Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Extrait du rapport de M. Villemain

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 461-464).


EXTRAIT
DU RAPPORT DE M. VILLEMAIN À L’ACADÉMIE FRANÇAISE


(SÉANCE DU 28 AOÛT 1856)




« Un récent émule de M. de Montyon vient d’établir un prix annuel de haute littérature à décerner par nous. Que le nom de M. Bordin demeure consacré par cette noble intention et par l’application qu’elle en recevra ! Aujourd’hui même, et pour le premier essai de ce prix nouveau, nous aurions pu hésiter entre plusieurs travaux remarquables par l’importance du sujet, l’étendue des recherches. Ce mot de haute littérature nous a paru désigner surtout ce qui est à la fois savant et inspiré, ce qui ne se sert des lettres que pour parler à l’âme, ce qui ne conçoit et n’applique l’art d’écrire que sous les formes les plus graves et les plus pures.

« À tous ces titres, un talent célèbre et regretté devait préoccuper notre souvenir et fixer nos suffrages. Ce nom, ce talent, c’est celui de M. Ozanam ; ce sont ses leçons publiques, sa vie justement honorée et les derniers travaux de cette vie si courte. Lorsqu’il s’agit de pareils droits littéraires, aussi durables que purs, personne sans doute n’alléguera, comme un obstacle à ce choix de si bon exemple, que l’auteur a cessé de vivre. La couronne du talent ne s’attache pas seulement à la personne vivante de l’auteur ; elle suit sa mémoire, elle protége sa famille. Si M. Ozanam n’a pas joui lui-même de la publication de son meilleur ouvrage, formé de ses leçons recueillies au pied de sa chaire, c’est un motif de plus pour nous de rendre publiquement à son nom tous les honneurs que méritait ce travail, inédit de son vivant. Dans les longues études, et parfois les succès un peu lents imposés au culte exclusif de la haute littérature, il y a de la part de l’auteur désintéressement et sacrifice ; il n’y en aura que plus d’équité de la part des juges à prolonger après lui, la récompense dont il était digne, et à la reporter tout entière sur ce qu’il aimait plus que lui-même.

« La jeune femme et le jeune enfant de M. Ozanam recevront, comme un dernier don de sa main, le prix dû à son rare talent, au monument inachevé de cette vocation ardente qui leur a coûté si cher. Rien en effet, n’a surpassé la fièvre studieuse, l’effort à la fois d’application et de verve qui consumait Ozanam et dont ses écrits gardent la trace. Langues anciennes, langues modernes du Midi et du Nord, histoire de tous les temps, littérature classique ou barbare, à ses degrés divers, science du droit religieux et civil, étude des arts, il avait tout embrassé d’un travail méthodique et pourtant inspiré, dont les échos, pour ainsi dire, se répondaient dans sa vaste mémoire et dans son intelligence toujours excitée. Ces signes, apparus dès l’origine, s’étaient fortifiés en s’étendant. Sa thèse sur Dante, travail supérieur, mais inégal, avait été surpassée par la science et la diction de ses Études sur les Germains et ces deux précieux fragments n’étaient pour lui que l’essai du grand travail où il voulait comprendre la ruine et la mort de l’ancien monde, et, sous la fermentation de ses débris, la naissance des sociétés modernes apparaissant de toute part, comme une terre immense et nouvelle qu’il voyait se défricher, s’animer, s’embellir à la lumière de ces vérités chrétiennes, que lui-même avait saisies d’une foi profonde et d’un cœur passionné.

« Les cruelles épreuves que la maladie vint mêler à cette vie de laborieux enthousiasme, les langueurs du corps, les inquiétudes nées de la souffrance, les voyages, les séjours en Italie pour tâcher de guérir, n’otèrent rien à ce zèle de religion et de science, et servirent plutôt à l’enflammer. On le voit alors même, par les recherches si neuves de l’auteur sur les écoles d’Italie, aux temps barbares, et sur les Poëtes franciscains, au début de la Renaissance. Mais le grand titre qui, entre les premières fatigues d’Ozanam et son repos forcé, signale dans le haut enseignement un orateur, un écrivain de plus, animant le style par la parole, et relevant la parole par tous les secrets heureux de l’art, c’était le livre que nous couronnons aujourd’hui, la Civilisation au Cinquième siècle. Testament de l’âme et du talent de l’auteur, publié par les soins d’un maître célèbre[1], son émule et son ancien dans l’ardeur et la variété des plus nobles études.

« Savant et naturel, dominé d’une même pensée et rayonnant de mille souvenirs, exact et plein d’illusions charmantes, ce livre, formé de vingt leçons et de quelques notes, est une œuvre éminente de littérature et de goût. Il élève la critique à l’éloquence et l’éloquence même, il la conçoit, il la cherche, il la trouve dans sa source la plus haute, dans son type qui ne meurt jamais, ou plutôt qui renaît toujours, dans l’instinct naturel de l’âme émue par le beau et le divin, par les seules grandeurs ici-bas, la vertu, la liberté, la science, et par les grandeurs d’en haut, celles que promettent la foi et l’espérance chrétiennes.

« En retrouvant là toutes les paroles recueillies de la bouche d’Ozanam, ses impatientes analyses de la décadence antique, ses pieux hommages d’admiration et de foi à la lumière nouvelle, sa ferveur studieuse qui passionne jusqu’à la grammaire, son ingénieuse tendresse qui rassemble et devine les premiers bégayements du moyen âge, on est saisi d’une amère tristesse ; on se redit avec douleur que tant de savoir et d’intelligence, tant de dons heureux n’ont pas achevé leur œuvre, que ce rare et brillant écrivain, qui grandissait en sagesse impartiale et en sentiment profond du vrai et du beau, n’a guère atteint que la moitié de la vie et a été moissonné dans le progrès de sa force et le rêve de tous les travaux si purs qu’embrassait son ambition d’étude, et que sa pensée croissante avec le travail promettait d’accomplir. Devant de tels regrets et un tel mécompte pour les lettres, c’est une trop faible consolation, mais une grande justice, d’offrir à M. Ozanam sur sa tombe, le nouveau prix fondé à l’honneur de la haute littérature. Jamais la condition qu’exprime ce mot ne sera mieux remplie. »

  1. J.-J. Ampère.