Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 04/Chapitre 3

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 4, 1872p. 60-102).

CHAPITRE III.
LES FRANCS


Jugements

des

historiens

sur la

conversion

des Francs.

I. Nous nous sommes arrêtés à la conversion des Francs comme au terme où tes invasions viennent aboutir, et laissent enfin apercevoir le dessein qu’elles accomplissent. Toutefois, les historiens ont diversement jugé ce grand événement. Les écrivains français ont souvent déploré l’inefficacité du baptême de Clovis, la condescendance de l’Église pour ses farouches néophytes, et l’impatience du clergé gaulois, si pressé de secouer le joug des Bourguignons et des Visigoths en faveur de ces nouveaux venus, qui n’avaient du catholicisme que le nom. On n’aime pas à voir les saints, les évêques, les moines, hanter le palais de ces Mérovingiens tout couverts de crimes, et Grégoire de Tours leur prodiguer les louanges que l’Écriture sainte réserve aux bons rois. Les Allemands vont plus loin ils accusent le christianisme et la civilisation même d’avoir gâté ce noble peuple des Francs, le plus pur du sang germanique ; de l’avoir initié à toute la cruauté des mœurs romaines, à toutes les perfidies de la politique byzantine. Ils oublient que l’histoire des fils de Mérovée n’a pas un trait odieux ou sanglant qui ne se retrouve plus barbare encore dans les chants de l’Edda, dans les fables des dieux dont les rois se disaient issus. En effet, sous les Germains se montrent les mêmes par quelque porte de l’empire qu’ils entrent, Francs et Visigoths, Vandales et Lombards, ariens ou idolâtres. On ne voit pas que la famille de Clovis soit ensanglantée de plus de meurtres que celle du grand Théodoric, ni que les fureurs de Frédégonde dépassent en horreur Alboin forçant Rosemonde à boire dans le crâne de son père[1].

Il faut bien reconnaître en effet que les Francs, au sortir de la basilique de Reims, ne se trouvèrent point magiquement transformés en d’autres hommes. Le doux Sicambre ne renonça ni au meurtre des chefs de sa famille, ni au pillage des villes d’Aquitaine. Il laissa après lui deux cents ans de fratricides et de guerres impies. La Gaule vit avec effroi des princes qui égorgeaient les fils de leurs frères ; les rois et les enfants des rois périssaient par le poignard d’une concubine couronnée ; des leudes ingrats attachaient leur vieille reine à la queue de leurs chevaux. En même temps, des bandes armées descendaient en Bourgogne et en Auvergne, brûlant et rasant les villes, les monuments les églises ; ne laissant que la terre qu’elles ne pouvaient emporter, et s’en retournant avec de longues files de prisonniers enchaînés, pour être vendus sur les marchés du Nord[2].

Rien donc ne paraissait changé. Ces. désordres continuaient ceux des siècles précédents il n’y avait dans les Gaules que six mille chrétiens de plus. Mais les moments qui décident du sort des nations se cachent dans le cours ordinaire du temps : le propre du génie est de les saisir, et ce fut le mérite du clergé gallo-romain. Il ne méconnut point les vices des Francs, il en fit la dure expérience ; mais il connut aussi leur mission. Une s’effraya pas de ce qu’il lui en coûterait de travaux et d’humiliations pour aider à ce grand ouvrage, et, pour tirer d’un peuple si grossier tout ce que la Providence en voulait faire : Dès lors on voit commencer cette politique savante des évêques, qui éclaire les sanglantes ténèbres des temps mérovingiens. Elle paraît tout entière dans la pensée de saint Remi, si l’on en croit l’écrivain de sa vie. La nuit qui précéda le baptême de Clovis, comme il était seul avec la reine dans un lieu retiré, Remi vint les trouver en secret ; et, après les avoir longuement exhortés, il finit en les assurant que si leur postérité demeurait fidèle aux lois de Dieu, elle régnerait avec gloire, exalterait la sainte Église, hériterait de la puissance romaine, et contiendrait par ses victoires les incursions des autres peuples[3]. Nous verrons en effet que toute la destinée des Francs était renfermée dans ces termes commencer la grandeur temporelle de l’Église, continuer les Romains, et finir les invasions.

Motifs de la

conversion de Clovis

Mission des Francs

Depuis l’avénement de Constantin, la religion avait eu la liberté plutôt que l’empire. Les traditions, les institutions, les habitudes du gouvernement romain, étaient restées païennes, et l’Évangile, déjà maître des mœurs, pénétrait difficilement dans les lois. Les Francs, au contraire, formaient un peuple nouveau, qui n’était —point engagé par douze siècles d’histoire, par des lois écrites, par l’éclat d’une littérature savante. Ils pouvaient disposer librement d’eux-mémes, et Clovis eut la gloire de fixer leurs incertitudes et les siennes. Dans cette conversion, dont on a contesté la sincérité, il y eut autre chose qu’un calcul politique, autre chose qu’une inspiration du désespoir sur le champ de bataille de Tolbiac. En y regardant de près, on voit un grand combat dans l’âme de ce barbare retenu par toutes les passions du paganisme, mais attiré par les lumières de la civilisation chrétienne. Les dieux dont il se croit descendu l’épouvantent ; il leur attribue la mort de son premier-né ; il hésite à les abandonner : pour ce Dieu nouveau, « pour ce Dieu désarmé, dit-il, et qui n’est pas de la race de Thor et d’Odin. » Il craint aussi son peuple, dont il veut s’assurer le consentement. Sans doute la soumission des Gaules, promise comme le prix de son abjuration, le touche, et le péril de Tolbiac le décide. Cependant, il ne faut pas oublier ces entretiens avec Clotilde, ces controverses théologiques dont Grégoire de Tours altère probablement les termes, mais dont il atteste l’opiniâtreté. Il faut tenir compte du témoignage de Nicétius de Trèves, lorsque, s’adressant à une petite-fille de Clovis, il lui écrit « Vous avez appris de votre aïeule Clotilde, d’heureuse mémoire, comment elle attira a la foi le seigneur son époux, et comment celui-ci, qui était un homme très-habile (homo astutissimus), ne voulut pas se rendre avant de s’être convaincu de la vérité. »

Les Francs

entrent au service

du Christianisme
Les Francs se rendirent, comme lui, à

la persuasion, à la parole. Le christianisme, maître de leurs convictions, trouva de longues résistances dans leurs mœurs ; mais il devint le principe bien ou mal compris de leur droit public. Ils mirent des évêques dans les conseils, et le nom de la sainte Trinité à la tête des capitulaires : Les guerres prirent un caractère nouveau, et devinrent des guerres de religion. Ne nous effrayons pas ’de ce mot comme d’une autre sorte de barbarie réservée aux nations chrétiennes : au contraire, il marque le commencement d’un état meilleur, où la pensée disposera de la force. Lorsque, rassemblant ses soldats, Clovis leur déclare qu’il supporte avec chagrin que les ariens possèdent la moitié des Gaules, et qu’ensuite, fondant sur les Visigoths, il réduit leurs provinces en sa puissance, alors, assurément, il est permis de révoquer en doute le désintéressement du roi mais on reconnaît la foi de la multitude et le premier réveil de la conscience chez ce peuple, à qui il ne suffit plus de promettre le prix ordinaire des combats, l’or, la terre et les belles captives. Toute cette conquête de l’Aquitaine s’annonce comme une guerre sainte. Les envoyés du roi, venus au tombeau de saint Martin de Tours pour y recueillir quelque présage de la victoire, entendent chanter, à leur entrée dans la basilique, ce psaume de David : « Seigneur, vous m’avez ceint de courage pour les batailles; vous avez mis mes ennemis sous mes pieds.  » Une biche merveilleuse montre aux Francs le gué du fleuve, et, Clovis étant campé devant Poitiers, un météore flamboyant se balance sur le pavillon royal. Plus tard, l’invasion de la Bourgogne se colore des mêmes motifs religieux. Il s’agissait d’étendre le seul royaume catholique de l’univers, d’agrandir l’héritage du Christ, d’humilier les mécréants. Vous reconnaissez les motifs, les signes, les prodiges ordinairès des croisades ; ou plutôt la croisade est ouverte elle se continuera contre les Saxons, contre les Slaves, contre tous les païens du Nord, jusqu’à ce qu’elle tourne vers l’Orient. Quand les Francs mirent le pouvoir séculier au service du christianisme, ils posèrent le principe d’où sortit toute la politique du moyen âge[4].

Les

Francs

succèdent

aux Romains.

En même temps qu’ils venaient prendre un rôle

nouveau dans l’histoire, les Francs y devaient succéder aux fonctions d’un peuple plus ancien ; ils allaient remplacer ces mêmes Romains dont ils se vantaient d’avoir précipité la chute. Rome, pour qui travaillaient toutes les nations policées de la Grèce et de l’Orient, avait recueilli l’héritage de là civilisation antique pour le conserver, et afin de le transmettre aux peuples modernes. Elle était allée chercher les barbares ; elle avait voulu les dompter et les discipliner chez eux, les naturaliser chez elle.. Séduits par le spectacle d’une société plus heureuse, ils en avaient convoité d’abord les richesses, ensuite les honneurs et les lumières. Ils s’introduisirent dans les camps, dans les charges, dans toutes les parties de l’État. Nous savons comment un envahissement pacifique et sans résistance, qui s’accomplit en même temps que les irruptions armées, mit peu à peu les Germains en possession du pouvoir aussi bien que du sol. Il y eut donc entre la civilisation et la barbarie un rapprochement volontaire, et, pour ainsi dire, un contrat. L’Église en dressa l’acte, et ce fut sur ce contrat et non sur la conquête violente, ce fut sur un droit et non sur un fait, que reposa la société nouvelle. Mais, entre toutes les races germaniques, nulle ne se prêta mieux que les Francs à cette alliance qui devait renouer la suite des temps. Devenus les hôtes de l’empire et ses auxiliaires~ ils défendent le passage du Rhin contre les Alains, les Suèves, les Vandales, et se font exterminer au poste qu’ils ne peuvent plus couvrir. Plus tard on les trouve à Châlons sous les drapeaux d’Aétius, pour écraser Attila. On voit leurs chefs, pliés sans peine aux mœurs latines, élevés au commandement des légions, faire porter devant eux les faisceaux consulaires, et donner leurs filles aux empereurs. Les Francs Magnence et Silvanus avaient disputé la pourpre aux fils de Constantin. Le Franc Arbogaste gouverne sous le nom de Valentinien II ; et Bauto, élevé à la dignité de consul, est harangué à Milan, le 1° janvier 385, par un jeune rhéteur qui sera un jour saint Augustin. Nous connaissons déjà Merobaudes, consul sous Valentinien III, poëte, honoré d’une statue dans le forum de Trajan nous avons trouvé un autre Arbogaste qui commandait à Trêves en 472, et à qui Sidoine Apollinaire écrivait : « Vous buvez les eaux de la Moselle, mais celles du Tibre coulent dans vos discours. » Enfin, quand la dernière ombre de la puissance romaine fut évanouie, elle sembla reparaître, dans la personne de Clovis, le jour où, vainqueur des Visigoths, il reçut des ambassadeurs d’Anastase le titre et les ornements de patrice. Dans la basilique de Tours, devant le tombeau de saint Martin, en présence des guerriers et des prêtres, le roi chevelu revêtit la tunique de pourpre et la chlamyde, plaça la couronne sur son front, et, montant à cheval, jeta de l’or et de l’argent au peuple qui se pressait sur le chemin. Depuis ce temps, les siens le saluèrent du nom de consul et d’Auguste, ses petits-fils furent appelés par les empereurs Justinien et Maurice au secours de l’Italie, en qualité de magistrats de cette vieille Rome dont ils gardaient la pompe, les titres, les traditions. Il parut que le génie civilisateur des Grecs pourrait bien revivre chez les princes des Francs ; et, dans la cérémonie racontée par Grégoire de Tours, on entrevoit d’avance le couronnement de Charlemagne et la restauration de l’empire [5].

Les Francs

arrêtent les invasions

Les Francs se firent donc les défenseurs de l’Occident

civilisé. Ils prirent, sur les périlleuses frontières de la Gaule, la place des légions dans les rangs desquelles ils avaient combattu. Ils ne permirent pas que d’autres vinssent partager leurs conquêtes ils se trouvèrent donc les ennemis naturels des invasions. Le reste des barbares, qu’entraînait encore l’impulsion du siècle passé, vint échouer contre cet obstacle. Les uns reconnurent, de gré ou de force, la supériorité d’une race plus puissante et plus éclairée qu’eux. Les Alemans ne se relevèrent pas de la défaite de Tolbiac. Leur roi ayant péri dans le combat, les principaux allèrent trouver Clovis, et lui dirent : « Nous vous prions de ne pas exterminer ce peuple ; dès ce jour, nous sommes à vous.» Clovis reçut leurs soumissions ; et ces bandes que l’épée de Julien avait décimées sans tes dompter, vaincues par le Dieu de Clotilde, abandonnèrent le pays de Mayence, et se retirèrent vers le sud-est. Les Thuringiens soutinrent une guerre plus opiniâtre. Mais un jour que Hermanfried, leur roi, traitait de la paix avec Thierry d’Austrasie, et que tous deux se promenaient sur les murs de la ville, Hermanfried, poussé « on ne sait par qui, tomba dans le fossé, et ses sujets découragés passèrent sous la loi des vainqueurs. Les Bavarois subirent tôt ou tard le même joug. Ces trois peuples finirent par s’attacher aux lieux où le sort des combats les avait arrêtes. D’autres s’épuisèrent dans une lutte impuissante, dernier effort de la barbarie qui devait périr. Les courses des Saxons désolèrent durant trois cents ans les provinces du Nord. Les Slaves commençaient à se montrer, mais ce ne fut que pour fuir devant des armes plus fortes que les leurs. Un marchand nommé Samo, dont ils avaient fait leur roi, ayant ravagé le territoire des Francs, un envoyé de Dagobert vint enjoindre à ces barbares de respecter la paix des serviteurs de Dieu : « Si vous êtes les serviteurs de Dieu, répondit Samo, nous sommes les chiens de Dieu, pour mordre aux jambes les mauvais serviteurs. Il semble, en effet, que les irruptions qui se répétèrent dans la suite ne servirent plus qu’à tenir les chrétiens en éveil. On vit se succéder les Normands, les Hongrois, les Sarrasins, jusqu’aux Mongols, , qui furent l’épouvante du treizième siècle. Mais de ces nations guerrières, les deux premières ne se maintinrent qu’en venant se confondre dans la société chrétienne, qu’elles avaient fait trembler ; les autres passèrent comme des fléaux, afin d’ apprendre au monde que la violence ne fonde rien de durable[6]

Telles furent les conséquences de la conversion des Francs. En donnant des bornes à la barbarie, en établissant un pouvoir gardien de la civilisation antique, en plaçant le pouvoir sous la loi de l’Évangile, cet acte mémorable constitua définitivement la chrétienté ; à laquelle il ne resta plus que de s’affermir et de s’étendre. Dès lors on s’étonne moins de la condescendance de l’épiscopat. On comprend cette réponse de saint Remi aux détracteurs de Clovis : « Il faut pardonner beaucoup à celui qui s’est fait le propagateur de la foi et le sauveur des provinces. » Le christianisme n’exigea point, de ces populations encore toutes frémissantes de fureurs et de voluptés, tout ce qu’il devait demander à des temps meilleurs. Sans faire fléchir ses règles, il mesura ses jugements. Quand l’Église recevait au baptême ces turbulents catéchumènes, quand elle rangeait au nombre des saints Clotilde, le roi Sigismond, le roi Gontran, elle savait mieux que nous ce qu’ils avaient étouffé d’instincts pervers pour devenir tels qu’elle les voyait.

La mission de ce grand peuple ne se déclara pas en un jour : elle demeura comme enveloppée dans les vicissitudes de l’époque Mérovingienne, et n’éclata qu’à la fin. On la perd de vue au milieu des partages perpétuels de territoire entre les princes, et au milieu des rivalités sanglantes des tribus saliennes et ripuaires, qui formèrent les deux royaumes d’Austrasie et de Neustrie. Il faut cependant s’enfoncer dans ces temps orageux, et, traversant leurs obscurités, reconnaître les progrès de la foi, d’abord chez la nation franque, et à sa suite chez les peuples qui lui furent soumis.

La

civilisation chrétienne chez

les Francs

de

Neustrie.

Les Francs de Neustrie, disséminés entre la Somme et la Loire, parmi des populations nombreuses et que les invasions précédentes avaient épargnées, ne résistèrent pas aux séductions du premier repos qui suit la victoire. Ils se laissèrent captiver par la fécondité du sol et par la facilité de la vie. Les vainqueurs se firent colons, les vaincus commencèrent à se mêler parmi les guerriers. Les sénateurs des villes occupèrent les offices de la domesticité royale ; les pratiques d’étiquette et de chancellerie s’introduisirent dans les cours barbares de Soissons, d’Orléans et de Paris. Les rois aimèrent cette ville demi romaine ; ils y habitaient le vieux palais de Julien, trônaient sur une chaise curule, s’entouraient de référendaires ; de comtes, de clarissimes. Chilpéric dictait des vers comme Néron, ajoutait des lettres à l’alphabet comme Claude, composait des symboles de foi comme Léon et Anastase, bâtissait des cirques, donnait des jeux, dressait des cadastres comme tous les Césars. La société ancienne sortait de ses ruines, et prenait possession des belles provinces de la Gaule. Les contemporains eux-mêmes s’y trompèrent. Le poëte Fortunat, retenu à Poitiers par la pieuse amitié de sainte Radegonde, charmé des soins qu’il en reçoit, des corbeilles de fruits dont on charge sa table et des roses dont elle est jonchée, finit par se croire au siècle de Tibulle et d’Horace. Dans les jeux d’esprit des poëtes comme dans les conseils des rois, on reconnaît en Neustrie l’ascendant de ce génie latin qui dompta sans l’étouffer le sang germanique, se rendit maître de la langue, des mœurs, de la législation, et qui devait finir par constituer l’unité de la France au dedans, sa puissance au dehors.

Le christianisme semblait s’enraciner plus facilement dans un sol préparé de longue main. Les commencements, il est vrai, avaient été laborieux. On avait vu les satellites de Frédégonde massacrer l’évêque Prétextât au pied de l’autel ; deux filles de rois, Chrodielde et Basine, troubler de leurs emportements le monastère de Sainte-Radegonde, et, faire chasser à coups de bâton les évêques assemblés dans la basilique pour les juger. Mais peu à peu les gens de guerre apprirent à laisser leurs armes à la porte de l’église, à recevoir la parole des chaires et les lois des conciles. Une lettre de Childebert I°, adressée en 554 au clergé et au peuple, ordonne la destruction des idoles érigées sur les domaines des particuliers : « Et parce que les paroles de l’Évangile, des prophètes ou des apôtres, lues par le prêtre, à l’autel, énoncent la loi de Dieu qui veut être appuyée de la puissance des rois, défenses sont faites de passer tes nuits dans l’ivresse, avec des chants voluptueux et des danses de femmes, selon la coutume des païens[7]. » Bientôt après, Clotaire ler sanctionne, non-seulement les commandements de Dieu, non-seulement l’indépendance de l’Église, mais la tutelle qu’elle devait exercer dans l’intérêt des faibles. Il ordonne que les évêques surveilleront la justice qui doit être rendue aux Romains selon le droit romain, aux barbares selon les coutumes barbares ; et qu’en l’absence du prince, ils corrigeront les erreurs des juges. Cette autorité nouvelle de l’épiscopat se fait sentir dans les canons du concile de Paris, où soixante-dix-neuf évêques assemblés en 614, après avoir revendiqué les immunités ecclésiastiques, portent une main hardie et bienfaisante sur le temporel, en condamnant les guerres privées, en défendant aux juges de punir aucun accusé sans l’entendre, et d’obéir aux volontés du prince contre la disposition des lois. Des règles si nouvelles pour les vainqueurs, si oubliées chez les vaincus, annonçaient une ère de justice et de sécurité qui sembla a s’ouvrir avec le règne de Dagobert ler. Ses armes étaient victorieuses : les coutumes diverses des peuples qu’il gouvernait, traduites en langue latine et corrigées par ses ordres, fondaient les premières législations modernes ; et quand les ambassadeurs étrangers l’avaient admiré dans la splendeur de sa cour, que Pépin de Landen, saint Arnoul, saint Ouen, éclairaient de leurs conseils et que saint Éloi ornait de ses ouvrages, ils publiaient qu’ils avaient vu le Salomon du Nord[8].

Espérances

de

l'église.

Jamais le clergé des Gaules ne fut plus près de réaliser cet idéal d’une royauté religieuse et biblique qu’il s’était proposé de mettre sur le trône des Francs. C’est la pensée commune de tous ceux qui continuent la politique d’Avitus et de saint Rémi, de tous ces courageux évêques du sixième siècle, Injuriosus et Grégoire de Tours, Prétextat de Rouen, Germain de Paris ; c’est le dessein qui les attire au palais de Neustrie, comme autrefois les prophètes chez les rois d’Israël. Tous les historiens l’ont remarqué, mais nulle part ce dessein ne se montre avec plus de sincérité et de grandeur que dans un document récemment découvert, et qui semble une instruction rédigée pour le fils de Dagobert, pour le jeune roi Clovis II. « J’avertis votre sublimité, « très-noble roi, d’accueillir avec indulgence ce que j’ai la présomption d’écrire. Vous devez donc premièrement, ô roi très-pieux, repasser fréquemment les saintes Écritures pour y apprendre l’histoire des anciens rois qui furent agréables au Seigneur, assuré qu’en suivant leurs traces vous obtiendrez une gloire durable dans le royaume présent, et de plus une éternelle vie. Les rois dont nous parlons prêtèrent toujours un cœur attentif aux avertissements des prophètes. C’est pourquoi, très-glorieux seigneur, il faut que vous écoutiez aussi les évêques, et que vous aimiez vos plus anciens conseillers. Mais n’accueillez qu’avec circonspection les paroles des jeunes gens qui vous entourent ; et quand vous conversez avec les sages, ou que vous avez de bons entretiens avec vos officiers, faites taire les jongleurs et les bouffons. –Clovis, l’auteur de votre race, eut trois fils, Childebert, Clotaire et Clodomir. Dans Childebert, la sagesse et. la condescendance furent poussées à ce point, qu’il aima d’un amour paternel, non-seulement les anciens, mais aussi les jeunes ; et quiconque prononce encore son nom, prêtre ou laïque, lève les mains au ciel en recommandant son âme, d’autant qu’il fut toujours généreux et prodigue de largesses pour les églises des saints et pour ses compagnons de guerre. Clotaire l’ancien, qui eut cinq fils, et de la lignée duquel vous descendez, fut puissant en « paroles ; il conquit la terre, il gouverna les fidèles. Telle était sa bénignité selon Dieu, que non seulement il paraissait juste dans ses œuvres, mais qu’il vivait comme un pontife dans le siècle : il donna des lois au Francs et bâtit des églises. Vous donc, mon très-doux seigneur, puisque vos pères ont eu tant de sagesse et de doctrine, conduisez-vous en toutes choses comme il convient à un roi. Que jamais la colère ne soit maîtresse de votre âme et si quelque chose est arrivé qui émeuve votre cœur, qu’il se hâte de s’ouvrir à la paix ! —En tout temps, ô roi très illustre des Francs et mon doux fils, aimez Dieu, craignez-le ; croyez-le toujours présent, quoique invisible aux regards humains. Gardez-vous des flatteurs, mais attachez-vous à qui vous dit la vérite. Apaisez doucement les clameurs du peuple, et corrigez sévèrement les mauvais juges. Gardez à une seule épouse la foi du lit nuptial. Prononcez avec sagesse, interrogez avec prudence ; n’ayez pas honte de demander ce que vous ne savez pas. Que votre intention soit toujours droite, votre parole inviolable. Sachez que nul ne peut être fidèle au roi dont la parole n’est pas sûre. Gouvernez ce qui reste de la race des Francs, je veux dire leurs fils, non pas avec la dureté d’un tyran, mais avec l’affection d’un père.–Ce peu de mots que je viens d’écrire excédait de beaucoup mes forces : c’est l’amour de tous les Francs qui me l’arrache. Je demande humblement au Seigneur le salut éternel pour vous et les vôtres, ô roi très-aimé[9] ! »

Assurément on ne peut s’empêcher d’écouter avec émotion le prêtre inconnu qui tenait ce langage au dernier rejeton de tant de rois homicides mais, en même temps, il faut admirer l’illusion du patriotisme religieux, quand il loue la douceur de Childebert et de Clotaire, tous deux meurtriers de leurs neveux, et quand il se croit à la veille d’inaugurer la monarchie de David chez un peuple où vont commencer les rois fainéants.

Décadence de Francs neustriens

Les vices de la barbarie ne peuvent rien trouver qui leur soit plus semblable, qui les flatte et les développe plus sûrement que les vices d’une civilisation en décadence. Ces rois neustriens, que nous avons vus si zélés pour les traditions romaines, avaient toutes les passions du Bas-Empire : l’ambition de gouverner les consciences, le génie de la fiscalité et le goût des plaisirs qui énervent les esprits. On sait comment Chiipéric, ayant dressé une confession où il supprimait la distinction de trois personnes en Dieu, la fit lire à Grégoire de Tours : « Je veux, ajouta-t-il, que toi et les autres docteurs des églises vous croyiez ainsi. » Les docteurs résistèrent, et le roi renonça à la théologie. Mais ni lui, ni ces princes imprudemment loués d’avoir vécu comme des pontifes, ne renoncèrent à faire des évêques, à les déposer, à convoquer les conciles, à corriger les saints canons. Si l’assemblée de Paris, en 614, avait ordonné l’élection des évêques par le clergé et le peuple sans intervention des rois, une constitution de Clotaire II, portant publication des actes du concile, en tempérait la discipline par cette clause, que « l’élu serait agréé du prince, ou même que le prince pourrait désigner un des clercs du palais, en ayant égard au mérite et à la doctrine. » Des souverains si occupés du gouvernement des âmes ne méprisaient cependant pas les soins temporels. Les publicains de Rome n’avaient pas connu d’exactions que les officiers mérovingiens ne fissent revivre. On revit tous les excès qui avaient ruiné les curies et dépeuplé les provinces. L’impôt territorial et personnel s’éleva jusqu’à ce point que beaucoup abandonnèrent leurs terres, et que plusieurs aimèrent mieux laisser mourir leurs enfants que de supporter les charges croissantes de la capitation. C’est en vain_ que les cris des opprimés troublaient le repos des princes, et que Frédégonde, touchée de repentir à la mort de ses deux fils, avait fait brûler les registres des taxes. Il ne fallait pas moins que ces trésors, « pleins de rapines et de malédictions, » pour soutenir l’éclat d’une cour où le roi siégeait sur un trône d’or massif, pour suffire aux largesses que ses leudes attendaient de lui, et à l’entretien de ses concubines. La coutume barbare qui permettait la polygamie aux chefs résistait à la sévérité de la loi chrétienne. Ce même Dagobert, trop comparable à Salomon, finit comme lui : trois reines en titre partageaient sa couche ; et tel était le nombre de ses concubines, que l’historien de sa vie n’en donne pas les noms. Après lui, les rois fainéants commencent. Le chariot à quatre bœufs qui les promenait dans Paris n’était qu’un reste et une image de ce luxe gaulois où s’enfoncèrent les Francs dégénérés. L’exemple de la royauté gagnait peu à peu les leudes, qui échangeaient une vie de hasards et de fatigues contre les paisibles ombrages, les salles de mosaïque et les festins des villas romaines. Les conquérants, tombés aussi bas que leurs sujets, furent conquis à leur tour, et, en 687, la bataille de Testry livra la Neustrie aux Austrasiens[10].

Paganisme et barbarie des Austrasiens.

Les tribus austrasiennes étaient restées entre la Somme et le Rhin, sur un territoire sillonné par les invasions, dans le voisinage de la Germanie, là où elles se recrutaient là se conservaient les habitudes militaires de la conquête, et le souvenir des forêts natales. Il ne faut pas croire que tous les Francs eussent accompagné Clovis au baptême : longtemps encore on vit à sa table les adorateurs d’Odin s’asseoir à côté des évêques et des moines. Un jour que saint Waast accompagnait Clotaire au banquet qu’un de ses leudes lui avait préparé, en entrant dans la salle il remarqua, d’un côté, les vases de bière et d’hydromel bénis pour les convives chrétiens ; de l’autre, ceux qu’on avait réservés aux libations des infidèles. Le plus grand nombre de ces opiniâtres qui repoussaient l’Évangile n’entrèrent pas en Neustrie, et, se détachant de leurs compagnons, ils demeurèrent dans les provinces orientales avec leurs dieux. Les bords de la Meuse et de l’Escaut devinrent le refuge d’un paganisme qui s’attachait aux arbres des forêts, aux eaux des fontaines, souvent aux idoles délaissées des Romains. L’anachorète Wulfilaich jeûnait et priait pour décider les infidèles du pays de Trèves, à renverser la statue de Diane. Tel était à Cologne le nombre de Francs faisant profession d’idolâtrie, que le diacre Gallus ayant mis le feu au sanctuaire où ils célébraient leurs orgies, ils le poursuivirent, l’épée à la main, jusque auprès du roi Thierry, et que celui-ci, au lieu de les punir, réussit à peine à les apaiser par la douceur de ses discours. Souvent, après que le prêtre avait usé une longue vie à la conversion de ces barbares, touchés de quelque présage inattendu, d’un cri de guerre, d’une terreur panique, ils le laissaient tout à coup seul dans son oratoire, et retournaient aux superstitions de leurs pères. Les bandes qui descendirent en Italie, sous la conduite de Théodebert, pour vendre leurs services aux Goths et aux Grecs, et les trahir tour à tour, offraient encore des sacrifices humains. Au moment de passer le Pô, on y jeta, comme prémices de la guerre, des femmes et des enfants égorgés[11].

Ceux même qui faisaient profession publique du christianisme portaient en secret des amulettes, prenaient les augures, sacrifiaient au bord des fontaines, et allumaient le feu sacré au frottement de deux morceaux de bois. Si la lune s’éclipsait, la foule assemblée sur les places poussait des cris terribles, pour délivrer l’astre des deux loups dont on le croyait poursuivi. De longues processions d’hommes couverts de vêtements en lambeaux promenaient dans les campagnes les images des anciennes divinités. Les moeurs étaient encore moins chrétiennes que les croyances. L’esclavage et la polygamie régnaient dans les manoirs des grands ; l’incendie et le pillage faisaient l’occupation de leurs journées, et l’orgie le repos de leurs nuits. Il fallut qu’une constitution de Childebert II, publiée au champ de mars d’Attigny (595), punît de mort -les noces incestueuses, inutilement poursuivies par les canons des conciles. La personne. des prêtres n’était guère plus respectée que l’asile des lieux saints et que les terres ecclésiastiques. Les satellites du même Childebert poursuivaient un accusé jusque dans la maison d’Agéric, évêque de Verdun, découvraient le toit de l’oratoire où le proscrit s’était caché, et le massacraient au pied de l’autel, sous les yeux du pontife, qui en mourut de douleur. Et cependant les prédilections de l’Église s’arrêtèrent sur cette seconde branche de la race franque. A la mollesse des Neustriens elle préféra les courages indociles de ces barbares qui lui faisaient la tâche plus rude, comme on aime chez les enfants ces caractères fougueux dont on connaît les ressources. Dans la résistance elle sentit la force ; elle comprit que cette énergie, domptée par une savante discipline, mais non pas éteinte, deviendrait capable de tout ce qui est grand. Dès lors ce fut sur les Francs d’Austrasie qu’elle compta pour la défense et l’accroissement de la société chrétienne. Mais il fallait d’abord les y faire entrer[12]. Une tâche si difficile voulait le concours de deux puissances, l’épiscopat et le monachisme.

L'épiscopat d'Austrasie

La conversion de l’empire romain avait été l’ouvrage de l’épiscopat. Les évéques, ces magistrats religieux, attachés aux villes où ils avaient leur siège, leur tribunal, et au-dessous d’eux les sept ordres de la hiérarchie ecclésiastique, convenaient en effet à une société régulière qui finit par les recevoir dans ses rangs, par leur donner une autorité civile, et par les entourer d’un appareil semblable à celui des préteurs et des proconsuls. Après la chute de l’empire, l’épiscopat conserva le caractère officiel qu’il tenait des lois impériales ; il traita de puissance à puissance avec les chefs barbares : c’est le rôle de saint Remy auprès de Clovis, de saint Avitus auprès de Gondebaut. C’est surtout celui des évêques de Neustrie ; ils trouvent des appuis dans les cités dont ils sont les défenseurs, dans la population gallo-romaine qui enveloppe et contient les Francs. Mais l’épiscopat devait rencontrer plus de résistance en Austrasie : dissémine dans des villes moins nombreuses, moins latines, il avait aussi moins d’action sur les bandes errantes d’une population toute germanique. Cependant l’Austrasie, au sixième siècle, compta de grands évêques Sidonius de Mayence, Carentinus de Cologne, Agricole de Châlons, Egidius de Reims, Villicus de Metz, Agéric de Verdun. On les voit appliqués à réparer les désastres des invasions, à racheter les captifs, à nourrir les pauvres, à relever les esprits de leur abattement et les églises de leurs ruines. Aux descriptions qui nous en restent, ces églises avec leur nef portée sur deux rangs de colonnes superposées, avec leur abside resplendissante d’or et de mosaïques, semblent reproduire le type consacré des basiliques romaines ; comme les pontifes qui les bâtissaient, presque tous fils de sénateurs, élevés à l’école des rhéteurs et des grammairiens, semblent plus occupés de sauver les restes de la civilisation que d’aller au-devant de la barbarie[13].

Nicetius de Trèves.

Cette dernière génération de l’ancienne Église des Gaules n’a pas de représentant plus illustre que saint Nicetius de Trèves, élevé au siége épiscopal en 527. Ce qui éclate en lui, c’est d’abord l’horreur de la violence dans un siècle si violent. Le jour où il allait prendre possession de son siège, dit Grégoire de Tours, comme il arrivait près des portes de Trèves au coucher du soleil, ceux de sa suite dressèrent les tentes, et lâchèrent les chevaux pour les faire paître dans les champs des pauvres. Ce que voyant Nicetius, touché de pitié, il s’écria » Hâtez-vous de retirer vos bêtes des moissons des pauvres ; sinon je vous retranche de ma communion.» Et parce qu’ils tardaient à obéir, lui-même se mit à la poursuite des chevaux, les chassa des champs, et il fit ensuite son entrée au milieu de l’admiration du peuple. Dans cette ville quatre fois ruinée, il apportait la passion de construire, qui est un des caractères du génie romain. Les architectes qu’il appela d’Italie ne relevèrent pas seulement les églises, ils couronnèrent de tours les hauteurs voisines, les munirent de machines de guerre ; et Trêves, rassurée contre les incursions de l’ennemi, remise en possession de ses palais de marbre et de ses basiliques dorées, put se croire revenue au temps des Césars. Nicetius lui-même ne pouvait se détacher des traditions de l’empire, dont le déclin était pour lui le présage de la fin des temps. Les yeux fixés sur l’Orient, il y suivait avec inquiétude la décadence de la monarchie de Constantin et de Théodose. Il écrivait à Justinien, tombé dans l’hérésie « Vous étiez le soleil du monde, et les pasteurs dès églises se réjouissaient de votre éclat. O notre bien-aimé Justinien, qui donc vous a a trompé ? qui vous a réduit à la part de Judas ?. Sachez que toute l’Italie, l’Afrique et l’Espagne, de concert avec la Gaule, anathématisent votre nom en même temps qu’elles déplorent votre perte. » Cet esprit si passionné pour la gloire de l’empire n’oublie pourtant point le salut des barbares mais il y travaille à la manière des évêques du siècle précédent, par les mains des princesses dont il éclaire le zèle, et des princes dont il maîtrise la fougue. Il écrit à Golosuinde, petite-fille de Clotilde, devenue l’épouse d’Alboin, roi des Lombards il l’invite à se souvenir de son aïeule, à détacher de l’arianisme le roi son époux ; il n’épargne ni les arguments tirés de l’Écriture, ni les souvenirs de Tolbiac et de Vouillé, ni les termes capables de flatter l’oreille de cette fille des Mérovingiens, qu’il appelle l’étoile et la perle de la chrétienté. En même temps, il portait une censure vigilante dans le palais des rois d’Austrasie. Comme Théodebert entrait un jour à l’église, entouré de ses leudes, dont il négligeait de réprimer les injustices, Nicetius interrompit les mystères : « Le sacrifice, dit-il, ne sera point achevé, si les excommuniés ne sortent d’abord. » Les excommuniés sortirent. Bientôt après, ils eurent leurs représailles, quand le roi Clotaire exila Nicetius. Mais lui, s’en allant en exil, consolait le seul diacre qui l’eût accompagné, et l’assurait que le jour de la justice était proche. Sigebert, en effet, le rappela, et les Francs entourèrent de leurs respects les dernières années de ce vieil évêque, qui passait pour avoir connu les desseins de Dieu sur la race de leurs rois. On disait qu’il avait vu en songe une haute tour dont les créneaux touchaient au ciel. Le Sauveur était debout sur le faîte, et les anges se tenaient aux fenêtres. Or l’un d’eux avait dans les mains un grand livre, où il lisait l’un après l’autre les noms de tous les rois qui avaient été ou qui seraient un jour, en marquant le caractère de leur règne et la durée de leur vie ; et après chaque nom tous les anges répondaient Amen. Grégoire de Tours rapporte ce rêve, elle trouve prophétique ; rien ne peint mieux en effet la mission des Francs que cette intervention de Dieu même, faisant lire aux anges les commencements d’une histoire qui devait être pour ainsi dire la sienne: Gesta Dei per Francos.[14]

Toutefois, Grégoire de Tours, l’historien de ces grands évêques, et Fortunat leur poëte, qui les poursuivit de ses épîtres, de ses éloges, de ses épitaphes, s’accordent à les louer d’avoir soutenu les fidèles, convaincu les hérétiques, jamais d’avoir évangélisé les païens. Il semble qu’attachés par leur ministère au séjour des cités, ils s’en éloignaient peu, et s’efforçaient d’y attirer le peuple des campagnes, pour le fixer autant que pour l’instruire. C’est du moins le sens des canons, qui exigent que tous les chrétiens viennent célébrer les fêtes solennelles dans les villes, sans qu’il soit permis, ces jours-là, aux prêtres des campagnes d’y offrir les saints mystères. Quarante évéques parurent au concile de Reims, tenu en 625. Ils s’appliquèrent à vaincre l’opiniâtreté des mœurs barbares par une suite de dispositions qui excommunient les homicides, qui défendent de réduire en captivité les hommes libres, qui soumettent à la pénitence publique les fidèles coupables d’avoir observé les augures~ ou mangé des viandes immolées. Toutefois ces défenses n’atteignaient encore que les chrétiens. Parmi ceux qui souscrivirent aux actes du concile, on trouve saint Cunibert de Cologne et saint Arnulf, homme de guerre, porté par la voix du clergé et du peuple sur le siége épiscopal de Metz, tous deux conseillers des rois d’Austrasie, tous deux Francs d’origine, et qui montrèrent, par la sainteté de leur vie comme par la sagesse de leur gouvernement, ce que pourrait le christianisme pour corriger l’âpreté du sang germanique. Arnulf figure parmi les ancêtres de Pepin le Bref et de Charlemagne, ces belliqueux propagateurs de la foi. Cunibert obtient là concession du château d’Utrecht pour les missionnaires qu’il entretient en Frise ; mais on ne voit point qu’il y ait prêché. Ces deux évêques annoncent une époque de prosélytisme : ils ne l’ouvrent pas encore[15].

Cependant l’esprit des apôtres venait de pousser chez les infidèles Lupus de Sens (615), violemment chassé de son siége par les leudes et la complicité du clergé. Ce proscrit inaugurait obscurément la mission qui devait être poursuivie avec tant d’éclat, sur les bords de l’Escaut et de la Meuse, par saint Éloi et saint Amand[16].

On connaît assez les commencements de saint Éloi, et comment cet ouvrier ciseleur, appelé au conseil des rois, compta parmi les grands hommes de son temps. On sait moins que, devenu évêque de Noyon en 640, il s’arracha à ces habitudes sédentaires qui faisaient l’impuissance de l’épiscopat austrasien ; il commença à s’enfoncer dans les campagnes et à visiter les tribus des Suèves, des Frisons et des autres barbares campés dans les plaines de la Flandre, depuis Courtray jusqu’à Anvers. Ces peuples, perdus aux dernières extrémités du monde, n’avaient pas connu le Christ ; et, quand Éloi parut au milieu d’eux, ils se jetèrent sur lui comme des bêtes féroces. Mais la majesté de sa personne, la douceur de ses discours, le charme de ses vertus, unissaient par désarmer toutes les résistances. Peu à peu il attirait, il réunissait dans les oratoires, il courbait sous la discipline du catéchuménat ces hommes passionnés pour la solitude et pour l’indépendance. Chaque année, au temps de Pâques, il en baptisait un grand nombre et des vieillards tout blanchis venaient recevoir l’eau sainte de ses mains. Saint Ouen, son ami et son contemporain, a recueilli le souvenir d’une prédication qui faisait des conquêtes si rapides. On aime à y surprendre le secret de la parole chrétienne au moment de sa plus grande puissance, à entendre ce langage sensé que l’Église tenait à des peuples bercés de fables, qui allait, pour ainsi dire, réveiller les consciences, et y substituer aux vaines terreurs de la superstition la crainte de Dieu et le respect des hommes. « N’adorez point le ciel, disait-il, ni les astres, ni la terre, ni rien autre que Dieu car, seul, il a tout créé et tout ordonné. Sans doute crie ciel est haut, la terre grande, la mer immense,les étoiles sont belles ; mais il est plus grand et plus beau, celui qui les a faits. Je vous déclare donc que vous ne devez pratiquer aucune des sacriléges coutumes des païens. Que nul n’observe quel jour il quitte sa maison et quel jour il y rentre ; car Dieu a fait tous les jours. Il ne faut pas craindre non plus de commencer un travail à la nouvelle lune ; car Dieu a fait la lune afin qu’elle servît à marquer les temps, à tempérer les ténèbres, et non pour qu’elle suspendît les travaux et qu’elle troublât les esprits. Que nul ne se croie soumis à un destin, à un sort, à un horoscope, comme on a coutume de dire que«  chacun sera ce que sa naissance l’a fait ; » car Dieu veut que tous les hommes se sauvent, et arrivent à la connaissance de la vérité. Mais, chaque jour de dimanche, rendez-vous à l’église ; et, là, ne vous occupez ni d’affaires, ni de querelles, ni de récits frivoles mais écoutez en silence les divines leçons. Il ne vous suffit pas, mes bien aimés, d’avoir reçu le nom de chrétiens, si vous ne faites des œuvres chrétiennes. Celui-là porte utilement le nom de chrétien, qui garde les préceptes du Christ, qui ne dérobe point, qui ne fait pas de faux témoignage, qui ne ment point, qui ne commet point d’adultères, qui ne hait aucun homme, qui ne rend point le mal pour le mal. Celui-là est vrai chrétien, qui ne croit point aux phylactères ni aux autres superstitions du diable, mais qui met dans le Christ seul son espérance ; qui reçoit les voyageurs avec joie comme le Christ lui-même, parce qu’il est dit : « J’ai été voyageur et vous m’avez reçu. » Celui là, dis-je, est chrétien, qui lave les pieds de ses hôtes et les aime comme des parents très-chers, qui donne l’aumône aux pauvres selon cequ’il possède, qui ne touche pas à ses fruits sans en avoir offert quelque chose au Seigneur, qui ne connaît ni les balances trompeuses ni les fausses mesures, qui vit chastement, et qui apprend à ses voisins à vivre dans la chasteté et dans la crainte de Dieu ; qui enfin, retenant de mémoire le symbole et l’oraison dominicale, s’applique à les enseigner à ses enfants et à ceux de sa maison . » Quoi de plus simple que ces paroles ? Et cependant quoi de plus nouveau pour des hommes de sang, habitués à honorer leurs dieux par des victimes humaines, qui ne connaissaient pas de devoir plus sacré que la vengeance, ni de précepte plus sage que cette maxime.de l’Edda « Qu’il se lève matin celui qui en veut à la vie et aux richesses d’autrui. Rarement le loup, s’il reste couché, trouve une proie[17]  »

Les instructions de saint Éloi sont tirées en partie des homélies de saint Césaire, qui faisaient depuis longtemps le fond de la prédication dans l’Église des Gaules. Et, en effet, saint Éloi , Gallo Romain d’origine, habile dans l’art de ciseler l’or et de frapper les monnaies, appelé du rang des laïques au siège épiscopal, appartient encore, par la gravité de son caractère, par la régularité, par la mansuétude, aux mœurs de l’antiquité chrétienne. Au contraire l’esprit impétueux du moyen âge éclate déjà dans la vie de saint Amand.

S.Amand.

Amandus, Aquitain de naissance et formé à la discipline monastique dans une île de l’Océan, après avoir passé quinze ans de sa vie dans une cellule auprès de l’église de Bourges, se lassa tout à coup de la solitude, et se sentit inspiré d’aller visiter Rome. Là, comme il demandait à veiller une nuit devant le tombeau des saints apôtres, les gardiens le chassèrent honteusement. Il restait donc assis sur l’escalier de la basilique, lorsqu’il crut voir devant lui l’apôtre saint Pierre qui lui montrait le chemin des Gaules, et lui ordonnait d’y porter l’Évangile aux païens. Il obéit donc ; et, ayant reçu en 626 la consécration épiscopale sans résidence déterminée, il prêcha d’abord dans le pays de Gand et de Tournay. Il y trouvait un ciel rigoureux, une terre stérile, un peuple qui, après avoir connu le christianisme, était retourné aux faux dieux, et si farouche, que les prêtres refusaient de l’évangéliser. La terreur que répandaient ces barbares sembla d’abord troubler le cœur du jeune missionnaire et, oubliant cette maxime de saint Grégoire, que les conversions doivent être volontaires, il sollicita l’ordre de Dagobert, que si quelqu’un refusait le baptême, « il y fût contraint par l’autorité royale. » Il ne tarda pas à connaître que la conquête des âmes voulait une autre puissance-que celle des rois. Longtemps il erra sans asile, abandonné des siens, poursuivi d’injures par les femmes, battu par les hommes, jeté dans les rivières. Enfin ces peuples, que la foi ne touchait point, furent vaincus par la charité. Un des leurs ayant été condamné à mort, Amandus sollicita la grâce du coupable et ne l’obtint pas. Mais, quand les bourreaux se furent retirés, il fit détacher le corps du gibet, s’enferma avec lui dans le lieu où il avait coutume de prier, et, le lendemain, ceux qui venaient ensevelir le supplicié trouvèrent que l’évêque l’avait rappelé à la vie, et s’occupait de laver ses plaies. Le bruit de cette action émut tout le pays ; et les habitants, renversant leurs temples, demandèrent le baptême. Mais Amandus affermissait son ouvrage en prenant possession du sol par la fondation de plusieurs monastères. Il les peuplait de ses néophytes, de captifs rachetés par ses soins, de courageux disciples comme saint Bavon, saint Florbert, saint Humbert, qu’attirait autour de lui le prestige de l’exemple et du péril. En 647, le vœu des évêques et du peuple l’éleva au siège de Maëstricht ; mais cette grande âme, qui avait résisté à tous les périls de l’apostolat, ne résista pas -au spectacle des dérèglements du clergé. Au bout de peu d’années, et malgré les instances du pape Martin I°, Amandus reprit son bâton de missionnaire, et quitta Maëstricht pour aller vieillir chez les païens[18]. Insuffisances de l'épiscopat

Ces heures de découragement, ces abdications volontaires, sont fréquentes dans la vie des saints évêques austrasiens : Remacle, successeur de saint Amand, Arnulf de Metz, Hidulf de Trêves, finirent par chercher dans le cloître une paix que la corruption du siècle ne leur laissait plus. L’entrée des barbares dans l’Église avait, été une invasion ils portaient le trouble dans les habitudes des vieux chrétiens, ils envahissaient le sacerdoce, ils s’emparaient de l’épiscopat. Les noms germaniques qu’on lit au septième siècle dans les catalogues d’évêques égalent déjà le nombre des noms romains. Les hommes de sang s’assirent sur la chaire des confesseurs et des martyrs. Sous ces prélats belliqueux qui vivaient entourés de piqueurs, de chiens et de dresseurs de faucons, souvent le clergé fut sans règle et sans doctrine ; le sanctuaire devint un manoir, et la crèche de Béthléem une écurie de chevaux de guerre. Le sixième siècle n’avait-eu que sept conciles nationaux ou provinciaux : le septième n’en compta que cinq ; et dans ces assemblées peu nombreuses on ne retrouve pas les questions mémorables qui agitaient l’Italie et l’Orient. Saint Grégoire le Grand écrivait aux rois austrasiens pour leur reprocher les honneurs ecclésiastiques vendus à l’encan, l’élévation subite des laïques puissants aux siéges épiscopaux ; « d’où il arrive que ceux qui aspirent aux saints ordres ne songent point à corriger leurs mœurs, mais à ramasser les richesses dont il faut acheter les dignités sacrées ; tandis que les hommes pieux, auxquels la pauvreté ferme la porte, renoncent au ministère des autels[19]. M Ainsi commençait cette usurpation de l’aristocratie militaire, qui, soutenue par la simonie, perpétuée par le concubinat, aurait fait du sacerdoce une caste, et de l’Église un fief, sans l’infatigable résistance des papes. Aux mauvaises habitudes du passé, se joignaient déjà les mauvais penchants de l’avenir. L’épiscopat ne suffisait plus à l’éducation des barbares : ces disciples récalcitrants demandaient d’autres maîtres : les moines se présentèrent.

Le monachisme. Ses progrès dans les Gaules et ses services.

Dès le troisième siècle, et quand le premier effort des grandes Invasions menaçait les provinces septentrionales, on avait vu à l’autre extrémité de l’empire, dans les solitudes de l’Égypte et de la Palestine, le christianisme rassembler ces armées de cénobites destinées à former la réserve de la civilisation. Les âmes généreuses s’échappaient des ruines de ce monde romain, qui périssait par l’égoïsme ; elles se réfugiaient au désert, et il ne faut pas les accuser d’avoir abandonné la société en périt elles emportaient avec elles la société même, ou du moins l’esprit de sacrifice qui la fonde et la soutient. Les milices monastiques successivement ralliées par les règles de saint Pacôme, de saint Antoine et de saint Basile, se trouvèrent en mesure de passer en Occident au moment où l’invasion en forçait lesfrontières, de reprendre pied à pied le terrain conquis par la barbarie, et de pousser peu à peu leurs lignes victorieuses jusqu’aux derniers rivages du Nord. Pendant que les empereurs fixaient leur séjour a Trèves pour surveiller de plus près les irruptions des Alemans et des Francs, les disciples de saint Athanase ouvraient dans la même ville-le premier monastère des Gaules. Avant la fin du quatrième siècle, saint Martin fondait près de Poitiers l’abbaye de Ligugé, celle de Marmoutiers près de Tours. En même temps les cénobites de —Lyon bâtissaient le sanctuaire de l’île Barbe, et Victricius de Rouen jetait des colonies de moines sur les côtes de Flandre. Au siècle suivant, saint Honorat et Cassien, tout pénétrés des traditions de la Thébaïde, les faisaient revivre à Saint-Victor de Marseille et à Lérins. Des deux grandes écoles de Lérins et de Marmoutiers, la vie cénobitique se répandit dans les vallées du Rhône et de la Loire ; le monachisme couvrait déjà l’Aquitaine, la Neustrie et la Bourgogne de ses légions, quand la règle bénédictine acheva de les discipliner. Vers 542, un diacre italien, nommé Maurus, s’établit à Glanfeuil, au diocèse d’Angers : il venait de cette célèbre abbaye du mont Cassin, vers laquelle commençait à se tourner l’admiration de l’Occident ; saint Benoît, en l’envoyant au pays des Francs avec quatre disciples, lui avait remis le livre de la règle, le poids du pain qu’on distribuait chaque jour aux moines et la mesure du vin. C’était bien peu pour la conquête du monde barbare. Mais la règle de saint Benoît régularisait la pratique des trois conseils évangéliques la pauvreté, la chasteté, l’obéissance. La pauvreté volontaire devait produire le travail libre, qui succéda à l’esclavage, qui fit du défrichement des terres une œuvre de piété et de miséricorde et ces hommes sans possessions, en réhabilitant la culture, commencèrent à reconstituer la propriété. La chasteté n’étouffait pas l’amour, elle l’affranchissait des liens étroits du sang. Les moines avaient un père et des frères dans les murs du cloître, la parole leur donnait des enfants au dehors, l’esprit prévalut sur la chair ; et ces hommes sans famille ramenèrent dans le monde une pureté de mœurs qui devait régénérer la famille. Enfin, l’obéissance avait ses garanties raisonnables dans la liberté des vœux, dans les épreuves du noviciat, dans l’élection des supérieurs. Mais, à ces conditions, l’obéissance devenait absolue ; elle ne connaissait rien d’impossible elle supposait le plus difficile des sacrifices, celui de la volonté. Ainsi, quand la force était maîtresse du monde, les moines inauguraient le règne de ta conscience ; quand la barbarie n’avait pas de caractère plus déclaré que l’horreur de toute dépendance, ils donnaient le spectacle de la vie commune, c’est-à-dire d’une vie de subordination continuelle. Les hommes de la solitude reconstruisaient la société[20].

Quelles résistances le monachisme rencontra chez les Francs

Mais ces bienfaits n’étaient pas l’ouvrage d’un jour. Le grand nombre des règles et des réformes monastiques faisait assez voir tout ce que cet idéal chrétien de la communauté rencontrait de résistances dans la nature humaine, tout ce qu’il fallait de génie et de sainteté pour réunir sans péril sous un même toit des hommes déjà croyants, déjà résolus à tous les genres d’humiliations et d’austérités. Les monastères n’avaient pas de murs si hauts, ni de portes gardées si fidèlement, que les désordres du siècle n’en forçassent l’entrée. Nous avons trouvé l’abbaye de Sainte-Croix de Poitiers profanée par les fureurs de deux princesses. L’archevêque Lupus, de Sens, avait dû fuir devant les persécutions de Médégisille, abbé de Saint-Remi. La passion du gain pénétrait avec celle du pouvoir dans les cloîtres les plus réguliers ; et Grégoire de Tours rapporte comme un châtiment de Dieu la mort de trente moines ensevelis par l’éboulement d’une colline où ils cherchaient de l’airain et du fer. D’ailleurs, les colonies de cénobites, déjà nombreuses dans les contrées de la Gaule qui avaient conservé plus de traces de l’ancienne culture, ne s’aventuraient que lentement sous le ciel froid, dans les forêts stériles, parmi les populations violentes de l’Austrasie. Au sixième siècle, on compte deux cent quatorze établissements religieux des Pyrénées à la Loire, et des bouches du Rhône aux Vosges : on n’en connaît que dix des Vosges au Rhin. Ce n’était pas assez qu’il y eût une législation monastique : il fallait un peuple monastique pour la pratiquer[21]. Cette vocation ne fut pas celle des Francs. Sans doute la France devait compter d’illustres moines, puisqu’elle fut la patrie de saint Bruno et de saint Bernard. Elle introduisit dans les règles monastiques des réformes que toute l’Église honora celles de saint Benoît d’Aniane, celles de Cluny, de Citeaux, de Clairvaux. Pendant quatorze cents ans elle se couvrit d’abbayes, de prieurés, de couvents, n’épargnant, pour les doter, ni la terre, ni les priviléges des rois, ni l’art des architectes et des sculpteurs. Cependant la France ne produisit aucune des grandes règles qui se partagèrent la chrétienté elle laissa aux Orientaux saint Basile, à l’Italie saint Benoît et saint François d’Assise, à l’Espagne saint Dominique et saint Ignace. Il semble qu’elle fut douée moins libéralement du génie contemplatif qui fait le fond de la vie religieuse : elle n’a rien à comparer aux ravissements de sainte Catherine de Sienne et de sainte Thérèse. Son partage est l’action. Ce qui lui appartient dans l’histoire du monachisme, ce sont les ordres militaires du Temple et de l’Hôpital. La mission qui lui plaît, c’est de servir Dieu par l’épée. Toute l’inspiration du moyen âge français est déjà dans ce passage du prologue de la loi salique, où l’on entend bien plus le cri de la guerre sainte que la psalmodie du cloître : « Vive le Christ, qui aime les Francs! Qu’il garde leur royaume, et remplisse leurs chefs de la lumière de sa grâce ! qu’il protége l’armée, qu’il leur accorde des signes qui attestent leur foi, la joie, la paix, la félicité ! Que le Seigneur Jésus-Christ dirige dans le chemin de la piété ceux qui gouvernent ! Car cette nation est celle qui, petite en nombre, mais brave et forte, secoua dé sa tête le dur joug des Romains, et qui, après avoir reconnu la sainteté du baptême, orna somptueusement d’or et de pierres précieuses les corps des saints martyrs que les Romains avaient consumés par le feu, mutilés par le fer, ou fait déchirer par les bêtes[22]. »

  1. Rettberg, Kirchengeschichte'p. 284. Cet historien, qui corrige et tempère en plusieurs points le système des écrivains allemands, a cependant le tort de croire les Francs seuls atteints de ces vices qui firent la perte des Goths, des Vandales et des Lombards. Voyez, dans l’Edda, Gudruna aisant manger ses deux fils à Attila, qu’elle égorge ensuite ; Wéland tuant les enfants de Nidur, pour faire des coupes de leurs crânes; et, dans les Nibelungen, les guerriers s’abreuvant du sang humain.
  2. Vita S.Austremonii; Vita S. Fidoli
  3. Vita S. Remigii, Hinemaro auctore : « Qualiter scilicet successura eorum posteritas, regnum esset nobilissime propagatura atque gubernatura, et sanctam Ecclesiam sublimatura, omnique romana dignitate regnoque potitura, et victoriam contra aliarum gentium incursus adeptura.  »
  4. Grégoire de Tours, lib. II, 29, dicebat: « Deus vester nihil posse manifestatur ; et quod magis est, nec de deorum genere esse probatur. Si in nomine deorum meorum puer fuisset dicatus, vixisse tutique. » Id., cap. XXXI : « Restât unum quod populos qui me sequitur non patitur relinquere deos suos ; sed vado, et loquar illis juxta verbum tuum.» idem., cap. XCVII : « Valde modeste fero quod hi ariani partem teneant GaDiarum eamus cum Dei adjutorio, et, superatis, redigamus terram in ditionem nostram ».Nicetii Epistola ad Chlodoswing apud Bouquet, t. IV : « Et cum esset homo astutissimus, noluit acquiescere ante quam vera agnosceret. »
  5. Grégoire de Tours, Hist., II, 38. « Igitur ab Anastasio imperatore codicillos de consulatu accepit, et in basilica beati Martini tunica blathea indutus est et chlamyde, imponens vertici diadema. Tunc, ascenso equo,aurum argentumque prasentibus populis propria manu spargens, voluntate benignissima erogavit, et ab ea die tanquam consul et Augustus est vocitatus. »
  6. Grégoire de Tours, Hist. Franc., 30 ; III, 8. « Factum est autem, dum quadam die par murum civitatis Tulbiacencis confabularentur, a nescio quo impulsus, de altitudine muri ad terram corruit. » Frédég. 48.
  7. Gregor. Turon., VIII, IX, X. Epistola Childeberti I, ap.Pertz, Monumenta, t. III : « Ut quicumque admoniti de agro suo ubicumque fuerint simulacra constructa, vel idola daemoni dedicata ab hominibus, non statim abjecerint, vel sacerdotibus haec destruentibus prohibuerint, datis fide jussoribus non aliter discedant, nisi nostris obtutibus praesentatur. »
  8. Mansi Concilia, X, 543. Pertz, III, 14. -Gesta Dagoberti. Fredegar. Chronic. 56.
  9. Exhortatio ad Francorum regem, tirée d’un ms. du Vatican, et publiée en 1851 par Angelo Mai, Nova Script. rer. coll., t. VI, part. Il, p. 5 ; reproduite et traduite en partie par le P. Pitra, Vie de saint Léger, p. 121 et 457. Je n’ai donné qu’un petit nombre de passages de cette longue instruction ; mais je me suis permis une correction nécessaire, et déjà indiquée parle P Pitra, à l'endroit du texte où ça lit :« Klotavius atavus tuus tres filios habuit Hildebertum, Klodoveum et Klodomirum. » Il faut pas beaucoup de hardiesse pour relever l’erreur du copiste, et lire: « Klodoveusatavus tuus tres filios habuit Hildebertum,Klotarium et Klodomirum.  »
  10. Gregor. Turon., V, 45. « Per idem tempus Chilpericus rex scripsit indiculum, et sancta Trinitas non in personarum distinctione, sed tantum Deus nominaretur… quumque haec mihi recitari jussisset : Sic, inquit, volo ut tu et ceteri doctores ecclesiarum credatis. » Idem, IV. 26. — Constit. Chlotarii, ap. Pertz, Monum. III, p. 14 « Vel certe si de palatio eligitur, per meritum personnae et doctrinae ordinetur. » — Gregor. Turon., V, 29. Vita S. Bathildis, n° 5. Pitra, Histoire de saint Léger, p. 154. — Vita Dagoberti — Thierry, Lettre X sur l’Histoire de France, reconnaît dans le char à quatre bœufs des rois fainéants le luxe ordinaire de la noblesse gauloise. Grimm, Deutsche Rechtsalterthümer, p. 262, y voit au contraire un trait de mœurs germaniques.
  11. Vita S. Remigii : « Multi denique e Francorum exercitu, necdum ad fidem conversi, cum régis parente Raganario ultra Summam fluvium aliquandiu degerunt. » Vita S. Fridolini. Vita S. Vedasti : Advenit ut quidam vir Francus, nomine Hozinus, regem Clotarium ad prandium vocaret… Cumque ergo beatus ad prandium venisset, domum introiens conspicit gentili ritu vasa plena cervisiæ domi adstare. Responsum est alia christianis, alia vero paganis obposita ac gentili ritu sacraficata. » Gregor. Turon., VIII, 15. Id., Vitæ Patrum, cap. vi. Vita Radegundis apud Mabillon, Acta SS. O. S. B., I, 527. Vita S. Amandi : « Ejus loci habitatores iniquitas diaboli adeo inretivit, ut, relicto Deo, fana vel idola adorarent. » Procopo, de Bello Gothico, lib. II, 25. Οἰ Φράγγοι, παῖδάς τε ϰαὶ γυναῖϰας τῶν Γότθων, οὖσπερ ἐνταῦθα εὖρον, ἵερευον τε ϰαὶ ἀυτῶν τὰ σώματα ἐς τὸν ποταμὸν, ἀϰροθίνια τοῦ πολέμου, ἐρριπτοὺν. Cf. Thierry, Lettres sur l’Histoire de France. Rettberg, Kirchengeschichte t. I, p. 286. Grimm, Mythologie, 39.
  12. Indiculus superstitionum ad concilium Liptinense, Pertz, Monument. III, p 9. Gregor Turon.IX, 12, 23
  13. Gregor. Turonensis, III, 35 ; V, 46 ; VIII, 5. Fortunat , lib II 10 ; lib.III, 9, 10, 11, 16, 17, 26

    Aurea templa novas pretioso fulta decore
    Tu nites : unde Dei fulget honore domus
    Majoris numeri quo templa capacia constent.
    Alter in excelso pendulus ordo datur.

    Les deux ordres de colonnes superposées se voient encore aujourd’hui dans les basiliques romaines de Sainte Agnès et des Quatre Saints-Couronnés.

  14. Fortunat, Carmin. III, 9, 10. Gregorius Turonens., Historia, lib. X, cap.XXIX. De vitis Patrumcap. XVII. Epistolae S Nicetii apud Duchesne, t. I, p. 852.
  15. Epist. Bonifacii, édit. Wurdtwein, p. 279. Rettberg, Kirchengeschichte, p 488, 537. Guizot, Histoire de la civilisation en France, dix-neuvième leçon.
  16. Vita S. Lupi, apud Surium, 1 sept.
  17. D’Achery, Spicilegium t.II, Vita S. Eligii. Nous avons déjà donné un extrait considérable des instructions de saint Éloi, dans les Germains avant le Christianisme, t III des Œuvres Complètes.
  18. Vita S.Amandi, ap. Mabillon, Acta SS O.S.B., t. II, p. 715.
  19. Grégoire de Tours (IV, 43) cite les évêques Salonius, d’Embrun, et Sagittarius, de Gap, qui, armés du casque et du bouclier, combattaient dans les batailles, et s’abandonnaient aux vices les plus honteux. Epist. S. Gregorii Magni Theodeberto et Theodorico regibus. « Simoniacam haeresim quae prima contra Ecclesiam diabolica plantatione surrepsit... Ut ipsi qui sacros ordines appetunt non mores corrigere studeant, sed divitias quibus sacer honor emitur satagant congregare. Hinc etiam fit ut insontes et pauperes a sacris ordinibus prohibiti resiliant. »
  20. Saint Augustin, Confessions, VIII, 6 Mabillon, Annales O. S. Benedicti. Mignet, Mémoire sur l'introduction de l'ancienne Germanie dans la société civilisée de l'Europe occidentale.
  21. Gregor. Turonensis, Hist., IX, 39 ; IV, 31. Vita S. Lupi, apud Surium, 1 sept. Mabillon, Annales.
  22. Prologus ad legem salicam, traduction de M. Guizot, Hist.de la civilisation, 1, leçon 9°.