Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Vingtième leçon

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 315-332).


LA CIVILISATION MATÉRIELLE
DE L’EMPIRE


(VINGTIÈME LEÇON)




La sténographie de la leçon suivante ne s’étant pas retrouvée, et cette leçon, qui complète le cours, ne pouvant être supprimée, on s’est décidé à publier les notes qui avaient servi à la composer. On les donne telles qu’on les a trouvées, en partie rédigées et en partie à l’état de sommaire.




Nous savons maintenant comment les idées, qui faisaient l’âme de la civilisation romaine, échappèrent à la ruine de l’empire, traversèrent la barbarie et descendirent jusqu’au moyen âge, dont elles furent tantôt la lumière et tantôt le scandale. On a vu par quel prodige de sagesse et de condescendance le christianisme sauva de faibles restes du culte ancien, la plus grande partie du droit et toutes les lettres. En même temps, le principe malfaisant du paganisme se perpétuait dans les superstitions populaires et les sciences occultes, dans la politique des princes occupés de reconstituer en leur faveur le pouvoir absolu des Césars, dans la mythologie, dont les fables, toujours goûtées, faisaient circuler le poison des voluptés antiques. Ainsi se continuent les deux traditions du bien et du mal ainsi deux chaînes lient les siècles que les historiens séparent vainement ;ainsi se fortifie cette loi bienfaisante et terrible de la réversibilité, qui nous fait recueillir les mérites de nos pères et porter le poids de leurs fautes.

Mais, au-dessous des idées qui se disputent le monde, il a le monde lui-même tel que le travail l’a fait, avec ses richesses et ses ornements visibles, qui le rendent digne d’être le séjour passager des âmes immortelles. Au-dessous du vrai, du bien, du beau, il y a l’utile, qui s’éclaire de leur reflet. Aucun peuple ne conçut plus fortement l’idée de l’utile que le peuple romain, aucun ne mit sur le monde une main plus puissante, plus capable de le transformer, aucun ne jeta avec plus de profusion, au pied de l’homme, les trésors de la terre. Il faut connaître de plus près ce que j’appellerai la civilisation matérielle de l’empire, savoir si elle périt tout entière par les invasions et ce qui s’en conserva pour les siècles suivants.

L’EMPIRE ROMAIN. A la fin du second siècle, avant que les barbares eussent porté le fer et le feu sur les frontières, le rhéteur Aristide, célébrant la grandeur de Rome, s’écriait : « Romains, le monde entier, sous votre domination, semble célébrer un jour de fête. De temps en temps un bruit de bataille nous arrive des extrémités de la terre où vous répoussez le Goth, le Maure et l’Arabe. Mais bientôt ce bruit se dissipe comme un songe. Ce sont d’autres rivalités, d’autres combats, que vous excitez par tout l’univers. Combats de gloire., rivalités de ~magnificence entre les provinces et les villes. Par vous les gymnases, les aqueducs, les portiques, les temples, les écoles, se multiplient, le sol même se ravive et la terre n’est plus qu’un vaste ardin[1] Le sévère Tertullien tient le même langage « En vérité, le monde devient de jour en jour plus riche et plus cultivé ; les îles elles-mêmes n’ont plus de solitudes, les écueils plus de terreurs pour le nautonier :partout des habitations, partout des peuples, partout des lois, partout, la vie. »

LE COMMERCE

Ce qui me frappe d’abord, c’est la vie qui unit toutes les parties~ de l’empire, et par elles toutes les parties du monde. Cette vie, c’est le commerce, et le commerce n’a pas d’autre grandeur que de porter ainsi la souveraineté humaine sur toutes les mers et sur toute la terre. Le commerce de Rome devait se tourner vers l’Orient et vers le Nord. I. –-A l’Orient, Rome avait hérité des pensées et des conquêtes d’Alexandre. Les Grecs pénétraient en Asie par deux grandes voies

1° Voie de terre. Colonies grecques du PontEuxin et de la Chersonèse Taurique, Olbia, Théodosie. De là, et par l’Arménie ; on pénétrait dans la Médie, l’Hyrcanie, la Bactriane, où, pendant cent ans, s’était soutenue une dynastie grecque puis, traversant les gorges del’Immaüs, on arrivait dans la petite Boukharie, vers le quatre-vingt-seizième degré de longitude. Là un caravanserailen pierre. Les Sères y apportaient leurs soies, leurs pelleteries, leur fer. Comment se faisait la vente[2] . Il fallait aux Sères plusieurs mois pour gagner leur pays, qui était le Thibet oriental et le nord de la Chine. Ces étoffes, si chèrement achetées, étaient remises à des ouvrières qui les effilaient pour les tisser de nouveau, ut matronae publice transluceant.[3]

2° Voie de mer. La principale est celle d’Alexandrie. Ptolémée Philadelphe avait crée des ports sur la mer Rouge. Sous les Romains, chaque année, cent vingt navires partaient de Myos-Ormos, et s’arrêtaient ordinairement à l’île de Pattala aux bouches de l’Indus. Cependant un petit nombre de navigateurs poussaient jusqu’au port de Palibothra aux bouches du Gange. On côtoyait les rivages et l’île de Ceylan. Ceux qui faisaient le commerce de l’Indus y portaient chaque année cinquante millions de sesterces. Mais les marchandises qu’ils rapportaient se vendaient, cent fois autant. Soieries, cotons, matièrës’colorantes, perles et pierreries. Ivoire, fer d’une qualité supérieure, des lions, des léopards, des panthères et des esclaves. Toutes ces richesses abordaient à Pouzzoles.

II. Au Nord.–Ici tout était l’ouvrage deRome ; c’étaient ses légions qui avaient construit ces voies, sillonnant les montagnes, franchissant les marais, traversant tant décentrées différentes toujours avec la même solidité, la même régularisé, la même uniformité. Admiration des peuples. Voies romaines attribuées à César, à Brunehaut, à Abailard. Deux voies de Rome au Danube d’Aquilée à Lauriacum, de Vérone à Augsbourg. Le long du Danube, une voie venait de la mer Noire, passait par Vienne, Passau, Ratisbonne, Augsbourg, Winterthur, Bâle, Strasbourg, Bonn, Cologne, Leyde et Utrecht. Un canal liait le Rhin à la Meuse, un autre devait le lier à la Saône ainsi se trouvaient en communication la mer Noire, la Méditerranée, la mer du Nord. Au delà la Bretagne conquise, ses, cinq provinces et ses routes militaires qui allaient expirer au pied du retranchement d’Adrien. Les marchands romains rapportaient du Nord l’étain, l’ambre, les riches fourrures et les chevelures blondes qui allaient orner le front des matrones romaines.

Les barbares viennent. il semble que tous les liens, du monde vont se rompre. Cependant rapports de l’Italie avec Constantinople. Les rois francs rejetés par leurs sujets les chefs persécutés par leurs rois Childéric, Gondowald, Gontran, duc d’Auvergne, s’y réfugient[4]. D’un autre côté, les Syriens à Orléans[5]. Le Syrien Eusèbe achète le siége épiscopal de Paris[6] .

LES TEMPS CARLOVINGIENS. Les Francs trouvèrent à Pavie des habits de soie de toutes couleurs, et des pelleteries étrangères de toutes sortes, que les Vénitiens avaient apportées avec les trésors de l’Orient. L’anecdote rapportée par le moine de Saint-Gall atteste que les parures orientales étaient en usage à la cour de Charlemagne

Un jour de fête, après la messe, Charles emmena à la chasse les grands de sa cour. La journée était froide et pluvieuse. Charles portait un habit de peau de brebis. Les autres grands arrivant de Pavie, où les Vénitiens avaient apporté récemment, des contrées au delà de la mer, toutes les richesses de l’Orient, étaient vêtus, comme dans les jours fériés, d’habits surchargés de peaux d’oiseaux de Phénicie entourées de soie, de plumes naissantes du cou et de la queue.des paons, enrichis de pourpre de Tyr et de franges d’écorce de cèdre. Sur quelques-uns brillaient des étoffes piquées, sur quelques autres des fourrures de loir. C’est dans cet équipage qu’ils parcoururent les bois ; aussi revinrent-ils déchirés par les branches d’arbres, les épines, les ronces, percés par la pluie et tachés par le sang des bêtes fauves ou par les ordures de leurs peaux. Qu’aucun de nous, dit alors le malin Charles, ne change d’habit jusqu’à l’heure où on ira se coucher ; nos vêtements se sécheront mieux sur nous. À cet ordre, chacun, plus occupé de son corps que de sa parure, se mit à chercher partout du feu pour se réchauffer… Le soir, quand ils commencèrent à ôter ces minces fourrures et ces minces étoffes qui s’étaient plissées et retirées au feu, elles se rompirent, et firent entendre un bruit semblable à celui de baguettes sèches qui se brisent. Les pauvres gens gémissaient, soupiraient et se plaignaient d’avoir perdu tant d’argent en une seule journée. Il leur avait été enjoint par l’empereur de se présenter le lendemain avec les mêmes vêtements. Ils obéirent : mais tous alors, loin de briller dans leurs beaux habits neufs, faisaient horreur avec leurs chiffons infects et sans couleur. Charles, plein de finesse, dit au serviteur de sa chambre : « Frotte un peu notre habit dans tes mains et rapporte-nous-le. » Prenant ensuite dans ses mains et montrant à tous les assistants ce vêtement qu’on lui avait rendu bien entier et bien propre, il s’écria : « Ô les plus fous des hommes ! Quel est maintenant le plus précieux et le plus utile de nos habits ? Est-ce le mien, que je n’ai acheté qu’un sou, ou les vôtres, qui vous ont coûté non-seulement des livres pesant d’argent, mais plusieurs talents[7] ?  »

LE MOYEN AGE.– L’Église ne se déclara point l’ennemie du commerce, elle s’en fit la protectrice. Les conciles proscrivirent la piraterie. Grégoire VII Pascal Il, Honorius II et Alexandre III se prononcèrent contre le droit de bris et de naufrage ; Innocent III contraint à restitution un seigneur de Montfort qui avait dépouillé des marchands italiens. Mais surtout elle ranime le génie commercial par les pèlerinages et les croisades. –-Pèlerinages aux temps barbares. –Hôpital des Amalfitains à Jérusalem. Les croisades. Pendant qu’elles entraînent par la route du Danube les populations de la France et de l’Allemagne, elles poussent sur les mers les vaisseaux de Pise, de Gênes et de Venise. –Gènes et Vénise succèdent au commerce des Grecs et des Romains avec l’Orient.[8]. Elles le font par les mêmes voies. Voie du Nord. Caffa et Tana sur la mer Noire, d’où les caravanes gagnaient Ispahan, Balk et Boukhara. Voie du Midi. –Alexandrie, où ils trouvaient les marchandises de l’Inde. Cependant le prosélytisme chrétien dépassera les limites où s’arrêtera la cupidité romaine. Les missions de Plan Carpin frayeront la route à Marco Polo ; et Christophe Colomb, voulant mettre les richesses d.e l’Asie au service d’une nouvelle croisade, trouvera l’Amérique.

L’AGRICULTURE. I. tci Rome ne doit rien qu’à elle-même. L’agriculture est la gloire de ce peuple, qui prenait ses dictateurs à la charrue, et dont, le plus beau poëme est l’épopée des champs, les Géorgiques. Ah ! ne confondez pas ce livre admirable avec les poëmes didactiques des littératures en décadence. Toute une inspiration nouvelle. A l’apothéose de la nature s’ajoute l’apothéose du travail. Au lieu de l’âge d’or, Virgile chante l’âge de fer.

Labor omnia vincit
Improbus, et duris urgens in rebus egestas.
Pater ipse colendi
Haud facilem esse viam voluit, primusque per artem
Movit agros, curis acuens mortalia corda,
Nec torpere gravi passus sua rura veterno.

C’est le génie de Rome que le poële fait passer dans ses vers.

 Hanc olim veteres vitam coluere Sabini,
HancRemus et frater ; sic fortis Etruria crevit,
Scilicet, et rerum facta est pulcherrima Roma.

Il. Cette culture, les Romains la porteront jusqu’aux extrémités du monde que le sort des combats bats leur a livré. Romanus sedendo vincit. L’empire leur semblait moins couvert par une muraille de pierre que par une ligne de moissons. Colonies militaires établies par Trajan chez les Daces ; par Alexandre Sévère, Probus, Valentinien, sur la frontière germanique ; on leur donne des bestiaux, des esclaves, l’exemption de l’impôt. Ces récoltes, qui doivent tenter les barbares, servent à les repousser. Établissements romains sur les côtes_ septentrionales de la Gaule et jusque sur les derniers promontoires du Finistère. –Les paysans du duché de Bade ont encore la charrue romaine. Probus a planté les vignes du Rhin.

III. Cependant c’est Rome même, c’est la détestable fiscalité des empereurs, c’est l’opulence de l’aristocratie qui commence à détruire cette belle économie. D’un côté, Latifundia perdidere Italiam ; ces domaines immenses abandonnés à des esclaves. D’un autre côté, exactions du fisc. Le paysan passe aux Bagaudes et aux barbares. Enfin les barbares paraissent, ils se font livrer le tiers, la moitié, les deux tiers des terres mais ils retiennent les colons romains.

IV. Cependant, pour relever ces cultivateurs forcés, commençaient à se former des légions de cultivateurs volontaires. Un jeune homme du Latium, appelé Benedictus, rallie autour de lui un certain nombre de chrétiens il leur impose la pauvreté, la chasteté, l’obéissance. Il met ces trois vertus sous la garde du travail. Six heures de travail des mains chaque jour. Il embrasse un jour son disciple Maurus, et, lui remettant le poids du pain et la mesure du vin, il l’envoie dans les Gaules. De là viendront ces colonies monastiques, qui pousseront le défrichement dans les marais de la Flandre, dans l’épaisseur-de la forêt Noire, et qui reculeront la limite de la terre cultivée jusqu’à la Baltique.

Ainsi les traditions romaines ne périssent pas. L’agriculture refleurit avec la civilisation sous Charlemagne. –Capitulaire de Villis, vers 812. « Nous voulons que nos serviteurs soient conservés en bon état et que personne ne les réduise à la pauvreté que nos officiers n’aient pas la hardiesse de les attacher à leur service, de leur imposer des corvées, de recevoir d’eux aucun don, ni un cheval, ni un bœuf, ni une brebis, ni un agneau, ni autre chose que des fruits, des poulets ou des œufs.

« Quand nos officiers doivent faire exécuter les travaux de nos terres, labourer, semer, moissonner ou vendanger, que chacun d’eux pourvoie à tout dans la saison, pour que toutes choses soient en ordre. Qu’ils aient soin d’entretenir les vignes confiées à leurs soins, que les vins soient mis dans des vases de bonne qualité, et qu’on veille à ce que rien ne se perde. Autant un officier aura de fermes confiées à sa surveillance, autant il aura d’hommes pour entretenir les, abeilles. Les basses-cours de nos grandes « fermes n’élèveront jamais moins de cent poulets « et trente oies les manses moins considérables nourriront au moins douze oies et cinquante poulets.

« Il faut pourvoir avec la plus entière diligence à ce que tous les produits de nos fermes, lard, viandes sèches, vin, bière, beurre, fromage, miel, cire, farine, soient toujours préparés avec la plus grande propreté.

« Nous voulons que dans nos jardins on cultive toutes les plantes c’est-à-dire le lis, les rosés, la sauge, le concombre, le melon, la citrouille, le pois chiche, le haricot, le fenouil, les laitues, le romarin, la menthe, le pavot et la mauve.  »

Ne sourions point en voyant ce grand homme s’abaisser à ces détails, c’est le caractère du génie d’embrasser les détails dédaignés par les esprits médiocres, comme Dieu embrasse les lois des astres, sans oublier le grain de sable et l’hysope, qui est la plus petite des plantes. Charlemagne, sait le compte de ses poulets, comme il gourmande les chantres à la chapelle et les enfants à l’école: c’est à ce prix qu’il rétablit la culture des champs comme la culture des lettres.

III
LES VILLES.

I. La terre achève de se transformer par la fondation des villes. -Les villes abritent la vie sociale et la développent. Rome était une cité qui avait conquis le monde, elle ne se crut assurée de le garder qu’après l’avoir couvert de cités semblables à elle._ Ses légions portent avec elles quasi muratam civitatem. La cité militaire, c’est le camp ; le camp immobile devient une ville romaine enceinte carrée, quatre portes, deux rues qui se coupent, au milieu le praetorium , qui deviendra le palais. Comment prendre possession du sol d’une manière plus forte qu’en emprisonnant l’espace, en forçant les eaux à couler sur les aqueducs, la pierre à monter en portiques pour former des temples, des thermes, des amphithéâtres ?

II. Villes romaines de la Germanie les itinéraires en comptent cent seize. -Dans la Bretagne, vingt-huit villes ; Bath et Caer-Léon avaient des théâtres, des palais, des bains magnifiques. A Dorchester, amphithéâtre ; à Londres, Westminster, fondé sur un temple d’Apollon, et Saint-Paul sur un temple de Diane.

III. L’invasion. Elle est d’abord furieuse, implacable. Gildas décrit l’incendie ravageant l’île de Bretagne tout entière, les édifices croulant sous les coups des béliers. Dans les Gaules,. l’invasion des Suèves, des Alains et des Vandales. Ruine de Spire, Strasbourg, Reims, Mayence et Trèves, qui n’est plus qu’un sépulcre. —En Italie, les soldats d’Alaric mettent le feu aux jardins de Salluste. Trois jours de pillage. On arraché les tuiles d’or du Capitole, le bronze du Panthéon.

IV. Mais, après ces premières fureurs, les barbares sont touchés de la majesté romaine ils s’appliquent à conserver les édifices. –Cassiodore sur l’architecte des édifices publics, au préfet de Rome : « Il convient que la beauté des monuments romains ait un gardien habile, afin que cette admirable épaisseur de nos murailles soit conservée par une diligence. admirable. Que ta grandeur sache donc que nous avons donné un architecte aux édifices de Rome. Il verra des œuvres plus belles qu’il n’en trouya jamais dans les livres, qu’il n’en conçut dans sa pensée, des statues qui portent encore tout vivants les traits des grands hommes. Il verra les veines courir sur le bronze ; les muscles gonflés, les nerfs tendus. Il admirera les chevaux d’airain bouillonnant d’ardeur sous le métal immobile. Que dire des colonnes élancées comme des roseaux, de ces hautes constructions soutenues par des tiges légères, de ces marbres si habilement joints, que la nature semble les avoir jetés d’une seule pièce ? Les historiens des siècles passés ne comptent que les sept merveilles du monde ; mais qui les tiendra désormais pour des merveilles, quand il aura vu dans une seule ville tant de choses surprenantes ? On dira vrai, si l’on déclare que Rome entière est un miracle[9]. ...» Les rois francs adoptent la même politique réparatrice, ils habitent le palais de Julien, Chilpéric rebâtit un cirque à Soissons.

V. D’ailleurs les villes ne peuvent pas périr ; elles sont défendues non-seulement par leurs évêques, mais par le saint qui repose dans leur cathédrale. Saint Martin, à Tours à Orléans, saint Aignan à Poitiers, saint Hilaire. — L’Église, comme toutes les puissances civilisatrices, ne conserve pas seulement les villes, elle en bâtit. — Les abbayes deviennent le noyau des cités nouvelles : Fulde et Saint-Gall.

VI. Les villes, berceau de l’industrie. — Rome : les neuf corporations de Numa. Collèges d’ouvriers sous les empereurs. — Traces aux temps barbares. — Transformation. — L’ouvrier chrétien. — Saint Éloi confié à Abbon, orfèvre et chargé des monnaies royales à Limoges. — Il vient à Paris. — La chaise de Dagobert. — Les châsses. Les livres sur un rayon : il travaille un livre sur les genoux. Ouvriers sacrés. Francs, Saxons chantant des psaumes. Le travail sanctifié. — Commencement des confréries. L’atelier chrétien et les établissements de saint Louis. — Au moyen âge, les corporations ouvrières font l’émancipation des communes en France, la force des républiques lombardes en Italie. — Nul n’est citoyen de Florence, s’il n’est enrôlé dans un des douze arts. Ne craignez pas que cet empire de l’industrie étouffe le sentiment du beau. Ce sont ces compagnies d’ouvriers qui font bâtir Sainte-Marie-de-la-Fleur, Or-San-Michele ; et c’est pour elles que Giotto couvre le Palais Vieux de ses fresques.

Différence entre les villes païennes et les villes chrétiennes. — Le christianisme a retrouvé, pour ainsi dire, la vie humaine et les affections de l’homme. Tout l’homme était tourné vers le dehors : il vivait sur la place publique, ou, dans l’atrium richement décoré, il recevait ses amis et ses clients ; les petites chambres étroites, qui donnaient sur le portique, étaient bonnes pour les femmes, les enfants, les esclaves. Mais le christianisme tourne le cœur de l’homme vers les joies de l’intérieur, il lui rend la vie de la famille, il lui fait trouver son bonheur au dedans de sa maison ; l’homme en sort le moins possible ; et c’est pourquoi il embellit le lieu où il passe ses jours avec sa femme et ses enfants : boiseries, tapisseries, riches mobiliers, argenterie habilement ciselée. — Le christianisme conserve cependant la maison antique, mais dans les monastères, où le temps se passe à l’église ou au travail, où il ne faut point que la cellule soit commode. — Cependant les villes modernes, au premier abord, semblent bien inférieures aux cités antiques : voyez Pompéi, une ville de troisième ordre, que de colonnades ! portiques, thermes, théâtres, cirque. — La ville païenne a ses temples petits, ses amphithéâtres immenses. La ville chrétienne se groupe au pied de la cathédrale, elle a l’hôpital et l’école. Les anciens sauront toujours mieux que nous l’art de jouir. Leurs villes bâties pour le plaisir ; il faut désespérer de les égaler jamais. — Les nôtres sont bâties pour le travail, la souffrance et la prière ; c’est notre grandeur.




Le lecteur reconnaîtra ici un ensemble d’idées déjà exposées à la fin de l’une des leçons sur le Progrès dans les siècles de décadence. Le morceau qu’on vient de lire renferme cependant quelques détails qui n’ont pas été reproduits ailleurs ; de plus, il est intéressant d’observer à quel point des notes, même soignées, gagnaient à être développées par Ozanam, et à recevoir de lui le dernier poli de la rédaction définitive.



  1. Aristide, Roma encomium,Orat. XIV
  2. Les Sères apportaient leurs soies, leurs pelleteries, dans des ballots sur lesquels le prix était marqué, puis ils se retiraient. Les acheteurs venaient, examinaient la marchandise, et, si elle leur convenait, en laissait la valeur telle qu’ils l’avaient’appréciée. Les Séres revenaient, et, si le marché leur agréait, ils laissaient leurs marchandises et en emportaient la valeur. Il leur fallait encore, au dire de Pomponius Mêla, sept mois de marche pour atteindre leur pays. (V. Hullmann, Handelsgeschichte der Griechen
  3. Une ouvrière de Cos, appelée Pamphilia avait imagine d’effiler les étoffes de soie pour les tisser de nouveau. (V. Hullmann, Handelsgeschichte der Griechen )
  4. V. l’Histoire de la Gaule méridionale de M. Fauriel et les Récits mérovingiens de M Augustin Thierry.
  5. Grégoire de Tours, décrivant l’entrée solennelle du roi Gontran à Orléans, dit:« et hinc lingua Syrorum, hinc Latinorum, hinc etiam ipsorum Judœorum in diversis latidibus varie concrepabat. » (Lib. VIII, I.)
  6. Raguomodus quoque Parisiae urbis episcopus obiit. Eusebius quidam negotiator, génère Syrus, datis multis muneribus, in locum ejus subrogatus est.(Greg. Turon, X, 26.)
  7. Mon.St Gall I II c. XXVII
  8. V.Bettinelli, Risorgimento d'Italia, t.IV, et Heeren, Essai sur l'influence des croisades.
  9. Cassiod. Variorum, VII, 15, Formula ad praefectum urbis de architecto publicorum.