Œuvres complètes de Chamfort/1/Question
QUESTION.
Cette question est plus difficile à résoudre qu’elle
ne le paraît d’abord. Ceux qui sont pour l’affirmative,
prétendent que l’amitié véritable est un
contrat par lequel chacune des parties consacre
à l’autre toute son existence. Ils disent que, si
l’amitié ne laisse pas le droit de donner des secours
à son ami, ou d’en recevoir, elle est une
chimère ridicule ; que son principal bonheur
consiste à lever ou déchirer ce voile de décence
que les hommes ont jeté sur leurs besoins, pour
se dispenser de se secourir, en continuant de se
prodiguer les marques de l’affection la plus vive ;
que c’est celui qui donne, qui est honoré et obligé,
etc. Ceux qui sont pour la négative, me paraissent
appuyer leur opinion par des raisons plus solides.
Ils disent que l’amitié, étant une union pure des
âmes, ne doit pas se laisser soupçonner d’un
autre motif. On peut appliquer cette réflexion à
l’amour même. En tout état de cause, on fait
toujours très-bien de ne donner, que le moins
qu’on peut, atteinte à cette règle. Celui qui reçoit, n’accepte sûrement que parce qu’il respecte l’âme
de celui qui donne : mais d’où sait-il que cette
âme ne se dégradera point ? et alors quel désespoir
de lui avoir obligation ! d’où sait-il que cette
âme, en supposant qu’elle reste noble, ne cessera
point de l’aimer, voudra bien ne jamais se
prévaloir de ses avantages ? Quelle âme il faut
avoir pour laisser à celle d’une autre la liberté de
tous ses mouvemens, tandis que je pourrais les
contraindre et les diriger vers mon bonheur apparent !
Ce sacrifice continuel de mon intérêt est
peut-être plus difficile que le sacrifice momentané
de ma personne ; et le bienfaiteur qui en est
capable, a nécessairement l’avantage sur celui
qu’il a obligé, en leur supposant d’ailleurs une
égale élévation dans le caractère. Or, j’ai peine
à croire que l’homme puisse supporter l’idée de
la supériorité d’une âme sur la sienne. J’en juge
par la peine avec laquelle les âmes les plus fortes
voient une supériorité fondée sur des choses
moins essentielles. Il suit, au moins, de tout ceci
que, dès que je reçois un bienfait, je m’engage,
pour mon bienfaiteur, qu’il sera toujours vertueux ;
qu’il n’aura jamais tort avec moi ; qu’il ne
cessera point de m’aimer, ni moi de lui être attaché.
Si les deux premières de ces conditions n’ont
pas lieu, c’est au bienfaiteur à rougir ; mais celui
qui a reçu le bienfait, doit pleurer.