Œuvres complètes de Cicéron/Vie de Cicéron (Baudement)

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Rhétorique (Œuvres complètes), Texte établi par NisardDidotvol. 1 (p. i-xcviii).


VIE DE CICÉRON.


Le 3 janvier de l’an 647 de Rome (107 ans avant l’ère chrétienne), Marcus Tullius Cicéron naquit près d’Arpinum, ville municipale du Latium, déjà célèbre pour avoir donné naissance à Marius, et que sa fidélité envers Rome y avait fait agréger, dans les comices, à la tribu Cornélia. Helvia, sa mère, qui, au rapport de Plutarque, le mit au monde sans douleur, soutenait par ses vertus l’illustration de son nom, qui était celui d’une des premières maisons de la république. L’origine de Cicéron serait plus illustre encore si, comme il a plu à certains auteurs, il était possible de le faire descendre d’un roi des Volsques ; mais cette opinion n’a pas plus de fondement que celle qui lui donne pour père un foulon. La superstition de ses admirateurs se plut aussi à entourer son berceau de prodiges, et Plutarque, le naïf écho de ces croyances populaires, parle d’un génie qui apparut à sa nourrice, et lui dit que l’enfant qu’elle allaitait serait un jour la gloire de Rome.

Cicéron, qui s’est plus d’une fois moqué des prétentions à une haute noblesse, ne fait pas remonter au delà de son aïeul le peu de renseignements qu’il a laissés sur sa famille ; réserve où l’on a voulu voir l’intention de s’en faire regarder comme le fondateur, et même, en la supposant royale, de flatter ainsi les Romains dans leur aversion pour le nom de roi. Il en a toutefois assez dit sur la condition de ses ancêtres pour qu’on sache qu’ils avaient reçu, avec le droit de cité à Rome, le titre de chevaliers ; et que, faute d’ambition, mais non de mérite, ils n’y vinrent briguer les honneurs d’aucune magistrature ; préférant à l’éclat qu’on leur y promettait leur solitude d’Arpinum, embellie par la culture des lettres, et d’où ils entretenaient d’honorables relations avec les principaux citoyens de la république. Dans la seule occasion qu’eut le grand-père de Cicéron de parler devant le peuple romain, contre les innovations tentées dans sa petite ville par un Gratidius son beau-frère, il déploya une si mâle éloquence, que le consul Scaurus s’écria en pleine assemblée : « Plût aux dieux que Cicéron voulût consacrer avec nous tant de vertus et de talents aux intérêts de l’Etat, plutôt qu’à ceux d’un municipe ! » Le vieux Cicéron reprit le chemin d’Arpinum, heureux de ce qu’un tel suffrage s’adressait surtout à sa vertu ; car c’est de lui cette sentence recueillie par Caton : « Que plus les hommes savent bien dire, et moins ils savent bien faire. »

Cicéron reçut, au sein de sa famille, avec son frère Quintus, de trois ans plus jeune que lui, les principes d’une éducation forte, sous les yeux de cet aïeul que Rome enviait à un petit canton de l’Italie, et sous ceux de son père, homme d’un grand savoir acquis au prix de sa santé. Dès cette époque, il étonnait ses maîtres par un esprit vif, pénétrant, facile, que ne rebutaient les éléments d’aucune connaissance. On pouvait deviner déjà la vaste intelligence qui devait plus tard les embrasser toutes.

Après cette première institution domestique, son père le conduisit à Rome, où il n’était bruit que des triomphes accumulés et des six consulats de Marius, cet autre enfant d’Arpinum. Les relations de sa famille avec les plus grands personnages de la république, lui ouvrirent la maison du célèbre jurisconsulte C. Aculéon, beau-frère de sa mère ; de l’orateur M. Antoine, ami particulier de son oncle Lucius ; de M. Æm. Scaurus, chef du sénat ; de Q. Mucius Scévola, l’augure ; de Strabon ; de Q. L. Catulus, qui partagea avec Marius la gloire d’avoir vaincu les Cimbres ; de Cotta, de L. César, de Caton, de P. L. Crassus, illustres consulaires, orateurs fameux, tous amis de son père, et dont le dernier, le plus célèbre de tous, se chargea de diriger son éducation.

Il fut confié aux soins d’un maître grec, dans la maison même de Crassus, ouverte aux savants de la Grèce et de Rome, et aux élèves qu’y attirait leur réputation. Le jeune Marcus se distingua bientôt entre tous, et sa supériorité lui valut, de la part de ses condisciples, de singuliers témoignages d’admiration. On les voyait, jusque dans les rues, le placer par honneur à leur tête, et lui faire cortège. Rentrés chez eux, ils racontaient des choses si merveilleuses de cette précoce intelligence, que leurs parents, d’abord incrédules à ces récits, allaient, à l’heure des leçons, en vérifier l’exactitude, et surprendre ainsi les premiers indices de cette gloire naissante. Mais déjà ces leçons ne suffisaient plus à son ardeur. Plotius, rhéteur célèbre, venait d’ouvrir une école d’éloquence latine : Cicéron voulut y courir. Crassus s’y opposa, jugeant les Grecs plus capables de le former pour la carrière du barreau, à laquelle le destinaient les espérances de sa famille. Il lui fut seulement permis d’étudier sous le poète Archias, qui s’était depuis peu fixé à Rome ; et sa jeune imagination, tournée aussitôt vers la poésie, tira d’une tragédie d’Eschyle le sujet d’un poème qui subsistait encore au temps de Plutarque, et dont l’auteur avait à peine treize ou quatorze ans. On rapporte aussi à cette époque la composition d’un Traité de Rhétorique en quatre livres, désavoué depuis par le grand orateur, mais qu’il lui suffit de retoucher pour le donner sous le titre de l’Invention.

Cicéron prit à seize ans la robe virile. Tout concourait à rendre solennel ce premier engagement contracté avec l’État ; le cortége qui accompagnait le nouveau membre au Capitole, l’appareil de son entrée dans le forum, cette grande école des affaires et de l’éloquence ; enfin le choix qu’avait fait sa famille, pour le guider dans sa nouvelle carrière, du célèbre Q. Mucius Scévola, l’augure, l’homme de son temps le plus versé dans la pratique des affaires, et dont les sentences, appelées les oracles de Rome, entrèrent ensuite avec force de loi dans le corps de la jurisprudence. Cicéron fit sous lui de rapides progrès dans toutes les parties de la science du droit, et en pénétra les points les plus obscurs. On le voyait suivre aussi avec assiduité les débats du forum et du barreau, où brillaient alors Crassus, M. Antoine, C. Cotta, Hortensius : et déjà leur secret rival, il refaisait chez lui, dans un travail solitaire, les discours et les plaidoyers qu’il venait d’entendre. En même temps, il traduisait en latin les plus belles harangues de Démosthène et d’Eschine, plusieurs chants d’Homère, et tout le poëme grec d’Aratus sur les Phénomènes du ciel. Phèdre le philosophe l’initiait aux principes de la doctrine épicurienne, qui séduisit sa jeunesse, mais que réprouva la maturité de sa raison. Son goût pour la poésie trouvait encore à se satisfaire au milieu de toutes ses études ; et l’on dut à sa muse, entre autres productions dont on connaît à peine le titre, une épopée dont Marius était le héros, et à laquelle Scévola, trompé cette fois par sa science d’augure, prédisait une durée éternelle. Il en reste treize vers. Plutarque affirme, il est vrai, que Cicéron passa non-seulement pour le premier orateur, mais aussi pour le plus grand poëte de son temps ; mais ni Lucrèce, ni Catulle n’avaient rien produit ; Virgile n’était pas né ; et quand le sceptre de la poésie lui fut enlevé, il tenait depuis longtemps celui de l’éloquence.

La guerre Sociale, qui venait d’éclater de nouveau, le força un moment à abandonner ses travaux. L’alarme était à Rome ; les alliés avaient battu ses armées ; le forum et le barreau étaient déserts ; toute l’activité, toute l’énergie de la république, étaient tournées vers la guerre, qui menaçait son existence. Une armée nouvelle venait d’être confiée au père de Pompée ; le vieux Caton, Sylla, Marius, étaient ses lieutenants. Hortensius était volontairement parti ; Cicéron le suivit ; il avait dix-huit ans. Ce n’était pas seulement l’effet d’un noble entraînement. Rome ne donnait de fonctions civiles qu’à ceux qui l’avaient défendue aux armées ; il fallait mériter sur les champs de bataille l’honneur de la servir dans les magistratures.

Dans cette campagne d’une année, il prit part, entre autres actions mémorables, à la victoire remportée près de Nole sur les Samnites ; victoire qui mit fin à la guerre, et rendit Sylla si glorieux, qu’il en fit peindre toutes les circonstances dans sa maison de Tusculum, dont Cicéron fut possesseur après lui. À la guerre Sociale succéda la guerre contre Mithridate. Sylla et Marius se disputaient le commandement des armées ; et cette rivalité fatale, marquée bientôt par toutes les horreurs des proscriptions, ferma au jeune Cicéron les écoles, les tribunaux, toutes les grandes sources de l’instruction. Trois années de calme furent enfin rendues à l’État, lorsque, Marius mort et Sylla absent, Cinna domina seul. La justice reprit son cours, et le champ fut rouvert aux luttes pacifiques de la parole.

Quand Cicéron reparut au forum et au barreau, il n’y retrouva plus ses maîtres, qu’avait dévorés la guerre civile. Par elle avaient péri les deux frères L. et C. César, amis de sa famille ; Q. Catulus, P. L. Crassus, le premier guide donné à sa jeunesse ; et enfin l’orateur M. Antoine, « dont la tête fut clouée aux rostres, d’où il avait sauvé celles de tant de citoyens, et présidé, pendant son consulat, aux destinées de la république, » comme s’exprime Cicéron, qui devait éprouver le même sort et inspirer le même regret, en tombant sous les coups du petit-fils de cet orateur.

Il employa ce temps de calamités à compléter seul ou avec le peu de maîtres qu’elles lui laissèrent, ses études philosophiques, oratoires, littéraires, ou, pour mieux dire, universelles ; et il en publia le fruit dans plusieurs traités, les uns nouveaux, la Rhétorique à Hérennius ; de l’Administration de la république ; les autres refaits sur les essais de son enfance, une Grammaire, et les deux Livres de l’Invention. Il fit en outre, vers le même temps, un traité de l’Art militaire, et des traductions de l’Économique de Xénophon et du Protagoras de Platon. Il avait retrouvé, comme dédommagement des leçons de l’augure Scévola, victime des proscriptions, celles de Scévola le grand-pontife, aussi versé que le premier dans la science du droit, et appelé par son élève « le plus orateur d’entre les jurisconsultes, et le plus jurisconsulte d’entre les orateurs. » En outre, il s’était fait le disciple du célèbre académicien Philon, que la guerre contre Mithridate avait contraint de quitter Athènes et de venir chercher un asile à Rome, où il enseignait la rhétorique et la philosophie. Il suivait aussi les leçons d’Apollonius Molon, le plus renomné des orateurs de la Grèce, ambassadeur à diverses reprises, à qui le sénat, par une dérogation unique à ses usages, avait accordé le privilége de lui parler en grec. Chaque jour enfin Cicéron déclamait sous différents maîtres, en grec, ou en latin, mais surtout en grec, à cause, nous dit-il, de la plus grande variété d’expressions que cette langue lui fournissait et de la supériorité des maîtres de la Grèce sur ceux de Rome. À peine se permettait-il le moindre repos. Il entretenait chez lui, et l’y garda jusqu’à sa mort, le stoïcien Diodote, qui payait cette hospitalité de tous les trésors de son vaste savoir, principalement dans la dialectique.

Le calme équivoque dont jouissait la république fut bientôt troublé de nouveau. Sylla était revenu d’Asie. Il ramenait avec lui les proscriptions. Cicéron, à qui les malheurs publics enlevaient un à un tous ses maîtres, vit périr le second Scévola, et demeura de nouveau sans guide au milieu des révolutions qui changeaient la forme du gouvernement. Le dictateur, après avoir augmenté les prérogatives du sénat, diminué celles du peuple, détruit celles des tribuns, arraché à l’ordre équestre le pouvoir judiciaire, las enfin de tuer et d’innover, permit quelque repos à la république épuisée. Au forum, au barreau, les affaires reprirent leur cours. Ce fut l’époque des débuts de Cicéron.

Il apportait dans la double carrière de l’avocat et de l’orateur, plus de connaissances qu’on n’en demandait avant lui. D’ingénieux Traités sur la Composition et le Style avaient prouvé qu’il voulait reculer les limites de son art. L’étude constante de la langue grecque lui permettait d’en faire passer les richesses dans la sienne, dont il avait d’ailleurs assez étudié le génie pour devenir un jour l’arbitre souverain de la latinité. Il avait étudié et approfondi, sous les plus grands maîtres, la jurisprudence, la politique, la philosophie dans ses sectes principales, la rhétorique, la grammaire, dans le large sens où l’entendaient les anciens ; les mathématiques, la géométrie, l’astronomie, la musique même, il possédait enfin cette universalité de connaissances dont il a fait, dans ses écrits, un devoir à l’orateur, et dont la réunion semble au-dessus des facultés d’un homme.

Ses amis lui conseillaient de quitter le nom de Cicéron, donné à l’un de ses ancêtres pour une petite excroissance en forme de pois chiche (cicer) au bout de son nez ; ou, selon Pline, pour des améliorations introduites dans la culture de ce légume. « Je veux garder mon nom, leur répondit-il, et je ferai en sorte de le rendre encore plus illustre que celui des Scaurus et des Catulus. »

On ne sait pas précisément dans quelle cause il débuta ; mais sa première cause publique, ou criminelle, montra sous le plus beau jour et son talent et son courage. Un affranchi de Sylla, Chrysogonus, s’était fait adjuger pour deux mille drachmes (450 fr.) les biens d’un citoyen tué après les proscriptions. Roscius, fils et héritier du mort, prouva qu’ils valaient deux cent cinquante talents (1,350,000 fr.). Sylla, convaincu d’injustice, se prit de fureur contre Roscius, et le fit accuser, par ce Chrysogonus, d’être lui-même le meurtrier de son père. Ainsi menacé dans sa fortune, son honneur et sa vie, Roscius ne pouvait trouver d’avocat ; nul ne voulait s’exposer au ressentiment du dictateur. Seul, Cicéron osa le défendre, et le sauva. Son éloquente plaidoirie, mélange heureux d’énergie et d’adresse, enleva tous les applaudissements, ceux même des juges ; et l’on s’entretint longtemps à Rome du succès inespéré de cette cause périlleuse, un de ses plus beaux triomphes, un des plus doux souvenirs de sa vieillesse.

Plutarque dit qu’effrayé de ce succès, Cicéron quitta Rome, et donna pour raison le besoin de rétablir sa santé. Ces terreurs lui seraient venues un peu tard ; car il est certain qu’il y resta encore plus d’une année, qu’il y plaida plusieurs causes, et qu’il affronta même un nouveau danger, en défendant contre une loi de Sylla les droits d’une femme d’Arezzo. Mais l’excès du travail avait ruiné sa santé. Il était devenu étique, et avait parfois de subites défaillances, la débilité de son estomac l’obligeant à ne prendre que sur le soir une nourriture légère. Les luttes du barreau, l’ardeur qu’il y porta, détruisirent ce reste de forces. Sa voix, quoique pleine, était dure ; ne sachant encore ni la ménager, ni l’assouplir, il la montait, dès les premières paroles, aux tons les plus élevés, dans des plaidoiries qui duraient des jours. Son action, mal réglée, ajoutait à cette fatigue, et, de son propre aveu, il ne pouvait plaider sans que tout son corps fût aussitôt saisi d’une agitation continue, qui achevait de l’épuiser. Il dépérissait. Les médecins et ses amis exigèrent de lui qu’il renonçât à cette carrière, depuis dix ans le but de tous ses efforts, où il avait placé tant d’espérances de gloire et comptait déjà des triomphes sur les deux premiers orateurs de l’époque, Hortensius et Cotta. Le sacrifice était impossible. Il consentit seulement à voyager, et pour faire servir le soin même de sa santé au perfectionnement des études qui l’avaient détruite, il partit pour la Grèce.

Il séjourna six mois à Athènes chez Antiochus l’Ascalonite, aussi grand orateur que philosophe fameux, qui venait d’abandonner l’Académie pour le Portique, mais qui ne réussit pas à s’y faire suivre par son hôte. Atticus, disciple de la secte d’Épicure, l’enlevait souvent à Antiochus, pour le livrer à Phèdre et à Zénon, ses maîtres, jaloux de le conquérir à leur école. Cicéron voulut bien les écouter, mais en gardant la liberté de les combattre ; et peu s’en fallut qu’au lieu de venir à eux, il ne leur enlevât tout à fait Atticus lui-même, lequel ne put faire impunément d’aussi fréquentes visites au stoïcien Antiochus. Son ami le raille quelque part de s’être montré alors peu fidèle aux principes de son maître Épicure.

Cicéron s’attacha plus que jamais à ces études, bien résolu, s’il lui fallait renoncer aux affaires, à se retirer à Athènes, et à s’y reposer au sein de la philosophie. Mais la nouvelle que Sylla venait de mourir, les lettres de ses amis, qui le rappelaient à Rome, les instances d’Antochius lui-même ; tout réveilla son ardeur pour les études de l’éloquence, il reprit l’usage des exercices oratoires, et reçut chaque jour des leçons de Démétrius de Syrie, rhéteur d’une expérience consommée.

Le voyage qu’il fit ensuite en Asie n’eut pas d’autre but. Il s’entoura des premiers orateurs de cette contrée, dont les écoles le disputaient à celles d’Athènes ; et il la parcourut à la tête de ce nouveau cortége, auquel Atticus s’était joint, mettant à profit, par de savants entretiens, la longueur du voyage, et s’arrêtant dans les villes célèbres, pour en écouter les meilleurs maîtres : Xénoclès d’Adramytte, Denys de Magnésie, Eschyle de Cnide, Ménippe de Stratonice, le modèle achevé de l’éloquence asiatique. À Rhodes, il fréquenta Posidonius, le plus fameux stoïcien de son siècle, et revit Apollonius Molon, qui fut plus tard le maître de César, et qui alors, pour la troisième fois, celui de Cicéron, s’attacha principalement à corriger les excès de son imagination et de son style. Un jour, dit-on, Apollonius l’ayant prié de déclamer en grec devant une assemblée nombreuse, Cicéron le fit avec tant de bonheur, qu’il fut couvert d’applaudissements. De tous ses auditeurs, un seul était demeuré muet et pensif ; c’était Apollonius. Inquiet de ce silence, Cicéron lui en demande la cause : « Et moi aussi je t’admire, lui répondit Molon ; mais je pleure sur le sort de la Grèce, quand je songe que le savoir et l’éloquence, la seule gloire qui lui fût restée, sont devenus par toi la conquête des Romains. »

En revenant à Rome, Cicéron passa par Delphes, et la même curiosité qui l’avait fait initier, à Athènes, aux mystères d’Éleusis, le poussa, dans cette autre ville, à en consulter l’oracle, tombé depuis longtemps, selon ce qu’il rapporte, dans un juste mépris. Il demanda par quels moyens il pourrait acquérir le plus de gloire. « En suivant tes inspirations, et non l’opinion du peuple, » lui répondit la Pythie. Incrédule avant d’entrer dans le temple, il en sortit pensif et méditant le sens de cette réponse, qui, au témoignage de Plutarque, exerça sur sa conduite une grande influence, et d’abord en changea le plan. Il allait, plein d’espérances, se précipiter dans la carrière des honneurs ; l’oracle vint refroidir pour quelque temps cette ambition impatiente.

En effet, de retour à Rome, après deux ans d’absence, il y vécut dans une extrême réserve, ne s’empressa point d’aller, comme auparavant, visiter les magistrats dont on vantait le savoir, ou de montrer au barreau les richesses qu’il apportait de la Grèce ; et, en dépit des railleries de la foule qui criait sur son passage, en le désignant : C’est un méchant Grec, c’est un oisif, il resta éloigné des affaires et des hommes toute une année, à laquelle on ne peut rien rapporter dans ses œuvres. C’est en cette année qu’il épousa Térentia.

On se trompait sur les motifs de ce silence : celui qui a écrit que son seul repos était la variété du travail, ne pouvait s’accommoder de l’oisiveté. Ayant, au dire de Plutarque, débuté avec autant de défauts que Démosthène dans la prononciation et dans le geste, Cicéron s’appliquait alors sans relâche à les corriger. Il avait pris pour maîtres dans cet art les deux plus célèbres acteurs de la scène romaine, Ésope et Roscius, lesquels allaient eux-mêmes chaque jour écouter les bons orateurs. C’était la meilleure école pour Cicéron. Le besoin de la vérité paraît avoir été poussé, chez les artistes de ce temps-là, jusqu’à la passion, s’il est vrai que l’un d’eux mit les cendres de son propre fils dans l’urne funéraire d’Oreste, afin de pleurer de vraies larmes ; et qu’Ésope, jouant un jour, ou plutôt ressentant les fureurs d’Atrée, frappa de son sceptre un autre acteur, et l’étendit mort à ses pieds.

Il se faisait parfois, dit-on, entre Cicéron et Roscius, qui avait élevé la pantomime à une perfection incroyable, un défi dont le résultat ne l’est pas moins. Le premier prononçait une période, et le second en rendait le sens par un jeu muet. Cicéron changeait ensuite les mots et la construction de sa phrase ; Roscius la reproduisait par de nouveaux gestes, et l’on ne pouvait décider lequel exprimait le mieux tous les besoins de la pensée, de l’orateur ou du comédien. Ces luttes, qui avaient de nombreux témoins, donnèrent à Roscius une si haute idée de son art, qu’il écrivit un livre où il le comparait avec l’éloquence.

L’action oratoire devint pour Cicéron une des plus puissantes armes de la persuasion, et le mit en pleine possession de l’éloquence, que Démosthène, comme on sait, réduisait tout entière à l’action. À son tour, Cicéron se moqua de ceux qui y suppléaient par des cris, les comparant à des boiteux qui montent à cheval pour se soutenir ; il n’épargna même pas la raillerie à Hortensius, dont le geste, à la fois théâtral et efféminé, lui attirait tantôt le sobriquet de comédien, tantôt celui de Dionysia, nom d’une danseuse alors célèbre. Malheur surtout à l’adversaire chez qui l’action était nulle ! comme il arriva dans le procès de Gellius, accusé d’empoisonnement. Orateur ingénieux, mais froid, Calidius, l’accusateur, prétendait prouver ce crime par témoignages, interrogatoires, révélations, pièces d’écritures, etc. Cicéron détruisit tout ce laborieux échafaudage, auquel manquait la vie de l’éloquence, par cette véhémente apostrophe : « Eh, quoi ! Calidius, si vous disiez la vérité, est-ce ainsi que vous l’exprimeriez ? Où est le ressentiment du mal ? où est l’indignation qui arrache d’ardentes paroles de la bouche la moins éloquente ? Ni votre âme n’est émue, ni votre corps n’est agité ; cette tête est immobile, ces bras sont languissants ; on n’entend même pas le mouvement de vos pieds. » C’est le trait de Démosthène. Un Athénien se présente à lui. « J’ai été battu. — Ce n’est pas vrai. — Je vous dis que j’ai été battu. — Ce n’est pas vrai. — Comment ! par tous les dieux, je n’ai pas été battu ? — Je le crois maintenant ; vous voilà en colère. »

Cet art d’émouvoir la passion, nul peut-être ne le porta plus loin que Cicéron. Aussi, dans les causes qu’il plaidait en commun avec d’autres avocats, selon un usage blâmé par lui avec raison, ses collègues, fût-ce même Hortensius, quoique si jaloux de sa renommée, s’accordaient à le charger de la péroraison, c’est-à-dire, pour parler comme lui, de la partie du discours où l’éloquence opère ses plus grandes merveilles. Plus d’une fois il remporta ce triomphe, que ses adversaires restèrent muets après lui, frappés de cette stupeur que produisent les soudaines magnificences du génie. Un jour, entre autres, le vieux Curion, l’une des gloires du barreau, et qui s’était levé pour lui répondre, retomba sur son siège sans pouvoir répliquer un seul mot, en s’écriant qu’il était victime d’un maléfice.

Après une année, non pas de repos, mais d’études nouvelles, cédant, nous dit Plutarque, aux conseils de son père et de ses amis, et à son amour de la gloire, il se livra tout entier à l’éloquence judiciaire. Il n’avait plus lieu de craindre que sa santé l’arrêtât une seconde fois. Ses voyages, en perfectionnant son talent, avaient fortifié son tempérament. L’homme et l’orateur étaient méconnaissables : lui-même a pris soin de nous l’apprendre. Mais ce qu’il ne dit pas, et ce dont Plutarque nous est garant, c’est qu’à dater de ce jour il laissa loin derrière lui tous ses rivaux.

Le premier usage qu’il fit au barreau de l’art qu’il devait à Roscius, fut dans la défense même de cet acteur, « le seul, dit Quintilien, qui fût digne par son talent de paraître sur la scène, et, par ses vertus, de n’y monter jamais : » vertus en effet si admirées, que Cicéron déclara, dans cette cause même, qu’il méritait de faire partie du sénat. Tel était l’illustre acteur qu’il eut alors à défendre contre l’accusation de s’être approprié par dol une somme à peine équivalente à ce que produisaient quelques heures de son jeu, quand il consentait à les rendre productives ; car il était si riche, ou plutôt si désintéressé, que, pendant dix années, il fit jouir gratuitement les Romains de son prodigieux talent.

Cette année-là (677 de R.), les trois premiers orateurs de Rome briguèrent en même temps les charges publiques : Cotta, le consulat ; Hortensius, l’édilité : Cicéron, la questure. Tous les trois réussirent. Deux circonstances peu ordinaires rehaussèrent le succès du dernier : l’unanimité des suffrages et la jeunesse du candidat, qui avait trente et un ans, à peine l’âge requis pour prétendre à la questure.

Cette charge donnait entrée au sénat. Elle tirait une certaine majesté du droit de se faire précéder de licteurs ; et le soin de percevoir les revenus publics, et d’approvisionner Rome et ses armées, en faisait une des plus importantes fonctions de la république.

Le sort assigna à Cicéron la province de Sicile, appelée le grenier de Rome, et la seule où l’on criit nécessaire d’avoir deux questeurs, l’un à Lilybée, l’autre à Syracuse. La résidence de Cicéron fut fixée à Lilybée.

La gravité des événements ajoutait alors à l’importance de cette questure. La disette, qui commençait à se faire sentir à Rome, y était une cause de troubles ; et la multitude, conseillée par les tribuns, refusait son concours au sénat pour la guerre. Jamais pourtant la république n’en avait eu un plus grand besoin : en Espagne, Sertorius ; en Asie, Mithridate ; la Macédoine soulevée ; les côtes, partout dégarnies de défenseurs, et envahies : tant de périls appelaient toutes les forces de la république.

Cicéron partit pour Lilybée, persuadé, comme il le dit, que le monde avait les yeux fixés sur lui, et jaloux de répondre à l’attente universelle.

Il était placé entre deux dangers : l’un, de ne point satisfaire aux pressants besoins de Rome, en voulant ménager la Sicile appauvrie ; l’autre, d’épuiser cette province par des exportations trop considérables. Il sut les éviter tous deux, à force de prudence et d’activité. Il montra une équité, une douceur, un désintéressement, des vertus que les provinces ne connaissaient plus dans les magistrats romains ; et il put se rendre à lui-même ce témoignage, qu’il n’y eut jamais en Sicile de questeur plus considéré, plus populaire que lui.

Pour cette tâche difficile, moins d’une année lui avait suffi : il en employa ce qui restait à parcourir l’île entière, où de doctes souvenirs attiraient partout sa curiosité. À Syracuse, il voulut visiter le tombeau d’Archimède, érigé par Marcellus à l’illustre ennemi qui avait seul, pendant trois ans, défendu cette ville contre lui. Il pria les magistrats de lui montrer cette tombe, dont il se rappelait jusqu’à l’inscription et aux ornements. Les Syracusains ne connaissaient rien de ce monument, et n’en pouvaient même indiquer la place. Sur les instances de Cicéron, ils le conduisirent à l’une des portes de la ville, dans un endroit couvert de tombes en ruine et cachées sous les ronces. Après une longue recherche, il aperçut sur une petite colonne un cylindre et une sphère. Il tressaillit à cette vue, fit couper les broussailles à l’entour, et lut ce qui restait d’une antique inscription. Il venait de retrouver le tombeau d’Archimède. « Ainsi, disait-il, dans sa vieillesse, en rappelant cette découverte dont il était fier, ainsi une des plus célèbres villes du monde, et jadis une des plus savantes, ignorerait encore où sont les restes du plus grand de ses citoyens, si elle ne l’eût appris d’un étranger d’Arpinum. » Cet étranger consacra lui-même en Sicile un monument d’argent, sur lequel il ne fit, dit-on, écrire que ses deux premiers noms, Marcus Tullius ; ayant voulu, par une allusion un peu puérile à l’étymologie du nom de Cicéron, que le graveur y substituât un pois chiche.

Il avait repris ses études oratoires, au milieu de ce peuple ingénieux, le premier, suivant lui, qui ait fait un art de la parole, et tracé les règles de l’éloquence. Il lui laissa un souvenir de la sienne. De jeunes soldats étaient accusés d’indiscipline au tribunal du préteur ; il consentit à les défendre, et les fit acquitter.

Enfin, à l’expiration de son année, il adressa aux Lilythéens un discours où il leur promit son patronage à Rome ; et leur reconnaissance inventa pour lui des honneurs sans exemple.

Il partit extrêmement satisfait du succès de sa questure, et dans la flatteuse idée que Rome et l’Italie retentissaient du bruit de ses louanges. Pouzzoles était sur la route ; et la saison des bains y avait attiré une foule d’oisifs. L’un d’eux l’aborde en lui disant : Eh bien ! quelles nouvelles apportez-vous de Rome ? — Mais je reviens de ma province. — Ah ! vous revenez d’Afrique ? — Eh non vraiment ; mais de Sicile, « répond Cicéron d’un air dédaigneux et piqué. Alors, un autre qui faisait l’entendu : « Comment ! ne savez-vous pas, dit-il au premier, que Cicéron était questeur à Syracuse ? » Cicéron prit le parti de ne se plus fâcher ; et le questeur superbe à qui semblaient dus, selon ses expressions mêmes, les hommages de tout le peuple romain, se résigna d’assez bonne grâce à passer pour un de ceux que la mode avait amenés aux eaux.

Rome avait alors des sujets d’entretien un peu plus graves que la questure de Cicéron. La guerre venait d’être reprise pour la troisième fois contre Mithridate, vainqueur d’une armée consulaire. Spartacus appelait l’Italie aux armes. Les pirates insultaient sur toutes les mers à la puissance romaine, pillaient les villes, interceptaient les convois ; César était leur prisonnier. La lutte avait recommencé plus vive entre les consuls et les tribuns ; Verrès, préteur de la ville, y faisait de la justice un scandaleux trafic.

L’aventure de Pouzzoles fit réfléchir Cicéron, et, comme il l’avoue lui-même, lui servit plus que les éloges auxquels il s’attendait. Sans réprimer toutefois cette immense vanité, qui nuisit, dit Plutarque, à ses plus sages conseils, il donna à son ambition une direction nouvelle ; et tout ce qu’il médita pour sa gloire, il résolut de le faire désormais à Rome. « Bien convaincu, dit-il, que le peuple romain avait l’oreille dure, mais l’œil perçant, je cessai de courir après le bruit incertain d’une renommée lointaine, et je fis en sorte que mes concitoyens me vissent tous les jours, à toute heure ; je vécus sous leurs yeux, dans le forum, et ne souffris jamais que ni mon portier ni mon sommeil leur fermassent l’entrée de ma maison. » De ce jour, il employa, en les perfectionnant, quelques-uns des singuliers moyens alors en usage pour capter la faveur publique. C’est ainsi qu’il parvint à savoir le nom et la demeure des citoyens les plus distingués, le lieu et l’étendue de leurs possessions, qui ils avaient pour amis, qui pour voisins ; et, quelque partie de l’Italie qu’il traversât, il pouvait désigner chaque maison, chaque terre par le nom du maître. Ce n’était rien encore. Ceux qui aspiraient aux honneurs se faisaient accompagner partout d’un esclave nomenclateur, dont l’unique soin était de leur glisser à l’oreille le nom du moindre citoyen qui passait, et que le maître saluait aussitôt par son nom d’un air de connaissance. Cicéron ne voulut compter que sur sa mémoire, à l’exemple de Caton et de Pompée, qui se vantaient de pouvoir saluer de cette manière tout le peuple romain : mais quelque peine qu’il se fût donnée, il paraît, par plusieurs passages de ses lettres que, dans les circonstances importantes de sa vie publique, il eut toujours un nomenclateur à ses côtés.

Six ans après sa questure, Cicéron demanda l’édilité ; fonction qui le plaçait sous l’œil perçant des Romains, et lui promettait tous les avantages de la popularité, en le créant l’ordonnateur des fêtes, des jeux, des spectacles, offerts à la curiosité de la multitude. Il fut élu, distinction unique, par les suffrages unanimes des tribus. Dans le sénat, où l’avait fait entrer la questure, cette nouvelle charge lui faisait prendre rang après les consuls et les préteurs. Un privilége y était attaché, le droit d’images, lequel consistait à ajouter son portrait, dans le vestibule de sa maison, à ceux de ses ancêtres qui avaient passé par les dignités curules ; c’était la marque de la noblesse des familles. Cicéron, qui n’avait pas d’ancêtres, se consola de n’avoir pas d’images, par la pensée qu’il commençait lui-même l’anoblissement de sa maison. L’orgueil aristocratique avait un nom pour les plébéiens parvenus, celui d’homme nouveau ; il l’accepta, et s’en fit honneur.

Après son élection, des envoyés de la Sicile arrivèrent à Rome pour demander vengeance des crimes de Verrès, dernier preneur de cette province. Quoiqu’elle fût, depuis la prise de Syracuse, dans la clientelle des Marcellus, ce fut Cicéron qu’elle chargea d’accuser le coupable.

Il n’est plus possible, après ce grand homme, de faire le récit des concussions, des brigandages, des meurtres, des impudicités de Verrès, qui se vantait de pouvoir, avec le fruit de ses rapines, en acheter l’impunité. Il était appuyé du crédit des nobles, des Metellus, des Scipions, et détendu par Hortensius, qu’on appelait encore le roi du barreau.

Désespérant de corrompre son accusateur, Verrès voulut l’écarter. Un certain Cécilius, son questeur, intervint, et, revendiqua le droit de l’accuser, sous le prétexte d’être mieux instruit de ses malversations, pour en avoir été témoin, et plus intéressé à les poursuivre, pour en avoir été victime ; mais en réalité dans le but d’attirer la cause en ses mains, et de la trahir. Cicéron triompha sans peine d’un pareil rival ; et, après le gain de ce procès subsidiaire, il alla recueillir en Sicile les nombreux témoignages dont il devait s’autoriser dans l’accusation. Toutes les villes s’empressèrent de les lui fournir, excepté Syracuse et Messine, que Verrès avait gagnées, et où Cécilius, ce prétendu ennemi du préteur, était venu susciter une foule d’embarras à l’accusateur qu’on lui avait préféré. Cicéron avait demandé cent dix jours ; au bout de cinquante, il était à Rome.

L’année touchait à son terme, Hortensius, avocat de Verrès, et Q. Metellus, son ami, allaient prendre possession du consulat ; un second Métellus, de la préture. Si le procès eût été ajourné jusque là, Verrès l’aurait emporté. Déjà même un des préteurs en charge, de connivence avec lui, avait rejeté la cause aux dernières audiences, qui ne pouvaient suffire à ces longs débats. Le jour venu, Cicéron se présente, renonce à plaider, prend ses conclusions, produit les témoins, et demande le jugement. Dérouté par cette tactique, Hortensius reste muet devant l’accablante vérité des faits ; et Verrès prévient, par un exil volontaire, une condamnation certaine.

Cicéron avait préféré l’intérêt de sa cause à celui de son éloquence ; il se dédommagea de ce sacrifice, en écrivant les plaidoyers qu’il s’était d’abord proposé de prononcer, et qui sont demeurés, dit un célèbre écrivain[1], comme le chef-d’œuvre de l’éloquence judiciaire, ou plutôt comme le monument d’une illustre vengeance exercée contre le crime par la vertueuse indignation du génie. Mais cette haine ne put tenir contre le malheur ; et, si l’on en croit le témoignage de Sénèque, Verrès, abandonné de tous ses amis, et traînant dans l’exil une vie misérable, reçut quelques secours de la générosité de Cicéron, qui l’aida même ensuite à rentrer dans Rome.

À l’issue de cette grande affaire, Cicéron entra en exercice de l’édilité. C’était une dignité onéreuse. Les fonds destinés, dès les premiers temps de la république, à la célébration des jeux, étant devenus insuffisants, les édiles y devaient suppléer de leur propre bien, et se ruinaient souvent par cette dépense. On avait vu Appius dépouiller la Grèce et l’Asie de tout ce qu’elles avaient de plus précieux, pour l’ornement de ces fêtes. César voulut que le plancher d’un théâtre élevé à ses frais fût d’argent massif. Chacun de ces magistrats s’attachait à effacer les profusions de son prédécesseur. Cette rivalité fastueuse ne tenta point Cicéron. Il suivit la règle qu’il prescrivit plus tard à son frère, de faire la dépense convenable à son rang, en évitant également de nuire à son caractère par une épargne sordide, ou à sa fortune par une vaine ostentation de magnificence. Les Siciliens lui envoyèrent, pour ses jeux, des animaux de toute sorte, et, pour sa table, les meilleures productions de leur île. L’emploi qu’il fit de ces provisions valait mieux que des spectacles. Il les partagea entre les citoyens pauvres ; et cette distribution fut si considérable, qu’au rapport de Plutarque, elle fit baisser dans Rome le prix des vivres.

Il se mit, deux ans après, au rang des candidats pour la préture ; mais des troubles empêchèrent, à plusieurs reprises, l’élection des magistrats. Le tribun Gabinius avait demandé pour Pompée un pouvoir absolu sur toutes les côtes de la Méditerranée, alors infestées par les pirates ; demande qui souleva, de la part des sénateurs, une vive opposition ; et, selon Plutarque et Dion, de si violentes clameurs, qu’un corbeau qui volait au-dessus de l’assemblée tomba étourdi. La résistance du sénat fut longue et acharnée, mais sans succès ; la loi passa, soutenue par Cicéron, qui recherchait l’amitié de Pompée, et qui d’ailleurs le jugeait peu dangereux, même avec un grand pouvoir. Un autre tribun, C. Cornélius, porta ensuite contre la brigue une loi qui la frappait des peines les plus sévères. Nouvelle opposition du sénat, non moins violente que la première. On se battit dans Rome. Les consuls menacés prirent une garde ; il fallut suspendre les élections commencées ; l’assemblée fut dissoute deux fois ; deux fois Cicéron fut élu ; il le fut une troisième fois, et toujours le premier entre les huit préteurs de la ville.

Il montra dans ces fonctions une intégrité digne de l’accusateur de Verrès. C. Licinius Macer fut traduit comme concussionnaire à son tribunal, par la province d’Asie ; mais son crédit, ses richesses et l’appui de Crassus, lui avaient inspiré une telle sécurité que, le jour même du jugement, sans attendre que les juges eussent fini d’aller aux voix, il retourna chez lui, quitta le costume des accusés pour la toge blanche, et reprit le chemin du Forum. À quelques pas de sa maison, il rencontre Crassus, apprend de lui que toutes les voix l’ont condamné, rentre, se couche, et meurt. L’attention sévère que le préteur avait apportée à ce procès, et la sentence qui le termina, dans un temps si fécond en acquittements scandaleux, lui firent, écrit-il, le plus grand honneur dans l’esprit du peuple. Ce fait, attesté aussi par Plutarque, n’est point démenti parce qu’il y a de contradictoire, quant aux détails, entre son récit et celui d’un autre écrivain, lequel rapporte que Macer attendit la sentence au tribunal, mais que, voyant Cicéron se lever pour le déclarer coupable, il lui fit dire qu’il était mort, et s’étrangla aussitôt, afin de prévenir sa condamnation, et de conserver ainsi tous ses biens à son fils.

Cicéron ne se borna point, pendant sa préture, à juger les causes portées à son tribunal ; il alla parfois plaider à celui des autres préteurs. On le vit aussi, à cette époque, fréquenter l’école du rhéteur Gniphon. L’élève avait quarante et un ans.

Il y en avait plus de vingt qu’il cultivait l’art de la parole ; il était depuis longtemps sans égal au barreau ; son éloquence lui avait valu les hautes dignités de l’État, et cependant, telle était l’idée qu’il se faisait de l’orateur, qu’il n’avait pas encore affronté la grande épreuve du Forum. Il l’osa enfin ; et l’on voit, par ses premières paroles, quel respect lui inspirait la majesté d’un auditoire qui était le peuple. Le tribun C. Manilius voulait enlever à Lucullus, au profit de Pompée, alors occupé à poursuivre les pirates, le soin de la conduite de la guerre contre le roi de Pont, et lui faire donner, outre les forces maritimes dont il disposait déjà, l’Asie mineure, la Bithynie, la Cappadoce, la Cilicie, la Colchide, l’Arménie etc. ; c’est-à-dire, près de la moitié de l’empire romain. Le peuple était favorable à cette proposition. César l’approuvait. Elle était combattue par le sénat, surtout par Q. Catulus et Hortensius. La popularité était du côté de ceux qui l’appuyaient. Cicéron, qui songeait au consulat, monta, pour la première fois, à la tribune aux harangues, et appuya la demande de Manilius ou plutôt l’ambition de Pompée. La loi passa.

Il n’avait plus que deux ou trois jours à exercer sa charge, lorsqu’on traîna devant lui ce même Manilius, accusé de péculat. Contre l’usage des préteurs, qui était d’accorder au moins dix jours aux prévenus pour préparer leur défense, Cicéron fixa l’audience au lendemain. Le peuple, déjà irrité de l’accusation portée contre son tribun, le fut bien plus encore de ce court ajournement du préteur, devenu, à ses yeux, le complice de ceux qui persécutaient en lui le partisan de Pompée. À leur tour, les nouveaux tribuns citent sur-le-champ Cicéron devant le peuple, l’interpellent et le somment de répondre. « En accordant, dit-il, à l’accusé dont je suis l’ami, le seul jour où je conserve encore le droit d’absoudre, au lieu de renvoyer le jugement à un autre préteur, ne l’ai-je pas assez favorisé ? » Il se fait, à ces mots, dans les esprits, un changement complet ; on le félicite, on l’applaudit, on le prie de se charger lui-même de la défense de Manilius ; il y consent, remonte à la tribune, et, reprenant toute l’affaire, s’élève avec force contre les prétentions des nobles et les envieux de Pompée.

Cicéron, après sa préture, ne sollicita point de gouvernement, quoique ce fût là le prix ordinaire de ces fonctions. Il voulait le consulat. De grandes causes remplirent les deux années qui l’en séparaient encore. La plus importante fut la défense de C. Cornélius, qui avait signalé son tribunat par des tumultes populaires, où les faisceaux du consul Pison avaient été brisés, et sa personne assaillie à coups de pierres. Les nobles et presque tout le sénat s’étaient joints à l’accusateur. Cicéron, qui allait avoir besoin de leur appui, réussit à les ménager, sans manquer aux devoirs de sa cause, dont les débats durèrent quatre jours. Sa plaidoirie, aujourd’hui perdue, passait pour son chef-d’œuvre, et l’était à son propre jugement.

Le désir de gagner la confiance des nobles, et surtout la faveur de Crassus et de César, faillit lui faire entreprendre, à cette époque, la défense de Catilina, lequel, revenu de sa préture d’Afrique, s’était vu arrêter dans ses prétentions au consulat par une accusation de péculat. Quel motif détourna Cicéron de ce projet ? on l’ignore. Au reste, Catilina sut se passer de son éloquence ; il acheta l’accusateur, et, après avoir machiné, avec César, deux conspirations qui échouèrent ; après être sorti triomphant d’une seconde accusation, puis d’une troisième, laquelle regardait un inceste avec la vestale Fabia, belle-sœur de Cicéron, il brigua le consulat pour l’année suivante. (690 de Rome).

Cicéron se mit aussi sur les rangs. Mais il répugnait à l’honnêteté de ses principes d’employer tous les moyens consacrés par l’usage, comme d’avoir des courtiers (interpretes), pour marchander les votes ; des dépositaires connus (sequestres), gardiens des sommes destinées à payer ces suffrages ; et enfin, car c’était la corruption organisée, des distributeurs (divisores), chargés de remettre à chaque votant le prix convenu, en même temps que son bulletin : trafic, il est vrai, défendu, mais toléré, et auquel on affecta même une fois les fonds de l’État, avec l’approbation de Caton.

Le frère de Cicéron, craignant que tant de scrupules ne le fissent échouer, se hâta de composer pour lui une espèce de traité sur la candidature (de Petitione consulatus), retouché, dit-on, et publié par Cicéron, et où l’auteur ne recommande toutefois que l’emploi des moyens légitimes, parmi lesquels il en est de curieux.

Être toujours prêt à parler. — Solliciter sans cesse, avec instance, avec énergie. — Donner des repas, et en faire donner par ses amis, dans les divers quartiers de Rome. — rechercher les hommes influents de tous les ordres. — Acquérir l’amitié des jeunes gens, qui, fiers d’être employés, déploient une activité très-utile, parcourent les centuries, communiquent leur ardeur, rapportent les nouvelles. — Être jour et nuit accessible. — Ne dédaigner aucun moyen, si petit qu’il soit ; aucun suffrage, si inutile qu’il paraisse. — Avoir partout des relations nombreuses. — Gagner à sa cause les gens habiles de chaque centurie, et ceux qui disposent des suffrages de leur tribu. — Faire des promesses à tout le monde, et remplir celles qui doivent rapporter le plus. — Promettre toujours : que risque-t-on ? Tel qui a reçu vos offres de services n’en réclamera point l’accomplissement, ceux qui comptent sur vous étant d’ordinaire plus nombreux que ceux qui en usent. — Refuser, quand le veut la nécessité, de l’air de gens qui accordent. — Avoir toujours présentes l’Italie et ses divisions, afin de ne pas laisser un municipe, un village, un hameau, un seul endroit enfin, où l’on ne s’assure un appui. — En découvrir les habitants qui résident temporairement à Rome, s’insinuer auprès d’eux, et les appeler souvent par leur nom ; car ces bons campagnards pensent être vos amis dès qu’ils vous sont connus de nom ; et ils se feront chez eux vos prôneurs. — Attirer à soi les partisans de ses compétiteurs. — Persuader à quiconque vient chez vous que vous le distinguez des autres. — Faire des avances à ses ennemis ; à ceux qu’on a offensés, des excuses. — Paraître agir naturellement dans ce qui est le plus éloigné du naturel, et conformer sa physionomie et ses discours aux affections de ceux qu’on aborde, de manière à être gai ou triste suivant la circonstance. — Assurer aux nobles qu’on a toujours préféré leur parti à celui du peuple. — Affirmer le contraire à la multitude. — Savoir discerner à quoi chacun est propre, et bien distribuer les rôles. — Réunir chaque jour une multitude d’hommes de toutes les classes, et descendre au Forum à des heures fixes, à la tête de ce cortége. — Exiger de ceux qui vous doivent ce service qu’ils n’y manquent jamais ; et quand ils ne pourront vous le rendre, qu’ils envoient, à leur place, des personnes de leur maison ; suppléants toujours prêts. — Se montrer bon nomenclateur, à cause de l’estime particulière accordée aux candidats dont la mémoire sait se passer de celle d’un esclave ; perfectionner sans relâche cet art de flatter le peuple. — Être opiniâtre, actif, adroit, persévérant. — Supporter l’arrogance, l’obstination, la malveillance, l’orgueil, la haine, la jalousie, l’injustice. — Ne se laisser effrayer par rien. — Triompher de tout à force de prudence et d’art. Il faut réussir.

Tels sont, en partie, les préceptes contenus dans cet opuscule (commentariolum), qui en renferme aussi de particuliers à Cicéron en sa qualité d’homme nouveau, et qui devint à Rome le manuel du candidat. Cicéron mit à profit quelques-uns de ces conseils, et ne s’occupa plus que du succès de sa candidature. Il écrivit à ses amis absents de Rome de le recommander à leurs clients ; il visita les partisans de Pompée, qui lui devaient leur appui, en retour de celui qu’il leur avait prêté ; il fit même un voyage dans la Gaule cisalpine, pour s’assurer les suffrages de cette province ; et profitant, un jour, de ce que toute la ville était assemblée au Champ de Mars, pour l’élection des tribuns, il courut se mêler à la foule, salua tous les citoyens par leur nom, de l’air bienveillant qui distinguait, pour nous servir de ses expressions, la gent officieuse des candidats (natio officiosissima) ; sema des promesses, des paroles flatteuses, des mots heureux. À la fin, mourant de soif, il demande un verre d’eau. On le lui apporte ; et apercevant non loin de là le censeur L. Cotta, lequel passait pour aimer un peu le vin, il dit à ses amis qui l’entouraient : « Vous faites bien de me cacher, de peur que Cotta ne me censure pour avoir bu de l’eau. »

Des six compétiteurs qu’avait Cicéron, deux, Catilina et Antoine, unis par les liens du crime, jouissaient, malgré leur infamie, d’un grand crédit auprès des nobles, et employaient l’intrigue, la corruption, la calomnie, pour écarter Cicéron, leur concurrent le plus redoutable. Il n’avait à leur opposer qu’une arme, son éloquence ; mais il fallait une occasion ; elle se présenta ; il la saisit. Le sénat, jaloux de réprimer à son tour les excès toujours croissants de la brigue, venait de porter, à ce sujet, une loi des plus sévères. Cette loi était repoussée par le tribun Q. Mucius Orestinus, défendu naguère par Cicéron, et qui, maintenant son ennemi, ne cessait de tourner en ridicule sa naissance et son caractère. Cicéron combattit avec énergie, dans le sénat, l’opposition du tribun ; et dévoilant les crimes, les manœuvres, les projets de ses adversaires, il en fit un tableau si effrayant que les nobles mêmes, dont l’orgueil avait jusque-là rabaissé l’homme nouveau qui osait leur disputer les hautes dignités de l’État, commencèrent à le regarder comme le seul citoyen capable de le sauver.

Chaque élection devait être pour lui l’occasion d’un honneur sans exemple. Celle des consuls se faisait au scrutin. Cette voie parut trop lente à l’impatience des Romains. On le nomma par acclamation.

C’était, depuis plus de trente années, le premier homme nouveau qu’on eut élevé au consulat, et, depuis l’institution de cette magistrature, le premier qui l’eût obtenue à l’âge fixé par la loi. Il avait quarante-trois ans.

On lui donna pour collègue C. Antoine, par préférence à Catilina, et, l’on n’en doute pas, avec l’assentiment même de Cicéron, qui le savait moins dangereux.

Il venait de lui naître un fils ; il avait marié sa fille Tullie, âgée de treize ans, à C. Pison Frugi, jeune homme d’une grande espérance. Son frère était en possession de l’édilité ; leur père venait de mourir.

D’éclatants succès signalèrent à la fois son crédit et son éloquence, dans l’intervalle de sa nomination à son entrée en exercice. Le tribun Rullus voulait faire investir dix commissaires du droit de distribuer des terres aux citoyens pauvres. Cicéron, après avoir attaqué cette proposition devant le sénat alarmé, ne craignit pas de la combattre à la tribune aux harangues. Il y porta aux tribuns le défi, resté sans réponse, d’en soutenir publiquement contre lui la discussion, et, réfutant, dans trois discours, leur projet et leurs calomnies, il fit abandonner par les organes du peuple une loi toute populaire.

Une autre avait fermé aux enfants des proscrits la carrière des honneurs et l’entrée du sénat. Ils n’avaient point cessé d’en demander l’abrogation, et leurs plaintes devenaient de jour en jour plus énergiques. Elles étaient justes, Cicéron l’avouait ; mais les jugeant inopportunes, il leur persuada de supporter patiemment leur disgrâce, et les fit renoncer volontairement à un droit d’où dépendait leur existence politique. Les faits abondent. Le tribun Othon avait fait passer, quatre ans auparavant, une loi qui, entre autres dispositions, assignait aux chevaliers des places distinctes au théâtre ; privilége qui irritait le peuple, et soulevait les plus vives réclamations. Othon, entrant un jour au théâtre, est accueilli par les sifflets de la multitude et les applaudissements des chevaliers. Un désordre affreux commence : on crie, on s’injurie, on se menace. Les deux partis vont en venir aux mains. Cicéron a tout appris ; il accourt, commande au peuple de le suivre au temple de Bellone, et là lui fait honte de ses clameurs, qui avaient interrompu Roscius. La foule retourne au théâtre, et, par un de ces changements qui sont comme les miracles de l’éloquence, applaudit celui qu’elle venait de siffler. On veut que Virgile ait fait allusion à ce triomphe de la parole, dans cette comparaison si connue :

Ac veluti magno in populo, etc. ;

et Pline, en rapportant ces trois exemples, s’abandonne à une espèce de transport d’admiration pour un orateur auquel des hommes passionnés faisaient le sacrifice de leurs intérêts, de leur ambition, de leur inimitié.

Tout, avec cette arme, tout lui semblait possible. Le tribun Labiénus, poussé par César, avait accusé le sénateur Rabirius du meurtre de Saturninus. On sait que ce tribun avait été tué dans un tumulte populaire dont il était l’auteur, et qui avait forcé le sénat à recourir au décret Videant consules, lequel donnait aux citoyens le droit de courir sur les rebelles. Rabirius eût-il tué le tribun, ce décret le mettait à couvert. Toutefois Hortensius, son avocat, prouva que le meurtre avait été commis par un esclave. Rabirius n’en fut pas moins condamné. Il en appela au peuple. Cicéron se chargea de le défendre. Il retrouva les mêmes adversaires. César et Labiénus, qui, pour animer le peuple contre l’accusé, imaginèrent de placer au-dessus de la tribune aux harangues le tableau de Saturninus expirant, et, pour décourager le défenseur, de ne lui faire accorder qu’une demi-heure. Cicéron accepta tout, même les charges de l’accusation, et loua hautement Rabirius d’un acte qu’on lui imputait à crime. Des murmures s’élèvent ; il en apostrophe les auteurs avec une énergie qui les force au silence, et il répète, d’une voix plus ferme encore, l’éloge de Rabirius. On allait recueillir les voix, quand l’augure Mételius rompit l’assemblée, sous prétexte que les auspices n’étaient pas favorables. Des événements plus graves détournèrent l’attention publique de cette affaire, qui ne fut pas reprise.

Le rôle d’homme d’État allait commencer pour Cicéron. « Depuis longtemps, dit un de ses plus judicieux biographes[2], des causes de destruction minaient la république : un malaise secret, une inquiétude sourde, travaillaient les esprits : les institutions de Sylla, imposées par la violence, avaient laissé subsister dans les âmes un mécontentement profond : la plupart des grandes familles de Rome, ruinées par les guerres civiles, et par les malheurs qui les suivent, désiraient un nouvel état de choses ; les fortunes avaient presque toutes changé de maîtres ; la corruption générale s’en était augmentée ; la dépravation des mœurs et l’égoïsme avaient éteint l’amour de la patrie : toutes les ambitions étaient en mouvement : une foule de citoyens intrigants et pervers cherchaient à troubler l’État, dans l’espérance d’élever leur fortune sur ses ruines : l’exemple des coupables succès de Marius et de Sylla encourageait leur audace. Les circonstances parurent la seconder. Les forces de Rome étaient occupées, dans l’Orient, à combattre Mithridate. Les nombreux vétérans de Sylla, répandus dans toute l’Italie, où le dictateur leur avait donné des terres, habitués à la violence et au pillage, au mépris des lois, devaient être autant d’instruments dociles dans la main des factieux ; et déjà ils rêvaient le pillage des richesses qui frappaient leurs regards et éveillaient leur cupidité. À Rome, la populace, insensible au bien public, entendait avec plaisir retentir les bruits avant-coureurs d’une révolution. Les citoyens les plus puissants, les César, les Crassus, paraissaient voir avec indifférence les mouvements qui se préparaient. Il n’était pas même certain que les conspirateurs eussent en eux des ennemis déclarés. Ils avaient trouvé un digne chef dans Catilina, homme hardi, entreprenant, depuis longtemps habitué au crime, et qu’aucun forfait ne pouvait épouvanter. » Il demanda une seconde fois le consulat ; et les vétérans de Sylla vinrent de tous côtés à Rome pour appuyer au besoin ses prétentions par la violence.

Cicéron vit quel ennemi il avait à combattre. Il prit ses mesures. Son collègue Antoine était secrètement uni avec les factieux : il l’en détacha par l’appât de la plus riche des provinces consulaires. Il travailla ensuite à réunir dans l’intérêt d’une défense commune les sénateurs et les chevaliers, jusque-là divisés, et à s’assurer le concours de ces deux ordres, auxquels il espérait associer le peuple. Enfin, il porta contre la brigue une loi qui ajoutait dix ans d’exil à toutes les rigueurs des précédentes.

Catilina, surveillé, affaibli, menacé, forme, avec les plus audacieux de ses partisans, le dessein de tuer Cicéron, le jour même de l’élection, dans le désordre des comices. Le consul en est instruit, fait ajourner l’élection, cite Catilina devant le sénat, y dénonce ses projets, le somme de répondre. « Quel est mon crime ? dit l’accusé. De deux corps, dont l’un, avec une tête, est faible et languissant, et dont l’autre, grand et fort, n’a point de tête, je prends ce dernier pour lui en donner une. » Cette réponse était la guerre. Le sénat rend aussitôt le décret qui investissait les consuls de la dictature. Le jour des comices, Cicéron se présente avec assurance ; mais il a soin d’entr’ouvrir sa toge, et de laisser voir la cuirasse dont sa poitrine est armée. On reconnaît le danger du consul, on s’indigne, on l’entoure pour le défendre. L’élection se fait sans trouble. Les consuls désignés furent Silanus et Muréna.

Repoussé pour la seconde fois, Catilina rassemble ses complices, fixe le jour de l’exécution, distribue les rôles, et garde pour lui-même le commandement des troupes réunies en Étrurie sous Mallius. Le soulèvement devait éclater à la fois dans les différentes parties de l’Italie. P. Lentulus, Céthégus, Autronius, et d’autres, devaient mettre le feu à tous les quartiers de Rome, égorger tous les magistrats, tous leurs ennemis, un seul excepté, le fils de Pompée ; otage qui leur répondrait du père. Dans la confusion du massacre et de l’incendie, Catilina devait paraître avec son armée aux portes de Rome, et s’en rendre maître.

Mais la vigilance de Cicéron pouvait déjouer ce complot. Catilina voulut s’en défaire avant de partir. Deux chevaliers se chargèrent de le tuer le lendemain matin dans son lit. Ils se présentent chez Cicéron ; ils trouvent une garde à la porte, et l’entrée leur est refusée.

À peine, en effet, ces résolutions avaient-elles été formées, que Cicéron les avait apprises de la maîtresse d’un des conjurés. Il convoque le sénat au Capitole, dans le temple de Jupiter, où l’on ne s’assemblait qu’aux jours d’alarmes ; et là, il commence à dérouler le tableau des horreurs qu’on médite. Tout à coup l’on voit entrer Catilina ; Cicéron, interrompant son discours, l’apostrophe aussitôt par un des plus beaux mouvements que l’indignation ait jamais fournis à l’éloquence. (Ire Catil.) Catilina, confondu, balbutie quelques mots ; mais interrompu par les clameurs du sénat, il sort en jetant cette déclaration de guerre : J’éteindrai sous des ruines l’incendie allumé contre moi. Il retourne chez lui, tient un dernier conseil, et dans la nuit même il prend le chemin de l’Étrurie.

On accusa Cicéron, et cette accusation s’est perpétuée jusqu’à nous, d’avoir laissé échapper Catilina, au lieu de le mettre en jugement. Mais le devait-il ? Lui-même a prouvé que non. Il avait dans la noblesse beaucoup d’ennemis, la plupart amis secrets du factieux. De tels juges l’eussent-ils condamné ? Même devant un tribunal équitable, était-ce assez, pour le perdre, du témoignage d’une courtisane ? Fallait-il lui donner les avantages d’un triomphe ? Le forcer de quitter Rome, c’était soustraire à son influence le sénat, l’ordre équestre, le peuple. Le forcer d’agir, c’était convaincre les plus incrédules de l’imminence du péril, et armer contre lui la république encore incertaine. Le forcer d’agir avant d’être prêt, c’était déjà l’avoir vaincu ; les forces de l’État feraient facilement le reste. Enfin, en séparant le chef de ses complices, il livrait ceux-ci à tous les hasards des résolutions extrêmes, à toutes les imprudences des ambitions rivales, et surtout, comme l’événement le prouva bientôt, à tous les pièges qui allaient leur être tendus. Le succès justifia toutes les mesures de Cicéron. Sa conduite, en cette circonstance, est au-dessus de toutes les accusations, comme de tous les paradoxes historiques.

Les amis de Catilina publièrent qu’il était allé en exil à Marseille ; et le bruit, qui s’en répandit dans Rome, provoqua un retour d’opinion hostile au consul, qu’on accusait de tyrannie. « Il était sans exemple, disait-on, qu’on eût forcé un citoyen à se bannir, avant d’avoir prouvé son crime. » Cicéron, qui savait Catilina en marche vers le camp de Mallius, convoqua le peuple, réfuta ces bruits, dit où était le fugitif, où il allait, et répondit du salut de l’État. (IIe Catil.)

La vérité ne tarda pas à confirmer ses paroles. Catilina, après avoir soulevé quelques cantons de l’Italie, avait rejoint son armée ; il faisait porter devant lui les faisceaux consulaires, les enseignes romaines, et cette aigle d’argent qui, sous Marius, avait vu fuir les Cimbres. À ces nouvelles, un décret du sénat le déclara ennemi public, ordonna aux consuls de hâter les levées, commit à Antoine le commandement des troupes, et à Cicéron, la garde de la ville.

Dans la multitude de devoirs que lui imposait cette surveillance, et qui lui permettaient à peine quelques instants de sommeil, le consul trouva encore le loisir de sauver un ami, et de composer un de ses meilleurs plaidoyers. Caton voulant, comme il le disait, éprouver sur un candidat consulaire la force de la dernière loi de Cicéron contre la brigue, en avait aussitôt accusé Muréna ; Cicéron le défendit, et sut assaisonner sa plaidoirie de railleries si fines contre le stoïcisme outré de Caton, que l’assemblée l’applaudit à plusieurs reprises par des rires qui firent dire à Caton, un peu piqué, Nous avons un consul facétieux ! Muréna fut absous. Peu de temps auparavant, C. Pison, consul hors de charge, et accusé du même crime, s’était vu aussi acquitter, grâce au talent de Cicéron, défenseur trop officieux peut-être, comme Caton l’en raillait à son tour, de ceux qu’on accusait au nom de sa loi même.

Vers le même temps, son éloquence et son autorité arrachèrent au sénat ses préventions contre Pompée, et au peuple, sa haine contre Lucullus. Le premier venait de terminer la guerre contre les pirates et contre le roi de Pont. Cicéron, par un sénatus-consulte, fit décréter, au nom du vainqueur, dix jours de supplications publiques ; ce qui était le double de l’usage. Il y avait trois ans que Lucullus sollicitait le triomphe pour ses victoires sur Mithridate, et trois ans que, repoussé dans ses prétentions par les tribuns, il attendait, suivant la loi, dans un faubourg de Rome, le jour où il lui serait permis d’y rentrer en triomphateur. Cicéron lui fit donner cette tardive satisfaction ; et servit, comme il le dit, à introduire dans la ville le char triomphal de cet illustre citoyen.

Cependant, les conjurés restés à Rome, se remuaient, intriguaient, recrutaient des partisans. Informé que Lentulus cherchait à séduire les députés des Allobroges, Cicéron les engage à feindre, pour obtenir la preuve complète du crime. Ils se font en effet donner des lettres pour Catilina, qu’ils doivent aller trouver, pour les Allobroges, dont ils promettent le secours. Ils concertent avec Cicéron le moment de leur départ ; ils sont arrêtés au pont Milvius, et conduits chez le consul. Celui-ci mande aussitôt chez lui Lentulus et ses complices, lesquels s’y rendent sans rien soupçonner, et il les emmène tous sous bonne escorte au sénat. Là, après les révélations des députés, après les aveux d’un certain Vulturcius, qui devait leur servir de guide auprès de Catilina, Cicéron fait ouvrir les lettres, encore scellées, et dont les auteurs n’osent désavouer ni le cachet ni l’écriture. Il est rendu un décret qui assigne à chacun d’eux pour prison les maisons d’un certain nombre de sénateurs, et qui ordonne, comme après une grande victoire, des supplications dans tous les temples, des actions de grâces solennelles à tous les dieux, au nom de Cicéron, le premier Romain qui fut honoré de cette distinction pour des fonctions civiles.

Il était tard quand il sortit du sénat. Il monta à la tribune aux harangues, et apprit au peuple impatient ce qui venait de se passer. (iiie Catil.) Déjà, pendant la séance du sénat, Tiron, son affranchi, à qui il avait lui-même enseigné l’art, dont on lui attribue l’invention, d’écrire par signes abrégés, avait recueilli, avec d’autres scribes, tout ce qui s’y était dit ; on en avait tiré sur-le-champ des copies que le consul fit distribuer dans Rome, et expédier dans toutes les parties de l’empire.

Il restait à statuer sur le sort des coupables. Cicéron passa cette nuit-là dans la plus grande perplexité. Les laisser vivre, c’était encourager leurs partisans, qui s’efforçaient déjà de soulever le peuple pour les délivrer. Faire périr, malgré les lois, des citoyens romains, c’était prendre une responsabilité terrible. Il l’accepta.

Le sénat convoqué, Silanus, opinant le premier, conclut à la mort ; César le réfute ; son discours artificieux entraîne les esprits, et Silanus se rétracte. On reculait devant un acte de rigueur ; les plus courageux, les amis de Cicéron, son frère lui-même, inclinaient à l’indulgence, dans la crainte de l’exposer à de sanglantes représailles. Tous les yeux étaient tournés sur lui. Inaccessible à ces faiblesses, il se lève, et, par une harangue énergique, ramène les esprits au parti de la rigueur. (ive Catil.)

C’était le soir du 5 décembre, nones fameuses que Cicéron rappelle trop souvent comme le plus grand jour de sa vie. Il va, suivi du sénat, chez Lentulus Spinther, qui avait Lentulus sous sa garde ; il le lui demande au nom de la république ; il le conduit lui-même, par la rue Sacrée et le forum, à travers les rangs pressés de la foule, jusqu’à la prison commune, et le livre à l’exécuteur. Céthégus et les autres conjurés, tour à tour amenés par lui, sont de même exécutés dans la prison. Des groupes menaçants de leurs complices, qui ignoraient leur sort, attendaient la nuit pour les délivrer. Ils ont vécu, leur dit-il en se tournant vers eux ; et ce mot lugubre les disperse à l’instant.

Cicéron fut reconduit chez lui, comme en triomphe, par tout le corps du sénat, par tous les chevaliers, par une foule immense qui remplissait l’air d’acclamations. On tenait des flambeaux à toutes les portes, pour éclairer sa marche ; les femmes étaient aux fenêtres pour le voir passer, et le montraient à leurs enfants. Il y avait des curieux jusque sur le toit illuminé des maisons.

La nouvelle de cette exécution jeta le découragement dans l’armée des rebelles. Pressé entre Métellus et le consul Antoine, Catilina, après avoir longtemps refusé le combat, l’accepta enfin contre Antoine, son ancien ami, qui le poursuivait mollement, et qui lui eut peut-être ménagé une retraite. Mais Cicéron avait entouré son collègue de lieutenants dévoués à la cause de Rome. Le jour de l’action, Antoine ayant été saisi d’un accès de goutte, vrai ou feint, l’un d’eux prit le commandement. On sait comment se termina cette lutte, si admirablement racontée par Salluste.

Avec cette grande affaire finit le consulat de Cicéron. Il lui restait à le résigner, suivant l’usage, devant le peuple assemblé, dans un discours où serait retracée sa conduite, et suivi du serment qu’il avait observé les lois. On s’attendait qu’après une telle année, et de la part d’un tel orateur, la harangue répondrait à la grandeur des circonstances. Mais César, alors préteur, et Métellus, un des nouveaux tribuns, s’opposèrent violemment à ce qu’il la prononçât. « Celui qui avait fait mettre à mort des citoyens romains sans les entendre ne devait pas, disaient-ils, avoir le droit de parler pour lui-même. » Ils firent placer leurs siéges sur la tribune aux harangues, pour l’empêcher d’y monter. Puis, croyant lui tendre un piége, et le placer dans l’alternative d’un parjure ou d’un aveu embarrassant, ils lui permirent de venir à la tribune, à la seule condition d’y prononcer la formule ordinaire, et d’en descendre aussitôt. Mais cette intrigue, en nous privant d’un beau discours, nous a valu un plus beau serment. Cicéron parut à la tribune ; et quand tout le monde eut fait silence : Je jure, dit-il en élevant sa voix noble et sonore, je jure que j’ai sauvé la république. Transportée par ce serment d’une forme si nouvelle, l’assemblée s’écria qu’il avait juré la vérité, et l’accompagna jusque chez lui avec de bruyantes acclamations.

Peu de temps après, le consulaire Gellius demanda pour Cicéron la couronne civique ; et la voix du peuple confirma le nom que lui avaient décerné Catulus et Caton, l’un dans le sénat, l’autre dans les comices, le nom de Père de la patrie ; titre si glorieux, que la flatterie l’attacha, dans la suite, à la dignité impériale, mais que Rome libre, suivant l’expression de Juvénal, n’a donné qu’au seul Cicéron.

Toutes les villes de l’Italie suivirent l’exemple de Rome ; on lui rendit partout des honneurs extraordinaires ; et Capoue, se plaçant sous son patronage, lui fit élever une statue dorée.

De tels hommages contrastaient singulièrement avec les froids éloges donnés à son collègue Antoine, dont la conduite molle avait été si suspecte. Le sénat se borna à le féliciter d’avoir retiré sa confiance à ses anciens amis, c’est-à-dire, le loua de n’avoir pas à l’accuser.

Cicéron, à qui ses talents et ses services devaient assurer un immense crédit dans Rome, s’attira bientôt une foule d’ennemis, à force de rappeler à ses concitoyens tout ce qu’il avait fait pour eux. Dans le forum, dans le sénat, devant les tribunaux, il fallait, dit Plutarque, lui entendre répéter tous les jours les noms de Catilina et de Lentulus, et repasser avec lui par tous les événements de son consulat, loué non sans cause mais sans fin, comme s’exprime Sénèque. Son penchant à la raillerie ne lui fut pas moins funeste. Ni les magistrats, ni les citoyens les plus considérés, ni ses amis, n’étaient à l’abri de ses bons mots. Le nombre en fut si grand, quoique certainement exagéré, qu’il en fut fait des recueils par plusieurs de ses contemporains, parmi lesquels on cite J. César. Aussi, quand une faction puissante se déchaîna contre lui, aux envieux que lui avait fait son mérite, aux ennemis que lui avaient faits ses épigrammes, il n’eut à opposer que sa gloire contestée et un petit nombre d’amis équivoques. Celui pour lequel il avait le plus fait, Pompée, prévenu contre lui par César, ne lui prêta d’abord qu’un faible appui, et enfin le lui refusa tout à fait.

L’attaque recommença par le tribun Métellus ; mais bientôt Clodius surpassa, dans ses fureurs, tous les ennemis de l’illustre consulaire. Voici l’origine de cette persécution. Clodius, jeune patricien, populaire, insolent, audacieux, avait profané les mystères de la Bonne Déesse, en s’introduisant, une nuit, dans la maison de César, où ces mystères se célébraient, auprès de Pompéia, dont il était l’amant. C’était un sacrilége. Traîné en justice, toute sa défense se réduisit à prétendre qu’il était alors loin de Rome, et plusieurs témoins l’affirmèrent avec serment. César, qui, au premier bruit de ce scandale, avait répudié sa femme, mais qui voulait ménager l’accusé, déclara ne rien savoir. S’il avait répudié Pompéia, « c’est, » disait-il, « parce que la femme de César ne devait pas même être soupçonnée. » Cicéron, appelé à son tour en témoignage, affirma que, le jour du crime, Clodius, loin d’être absent, était venu le voir chez lui. Les agents du coupable essayèrent de l’effrayer par des menaces, et de lui arracher une rétractation ; mais les sénateurs qui assistaient à ce procès, se levèrent et le reçurent dans leurs rangs, où cette poignée de furieux n’osa pas venir le chercher. Clodius avait corrompu ses juges par des séductions dont quelques-unes sont à peine croyables à force d’être infâmes. Il fut acquitté. Dès lors il n’eut plus de repos qu’il ne se fût vengé de Cicéron avec éclat ; et c’est dans ce but qu’il songea à se faire nommer tribun du peuple.

Pompée, de retour de ses expéditions, s’était ligué avec Crassus et César, et cette alliance, ce premier triumvirat, mettait en leurs mains toutes les forces de la république, moins le sénat, dernier appui de Cicéron, mais qui se voyait réduit, ne pouvant les empêcher, à protester contre les actes des triumvirs. Ceux-ci avaient plus d’une fois sollicité le concours de Cicéron, et, sur son refus, sa neutralité ; condescendance qui l’eût soustrait aux dangers dont le menaçait l’animosité de Clodius. Il ne voulut protéger ni de sa parole ni de son silence une association dont il réprouvait le but, et il ne manqua pas une occasion de l’attaquer. Il chercha au barreau le crédit qui lui échappait ailleurs, et entre autres clients célèbres, il défendit le poëte Archias, son ancien maître. Se réfugiant aussi dans l’étude et la gloire littéraire, il composa sur son consulat des Mémoires en grec, et un poëme latin en trois chants. Non content d’exalter lui-même ce consulat, devenu le seul texte de ses discours et de ses écrits, il invitait ses amis à en faire le sujet de leurs compositions. Archias, le chantre de Marius et de Lucullus, le paya ainsi du service qu’il en avait reçu. Posidonius et Atticus écrivirent aussi à sa louange.

Mais ce consulat tant célébré allait devenir le prétexte de sa ruine. Clodius, pour avoir le droit d’être élu tribun du peuple, s’était fait adopter par un plébéien, en violant toutes les lois sur l’adoption. Il était fortement appuyé par les triumvirs et en particulier par César, dont l’influence grandissait chaque jour, et qui venait de se faire donner pour cinq ans le gouvernement des Gaules.

Cicéron, retiré alors dans ses maisons de campagne, affectait, loin des menaces de Clodius, une sécurité qu’il n’avait pas. C’est là, qu’aigri par le découragement, il se mit à poursuivre tous ceux qu’il avait loués naguère, et fit, sous le titre d’Anecdotes, ou Histoire secrète de son temps, un livre si plein d’invectives contre ses contemporains, qu’il crut prudent d’en ajourner la publication, et qu’Atticus seul en eut communication. Las bientôt de sa retraite, il revint à Rome, et sans prendre aucune part active aux affaires, où il n’avait plus que le choix des rôles subalternes, il porta toute son ardeur au barreau, où son éloquence fit absoudre A. Thermus et L. Flaccus.

Clodius venait enfin d’être élu tribun. César, pour remettre Cicéron dans sa dépendance, lui offrit les moyens de se défendre contre Clodius, tout en excitant Clodius contre lui. Il lui proposa de le faire entrer dans une commission établie pour la distribution de quelques terres de la république. Cicéron répondit par un refus. Le proconsul lui offrit de nouveau de l’emmener dans les Gaules en qualité de lieutenant : nouveau refus de Cicéron. Piqué de cette opiniâtreté, César l’abandonna à toutes les fureurs de son ennemi.

Cicéron était désormais sans défense. Clodius avait su gagner la faveur du peuple ; le sénat était impuissant ; l’ordre équestre, en partie dévoué à César. Les consuls en charge, Pison et Gabinius, créatures des triumvirs, haïssaient Cicéron, et s’étaient liés avec Clodius par un traité secret dont le premier article assurait au tribun, en retour de quelques complaisances, l’appui de ces magistrats dans ses projets contre Cicéron. Clodius put donc agir librement. Il porta une loi qui condamnait à l’exil quiconque avait fait mourir un citoyen romain sans que le peuple eut prononcé la sentence. Cicéron, suffisamment désigné par cette loi, et réduit à la condition des criminels, en prit aussitôt les vêtements, laissa croître sa barbe et ses cheveux, et se montra ainsi dans les rues de Rome pour exciter la compassion du peuple. Sur son chemin, se trouvait partout Clodius, suivi d’une bande de gladiateurs et de satellites armés, qui lui adressaient les plus grossiers outrages, et qui souvent même jetaient de la boue et des pierres à l’illustre suppliant. Un grand nombre de chevaliers, revêtus aussi de l’habit de deuil, et vingt mille jeunes gens, la plupart des plus nobles familles, à la tête desquels était le jeune Crassus, le suivaient, priant et intercédant pour lui. Les amis de Cicéron allèrent, avec tout le sénat, se jeter aux pieds des consuls, et ne recueillirent de cette démarche que des insultes et des menaces. Le sénat venait de décréter, sur la proposition du tribun Ninnius, que tous ses membres et Rome entière prendraient le deuil, comme dans une calamité publique. Clodius investit aussitôt l’assemblée, et les sénateurs s’enfuirent en déchirant leur toge, en poussant des cris de douleur. Un édit des consuls défendit l’exécution du décret, et contraignit ceux qui l’avaient devancée de reprendre l’habit ordinaire.

Cicéron avait un reste d’espoir en Pompée, alors dans sa maison d’Albe. Après lui avoir envoyé son gendre Pison, qui n’en reçut qu’une froide réponse, il alla le trouver lui-même. Pompée, averti de son arrivée, n’eut point la force de l’attendre, et évita, en sortant par une porte dérobée, les difficultés d’une entrevue avec son ancien ami.

Trahi, délaissé par tout le monde, Cicéron fit auprès des consuls une dernière tentative. Gabinius fut inflexible. Pison lui conseilla de céder au torrent, de supporter ces vicissitudes avec courage, et, mêlant l’ironie à ses conseils, de sauver encore une fois Rome en la quittant, au lieu de l’exposer par sa résistance à toutes les horreurs de la guerre civile.

Cicéron consulta ses amis. Devait-il résister avec toutes les forces que lui donnerait la justice de sa cause, ou prévenir l’effusion du sang par un exil volontaire ? Lucullus voulait qu’il engageât la lutte, et lui promettait la victoire. Hortensius, Caton et Atticus l’engagèrent à partir, alléguant qu’il ne tarderait pas à être rappelé par le peuple, fatigué bientôt des excès de Clodius. Soit faiblesse ou vertu, Cicéron se décida pour ce parti.

Avant son départ, il prit une petite statue de Minerve, depuis longtemps révérée dans sa famille comme une divinité tutélaire, la porta au Capitole, et l’y consacra sous cette inscription : Minerve protectrice de Rome ; comme pour marquer qu’après avoir employé à défendre la république toutes les mesures de la prudence humaine, il l’abandonnait à la protection des dieux. Il sortit de Rome, après cet acte de religion, escorté par ses amis, qui l’accompagnèrent pendant deux jours, et lui laissèrent ensuite continuer son chemin vers la Sicile, où il espérait que le souvenir de sa questure lui ferait trouver un asile sur et agréable.

Aussitôt après son départ, Clodius fit adopter par le peuple, ou plutôt par ce ramas de mercenaires qu’il avait à sa solde, une loi qui fixait l’exil de Cicéron à la distance de quatre cents milles, et qui menaçait de mort quiconque lui donnerait asile en deçà de cette limite, ou proposerait son rappel. Les maisons de l’exilé, à Rome et à la campagne, furent pillées, brûlées, démolies, et ses biens mis à l’encan. On les cria tous les jours sans qu’il se présentât d’acquéreur. Les seuls consuls eurent l’audace de se partager ses dépouilles. Les colonnes de marbre de sa belle maison du mont Palatin furent transportées publiquement chez le beau-père de Pison, et les riches ornements de sa villa de Tusculum, chez Gabinius, son voisin, qui s’en fit apporter jusqu’aux arbres. Sur l’emplacement de la maison de Rome, Clodius, afin d’en rendre la reconstruction impossible, fit élever un temple à la Liberté : « à la licence, » dit Cicéron.

Tandis qu’on livrait aux flammes et au pillage les biens de Cicéron, les consuls faisaient célébrer les réjouissances publiques, et se félicitaient mutuellement de cette victoire, qui vengeait glorieusement la mort de leurs anciens amis ; Gabinius se vantant de son intimité connue avec Catilina, et Pison, de sa parenté avec Céthégus. Clodius, de son côté, poursuivait de ses fureurs la famille de sa victime. Il tenta plusieurs fois de se saisir du jeune Cicéron, pour le tuer ; et cet enfant, âgé de six ans à peine, ne dut la vie qu’à la fidélité des amis de son père, qui le tinrent caché. Térentia avait cru trouver un asile inviolable dans le temple de Vesta ; mais elle en fut arrachée par l’ordre du tribun, et traînée en justice, comme coupable d’avoir soustrait quelques effets de son mari à la cupidité des partisans de Clodius.

Le respect universel qu’on avait pour Cicéron fit mépriser la défense du tribun. Les cités lui offraient à l’envi un asile et une garde. On l’escortait d’une ville à l’autre. Malgré des marques si éclatantes d’intérêt et d’affection, triste, abattu, « il tournait sans cesse vers l’Italie, nous dit Plutarque, ses yeux baignés de larmes. » Il était sans fermeté, sans courage. Il allait se plaignant à tout le monde et de tout le monde. Il accusait ses amis de l’avoir trahi ; il fuyait le commerce des hommes, et jusqu’à la lumière du jour ; et ses lettres étaient si lamentables, que le bruit courut à Rome que sa raison avait souffert quelque échec.

Il s’était dirigé vers la Sicile : Au moment d’y aborder, il reçut du préteur C. Virgilius, autrefois son ami, la défense d’y mettre le pied. Il retourna vers Brindes, dans le dessein de gagner la Grèce, et trouva dans la maison de campagne de Flaccus une généreuse hospitalité. Puis il s’embarqua pour Dyrrachium. Plutarque raconte que le vent, qui était favorable, changea tout à coup, et le força de regagner le rivage ; que s’étant rembarqué, il fut assailli, près de Dyrrachium, par un violent orage, suivi d’un tremblement de terre, et que les devins en conclurent que son exil ne serait pas long. Il voulait se rendre à Athènes. On l’en détourna, en lui apprenant que cette partie de la Grèce servait de refuge aux restes du parti de Catilina. Il gagna la Macédoine, avant qu’ils fussent informés de son arrivée. C. Plancius, alors questeur, à peine averti de son débarquement, vint au-devant de lui jusqu’à Dyrrachium, et le conduisit dans sa résidence de Thessalonique. L. Apuléius, gouverneur de cette province, qui ne lui était guère moins attaché que Plancius, n’osant pas agir aussi ouvertement, se fit du moins un devoir de fermer les yeux sur la conduite de son questeur.

Cicéron y apprit de Tubéron, qui revenait d’Asie, où il avait servi comme lieutenant sous Quintus, que les complices de Catilina en voulaient à sa vie. Il voulut quitter Thessalonique, et se retirer en Asie ; mais il en fut détourné par les instances de Plancius, et les lettres de ses amis de Rome, qui lui faisaient espérer que son exil finirait bientôt.

En effet, deux mois après son départ, le tribun Ninnius proposa son rappel dans une assemblée du sénat, et demanda que la loi de Clodius fût examinée. Tous les sénateurs applaudirent à cette proposition, que repoussa seul, le tribun Élius Ligus et décrétèrent que toutes les affaires seraient suspendues jusqu’à ce que le décret du bannissement fut révoqué.

Déjà Pompée commençait à se repentir d’avoir sacrifié Cicéron à la vengeance de Clodius, dont l’insolence, tournée maintenant contre lui, le bravait ouvertement dans Rome, et s’emportait jusqu’à menacer sa vie. Toutefois il ne voulait rien faire sans consulter César. Il lui avait écrit, et attendait sa réponse, que le proconsul des Gaules ne se hâta point d’envoyer. Sextius, un des nouveaux tribuns, alla en Gaule avec de nouvelles lettres de Pompée à César, lequel consentit enfin au retour de Cicéron, mais en y mettant des conditions dont la discussion entraîna de nouveaux délais.

La nouvelle de ces premiers succès, et surtout l’approche de Pison, son ennemi, qui venait prendre possession du gouvernement de la Macédoine, le firent sortir précipitamment de Thessalonique. Il se rapprocha de l’Italie, et revint à Dyrrachium, quoique ce fût rentrer dans les limites d’où l’excluait la loi de Clodius.

Cependant l’audace de ce tribun lui suscitait chaque jour des ennemis, même parmi ses anciens complices. Après avoir attaqué Gabinius et Pompée, il attaqua César, et, avant de résigner l’office d’où lui venait tout son pouvoir il demanda que les actes du proconsul fussent cassés par le sénat, disant qu’à cette condition il consentirait à rappeler Cicéron, et, ajoutait-il, à le rapporter sur ses épaules.

Cette satisfaction lui ayant été refusée, il se retourna contre l’exilé. Les dix tribuns élus pour l’année suivante (696) s’étaient solennellement engagés à prendre les intérêts de Cicéron ; Clodius en corrompit deux, L. Attilius Serranus, et Num. Q. Gracchus, dont l’opposition suffisait pour empêcher ce retour désiré par tout le monde. Excepté ces deux tribuns, et le préteur Appius, tous les magistrats étaient favorables à Cicéron. Des deux consuls désignés, l’un, P. Corn. Lentulus, était son ami intime ; l’autre, Q. Métellus, s’était naguère associé aux fureurs de Clodius ; mais voyant que les dispositions de Pompée et de César étaient changées, il laissa espérer que sa haine ne serait pas inflexible.

Le premier jour de janvier (696), après les cérémonies ordinaires de l’inauguration, Lentulus ouvrit son consulat par la proposition d’un décret qui rappelait Cicéron. P. Cotta, invité à dire le premier son avis, fit ressortir toutes les nullités de la loi de Clodius, exalta le dévouement de Cicéron, et déclara qu’on devait non-seulement le rappeler, mais lui conférer de nouveaux honneurs. Pompée ajouta que, pour rendre la réparation plus éclatante, il fallait la faire aussi voter par le peuple. On allait dresser le décret, lorsque le tribun Serranus y mit opposition, et en demanda l’ajournement au lendemain. Ni prières ni menaces ne triomphèrent de sa résolution ; et tout ce qu’obtinrent les supplications de son beau-père, Oppius, qui se jeta à ses pieds, fut la promesse de laisser passer le décret le jour suivant. Le lendemain, il s’y opposa sans restriction. Clodius lui avait, pendant la nuit, donné le double du prix de leur marché.

Le sénat, loin de se laisser arrêter par cet obstacle, décida que la loi serait proposée au peuple ; et la publication en fut fixée au 22. Ce jour-là, Fabricius, un des tribuns de Cicéron, se rendit à la tribune, avant le lever du soleil, pour s’en saisir avec une forte garde. Mais la diligence de Clodius avait prévenu la sienne. Il occupait les avenues du forum, décidé à combattre à la tête de ses clients, de ses esclaves, qu’il avait armés, et de ses gladiateurs, dont il venait d’augmenter le nombre. Il attaqua Fabricius, tua une partie de son escorte, et le chassa du forum. Cispius, autre tribun, qui vint au secours de son collègue, fut repoussé d’une manière encore plus sanglante. Avec lui était le frère de Cicéron. Les gladiateurs, auxquels il était désigné d’avance, l’attaquèrent et l’auraient tué, s’il ne leur eût échappé à la faveur des ténèbres, et en se tenant caché, jusqu’à la fin de la mêlée, sous les cadavres amoncelés dans le forum. Le tribun Sextius fut laissé pour mort sur le champ de bataille. Clodius, réfléchissant que ce meurtre pourrait le perdre, prit tout à coup la résolution de tuer un de ses propres tribuns, pour en accuser ses adversaires, et rendre ainsi le crime égal entre les deux partis. La victime dont il fit choix fut Num. Q. Gracchus, lequel, informé à temps de ce projet, sortit de Rome sous I’habit d’un muletier.

Resté maître de la place, Clodius alla mettre le feu au temple des Nymphes, où l’on conservait les registres publics. Tout fut consumé par les flammes. Ensuite, la torche incendiaire d’une main et l’épée de l’autre, il attaqua la maison du tribun Milon et celle du préteur Cécilius ; mais il fut repoussé dans ces deux entreprises. Milon, à qui l’on refusa le droit de le citer en justice, prit le parti d’opposer désormais la force à la force, et acheta une troupe de gladiateurs, à la tête desquels il en venait souvent aux mains avec son ennemi, dans les rues de Rome.

Clodius perdait tous les jours de son crédit et de ses forces. Les tribuns l’avaient abandonné, et le sénat put rendre enfin son décret. Il vota des remercîments aux villes qui avaient accueilli Cicéron, arrêta que l’on rebâtirait aux frais de l’État ses maisons détruites, et chargea les consuls de publier par toute l’Italie que tous ceux qui aimaient la patrie étaient invités à venir à Rome pour contribuer au rappel de l’illustre exilé. Cette invitation y attira une foule innombrable, à laquelle on donna des jeux et des spectacles. Pompée, qui était alors à Capoue, revendiqua l’honneur de présider à ces comices immenses. Mais Clodius essaya de lutter encore, réunit un jour ses affidés au forum, parodia les comices, et voulut faire passer pour la voix du peuple romain la réponse de cette poignée de mercenaires. Enfin, il se passa encore plusieurs mois avant que le peuple pût être régulièrement convoqué, le 4 d’août (696). Le rappel fut décidé aux acclamations de toutes les centuries. Clodius, réduit à sa seule audace, fit un dernier effort, et voulut attaquer la loi ; il fut contraint de se retirer devant les huées.

Cicéron n’avait pas attendu, pour reprendre le chemin de l’Italie, que le décret du sénat fût soumis à la sanction du peuple. Il s’était embarqué le 4 d’août, le jour même où se tenait l’assemblée, et le lendemain il avait pris terre à Brindes, où il trouva sa fille, qui s’y était déjà rendue pour le recevoir. À mesure qu’il avançait vers Rome, le bruit de son retour attirait sur son passage toutes les populations de l’Italie. Tout le chemin, bordé de spectateurs depuis Brindes jusqu’à Rome, « ressemblait, dit-il, à une rue non interrompue ; » et il n’exagère pas quand il assure qu’il y rentra, « porté comme dans les bras de toute l’Italie. »

À quelque distance de Rome, le sénat, les chevaliers, le peuple vinrent au-devant de lui. Il fut reçu dans cette ville, après dix-sept mois d’absence, aux acclamations de la foule, qui inondait les rues, les temples, les collines et jusqu’aux toits des maisons. Au Capitole, où l’on prévoyait qu’il monterait d’abord, d’autres citoyens, d’autres acclamations, l’attendaient. De là, il se rendit à la maison de son frère, avec toute la pompe d’une marche triomphale ; ce qui lui fit dire dans la suite « qu’on l’aurait pu soupçonner d’avoir souhaité sa disgrâce pour obtenir un retour si glorieux. »

Le jour suivant (5 sept.), il adressa des remercîments au sénat, et le surlendemain, au peuple. La présence de tant d’étrangers à Rome ayant fait hausser le prix des vivres, Clodius ne manqua pas d’attribuer à Cicéron la misère publique. Ses mercenaires parcoururent les rues pendant la nuit, demandant du pain d’une voix lamentable, et nommant Cicéron dans leurs plaintes. Le sénat délibérait sur les moyens de prévenir la disette. Clodius se rendit avec sa suite au temple de la Concorde, où se tenait l’assemblée. En route, il attaqua le consul Métellus, qui, forcé de fuir, se réfugia dans le Capitole, où le sénat fut aussitôt convoqué. Clodius investit le Capitole : mais il fut contraint de fuir lui-même devant des forces supérieures.

Cicéron, renfermé chez lui pendant ce tumulte, vint au sénat quand tout fut apaisé. Il y fit aussitôt recevoir un décret, qui confiait à Pompée le soin de ramener l’abondance, lui donnait pendant six ans un pouvoir illimité sur tous les magasins de l’empire, et le droit de se choisir quinze lieutenants. Cicéron fut le premier qu’il choisit. Il accepta d’abord ces fonctions ; mais le soin de ses affaires exigeant sa présence à Rome, il s’en démit en faveur de Quintus.

Il éprouvait en effet beaucoup de difficultés pour rentrer dans la possession de ses biens. Clodius, en consacrant à la religion la plus considérable de ses maisons, l’avait aliénée sans retour. C’était au collége des pontifes qu’appartenait la connaissance de cette affaire. Cicéron plaida lui-même sa cause, et la gagna. Un sénatus-consulte, inutilement combattu par Clodius, qui parla trois heures, donna force de loi à la décision des pontifes ; et les consuls firent commencer la reconstruction de toutes ses maisons.

Tous les actes du tribunat de Clodius étaient suspendus au Capitole, gravés, suivant l’usage, sur des tables de cuivre. Cicéron voulut détruire ces monuments publics de sa disgrâce. Après une première tentative inutile, profitant de l’absence de Clodius, il monta au Capitole avec une escorte de ses meilleurs amis, et se saisissant des tables, il les emporta chez lui. Clodius réclama dans le sénat contre cette hardiesse ; et Caton, qu’il avait eu l’adresse d’intéresser aux actes de son tribunat, en lui faisant donner une commission dans l’île de Cypre, se crut obligé de prendre parti contre Cicéron. Le plus fâcheux effet de ces débats fut d’amener quelque refroidissement entre ces deux illustres amis.

La maison du mont Palatin s’élevait déjà jusqu’au toit, lorsque les ouvriers se virent attaqués en plein jour par une troupe de gens armés qui avaient Clodius à leur tête. Tout fut démoli, et les ouvriers, chassés. Cette troupe courut ensuite assaillir et incendier la maison de Quintus, où Cicéron faisait encore sa demeure : les deux frères n’évitèrent la mort que par la fuite.

Clodius voulait l’édilité, et les élections étaient sans cesse ajournées. Furieux, il parcourait les rues avec ses incendiaires, en menaçant de mettre le feu à toute la ville, si l’on tardait plus longtemps à le nommer édile. Dans une de ces courses, il rencontra Cicéron au milieu de la rue Sacrée, et l’attaqua l’épée à la main, tandis que sa bande faisait voler les pierres autour de lui. Cicéron eut à peine le temps de se sauver dans une maison voisine, où ses amis étant venus se joindre à ceux de sa suite, le mirent en état de se défendre : les assaillants furent contraints de se retirer.

Le sénat s’assembla pour délibérer sur ces désordres, et l’on proposa les partis les plus vigoureux : mais les intrigues de Clodius les firent tous échouer, et empêchèrent même que Milon pût le citer en justice. Le sénat voulut revenir sur cette affaire, et Cicéron y dénonça de nouvelles fureurs de Clodius. Celui-ci accourut avec ses satellites, et mit en fuite les sénateurs. Milon ne songea plus dès lors qu’à se délivrer par le fer de ce forcené.

Ptolémée Aulétès, chassé par ses sujets du trône d’Égypte, était venu solliciter contre eux le secours de la république. Lentulus, déjà pourvu du gouvernement de la Cilicie, souhaitait cette commission. Cicéron lui avait promis les suffrages du sénat. Mais un tribun se déclara hautement contre Ptolémée, et surtout contre Lentulus. Le consulat de celui-ci expira bientôt, et il partit pour son gouvernement, remettant à Cicéron le soin de cette affaire. Celui-ci la fit reprendre au commencement de l’autre année (697), et rencontra l’opposition du même tribun. Il fut alors décidé qu’on ne ferait servir au rétablissement du roi aucune armée romaine, et qu’on y emploierait seulement l’autorité d’un représentant de la république. Cicéron parla pour Lentulus ; Pompée avait aussi des partisans. L’indécision fut telle, que l’on ne nomma ni l’un ni l’autre ; et il fut décrété qu’on laisserait au roi le soin de se rétablir lui-même. On revint plus tard sur cette résolution ; et Pompée, à la persuasion de Cicéron, laissa donner cette commission à Lentulus, lequel, à son tour, l’abandonna à Gabinius, qui s’y ruina.

On procéda enfin à l’élection des édiles, et Clodius fut élu. Cette dignité lui donnait de grands avantages sur Milon, et le délivrait d’abord de la crainte d’un jugement. Aussi commença-t-il par accuser son adversaire du même crime pour lequel Milon l’avait poursuivi. Milon se présenta devant les juges, accompagné de Pompée, de Crassus et de Cicéron. Cette première audience fut tranquille. Dans la seconde, comme Pompée commençait la défense de l’accusé, le parti de Clodius poussa de grands cris. Pompée attendit le silence, et reprit son discours. Clodius, s’étant levé pour lui répondre, le parti de Pompée fit tant de bruit à son tour, qu’il ne put parler. Il eut recours à ses moyens ordinaires, à la violence. La mêlée fut sanglante ; les Clodiens furent vigoureusement repoussés par les Pompéiens. Cicéron, voyant l’action s’engager, avait pris le chemin de sa maison.

Le sénat s’assembla sur-le-champ. Pompée, qui y avait peu d’amis fut blâmé. Cicéron s’était tenu chez lui pour n’avoir pas à choisir entre le danger d’offenser Pompée, s’il ne prenait pas son parti, et la nécessité de déplaire au sénat, s’il entreprenait de le défendre.

Devenu impopulaire et odieux, Pompée tint conseil avec Cicéron sur les moyens de pourvoir à sa sûreté, souvent menacée. Ils firent ensemble une espèce de ligue défensive, et appelèrent de toutes les parties de l’Italie leurs amis et leurs clients. Clodius avait aussi rassemblé tous les siens pour l’audience suivante. Mais reconnaissant l’infériorité de ses forces, il n’osa rien entreprendre ; et après deux nouvelles audiences, l’affaire, ajournée de nouveau, ne paraît pas avoir été reprise.

La position de Cicéron devenait de jour en jour plus embarrassante devant le sénat, où l’on attaquait sans cesse Pompée et quelquefois César. Il prit le parti de n’y plus venir, et se tourna vers le barreau. Mais là de nouveaux embarras l’attendaient. Il lui fallut, par suite de ses engagements avec Pompée, entreprendre des causes indignes de son caractère et de son talent ; par exemple, celle de L. Bestia, son ennemi, et l’un des complices de Catilina. Il le défendit six fois, à des époques différentes.

Une cause meilleure, et qui était presque la sienne, ajouta à sa gloire. Clodius avait accusé de violence (de vi) le tribun Sextius, blessé par Clodius même dans une des luttes engagées pour le rappel de Cicéron. Il le défendit, et son plaidoyer est un des plus beaux qui nous soient restés de lui. Vatinius était venu témoigner contre l’accusé. Cicéron, au lieu de l’interroger sur les faits de la cause, l’accabla de questions perfides sur tous les faits honteux de sa vie. Cet interrogatoire, qui s’est conservé sous ce titre même (interrogatio), est une des productions où éclate le plus la verve mordante de l’orateur. Sextius fut absous, et Vatinius, sifflé.

Cependant, avec la nouvelle des succès de César dans les Gaules, on reçut de lui à Rome une requête par laquelle il demandait de l’argent, le pouvoir de créer dix lieutenants nouveaux, et la prolongation de son commandement pour cinq ans. Ces prétentions parurent excessives. Cicéron lui fit tout accorder.

La rareté de l’argent et la cherté des vivres entretenaient l’inquiétude à Rome. Cicéron demanda que, dans l’état présent du trésor, qui ne permettait pas d’acheter les terres de Campanie, dont un acte de César avait ordonné de faire le partage au peuple, cet acte fut examiné. C’était attaquer le triumvirat ; et rien ne pouvait être plus agréable aux ennemis de Cicéron, lesquels se flattèrent aussitôt de voir naître enfin la division entre lui et Pompée. Il n’en fut rien, et ils ne changèrent même point l’habitude où ils étaient de souper presque tous les jours ensemble. Mais Pompée, dans une entrevue qu’il eut bientôt à Lucques avec César, le trouva fort irrité contre Cicéron, auquel il envoya de suite un courrier, le conjurant d’abandonner sa proposition. Une lettre de Quintus, lieutenant de Pompée, lui en fit voir tous les dangers. Cicéron céda.

Il se tint quelque temps éloigné des affaires, visita ses maisons de campagne, et en surveilla les travaux, que Clodius, toujours en lutte contre Milon, ne trouvait plus le loisir d’empêcher. La seule bibliothèque de la villa d’Antium, rebâtie depuis peu, était encore si considérable, malgré le pillage qu’on en avait fait, qu’Atticus lui envoya deux bibliothécaires pour aider les siens à y mettre de l’ordre.

Cicéron avait alors, avec son jeune fils, celui de Quintus. Il les faisait instruire sous ses yeux par Tyrannion, célèbre rhéteur grec, qui avait eu Strabon pour élève. Mais la paix de sa solitude était souvent troublée par des chagrins domestiques. Sa femme et celle de son frère, toutes les deux d’une humeur difficile, ne pouvaient s’accorder ni ensemble ni avec leurs maris ; et c’étaient tous les jours de violentes querelles, dont il était tantôt le pacificateur, et tantôt le sujet.

On rapporte à cette époque de sa vie la composition d’un poëme Sur ses malheurs, et d’un autre dont César était le héros. Il avoue, en parlant du dernier, qu’il a quelque honte d’avoir sitôt changé de langage. « Mais, dit-il, tous ces grands sentiments de fermeté politique, ces maximes rigides, cette probité austère, ne sont plus de saison. C’est trop souffrir des envieux ; et puisqu’ils ne veulent point de nous, cherchons ailleurs des amitiés plus solides et des protections plus puissantes. »

C’est aussi dans le cours de cette année qu’il écrivit à Luccéius, déjà connu par l’histoire de la guerre Italique et des guerres de Marius, cette lettre fameuse, souvent citée comme un témoignage de sa vanité et de sa passion pour la louange, et où il le presse d’entreprendre l’histoire de sa vie. Luccéius se rendit à ses vœux ; mais il ne reste rien de cet ouvrage, ni des Mémoires que Cicéron lui avait envoyés.

Cicéron fut rappelé au barreau par deux causes importantes. On contestait à Corn. Balbus, originaire d’Espagne, et ami de César le titre de citoyen que lui avait accordé Pompée. Cicéron le lui fit rendre.

M. Célius était cité en justice sous l’accusation de six crimes différents, mais surtout d’empoisonnement sur Clodia, sœur du fameux Clodius ; crimes imaginés par la haine de ses ennemis, et dont le dernier l’avait été par le ressentiment jaloux de Clodia, naguère sa maîtresse. L’éloquence de Cicéron le fit acquitter sur tous les points ; et Célius lia depuis avec lui un commerce de lettres, dont une partie se lit encore dans le recueil de celles de Cicéron.

Un parti puissant dans le sénat voulut retirer les Gaules à César. Cicéron prit en main sa défense, amena l’assemblée à son avis, et fit, du même coup, rappeler de leurs gouvernements Gabinius et Pison, ses ennemis. Pison, de retour à Rome, attaqua sur-le-champ Cicéron, qui le foudroya par une réplique dont l’amertume et la véhémence rappellent les Verrines.

Crassus et Pompée, d’accord avec César, s’emparèrent violemment du consulat (698) ; et une fois maîtres du pouvoir, se firent donner toutes les provinces qui leur convenaient. Pompée fit administrer les siennes par ses lieutenants ; et Crassus, attiré en Syrie par l’appât des richesses, s’y rendit, après s’être publiquement réconcilié avec Cicéron, longtemps son ennemi.

Cependant Cicéron, qui ne pouvait approuver ces usurpations, et avait perdu le droit de les condamner, s’était retiré près de Baïes, dans une de ses maisons de campagne. Sa correspondance à cette époque nous révèle toute l’agitation de son âme. « Vous, écrivait-il à Atticus, vous n’avez pris aucun engagement, et le joug que vous portez vous est commun avec tous les citoyens ; mais moi, dont le zèle pour le bien de l’État est traité de folie ; les moindres ménagements, de servitude honteuse ; et le silence même, de lâcheté et de trahison : quelle doit être ma douleur ! Encore, si je pouvais me retirer et jouir de la paix ; mais je n’en suis plus le maître, et il faut me résoudre à être subalterne, moi qui me suis vu autrefois le chef de l’État ! » Pompée alla le trouver dans sa solitude, et eut avec lui de longs entretiens ; mais Cicéron laisse entrevoir dans ses lettres qu’il doutait de sa sincérité.

César l’emportait maintenant sur Pompée dans l’amitié de Cicéron ; et il s’était établi entre eux une correspondance très-suivie. Le proconsul le tenait au courant de ses moindres succès dans les Gaules ; il lui écrivait même du champ de bataille, avant ou après ses victoires. Il avait emmené, comme lieutenant, son frère Quintus, et lui marquait une affection que Cicéron rapportait à lui-même. Il se plaignait de ce que Cicéron ne lui donnait pas assez souvent l’occasion de l’obliger dans la personne de ses amis, comblait de distinctions et de faveurs ceux qu’il lui envoyait de Rome, et lui écrivait, au sujet d’un de ses protégés : « Je le ferai roi de la Gaule. »

Cicéron, de son côté, composa sur la guerre des Gaules un poème, aujourd’hui perdu, où l’on doit croire que César n’était pas loué médiocrement. Quintus en entreprit un sur l’expédition de Bretagne, à la persuasion de son frère, qui refusa toutefois de l’aider, mais par la seule raison que Quintus, qui avait fait quatre tragédies en seize jours, n’avait besoin de la coopération de personne. Cicéron envoya aussi à César un poëme grec en trois chants, sur les événements de son consulat. La première partie en fut trouvée admirable par le vainqueur des Gaules.

Il composa aussi à cette époque les trois dialogues de l’Orateur, et un Traité du Droit civil ; ouvrages dont le premier est seul parvenu jusqu’à nous. Jamais pourtant ses travaux d’avocat n’avaient dû lui laisser moins de loisirs. Outre ses clients de Rome, il avait sous sa protection des provinces, des colonies, des villes, qui réclamaient continuellement le secours de son éloquence ou de ses conseils. C’est ainsi qu’il défendit dans le sénat la liberté des Ténédiens, et celle des habitants de Réate, devant dix commissaires choisis pour juges. À cette année se rapporte aussi la défense de Cn. Plancius, qui l’avait si généreusement accueilli en Macédoine pendant son exil. Gabinius était revenu à Rome sous le coup de trois accusations. Libre de tout engagement, Cicéron se fut porté son accusateur : il avait même déjà prononcé contre lui un discours dans le sénat. Pompée le pria de le défendre. Cicéron hésita longtemps. César, de son côté, le lui demandait. Il se rendit ; mais il perdit sa cause devant Caton, juge inflexible. Après Gabinius, il se vit entraîné de même à défendre Rabirius Posthumus, complice des crimes reprochés à ce dernier. On le vit encore plaider, à cette époque, pour Cispius, pour Can. Gallus, pour Messius, un des lieutenants de César ; pour Drusus, et M. Æm. Scaurus, accusés, l’un d’avoir trahi une cause dont il s’était chargé, l’autre, d’avoir pillé la province de Sardaigne ; enfin pour Vatinius, qu’il défendit deux fois.

En le voyant défendre ainsi ses plus implacables ennemis, et, bien plus, de mauvais citoyens, un Vatinius, un Gabinius, les amis de Cicéron lui reprochaient sa faiblesse. Personne ne la déplorait plus que lui. On voit par ses lettres combien il rougissait de sa servitude, du rôle qu’on lui faisait jouer, et de n’être plus libre ni dans son amitié ni dans sa haine. Il enviait le sort de ceux qui pouvaient faire respecter leur indépendance, et s’écriait douloureusement :« Heureux Caton, à qui personne n’ose demander une bassesse ! »

À la fin de cette année (699), il consentit à servir de lieutenant à Pompée dans le gouvernement d’Espagne. Mais César, qui travaillait alors à les désunir, lui fit dire de rester, et il resta, pour surveiller, avec Oppius, les travaux d’un magnifique monument que César faisait construire à Rome avec les trésors qu’il devait à ses conquêtes. « Nous faisons une « chose bien glorieuse, » écrivait Cicéron à Atticus ; et peut-être faut-il l’entendre dans un sens ironique.

L’anarchie était au comble. L’élection des consuls qui devaient remplacer Pompée et Crassus était sans cesse ajournée, et il y eut un interrègne de six mois. Pendant ce temps, on parlait de la nécessité d’un dictateur ; on désignait Pompée ; Cicéron n’y était pas contraire ; mais le sénat et Caton s’y opposaient énergiquement, et Pompée dut renoncer à ses espérances. César ne le soutenait plus ; leur alliance était rompue ; Julie, fille de César et femme de Pompée, était morte, et Crassus venait de périr chez les Parthes.

La mort du jeune Crassus, tué avec son père, laissait une place vacante dans le collège des pontifes ; dignité très-recherchée, et dont on gardait toute la vie le titre et les privilèges. Cicéron se mit au nombre des candidats : il eut pour lui l’unanimité des suffrages.

Milon avait tué Clodius (701) ; il fut mis en jugement. Cette grande affaire, qui remplit les premiers mois de l’année, réveilla l’animosité des partis, et devint, pour les restes de la faction Clodienne, encouragée par trois tribuns, le signal de violences nouvelles. L’élection des consuls en devint presque impossible. Rome fut deux mois sans magistrats. On proposa encore la dictature de Pompée. Le sénat, pour éviter cette extrémité, le nomma seul consul, et lui confia, ainsi qu’à l’interroi Lépidus, la sûreté de la ville pendant la durée de ce procès.

Cette cause fut plaidée avec un appareil extraordinaire et devant une foule immense. Trois accusateurs s’étaient réunis contre Milon. Cicéron s’était seul chargé de sa défense. Pompée devait présider au jugement. Avant le jour, il avait investi le forum d’une longue file de soldats armés. Milon, craignant que les précautions inaccoutumées qu’il voyait prendre, et qui semblaient révéler de grands dangers, n’intimidassent son défenseur, lui avait persuadé de se faire porter, dès la veille, au forum, pour y attendre dans sa litière l’arrivée des juges. Le spectacle qui frappa ses yeux au sortir de sa litière, dit Plutarque, Pompée assis vers le haut du forum, le tribunal entouré de soldats, cet aspect d’un camp, ces armes qui resplendissaient de toutes parts autour de lui, lui causèrent un trouble que ne put dissiper Milon, dont on remarquait, au contraire, la contenance ferme et assurée, et qui n’avait pas même voulu laisser croître ses cheveux ni revêtir l’habit de deuil. Les accusateurs furent écoutés en silence : mais dès que Cicéron se leva pour leur répondre, les Clodiens poussèrent des cris furieux. Il se troubla de nouveau, et ne put revenir de cette première impression, qui lui fit perdre une partie de ses moyens, et affaiblit toute sa plaidoirie, laquelle dura trois heures. Milon fut condamné, et s’exila à Marseille, laissant à Rome des dettes si énormes (plus de 15 millions), que Pline regarde comme un prodige qu’un homme ait pu en contracter autant, quoiqu’elles fussent moindres d’un tiers que celles de César après sa préture.

Nous n’avons pas le plaidoyer que Cicéron prononça pour Milon, et qui existait au temps de Quintilien. Il écrivit à loisir celui qui nous reste, et qui passe pour un de ses chefs-d’œuvre. Il l’envoya à Milon, qui lui répondit : « Si vous aviez parlé ainsi, je ne mangerais pas à Marseille d’aussi excellent poisson. »

Pompée avait, pendant son troisième consulat, porté contre la brigue une loi, en vertu de laquelle les consuls et les préteurs ne pouvaient prétendre au gouvernement d’une province que cinq ans après l’expiration de leur charge. Pendant ces cinq premières années, les vacances devaient profiter aux sénateurs consulaires et prétoriens qui n’avaient jamais eu de gouvernement. Le sort, qui devait régler cette distribution, assigna à Cicéron, quand il pensait le moins à quitter Rome, la province de Cilicie, composée, outre ce pays, de la Pisidie, de la Pamphylie, et de l’île de Cypre ; on lui donnait à commander une armée romaine d’environ quinze mille hommes. Il partit (701). Il venait d’achever un Traité des Lois, qui servait de complément à son Traité de la République, composé trois ans auparavant (699) ; et il commençait une Histoire romaine.

Les fonctions de proconsul et de général excitaient l’ambition des citoyens de Rome, en leur offrant comme un fruit certain les richesses et le pouvoir. Un proconsul étalait dans sa province la pompe des plus puissants monarques. Les princes voisins venaient prendre ses ordres, et composer sa cour. Si son inclination le portait à la guerre, il ne manquait jamais de prétexte pour la faire. Il obtenait le titre d’imperator, et revenait à Rome pour y briguer le triomphe ; prétention devenue commune à tous les gouverneurs de provinces. La facilité d’amasser de l’argent était sans bornes. Outre les sommes immenses qu’ils recevaient du trésor, pour eux, pour leur suite, leurs équipages et leur vaisselle, ils en prélevaient d’énormes sur les revenus que la république tirait des peuples conquis, et sur la paye des armées. Ils avaient autour d’eux une troupe d’amis et de clients affamés, lieutenants, tribuns, préfets, des légions d’affranchis et d’esclaves, pressés de s’enrichir de la dépouille des provinces et par la vente des faveurs de leurs maîtres. L’usage avait consacré ces exactions.

Tous les avantages que Cicéron pouvait se procurer dans une province telle que la Cilicie, n’étaient pas faits pour le toucher. Des fonctions de cette nature ne convenaient, il le dit souvent, ni à son caractère, ni à ses talents, et son premier soin fut de se précautionner contre une prolongation de son proconsulat, au delà d’une année, qui était la durée légale de cette charge. Il craignait qu’on ne s’imaginât lui faire honneur en lui continuant l’administration d’une des plus belles provinces de l’empire. Aussi, avant son départ il pria tous ses amis de ne pas souffrir qu’on se trompât si cruellement sur ses véritables désirs ; et pendant son absence, il n’écrivit pas une seule lettre à Rome sans leur renouveler la même prière.

Il partit, au commencement de mai 702, avec son frère Quintus, qui avait renoncé, pour le suivre, à une commission semblable dans les Gaules. Il s’arrêta quelques jours dans sa maison de Cumes, près de Baies, où il reçut tant de visites, qu’il crut avoir une petite Rome autour de lui. Hortensius était au nombre des visiteurs. « Quels ordres, lui demanda-t-il, avez-vous à me donner pour le temps de votre absence ? Un seul, répondit Cicéron ; c’est d’empêcher qu’elle se prolonge. »

Il passa par Tarente, pour voir Pompée, qu’une maladie y retenait alors dans une de ses maisons de campagne. Ils passèrent trois jours ensemble à s’entretenir des affaires publiques : et Cicéron tira de lui quelques leçons sur l’art militaire.

Après douze autres jours passés à Brindes, il s’embarqua le 15 Juin pour Antium, avec tout son cortége, et arriva le 26 à Athènes, où il séjourna plus longtemps qu’il n’avait voulu, retenu par les honneurs publics qu’on lui rendit et par le charme qu’il trouvait dans les entretiens de tous les savants. Il s’était logé dans la maison d’Aristus, le premier professeur de la secte académique. Il prit terre à Éphèse le 22 juillet, après quinze jours d’une navigation pénible. Il y reçut aussitôt les députations de toutes les villes de l’Asie, et les félicitations d’une infinité de personnages célèbres qui étaient venus de fort loin à sa rencontre.

Enfin, prenant directement le chemin de sa province, il arriva à Laodicée, une des principales villes de son gouvernement, le dernier de juillet ; car il a soin de dater de ce jour le commencement de son année proconsulaire, « de peur, dit-il, qu’on ne le trompe en la faisant commencer plus tard. »

Il ne tarda pas à apprendre que les Parthes méditaient d’envahir la Cilicie. Il alla, pour observer leurs mouvements, camper au pied du mont Taurus. Son armée était forte de quatorze mille six cents hommes, sans y comprendre les troupes auxiliaires des États voisins, ni celles de Déjotarus, roi de Galatie, et son ami particulier. Les Parthes s’étant partagés en deux corps, l’un s’était avancé dans la Syrie jusqu’à Antioche, où il tenait Cassius bloqué ; l’autre pénétra dans la Cilicie. Le proconsul, au moyen d’une marche prompte et habile, les surprit, les força à la retraite, fit lever le siége d’Antioche, et délivra Cassius, qui, tombant sur eux dans leur fuite, les tailla en pièces, et tua leur général.

À l’ouverture d’une guerre que la défaite de Crassus avait rendue terrible aux Romains, on parlait à Rome de leur opposer Pompée ou César ; et les amis de Cicéron, qui n’avaient pas une haute idée de ses talents militaires, n’étaient pas sans inquiétude. L’un d’eux, Papirius Pétus, épicurien, connu par son esprit, crut devoir lui envoyer quelques instructions militaires. Cicéron se contenta d’y faire une réponse moqueuse : « Notre lettre a fait de moi un général consommé ! Je ne vous aurais pas cru si savant dans l’art de la guerre. On voit bien que vous avez lu. J’aurai donc des vaisseaux, puisqu’il n’y a point de meilleure défense contre la cavalerie des Parthes. » Toutefois, Cicéron avait lui-même eu soin d’amener avec lui un lieutenant, sur l’expérience duquel il ne craignait pas d’avouer qu’il comptait beaucoup : c’était Pontimius, déjà célèbre par la gloire qu’il avait eue de triompher des Allobroges.

Cicéron, après ce succès sur les Parthes, attaqua à l’improviste les habitants des montagnes voisines ; nation fière, indépendante, qui s’était toujours soustraite au joug des Romains. Il en tua une partie, fit beaucoup de prisonniers, prit six forts, en brûla davantage, et campa sur le lieu même où, avant la bataille d’Issus, avait campé Alexandre, « un plus grand capitaine que vous et moi, » écrivait-il à Atticus. De là, il fit marcher son armée contre un peuple plus indomptable encore, et qui n’avait jamais été soumis, même par les rois du pays. La capitale, nommée Pindénissum, était située sur le sommet d’une montagne, et pourvue de tout ce qui était nécessaire à une longue défense. Tous les jours, on y attendait les Parthes. Cicéron en forma le siége, et au bout de six semaines, la força de capituler. Les habitants furent vendus comme esclaves, et le reste du butin fut abandonné aux soldats. Après tant d’exploits, Cicéron se retira prudemment, « de crainte des surprises, et, ajoutait-il, pour ne pas trop tenter la fortune. » La terreur qu’inspira son nom porta les Tiburaniens, autre nation voisine, à se rendre volontairement à lui. Il fut salué par ses troupes victorieuses du titre pompeux d'imperator, qui le flatta singulièrement, et dont il affecta de se parer même en écrivant à César. On le portait d’ordinaire jusqu’au triomphe, que décernait le sénat, et Cicéron le garda toujours, le jour de son triomphe n’étant jamais venu.

Cette nouvelle gloire lui fit aussitôt des jaloux. Bibulus, qui commandait en Syrie, s’était tenu jusque-là renfermé dans Antioche. À la nouvelle de ce succès, voulant égaler Cicéron, et mériter le même titre, il alla chercher des ennemis. Il se fit battre, perdit sa première cohorte et ses meilleurs lieutenants.

Cicéron se hâta d’informer le sénat de ses victoires par des dépêches entourées, selon l’usage, de feuilles de laurier. Il espérait des actions de grâces, préliminaire accoutumé du triomphe. Il écrivait à Caton pour lui demander son suffrage. Caton, qui marquait toujours de l’éloignement pour ces décrets, et se plaignait sans cesse de la facilité avec laquelle on les obtenait, se déclara, dans le sénat, contre sa demande, et le lui écrivit. Les supplications n’en furent pas moins votées, et Caton, entraîné par l’unanimité des suffrages, aida ensuite à dresser le décret, et voulut que son nom y fût inséré.

César écrivit des Gaules à Cicéron (Cæsar imperator Ciceroni imperatori) moins pour le féliciter sur le succès de ses armes, que pour l’indisposer contre la dureté qu’avait montrée Caton, et brouiller les deux amis. Le vainqueur des Parthes dissimula son mécontentement.

Il était parti de Rome avec l’ordre de remettre la Cappadoce sous l’obéissance de son roi Ariobarzane, ami particulier de Caton et de Pompée ; et il s’acquitta de cette commission, sans avoir même eu besoin de prendre les armes, avec autant de désintéressement que de sagesse. Ce roi était si dénué de tout, que sa pauvreté passa depuis en proverbe. Il devait de fortes sommes à Pompée, à Brutus, à d’autres Romains ; et Cicéron, qu’ils avaient chargé de les recouvrer, n’en put rien tirer. Cependant ce monarque ruiné faisait toujours un présent considérable aux gouverneurs de Cilicie. Cicéron le refusa, et lui conseilla de l’employer à payer ses dettes ; Ariobarzane reçut le conseil, et garda l’argent.

Cicéron consacra le reste de son année aux affaires civiles de la province, et appliqua les principes admirables qu’il avait autrefois tracés à son frère, et développés dans son traité de la République. C’était un ancien usage parmi les proconsuls, de marcher avec toute leur suite aux frais des pays qu’ils traversaient. Cicéron ne voulut être à charge ni aux villes ni aux particuliers. Il n’accepta même pas ce qui était dû à son rang d’après la loi Julia, et le plus souvent il passa exprès la nuit dans sa tente. Il fit de sa conduite une règle pour son cortége. Un de ses lieutenants avait exigé de son hôte ce que la loi lui assignait. Cicéron lui en fit de vifs reproches, comme d’une tache à son gouvernement. Il laissa les habitants juger entre eux leurs différends suivant leurs lois ; il leur prêtait seulement le secours bienveillant de ses lumières. « On n’a pas besoin, écrivait-il à un de ses amis, de s’adresser à quelqu’un de ma suite pour avoir des audiences. Je me promène chez moi les portes ouvertes, comme je faisais à Rome quand j’aspirais aux dignités. » Il soulagea les villes des dettes énormes où les avait engagées la cupidité de ses prédécesseurs. Leurs magistrats s’étaient, pendant dix années, engraissés à leurs dépens ; il les interrogea, obtint l’aveu de leurs concussions, et les obligea de restituer tous ces gains illicites. Il avait trouvé plusieurs domaines publics usurpés par des particuliers ; il les rendit aux villes. Quelques-unes payaient de fortes contributions aux proconsuls, pour se faire exempter de recevoir des troupes en quartier d’hiver ; Cicéron leur remit cette taxe, qui faisait seule un revenu considérable. D’autres gratifications plus justes, auxquelles il avait droit, furent appliquées par ses ordres au soulagement des villes ou des cantons opprimés. Il diminua les impôts, fit baisser le prix des vivres, et, dans un moment de disette, ouvrit sa table aux principaux habitants de la province. Ces libéralités lui attiraient les applaudissements et l’amour des peuples de l’Asie ; mais loin d’en faire profiter même sa vanité, il défendit qu’on fît pour lui aucune dépense en statues, en monuments, en chevaux de bronze, suivant l’usage des Asiatiques, prodigues de ces distinctions même envers les gouverneurs les plus durs. Enfin, et par un dernier trait de désintéressement sans exemple avant lui, comme il avait économisé un million de sesterces sur la somme qui lui était allouée pour sa dépense annuelle, il les remit au trésor, au grand déplaisir des plus avides de sa suite, qui avaient espéré se partager cette somme considérable.

Appius Ciaudius l’avait précédé dans ce gouvernement, qu’il avait laissé dans un état déplorable : la conduite de Cicéron lui paraissant un blâme formel de la sienne, il lui avait écrit plusieurs lettres pour se plaindre de ce qu’il avait aboli quelques-uns de ses règlements. Cicéron, malgré d’autres torts d’Appius qui le touchaient personnellement, lui répondit toujours avec beaucoup d’affection, ménageant en lui l’allié de Pompée et le beau-père de Brutus. De retour à Rome, Appius se vit accuser, pour les actes mêmes de son consulat, par P. Corn. Dolabella, aussi distingué par son esprit que par sa naissance, mais violent, téméraire, ambitieux, fort attaché à César, et que Tullie, séparée de Crassipès, son second mari, venait d’épouser pendant l’absence de son père ; mariage que Cicéron n’avait pas appris sans quelque chagrin.

Cette accusation jeta Cicéron dans un grand embarras ; il se hâta d’écrire à Appius pour se défendre du soupçon d’en avoir inspiré le dessein à son gendre. De Rome, on ne négligea rien pour obtenir de lui un témoignage favorable à son prédécesseur, et Pompée songea, dans ce but, à envoyer un de ses fils en Cilicie. Mais Cicéron lui épargna ces soins, en se déclarant de lui-même pour Appius. Celui-ci fut acquitté, et, devenu censeur, montra dans l’exercice de ses fonctions autant de sévérité que ses mœurs avaient été déréglées jusque-là. C’est lui qui chassa du sénat l’historien Salluste. « Appius regarde la censure comme une lessive où il espère se nettoyer, » écrivait Célius à Cicéron.

C’était Célius, auquel il reconnaissait une grande prévoyance politique, que Cicéron, en quittant l’Italie, avait chargé de lui mander les nouvelles de Rome, pour satisfaire à l’engagement qu’il en avait pris. Célius, alors accablé d’affaires, s’était d’abord contenté de lui envoyer un énorme paquet des décrets du sénat, des édits des consuls, des pièces de théâtre, tous les contes des nouvellistes de Rome, et, comme il le disait lui-même dans la lettre d’envoi, bien d’autres bagatelles. « Est-ce là, s’il vous plaît, lui répondit Cicéron, ce que je vous ai demandé ? vous m’envoyez des choses dont on n’ose pas parler devant moi quand je suis à Rome. Je ne vous demande point des nouvelles politiques du jour, de quelque importance qu’elles soient ; j’ai d’autres amis qui me mettent au courant. Je n’attends pas de vous la relation du présent, ni celle du passé. Ne vous attachez qu’à l’avenir, comme un homme qui voit fort loin devant soi. »

Lire dans l’avenir était, en effet, le premier besoin de Cicéron dans son éloignement. Quand il avait quitté Rome, la guerre civile était imminente ; elle menaçait d’éclater d’un jour à l’autre. L’argent de César et sa renommée lui donnaient chaque jour de nouveaux partisans. Pompée ne cherchait plus qu’à mettre de son côté la justice : les partis commençaient à se former ouvertement et chacun prenait des engagements suivant ses intérêts ou ses principes.

Cicéron attendait la fin de son année avec une impatience qui augmentait tous les jours. À peine informé de l’élection des nouveaux consuls, il leur avait écrit, les conjurant de ne pas prolonger ses fonctions au delà du terme annuel. Enfin, n’y tenant plus, sans attendre, sans connaître son successeur, dont les troubles de Rome avaient empêché la nomination, il remit toute son autorité à son questeur, et reprit le chemin de l’Italie.

Malgré cette précipitation, il s’était arrangé de manière à recevoir en chemin des lettres de Rome, « afin, disait-il, de méditer sur le parti qu’il lui conviendrait de prendre. » Il n’avait plus dès lors confiance qu’en Pompée, devenu lui-même l’espoir et l’idole de Rome, le maître du sénat, qui, dans ses maladies assez fréquentes, décrétait des prières publiques pour son rétablissement ; honneur qui n’avait encore été accordé qu’à lui.

Cependant Cicéron ne désespérait pas de la paix, et il se nourrissait de la flatteuse idée qu’elle pourrait être son ouvrage ; illusion qui peut s’expliquer, comme on l’a dit, par l’amour de la patrie autant que par la vanité. Personne, au reste, n’était plus propre que lui au rôle de médiateur. Il avait des amis dans les deux partis ; il en était également recherché ; César et Pompée lui écrivaient avec la confiance de l’estime et de l’amitié, et se persuadaient, chacun de son côté, qu’ils se l’étaient attaché.

De Brindes, où il était arrivé le 26 novembre (703) avec ses faisceaux couronnés de laurier, suivant l’usage des proconsuls qui briguaient le triomphe, il prit à petites journées le chemin de Rome, s’arrêtant sur sa route pour conférer avec ses amis, qui venaient de tous côtés à sa rencontre. Il ne se prononça pour aucun parti, non que son choix ne fût déjà fait, car il était décidé à suivre Pompée ; mais il voulait ménager sa conduite : son dessein était de ne prendre aucune part aux décrets que l’on préparait contre César, et de garder quelque temps les apparences de la neutralité, pour faire l’office de médiateur avec plus de convenance et de succès.

Il eut, le 10 décembre, une conférence avec Pompée, qui le loua adroitement sur ses succès militaires, encouragea ses prétentions au triomphe, et lui promit de les appuyer. Pompée voulut encore avoir avec lui une entrevue, avant son retour à Rome ; il le joignit à Lavernium ; et l’ayant accompagné jusqu’à Formies, ils eurent ensemble une conversation qui dura la moitié du jour. Pompée rejetait toute idée de rapprochement ; il se disait prêt pour la guerre, affectait de mépriser les menaces et les troupes de son rival, opposait avec confiance le nom de la république et le sien ; que si César osait faire un pas, il saurait bien l’arrêter. Cicéron en doutait déjà, et ne laissa point de conserver ses espérances d’accommodement et le projet d’y employer tous ses efforts.

Il se confirma dans cette résolution, à mesure qu’en approchant de Rome il observa les dispositions des deux partis. Les républicains étaient mal unis entre eux : la plupart avaient quelque plainte à faire de Pompée ; on remarquait aussi dans leurs sentiments beaucoup d’emportement et de violence : ils ne parlaient que d’anéantir leurs adversaires. Cicéron croyait voir clairement, et ne faisait pas difficulté d’annoncer à ses amis que, de quelque côté que la fortune se déclarât, il fallait s’attendre à la tyrannie : la seule différence qu’il prévoyait dans les suites de la victoire, était qu’en supposant l’ennemi vainqueur, on était menacé d’une proscription, et que le succès du bon parti n’exposait Rome qu’à la perte de la liberté. Ainsi, quelque horreur qu’il eût pour la cause de César, il pensait toujours qu’il valait mieux consentir à toutes ses demandes, que de remettre la décision de cette querelle au sort des armes. Des conditions de paix injustes valaient mieux, selon lui, que la plus juste guerre ; et lorsque, depuis dix ans, on n’avait paru travailler qu’à fortifier César, il trouvait ridicule qu’on pensât à se battre contre un homme auquel on s’était mis volontairement dans l’impuissance de résister.

Il était plein de ces réflexions, lorsqu’il arriva aux portes de Rome, le 4 janvier (704). Il y retrouva l’honorable accueil qui l’attendait toujours. Toute la ville alla le recevoir, et lui prodigua toutes sortes de marques d’honneur. Mais il « tombait, comme il le dit, au milieu des flammes de la guerre civile, » et la trouvait ouvertement déclarée. Deux tribuns menacés, Marc Antoine et Q. Cassius, s’enfuirent dans le camp de César, qui, n’attendant plus qu’un prétexte, passa le Rubicon.

Pompée quitta Rome, avec les consuls et une partie des sénateurs. Quelques-uns furent chargés de rassembler en Italie des troupes et tout ce qui était nécessaire pour la défense commune. On donna à Cicéron la garde de Capoue, avec l’inspection des côtes jusqu’à Formies. Il avait refusé déjà une commission plus importante ; il résigna l’autre, alléguant que Capoue était incapable de résistance ; et il attendit les événements dans sa maison de Formies. La confiance qui aveuglait Pompée fut encore augmentée par les rapports de Labiénus, lequel, étant passé du camp de César dans le sien, lui représenta César comme un général sans armée, et l’abusa en tout sur la réalité de ses ressources.

Cependant César, tout en poussant la guerre avec vigueur, mettait sans cesse en avant les mots d’accommodement et de paix. Pour faire perdre à ses ennemis leur temps en délibérations, il envoya un plan de conciliation à Rome, et s’efforça de convaincre Cicéron de la sincérité de ses propositions. Personne n’y crut, pas même Cicéron, qui fut toutefois d’avis qu’on l’écoutât. Mais quand il vit Pompée quitter l’Italie, il ne fut plus maître de ses inquiétudes, et tomba dans de cruelles irrésolutions. Devait-il suivre Pompée, dont la cause était celle de la république, mais qui l’avait déjà perdue par une suite de fautes impardonnables, par une fuite honteuse, et qui n’avait eu d’ailleurs aucun égard à ses avis ? Retourner à Rome, et même rester en Italie, où n’étaient plus ni les consuls, ni le sénat, ni l’armée, c’était reconnaître pour légitime la cause de César. « Je sais bien qui fuir, disait-il, mais je ne sais qui suivre. »

Il se donnait à résoudre, sous la forme d’un texte d’école, une suite de questions de morale et de politique, qui, posées d’une manière générale, s’appliquaient toutes à sa situation, et il en déclamait la solution, en se promenant, triste et solitaire, dans ses jardins de Formies. Il les soumit à Atticus : elles sont en grec. « Peut-on demeurer dans son pays, lorsqu’il est opprimé ? Tous les moyens sont-ils permis pour le délivrer de la tyrannie ? Ne doit-on pas prendre garde que celui qu’on oppose au tyran ne s’élève lui-même trop haut ? Faut-il compter, pour servir sa patrie, sur les circonstances et les négociations plutôt que sur les armes ? Est-il permis à un bon citoyen, pendant ces temps de troubles, de vivre dans la retraite ? Doit-on, pour la liberté, s’exposer à tous les périls ? Peut-on, pour délivrer son pays d’un tyran, y allumer la guerre, et venir même assiéger sa patrie ? Ceux qui sont d’un sentiment contraire, doivent-ils néanmoins s’engager avec ceux du bon parti ? Faut-il, dans les dissensions publiques, suivre la fortune de ses amis et de ses bienfaiteurs, lors même qu’ils ont fait des fautes graves et décisives ? Un homme qui, pour avoir rendu à sa patrie de grands services, s’est vu exposé aux persécutions et à l’envie, doit-il les braver une seconde fois ? Ou ne peut-il pas songer à lui-même et à sa famille, et laisser le gouvernement à ceux qui ont le pouvoir ? » — « Voilà, dit-il, les questions que j’examine, et sur lesquelles je m’exerce pour et contre, en grec et en latin. »

Il était aussi troublé par un scrupule que sa situation rendait douloureux. Il devait, on ne sait comment, de l’argent à César ; il ne pouvait s’acquitter sans se priver d’une partie des fonds qu’il destinait à son triomphe ; et sa délicatesse lui faisait regarder comme une chose inconvenante et odieuse de prendre parti contre un homme dont il était le débiteur. Pour se mettre à l’aise de ce côté, il eut recours à l’amitié d’Atticus, qui lui prêta cette somme.

César avait pris Domitius dans Corfinium, et l’avait renvoyé libre, avec tous les sénateurs tombés en son pouvoir, au nombre desquels était Lentulus Spinther, ami intime de Cicéron. Celui-ci se crut obligé d’en remercier le vainqueur. César lui répondit par une lettre pleine d’adresse : il espérait le voir bientôt à Rome, afin d’y prendre ses conseils. De son côté, Pompée n’épargnait rien pour engager Cicéron à le suivre, et lui écrivait lettres sur lettres. Cicéron lui répondit qu’il n’avait pas été libre de le rejoindre, s’étant vu plusieurs fois menacé d’être coupé par César. Mais ce n’étaient là, comme il le confessait à Atticus, que des prétextes pour gagner du temps, afin de délibérer sur une démarche aussi importante. D’ailleurs il regardait encore la paix comme possible, et ne voulait pas que César eût à se plaindre de lui quand il serait réconcilié avec Pompée, ce que César faisait espérer toujours. Les instances recommençaient de part et d’autre, trouvant, laissant Cicéron dans la même incertitude, mais témoignant de la haute estime où il était alors. On voyait, dans une querelle où il était question de l’empire du monde, et que la force devait décider, les chefs de deux partis puissants s’efforcer à l’envi de gagner un homme qui ne pouvait pas les servir dans la guerre, et qui n’avait d’autre force que son talent et l’autorité de son nom, comme s’il eût dû rendre meilleure la cause qu’il aurait embrassée.

N’osant se promettre de le faire entrer ouvertement dans ses intérêts, César fit tous ses efforts pour le tenir dans une espèce de neutralité. Il lui écrivit plusieurs fois lui-même, dans la rapidité de sa marche ; lui fit écrire, dans le même sens, par Balbus et Oppius, ses amis ; lui envoya de ses agents. « On le sollicitait, écrit-il, de retourner à Rome ; César ne devait s’y conduire que d’après ses avis. Il pouvait ne prendre parti pour personne ; César ne lui en demandait pas davantage. » Il lui fit même offrir une garde, comme Pompée lui en avait donné une dans le procès de Milon ; offre qui, sous l’apparence d’une marque d’honneur, cachait le projet de le rendre prisonnier, et de lui ôter la liberté de quitter l’Italie.

Cicéron crut devoir répondre à ces avances par une lettre où, sans rien promettre ni accepter, il reconnaissait qu’on avait fait une injustice à César en voulant lui retirer son commandement, et où il le louait de sa modération. Habile à se prévaloir d’une semblable lettre, César la rendit publique, et Cicéron, un peu embarrassé, prétendit qu’il n’y avait mêlé quelques flatteries que par un motif qui l’excusait, le désir de la paix.

César, en venant de Brindes, devait passer par Formies. Cicéron attendait sa visite avec inquiétude. Il aurait voulu l’éviter. Il ne l’osait pas ; il résolut du moins de le recevoir avec toute la fermeté possible. En effet, il lui refusa formellement, dans cette entrevue, de se rendre à Rome. César reçut mal ses raisons, le quitta même avec une menace, et partit mécontent. « Mais en récompense, dit Cicéron, je suis fort satisfait de moi, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. »

Entraîné par ce premier mouvement de fermeté, il ne songea plus qu’à rejoindre Pompée. Ce n’est pas qu’il se fît illusion sur l’issue de la guerre. Il reconnaissait la supériorité de César ; mais il ne pouvait supporter l’idée d’abandonner Pompée, ni se pardonner même d’avoir tant tardé à le suivre. « Je l’aime, écrivait-il, et sa cause est la meilleure, et je préfère être vaincu avec lui que de vaincre avec César. »

Sa conduite, et le soin qu’il prenait de ne pas s’éloigner de ses campagnes, qui étaient proches de la mer, persuadèrent à tout le monde qu’il n’attendait plus qu’un vent favorable pour s’embarquer. César lui écrivit encore, dans l’espoir de l’arrêter. Rien de plus pressant que ses instances, de plus rassurant que ses protestations. « Il n’avait aucun ressentiment de son refus de se rendre à Rome. Il lui connaissait trop de prudence pour prendre un mauvais parti, pour suivre Pompée, maintenant que ses affaires étaient en si mauvais état, lui qui n’avait pu s’y résoudre quand elles pouvaient inspirer quelque confiance. Il devait céder à la fortune ; il y allait de son intérêt. Après tout, quel meilleur parti pour un bon citoyen que de garder une exacte neutralité. Beaucoup l’auraient voulu prendre. Cicéron pouvait s’y tenir avec aussi peu de danger pour sa sûreté que pour son honneur. »

Marc Antoine, à qui César avait confié la garde de l’Italie, lui écrivit aussi le même jour et dans le même but. « Cicéron ne voudrait pas se déclarer contre le parti de César, où il n’avait que des amis, où était son gendre Dolabella, pour celui d’un homme qui lui avait été hostile. » Avec sa lettre, Antoine lui envoya un de ses amis pour en confirmer le contenu, et il l’alla plusieurs fois visiter lui-même. Célius, lieutenant de César, lui en écrivit une où il essaya de faire céder sa résolution à la peur. « Prenez garde, lui disait-il, de faire un choix contraire à votre sûreté. Si vous vous figurez que César aura toujours la même indulgence pour ses ennemis, vous vous trompez. Il se lassera de faire des offres inutiles, et je vous avertis que son humeur est déjà changée ; il prend un ton sévère, et ne paraît pas disposé à pardonner toujours. Pourquoi suivre un fugitif, et embrasser une cause désespérée. Attendez du moins l’issue de la guerre d’Espagne, qui ne saurait être ni douteuse ni longue : ne vous perdez pas volontairement avec tout ce qui vous appartient. »

Curion alla passer deux jours avec lui, en se rendant pour César en Sicile, et s’efforça de l’ébranler par les mêmes raisons. « César n’avait pas pris le parti de la douceur par inclination, mais par politique ; et ce parti ne lui ayant pas réussi, il ne garderait plus de ménagements. » Il venait d’en donner une preuve à son entrée à Rome, en brisant les portes du temple de Saturne, où les consuls avaient laissé le trésor sacré, dont ils avaient emporté la clef, dans la persuasion qu’il était assez défendu par la sainteté du lieu. Il s’empara de force de toutes les richesses que les siècles y avaient accumulées, et voulut tuer le tribun Métellus, qui s’était opposé à cette violence.

Cicéron était toujours décidé à partir, et en avait d’autant plus de hâte, comme il le dit lui-même, que « ses lauriers, ses licteurs, ses faisceaux, tout cet appareil d'un futur triomphateur, l’exposait à de continuelles railleries. » En effet, dès son retour de Cilicie, il avait sollicité le décret de son triomphe. Le sénat l’avait rendu : mais le consul Lentulus avait demandé que cette cérémonie fût différée de quelques jours, pour laisser aux affaires, qui ne firent qu’empirer, le temps de s’améliorer ; et Cicéron n’avait pas triomphé. Il n’attendait donc que le moment de passer la mer avec Pompée. Les menaces, les violences de César, la conduite déjà infâme de cet Antoine qui lui demandait une bassesse, l’insolence de ces factieux avant la victoire, leurs plans, leurs desseins, lui faisaient horreur. « Voilà donc, s’écrie-t-il, par quelles indignes mains il nous faut périr. Pour moi, si j’avais le malheur de ne pas trouver un vaisseau, je prendrais plutôt une barque, pour échapper à leurs mains parricides. » Toutefois n’ignorant pas que ses démarches étaient surveillées, surtout par Antoine, alors dans le voisinage, et qui avait ordre de César de ne pas le laisser partir, il s’efforçait encore de dissimuler, et il écrivit à ce surveillant qu’il n’avait aucun dessein qui pût blesser César ; qu’il ne pouvait oublier leur amitié, ni ce qu’il devait à Dolabella son gendre ; et que sa principale raison pour vivre dans la retraite était l’embarras de ses licteurs, avec lesquels il n’aimait plus à paraître en public. Marc Antoine lui fit une réponse froide, sèche, impérieuse, dont Cicéron envoya une copie à Atticus, pour lui « montrer, disait-il, quel air de tyrannie on prenait déjà. »

Il fallait partir. Sa fille Tullie se jeta éplorée à ses genoux, le supplia d’attendre du moins l’issue de la guerre d’Espagne : sans y consentir, il différa son départ.

Ses préparatifs terminés, et quand il n’attendait plus qu’un vent favorable, il se retira dans sa maison de Pompée, qui étant moins commode pour un embarquement, servait à en écarter le soupçon. Là, on vint lui dire que les chefs de trois cohortes, en garnison à Pompéi, demandaient à le voir le lendemain, pour lui livrer la place et les troupes. Le lendemain, Cicéron s’esquiva avant le jour, pour ne pas les recevoir, croyant un si petit corps insuffisant pour la défense du pays, et surtout se défiant de quelque piége.

Enfin, après cinq mois d'hésitations, il mit à la voile le 11 juin 704, « se précipitant, dit-il, les yeux ouverts et volontairement, dans sa ruine. » Loin de gêner Quintus dans ses inclinations, il lui représenta que les obligations qu’il avait envers César lui faisaient peut-être un devoir de ne pas quitter l’Italie. Quintus lui déclara qu’il ne reconnaissait d’autre parti que celui auquel s’attachait son frère.

Il arriva heureusement au camp de Pompée, à Dyrrachium, en Épire, avec son fils, âgé de seize ans, son frère et son neveu ; et, pour réparer un peu le tort de sa lenteur, et s’attirer plus de considération dans son parti, il commença par remettre à Pompée une somme considérable de ses propres revenus.

« Il fut reçu avec joie par tout le monde, dit Plutarque, excepté par Caton, qui, en le voyant, le prit à part, pour lui reprocher d’être venu. Il eût été plus utile à ses amis, lui dit Caton, à ses concitoyens, si, gardant la neutralité dans Rome, il eût attendu l’occasion de les servir, au lieu de se déclarer sans motif, sans nécessité contre César, et de venir partager avec eux de si grands dangers. »

Ces paroles le bouleversèrent, et il acheva de se refroidir en voyant que Pompée ne le chargeait d’aucune affaire importante, ne lui demandait aucun conseil. S’il avait embrassé le parti de la guerre avec répugnance, il n’y trouva rien qui ne fût propre à augmenter son dégoût. « Ce qu’on avait conçu, ce qu’on avait exécuté, lui déplut également ; il n’était satisfait que de la cause. » Les plus fidèles amis de Pompée se perdaient eux et lui par leurs conseils. Ils étaient pleins d’une confiance insensée. Pompée affectait une supériorité insupportable ; il se proposait en tout Sylla pour modèle ; il méditait les mêmes vengeances.

Cicéron entreprit de modérer cette présomption, en représentant les hasards de la guerre, les forces et, l’habileté de l’ennemi, et la vraisemblance même d'une défaite, si l’on prenait légèrement le parti d’en venir aux mains. Ses remontrances, méprisées, ne servirent qu’à le faire accuser de faiblesse et de lâcheté. Il prit alors le parti de faire sentir par des railleries les fautes qu’il ne pouvait empêcher par son autorité. Il laissa voir son repentir d’être venu. Il ne cessa de rabaisser les préparatifs de Pompée, de blâmer ses plans, de lancer en toute occasion des sarcasmes. Il n’était pas gai cependant ; et on le voyait se promener tout le jour dans le camp, d’un air morne et soucieux ; mais il faisait rire par ses reparties ceux même qui songeaient le moins à rire. « Vous êtes venu bien tard, lui dit un jour Pompée. — Je suis venu encore trop tôt, répondit Cicéron ; car je ne vois rien de prêt. — Où est votre gendre ? lui demanda une autre fois Pompée d’un air d’ironie. — Avec votre beau-père. » dit-il aussitôt. Un Romain qui arrivait du camp de César dans celui des Pompéiens, racontait que, dans la précipitation de son départ, il avait oublié son cheval. » Cet homme, dit Cicéron, a mieux pourvu à la sûreté de son cheval qu’à la sienne. » Pompée venait d’accorder le droit de cité à un transfuge gaulois. « Le plaisant homme ! dit Cicéron ; il donne à des Gaulois une patrie, et ne peut nous rendre la nôtre ! »

Fatigué de ces plaisanteries. Pompée lui dit enfin : « Passez à César, et vous verrez si je suis à craindre. « Cicéron avait tort de semer le découragement dans son parti, de jeter sur le chef un ridicule qui rejaillissait sur la cause ; et, comme dit avec force M. Villemain[3], « d’apporter dans le camp de Pompée les craintes qui pouvaient l’empêcher d’y venir. Il se hâta, ajoute le même écrivain, de désespérer de la victoire, et laissa entrevoir cette défiance du succès, qui ne se pardonne pas, et cette prévention contre les hommes et contre les choses, qui choque d’autant plus qu’elle se trahit par le sarcasme. Cicéron ne modérait pas assez son penchant à la raillerie ; et, sur ce point, il paraît avoir manqué souvent de prudence et de dignité. »

Tandis que César, maître de l’Espagne et de l’Italie, créé, à Rome, dictateur et consul, accourait pour combattre Pompée, Cicéron, désespérant toujours du succès de la guerre, faisait tous ses efforts pour disposer son parti à la paix. Pompée défendit qu’on en parlât davantage dans le conseil ; il commençait à reconnaître ses fautes, voulait reconquérir sa gloire, et avait pris la résolution de périr ou de vaincre.

César le tenait bloqué dans Dyrrachium ; Dolabella écrivit à Cicéron de profiter de la fuite de Pompée, dont on ne doutait pas, pour se retirer à Athènes ou dans quelque autre ville éloignée du théâtre de la guerre ; retraite que César approuvait d’avance. Mais ce dernier se vit lui-même contraint, par un revers imprévu, de fuir devant Pompée jusqu’en Macédoine.

Cicéron revint au conseil qu’il avait déjà donné, de traîner la guerre en longueur, et de ne pas s’exposer aux chances d’une bataille. La force de ses raisons les fit goûter de Pompée. Mais le succès de Dyrrachium avait achevé de tourner la tête à cette troupe sénatoriale ; elle entraîna son chef. La résistance lui était difficile au milieu de tous ces magistrats fugitifs, ses égaux en dignité, qui, ayant commandé, triomphé comme lui, voulaient avoir part à toutes les résolutions ; qui, n’ayant avec lui d’autre engagement que leur inclination, et libres de l’abandonner au moindre dégoût, en exigeaient d’autant plus de complaisance ; qui, s’ennuyant de cette vie des camps, aspiraient à retourner à Rome pour y jouir de leurs richesses et de leurs honneurs : qui, las de lui obéir, l’accusaient de vouloir se perpétuer dans le commandement, et l’appelaient Agamemnon, le roi des rois ; qui, enfin, pleins d’une présomptueuse confiance dans l’issue du combat, couvraient déjà leurs tentes de lauriers, y faisaient dresser par leurs esclaves des tables chargées de mets dont l’armée victorieuse et affamée de César allait vanter le goût exquis, se disputaient toutes les places que donnerait la victoire, et jusqu’à celle de souverain pontife, que la mort de César devait laisser vacante. Enfin, entraîné, harcelé, poussé en avant, Pompée céda, malgré l’avis de Cicéron, malgré les conseils d’une prudence un peu tardive.

Cicéron ne se trouva point à la bataille de Pharsale, étant demeuré malade à Dyrrachium. Il avait promis à Pompée de le suivre aussitôt que le lui permettrait sa santé ; et pour gage de sa sincérité, il lui avait laissé son fils, qui se distingua, dans cette journée, à la tête d’un corps de cavalerie.

Caton avait à Dyrrachium le commandement de quinze cohortes et d’une flotte considérable. Il l’offrit à Cicéron, qu’y appelait son rang de consulaire. Cicéron le refusa ; et, si l’on en croit Plutarque, le jeune Pompéen fut si indigné, qu’ayant tiré son épée, il l’aurait tué, si Caton n’eût arrêté son bras. Tous ceux qui voulaient continuer la guerre exhortèrent Cicéron à les suivre ; et comme ils lui répétaient sans cesse qu’il leur restait encore sept aigles, » cela serait excellent, » répondit-il par un dernier trait de moquerie, « si vous aviez des geais à combattre. » Il déclara que la guerre était finie pour lui, et se retira, sous la protection de Caton, qui eut quelque peine à le soustraire à de nouvelles violences.

Cicéron reprit le chemin de l’Italie, et descendit à Brindes vers la fin d’octobre 705, toujours précédé de ses licteurs et de ses faisceaux couronnés de lauriers. Il y reçut une lettre d’Antoine qui l’avertissait que César lui avait défendu de recevoir personne en Italie sans un ordre de sa main. Cicéron lui dépêcha aussitôt L. Lamia, pour l’assurer que Dolabella lui avait écrit de la part de César qu’il pouvait s’y rendre ; il n’était venu que sur la foi de cette lettre. Antoine publia l’édit qui excluait de l’Italie tous les partisans de Pompée ; mais, dans cet édit même, il excepta Cicéron, affectant de l’y nommer, pour achever de le rendre suspect et odieux à ses anciens amis. Cicéron éprouvait de vives contrariétés de la part de sa famille. Son frère et son neveu avaient suivi César en Afrique pour en obtenir leur pardon. Quintus rejetait sur son frère le blâme qu’il croyait mériter, et ne cessait de l’accuser dans ses discours et dans ses lettres. Son fils avait même pris les devants, en composant contre son oncle un discours qu’il devait prononcer devant le vainqueur. Cicéron, tout irrité qu’il fût de cette conduite, en tenait une fort opposée, et appuyait généreusement leurs accusations contre lui-même. Informé que, dans plusieurs occasions, César, loin de croire aux dénonciations de Quintus, l’avait au contraire accusé d’avoir entraîné toute sa famille dans le parti de Pompée, Cicéron lui écrivit aussitôt afin d’en revendiquer le tort, et le pria de recevoir son frère en grâce.

Dolabella, son gendre, à peine en possession du tribunal, où il était parvenu autant par ses intrigues que par la protection de César, avait excité de nouveaux troubles à Rome, en faisant revivre une loi qui éteignait toutes les dettes : lui-même en avait tant, que sa femme avait été forcée de venir chercher sa subsistance auprès de son père. Cicéron n’avait pas achevé de payer la dot de sa fille. Ce qu’il avait donné à Pompée, et la mauvaise gestion de sa femme, l’avaient mis dans une gêne qui ne lui permettait plus de fournir aux dépenses les plus indispensables de sa maison ; il n’en put sortir qu’avec l’aide d’Atticus.

Il reçut à Brindes la nouvelle de la mort de Pompée, et en fut peu surpris. Dès qu’on en sut la nouvelle à Rome, César y fut élu dictateur pour la seconde fois, et Antoine, maître de la cavalerie.

Cicéron continua de séjourner à Brindes, mais dans une situation d’esprit si pénible, « qu’elle lui paraissait, dit-il, pire que tous les supplices. » Il n’osait se rapprocher de Rome sans la permission formelle de ses nouveaux maîtres ; et Antoine ne laissait pas échapper une occasion de l’humilier. Tout son espoir était dans le retour de César ; et s’il restait à Brindes, c’était pour se faire un mérite de le recevoir à son débarquement. Il était si honteux de son triste rôle, qu’il évitait d’en parler dans ses lettres, et demandait en grâce à ses amis de ne plus le questionner à ce sujet.

Cependant les restes du parti de Pompée s’étaient ralliés en Afrique ; et leurs forces réunies étaient si supérieures à celles de César, qu’ils parlaient de passer en Italie avant qu’il fût revenu d’Égypte. Le bruit s’en répandit bientôt ; et Cicéron devait s’attendre à être traité par eux en déserteur ; car ils avaient publié qu’ils tenaient pour ennemi quiconque ne se rendrait pas dans leur camp. Il ne restait donc plus à Cicéron qu’à souhaiter le succès des armes de César, et le triomphe d’un parti qu’il avait toujours détesté.

À Rome, on ne lui pardonnait pas de s’être soumis sitôt à la discrétion du vainqueur. Il était blâmé, condamné, méprisé, sans que personne entreprît de le justifier. Ému de tant de reproches, il chargea son cher Atticus de prendre sa défense, lui suggéra les raisons qui pouvaient y servir, et le pria de les répandre. Mais ces raisons ne pouvaient que faire ressortir la situation équivoque où il se trouvait placé.

Pour comble d’inquiétude et de honte, il ne recevait aucune marque d’attention de César, qui, tout entier à l’expédition d’Égypte, n’avait pas, il est vrai trouvé le temps d’écrire une seule fois en Italie dans l’espace de six mois. Instruits des craintes de Cicéron, plusieurs de ses amis de Rome imaginèrent, pour les dissiper, de lui écrire, sous le nom même de César, et de dater d’Alexandrie une lettre bienveillante et affectueuse. Mais les termes en étaient si vagues qu’il soupçonna, ce qu’il apprit en effet plus tard, qu’elle venait d’Oppius et de Balbus, dont l’amitié, vainement ingénieuse à le tromper, n’avait trouvé que ce moyen de relever son courage.

César lui donna enfin lui-même une marque de souvenir, et lui fit remettre les lettres injurieuses de son frère, comme un témoignage de son affection et de l’horreur que lui avait inspirée la conduite de Quintus. Mais la tristesse habituelle où vivait Cicéron tant de fois abusé, abandonné, trahi ; les noires pensées dont il nourrissait son esprit ; son humeur devenue soupçonneuse et défiante, lui faisaient chercher, même dans les bons traitements de nouvelles raisons de craindre. Au lieu d’expliquer favorablement la conduite de César, il ne voulut y voir que la politique d’un vainqueur irrité qui, remettant la vengeance à un autre temps, voulait, pour la mieux assurer, lui inspirer une sécurité trompeuse : et cet empressement même à lui envoyer par des intermédiaires les lettres de Quintus lui paraissait moins une avance qu’une marque de mépris.

Ces sombres idées furent dissipées par une lettre de César qui lui confirmait, dans les termes les plus affectueux, la possession de son rang, et lui accordait même la liberté de reprendre ses faisceaux et ses licteurs, qu’il venait de quitter. En même temps Quintus, dont César n’avait permis le retour qu’à la considération de Cicéron, changeant bientôt de langage, écrivit à son frère pour le féliciter du rétablissement de sa fortune.

Cicéron voulait faire partir son fils au-devant de César ; mais dans l’incertitude du chemin qu’il prendrait, il changea de résolution. Dès qu’il eut appris son arrivée à Tarente, il quitta Brindes pour se présenter à lui sur sa route. Il avoue dans ses lettres qu’il ressentit quelque trouble à l’approche d’un vainqueur contre lequel il avait pris les armes ; et quoiqu’il pût compter sur un accueil favorable, « il ne savait, dit-il, s’il valait la peine de lui demander une vie qui cesse d’être à nous lorsqu’elle est le bienfait d’un maître. » Mais, dans leur entrevue, il ne se vit obligé à rien qui fût au-dessous de sa dignité. César, du plus loin qu’il le vit venir, descendit de cheval, courut l’embrasser, et, continuant de marcher avec, lui, l’entretint seul avec familiarité.

Cicéron ne pensa plus qu’à se rendre à Rome ; et, après quelques jours passés dans sa villa de Tusculum, avec ses meilleurs amis, il prit le chemin de la ville, dans la résolution de s’y consacrer à l’étude, et d’attendre, dans cette tranquille occupation, que des jours meilleurs eussent lui pour la république. « Heureusement, écrivit-il à Varron, que j’ai fait la paix avec mes livres, qui n’ont pas été fort satisfaits de me voir si longtemps oublier leurs préceptes. »

Pressé de repartir pour l’Afrique, César donna le consulat, pour les trois mois qui restaient de l’année, à Vatinius et à Fufius Calénus, et se nomma lui-même consul avec Lépide pour l’année suivante (707). Un usage si arbitraire de sa nouvelle autorité, fit juger tout d’un coup par quelles maximes il se proposait de gouverner, et jeta une grande tristesse dans la ville.

La guerre d’Afrique tenait encore l’univers en suspens. Cicéron, n’attendant rien d’heureux de l’un ni de l’autre parti, continua de mener une vie solitaire au milieu de ses livres. Il se lia plus étroitement avec Varron, qui passait pour le plus savant des Romains, et leur amitié s’immortalisa par l’honneur qu’ils se firent mutuellement de se dédier leurs ouvrages. Ce fut dans cette retraite que Cicéron, outre des traductions d’Homère, du Timée de Platon et des tragiques grecs, composa son traité des Partitions oratoires, pour l’instruction de son fils, âgé de dix-huit ans. Un autre fruit de son loisir fut le Dialogue sur les orateurs fameux, qu’il publia sous le titre de Bridas, ouvrage qui devait servir de complément aux trois livres de l’Orateur déjà publiés.

Cicéron, au commencement de la guerre civile, était le débiteur de César. Il en était devenu à son tour le créancier. Il était gêné ; il aurait voulu être remboursé, mais ne savait quel moyen employer. Sa gêne était d’autant plus grande, qu’un divorce venait de le séparer de Térentia, depuis trente ans sa femme ; divorce que tout le monde n’approuva pas, quoique Térentia, outre son caractère difficile et ses profusions sans bornes, prêtât aussi au soupçon d’accueillir les ennemis de son mari. Elle lui avait apporté de grands biens, qu’il fallut lui restituer en la quittant.

Ces difficultés forcèrent Cicéron de s’engager dans un autre mariage. « Dans un temps si misérable, je n’aurais jamais pensé, dit-il, à changer ma situation, si je n’avais trouvé à mon retour mes affaires en aussi mauvais état que celles de la république. Des intrigues et des perfidies entretenues contre moi dans ma propre maison, m’en ont fait une obligation ; et je me suis vu forcé de chercher, par de nouvelles alliances, à me défendre contre la trahison des anciennes. » Ses amis lui proposèrent plusieurs partis. Il se détermina pour une jeune fille, nommée Publilia, sa pupille, belle, riche, bien alliée. La disproportion de leur âge (il avait soixante-deux ans) lui attira quelques railleries. « Elle est bien jeune, lui disait-on. — « Demain elle sera femme, » répliqua-t-il.

De son côté, Térentia, qui vécut, dit-on, cent trois ans, prit, suivant saint Jérôme, pour second mari Salluste, ennemi de Cicéron, et Messala pour le troisième. Dion lui en donne même un quatrième, Vibius Rufus, qui fut consul sous le règne de Tibère, et qui se vantait de posséder deux choses qui avaient appartenu aux deux plus grands hommes du siècle précédent, la femme de Cicéron et le siège sur lequel avait été tué César.

Ce dernier revint victorieux d’Afrique. L’incertitude où l’on était de l’issue de la guerre avait fait garder jusque-là quelques ménagements au sénat ; mais bientôt la flatterie ne connut plus de bornes, et les honneurs qui furent prodigués à César surpassèrent tout ce qu’on avait jamais vu. Le dégoût que ces bassesses inspirèrent à Cicéron, et la certitude que son rôle était fini et son éloquence inutile, lui firent prendre la résolution d’acquérir à Naples une maison qui put lui servir de prétexte pour se tenir désormais éloigné de Rome, « où, suivant ses expressions, loin de le mettre au gouvernail, on ne le jugeait pas même digne de travailler à la pompe. » Mais ses amis l’en détournèrent, en le pressant de se soumettre à la nécessité, et d’éviter que César expliquât sa retraite comme une marque d’aversion pour lui. Il lui fallut se rendre à leurs avis. « Aussi longtemps que notre préfet des mœurs, » dit-il par une allusion moqueuse à la censure de César, « fera son séjour à Rome, j’y resterai. Mais lui parti, vite je cours à Naples. »

César, qui ne songeait guère à consulter Cicéron, ne dédaignait pas de s’appuyer parfois de l’autorité de son nom, et en souscrivait à son insu les décrets du sénat, lesquels se fabriquaient chez lui et par lui. « J’apprends quelquefois, dit Cicéron, qu’un sénatus-consulte, passé à mon avis, a été porté en Syrie et en Arménie, avant que j’aie su qu’il ait été fait ; et j’ai reçu des lettres de plusieurs rois, qui me remercient de leur avoir accordé ce titre, tandis que j’ignorais non-seulement qu’ils l’eussent obtenu, mais qu’ils fussent au monde. »

Cependant il était recherché des chefs du parti victorieux, des favoris de César, qui vivaient même avec lui dans la plus grande familiarité, et lui « composaient, comme il le dit, une espèce de cour : » c’étaient Balbus, Oppius, Marius, Pansa, Hirtius et Dolabella : il soupait presque tous les jours avec eux, et les deux derniers s’exerçaient sous lui à la déclamation. « Pourquoi, écrivait-il à Varron, pourquoi me défendrais-je de souper avec ceux qui nous gouvernent ? Que voulez-vous ? Il faut céder au temps. » Et pour céder au temps, il cherchait dans ses livres de philosophie et d’histoire, ne pouvant sans doute les trouver dans sa conscience, des maximes, des exemples, des raisons qui lui servissent d’excuse à lui-même. — « Le sage n’appartient qu’à lui. — Le sage ne doit pas blesser inutilement ceux qui sont en possession de l’autorité. — Quand on a cru que le meilleur parti était de vivre, il faut bien aimer ceux dont on tient cette vie, qu’on a préférée à la mort. — L’histoire nous montre une infinité de sages vivant sous la tyrannie dans Athènes et dans Syracuse, et y conservant la liberté de leur esprit. — Quand il a pris les mesures les plus justes, et qu’il en a été trompé, le sage ne doit pas lutter sans espoir contre la force des choses. » À force d’invoquer les maximes des sages, Cicéron oubliait qu’il ne l’était plus. Dans cette communauté d’études et de plaisirs avec ses maîtres, il évitait de se mêler des affaires de Rome, même de marquer quelque curiosité de les savoir ; et il n’employa la faveur où il était auprès d’eux qu’à rendre service à plusieurs de ses amis, que l’exil punissait de leur attachement à une cause naguère la sienne. Il n’épargnait alors ni ses instances, ni ses peines. Il ne quittait plus la demeure de César ; et s’il se plaignait parfois de la difficulté des audiences, et d’avoir à les attendre, avec tous ses clients, dans le vestibule de son palais, il n’en accusait que la multitude et le grandeur de ses devoirs.

Recherché des amis de César, il l’était aussi des partisans de la république, et sa maison était plus fréquentée que jamais. « On cherche, disait-il, à voir un bon citoyen comme une espèce de prodige. » Les visites étaient si nombreuses, qu’il en avait réglé l’ordre. Il recevait les républicains de grand matin ; audience mélancolique et triste. Après eux arrivaient « les joyeux vainqueurs, » comme il les appelait ; et tous ces visiteurs partis, il se retirait dans sa bibliothèque pour lire ou composer.

Toutefois, il protestait par des bons mots contre la tyrannie de César et la bassesse de ses créatures. Andron de Laodicée, qu’il avait connu en Cilicie, étant venu le saluer, lui apprit que ses concitoyens l’avaient envoyé à Rome pour demander à César la liberté de leur patrie. « Si vous réussissez, lui dit Cicéron, sollicitez aussi pour nous. » — « Ne vous étonnez pas, » disait-il un autre jour de César, en faisant allusion à son commerce de débauche avec le roi de Bithynie ; « ne vous étonnez pas qu’après avoir aimé un roi, il aime tant la royauté. » Ses amis, craignant que cette liberté de langage ne l’exposât au ressentiment du dictateur, l’exhortèrent à plus de retenue. Mais il leur répondit, « que lui demander d’étouffer dans sa bouche une raillerie, c’était vouloir qu’il renonçât à toute réputation d’esprit. D’ailleurs, ajoutait-il, César a le jugement admirable ; il faut lui rendre cette justice. Il s’est tellement familiarisé avec mes bons mots, que si on lui en donne comme de moi qui n’en soient pas, il les rejette aussitôt. Ce discernement lui est d’autant plus facile, que ses meilleurs amis vivant très-familièrement avec moi, ils ne manquent point de lui répéter tout ce qui m’échappe d’ingénieux ou de plaisant dans la variété de nos discours. Je sais qu’ils ont reçu de lui cette commission. »

César ne pouvait douter de l’horreur secrète que Cicéron avait pour son usurpation ; mais l’amitié qu’il lui portait et un reste de respect lui avaient fait prendre le parti, non-seulement de le traiter avec assez de considération pour adoucir ses chagrins, mais de contribuer de tout son pouvoir à lui rendre la vie douce et agréable. Cependant tout ce qu’il fit dans cette vue n’obtint de Cicéron que des louanges sur sa clémence, et sur l’intention qu’il lui prêtait de rétablir la république. Du reste, il ne traite jamais son gouvernement que de tyrannie, et le dictateur, que d’ennemi et d’oppresseur de Rome ; et sa conduite envers lui, toujours prudente et réservée, suivait les vicissitudes de ses espérances et de ses craintes.

Il donna dans le même temps une preuve éclatante de son indépendance : il composa l’Éloge de Caton. Ses amis voulurent qu’il considérât longtemps de quelle manière il devait traiter un sujet si délicat, et lui conseillèrent de se borner à des louanges générales, et d’éviter des détails qui ne pouvaient manquer d’offenser César. Il appelait lui-même cette difficulté « un problème d’Archimède. « Mais sans se rendre à ces conseils timides, il éleva jusqu’au ciel, suivant l’expression de Tacite, les vertus et le caractère de Caton.

Ce livre hardi eut un grand succès. César même, loin d’en témoigner aucun ressentiment, affecta d’en paraître satisfait mais il déclara que son dessein était d’y répondre, et, par son ordre sans doute, Hirtius composa de suite un petit écrit, en forme de lettre, qui contenait plusieurs objections, mais où Cicéron était traité avec beaucoup d’égards.

La réponse de César (l’Anti-Caton) ne fut publiée qu’à son retour d’Espagne, c’est-à-dire, l’année suivante. C’était une invective laborieuse ; on y répondait à chaque point du panégyrique. Toutefois l’auteur y marquait une grande admiration pour Cicéron ; il le comparait pour la vertu aux Périclès et aux Théramène, noms bizarrement rapprochés. Ce qu’il ajoutait était plus juste, « que Cicéron était au-dessus de tous les triomphateurs, parce qu’il est plus glorieux d’avoir reculé pour les Romains les limites du génie que celles de leur empire. »

Ce combat littéraire partagea Rome. Chacun prenait parti suivant ses intérêts ou son inclination, elles vertus de Caton, le plus beau caractère de son siècle, n’étaient plus qu’un vain sujet de conversation dans une ville corrompue et esclave.

Cicéron entreprit ensuite, à la prière de Brutus, un ouvrage qu’il intitula l’Orateur, et dans lequel il voulut donner l’idée la plus parfaite de l’éloquence. L’accueil que reçut ce livre confirma l’opinion qu’il en avait lui-même : il le regardait comme son plus beau titre.

C’est à la même époque qu’il prononça dans le sénat sa fameuse harangue à César pour le rappel de Marcellus, son ami, retiré, depuis la journée de Pharsale, à Mitylène. Il y menait une vie si tranquille, que Cicéron put à peine le décider à profiter de son pardon. Quelques sénateurs s’étaient jetés aux pieds de César pour obtenir la grâce de l’exilé ; tous les autres s’étant levés à leur tour et approchés du dictateur, avaient joint leurs prières à ces instances. Le seul Volcatius déclara qu’à la place de Marcellus, il protesterait contre cette humiliation. César se laissa fléchir. Cicéron, dans sa reconnaissance, abandonna la résolution qu’il avait prise de garder au sénat un silence éternel, et lui adressa ce discours qui, pour l’élégance du style, est supérieur à tout ce que l’antiquité nous a laissé dans ce genre. Les louanges de César y sont poussées si loin, qu’elles ont fait douter de la sincérité de l’orateur. On a donné pour excuse l’espérance où il était encore de voir César rétablir la république. En effet, il lui conseillait ce grand dessein avec toute la force d’un ancien Romain ; et l’on s’étonne moins qu’une telle exhortation eût besoin d’être tempérée par quelque flatterie.

Ce succès encouragea Cicéron. Un autre de ses amis, Ligarius, était aussi en exil pour avoir combattu contre César en Afrique ; il lui demanda son rappel, et reçut une réponse favorable. Mais Tubéron, ennemi du proscrit, réveilla contre lui le ressentiment du dictateur, et l’accusa publiquement de rébellion. César l’avait donc condamné de nouveau ; mais il voulut que la cause fût plaidée devant lui, au forum ; et il avait dit à ses amis, à ce que rapporte Plutarque : « Qui nous empêche d’entendre Cicéron, dont l’éloquence est depuis si longtemps muette, lorsque Ligarius est déjà condamné ? » Cicéron défendit son ami ; et ce juge, qui s’était cru inflexible, ému, troublé, changeant de visage, y laissa voir toutes les agitations d’une âme qui cède à un sentiment nouveau ; des papiers qu’il tenait à la main lui échappèrent. Cicéron lui arracha le pardon de Ligarius. On lut avec avidité, dans Rome, cet admirable plaidoyer, dont César voulut avoir un exemplaire. Tubéron, qui n’y était pas ménagé, employa l’entremise de sa femme, parente de Cicéron, pour le prier d’y mettre quelque adoucissement en sa faveur. Cicéron n’en voulut rien faire.

Il n’avait pas trouvé dans son nouveau mariage les consolations qu’il en attendait. De graves sujets de plainte naissaient fréquemment entre ses enfants et leur belle-mère. Son fils demandait avec instance un revenu séparé, et la permission de servir en Espagne sous César, qui venait d’y aller combattre les fils de Pompée, et que le jeune Quintus y avait suivi. Cicéron le fit renoncer, quoique avec beaucoup de peine, à ce dernier dessein ; mais il ne put l’empêcher de quitter sa maison, et d’en prendre une dans la ville. Pour détruire le fâcheux effet d’une séparation si éclatante, il imagina de l’envoyer à Athènes, sous prétexte de l’y faire étudier ; et, pour lui faire goûter ce projet, il lui offrit une forte pension. L’offre fut acceptée. Le jeune Cicéron partit avec deux affranchis de son père, qui devaient lui tenir lieu de gouverneurs ; et la direction de ses études fut confiée aux philosophes grecs, particulièrement à Cratippe, chef des Péripatéticiens.

À peine délivré de ce souci, il ressentit une affliction bien plus cruelle. Tullie mourut. Elle avait trente-deux ans, et passait pour la plus lettrée des Romaines. Cette perte causa à Cicéron une des plus grandes douleurs dont l’histoire ait consacré le souvenir. Plutarque assure que tous les philosophes se rassemblèrent pour le consoler. Afin d’échapper à ces consolateurs, il se retira dans la maison d’Atticus ; et là, enfermé tout le jour, toute la nuit, dans la bibliothèque, son unique occupation était de feuilleter tous les livres qui pouvaient lui offrir quelque secours contre sa tristesse. Il voulut l’étouffer sous l’excès du travail. « Ceux, disait-il, qui me reprochent mon abattement, ne pourraient peut-être pas lire autant que j’ai écrit ; bien ou mal, peu importe. Il est vrai que je ne connais pas le sommeil. »

Cette retraite n’était pas encore assez impénétrable ; il se rendit dans une de ses terres, nommée Astur, près de celle d’Antium, et l’endroit le plus propre à nourrir son désespoir, étant remplie de grottes profondes et couverte de bois aux allées sombres et ténébreuses. « Là, disait-il, je vis sans commerce avec les hommes. Dès la pointe du jour, je m’enfonce dans l’épaisseur des bois, et je n’en sors que le soir. Je n’ai d’entretien qu’avec mes livres, et cet entretien n’est interrompu que par mes larmes. » Atticus et Luccéius le pressèrent de quitter ce triste lieu, lui représentant que cet excès d’abattement pouvait nuire à sa considération et le faire accuser de faiblesse. Tous ses amis lui écrivirent pour le consoler ; Brutus, dans des termes touchants qui l’attendrirent beaucoup ; L. Sulpicius, dans une forme qui a fait de sa lettre un modèle dans ce genre ; César même, de ses champs de bataille en Espagne.

Toutes ces lettres, une fois lues, le laissaient à sa douleur. Il essaya de la combattre en composant un Traité de la Consolation, dont il avoue avoir reçu un puissant secours. Fait sur le modèle d’un pareil traité de Crantor l’académicien, ce livre était très-iu des premiers Pères de l’Église, particulièrement de Lactance, à qui nous devons le peu de fragments qui en restent. Le dessein de Cicéron en l’écrivant, était moins encore de soulager son cœur, que d’immortaliser la mémoire et les vertus de sa fille.

Sa douleur lui inspira même le projet d’une consécration réelle ; il voulut bâtir un temple à cette fille adorée, et l’ériger en divinité. « Oui, s’écriait-il dans le transport de sa tendresse, oui, je veux te consacrer, toi la meilleure et la plus éclairée des femmes. Je veux te placer dans l’assemblée des dieux, et t’offrir à l’adoration des mortels. « Dans ce but, il avait fait venir de Chio des colonnes de marbre et un sculpteur ; et l’une des raisons qui le déterminèrent à élever un temple plutôt qu’un tombeau, était que pour le premier de ces monuments, rien ne limitait la dépense, tandis que les lois bornaient celle des sépultures.

Mais l’exécution de ce projet rencontra bien des obstacles. Il avait voulu acquérir au delà du Tibre, mais près de Rome, à quelque prix que ce fût, eût-il dû engager son bien, un jardin où ce temple magnifique, exposé à la vue de toute la ville, eût attiré un plus grand nombre d’adorateurs à la nouvelle divinité. Il fallut y renoncer. Atticus lui conseilla d’ériger ce monument dans l’une de ses terres. Mais les terres changent de maîtres, et un étranger pouvait, après lui, le laisser tomber en ruine ou le convertir à un autre usage. Enfin, il ne paraît pas que ce temple ait été bâti, soit que les troubles qui agitèrent bientôt la république l’en eussent empêché, soit que sa douleur ayant cédé au temps, il eût considéré son projet d’un œil plus philosophique, et reconnu la vanité de ces monuments éternels dont la durée est bornée à quelques siècles. Toutefois, ce désir lui resta quelque temps encore ; et l’on voit par ses lettres qu’il continua, dans cette vue, de mettre en réserve toutes les épargnes qu’il pouvait faire sur les dépenses de sa maison. Il en avait renvoyé Publilia, qui avait paru se réjouir de la mort de Tullie.

Marcellus était parti de Mitylène pour revenir à Rome. En route, il fut assassiné par un de ses amis, qui se tua après lui ; meurtre dont on n’a pu pénétrer la cause. César fut soupçonné ; et cette pensée fit tout d’un coup tant de progrès, que chacun commença de trembler pour soi-même. Cicéron ne se défendit pas de la frayeur commune ; et ses amis augmentèrent ses craintes en lui faisant observer que de tous les orateurs consulaires il était le plus exposé à l’envie. Atticus même l’exhorta à se tenir sur ses gardes, et à s’assurer de la fidélité des gens qui le servaient.

Le goût de Cicéron pour la solitude n’était pas diminué et il y avait repris ces mêmes études de philosophie qu’il avait tant aimées dans sa jeunesse. Il avait entrepris d’initier Rome à toutes les doctrines des écoles grecques, et de faire passer dans sa langue les termes de la dialectique et de la physique, empruntés à la Grèce. Ces matières étaient encore si neuves à Rome, que les Latins n’avaient pas même de termes pour rendre les abstractions de la métaphysique des Grecs ; et ce fut lui qui créa pour les Romains la langue philosophique. « On assure, par exemple, dit Plutarque, qu’il exprima le premier en latin l’objet, l’essence, la catalepsie, les atomes, le simple, le vide, et d’autres idées de ce genre, ou qui du moins les rendit intelligibles et familiers aux Romains. » « Dans la nécessité où je suis, dit Cicéron, de renoncer aux affaires publiques, je n’ai pas d’autre moyen de me rendre utile. Je me flatte qu’on me saura gré de ce qu’après avoir vu tomber le gouvernement au pouvoir d’un seul, je ne me suis ni dérobé absolument au public, ni livré sans réserve à ceux qui se sont saisis de l’autorité. Mes écrits ont remplacé mes harangues au sénat et au peuple, et j’ai substitué les méditations de la philosophie aux délibérations de la politique et aux soins de l’État. »

Le premier fruit de son travail fut un dialogue philosophique, qu’il intitula Hortensius, pour honorer la mémoire de son illustre ami, mort depuis cinq ans. Il y faisait à la fois l’éloge de la philosophie, et sa propre apologie contre ceux qui lui reprochaient ce genre d’étude et de composition, comme étant au-dessous de sa dignité personnelle. Cet ouvrage est perdu. Quelque temps après, il publia un traité en quatre livres, pour expliquer les principes de la secte académique, qui était la sienne. Il avait déjà donné deux ouvrages sur le même sujet, sous les titres de Catulus et de Lucullus, auxquels il le substitua les noms de Caton et de Brutus. Varron ayant désiré de lui voir mettre aussi le sien à la tête d’un de ses ouvrages, il changea le plan de celui-ci, et le partagea en quatre livres, qu’il adressa à Varron. C’est aussi de l’année 708 que date une de ses meilleures productions, le traité de Finibus, ou des vrais biens et des vrais maux. Il l’adressa à Brutus, en échange du traité de la Vertu, que celui-ci lui avait dédié.

Les Tusculanes suivirent immédiatement. Cicéron avait recommencé de réunir dans ses maisons de campagne quelques-uns de ses meilleurs amis ; ils n’y cherchaient ensemble qu’à s’éclairer par de graves conversations. C’est ainsi qu’ayant passé cinq jours avec eux dans sa villa de Tusculum, il écrivit ces entretiens dans une forme plus méthodique, et leur donna pour titre le nom même de sa maison.

Il composa, vers le même temps, l’Éloge funèbre de Porcia, sœur de Caton. Varron et Lollius traitèrent le même sujet ; mais le temps nous a ravi les trois ouvrages, ainsi que plusieurs autres de Cicéron, composés à cette époque, et particulièrement des poèmes ; car il avait repris aussi le goût des vers, et l’on assure qu’il en faisait parfois jusqu’à cinq cents dans une nuit.

Cependant César poursuivait en Espagne les fils de Pompée. Le jeune Quintus, persuadé de nouveau que le plus sûr moyen de plaire au vainqueur et d’avancer sa fortune, était de mal parler de son oncle, se livra plus que jamais à cet odieux penchant, disant que son père et lui étaient d’irréconciliables ennemis de César. « Rien ne me serait plus cruel, disait à ce sujet Cicéron, si je ne savais que notre roi ne me croit plus le moindre courage. « Il put se rassurer : il reçut de César, à cette époque, les mêmes témoignages d’affection qu’auparavant. Toutefois, à Rome, les amis de Cicéron l’exhortaient à marquer pour lui plus d’estime. Atticus, Brutus même, le pressèrent de composer quelque chose qu’il pût lui adresser. Cicéron s’en défendait toujours. Les instances étant devenues plus vives, il écrivit à César une lettre politique, sur laquelle, pour plus de sûreté, on lui conseilla de prendre le sentiment d’Hirtius et de Balbus. Cette lettre était une exhortation à rétablir, avec la paix, la liberté. Hirtius et Balbus n’en approuvèrent pas le sujet, quoique le prudent Atticus la trouvât convenable. Cicéron prit le parti de détruire sa lettre, ne voulant pas la refaire moins libre, et déjà honteux même de l’avoir faite telle qu’elle était, avec les ménagements qu’il y avait mis.

On suspectait jusqu’à ses éloges. César venait d’envoyer à Rome sa réponse à l’Éloge de Caton. Cicéron lui écrivit pour le remercier des égards avec lesquels il l’avait traité dans cet ouvrage, et en louer le style. Cette lettre ne put partir qu’après avoir passé par les mains et le contrôle de Balbus et d’Oppius.

César revint à Rome. Son triomphe surpassa en magnificence tous ceux qu’on avait vus jusque-là. Mais au lieu des applaudissements qu’il attendait, il n’obtint que le silence. Déjà la même tristesse avait régné aux jeux du cirque, où la statue du dictateur avait été promenée solennellement par l’ordre du sénat. Cicéron, toujours absent de Rome, apprit toutes ces circonstances avec une joie extrême. Mais Lépide le pressa d’y revenir, l’assurant que César serait très-sensible à cette démarche. Cicéron s’y rendit.

Peu de jours après son arrivée, il défendit le roi Déjotarus, son ami, accusé par son petit-fils d’un attentat contre la vie de César ; accusation dénuée de vraisemblance et de preuves, mais que César avait accueillie. Le plaidoyer de Cicéron fut prononcé cette fois dans le palais du dictateur. César ajourna la sentence, qu’il ne paraît pas avoir rendue plus tard.

Pour donner à Cicéron un témoignage éclatant de confiance et d’amitié, César s’invita lui-même à aller passer un jour avec lui dans une de ses maisons de campagne. Cicéron fit à Atticus le récit de cette visite. Sa lettre est curieuse. « Quel hôte ! et que je le croyais redoutable ! Cependant je n’ai pas sujet de m’en plaindre, et il a paru très-content. Il était arrivé la veille chez Philippe, mon voisin, dont toute la maison avait été aussitôt inondée de soldats ; à peine laissa-t-on libre la salle où César devait souper : il y avait avec lui deux mille hommes. Je craignais pour moi le lendemain. Mais Barba Cassius me délivra de cette inquiétude ; il mit une garde chez moi, et fit camper les soldats dehors. Ma maison était sur un bon pied de défense. César demeura chez Philippe jusqu’à une heure après midi, ne vit personne, et s’occupa, si je ne me trompe, à régler des comptes avec Balbus. Arrivé chez moi à deux heures, il se mit dans le bain. Il s’y fit lire des vers sur Mamurra (nom sous lequel Catulle invectivait César), et il les écouta sans changer de contenance. On le parfuma, et il se mit à table. Il avait pris un vomitif (ce qu’il faisait avant tous ses repas) ; il mangea bien, but mieux encore, et fut d’une humeur charmante. Le souper était bon et bien servi. Mais c’était peu :

Une aimable gaieté mêlait à nos propos
Les grâces de l’esprit et le sel des bons mots.[4]

Outre la table de César, j’en avais trois autres pour sa suite, qui ne furent pas servies avec moins de recherche. Ses affranchis et ses esclaves ne manquèrent non plus de rien. Enfin, je m’en suis tiré avec honneur. Mais en vérité ce n’est point un hôte à qui l’on puisse dire : Faites-moi le plaisir de repasser chez moi à votre retour : une fois suffit. Nous n’avons pas dit un seul mot qui eût rapport aux affaires : la littérature fut notre seul sujet d’entretien. Le passe-temps lui a plu. Il parlait de s’arrêter un jour à Pouzzoles et un autre à Baies. Voilà cette réception. J’en ai souffert un peu d’embarras, mais sans trop de désordre. En passant près de la maison de campagne de Dolabella, son escorte, dans ce seul en« droit, marcha sur deux colonnes, à droite et à gauche de son cheval. Je l’ai su de Nicias. »

Le dernier jour de décembre, le consul Q. Fabius étant mort subitement. César lui donna pour successeur, à une heure après midi, C. Rébilus, dont la charge ne devait durer que le reste du même jour. Il plut de tous côtés des bons mots sur ce consulat ridicule. Cicéron y eut la plus grande part. « On demandera, disait-il, sous quels consuls Rébilus a été consul. « « La vigilance de Rébilus a été si merveilleuse, ajoutait-il, qu’il n’a pas dormi de tout son consulat. » Et l’on applaudissait dans Rome à cette critique détournée des fantaisies dictatoriales de César, lequel entouré de favoris qui lui demandaient tous le consulat, ne trouvait d’autre moyen de les satisfaire que de le donner à ceux-ci pour quelques mois, à ceux-là pour quelques jours, à d’autres enfin pour quelques heures, afin d’en faire autant de sénateurs. Il en porta ainsi le nombre à neuf cents, et admit parmi eux jusqu’à des Gaulois, à qui l’on avait fait changer leurs saies grossières en Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/56 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/57 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/58 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/59 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/60 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/61 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/62 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/63 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/64 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/65 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/66 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/67 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/68 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/69 environs des soldats qui le cherchaient. Leur chef était le tribun Popillius Lénas, que Cicéron avait autrefois sauvé dans une accusation de parricide. Les soldats ne tardèrent pas en effet à rejoindre la litière, où Cicéron lisait la Médée d’Euripide. Ses esclaves se rangèrent autour de .lui, résolus de le défendre au péril de leur vie ; mais Cicéron leur défendit de faire la moindre résistance ; et s’avan- çant hors de la litière, il dit aux soldats de faire leur devoir. Ceux-ci lui couperent la tété, ainsi que les deux mains, et retournèrent à Rome pour por- ter à Antoine cet odieux trophée.

Popillius trouva le triumvir dans le forum, au milieu de ses gardes, lui montra de loin sa proie, et recut en échange une couronne d’or et une somme cohsidérable. Antoine ordonna que la tête fdt clouée, entre les deux mains, à la tribune aux harangues, « du haut delaquelle, suivant l’expression de Tite- Live, l’orateur avait fait entendre une éloquence que n’égala jamais aucune voix humaine. n

Mais avant qu’on exécutât l’ordre d’Antoine, on porta cette tête chez Fulvie, cette femme dont on a dit qu’elle n’avait de son sexe que le corps, qui portait l’épée, haranguait les soldats, tenait conseil avec les chefs, et qui ajouta sur la liste des pros- criptions des noms inconnus même a son mari. Se saisissant de cette tête, elle inventa pour elle des outrages qui répugnent à retracer. Elle la mit sur ses genoux, vomit contre elle de sales injures, cracha dessus, en tira la langue, et la perça avec l’aiguille d’or qu’elle portait dans ses cheveux.

La mort des autres proscrits n’excita, dit un his- torien de ce siècle, que des regrets particuliers ; mais celle de Cicéron causa une douleur universelle. C’était triompher de la république, et fixer l’escla- vage à Rome. Antoine en était si persuadé, qu’il s’écria devant ces restes sanglants : « Maintenant les proscriptions sont finies ! n Tué le 7 décembre


VIE DE CICERON.

dc l’an 710 de Rome (44 avant J. C.), Cicéron avait soixante-trois ans onze mois et cinq jours.

Les restes mutilés de Cicéron furent, dit-on, en— sevelis par un certain Lamia, célébré pour cet acte de courage par plusieurs poètes latins ; mais une au- tre tradition veut qu’ils aient été brûlés par ses es— claves mêmes, et ses cendres transportées à Zante, où, en creusant en 1544 les fondations d’un monas— tère, on trouva un tombeau qui portait son nom.

Le lieu que sa mort avait rendu célèbre fut long— temps visité par les voyageurs avec un respect reli— gieux. Quoique la haine de ce crime s’attachât parti- culièrement a Antoine, Octave ne put s’en garantir ; et c’est là ce qui explique le silence que les écrivains de son siècle ont gardé sur Cicéron. Aucun des poètes de sa cour n’a osé le nommer. Virgile même aima mieux dérober quelque chose à la gloire de Borne, en cédant aux Grecs la supériorité de l’éloquence (orabunt causas melius…), qu’ils avaienteux—mêmes cédée à Cicéron. Il n’y eut guère que Tite-Live qui rendit à ses talents un hommage pour lequel il ne croyait pas avoir assez de tout le sien ; a car, dit-il, pour louer dignement Cicéron, il faudrait être lui— mêmc. n Dans le palais d’Auguste, dans sa famille, on se cachait pour lire les ouvrages du plus grand orateur de Rome.

Dans la génération suivante, c’est-à-dire, après la mort de ceux que l’intérêt, l’envie, les dissentiments politiques avaient forcé de le haïr vivant et de décrier sa mémoire, sa réputation reprit tout l’éclat dont elle avait brillé ; et sous le règne de Tibère, lors- qu’un historien mourait pour avoir loué Brutus, un autre écrivain quittait le ton grave et pacifique de l’histoire, pour apostrOpher Antoine et lui repro- cher le crime inutile de cette mort. Depuis ce temps, tous les écrivains de Rome, poètes et historiens, louèrent à l’envi Cicéron ; et environ trois siècles après le sien, les empereurs lui rendaient une espèce de culte dans la classe des divinités secondaires. Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/71 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/72 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/73 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/74 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/75 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/76 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/77 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/78 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/79 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/80 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/81 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/82 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/83 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/84 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/85 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/86 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/87 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/88 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/89 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/90 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/91 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/92 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/93 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/94 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/95 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/96 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/97 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/98 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/99 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/100 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/101 pagne, il monta incontinent en mer pour s'en aller trouver Pompeius : là où arrivé qu'il fut, tous les autres le veirent vouluntiers, excepté Caton, lequel à part en secret le reprit bien fort de ce qu'il s'estoit venu joindre à Pompeius, disant « que quant à soy il ne luy eust pas esté honeste d'abandonner alors le party qu'il avoit dès le commencement choisy et suivy au gouvernement de la chose publique : mais quant à luy, qu'il eust esté plus utile et pour le bien public du païs, et particulièrement pour tous ses amis, qu'il fust demouré neutre entre les deux parties, en s'accommodant selon ce qui adviendroit, et qu'il n'y avoit nulle raison, ny cause nécessaire qui le contraignist de se déclarer ennemy de Cœsar, et de venir là se jetter en un si grand péril. » Ces remonstrances de Caton renversèrent toute la resolution de Ciceron, avec ce que Pompeius ne se servoit de luy en nulle chose de conséquence : de quoy toutefois il estoit plus cause luy mesme que Pompeius, parce qu'il confessoit ouvertement qu'il se repentoit d'estre venu là, et que ordinairement il ravalloit et faisoit les préparatifs de Pompée petits, et qu'il trouvoit mauvaises toutes leurs délibérations, ce qui le rendoit suspect : et si ne se pouvoit pas tenir de laisser eschapper tousjours quelque mot de risée et de mocquerie encontre ceulx de son party, combien que luy mesme n'eust aucune envie de rire : car il alloit par le camp triste et pensif^^1, mais il disoit tousjours quelque brocard qui faisoit rire les autres, encore qu'ilz en eussent aussi peu de voulunté que luy.

LXII. Si ne sera point hors de propos en mettre quelques uns en cest endroit. Domitius^^2 taschoit d'avancer un certain personnage auquel il vouloit faire donner une place de capitaine, et pour le recommander disoit, qu'il estoit homme honeste, sage et modeste. Ciceron ne se peut tenir de luy dire, « Que ne le gardes tu donc pour gouverner tes enfans ? » Il y en avoit qui louoient Theophanes Lesbien^^3, qui estoit maistre des ouvriers du camp, de ce qu'il avoit bien reconforté les Rhodiens touchant la perte qu'ilz avoient faitte de leurs vaisseaux : « Voyez, dit Ciceron, quel grand bien c'est d'avoir un maistre des œuvres grec^^1. » Quand ce vint à joindre de près, que Cœsar avoit quasi l'avantage, et les tenoit presque assiégez, Lentulus dit un jour qu'il entendoit que les amis de Cœsar estoient tous tristes et melancholiques. Ciceron luy respondit,« Dis-tu qu'ilz portent mauvaise voulunté à Caesar ? » Un autre nommé Marcius, venant tout freschement d'Italie, dit que le bruit estoit à Rome, que Pompeius estoit assiégé : Ciceron luy dit, « Comment t'es-tu donc embarqué pour le venir voir toy mesme, à fin que tu le creusses quand tu l'aurois veu ? » Après la desfaitte il y eut un Nonnius qui dit que l’on devoit encore avoir bonne espérance, pource que l'on avoit pris sept aigles^^2 dedans le camp de Pompeius, « Ton admonestement ne seroit pas « mauvais, luy dit Ciceron, si nous avions à « combatre contre des pies ou des geays. » Labienus alloit asseurant sur la fiance de quelques oracles, qu'il estoit force que Pompeius enfin demourast supérieur : « Voiremais, dit Ciceron, avec toute ceste belle ruze de guerre, nous « avons naguères perdu notre camp pourtant.^^3 »

1 Cicéron parle lui-même (Philipp., ii, 15) de cette tristesse profonde qui le suivait partout, lorsqu'il était dans le camp de Pompée, et il l'attribue au pressentiment funeste qu'il avait de l'avenir. Il se justifie ensuite (c. 16) de toutes ces plaisanteries qu'Antoine lui avait reprochées, « et qu'il ne s'était permises, disait-il, que pour distraire les autres des chagrins et des inquiétudes dont ils étaient tourmentés. »

2 Domitius, d'abord assiégé dans Corfinium, et renvoyé libre par César après la prise de cette place (Cœs., de Bell, civ., i, 23), était venu joindre Pompée, et périt à Pharsale (Ibid., iii, 99 ; Philipp., ii, 39).

3 Théophane de Mitylène, dans l'île de Lesbos, avait écrit l'Histoire des guerres de Pompée, auprès duquel il jouissait d'un très-grand crédit ; qui lui avait donné le droit de bourgeoisie en présence de l'armée, et qui avait, à sa considération, rendu la liberté aux Mityléniens (pro Arch., 10) ; mais Cicéron ne paraît pas en faire grand cas dans une lettre à Atticus (ix, 1). On voit dans la Vie de Pompée, par Plutarque, que ce fut Théophane qui donna à ce général le funeste conseil de se retirer auprès de Ptolémée, roi d'Egypte, après la perte de la bataille de Pharsale.

1 C'est-à-dire, d'avoir un Grec pour intendant, pour chef des ouvriers.

2 Il faut entendre : parce qu'il restait 7 aigles, λελεῖφθαι (leleiphthai). C'est ainsi que lit Xylander avec raison.

3 Le bonheur que Pompée avait eu de plaire à Sylla, et ensuite de se soutenir par la bonne opinion qu'il donna de lui, et par les actions véritablement grandes qu'il exécuta, semblaient lui promettre un tout autre sort que celui qui l'accueillit ; mais la fortune l'ayant aveuglé, elle l'abandomia au moment où il crut ne lui rien devoir, et où il voulut la régler suivant ses propres lumières. Une première faute fut suivie de plusieurs, qui le firent passer d'un état digne d'envie à un autre qui lui attira la pitié de ses admirateurs, et fit enfin, à ce que l'on croit, verser des larmes à son plus grand ennemi. Cicéron nous a laissé sur Pompée des témnignases très-différents les uns des autres. Ceux qu'il lui rend dans ses discours publics sont si brillants et si glorieux, qu'ils ont passé pour exaPage:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/103 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/104 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/105 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/106 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/107 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/108 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/109 IXXXVUJ tiere’, et prenant sa barbe avec la main gau- che, comme il avoit accoustumé, regarda fran- chement les meurtriers au isage, ayant les cheveux et la barbe tout hérissez et poul- dreux , et le visage desfaict et cousu pour les ennuis qu’il avoit supportez , de manière que plusieurs des assistens se bouchèrent les yeux pendant que Herennius le saerilioit : si tendit le col hors de sa littiere, estant aagé de soixante et quatre ans% et luy fut la teste couppée par • On a prétendu qu’il lisait alors, dans sa litière, la Médée d’Euripide Ptolém. Héphest. , lib. v, Var. Hist. op. Phot. ’ En rassemblant tous les traits sous lesquels Cicéron nous est représenté par les anciens , on trouve qu’il avait la taille haute mais menue, le cou assez lonii, le visage mâle , et les traits régu- liers ; l’air SI ouvert et si plein de sérénité, qu’il u»si)irait tout à la fois l’amour et le respect. Son tempérament était faible , mais il l’avait fortifié si heureusement jiar la frugalité, qu’il l’avait rendu capable de toutes les fatigues d’une vie fort labo- rieuse et de la plus constante applicaîionà l’étude. La santé et la vigueur étaient devenues sa dispo- sition habituelle. Le soin qu’il prenait pour les conserver était de se baigner souvent , de se faire frotter le corps, et de prendre chaque jour, dans son jardin, l’exercice d’une courte promenade, où il se rafraîchissait la voix. Dans la belle saison, il s’était accoutumé à visiter régulièrement toutes les maisons qu’il avait dans différentes parties de l’Italie. IMais le principal fondement de sa santé étaitla tempérance.— Dans les habits et la parure, il observait ce qu’il a prescrit dans son traité des 0// ?ce.s, c’est-à-dire, toute la modestie , toute la décence qui convenait à son caractère et à son rang. Il aimait la propreté sans affectation. Il évitait avec soin les singularités, également éloigné de la négligence grossière et de la délicatesse ex- cessive. L’une et l’autre ,, en effet, .sont également contraires à la véritable dignité : l’une suppose qu’on l’ignore ou qu’on la méprise ; l’autre qu’on y prétend pardes voies puériles.— Rien n’était plus fait pour plaire que sa conduiteet ses manières dans sa vie domestique et dans ta société de ses amis. C’était un père indulgent , un ami zélé et sincère,

maître sensihSe et généreux. Sa bonté s’éten- 

dait, dans une juste proportion , jusqu’à ses es- claves, lorsque leur fidélité et leurs services avaient méiité quelque part à son affection. On le remarque surtout dans l’exemple de Tiron. — Il avait les plus sublimes notions de l’amitié. L’ou- vrage qu’il nous a laissé sur cette matière ne con- tient point de règles et de maximes qu’il ne pra- tiquât continuellement. Dans cette variété de liaisons où l’éminence de son rang et la nudtitude de ses relations l’avaient engagé, jamais on ne l’accusa d’avoir manqué de droiture ou de cons- tance , ou même de zèle et de chaleur pour le moindre de ceux à qui il avait une fois accordé le VIE DE CICERON, le commandement d’Antonius , avec les denx mains’, desquelles il avoit escrit les oraisons titre d’amis , et dont il estimait le caractère. Il faisait ses délices de servir à l’avancement de leur fortune , et de les secourir dans l’adversité. L’o- pinion qu’on avait à Rome de son zèle pour ses amis, était telle, que l’un d’eux , pour s’excuser de l’importunité avec laquelle il lui demandait quelque faveur, lui faisait ob.server à lui-même « qu’il avait accoutumé ses amis , non à le prier, mais à lui ordonner familièrement de leur i-endre service. » — Le moindre témoignage de regret et de soumission de la part de ses ennemis lui faisait perdre le souvenir des plus cruelles injures. Quoi- que le pouvoir et l’occasion ne lui manquassent point pour se venger, c’était assez pour lui d’avoir cette certitude, pour qu’il cherchât des raisons de pardonner. Jamais il ne rejeta des offres de ré- conciliation , de la part même de ses plus mortels ennemis ; l’histoire de sa vie est remplie de ces exenq)les,etc’était une de ses maximes ordinaires, «• que les haines devraient être passagères , et- les amitiés immortelles. » — L’état de sa maison ré- pondait par sa splendeur à la dignité de son ca- ractère. Sa porte était ouverte aux étrangers qui lui paraissaient dignes de quelque distinction par leur mérite, et à tous les philosophes de l’Asie et de la Grèce. Il en avait constamment plusieurs au])rès de lui qui faisaient partie de sa famille, et qui lui furent attachés dans cette familiarité pen- dant toute sa vie. Ses appartements étaient rem- plis le matin d’une multitude de citoyens qui se faisaient honneur de venir le saluer, et Pompée même ne dédaigna pas de se faire voir quelquefoii» dans cette foule. La plupart y venaient non-seu- lement pour lui rendre un devoir de politesse, mais pour l’accompagner ensuite au sénat et au forum , où ils attendaient la fin des délibérations pour le reconduire jusqu’à sa maison. Les jours où l’intérêt public ne l’appelait pas hors de chez lui, son usage, après les visites du matin , qui finissaient ordinairement avant dix bernes, était de se retirer dans sa bibliothèque , et de s’y tenir renfermé , sans mêler d’autre amusement à ses occupations que l’entretien et les caresses de ses enfants, qu’il y recevait dans quelques intervalles de loisir. — Son principal repas était le souper, suivant l’usage de ce siècle, où les grands aimaient à voir leurs amis rassemhlés à leur table , et pro- longeaient ces nnmtons as.sez avant dans la nuit , ce qui n’empêchait point Cicéron de sortir régu- lièrement du lit avant le jour, quoiqu’il ne dormît jamais à midi, suivant l’hahitude que tout le monde observait à Rome, et qui s’y est conser- vée depuis. Dans ces réunions , il anunait ses convives par les charmes de son esprit, natu- rellement enjoué , et même un peu tourné à la raillerie. Ce talent lui avait été. fort utile au har«  reau pour réprimer l’insolence de ses adversaires, ’ Le texte dit : la main, xoà Tr,v ’/jXf^a.. Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/111 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/112 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/113 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/114 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/115 Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/116

TABLEAU
SYNCHRONIQUE

DES ÉVÉNEMENTS QUI SE RATTACHENT À LA VIE DE CICÉRON.

Ann.
de R.
Ann.
av. J.C.
Ann.
de Cic.
648 106
Consulat de C. Atilius Serranus et de Q. Servilius Cépion[5].

Naissance de M. Tullius Cicéron, à Arpinum, le 3 des nones de janvier[6]. Il a pour père M. Tullius Cicéron, pour mère Helvia[7].

Expédition de Marius en Numidie contre Jugurtha.

Naissance de Cn. Pompée, la veille des kalendes d’octobre.

1
649 105
Consulat de P. Rutilius Rufus et de Cn. Mallius.

Jugurtha est livré à L. Cornélius Sylla, questeur de Marius, et amené par lui à Marius.

2
650 104
Consulat de C. Marius (deuxième) et de C. Flavius Fimbria.

C. Marius triomphe de Jugurtha aux kalendes de janvier. On décide la guerre contre les Cimbres et les Teutons.

3
651 103
Consulat de C. Marius (troisième) et de L. Aurélius Orestes.

Marius emploie cette année à faire les préparatifs de la guerre contre les Cimbres. C’est cette année ou la précédente que paraît être né Q. Cicéron, frère de Marcus.

4
652 102
Consulat de C. Marius (quatrième) et de Q. Lutatius Catulus.

Victoire remportée par C. Marius sur les Teutons et les Ambrons à Aix, près de Marseille. Expédition d’Antoine contre les pirates. — Le poëte Archias vient à Rome[8].

5
653 101
Consulat de C. Marius (cinquième) et de M’ Aquilius.

M’ Aquilius, consul, est envoyé en Sicile contre les esclaves. La mort d’Athénion, leur chef, met fin à la guerre Servile. — M. Aquilius, au sujet de cette guerre, est accusé de concussion par L. Fufius ; il est défendu par Antoine, et absous. — C. Marius et le proconsul Q. Lutatius battent les Cimbres sur les bords de l’Adige.

6
654 100
Consulat de C. Marius (sixième) et de L. Valérius Flaccus.

Sédition de L. Appuléius Saturninus, tribun du peuple, et de C. Servilius Glaucia. Ils sont tous deux mis à mort. — Servilius Glaucia ayant cité en justice Q. Métellus le Numidique, parce qu’il refusait de jurer sa loi agraire, Q. Métellus s’éloigne de Rome, plutôt que de se soumettre à cette loi.

7
655 99
Consulat de M. Antoine (l’orateur) et de A. Postumius Albinus.

Q. Métellus le Numidique est rappelé à Rome sur la proposition de Q. Calidius, tribun du peuple.

8
656 98
Consulat de Q. Célius Métellus Népos et de T. Didius.

Adoption de la loi Cécilia Didia, qui statue que les lois seront promulguées pendant trois jours de marché, et qu’on ne réunira pas dans la même loi plusieurs objets distincts. (Ne quis per saturam ferat.)

9
657 97
Consulat de Cn. Cornélius Lentulus et de P. Licinius Crassus.

Les censeurs L. Valérius Flaccus et M. Antoine l’orateur ferment le lustre.

10
658 96
Consulat de Cn. Domitius Ahénobarbus et de C. Cassius Longinus.

Ptolémée Apion, roi de Cyrène, lègue par testament ses États au peuple romain.

11
659 95
Consulat de Licinius Crassus et de Q. Mucius Scévola.

Adoption de la loi Licinia Mucia, qui restreint le droit de cité aux seuls citoyens romains. Cette loi est la principale cause de la guerre Sociale.

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  1. M. Villemain.
  2. M. Gaillard, auteur de la remarquable traduction du De Oratore, qui fait partie de cette collection.
  3. Bibliographie universelle, article Cicéron.
  4. Vers traduits de Lucilius.
  5. Brut., 43, 3.
  6. Legg., ii, 1.
  7. Ad Att., vii, 5 ; xiii, 42.
  8. Pro Archia, 3.