Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 23

La bibliothèque libre.

à sa mère.


Orléans, 22 avril 1871.
Ma bonne mère,

Les émeutiers continuent à terroriser Paris et les postes sont toujours interrompues. Toutes les lettres de la province et de l’étranger sont dirigées sur Versailles, où elles attendent l’entrée des troupes dans la capitale. Je reste donc privé du bonheur de vous lire. Les malheureux Parisiens subissent en ce moment la plus effroyable dictature. Les églises sont fermées, les prêtres sont jetés en prison, les maisons des riches sont livrées au pillage ; pour un mot, un geste, on vous conduit à la Conciergerie. Tous les misérables qui, dans les temps ordinaires, demeurent dans les bas-fonds de la société, remontent aujourd’hui à la surface et profitent du triomphe momentané de la canaille pour voler les riches et dénoncer leurs maîtres, souvent même leurs bienfaiteurs d’autrefois. Cette orgie de la voyoucratie touche à sa fin. Les troupes de Versailles sont aujourd’hui maîtresses de tous les environs de Paris, et j’espère que tout sera fini le 1er mai.

Ici, à Orléans, tout est très calme. Je vais maintenant chaque jour à la bibliothèque, qui est très riche en documents historiques. J’étudie les chroniques de la ville d’Orléans. Celles qui racontent le siège de 1428 et la délivrance de la ville par Jeanne d’Arc sont très intéressantes. Le souvenir de la Pucelle d’Orléans est tenu en grande vénération par les Orléanais. Trois statues en bronze témoignent de la reconnaissance de la ville qui fut sauvée par l’héroïque jeune fille. Dans le passé, Jeanne d’Arc ; dans le présent, Mgr Dupanloup : voilà les deux grands noms de l’Orléanais.

À Paris, le clergé ne va jamais chercher le corps à la demeure du défunt. Il est conduit à l’église par l’administration des pompes funèbres, qui a le monopole des enterrements. Ici, comme chez nous, le clergé se rend à la maison mortuaire et le corps est porté à bras. La porte de l’église est tendue de noir et sur ces tentures on attache une grande feuille imprimée invitant les passants à entrer dans l’église pour y prier pour le repos de l’âme de la personne que l’on va enterrer.

Le matin, à huit heures, il y a toujours devant l’église de Saint-Paterne une dizaine de chaises à porteurs. Les vieilles marquises et comtesses (Orléans compte encore beaucoup de nobles de la vieille roche) ont conservé ce mode de transport si cher aux grandes dames d’autrefois. Seulement les porteurs ne sont plus des laquais frisés, poudrés, enrubannés, comme au temps du grand roi, ce sont tout simplement de robustes gars en blouse et en casquette. Il paraît que toutes ces dames n’ont pas leurs chaises à porteurs à elles, car il y a, dans la rue Jeanne-d’Arc, un loueur de ces antiques véhicules, si on peut donner ce nom à cette espèce de cage.

Ma santé est toujours bonne. Depuis trois jours, il pleut à verse.

Je vous embrasse de toute mon âme.

Votre pauvre enfant.