Œuvres complètes (Crémazie)/Lettre à M. l’abbé Casgrain (10 août 1866)

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10 août 1866.
Cher monsieur,

« Je ne saurais vous exprimer le bonheur que j’ai éprouvé en lisant votre lettre du 29 juin. Vos paroles sympathiques et consolantes ont ramené un peu de sérénité dans mon âme accablée par les douleurs du passé, les tristesses du présent et les sombres incertitudes de l’avenir. Cette lettre, je l’ai lue et relue bien des fois et je la relirai encore ; car me reportant à ces jours heureux où je pouvais causer avec vous de cette littérature canadienne que j’ai, sinon bien servie, du moins tant aimée, cette lecture saura chasser les idées noires qui trop souvent s’emparent de moi.

« En même temps que votre lettre, le courrier m’a apporté la notice biographique de Garneau. Ce petit volume m’a causé le plus grand plaisir. Le style est élégant et sobre, comme il convient au sujet, et on sent à chaque page courir le souffle du patriotisme le plus vrai. Tous les hommes intelligents endosseront le jugement que vous portez sur notre historien national. On ne saurait apprécier ni mieux ni en meilleurs termes la plus belle œuvre de notre jeune littérature.

« Il est mort à la tâche, notre cher et grand historien. Il n’a connu ni les splendeurs de la richesse, ni les enivrements du pouvoir. Il a vécu humble, presque pauvre, loin des plaisirs du monde, cachant avec soin les rayonnements de sa haute intelligence pour les concentrer sur cette œuvre qui dévora sa vie en lui donnant l’immortalité. Garneau a été le flambeau qui a porté la lumière sur notre courte mais héroïque histoire, et c’est en se consumant lui-même qu’il a éclairé ses compatriotes. Qui pourra jamais dire de combien de déceptions, de combien de douleurs se compose une gloire ?

« Dieu seul connaît, dites-vous, les trésors d’ignorance que renferme notre pays. D’après votre lettre je dois conclure que, loin de progresser, le goût littéraire a diminué chez nous : Si j’ai bonne mémoire, le Foyer canadien avait deux mille abonnés à son début, et vous me dites que vous ne comptez plus que quelques centaines de souscripteurs. À quoi cela tient-il ?

« À ce que nous n’avons malheureusement qu’une société d’épiciers. J’appelle épicier tout homme qui n’a d’autre savoir que celui qui lui est nécessaire pour gagner sa vie, car pour lui la science est un outil, rien de plus. L’avocat qui n’étudie que les Pandectes et les Statuts refondus, afin de se mettre en état de gagner une mauvaise cause et d’en perdre une bonne ; le médecin qui ne cherche dans les traités d’anatomie, de chirurgie et de thérapeutique, que le moyen de vivre en faisant mourir ses patients ; le notaire qui n’a d’autres connaissances que celles qu’il a puisées dans Ferrière et dans Massé, ces deux sources d’où coulent si abondamment ces œuvres poétiques que l’on nomme protêts et contrats de vente ; tous ces gens-là ne sont que des épiciers. Comme le vendeur de mélasse et de cannelle, ils ne savent, ils ne veulent savoir que ce qui peut rendre leur métier profitable. Dans ces natures pétrifiées par la routine, la pensée n’a pas d’horizon. Pour elles, la littérature française n’existe pas après le dix-huitième siècle. Ces messieurs ont bien entendu parler vaguement de Chateaubriand et de Lamartine, et les plus forts d’entre eux ont peut-être lu les Martyrs et quelques vers des Méditations. Mais les noms d’Alfred de Musset, de Gautier, de Nicolas, d’Ozanam, de Mérimée, de Ravignan, de Lacordaire, de Nodier, de Sainte-Beuve, de Cousin, de Gerbet, etc., enfin de toute cette pléiade de grands écrivains, la gloire et la force de la France du dix-neuvième siècle, leur sont presque complètement inconnus. N’allez pas leur parler des classiques étrangers, de Dante, d’Alfieri, de Goldoni, de Goethe, de Métastase, de Lope de Véga, de Caldéron, de Schiller, de Schlegel, de Lemondorff, etc., car ils ne sauraient ce que vous voulez dire. Si ces gens-là ne prennent pas la peine de lire les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, comment pourrions-nous espérer qu’ils s’intéresseront aux premiers écrits de notre littérature au berceau ? Les épiciers s’abonnent volontiers à une publication nouvelle, afin de se donner du genre et de se poser en protecteurs des entreprises naissantes ; mais, comme cette mise de fonds, quelque minime qu’elle soit, ne leur rapporte ni plaisir (margaritas ante porcos) ni profit, ils ont bien soin de ne pas renouveler leur abonnement.

« Le patriotisme devrait peut-être, à défaut du goût des lettres, les porter à encourager tout ce qui tend à conserver la langue de leurs pères. Hélas ! vous le savez comme moi, nos messieurs riches et instruits ne comprennent l’amour de la patrie que lorsqu’il se présente sous la forme d’actions de chemin de fer et de mines d’or promettant de beaux dividendes, ou bien encore quand il leur montre en perspective des honneurs politiques, des appointements et surtout des chances de jobs.

« Avec ces hommes vous ferez de bons pères de famille, ayant toutes les vertus d’une épitaphe ; vous aurez des échevins, des marguilliers, des membres du parlement, voire même des ministres, mais vous ne parviendrez jamais à créer une société littéraire, artistique, et je dirai même patriotique, dans la belle et grande acception du mot.

« Les épiciers étant admis, nous n’avons malheureusement pas le droit de nous étonner si le Foyer canadien, qui avait deux mille abonnés à sa naissance, n’en compte plus que quelques centaines. Pendant plus de quinze ans, j’ai vendu des livres et je sais à quoi m’en tenir sur ce que nous appelons, chez nous, un homme instruit. Qui nous achetait les œuvres d’une valeur réelle ? Quelques étudiants, quelques jeunes prêtres, qui consacraient aux chefs-d’œuvre de la littérature moderne les petites économies qu’ils pouvaient réaliser. Les pauvres donnent souvent plus que les riches ; les produits de l’esprit trouvent plus d’acheteurs parmi les petites bourses que parmi les grandes. Du reste, cela se conçoit. Le pauvre intelligent a besoin de remplacer par les splendeurs de la pensée les richesses matérielles qui lui font défaut, tandis que le riche a peut-être peur que l’étude ne lui apprenne à mépriser cette fortune qui suffit, non pas à son bonheur, mais à sa vanité. En présence de ce déplorable résultat de quatre années de travaux et de sacrifices de la part des directeurs du Foyer canadien, je suis bien obligé d’avouer que vous avez raison, cent fois raison, de traiter mon plan de rêve irréalisable. Il ne nous reste donc plus qu’à attendre des jours meilleurs. Attendre et espérer, n’est-ce pas là le dernier mot de toutes les illusions perdues comme de toutes les affections brisées ? Pourquoi Fréchette n’écrit-il plus ? Est-ce que le res angusta domi aurait aussi éteint la verve de ce beau génie ? N’aurait-on pas un peu le droit de l’appeler marâtre cette patrie canadienne qui laisse ainsi s’étioler cette plante pleine de sève, qui a déjà produit ces fleurs merveilleuses qui se nomment Mes loisirs ? Alfred de Musset a dit dans Rolla :

Je suis venu trop tard dans un pays trop vieux.

Fréchette pourra dire :

Je suis venu trop tôt dans un pays trop jeune.

« Vous voulez bien me demander de nouveau la fin de mes Trois morts, et vous m’offrez même une rémunération pécuniaire. Je vous remercie de tout mon cœur de l’importance que vous voulez bien attacher à mes pauvres vers. Je ne sais pas trop quand je pourrai me rendre à votre désir. J’ai bien, il est vrai, 700 à 800 vers composés et mis en réserve dans ma mémoire, mais la seconde partie est à peine ébauchée, tandis que la troisième est beaucoup plus avancée. Il faudrait donc combler les lacunes et faire un ensemble. Puis il y a bientôt quatre ans que ces malheureux vers sont enfermés dans les tiroirs de mon cerveau. Ils doivent avoir une pauvre mine et ils auraient joliment besoin d’être époussetés ; c’est un travail que je ne me sens pas le courage de faire pour le moment. Puisque le Foyer canadien ne compte plus que quelques centaines d’abonnés, ce n’est pas dans la caisse de cette publication que vous pourriez trouver les honoraires que vous m’offrez. C’est donc dans votre propre bourse que vous iriez les chercher. Pourquoi vous imposer ce sacrifice ? Le public canadien se passera parfaitement de mon poème, et moi je ne tiens pas du tout à le publier. Qu’est-ce que cela peut me faire ?

« Quand j’aurai le temps et la force, car depuis que j’ai reçu votre lettre j’ai été très malade, je mettrai un peu en ordre tout ce que j’ai dans la tête, et je vous enverrai ces œuvres dernières comme un témoignage de ma reconnaissance pour la sympathie que vous me témoignez dans le malheur. Je ne vous demanderai pas de livrer ces poèmes à la publicité, mais seulement de les garder comme un souvenir.

« Oui, vous m’avez parfaitement compris quand vous me dites que je n’avais nulle ambition, si ce n’est de causer poésie avec quelques amis et de leur lire de temps en temps quelque poème fraîchement éclos. Rêver en écoutant chanter dans mon âme l’oiseau bleu de la poésie, essayer quelquefois de traduire en vers les accords qui berçaient mes rêveries, tel eût été le bonheur pour moi. Les hasards de la vie ne m’ont malheureusement pas permis de réaliser ces désirs de mon cœur. Aujourd’hui j’ai trente-neuf ans, c’est l’âge où l’homme, revenu des errements de ses premières années, et n’ayant pas encore à redouter les défaillances de la vieillesse, entre véritablement dans la pleine possession de ses facultés. Il me semble que j’ai encore quelque chose dans la tête.

« Si j’avais le pain quotidien assuré, j’irais demeurer chez quelque bon curé de campagne, et là je me livrerais complètement au travail. Peut-être est-ce une illusion, mais je crois que je pourrais encore produire quelques bonnes pages. J’ai dans mon cerveau bien des ébauches de poèmes, qui, travaillés avec soin, auraient peut-être une valeur. Je voudrais aussi essayer la prose, ce mâle outil, comme l’appelle Veuillot ; y réussirais-je ? je n’en sais rien. Mais tout cela est impossible. Il ne me reste plus qu’à bercer dans mon imagination ces poèmes au maillot, et à chercher dans leurs premiers vagissements ces beaux rêves d’or qu’une mère est toujours sûre de trouver près du berceau de son enfant.

« Votre tout dévoué
* *

« P. S. — Je vous écrirai bientôt une seconde lettre à propos de M. Thibault et du Foyer canadien, la présente étant déjà bien assez longue. »

Cette seconde lettre annoncée ici par M. Crémazie avait été provoquée par une critique assez vive que M. Norbert Thibault, ancien professeur à l’École normale Laval, avait publiée dans le Courrier du Canada sur la Promenade de trois morts. Le poète s’y peint lui-même avec une ironie piquante. Il s’élève ensuite à des considérations esthétiques que n’auraient reniées ni Lessing, ni Cousin, et qui nous font voir un homme familier avec tous les maîtres en cette science : Schiller, Tieck, Winckelmann, Schlegel, etc., etc. Au commencement de cette lettre, il signale d’une main sûre les fautes trop réelles que l’inexpérience avait fait commettre aux directeurs du Foyer canadien, et qui furent les principales causes de sa chute.