Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Grèce sauvée/Fragments II

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 355-374).

FRAGMENTS.


LE PROSCRIT.


Épisode[1].


 Déjà nous approchions des remparts de Tégée ;
Et, sur sa cime au loin de chênes ombragée,
Le haut Parthénius, que franchissent nos pas,
Des vieux rois argiens nous montre les états.
Un sentier nous conduit vers les dormantes ondes
Qu’empoisonna cette Hydre aux cent têtes fécondes.
Lerna bientôt s’éloigne, et dans la mer d’Argos
Le Phryxus à nos yeux court engloutir ses flots.
Argos parait ; nos voix ont salué les rives
Où Danaüs guida ses filles fugitives,
Où l’on dit qu’Inachus poliça les mortels
Et que le grand Persée a conquis des autels ;
Ces fameux souvenirs nous enflammaient encore.
Cependant le temps vole, et quatre fois l’aurore
A rouvert du soleil le palais radieux,
Depuis l’instant où Sparte a reçu nos adieux.
Enfin aux derniers traits du jour qui brille à peine,
Se découvre un hameau qui fut jadis Mycène.


 Léonidas s’arrête ; il voit ces murs en deuil ;
Il rappelle leur gloire, il s’attriste, et son œil
Autour de leurs débris cherche leur renommée.
On lui montre l’enceinte où repose enfermée
La race de Pélops qui régna dans ces lieux.
Il entre, il veut offrir des dons religieux
À ce roi qui jadis, chef des rois de la Grèce,
Guida contre Ilion leur flotte vengeresse,
Triompha de l’Asie, et, couvert de lauriers,
Revint chercher la mort au sein de ses foyers.
Nous marchons ; des troncs noirs, des bruyères arides
De vieux ifs nous cachaient les tombeaux des Atrides.
La lune, en ce moment, doux astre de la paix,
Derrière un mur vieilli qu’entoure un lierre épais,
Se levait au milieu de deux urnes brisées ;
Et, des cendres des rois, sois nos pas déposées,
Nous distinguons la place, au jour silencieux
Du nocturne flambeau qui dirige nos yeux.
Nous honorons Électre, et nous plaignons son frère,
Que le Ciel a puni d’un crime involontaire.
Dans cet asile au moins leurs tourments ne sont plus ;
Égisthe et Clytemnestre en sont tous deux exclus ;
On relégua plus loin leurs mânes parricides.
La nuit, sur leurs tombeaux, hurlent les Euménides ;
À ce cri le passant s’éloigne épouvanté.
Diane nous guidait, et son globe argenté
Du grand Agamemnon nous découvre le reste.
Trois fois Léonidas et l’implora et l’atteste :
« Ombre auguste ! les Grecs te jurent par ma voix
« De venger leur patrie une seconde fois. »

Il dit : et sur la tombe il épanche une eau pure,
Dépose quelques fleurs et suspend une armure.
Tandis que nous foulions ces illustres débris,
Un inconnu soudain s’offre à nos feux surpris.
Il semblait agité d’une sombre pensée.
Tantôt sur un cercueil sa vue était fixée,
Tantôt il regardait les astres de la nuit.
Nous observons ses pas, il nous voit et s’enfuit,
Il s’enfuit dans le sein des tombes démolies ;
Et sous ses pieds roulaient les cuirasses vieillies,
Les casques et les dards, et les longs javelots,
Qu’on enfermait jadis pris du corps des héros.
Là, seul entre les morts et les royales ombres,
Et tous les demi-dieux planant sur ces décombres.
Il s’enferme, et réclame avec autorité
Le secret et les droits de l’hospitalité.
On l’interroge en vain, il garde le silence.
Léonidas lui-même et se nomme et s’avance,
Et veut que l’inconnu parle enfin sans effroi.
L’étranger se rassure au nom de notre roi ;
« Je parlerai, dit-il ; un descendant d’Alcide
« Envers le suppliant ne sera point perfide.

 « Roi de Sparte, tu vois un malheureux banni
« J’ai déserté la Grèce, et j’en suis trop puni ;
« Elle a beau m’opprimer, je l’aime, et mon audace
« Brave, pour la revoir, le décret qui m’en chasse
« Mycène est mon pays, Strophius est mon nom
« Des fils de Pisistrate autrefois compagnon,
« J’ai suivi leur fortune, et mon âme flétrie

« Redemanda bientôt le ciel de ma patrie.
« De son doux souvenir en tous les temps frappé.
« Seul, du camp de Xerxès je me suis échappé,
« Et, fuyant du grand Roi les dons et l’opulence,
« J’ai revêtu l’habit qui couvre l’indigence ;
« J’ai déguisé mon nom, et, sous ces vils lambeaux.
« J’erre depuis trois jours, caché dans ces tombeaux.
« Les lieux où je naquis auront du moins ma cendre.
« Hélas ! de tous les biens que j’y pouvais attendre.
« L’espace d’un cercueil est tout ce que je veux. »

 En achevant ces mots, le guerrier malheureux
Montrait d’Agamemnon la pierre sépulcrale :
« Contlemplez, criait-il, les enfants de Tantale ;
« Voilà ce qui leur reste, ô Grecs ! instruisez-vous ;
« De la fatalité craignez aussi les coups ;
« De ces rois sans flatteurs, sans cour, sans diadème,
« Consultons aujourd’hui le tribunal suprême.
« Leur voix va nous crier de la nuit du trépas :
« Malheur à qui se venge et ne pardonne pas !
« Ô Grecs ! obéissons à cette voix sacrée.
« La mort a réuni Thyeste, Érope, Atrée,
« Et des plus fiers rivaux désarmant la fureur,
« Non loin des opprimés a couché l’oppresseur.
« Ici plus de discorde, ici la haine expire.
« Ah ! que de tous ces morts l’éloquence a d’empire !
« J’écoute, et j’apprends d’eux, en ce fatal séjour,
« Comme on doit du Destin supporter le retour.
« Oui : devant leur grandeur tant de fois renversée,
« Sur leurs sceptres rompus, sur leur cendre entassée.

« Je sens contre le sort mon âme s’affermir,
« Et de mes propres maux je n’ose plus gémir.
« De force et de constance, ô quelle auguste école !
« Des jeux de la fortune ici tout me console.
« Roi de Sparte, il est temps, prononce mon arrêt ;
« Sous l’œil des Dieux des morts, je t’ai dit mon secret. »

 La voix de Strophius a pénétré nos âmes :
« Va, je respecterai les Dieux que tu réclames,
« Répond Léonidas ; ne redoute plus rien,
« Embrasse-moi : remonte au rang de citoyen.
« Tu deviens aujourd’hui mon allié, mon hôte ;
« Tes maux et tes remords ont expié ta faute,
« Et la Grèce l’oublie en recevant ta foi.
« Viens contre les Persans la servir avec moi.
« Et lorsque la patrie en son sein te rappelle,
« Prouve-lui que ton cœur lui fut toujours fidèle.
« Prends ce glaive et marchons. » Le roi dit, et soudain
Strophius saisissant le glaive dans sa main :
« Oh ! qu’on voit bien qu’Hercule est l’auteur de ta race !
« Grand homme, criait-il, à tes pieds que j’embrasse.
« Je jure par ce fer que ta main m’a remis,
« Par toi, par ces héros dans la tombe endormis,
« Je jure de venger notre cause commune.
« Ce jour m’a consolé de quinze ans d’infortune.
« Ah ! si les compagnons de ma longue douleur
« Pouvaient auprès de moi jouir de mon bonheur !
« Pardonne à ce souhait, ô guerrier magnanime !
« Pardonne, mais les Grecs qu’un long exil opprime,
« S’indignent de fléchir sous un joug étranger ;

« J’ai vu de près leurs cœurs : le mien peut les juger,
« Tous adorent la Grèce : et Démarate même,
« Ce héros à qui Sparte ôta le diadème,
« Démarate en secret forme des vœux pour vous.
« Oui, quel que soit leur rang, on les reverrait tous
« Préférez dans la Grèce une simple cabane
« À toutes les splendeurs du trône d’Échatane.
« Mais le temps fuit ; marchons vers le camp de Xerxès,
« Et moi-même je veux vous en ouvrir l’accès. »

 Il dit : nous le suivons, il marche à notre tête…


naufrage d’eschyle près de l’une des strophades.
il découvre le tombeau d’homère.


Épisode

 Seul il aborde enfin cette rive escarpée,
N’emportant avec lui qu’Homère et son épée.
Il bénit de la mer les secourables Dieux.
Les ondes s’apaisaient, il s’avance, et ses yeux
Se promènent au loin sur cette île sauvage :
Il ne voit que la mer, le ciel et le rivage,
Et n’entend pour tout bruit que le flot écumant
Qui se calme à regret et mugit sourdement.
Il cherche, il se demande avec inquiétude,
S’il est dans cette aride et morne solitude

Un vieux pâtre, un pécheur dont le toit de roseaux
S’ouvre à l’infortuné qu’un Dieu sauva des eaux.
Tout est désert : il marche entouré du silence,
S’arrête, et marche encore, et trouve un bois immense
Qui, sous de longs berceaux de cèdres, de palmiers,
À ses pas incertains ouvre mille sentiers.
C’est là qu’il se repose, et près d’un tronc sauvage
Jette ses vêtements qu’a trempés le naufrage ;
Là, du limon des ceux son corps tout dégoûtant
Se plonge, et se réchauffe, et se roule et s’étend
Au fond d’un lit de mousse et de feuilles séchées.
Les branches d’un dattier vers sa main sont penchées ;
Il en cueille les fruits, il apaise sa faim,
Et cède au dom sommeil qui le subjugue enfin.
Après un long repos Eschyle se réveille ;
Un chant mélodieux a frappé son oreille ;
Il écoute, et soudain se montre à son regard,
Près d’une yeuse antique, un auguste vieillard
Qui doucement l’approche et daigne lui sourire.
Du vieillard inconnu la main touche une lyre,
Et sur son front s’étend ce bandeau révéré,
Ornement d’un pontife aux Muses consacré.
Il chantait Apollon et l’éloquent Mercure
Ce Dieu des voyageurs, dont la main toujours sure
Les guide après la course au terme du repos.
Il prend la main d’Eschyle et lui parle en ces mots :
« Mon fils, parcours en paix ces sauvages retraites.
« Sois sans crainte : le Ciel protége les poëtes.
« Le Ciel depuis longtemps t’attendait dans ce lieu. »
Eschyle ému se lève : « Es-tu mortel ou Dieu ?

« Répond-il au vieillard ; faut-il que je t’adore ?
« Je n’entends plus ta voix, ta voix me charme encore.
« Oui ; tes traits sont divins, oui… » Mais dans la forêt
Le vieillard à l’instant s’éloigne et disparaît,
Et sa lyre après lui résonne sous l’ombrage.
Eschyle impatient, qu’un Dieu même encourage,
Longtemps marche en ces bois de détours en détours,
Vers l’invisible son qui s’éloigne toujours.
Il poursuit son chemin ; mais le bruit de la lyre
Décroit à chaque pas, et lentement expire.
Tout se tait, il s’étonne, et le jour va finir ;
Sur sa trace oubliée il cherche à revenir,
S’égare, et voit enfin s’ouvrir un large espace,
Qu’un long rang de rochers de tous côtés embrasse.
Ces rochers sont couverts de pins et de cyprès,
Où du soleil mourant brillent les derniers traits.
Au milieu s’élevait, chargé d’herbe et de lierre,
Un tombeau dont le temps avait brisé la pierre.
Le nom qui le couvrit s’effaça tout entier.
Mais l’Occident a vu l’ombre se déployer :
La nuit vient, et non loin de cette pierre antique
Déjà les rossignols commençaient leur cantique :
C’était un air nouveau, dont ces enfants du Ciel
N’ont point encor charmé l’oreille d’un mortel.
Sitôt que dans ces lieux vient chanter Philomèle,
Sa cadence a plus d’art, sa chanson est plus belle ;
Jamais, jamais sa voix n’eut les mêmes douceurs
À Délos, à Tempé, lieux chéris des Neuf Sœurs,
À Gnide, aux bords charmants d’Ilissus ou d’Alphée.
Tel, non loin du Strymon, l’inconsolable Orphée,

Seul, au désert ému racontait son amour ;
Ou telle, vers le Nil, aux premiers feux du jour.
On dit que de Memnon la statue animée
Salue en sons plaintifs l’Aurore bien-aimée.
Eschyle s’oubliait : mais, ô charme nouveau !
En foulant le gazon qui croît près du tombeau,
Il entend, à travers la pierre sépulcrale,
Une magique voix sortir par intervalle,
Plus douce que les airs de l’antique Lima.
Les oiseaux invités par ces sons inconnus
S’approchent du cercueil, redoublent d’allégresse ;
Ils ont mis dans leurs chants plus d’amour et d’ivresse.
Et formant avec eux d’ineffables concerts,
La tombe harmonieuse enchantait ces déserts :
Les pins et les cyprès ont incliné leurs tiges.

 Mais dans ces mêmes lieux, où les plus doux prodiges
D’Eschyle suspendu ravissaient tous les sens,
Vient un autre guerrier sous l’habit des Persans.
Il s’approche, un esclave accompagnait sa trace ;
Eschyle, en le voyant, n’en croit que son audace,
Brave un double péril, et tire avec fierté
Son glaive qui toujours dans ses mains est resté.
L’adversaire d’Eschyle est généreux et brave ;
Il s’arme, mais sa voix défend à son esclave
De l’aider lâchement contre un seul ennemi.
Déjà le fer résonne, et la tombe a frémi ;
Elle s’ouvre : à tous deux ces mots se font entendre :
« Homère était mon nom ; là repose ma cendre.
« Et dès longtemps j’habite avec les demi-dieux.

« Poëtes, qu’à dessein je rassemble en ces lieux,
« Fils du Ciel, en mon nom, calmez votre colère.
« Si Mars vous a traînés sous un drapeau contraire,
« Que des Muses au moins les célestes appas
« Réunissent vos cœurs au milieu des combats.
« Au nœud de l’amitié les Muses sont fidèles.
« Approchez-vous, jurez de vous aimer comme elles.
«Vous seuls aurez touché mon tombeau de vos mains ;
« Qu’après vous pour jamais il se cache aux humains ! »
La voix cesse à l’instant : les guerriers en silence
Forment aux pieds d’Homère une sainte alliance,
L’attestent à genoux, l’invoquent dans leurs vœux,
Et, penchés sur son urne, ils s’embrassent tous deux.
Le Mède parle enfin : « Je suis roi, je suis mage,
« On m’appelle Otanès, et le même naufrage
« Nous a jetés tous deux au fond de ces déserts.
« Quelquefois Ecbatane a répété mes vers ;
« J’ai partout recherché les poëtes, les sages ;
« Du nom d’Homère épris, je vins sur vos rivages ;
« Quelques-uns de ses chants ont passé jusqu’à nous :
«Puissé-je avoir l’honneur de les rassembler tous ! »
Il dit : Eschyle montre au chantre d’Ecbatane
Le volume sacré qu’il dérobe au profane,
Et même entre ses mains il daigne confier
Ces vers que du grand Roi tout l’or ne peut payer.
Otanès à son tour donne au chantre d’Athènes
Des hymnes que lui-même, en ses courses lointaines,
Apprit d’un peuple antique et proscrit en cent lieux,
Dont Cyrus autrefois affranchit les aïeux.
Enfin ils ont quitté cette tombe sacrée,

De la forêt ensemble ils recherchent l’entrée.
Devant eux un sentier qu’ils ne connaissaient pas
S’étend et se prolonge, et dirige leurs pas
Vers un tranquille port aux nochers favorable,
Où la vague sans bruit vient mourir sur le sable.
Non loin, de quelques toits que le chaume a couverts
La fumée, en tournant, s’élève dans les airs.
À tous deux un pécheur, appesanti par l’âge,
Donne un repas champêtre, et des lits de feuillage ;
Ils y dorment en paix, et quand l’ombre s’enfuit,
Une barque fidèle en leur camp les conduit.
Ils se quittent baignés des larmes qu’ils répandent,
Otanès va chercher les Perses qui l’attendent,
Il revoit son monarque ; et, dans le même jour,
Eschyle a joint les Grecs charmés de son retour…


la fille d’aristide.

....................
 Il est une Vénus, fille du Roi des Dieux,
Source des plaisirs purs, mère de l’harmonie,
Immortelle beauté qu’on appelle Uranie ;
Son séjour est au Ciel et non point à Paphos ;
Quand son père, en planant sur le sein du cahos,
Des éléments confus séparait l’assemblage,
Il lui commit le soin d’embellir son ouvrage ;
Elle était près de lui, se jouait sur ses pas,

Au monde encore enfant prodiguait mille appas,
Épurait dans les airs les rayons de l’aurore,
Ordonnait dans les champs à la rose d’éclore ;
Sous l’ombrage du bois qu’éclaire un demi-jour
Cachait le rossignol, le mystère et l’amour,
Traçait les doux replis de l’onde obéissante,
Nuançait des soleils la robe éblouissante,
Et de l’insecte ailé voltigeant sur les fleurs,
Peignait d’or et d’azur les mobiles couleurs.
Cette fille du Ciel, qui n’est point Cythérée
D’une ceinture aussi, comme l’autre, est parée ;
Elle ne cache point, dans ses replis secrets,
Les volages désirs que suivent les regrets :
Elle n’y renferma que de pures délices,
Le plaisir sans remords, l’amour sans artifices,
La grâce et la douceur qui doublent la beauté.
La paix et la constance et la félicité.

 C’est la seule Vénus que d’une voix timide
Implora quelquefois la fille d’Aristide…


elpinice[2].

....................
Dans l’ombre de la nuit elle errait au hasard ;

Les mers s’offrent de loin à son triste regard,
Leurs eaux battent les murs qui ceignent le Pirée ;
De son plus vif éclat Diane s’est parée,
Et verse doucement sur un monde en repos
Ses rayons argentés qui tremblent dans les flots.
Tout dort profondément ; mais Elpinice veille :
Au bruit sourd de la vague elle prête l’oreille.
Et ramène souvent sa pensée et ses yeux
Du mouvement des eaux vers le calme des Cieux.
Longtemps l’infortunée a gardé le silence,
Puis tout à coup : « Ô mer ! ô solitude immense,
« Où s’égare celui que je n’ose nommer
« Et que pourtant mon cœur en secret ose aimer !…
« Donnez-moi des rameurs : que la voile s’apprête,
« Je veux l’atteindre ; allons, nul danger ne m’arrête…
« Je l’atteins, je le vois. Que les vents en courroux,
« Déchainés sur les eaux, grondent autour de nous ;
« Et par de là ces flots dont la Grèce est baignée,
« Que j’aborde avec lui dans quelque île éloignée !
« Il est, dit-on, des lieux où Vénus libre encor
« N’a point subi ces lois qu’ignorait l’âge d’or,
« Où peuvent s’avouer, sans détour et sans crime,

« Ces feux dont je rougis et mourrai la victime…
« Qu’ai-je dit ? quelle horreur ! je frémis, et je vois
« La nature et l’amour s’indigner contre moi.
« Chaste Phébé, recule, et que ton front pâlisse !
« Mer profonde, ouvre-toi ! que ton sein m’engloutisse
« Et que bientôt la mort puisse apaiser les feux
« D’un cœur plus agité que tes flots orageux !… »


arrivée des gaulois[3].

 Cependant un navire à la voile étrangère
S’avançait vers le port d’une course légère,
Et de son pavillon aussi blanc que les lis,
Un vent propice et doux a gonflé les replis.
Les rameurs se hâtaient, et leurs bras en cadence
Font sous leurs coups égaux retentir l’onde immense.
Enfin, jusques au port le vaisseau parvenu
S’arrête, et cent guerriers au visage inconnu,
Mais fiers, mais attestant une illustre origine,

S’élancent tout armés sur la plage voisine :
La plage a retenti sous leur rapide essor.
L’albâtre de leur cou s’ornait d’un collier d’or,
Et d’éclatants tissus, par bandes séparées,
Peignaient leurs vêtements de couleurs bigarrées.
On aime à contempler leur port audacieux,
Leur blonde chevelure et l’azur de leurs yeux.
Le chef qui les commande est chargé d’un long âge ;
Vêtu comme les Grecs, il en a le langage.
Conduit vers Thémistocle, il lui tient ce discours :

 « Je m’appelle Protès ; je vole à ton secours.
« Je fus roi dans Phocée, et quand, de sa puissance,
« L’orgueilleux Darius accabla ma vaillance,
« Je triomphai de lui jusque dans mes revers ;
« Phocée avec ses Dieux me suivit sur les mers,
« Et par un noble exil évita l’esclavage.
« Mes Pénates, errant de rivage en rivage,
« Dans l’île de Cymus implorant des abris,
« D’abord ont eu l’espoir d’y cacher leurs débris.
« J’y cherchai le repos : j’y rencontrai la haine.
« L’olivier dans la main, nous abordions à peine,
« Quand un peuple ennemi, s’armant de toutes parts,
« Dirigea contre nous ses flèches et ses dards.
« Cette île ne contient que des hordes sauvages,
« Qui vont au bord des mers épier les naufrages.
« Malheur à l’étranger qui tombe dans leurs mains !
« Son sang rougit l’autel de leurs Dieux inhumains.
« Je les calmai pourtant, j’invoquai l’harmonie,
« Je crus que le pouvoir des Muses d’Ionie,

« Que l’art de Triptolême et ses grains nourriciers,
« Adouciraient les mœurs de ces hommes grossiers.
« Tous mes soins furent vains : je partis, et Neptune
« Sur un bord moins funeste accueillit ma fortune ;
« La Gaule me reçut, et bientôt près de moi
« Je vis un peuple aimable accourir sans effroi.
« Quels étaient ses transports ! Une foule empressée
« Admirait dans mes mains les trésors de Phocée,
« Ces instruments des arts qui doublent nos travaux,
« La scie aux dents de fer, et la hache, et la faux.
« L’œil des femmes surtout contemplait ces parures,
« Ces voiles, ces tissus, et ces riches ceintures,
« Qui, dans les jours de fête, à l’autel de Cérès,
« Des filles d’Ionie augmentent les attraits.
« Leur accueil me toucha, leur pays sut me plaire ;
« J’adorai de ces lieux la nymphe tutélaire,
« J’y bâtis une ville et Marseille est son nom.
« Après qu’il eut vaincu le triple Géryon,
« Hercule visita cette heureuse contrée,
« Et là, près d’un beau fleuve une nymphe égarée,
« Blanche comme le cygne, ornement de ces flots,
« S’offrit, un arc en main, aux regards du héros.
« Sous le secret abri d’une grotte profonde
« L’hymen les rapprocha pour la gloire du monde ;
« Un oracle avait dit que de leur sang fameux
« Un grand peuple naîtrait, brave et tendre comme eux
« Galatès fut leur fils : aux attraits de sa mère
« Il réunit bientôt la valeur de son père,
« Et devint à son tour le père des Gaulois.
« Lorsque, de mers en mers, la Déesse aux cent voix

« M’apprit que de Xerxès les nombreuses armées
« Menaçaient de leur joug vos cités alarmées,
« Cent des plus fiers guerriers nourris dans ces climats,
« Pour défendre la Grèce, ont volé sur mes pas.
« Invincibles soutiens et de Sparte et d’Athène,
« Les braves défenseurs que Protès vous amène
« Prouveront dans vos rangs, par les plus nobles coups,
« Que, nés du sang d’Hercule, ils sont dignes de vous. »

 Ainsi parla Protès… Thémistocle l’embrasse…


la sculpture.

..........Un chêne hospitalier
Du sculpteur Agénor ombrageait l’atelier ;
Des chefs-d’œuvre divers en décorent l’entrée.
Là, sans voile, au milieu d’une conque azurée,
Vénus du sein des flots s’élevait, et sa main
Ne cachait qu’à demi les trésors de son sein.
Déjà sûre en naissant du charme qu’elle inspire,
Elle baisse les yeux, et par un doux sourire,
Par sa naïve joie, applaudit sa beauté.
Auprès d’elle, un héros qu’elle a souvent dompté,
Hercule reposait sur sa lourde massue :
L’âme des spectateurs s’agrandit à sa vue,
Et celui que bientôt réclamera le Ciel,
Fait entrevoir un Dieu dans les traits d’un mortel.

Plus bas on voit l’Amour : son enfance charmée
Foule en riant la peau du lion de Némée ;
Il brave la massue en tournant un fuseau.
Non loin, une Pallas naissait sous le ciseau ;
Elle est debout ; sa tête à peine commencée
Avait déjà reçu la vie et la pensée ;
Elle enflamme l’artiste, et l’artiste exalté
Cacha dans les sourcils de la divinité,
Et dans son front rêveur, et dans ses yeux tranquilles,
Tous ces prudents conseils qui protègent les villes.
On voit dans ses regards le courage et la paix,
Et du fier Thémistocle elle a pris quelques traits.
L’égide est sur son sein, l’oiseau des nuits près d’elle,
Et l’olivier serpente autour de l’Immortelle.
Dans ce même atelier, sous les yeux d’Agénor,
Un enfant s’essayait d’une main faible encor ;
À son naissant génie il se fait reconnaître :
C’est Phidias qui croit pour surpasser son maître.
Il tient, il tient déjà le ciseau créateur
Qui doit de Jupiter retracer la grandeur.
....................
....................


(Comparaison.)

Telle aux flancs caverneux d’une roche enfoncée,
Quand, par un bruit soudain, la colombe est chassée

Du nid où ses petits, vers la fin des hivers,
D’une plume naissante En peine sont couverts ;
Elle fuit à grands cris, vole en battant des ailes,
S’élève, et dans les airs, loin des flèches cruelles,
Ose, à travers les cieux que fend son vol léger,
Sur un fleuve d’azur paisiblement nager ;
Elle y glisse en silence, et, toujours plus agile,
À force de vitesse y parait immobile.


danse.

........L’essaim court à grand bruit,
Et se mêle, et s’éloigne, et d’atteint, et se fuit.
Leurs bras avaient une âme et leurs pieds un langage…
....................
Alphée, au doux aspect de ses nymphes si belles,
S’enfle, s’élève, écume, et bouillonne autour d’elles.
Et, répétant leurs traits dans ses flots embellis,
Court presser Aréthuse en de plus doux replis.
........Leur fuite aimable et feinte
Imite ces détours du fameux labyrinthe,
Quand la jeune Ariane, hélas ! pour son tourment.
A d’erreur en erreur ramené son amant.
....................
Ainsi du Dieu du jour les compagnes riantes.
Les Heures, devant lui laissant tomber des fleurs,
Et de son pavillon variant les couleurs,

Dansent autour du char qui répand la lumière :
Le Soleil réjoui suit en paix sa carrière,
Tandis que de leurs pas le cercle harmonieux
Glisse légèrement sur la voûte des Cieux.

  1. Cet épisode semble avoir du faire partie d’abord du second chant et du récit d’Agenor : le poëte avait changé de dessein, et le voulait sans doute transporter ailleurs en le modifiant.
  2. Ce fragment et le précédent se rapportent l’un à l’autre ; ils donnent lieu de présumer qu’Elpinice, fille d’Aristide, devait être l’héroïne du poëme, et que M. de Fontanes, voulant lui former un caractère touchant et nouveau, qui ne rappelât ni Armide, ni Didon, ni Velléda, s’était proposé de peindre la plus austère pudeur luttant contre la passion la plus violente. Quel eût été l’objet de cette passion et le dénouement de cet épisode ?… C’est ce dont malheureusement on ne trouve aucune trace bien que M. de Fontanes eût arrêté son plan à cet égard : mais il n’avait jamais voulu le communiquer.
  3. Marseille fut fondée, comme on sait, environ 600 ans avant J. C. par une colonie de Phocéens. L’ingénieuse fiction à laquelle ce fait historique a donné naissance fournissait à l’auteur le moyen de rattacher les souvenirs et la gloire nationale à l’action de son épopée. Il comptait faire prédire les destinées futures des Gaulois, dont il raconte si bien la poétique origine, et il avait à cet égard une conception qu’il n’a point communiquée, mais qui devait, disait-il, servir avec bonheur au dénouement du poëme.