombre
Descend au ciel des Osmanlis,
Le doux vallon perdu dans l’ombre
Où dansent les blanches péris.

Sur les bords enchantés du Gange,
D’Allahabad jusqu’à Delhi,
J’irais voir tout ce monde étrange
Où soupire le bengali.

J’irais dans la jungle mouvante,
À l’heure où vers le Kailaça
Monte la fumée odorante
Des parfums offerts à Siva.

J’irais dans Bénarès la Sainte
Quand vient le pèlerin hindou
Franchir la redoutable enceinte
Du temple sacré de Vichnou.


J’irais mesurer la grande ombre
Que fait le vieux québecquoise de granit,
Et compter les îles sans nombre
Où l’ibis blanc pose son nid.

Oui, j’irais, sur ces vieilles rives
De Pharaon, de Sésostris,
Suivre les ondes fugitives
Qui portaient la conque d’Isis.

Mais quand, dans les flots de lumière,
Viendrait le printemps embaumé
Étendre, en chantant, sur la terre
Son manteau vert et parfumé,

Avec les chansons printanières,
Avec le soleil matinal,
Avec les fraîches primevères
Je reviendrais au ciel natal.



Quand Ève à l’arbre de la vie
De sa main eut cueilli la mort,
Sur la terre à jamais flétrie
On vit paraître le remord.

Puis Adam s’en fut sur la terre,
Qui déjà pleurait avec lui,
S’abreuver à la source amère
Où nous allons boire aujourd’hui.


Et les archanges, sur leurs ailes
Prenant l’Éden silencieux,
Au haut des sphères éternelles,
Le déposèrent dans les cieux.

Mais, en s’élançant dans l’espace,
Ils laissèrent sur leur chemin
Tomber, pour indiquer leur trace,
Quelques fleurs du jardin divin.

Et ces fleurs aux couleurs mobiles,
Tombant dans le fleuve géant,
Firent éclore les Mille-Îles,
Ce paradis du Saint-Laurent…

Au retour de mon long voyage,
Saluant le ciel canadien,
Je viendrais là, dans le feuillage,
Bâtir mon nid aérien.

La douce voix de la patrie,
Chantant au milieu des sapins,
Bercerait mon âme attendrie
Au bruit de ses accords divins.

J’écouterais, quand du rivage
Mille voix s’élèvent en chœur,
Ce que la fleur dit au nuage,
Ce que le flot dit à la fleur,


Ce que dit la rose embaumée
Quand, aux premiers rayons du jour,
La brise fraîche et parfumée
Vient tout bas lui parler d’amour.

Mille-Îles ! collier magnifique
De diamant et de saphir,
Qu’eût préféré le monde antique
À l’or le plus brillant d’Ophir ;

Ô belle et sublime couronne
Que pose sur son large front
Le Saint-Laurent, quand, sur le trône
Que ses lacs immenses lui font,

Il vient, en montrant à la terre
Son arc-en-ciel éblouissant,
Faire retentir le tonnerre
Du Niagara bondissant !

Mille-Îles ! riante merveille,
Oasis sur les flots dormant,
Que l’on prendrait pour la corbeille
Qu’apporte la main d’un amant,

Dans vos pittoresques asiles,
Trouvant la paix et le bonheur,
Je coulerais des jours tranquilles
En chantant au fond de mon cœur :


– Ni l’orgueilleuse Andalousie,
Ni les rivages de Cadix,
Ni le royaume de Murcie,
Étincelant comme un rubis,

Ni cette rive poétique
Où brillent Florence et Milan,
Ni Rome et sa splendeur antique,
Ni Naples avec son volcan,

Ni cette mer enchanteresse
Où Stamboul élève ses tours,
Ni ces vallons pleins de tristesse
Où passent les sombres Giaours,

Ni l’Inde et sa riche nature
Où resplendit Para-Brahma,
Ni ces océans de verdure
Que célébrait Kalidasa ;

Ni la terre des Pyramides,
Ni tous les trésors de Memphis.
Ni le Nil et ses flots rapides
Où vient se mirer Osiris,

Ne sauraient jamais me redire
Ce que me disent vos échos,
Ce que soupire cette lyre
Qui chante au milieu des roseaux.


Ô patrie ! Ô rive natale
Pleine d’harmonieuses voix !
Chants étranges que la rafale
Nous apporte du fond des bois !

Ô souvenirs de la jeunesse,
Frais comme un rayon du printemps !
Ô fleuve, témoin de l’ivresse
De nos jeunes cœurs de vingt ans !

Ô vieilles forêts ondoyantes,
Teintes du sang de nos aïeux !
Ô lacs ! Ô plaines odorantes
Dont le parfum s’élève aux cieux !

Bords, où les tombeaux de nos pères
Nous racontent le temps ancien,
Vous seuls possédez ces voix chères
Qui font battre un cœur canadien !


Québec, mai, 1860.