Œuvres complètes de Béranger/Le Suicide

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Suicide, sur la mort des jeunes Victor Escousse et Auguste Lebras.


LE SUICIDE


SUR LA MORT
DES JEUNES VICTOR ESCOUSSE ET AUGUSTE LEBRAS o*


FÉVRIER 1832


Air d’Agéline (de Wilhem)
ou du Tailleur et la Fée (Air noté )


Quoi ! morts tous deux ! dans cette chambre close
Où du charbon pèse encor la vapeur !
Leur vie, hélas ! était à peine éclose.
Suicide affreux ! triste objet de stupeur !
Ils auront dit : Le monde fait naufrage :
Voyez pâlir pilote et matelots.
Vieux bâtiment usé par tous les flots,
Il s’engloutit : sauvons-nous à la nage.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! l’écho murmure encore
L’air qui berça votre premier sommeil.
Si quelque brume obscurcit votre aurore,
Leur disait-on, attendez le soleil.
Ils répondaient : Qu’importe que la sève

Monte enrichir les champs où nous passons !
Nous n’avons rien : arbres, fleurs, ni moissons.
Est-ce pour nous que le soleil se lève ?
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! calomnier la vie !
C’est par dépit que les vieillards le font.
Est-il de coupe où votre âme ravie,
En la vidant, n’ait vu l’amour au fond ?
Ils répondaient : C’est le rêve d’un ange.
L’amour ! en vain notre voix l’a chanté.
De tout son culte un autel est resté ;
Y touchions-nous ? l’idole était de fange.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! mais les plumes venues,
Aigles un jour, vous pouviez, loin du nid,
Bravant la foudre et dépassant les nues,
La gloire en face, atteindre à son zénith.
Ils répondaient : Le laurier devient cendre,
Gendre qu’au vent l’Envie aime à jeter ;
Et notre vol dût-il si haut monter,
Toujours près d’elle il faudra redescendre.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! quelle douleur amère
N’apaisent pas de saints devoirs remplis ?
Dans la patrie on retrouve une mère,
Et son drapeau nous couvre de ses plis.

Ils répondaient : Ce drapeau qu’on escorte
Au toit du chef, le protège endormi ;
Mais le soldat, teint du sang ennemi,
Veille, et de faim meurt en gardant la porte.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! de fantômes funèbres
Quelque nourrice a peuplé vos esprits.
Mais un Dieu brille à travers nos ténèbres ;
Sa voix de père a dû calmer vos cris.
Ah ! disaient-ils, suivons ce trait de flamme.
N’attendons pas, Dieu, que ton nom puissant,
Qu’on jette en l’air comme un nom de passant,
Soit, lettre à lettre, effacé de notre âme.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Dieu créateur, pardonne à leur démence.
Ils s’étaient faits les échos de leurs sons,
Ne sachant pas qu’en une chaîne immense,
Non pour nous seuls, mais pour tous, nous naissons.
L’humanité manque de saints apôtres
Qui leur aient dit : Enfants, suivez sa loi.
Aimer, aimer, c’est être utile à soi ;
Se faire aimer, c’est être utile aux autres.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.




o*. J’ai connu ces deux jeunes gens dont la fin a été si déplorable. Lebras m’avait adressé quelques pièces de vers patriotiques. Sa constitution était faible et maladive, mais tout annonçait en lui un cœur honnête et bon. Malgré l’accueil que je lui fis à la Force, où il vint me voir, il cessa de me visiter après ma sortie. Je n’en puis donc dire que fort peu de chose. J’ai bien mieux connu Escousse. C’est à la Force aussi qu’il vint me trouver, en m’apportant une fort jolie chanson que ma détention lui avait inspirée. Alors et depuis je lui prodiguai les marques du plus vif intérêt et les conseils de l’expérience. Peu de jeunes auteurs m’ont fait concevoir une meilleure idée de leur avenir, moins par ses essais que par le jugement qu’avec tant de candeur il en portait lui-même. Lors du succès de Faruch le Maure, il m’écrivit : Je me souvient de ce que vous m’avez dit, ne craignez rien. Mon triomphe ne m’a pas enivré. J’en ai été étourdi tout au plus cinq minutes.

Son malheur fut celui qui menace plus ou moins aujourd’hui beaucoup d’hommes de son âge, dans l’espèce de serre chaude où nous vivons. La raison d’Escousse avait acquis une trop prompte maturité. Une tête ainsi fait sur un corps d’enfant n’est propre qu’à flétrir la jeunesse, quand cette précocité n’est pas le rare effet d’une organisation particulière. Elle produit un besoin de perfection qui, ne sachant à quoi se prendre, désenchante la vie à son plus bel âge. Je n’attribue qu’à une sorte de découragement la funeste résolution de ce malheureux et intéressant jeune homme. Il y eut aussi une fatalité pour Lebras et lui de s’être rencontrés avec des dispositions semblables. Loin l’un de l’autre, peut-être tous deux se fussent-ils soumis à leur destinée, qu’ils s’encouragèrent à terminer violemment.

Une feuille publique a accusé Escousse d’incrédulité absolue. Pour repousser cette accusation, je me crois obligé de citer les derniers mots de la lettre qu’il m’écrivit quelques heures avant l’exécution de son déplorable dessein : Vous m’avez connu, Béranger ; Dieu me permettra-t-il de voir du coin de l’œil la place qu’il vous réserve là-haut ?

Outre les drames de Faruch et de Pierre III, Escousse a laissé des chansons d’un style un peu négligé sans doute, mais empruntes des nobles sentiments et des pensées généreuses qui inspirèrent quelques actions de sa trop courte carrière.

On m’a raconté que, sur le point d’être surpris avec une personne que sa présence pouvait compromettre, il se précipita d’un second étage sur une cour pavée. Son dévouement lui porta bonheur, il n’en résulta pour lui ni blessure ni contusion.

En 1830, le 28 juillet, il se rendit de grand matin à la place de Grève, y combattit tout le jour, toute la nuit, et se trouva le lendemain à la prise du Louvre et des Tuileries. Après la victoire du peuple, Escousse ne dit mot des dangers qu’il avait courus, et, quoiqu’il fût pauvre et sans appui, ne voulut jamais adresser de demande d’aucun genre à la Commission des récompenses nationales.

Et c’est à dix-neuf ans qu’il a volontairement mis fin à une existence qui promettait d’être si belle et si féconde !



Air noté dans Musique des chansons de Béranger :


LE SUICIDE.

Air d’Agéline (de M. B. Wilhem).
No 305.



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  c4 r \bar "||"
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\addlyrics {
Quoi morts tous deux dans cet -- te cham -- bre clo -- se
Où du char -- bon pèse en -- cor la va -- peur
Leur vie hé -- las é -- tait à peine é -- clo -- se
Sui -- cide af -- freux triste ob -- jet de stu -- peur
Ils au -- ront dit le mon -- de fait nau -- fra -- ge
Vo -- yez pâ -- lir pi -- lote et ma -- te -- lots
Vieux bâ -- ti -- ment u -- sé par tous les flots
Il s’en -- glou -- tit sau -- vons- nous à la na -- ge
Et vers le ciel se fra -- yant un che -- min
Ils sont par -- tis en se don -- nant la main
Et vers le ciel se fra -- yant un che -- min
Ils sont par -- tis en se don -- nant la main.
}

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