Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 04/Chapitre 6

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 4, 1872p. 237-305).

CHAPITRE VI
CHARLEMAGNE ET LES SAXONS

Les deux Germanies.

Au huitième siècle, il y avait deux Germanies : ou plutôt le travail des siècles précédents n’avait servi qu’à mettre en présence sur deux territoires distincts, pour une lutte plus formidable que jamais, les deux génies opposés qui remplissent de leurs combats l’histoire des nations germaniques. Dès les-premiers temps, nous avons reconnu ce qu’il y avait de contradictions chez ces peuples, dont la moitié s’attache au sol par les religions, par les institutions, par les moeurs sédentaires ; tandis que l’autre moitié ne supporte rien de ce qui fixe les hommes, ne trouve de satisfaction que dans les hasards de la vie errante et dans la guerre de tous contre tous. Plus tard, la civilisation romaine les atteint, mais pour les diviser. Si les uns sont touchés de ses lumières, les autres ont horreur de ses lois ; et l’empire ne se défend plus que par l’épée des Germains,-quand d’autres Germains achèvent sa ruine. Les invasions rendent la division plus éclatante en séparant ceux qui restent dans les forêts du Nord, avec leurs dieux et leur antique indépendance et ceux qu’attire le soleil du Midi, avec toutes les séductions d’une conquête nouvelle. Les Francs se font chrétiens, se laissent gagner par les traditions romaines, et entraînent à leur suite les Alemans, les Thuringiens, les Bavarois. Au contraire, la confédération saxonne réunit les ennemis des Francs, les tribus décidées à rester barbares nous verrons leur opiniâtreté arrêter durant trente ans les armes de Charlemagne. La fondation de l’empire carlovingien établit enfin l’unité territoriale, et semble réunir sous une main puissante toutes les forces de la Germanie. Cependant l’antagonisme recommence avec les partages des fils de Louis le Débonnaire, jusqu’à ce qu’il éclate par la séparation définitive de la France et de l’Allemagne. Ainsi toutes les révolutions qui tourmentèrent les Germains pendant neuf cents ans sortent de ces deux causes contraires, le penchant et la résistance des peuples à la civilisation romaine, soit qu’elle agisse par les armes, par le droit ou par la religion. Or, le point d’appui de toutes les résistances, celui qui demeure le même au milieu de tous les mouvements, c’est la Saxe, c’est le pays d’Arminius et de Witikind.

Les Saxons.

Les navigateurs anciens, dont Ptolémée a recueilli les récits, trouvent les Saxons dans cette partie de la Chersonèse Cimbrique qui a formé depuis le Schleswig et le Holstein. Ils habitaient aussi, en vue des côtes, les îles de Busen, de Nordstrand et d’Heligoland. Plus tard, le nom de Saxons s’étendit à la plupart des tribus de la basse Germanie ils occupaient, de l’Elbe à l’Issel, un vaste territoire divisé en trois districts, par deux lignes de retranchements. On appelait Ostphal le pays de l’est, Westphal celui de l’ouest, Engern la contrée du milieu. Ces barbares gardaient la mémoire de leurs anciennes émigrations. Ils se disaient venus du Nord, et de ces colonies de pirates qui vivaient dans les rochers de la Scandinavie. Une tradition plus savante, et par conséquent moins ancienne, les faisait descendre des aventuriers germains qui auraient suivi jusqu’au fond de l’Asie la fortune d’Alexandre, et qui, après sa mort, demeurés sans chefs, se seraient dispersés par toute la terre. Un petit nombre de vaisseaux aurait enfin touché la côte d’Hadeln, aux embouchures de l’Elbe[1]. Ici les souvenirs devenaient plus précis et prenaient la couleur d’un récit épique. Les navigateurs, disaiton, poussés vers la terre, la trouvèrent occupée par les Thuringiens. Ils obtinrent de ces peuples la liberté de jeter l’ancre dans leurs eaux et de trafiquer avec eux, mais en renonçant au meurtre, au pillage et à la possession du sol. Au bout de peu de temps, épuisés par ce commerce sans profit, ils commencèrent à manquer d’argent et de vivres. Un jour, il arriva qu’un jeune homme sortit de leurs navires, .mourant de faim, mais couvert d’or, paré d’un collier d’or ; et des anneaux d’or chargeaient ses mains. Il aborde un Thuringien et lui offre tout cet or pour tel prix qu’il lui plaira. Celui-ci lui propose en riant une poignée de terre en échange. L’autre l’accepte, la reçoit dans son vêtement, et se retiré joyeux vers les siens. Le Thuringien retourne dans sa tribu : on le loue d’avoir trompé l’étranger. Cependant, la nuit suivante, les hommes de mer descendent sur le rivage leur jeune compagnon les guide, semant devant lui la poussière qu’il a reçue ; et, dans. l’enceinte décrite de la sorte, ils dressent silencieusement leurs tentes. Au lever du soleil, les habitants du pays les reconnaissent, et les somment, sur la foi des traités, de retourner à leurs vaisseaux. « Nous avons payé cette terre de notre or, répondirent-ils nous la défendrons de nos épées. » La guerre s’engagea. Après de sanglants combats, les chefs des deux partis convinrent d’une entrevue où ils se rendraient désarmés. Les étrangers y portèrent sous leurs habits le long couteau qui ne les quittait jamais, égorgèrent les chefs des Thuringiens, et demeurèrent les maîtres du territoire. Une terreur profonde se répandit dans la contrée ; et, en mémoire de l’événement, on appela ces étrangers du nom de leur arme nationale’: ils la nommaient Sahs ; on les appela « les hommes au grand couteau,» les Saxons[2] (1).

Ces fables jettent quelque lumière sur une antiquité où l’histoire ne pénètre pas. Le chemin qu’elles suivent remonte par la Scandinavie jusqu’au fond de l’Orient, premier berceau de toutes les traditions européennes. On reconnaît un peuple qui doit s’attacher au sol, puisqu’il l’achète, et qu’il change l’or éclatant, aimé des barbares, contre la propriété, fondement moral des sociétés. On y voit aussi la trace de ces courses maritimes où s’exerçaient les populations du Nord, et qui remplaçaient pour elles les invasions accoutumées des Germains du Midi. Au lieu d’une émigration sans repos à travers les marais, les bois et les villes fortifiées de l’ennemi, ils aimaient mieux leurs barques d’osier couvertes de cuir, de libres aventures sur des mers sans maître, le butin enlevé, et la joie du retour dans la maison de leurs pères[3] L’Océan était le champ de la conquête, la terre était celui de l’héritage. Le toit immobile gardait la famille ; de sévères coutumes y conservaient la pureté du sang. Quand la vierge saxonne déshonorait le foyer paternel, quand l’épouse trahissait sa foi, les femmes de sa tribu la chassaient à coups de verges et de couteaux pointus, jusqu’à ce qu’elle tombât épuisée de douleur et de sang. La même jalousie séparait les trois castes des Ethelings, des Frilings et des Lassen, c’est-à-dire des nobles, des libres et des affranchis ces derniers, astreints au travail des champs, mais servis eux-mêmes par des esclaves. Les uns et les autres ne se mariaient qu’entre eux. Le peuple entier s’interdisait les noces étrangères, et conservait sans altération la noblesse de la race, comme l’indépendance du territoire. La distinction des castes n’effaçait point la communauté des intérêts. Tous les ans, dans chaque canton, les trois ordres des affranchis, des libres et des nobles, élisaient douze hommes. Les députés, rassemblés dans un lieu appelé Markio, sur les bords du Weser, au centre de la Saxe, y traitaient des affaires publiques. En temps de paix, chacun vivait inviolable sur sa terre, sous l’autorité d’un juge nommé pour le canton. Trois chefs avaient le pouvoir limité de convoquer en armes les hommes de Westphal, d’Ostphal et d’Engern. Si la guerre était générale, le sort désignait celui à qui tous devaient obéir. Les soldats chevelus, vêtus de saies, armés d’une longue lance, du bouclier court et du couteau, se rassemblaient autour de l’étendard sacré, où l’on voyait les images symboliques du lion, de l’aigle et du dragon. Alors les Saxons se montraient dans toute la puissance d’une organisation simple et forte. Sur la propriété et l’hérédité reposait la famille, d’où naissait la caste pour former la nation[4] La même cause rendait la nation puissante et le paganisme tenace. Le paganisme germanique s’attachait au sol, en divinisant les forêts, les neuves, et les forces cachées qui faisaient.lever les moissons ; en mettant un esprit familier sous chaque toit, un génie protecteur auprès des trésors enfouis. Les peuples émigrés rompirent ce premier lien. Leurs instincts religieux, désorientés pour ainsi dire sous un ciel nouveau, ne savaient plus où se reposer. S’ils portaient avec eux leurs idoles sur leurs chariots, ils pouvaient les oublier ou les brûler un jour. Quand donc ils trouvèrent sur leur chemin un culte dominant, ils durent tôt ou tard en subir la loi ainsi se détermina la conversion des Goths et des Francs. Mais les Saxons vivaient au milieu des tombeaux de leurs pères ils ne pouvaient oublier ces divinités sédentaires qui habitaient leurs bois, et qui donnaient à chaque lieu connu un nom et un souvenir. Leurs navigations les ramenaient souvent sur les côtes de Scandinavie, d’où les généalogies anciennes les faisaient descendre. Ils y trouvaient leurs croyances nationales sous une forme plus savante et sous la garde d’un sacerdoce respecté le pirate, de retour, échauffait les jeunes gens de sa tribu au récit des sacrifices humains d’Upsai. La Saxe avait aussi un culte public, des prêtres qui ne portaient pas les armes, et des temples dont on n’approchait qu’avec respect. Des banquets étaient célébrés en l’honneur des dieux on mettait solennellement les morts sur les bûchers. Non loin du Weser, dans un lieu fort, nommé Eresburg, s’élevait, du côté de l’orient et à ciel découvert, un tronc en forme de colonne, qu’ils adoraient sous le nom d’Irminsul, c’est-à-dire « la colonne du monde. » Des monceaux d’or et d’argent, prémices du pillage, étaient entassés autour. Au-devant se trouvait un autel, et les sacrificateurs offraient à Odin la dîme des captifs. Ces immolations n’étaiènt pas les plus horribles : il y avait des hommes et des femmes qu’on tenait pour magiciens, et qui passaient pour se nourrir de chair humaine ; sur ce bruit, on se saisissait d’eux, on les brûlait, on les mettait en morceaux, on les mangeait. Le paganisme avait conduit jusque-là une race intelligente et généreuse : il y avait des cannibales parmi les Saxons[5].

Premières guerres des Saxons contre les Francs.

Ces païens étaient les ennemis naturels des Francs. Dès le temps de l’invasion, ils avaient poussé les tribus saliennes dans l’île des Bataves ; ils les chassèrent encore de ces nouvelles possessions. Mais la fortune changea les Saxons devinrent tributaires des rois d’Austrasie, et leur payèrent une redevance annuelle de cinq cents boeufs. Il arriva, au rapport de Grégoire de Tours, qu’ils refusèrent le tribut au roi Clotaire. Le roi marcha contre eux, et ils vinrent demander grâce en offrant leurs troupeaux, leurs vêtements et la moitié de leurs terres. Les Francs n’acceptèrent pas ces propositions et, comme Clotaire leur remontrait leur tort, ils se jetèrent sur lui et voulurent le tuer, s’il ne les menait au combat. Voyant donc leur fureur, il les conduisit à l’ennemi ; mais il fut repoussé avec un grand carnage, et demanda la paix, disant qu’il était venu contre sa volonté. Telles étaient les haines qui armaient les deux peuples. Elles se perpétuèrent dans une guerre sans relâche, dont on suit les vicissitudes sous les règnes obscurs des derniers Mérovingiens. Charles Martel la reprit avec vigueur, Pépin le Bref la continua il crut l’avoir achevée, quand les Westphaliens, deux fois vaincus, consentirent à envoyer chaque année leurs députés à l’assemblée des Francs, avec un tribut de trois cents chevaux. Les traités, bientôt mis en oubli, ne préjudiciaient pas l’indépendance de la confédération saxonne. Couverte par trois fleuves, l’Ems, le Weser, et l’Elbe ; appuyée à l’ouest sur les Frisons, opiniâtres dans l’idolâtrie, elle avait derrière elle les peuples du Danemark, de la Suède et de la Norwége. Ces barbares, issus d’une même origine, unis par l’analogie des croyances et par le rapport des langues, formaient une Germanie païenne, immobile encore sur son territoire et dans ses mœurs[6].

La Germanie chrétienne.

D’un autre côté, se constituait la Germanie chrétienne. Quatre évêchés couvraient la Franconie, la Hesse et la Thuringe c’était le cœur du pays. Derrière cette première ligne, les Bavarois, les Alemans et les Francs occupaient les provinces romaines, dont ils avaient renouvelé la population. Au delà, venaient encore les Anglo-Saxons de Grande-Bretagne, les Visigoths dans les Asturies ; les Lombards au pied des Alpes toute une Germanie émigrée, convertie, policée, au milieu des peuples latins. La mission de saint Boniface avait fondé l’Église d’Allemagne. L’avènement de Pépin l’avait affermie, en lui donnant pour appui la royauté renaissante chez les Francs. Charlemagne devait achever l’entreprise en élevant un nouvel empire germanique/où il porterait le centre des affaires temporelles de la chrétienté.

Charlemagne.

Avec Charlemagne, la puissance laïque se montre dans les affaires religieuses avec une vigueur et en même temps avec une mesure qu’elle n’avait jamais eues. Il ne faut méconnaître ni son intervention, ni les limites où elle se contint.

A quel titre il intervint dans les affaires du Christianisme.

C’est une loi de la société chrétienne, que toutes les grandes actions religieuses s’y accomplissent par le concours des deux ordres dont elle est composée, le clergé et le peuple. Aussi, dès le moment où le pouvoir séculier se fit chrétien, il se trouva investi de ces deux fonctions défendre l’Église contre ses ennemis extérieurs, maintenir l’accomplissement de ses lois au dedans : Ce fut le rôle de Constantin le Grand, compromis cependant par les hésitations qui gênèrent le commencement de son règne, et par les erreurs qui en gâtèrent la fin. Les temps barbares, en faisant beaucoup oublier, avaient effacé les torts et rehaussé la gloire du premier empereur chrétien. On ne voyait en lui que le vainqueur de l’idolâtrie et le défenseur du concile de Nicée. On lui attribuait aussi la célèbre, mais fabuleuse donation, qui aurait fondé la souveraineté politique des papes et l’on avait retenu les fortes expressions d’Eusèbe, qui l’appelait l’évêque du dehors et le protecteur des saints canons[7].

En conférant le patriciat aux rois mérovingiens, les empereurs d’Orient leur avaient délégué la charge de protéger l’Église. C’est ce qui résulte du cérémonial et des formules de la cour byzantine pour l’investiture des nouveaux patrices. L’empereur leur donnait le manteau, l’anneau, la couronne d’or, et ajoutait ces mots : « Comme nous ne saurions nous acquitter seul de la charge qui nous est imposée, nous vous accordons l’honneur de faire justice aux églises de Dieu et aux pauvres, vous souvenant que vous en rendrez compte au souverain Juge[8]. »

Sans doute, les rois des Francs ne purent pas longtemps se prévaloir du mandat qu’ils tenaient de ces Grecs, devenus le scandale de la chrétienté. Mais, tandis.que le mandat impérial expire, la papauté le renouvelle ; et Grégoire III, soutenu du consentement des Romains, défère à Charles Martel le titre de patrice, que Pépin accepte et communique à ses fils. C’est quand la royauté vient de se relever plus forte que jamais dans la maison carlovingienne, c’est trois ans après le sacre de Pépin le Bref, que le pape Étienne lui adressa cette lettre fameuse, où il fait parler l’apôtre saint Pierre : « Pierre apôtre, appelé par Jésus-Christ fils du Dieu vivant, et avec moi l’Église catholique, apostolique, romaine, maîtresse de toutes les autres, et Étienne, évêque de Rome, à vous, hommes très-excellents, Pépin, Charles —et Carloman, tous trois rois aux évêques, abbés, ducs, comtes à toutes les armées et à tout le peuple des Francs. Moi, Pierre apôtre, ordonné par la puissance divine pour éclairer le monde, je vous ai choisis pour mes fils adoptifs, afin de défendre contre leurs ennemis la cité de Rome, le peuple que Dieu m’a confié, et le lieu où je repose selon la chair. Je vous appelle donc à délivrer l’Église de Dieu, qui me fut recommandée d’en haut et je vous presse, parce qu’elle souffre de grandes afflictions et des oppressions extrêmes. N’hésitez point, mes bien-aimés, mais croyez que je vous prie et vous conjure comme si j’étais présent devant vous car, selon la promesse reçue de Nôtre-Seigneur et Rédempteur, je distingue le peuple des Francs entre toutes les nations. Prêtez aux Romains, prêtez à vos frères tout l’appui de vos forces, afin que moi, Pierre, vous couvrant tour à tour de mon patronage en ce monde et en l’autre, je vous dresse des fentes dans le royaume de Dieu[9]. » Voilà le titre que Charlemagne trouva dans l’héritage de ses pères, et qui ne lui laissait de doute ni sur la grandeur ni sur la légitimité de sa mission. Ce fut le mérite de ce jeune prince de l’avoir comprise, et, dans toute la force de l’âge et dans tout l’éclat de la victoire, d’avoir voulu un autre appui que la victoire et la force. La religion, qui disputait son cœur aux passions désordonnées de la chair, arrachait son esprit aux vues bornées d’une politique barbare. Pendant qu’il cherchait à dompter la violence de ses penchants par la prière, par le jeûne,’par les veilles saintes ; pendant que ses aumônes allaient jusqu’en Afrique et en Palestine soutenir la foi persécutée des populations chrétiennes, il se rendait à l’appel de saint Pierre, sauvait Rome des Lombards, et, en renouvelant la donation de Pépin, il fondait la liberté politique de l’Église. Il fondait en même temps sa propre autorité en lui donnant un appui moral, en exerçant avec plus d’éclat qu’aucun de ses prédécesseurs cette fonction de patrice qui n’était plus un vain nom, en acceptant les deux charges qui s’y attachaient, affermir la chrétienté au dedans, l’étendre au dehors et, comme les grands devoirs font les grands hommes, le premier fit de lui un législateur, et le second un héros[10].

Législation ecclésiastique de Charlemagne.

Premièrement, il affermit le christianisme dans ses États par des moyens que huit siècles d’expérience lui enseignaient. Quarante assemblées tenues sous son règne, souvent en sa présence, presque toujours sous son impulsion, maintinrent le dogme et la discipline. Parmi ces assemblées, les unes furent expressément ecclésiastiques, comme le concile national de Francfort, où l’on traita les questions de l’adoptianisme et du culte des images, ou bien comme les nombreux synodes qui rassemblaient le clergé de chaque province pour délibérer de ses devoirs et de ses besoins. D’autres fois, les grands de la nation étant convoqués, les évêques et les prêtres conféraient entre eux des affaires spirituelles, tandis que les comtes réglaient séparément les préparatifs de la campagne prochaine. Les décisions prises par les prélats étaient revêtues de !a sanction du prince, et paraissaient marquées de son sceau, dans les célèbres ordonnances qu’on appela du nom de Capitulaires. Parmi les soixantecinq actes qui composent ce recueil, sur un nombre de onze cent cinquante et un articles, quatre cent soixante dix-sept touchent aux matières de religion. La royauté y intervient donc sans scrupule mais on s’est trop hâté d’en conclure sa suprématie en affaires religieuses[11].

Premièrement, la royauté ne dissimule ni l’origine de ses droits, ni les limites qu’elle leur donne : « Charles, par la grâce de Dieu, roi et administrateur du royaume des Francs, défenseur dévoué de la sainte Église et auxiliaire en toute chose du siège apostolique, nous rendant aux exhortations de tous nos fidèles, et particulièrement des évêques et des autres prêtres, nous avons arrêté les résolutions suivantes. » Ces résolutions ne sont elles-mêmes que les canons des anciens conciles rappelés à la mémoire du clergé et du peuple, ou encore des mesures prises pour en assurer l’exécution. Le célèbre capitulaire de 804 le déclare solennellement : « Il nous a plu de solliciter votre sagesse, ô pasteurs du Christ, conducteurs de son troupeau et resplendissants luminaires du monde, de peur que le loup infernal ne dévore ceux qu’il trouvera transgressant les règles canoniques et les traditions des saints conciles. C’est pourquoi nous avons joint aux présentes plusieurs articles extraits des canons, qui nous ont paru plus nécessaires. » Suivent cinquante-neuf passages des conciles de Nicée, de Chalcédoine, d’Antioche, d’Ancyre, de Sardique, de Gangres, de Carthage, de Néocésarée, et des décrets des papes Léon, Siricius, Innocent et Gélase. Toute la législation ecclésiastique des Capitulaires n’est que l’application de ces maximes antiques au besoin des temps. Elle se propose, d’une.part, l’extirpation du paganisme de l’autre, la réforme du clergé. En punissant l’ignorance chez les prêtres, en leur interdisant la chasse, les armes, les cours de justice en sanctionnant l’immunité des biens et des personnes ecclésiastiques, l’élection’des évêques par le clergé et le peuple, les droits des métropolitains sur leurs suffragants et des évêques sur les clercs, on rendait à l’Eglise le savoir, la pureté, la liberté, la régularité, tout ce qui pouvait en faire une société puissante, et l’armer contre les entreprises des rois. On n’a point coutume de traiter ainsi un corps dont on veut rester maître ; les empereurs byzantins agissaient autrement, et je ne reconnais pas là cette souveraineté du prince sur les choses sacrées, qu’on a cru trouver dans le texte des lois carlovingiennes [12]

L’esprit de la législation se manifeste dans le gouvernement qui l’applique. Celui de Charlemagne ne passe pas les bornes du pouvoir temporel, il exécute sans innover, et, en même temps qu’il protége, il obéit. Tous les grands évêques de son temps entrent dans ses conseils : Leidrade de Lyon, Amalaire de Trèves, Wulfaire de Reims, Hildébald de Cologne, Riculfe de Mayence, Arnon de Salzburg. Si les instructions des Missi dominici touchent aux affaires ecclésiastiques en même temps qu’aux civiles, ces commissaires, envoyés deux par deux dans les provinces, sont tirés des deux, ordres, un comte et un prélat. La surveillance qu’ils exercent ne préjudicie point à la juridiction régulière des évêques, des métropolitains et des synodes. Les questions litigieuses parcourent le cercle des tribunaux canoniques, jusqu’au saint-siége. L’hérésie des adoptianistes est déférée au pape ses légats assistent au concile de Francfort ; c’est à lui que le clergé franc propose ses objections contre te deuxième concile de Nicée, et ses motifs pour la suppression des chorévêques c’est à lui qu’on renvoie les démêlés des évêques de Tarentaise et d’Embrun, qu’on s’adresse pour l’exemption de la résidence épiscopale. Telle était déjà la puissance des clefs de saint Pierre. Charlemagne la servit en propageant la liturgie romaine dans toutes les églises des Gaules, « parce que l’eau, disait-il, est plus pure à la source qu’au milieu du ruisseau. » Il professait une déférence filiale pour ce vieillard désarmé qui siégeait au Vatican; il écrivait à Léon III : « Comme j’avais conclu avec votre devancier le pacte d’une paternité sainte, je désire garder la même alliance avec Votre Béatitude.., Afin que le siège très-saint de l’Eglise romaine, Dieu aidant, soit toujours servi par mon dévouement sincère. Car c’est notre devoir, sous le bon plaisir de la miséricorde divine, de protéger partout la sainte Église du Christ, en la défendant au dehors par les armes contre les incursions des païens et les ravages des infidèles, en l’affermissant au dedans par la profession de la foi catholique[13]. »

D’un autre côté, les papes font sentir une autorité qui n’en est pas à établir ses titres. Ils rappellent comme une antique maxime la prérogative du siège apostolique, « à qui il appartient de juger de toutes les églises, sans qu’il soit permis de juger de son jugement. » En conséquence, le prince est exhorté à maintenir la liberté des élections épiscopales, à réprimer les prélats qui portent les armes séculières, à prendre garde que « les évêques et les prêtres couverts du casque de la foi et de l’armure du salut, vaquent à la prière et au service spirituel des peuples. » Ces termes contiennent tous les pouvoirs dont Charlemagne usa dans les affaires religieuses. On y voit comme une délégation que le pontife ne cesse pas de renouveler depuis le jour où il remit au prince le livre des canons, et que le prince ne cesse pas de reconnaître quand il les fait exécuter dans ses États. Rome se montra satisfaite de la loyauté de son mandataire. Elle ne crut pas avoir assez fait de lui décerner des titres, de lui dresser des statues : elle permit plus tard qu’il fût honoré du culte des saints ; et ce fut lui qu’elle proposa, comme le type glorieux de la souveraineté chrétienne, à l’imitation des rois. La mission religieuse de Charlemagne, aussi bien que celle de saint Boniface, émane donc de la papauté. L’un parut chez les Francs comme la parole vivante du siége apostolique l’autre, comme la main armée pour protéger la parole tous deux prenant à Rome le pouvoir, mais tous deux Germains par le génie comme par le sang[14].

Tandis que l’Église d’Allemagne s’affermissait au dedans, elle avait besoin d’être défendue au le dehors. La Germanie païenne se tenait toujours en armes les incursions, les meurtres, les incendies, désolaient la frontière. Il fallait donc que les Francs en vinssent aux mains avec les Saxons, et qu’ils restassent maîtres pour rester en repos.

La guerre de Saxe fut une croisade. Ce caractère se laissait dejà voir dans les expéditions militaires des Mérovingiens chez les ariens du Midi ; il reparaît dans les combats de Charles Martel contre les Sarrasins ; il éclate dans les guerres de Charlemagne. La tradition populaire les représentait ainsi elle avait fait du grand empereur le premier des croisés. Les épopées chevaleresques célèbrent ses conquêtes au pays des infidèles ; et quand Pierre l’Ermite entraînait les populations au cri de Dieu le veut le bruit se répandit que Charlemagne allait sortir de son tombeau d’Aix-la-Chapelle et prendre’le commandement de l’armée chrétienne. Ce bruit n’était point sans fondement : Charlemagne avait ouvert la guerre sainte contre l’islamisme et l’idolâtrie. Plus tard, en même temps qu’elle se transportait en Orient, elle continua dans le Nord. Durant tout le moyen âge, on prit la croix en Allemagne contre les païens de la Baltique. Le champ de bataille reculait, l’intérêt n’avait pas changé. Au reste, les écrivains du huitième siècle jugèrent la lutte où ils assistaient ils y virent autre chose qu’une querelle de frontières. « L’Eternel, qui, dans sa miséricorde, veut le salut du genre humain, avait connu que rien ne pouvait adoucir la dureté des Saxons et, afin de les forcer à-subir le joug doux et léger du Christ, il leur donna pour maître et docteur de la foi le glorieux Charles, qui, les domptant par la guerre, sinon par la raison, devait les sauver malgré eux[15]. » Avec lui marchait la nation des Francs : « Illustre, forte sous les armes, aimée du Christ, qui dirigeait ses chefs dans les voies de la piété, bénie des saints martyrs, dont elle avait enchâssé les ossements dans l’or et les pierres précieuses. » Les Francs avaient aussi le suffrage du siège de saint Pierre, déjà secouru par leurs armes, le concours des peuples nombreux qu’ils tenaient sous leurs lois, et les vœux de l’Occident catholique, qui les voyait partout sur la brèche pour la défense de sa foi et de sa liberté. Toute la chrétienté était derrière eux. Du côté opposé paraissaient les Saxons, restés comme les derniers des Germains devant l’invasion des mœurs étrangères, et la défection successive de tant de tribus qui se faisaient chrétiennes. Ils combattaient avec toute la grandeur d’une cause désespérée, pour l’indépendance du sol, pour les traditions des ancêtres, pour les mystères trahis de Woden, de Dunar et de Saxnot. Ils se défendaient dans leurs foyers, dans un pays dont ils avaient toutes les ressources et tous les souvenirs, au cœur des mêmes bois où périrent les légions de Varus. Les noms des lieux en conservaient encore la mémoire. On y montrait le camp des Romains (Feldrom), la montagne d'Arminius (Herminsberg), la plaine de la Victoire (Wintfeld), le ruisseau des Os (Knochenbach) et le ruisseau du Sang (Rodenbeck) [16]. Le génie de ces temps glorieux revivait en la personne de Wittikind, fils de Werneking, chef des peuplades du Nord. Ce guerrier apportait, avec son épée et son talent militaire, l’alliance de Siegfried, roi de Danemark, dont il avait épousé la sœur, et de Ratbod, chef des Frisons. Les Saxons, soutenus par ces intrépides voisins, n’étaient peut-être pas sans intelligence avec les mécontents de la Bavière et de la Lombardie. Ils touchaient à l’orient les Slaves, les Avares, idolâtres et barbares comme eux, et tous les flots de ces grandes migrations qui partaient des steppes de l’Asie, et, ne trouvant pas d’obstacle dans les plaines de l’Europe centrale, venaient se jeter sur la frontière des Francs, Ainsi la Saxe avait à sa suite tout le paganisme, c’est-à-dire te monde presque entier, où les chrétiens tenaient encore si peu de place. Dès lors on ne s’étonne plus de trente-deux ans de combats il y allait de toute la religion, de toute la civilisation, de tout ce que furent nos pères, et de ce que nous serions un jour.

Préludes de la guerre. S.Liafwin.

Vers ce temps-là, un religieux nommé Liafwin, qui prêchait l’Évangile sur les bords de l’Yssel, résolut d’annoncer la foi aux Saxons, et se rendit à l’assemblée générale de Markio. Au jour solennel, les députés de la confédération étant réunis, quand les sacrifices allaient commencer, il s’avança, revêtu de ses habits sacerdotaux, portant dans ses mains la croix et l’Évangile. « Les idoles que vous adorez, dit-il, ne vivent ni ne sentent ; elles sont les ouvrages des hommes, elles ne peuvent rien, ni pour elles ni pour autrui. C’est pourquoi le seul Dieu, bon et juste, ayant pris vos erreurs en pitié, m’envoie parmi vous. Que si vous ne renoncez pas à l’iniquité, je vous annonce un malheur que vous n’attendez point ; car le Roi des cieux a ordonné d’avance qu’un prince fort, prudent, infatigable, viendrait, non de loin, mais de près, tomber sur vous comme un torrent, afin d’amollir la férocité de vos cœurs toujours durs, et de faire courber vos fronts orgueilleux. D’un seul effort il envahira la contrée, la dévastera par le fer et par le feu, et il emmènera vos femmes et vos enfants en esclavage. » À ces paroles, la foule indignée s’ému t, et poussa de grands cris plusieurs coupaient déjà des pieux qu’ils aiguisaient afin de percer le profanateur, quand l’un des chefs, nommé Buto, montant sur un lieu élevé, s’adressa à la multitude : « Écoutez, dit-il, vous qui êtes les plus sages. Il nous est venu souvent des ambassadeurs des peuples voisins, Normans, Slaves ou Frisons nous les avons reçus en paix, et, après avoir entendu leurs messages, on les a renvoyés avec des présents. Celui-ci est l’ambassadeur d’un grand Dieu, et vous voulez le faire mourir » Ces paroles sauvèrent le prêtre. Il se retira sain et sauf, et bientôt après parut le vengeur qu’il avait prédit[17].

Première période, 772-777.

Au printemps de l’année 772, le champ de mai fut convoqué à Worms. Le roi Charles y exposa ses desseins. Il méditait depuis quelque temps comment il pourrait acquérir au Christ cette nation saxonne, qu’on disait, si cruelle, si ennemie des hommes, si attachée aux faux dieux. Il sollicitait sur ce point le conseil des gens d’Église et le secours de leurs prières. Puis, rassemblant une grande armée, après avoir invoqué le nom du Christ, il partit pour la Saxe avec les évêques, les abbés, les prêtres, docteurs et prédicateurs de la foi, qui voulaient imposer la douce loi du Christ à ce peuple engagé dans les chaînes du démon depuis le commencement du monde. Il entra donc dans le pays de Westphal, pénétra jusqu’au Weser, s’empara d’Éresburg, et renversa la colonne qu’on y honorait sous le nom d’Irminsul. Les trésors ramassés dans ce lieu furent livrés au pillage. L’armée se reposa trois jours et, comme au bout de ce temps elle commençait à souffrir de la soif, une source abondante jaillit tout à coup du lit desséché d’un torrent voisin. Il sembla que Dieu confirmait la victoire par ce signe, et que les-ennemis la reconnaissaient par leur soumission. Ils donnèrent douze otages ; le roi leur laissa des prêtres, et revint dans son manoir paternel de Héristal jouir en paix d’un succès si facile[18].

Mais, l’année suivante, tandis que Charles descendait en Italie pour mettre fin au royaume des Lombards, les Saxons se soulevèrent, chassèrent les missionnaires, mirent la Hesse à feu et à sang-et vinrent brûler l’église de Fritzlar. C’était la première fondation de saint Boniface. Quand les barbares approchèrent, la torche à la main, une terreur religieuse les saisit ils se retirèrent en désordre ; plusieurs dirent ensuite qu’ils avaient vu deux jeunes hommes vêtus de blanc, défendre les portes du sanctuaire[19]. Bientôt après, Charlemagne reparut, trois armées le précédèrent en Saxe, et dévastèrent le pays. Lui-même, au commencement de 775, vint tenir le champ de mai à Duren, traversa le Rhin, prit le lieu fortifié de Sigeburg, mit garnison dans Éresburg, força le passage du Weser auprès du mont Brunesberg, battit les barbares, et pénétra jusqu’à l’Ocker, où les chefs du pays d’Ostphal lui livrèrent leurs otages. Retournant ensuite sur ses pas, il trouva les hommes d’Engern venus à sa rencontre pour faire les mêmes soumissions. Mais ceux de Westphal opposèrent une résistance plus opiniâtre. Un soir, à la faveur de l’obscurité, leurs guerriers se mêlèrent aux fourrageurs d’un corps franc détaché sur le Weser. Entrés dans le camp, ils attendirent l’heure du sommeil et se jetèrent sur les chrétiens endormis. Ceux-ci, revenus de la première surprise, firent face, et soutinrent tous les assauts, jusqu’à ce que l’armée royale vint les dégager[20]. Les Westphaliens demandèrent la paix et la reçurent une seconde fois les vainqueurs connurent qu’ils auraient besoin d’une longue patience.

Champ de mai de Paderborn. 777.

En effet, la nouvelle étant venue que le roi repassait les Alpes afin de réprimer le soulèvement des Lombards du Frioul, les Saxons reprirent les armes, s’emparèrent par stratagème d’Éresburg, dont ils rasèrent les retranchements, et assiégèrent Sigeburg. Mais ces bandes irrégulières n’avaient ni la science ni la discipline des combats. Les pierres que leurs machines faisaient pleuvoir retombaient sur leurs têtes ; ils crurent voir dans les airs des, boucliers de feu qui protégeaient la garnison[21] . L’épouvante se mit dans leur camp une sortie vigoureuse acheva la déroute. En même temps Charles revint d’Italie, tint l’assemblée ordinaire à Worms, et s’avança jusqu’à la Lippe, où il ne trouva plus que des suppliants. Il les reçut en grâce, bâtit la forteresse de Lippstadt aux sources du fleuve, releva Éresburg, et, après avoir passé l’hiver à Heristal, il revint, au. printemps de 777, convoquer les nobles et tout le peuple de Saxe à Paderborn. C’etait le plus beau lieu de la Westphalie. Des sources jaillissantes y arrosaient les terres d’un riche manoir. Le roi des Francs, entouré de ses prélats et de ses comtes,.déploya toute la pompe guerrière des champs de mai. Ce fut là qu’il voulut’ recevoir les envoyés des Sarrasins d’Espagne, venus pour solliciter le secours de ses armes : Il semble que ce grand spectacle frappa les Saxons. Les hommes libres, réunis sous la conduite de leurs chefs, jurèrent obéissance et se soumirent à perdre leur territoire et leur liberté, s’ils violaient la foi promise. Une grande multitude, renonçant aux idoles, demanda le baptême. On vit des troupes innombrables d’hommes, de femmes et d’enfants descendre dans les rivières. Les blonds néophytes, couverts de vêtements blancs, sortaient des eaux au chant des cantiques. A leur tête, les prêtres et les moines allaient-poser la première pierre des églises dans les forêts purifiées ; et, pendant plusieurs mois, le récit de la conversion de la Saxe consola le monde chrétien[22].

Seconde période de la guerre. Wittinkind.778-785

Au moment où les Saxons semblaient se résigner à la conquête, ils firent le dernier effort que la liberté pût arracher à des barbares et, pour combattre encore une fois, ils se disciplinèrent. Les forces divisées se réunirent ; ces hommes, qui n’avaient que la passion des armes, obéirent à un chef qui en savait le métier. L’apparition de Wittikind ouvrit la seconde période de la guerre, et donna un adversaire à Charlemagne. Seul de tous les chefs, il n’avait rien juré mais, suivi de quelques-uns des siens, il s’était retiré auprès de Siegfried, prince des Danois. C’était la qu’il attendait un temps meilleur, quand le bruit de la défaite de Roncevaux se répandit dans le Nord ; on ajoutait que Charlemagne avait péri avec ses preux au pied des Pyrénées. Alors Wittikind se montra en Saxe, souleva les tribus, prêta à leurs efforts l’unité d’un grand dessein, et leur assura l’alliance des peuples de la Frise et du Danemark. Les barbares se jetèrent sur la Hesse et la Thuringe, brûlant les manoirs et les églises, portant partout le pillage et la mort. Les religieux de Fulde, qui virent de loin les flammes, chargèrent sur leurs épaules la châsse de leur père saint Boniface, sortirent du monastère, et allèrent camper à deux journées de distance, vers le sud. L’invasion s’étendit sur la rive gauche du Rhin, depuis Deutz jusqu’à Coblentz, et la Germanie tout entière parut échapper à la puissance des Francs. Mais Charlemagne vivait ses ordres arrivèrent les Francs orientaux et les Alemans se levèrent en masse, repoussèrent l’ennemi, et lui firent essuyer une défaite sanglante. Au printemps de 779, le roi marcha en personne centre les Westphaliens, les battit à Bochold et reçut leur soumission, qui entraîna celle de l’Ostphal et de l’Engern. L’année suivante, il parcourut le pays jusqu’à l’Elbe, où il campa. Wittikind était retourné chez les Danois les baptêmes solennels recommençaient : une multitude immense avait demandé l’eau sainte à Horheim. On crut s’assurer des peuples par l’occupation systématique du territoire. Il fut divisé en districts, où l’on mit des évêques, des prêtres, des abbés. Le roi leur donna des terres mais Dieu seul pouvait leur donner les âmes[23].

Massacre de Verden. 782.

Deux ans s’écoulèrent. En 782, les Slaves sorabes envahirent l’Allemagne sur plusieurs points. A la faveur du tumulte, Wittikind, qui, du fond dé son asile, entretenait le ressentiment des Saxons, reparut chez eux. Ils se souvinrent de leurs anciens dieux, de leur vieille indépendance, et ils reprirent leurs longs couteaux. Les troupes franques, mal commandées, furent défaites dans la vallée du Soleil (Suntal), au bord du Weser. Deux missi dominici, quatre comtes, vingt seigneurs et la moitié des soldats périrent dans la mêlée. En même temps les missionnaires furent chassés ou mis à mort, les chrétiens persécutés, et les ravages s’étendirent encore une fois jusqu’au Rhin. La longanimité de Charlemagne était à son terme ; il agit en juge, et ,traita les vaincus en rebelles. Une assemblée fut convoquée à Verden sur l’Aller, à. l’effet d’informer sur les causes de la révolte. Les nobles Saxons s’y rendirent, accusèrent Wittikind coutumace, et livrèrent ses complices, au nombre de quatre mille cinq cents. Dix ans de combats avaient irrité les esprits. On considérait les serments quatre fois violés, tant de villes dont les ruines fumaient.encore, tant de chrétiens égorgés sans défense ; on connaissait les fureurs de ces barbares, leur passion du sang, leurs sacrifices humains. Les coupables jugés par les chefs de leur nation, en cours de justice, selon la loi commune des Germains, qui punissait de mort les traîtres, furent décapités le même jour. Mais le nombre des condamnés devait les absoudre et soulever les contemporains, comme la postérité, contre l’horreur de cette exécution (1). Les familles et les tribus s’armèrent pour venger leurs morts. Toute la Saxe se leva, et trouva Wittikind pour la conduire. La guerre fut sans quartier. Une grande bataille se livra auprès de Detmold. Les historiens des Francs leur attribuent la victoire ; [24] mais ils conviennent qu’elle leur coûta cher. Une tradition rapporte que les chrétiens vaincus se retirèrent précipitamment jusqu’au Mein, et qu’ils cherchaient en vain à passer le fleuve, quand une biche, se jetant devant eux, leur montra le gué. On appela ce lieu le Gué des Francs Fr~K6/b)’<. La tradition est fabuleuse, mais elle atteste qu’aux yeux des peuples la fortune de Charlemagne parut chanceler. Cependant ses armées, grossies de nouvelles recrues, écrasèrent les Saxons au bord de la Hase. Pendant deux ans il parcourut le pays dans toutes les directions, incendiant les récoltes, les hameaux, les lieux fortifiés ; il s’avança deux fois jusqu’à l’Elbe, et passa l’hiver de 785 à Éresburg. Alors, voyant les ennemis épuisés, il leur offrit la paix[25] .

De nobles saxons allèrent porter à Wittikind, au delà de l’Elbe, les propositions du roi. Le guerrier défiant exigea des otages, et, les ayant reçus, il se rendit avec Alboin, son compagnon d’armes, à Attigny, où il demanda le baptême. Cet exemple entraîna la Saxe, et la Frise l’imita. Charlemagne connut que ses desseins étaient accomplis. Il écrivit à Offa, roi des Saxons, pour lui annoncer une conversion qui faisait la joie de son règne. Le pape Adrien en reçut la nouvelle il répondit en «  rendant des actions de grâces à la clémence divine, parce que les nations païennes, rangées sous la puissance du roi, entraient dans la grande religion. » Pour louer Dieu d’une si éclatante victoire, il ordonnait trois jours de processions solennelles dans toutes les contrées habitées par les chrétiens[26]. L’imagination des peuples s’empara de ce grand événement. On racontait qu’aux jours de fêtes solennelles, Charlemagne avait coutume de faire distribuer une pièce d’argént à chacun des pauvres qui se rassemblaient à sa porte. Or, il arriva que, le jour de Pâques, Wittikind, en habit de mendiant, s’introduisit dans le camp pour en observer les dispositions. Le roi faisait dire la messe sous sa tente et quand le prêtre éleva la sainte hostie, Wittikind vit, dans le pain consacré, la figure d’un enfant d’une beauté parfaite. Après la messe on distribua les aumônes. Le guerrier se présenta à son rang, fut reconnu sous ses haillons, arrêté, conduit au roi. Alors il raconta sa vision, demanda à devenir chrétien, et fit enjoindre aux chefs de son parti de poser les armes. Charlemagne le fit duc, et changea contre un cheval blanc le cheval noir de son écu. Ceci est le récit des Saxons. Ce peuple inflexible ne voulait avoir cédé qu’à l’intervention de la Divinité. D’un autre côté, les généalogistes placèrent Wittikind à la tête de la troisième race des rois de France, en le faisant aïeul de Robert le Fort. Plusieurs légendaires le comptèrent au nombre des saints, et au treizième siècle la Chanson de Wittikind le Saxon était encore récitée par les jongleurs français. Son nom ne périt pas ; il resta comme ceux de Roland, d’Arthur, de tant d’autres illustres vaincus que la poésie est allée ramasser sur les champs de bataille, comme pour montrer que l’imagination des peuples est généreuse, et ne se range pas toujours du côté du plus fort[27]. Troisième période de la guerre. 793-798.

Une lutte qui, depuis vingt ans, mettait en feu toute la Saxe, ne pouvait unir en un jour sur tous < les points. Les Saxons de l’Ouest gardèrent la foi jurée mais ceux du Weser se soulevèrent en 795. Les peuplades qui habitaient au nord de l’Elbe prirent les armes en 795 et 798, massacrèrent les comtes envoyés pour rendre la justice sur leurs terres, et se précipitèrent sur les Obotrites, alliés des Francs. Cette troisième période de la guerre se passa, comme les deux autres, en représailles sanglantes, suivies de passagères soumissions. Cinq campagnes successives ne suffirent pas pour réduire la révolte ; il fallut déporter un tiers de la nation. On enleva les habitants des deux rives de l’Elbe, avec femmes et enfants, pour les disséminer dans la Gaule et la Germanie. Tous ne regrettèrent pas leur exil. « Ils aimèrent, dit un contemporain, ces grasses terres du Midi, qui leur donnaient de riches vêtements, des monceaux d’or et des flots de vin. » Les Slaves occupèrent le pays dépeuplé. Les châteaux de Hall, de Magdebourg et de Hambourg furent construits sur la Saale et sur l’Elbe. Un pont fortifié commanda le fleuve, et, plus loin, le cours de l’Eyder, frontière des Danois, marqua la limite de l’empire des Francs[28].

En réunissant, comm ’on vient de le tenter, tous les souvenirs historiques et traditionnels de la guerre que Charlemagne fit aux Saxons, on y trouve, comme nous l’avions prévu, et en tenant compte -de la différence des siècles, tout le génie des croisades. C’est la même empreinte religieuse et militaire dans les récits contemporains seulement, au lieu de la chevalerie et de cette gloire fraternelle partagée entre les compagnons de Godefroi, ici tout l’héroïsme chrétien est dans la personne dé Charlemagne. Des deux côtés, les événements prennent le même cours. Toutes les guerres saintes sont premièrement défensives ; elles commencent par la juste résistance de la chrétienté, attaquée sur ses frontières. Mais, comme il n’y a pas de droit des gens avec des barbares, la guerre de défense, ne pouvant finir par la paix, se tourne en conquête, et la conquête se légitime en civilisant. Ainsi la politique des Francs se renfermait d’abord en ces termes Arrêter les incursions des païens et protéger la prédication de l’Évangile. Ils ne songeaient pas à pousser, l’épée dans les reins, les barbares au baptême. Les traités qui suivirent les premières campagnes ne soumettaient les Saxons qu’au serment de fidélité les vainqueurs installaient le prêtre, et se retiraient ensuite, respectant la liberté de son ministère. Mais l’horreur d’une lutte désespérée égara le grand esprit de Charlemagne. Il crut avoir le droit de punir, quand il n’avait que celui de vaincre et cette erreur causa le massacre de Verden.Cejour-là, le pouvoir temporel commença à sortir de ses limites maître du sot, il pensa l’être aussi des consciences, et. voulut t tenter par le glaive ce que la parole, n’avait pas pu. Alors fut dicté le Capitulaire de 785. On y régie les droits des églises, en soumettant les Saxons au payement de la dîme. Onze articles prononcent la peine de mort. Les premiers punissent de grands crimes l’incendie des lieux saints, le meurtre des prêtres, les sacrifices humains, l’anthropophagie, la félonie, la trahison. Mais les suivants frappent du même châtiment les païens qui refuseront le baptême, ceux qui brûleront leurs morts au lieu de les enterrer,ceux qui enfreindront le carême par mépris. D’autres dispositions ruinent la constitution fédérative de la Saxe. Les hommes libres sont convoqués au champ de mai des Francs, mais on leur interdit toute assemblée hors de !a présence des missi dominici. Leurs juges sont réduits à tenir leurs plaids dans les limites de leur ressort, sans lien commun, sous la surveillance des évêques et sous la réserve de l’appel au roi. Ainsi se font sentir, à tous les degrés, l’isolement qui décourage les résistances, et l’autorité royale qui les écrase. L’intérêt politique étouffe la pensée chrétienne; la barbarie se trahit par l’odieuse disproportion des délits et des peines, et, sous des noms religieux, ce sont les haines nationales qui revivent<ref><Capitul. de partibus Saxoniae, 785, art 32 « Interdiximus ut omnes Saxones generaliter conventus publicos nec faciant, nisi forte missus noster de verbo nostro eos congregare fecerit ; sed unusquisque comes in uno ministerio placita et justifias faciat. Et hoc a sacerdotibus consideretur, ne aliter fiat.  »/ref>.

L'Église condamne les abus de la victoire.

La guerre sainte avait fait fausse route.La papauté s’en aperçut, et s’efforça de désarmer des mains qui abusaient de l’épée j’en juge par une lettre du pape Adrien, où le pontife traite de la pénitence qu’on doit imposer aux Saxons chrétiens retombés dans le paganisme. Il veut que, selon la tradition des anciens, la pénitence des relaps se mesure moins à la longueur du temps qu’à la sincérité du repentir ; la satisfaction demeure donc à la discrétion de l’éveque, qui jugera si le péché fut volontaire ou forcé, et réconciliera le pécheur docile[29]. Ainsi, tandis que le pouvoir séculier punissait de mort le crime d’idolâtrie, la puissance ecclésiastique cherchait à lui arracher le coupable, pour le renvoyer devant un tribunal où l’on abhorrait le sang. D’autres voix s’élevèrent pour rappeler les saines maximes du christianisme. Le moine Alcuin, dont le nom faisait autorité par tout l’Occident, blâma hautement les ordres sévères du roi son maître. Il en écrivait en ces termes « La foi, comme la définit saint Augustin, est un acte de volonté et non pas de contrainte. On attire l’homme à la foi, on ne peut l’y forcer ; vous pousserez les gens au baptême, vous ne leur ferez pas faire un pas vers la religion. C’est pourquoi ceux qui évangélisent les païens doivent user avec les peuples de paroles prudentes et pacifiques ; car le Seigneur connaît les cœurs qu’il veut, et les ouvre, afin qu’ils comprennent. Après le baptême, —il faut encore des préceptes indulgents aux âmes faibles. L’apôtre Paul écrit à la jeune chrétienté de Corinthe : Je vous ai donné du lait et non du pain . Le pain est pour les hommes ; il représente ces

grands préceptes qui conviennent aux âmes exercées dans la loi du Seigneur : et, comme le’ lait est pour l’àge tendre, ainsi l’on doit donner des règles plus douces à ces peuples ignorants qui sont dans l’enfance de la foi. Si le joug suave et le fardeau léger du Christ eussent été annoncés à ce peuple inflexible des Saxons avec autant de persévérance qu’on en a mis à exiger les dîmes, et à faire exécuter toute la rigueur des dispositions de l’édit pour les moindres fautes, peut être n’auraient-ils pas horreur du baptême. Que les propagateurs de la foi s’instruisent donc aux exemples des apôtres ; qu’ils soient prédicateurs et non des prédateurs, et qu’ils se confient en Celui de qui le prophète rend ce témoignage : Il n’abandonna jamais ceux qui espèrent en lui[30] Ainsi l’Église rappelait l’immuable distinction du domaine temporel et du-domaine spirituel, la liberté de l’âme, le respect des consciences et, en réclamant ses droits, elle revendiquait tous les droits de l’humanité.

Elle fut écoutée il semble qu’une politique plus clémente prévalut dans les conseils de Charlemagne.

Un second capitulaire, daté de 797, ne renouvelle aucune des violentes mesures arrêtées douze ans auparavant. On y recommande l’observation de la paix publique en faveur des églises, des veuves et des orphelins. En punissant d’amende le plaideur condamné en appel au tribunal du roi, on retient les parties devant la cour de justice de leur ressort, et l’on relève l’autorité des juges nationaux. La loi saxonne est implicitement contirmée : seulement le prince y met une réserve qui est la plus belle prérogative des royautés chrétiennes.. il s’attribue le droit de faire grâce. Ainsi tout inclinait à la paix, par pitié ou par lassitude. Une réconciliation décisive se tint à l’assemblée de 803 : on y vit, d’une part, Charlemagne avec tout l’éclat du titre impérial qu’il portait depuis trois ans, avec ses grands noms. de successeur des Césars et de maître de l’univers de l’autre, les hommes nobles de Saxe stipulant pour leur pays. Ils promirent de renoncer au culte des idoles, de recevoir docilement les évêques, dont ils apprendraient ce qu’ils devaient croire, et de payer les dimes prescrites par la loi de Dieu..En retour, le prince, se réservant seulement le droit de les visiter par ses commissaires.et de choisir leurs juges, les affranchit de toute espèce de tribut, leur laissa les lois de leurs pères et tous les honneurs d’une nation libre..Les tribus de la Frise avaient obtenu les mêmes conditions ; il leur fut promis qu’on respecterait leur liberté « tant que le vent soufflerait de la nue, et que le monde resterait debout[31]. »

Organisation religieuse de la Saxe. Alors s’acheva l’organisation religieuse du pays conquis. Un acte publié à Spire, en 788, avait fait savoir « à tous les fidèles du Christ, que les Saxons, longtemps indomptables à cause de leur opiniâtreté et de leur perfidie, ayant été vaincus par la permission divine et amenés au baptême, le roi Charles les avait rendus à leur antique liberté,et, pour l’amour de Celui qui l’avait fait vaincre, les lui abandonnait en qualité de tributaires et de sujets. C’est pourquoi, réduisant leur territoire en province, suivant l’ancienne coutume des Romains, il l’avait partagé entre plusieurs évêques, dont le premier serait établi au lieu appelé Brême. » Sept autres sièges furent érigés à Osnabruck,Paderborn, Munster, Minden, Verden, Hildesheim et Halberstadt. Chaque évêché donnait à Dieu un autel, à la vérité une chaire, à la justice un tribunal, à la charité un hospice, à toutes les idées bienfaisantes des institutions qui les faisaient pénétrer dans les mœurs des peuples. Autour des siéges épiscopaux, se multipliaient les églises paroissiales, qui portaient les mêmes idées soutenues des mêmes institutions, sur tous les points d’une contrée livrée, depuis tant de siècles, a l’ignorance et à la loi du plus fort. Ainsi-la guerre de Saxe, un moment compromise par l’erreur du pouvoir temporel, semblait se justifier par ses résultats, et, comme toutes les guerres saintes, elle avait servi la civilisation. Et cependant la conscience du vainqueur n’eût pas été en repos s’il lui eût été permis de voir la suite de son ouvrage et ce qui devait paraître sept cents ans après, quand la réforme éclata. La foi romaine, restée maîtresse des populations d’origine franque et bavaroise, où elle s’était établie par la seule puissance de la parole et de la charité, fut trahie par les descendants des tribus saxonnes que les soldats de Charlemagne avaient cru soumettre. Et qui sait si Luther, le fils du mineur d’Eisleben, ne sortit pas du sang de quelqu’un de ces quatre mille cinq cents vaincus massacrés à Verden[32] ?

Quand les nouvelles églises du Nord s’élevèrent, le clergé franc ne se trouvait pas en état de les évangéliser. Les lois mêmes, qui lui recommandaient si sévèrement la science et la discipline,-faisaient voir qu’il n’était ni assez savant ni assez discipliné pour ce difficile ouvrage de policer une nation. Comment faire des apôtres avec des prêtres qu’il fallait exhorter à être « prédicateurs et non des prédateurs, » et que tous les canons des conciles ne pouvaient arracher ni aux plaisirs bruyants ni aux armes ? Après trente ans de combats, il n’y avait peut-être pas un de ces clercs, fils de guerriers ou guerriers eux-mêmes, sur lequel les Saxons n’eussent à venger des injures. Les inimitiés anciennes, irritées par tant de revers et dé supplices, ne pouvaient s’éteindre si facilement, que les opprimés voulussent recevoir de leurs vainqueurs une doctrine qui ordonnait de les aimer. En même temps, l’émigration irlandaise s’était ralentie. D’ailleurs les moines de saint Colomban, plus exercés a la contemplation qu’à l’action, plus propres à donner l’exemple qu’à propager la parole, Romains par l’esprit, Celtes par le cœur, auraient encore été des étrangers, et par conséquent des ennemis aux yeux des Saxons, défiants comme tous les vaincus. Les meilleurs esprits désespéraient de la conquête des âmes, quand la possession du pays avait coûté si cher ; et l’un d’eux se plaint « que l’on perde inutilement sur cette terre ingrate des efforts qui

seraient mieux employés à la conversion des Huns et des Avares[33].» Ainsi les moyens parurent manquer au moment décisif, et ce fut un grand spectacle de voir comment la Providence menerait son œuvre jusqu’au bout. Il y avait été pourvu de longue main. Nous avons vu l’ancienne Germanie se partager entre deux sortes de peuples, les uns émigrants, les autres sédentaires. La même division se reproduit encore dans chaque peuple, soit qu’il ait gardé, soit qu’il ait abandonné son territoire. Ainsi, parmi les nations émigrantes, les Goths formaient deux camps celui des Visigbths, qui pénétrèrent jusqu’en Espagne celui des Ostrogoths, qui s’ébranlèrent cent ans plus tard, et s’arrêtèrent en Italie. Les Francs, à leur tour, fondèrent. les deux royaumes de Neustrié et d’Austrasie, dont nous connaissons les rivalités. De même, parmi les populations sédentaires, les Scandinaves ne désertèrent jamais les après rochers du Danemark et de la Suède ; mais ils jetèrent sur tous les rivages de l’Europe ces pirates, facilement civilisés, qui furent les Normands. Les Saxons eurent aussi leurs émigrations maritimes ; ceux d’entre eux qui allaient chercher le péril et le butin sur les terres de la Grande-Bretagne finirent par se rendre maitres des terres mêmes. Grossis par des bandes nouvelles, ils formèrent une confédération puissante qui couvrit la contrée. Mais, sur un sol déjà chrétien, où leurs fables n’avaient point.de racines ; ces barbares dépaysés laissaient des ouvertures plus faciles à la prédication. Nous savons comment le christianisme s’en empara. Nous avons vu grandir l’Église anglo-saxonne, qui eut le remarquable mérite d’unir aux lumières de la foi, aux sciences de l’antiquité, un patriotisme soutenu, un culte fervent de l’histoire, de la langue, de la poésie nationales de sorte qu’on y trouve en même temps cet esprit docile qui reçoit la civilisation, et cet esprit original qui se l’approprie pour la communiquer. L’Évangile avait donc à son service un peuple dévoué, latin par l’éducation, saxon par le sang, capable, par conséquent, de servir ses desseins dans la Saxe païenne. L’éducation en faisait un instrument maniable, le sang en faisait un instrument fort. Le moyen de la Providence était trouvé. Les missions anglo-saxonnes furent pour les temps carlovingiens ce qu’avaient été les missions des Irlandais pour la période mérovingienne. En même temps qu’elles convertirent les infidèles, elles travaillèrent à la réforme des chrétiens. Nous les avons vues commencer dès le temps de Pépin d’Héristal alors Wilfrid, Suitbert et Willibrord avaient porté l’Évangile dans la Frise. Deux frères, du nom d’Ewald, étaient allés chercher le martyre chez les tribus saxonnes. Puis l’émigration religieuse s’était continuée à la suite de saint Boniface, qui conduisit au cœur même de la Germanie païenne les colonies du clergé anglo-saxon, en même temps qu’il l' introduisait la discipline dans l’Eglise des Francs. Après lui, la réforme ecclésiastique fut poursuivie par le cétèbre Alcuin, venu d’York pour gouverner l’école de Tours, où ses leçons firent refleurir la science sacrée, la pureté du dogme et la régularité des mœurs. D’autres émigrés de la même nation succédèrent aux travaux de saint Boniface chez les barbares. Nourris de ses enseignements, ce qu’ils voulaient des peuples, c’étaient les âmes, et non les dimes. Ils ne traînaient à leur suite ni meutes de chiens ni troupes de soldats, et ils n’aimaient à verser de sang que le leur. Quand donc Charlemagne, se croyant maitre de la Saxe, voulut pourvoir à la prédication de l’Évangile, ces intrépides étrangers se trouvèrent aux premiers postes ; et, dans la circonscription qu’il leur traça d’abord, il confia l’Ostphal à l’Anglo-Saxon Willehad, qui fut évêque de Brème ; le Westphal, au prêtre Liudger, né en Frise, mais élevé aux écoles d’York ; l’Engern, aux religieux de l’abbaye de Fulde, encore toute pénétrée des traditions monastiques de la Grande-Bretagne. Il faudrait voir maintenant comment l’effort commun de la parole et de l’exempte finit par ébranler les barbares. On voudrait suivre de près ces vies laborieuses, qui s’épuisèrent dans l’obscurité, dans les privations et les périls, pour donner naissance à une société nouvelle. Mais le plus grand nombre n’eurent pas d’historiens. Parmi celles qu’on écrivit, je m’arrête à la légende de saint Liudger, parce qu’elle pénètre plus profondément dans les habitudes de l’époque, et qu’elle découvre mieux les ressorts qui entraînèrent la conversion générale.

S. Liudger. Sa mère. Ses commencements.


Dans un canton de la Frise où la foi commençait à s’introduire, la femme d’un chef chrétien avait mis au monde une fille. L’aïeule, encore païenne, irritée contre sa bru, qui ne lui donnait pas de petit-fils, ordonna que l’enfant fût étouffée, comme le permettaient les lois, avant qu’elle eût goûté le lait de sa mère ou la nourriture des hommes ; l’esclave l’emporta pour la noyer et la plongea dans un grand vase plein d’eau. Mais l’enfant, étendant ses petites mains, se retenait aux bords. Ses cris attirèrent une femme du voisinage, qui l’arracha des bras de l’esclave, l’emporta dans sa maison et lui mouilla les lèvres d’un peu de miel : dès lors les lois ne permettaient pas qu’elle mourût : ce fut la mère de saint Liudger.

Le signe de Dieu était sur cette maison, et l’on vit de bonne heure ce que Liudger serait un jour[34].

Ses parents le mirent donc au monastère d’Utrecht et il y fit tant de progrès dans les lettres sacrées, qu’on l’envoya aux écoles d’York, où les leçons d’Alcuin attiraient un grand concours de jeunes gens des contrées étrangères. Il y passa quatre ans, et revint en Frise avec un grand savoir et beaucoup de livres. Alors on l’appliqua à la prédication de l’Évangile dans le canton d’Ostracha. Mais, au milieu des païens, il n’oubliait pas ses amis d’Angleterre. Pendant qu’il bâtissait un oratoire, Alcùin lui adressait des vers pour les inscrire au porche de l’édifice. Vers le même temps, il recevait de l’un de ses condisciples d’York une épître qui commençait ainsi :«  Frère chéri de cet amour divin plus fort que le sang, Liudger que j’aime, puisse la grâce du Christ vous sauver ! Prêtre honoré aux rivages occidentaux du monde, vous êtes savant, puissant par la parole, profond par la pensée. Tandis que vous grandissez dans le bien, ministre de Dieu, souvenez-vous de moi, et que vos prières recommandent au ciel celui qui vous célébra dans ses chants trop courts ! » Et le poëte finissait, demandant à son ami un bâton

de bois blanc, humble don pour d’humbles vers[35]. Liudger travailla sept ans, au bout desquels Wittikind ayant soulevé les Saxons, les païens se jetèrent dans la Frise et chassèrent les prédicateurs de la foi. Alors Liudger se rendit à Rome, puis au mont Cassin, où il s’arrêta pour étudier la règle de saint Benoît et la rapporter parmi les moines de sa province. A son retour, le roi Charles, qui venait de vaincre les barbares, le chargea d’évangéliser les cinq cantons de la Frise orientale. Liudger les parcourut, renversant les idoles et annonçant le vrai Dieu. Ensuite, ayant passé dans l’île de Fositeland, il détruisit les temples qui en faisaient un lieu vénéré des nations du Nord, et baptisa les habitants dans l’eau d’une fontaine qu’ils avaient adorée. Vers ce temps-là, comme il voyageait de village en village, et qu’un jour il avait reçu l’hospitalité d’une noble dame, pendant qu’il mangeait avec ses disciples, on lui présenta un aveugle nommé Bernlef, que les gens du pays aimaient, parce qu’il savait bien chanter les récits des anciens temps et les combats des rois. Le serviteur de Dieu le pria de se trouver le lendemain en un lieu qu’il lui marqua. Le lendemain, quand il aperçut Bernlef, il descendit de cheval, l’emmena à— l’écart, entendit sa confession, et, faisant le signe de la croix sur ses yeux, lui demanda s’il voyait. L’aveugle vit d’abord la main du prêtre, puis les arbres et les toits du hameau voisin. Mais Liudger exigea qu’il cachât ce miracle. Plus tard, il le prit à sa suite pour baptiser les païens, et il lui enseigna les psaumes pour les chanter au peuple.

Liudger évêque de Munster.

Cependant le roi Charles, apprenant le grand bien que Liudger avait fait, l’établit à Mimingenford, qui fut depuis Munster, au canton de Suthergau en Westphalie et on l’ordonna évêque malgré lui. Alors il éleva des églises, et dans chacune il mit un prêtre du nombre de ses disciples. Lui-même instruisait tous les jours ceux qu’il destinait aux saints autels, et dont il avait choisi plusieurs parmi les enfants des barbares. Il ne cessait pas non plus d’exhorter le peuple, invitant même les pauvres à sa table, afin de les entretenir plus longtemps. Ses grandes aumônes vidaient les trésors de l’Église, jusque-là qu’il fut accusé auprès de Charles comme dissipateur des biens du clergé. Il se rendit donc à la cour, et, comme il s’était mis à prier en attendant l’heure de l’audience, un officier l’appela. L’évêque continua sa prière et se laissa appeler trois fois, après quoi il obéit. Le prince lui en fit des reproches. « Seigneur, répondit. Liudger, Dieu voulait être servi avant les hommes et avant vous.

Cette réponse suffit à Charles pour juger l’évêque, et il ne voulut plus écouter de plainte contre lui. Alors, toute la Westphalie étant devenue chrétienne, le serviteur de Dieu méditait de porter l’Évangile aux Scandinaves, quand il’mourut à Munster le 26 mars de l’an 809[36].

La légende qu’on vient de rapporter commence en pleine barbarie. Elle prend les peuples de la Saxe au point où le christianisme les trouva elle les conduit jusqu’au moment où, le paganisme ayant disparu, il faut que la foi cherche plus loin vers le Nord d’autres nations à convertir. On découvre les moyens d’un si grand changement ; et comment se formèrent les hommes qui y mirent la main. On voit d’abord les écoles anglo-saxonnes, dont la lumière remplissait l’Occident, recueillir ces fils de barbares. Des maîtres savants exerçaient aux sept arts de l’antiquité, à la logique des Grecs, à la poésie latine, ces esprits simples dont il fallait faire des prêtres, qui iraient vivre sans repos dans les forêts de la Germanie, à la poursuite des païens. Une telle éducation était moins superflue qu’on ne pense ; elle rompait les âmes au travail et les rendait propres aux grands efforts. Nourri des lettres divines et humaines, le disciple est fait prêtre on le suit au milieu de ces tribus grossières qu’il doit instruire. Il les subjugue par l’inflexibilité d’une volonté que leurs résistances ne découragent pas, et par la condescendance d’une raison élevée qui épargne leur faiblesse : il renverse leurs idoles, mais il se contente de purifier et de bénir les fontaines sacrées. Je trouve ces admirables ménagements dans l’histoire du chanteur aveugle ; et il faut signaler ici une trace remarquable de cette poésie populaire, qui est ta source de toutes les grandes épopées. Le serviteur de Dieu honore le vieux chantre, le guérit et s’en sert. Ainsi le génie de l’Allemagne païenne est aveugle ; mais il chante la foi ne l’étouffe pas, elle l’éclaire et l’inspire. Les anciens chants ne périront point ils renaîtront, sous une forme chevaleresque, dans l’épopée des Nibelungen. Enfin le missionnaire devient évêque, et on s’en aperçoit au langage qu’il tient devant les rois. Il est en possession de tous les moyens puissants qui agissent sur les peuples. Par la prédication, il rassemble les hommes ; par le culte il les tient réunis dans l’accomplissement d’un même devoir. Il fonde une société chrétienne ; il la dote de deux institutions capables d’en assurer la durée, c’est-à-dire l’enseignement et l’aumône publique. Les plus obstinés finissent par se plier aux lois de cette organisation bienfaisante, qui a pour leurs besoins des écoles, des hôpitaux, des greniers. Et maintenant, si l’on considère que cette histoire n’est pas celle d’une seule vie, mais de beaucoup d’autres qui se vouaient ait même dessein ; si l’on compte les huit évêques placés sur les siéges qu’érigea Charlemàgne, et autour de chacun d’eux les prêtres qui le secondaient si l’on se représente tant d’hommes d’un esprit droit et d’une volonté ferme s’établissant dans les cantons de la Saxe, bâtissant un oratoire, et, quand les païens y mettaient le feu, le rebâtissant ; prêchant si on les écoutait, et, si on ne les écoutait pas, prêchant encore se laissant tuer, mais remplacés par d’autres qui enseignaient la même foi, la même loi et cela au milieu de ces barbares passionnés, par conséquent mobiles, et donnant prise sur eux tôt ou tard on comprend que les Saxons aient fini par se rendre à l’opiniâtreté de cette religion qui les poursuivait avec tant d’intelligence et tant d’amour.

Fondation de l'abbaye de Nouvelle-Corbie.

Toutefois le clergé séculier, vivant parmi des populations ignorantes et grossières, ne pouvait échapper aux dangers d’un contact trop fréquent, et devait céder en un au relâchement qui suit les grands efforts. Il fallait donc qu’une institution plus solide maintint dans l’Église de Saxe la doctrine et l’exemple. Charlemagne l’avait compris, et, dès le temps de la guerre sainte, il choisit entre les otages et les captifs quelques-uns des plus jeunes, qu’il distribua parmi les monastères des Francs, pour être formés à la vie cénobitique, et la propager ensuite dans leur pays. Un de ces jeunes Saxons, élevé à l’abbaye de Corbie, près d’Amiens, ayant obtenu de son père un terrain convenable dans la forêt de Solling, un couvent y fut établi, et le nombre des cénobites augmenta bientôt de façon que le lieu ne suffit plus à les nourrir. La communauté subsista dix ans indigente et menacée on aime à remarquer ces pénibles commencements de tout ce qui doit grandir. Au bout de ce temps, elle fut visitée par Adalhard, abbé de Corbie, et Wala son frère, avec une suite nombreuse de religieux. Adalhard et Wala étaient neveux de Pépin le Bref. Le premier, blanchi dans le cloître, siégeait aux conseils de l’empire ; le second avait longtemps commandé les armées de Charlemagne en Germanie. Les Saxons admiraient ce guerrier puissant qui revenait au milieu d’eux en habit de moine, humble et pauvre, et ne gardant de ce qu’il avait été que l’oubli des fatigues. Durant ce long voyage, il n’avait pas voulu de tente pour la nuit. « Il aimait, disait-il, les sommeils sur l’herbe, vantés par les poëtes. » Seulement, il faisait creuser en terre un sillon profond et large ; on y étendait des nattes pour un de ses compagnons et pour lui. Les bords du sillon formaient la couche, et une selle de cheval placée au milieu servait de chevet pour deux têtes. Les pieux voyageurs reconnurent la détresse de leurs frères de Saxe, et résolurent de les transférer en un lieu plus favorable. Ils choisirent un territoire qui s’étendait en forme de delta, au bord du Weser. Le fleuve le bornait à l’orient, des montagnes le resserraient des deux autres côtés : la beauté du pays et la fécondité du sol en faisaient un séjour désirable aux hommes. Le lieu leur ayant plu, ils en firent le tour ; après quoi ils se prosternèrent, et chantèrent les litanies avec les psaumes convenables. Ensuite on étendit le cordeau, on posa des jalons et l’on marqua la place, premièrement de l’église, ensuite des autres édifices réguliers. L’évêque de Paderborn fut invité à consacrer le monastère ; il planta la croix à l’endroit où devait s’élever l’autel, et il ordonna que cette abbaye, en souvenir de sa métropole, se nommerait la Nouvelle-Corbie. Une charte de Louis le Débonnaire confirma la fondation elle est datée du 27 juillet de l’an 823, La Nouvelle-Corbie devint pour le Nord de l’Allemagne ce que Fulde était au centre et Saint-Gall au midi ; elle donna à la Saxe une école savante et un clergé national. Auprès d’elle s’éleva, pour l’éducation des femmes, le couvent de Gandersheim, où des filles et des veuves d’empereurs vinrent prendre le voile. Ainsi la colonie monastique achève la conquête elle la protége au dedans et la continue au dehors, comme ces colonies par lesquelles Rome prenait possession des provinces conquises et qu’elle inaugurait aussi avec des sacrifices et des prières, comprenant déjà combien c’est une chose solennelle et qui veut un secours divin, que de fonder les civilisations[37].

La foi avait réparé les torts de la guerre elle poursuivit sa mission pacifique ; elle y mit un siècle, et sembla l’avoir achevée. La Saxe, ébranlée par les efforts d’un clergé savant et dévoué, entra dans la société des nations chrétiennes, et il parut qu’il n’y avait plus de barbares en Germanie.

Dernières résistances du paganisme. Les Scandinaves.

Cependant l’ouvrage de tant de siècles pouvait encore périr, tant que les Germains voyaient à leurs portes le paganisme tout-puissant chez les Scandinaves, c’est-à-dire chez des peuples qui étaient les aînés de la famille, qui en avaient conservé avec plus de fidélité le sang, les croyances, les institutions, et que le génie des invasions poussait encore sur toutes les frontières du nouvel empire. Charlemagne avait compris le danger, le jour où, d’une fenêtre ouverte sur la mer, ayant reconnu les vaisseaux des pirates du Nord, ce grand homme se mit pleurer, et dit à ceux qui l’entouraient « Si, de mon vivant ils ont osé toucher ce rivage, comment ne pleurerais-je pas du mal qu’ils feront après moi ?-» Pendant que les Danois passaient l’Eyder, se jetaient sur la Saxe, et emmenaient des troupeaux de prisonniers pour les sacrifier aux dieux dans le temple national de Lethra, les longs navires des Norwégiens et des Suédois paraissaient sur toutes les mers. Ils remontaient le Rhin, la Seine, la Loire, brûlaient les villes, enlevaient les moissons. Alors les moines fuyaient, emportant sur leurs épaules les reliques des saints, et les pirates, accroupis dans les ruines des abbayes incendiées, vidaient ensemble la coupe du dieu Thor. Pendant deux siècles, ces victoires de la barbarie ne troublèrent pas seulement la paix, elles menacèrent la foi des peuples chaque invasion des Normands jetait comme un flot de plus, et, si je puis le dire, comme un limon sur ces contrées, où les germes mal étouffés du paganisme ne demandaient qu’à repousser. C’est ce qui parut surtout en Angleterre. La conquête danoise avait changé à ce point les mœurs de l’île des Saints, qu’il fallut tout l’effort de la législation de Canut le Grand pour réprimer l’idolâtrie naissante. En France même, on vit des familles, où le vieux sang barbare n’avait rien perdu de sa violence, déserter la cause du christianisme, s’attacher à la vie aventureuse des hommes du Nord, et, par exemple, le fils d’un paysan des environs de Troyes devenir le célèbre Hasting, le plus terrible des chefs normands, et,. s’il faut en croire les contemporains, « le plus mauvais homme qui jamais naquit. » Enhardi par le pillage des côtes d’Espagne et de Mauritanie, Hasting avait juré de saccager Rome, et de donner l’avoine à ses chevaux sur l’autel de saint Pierre[38]. A des menaces si formidables, le christianisme ne pouvait plus opposer l’épée émoussée des Car(1) lovingiens. Vainement le zèle de Louis le Débonnaire avait cru commencer la conversion des hommes du Nord, en faisant baptiser les envoyés qui venaient chaque année lui apporter les messages de leurs rois. La solennité de ces baptêmes édifiait la cour on aimait à voir le cortège des néophytes, couverts des blancs vêtements que leur donnait le trésor impérial, entourés des nobles Francs qui se disputaient l’honneur de leur servir de parrains. Mais, un jour que les catéchumènes étaient plus nombreux que de coutume, les vêtements blancs étant venus à manquer, on fut réduit à distribuer à plusieurs de vieux linges accommodés à la hâte. Alors un vieillard, repoussant avec colère ces haillons « On m’a baptisé ici plus de vingt fois, s’écria-t-il, et, à chaque fois, on m’a revêtu de vêtements parfaitement beaux. Le sac que voici est bon pour un bouvier et non pour un homme de guerre. Et certes, si je n’avais honte de ma nudité, je vous laisserais, vous, vos habits et votre Christ. » L’Évangile voulait des conversions plus sérieuses, mais il fallait les aller chercher il fallait poursuivre ces barbares comme on avait poursuivi leurs devanciers chez eux, au cœur même des lieux inaccessibles où ils cachaient les mystères de leurs dieux et le butin de leurs combats[39].

S. Anscaire. Le Christianisme en Danemark et en Suède.

Au milieu de la terreur universelle, un religieux franc, nommé Anscaire, entreprit de dompter ces rois des mers, comme ils aimaient à s’appeler, qui tenaient en échec toutes les forces de l’empire. Il partit en 826, au grand étonnement, non des gens de cour seulement, mais des gens d’Église, qui ne pouvaient comprendre comment un homme paisible osait affronter des barbares regardés comme les ennemis du genre humain..Il porta d’abord l’Évangile chez les Danois ; puis, s’avançant en Suède, il parut à l’assemblée nationale de Byrka. Ses paroles ébranlèrent le peuple, et les vieillards déclarèrent qu’on pouvait recevoir le Dieu de l’étranger. La prédication s’ouvrit humblement ; quelques prêtres hardis s’aventurèrent parmi ces populations sanguinaires, où l’on faisait gloire de ne craindre ni la mer ni le ciel. Une école de douze enfants, rachetés sur les marchés d’esclaves, commença la civilisation de deux royaumes. Anscaire, devenu archevêque de Hambourg et légat du siège apostolique pour les nations septentrionales, animait tout de son zèle. L’Église honora ce grand homme, et le nomma l’apôtre du Nord. Après lui, la Saxe demeura le centre d’une propagande active qui s’exerça par le commerce, par l’hospitalité, par l’enseignement, par tous les moyens qui rapprochent les hommes. La résistance fut longue et opiniâtre le sang des martyrs coula, et ce fut en 1161 seulement qu’une église chrétienne s’éleva sur les ruines du temple d’Upsal. Mais déjà la foi était maîtresse des îles Feroë, de l’Islande et l’on assure que les vaisseaux des Norwégiens avaient porté au Groënland le premier évêque d’Amérique, quatre cents ans avant Christophe Colomb[40].

Conversion des Normands.

Si le paganisme scandinave se défendit longtemps dans ses sanctuaires de Suède et de Norwége, au milieu des rochers et des glaces, où il avait mis le théâtre de sa cosmogonie et le champ de bataille de ses dieux, il devait faire une résistance moins opiniâtre dans les contrées chrétiennes, qu’il avait ravagées d’abord pour les coloniser ensuite. Au commencement du dixième siècle, une lettre du pape Jean IX à l’archevêque de Reims, Hervé, règle la conduite du clergé de France à l’égard des Normands convertis, et reproduit ces maximes de tolérance et de charité que nous pouvons considérer comme la tradition même de l’Église, puisqu’elles ne changent pas, et que la doctrine de Jean IX est encore celle d’Alcuin, de saint Boniface, de saint Grégoire et de saint Remi. « Vous demandez, disait le pontife, comment il faut traiter ces néophytes, lorsque, après le baptême, ils ont vécu en païens, tué des fidèles et des prêtres, sacrifié aux idoles, mangé des viandes immolées. Si c’étaient de vieux chrétiens, on les jugerait selon la rigùeur des canons : mais, comme ils sont novices dans la foi, votre sagesse voit assez qu’il faut adoucir en leur faveur la sévérité des lois ecclésiastiques, de peur qu’écrasés d’un fardeau si nouveau pour eux, ils ne le trouvent insupportable, ce qu’à Dieu ne plaise, et ne retournent au vieil homme qu’ils ont dépouillé.» Ce document nous donne deux lumières. Premièrement, il montre combien la conquête normande pénétra plus profondément qu’on ne pense, puisqu’elle avait jeté ses colonies jusque dans le diocèse de Reims. En second lieu, il annonce la politique de conciliation et de paix qui, peu d’années après, devait présider au traité de Saint-Clair sur Epte, et, en confirmant au duc Rollon la possession de la Normandie, tourner au profit de la France et de la chrétienté la dernière des invasions[41] .

Ce que les Scandinaves apportaient et ce qu'ils gagnaient en entrant dans la civilisation.

Nous devions poursuivre nos recherches jusqu’ici ; jusqu’au temps où ces puissants Scandinaves, les mêmes que nous avons trouvés les premiers aux portes de l’Orient, que nous avons reconnus comme les plus fidèles héritiers des traditions communes aux peuples germaniques les mêmes que nous avons vus sortir de l’Asie, abandonner la cité sacerdotale d’Asgard, et porter au fond du Nord le foyer d’une religion belliqueuse, s’ébranlent enfin, et, après tous les autres font leur entrée dans la civilisation chrétienne[42] . Ils viennent les derniers de tous, mais non pas les moins utiles, se mettre au service de la chrétienté, dont ils avaient fait le péril et la terreur. On a beaucoup accusé la faiblesse de Charles le Simple, qui livra aux Normands la plus riche de ses provinces. Charles, cependant, ne fit que s’attacher à l’ancienne politique romaine : il s’empara de ces bandes indisciplinées, pour les réduire en colonies militaires, et leur confier la garde du littoral. On ne voit pas qu’il ait eu sujet de s’en repentir. A la seconde génération, tous les Normands étaient chrétiens ; avant le onzième siècle, ils avaient oublié l’idiome de leurs ancêtres. Cependant ils renouvelaient le sang germanique en Neustrie, dans cette partie de la France que les premières invasions avaient moins atteinte ; ils l’assimilaient ainsi à l’Austrasie et à la Bourgogne, et, par la fusion des races, ils travaillaient à l’unité du territoire. Jamais on ne vit d’une manière plus manifeste ce que les barbares avaient à donner et ce qu’ils avaient à gagner en venant se confondre dans la société. Quand les Allemands déplorent tout ce que perdirent les nations germaniques en se faisant latines, je ne connais pas d’exemple plus concluant contre eux que celui de ce peuple, le plus dépaysé de tous et le plus fécond. Les Normands avaient perdu leurs anciens dieux, leur langue, la moitié de leurs lois ils gardèrent leur génie ou plutôt ce génie ne se fit voir tout entier que sous le soleil qui devait le mûrir, et en présence des spectacles qui devaient l’inspirer. Ces anciens rois de la mer conservèrent la passion des conquêtes lointaines elle leur livra l’Angleterre, l’Italie méridionale, la principauté d’Antioche; mais ce fut pour y porter tout l’éclat de la chevalerie, et toute la science pratique du gouvernement. Ces brûleurs de villes devinrent les plus hardis, les plus infatigables des constructeurs et, pendant qu’ils élevaient les innombrables clochers gothiques, qui accompagnent le cours de la Seine jusqu’à l’Océan, ils bâtissaient les belles églises de Sicile ; ils couvraient d’or et de mosaïques les resplendissantes basiliques de Cefalu, de Palerme et de Montréal. Enfin, ils n’avaient, point laissé sur les froids rivages du Nord l’inspiration poétique qui avait dicté les hymnes des Scaldes et les récits de l’Edda. Ils ne savaient combattre qu’au bruit, des chants de guerre ; la joie des banquets n’était pas complète si le rapsode ne s’y faisait entendre, et le voyageur qu’on hébergeait acquittait la dette de l’hospitalité par un conte ou par une chanson. La Normandie, cette riche province, ce pays de soldats et de monuments, devint aussi un pays de poëtes. Il fallait l’intarissable fécondité de ses trouvères pour achever de former la langue d’Oil, c’est-à-dire la nôtre, comme il fallait l’épée de Tancrède aux croisades, et l’intervention de Robert Guiscard dans la première guerre du sacerdoce et de l’empire. Il semble que chaque grande époque de l’histoire de France, aux temps barbares, doive être marquée d’une invasion, d’une victoire, d’un établissement germanique. Clovis commence la monarchie ; le triomphe de l’Austrasie prépare le règne de Charlemagne les Normands étaient attendus pour fermer la période de la barbarie, et pour ouvrir les siècles brillants du moyen âge. Mais cette gloire n’était promise aux Germains que sous la condition de s’humilier d’abord, de recevoir la foi, la loi, l’enseignement de l’Europe latine.Le baptême d’un peuple n’en achève pas la conversion, il la commence ; il fait entrer les esprits sous la discipline du. christianisme : il faut qu’ils la subissent longtemps avant d’en ressentir les bienfaits. Nous avons dit par quelle succession de grands événements et de grands hommes les peuples du Nord, qui semblaient faits pour le renversement de la chrétienté, y furent pacifiquement introduits. Il reste à pénétrer plus avant, à considérer le changement qui s’accomplit dans les mœurs et dans les intelligences. Nous avons vu des siècles laborieux et des vies héroïques ; il faut étudier maintenant l’essor des institutions et des doctrines ; comment des races barbares, travaillées par l’Évangile, une civilisation sortit, et avec elle tout un empire et toute une littérature.

  1. Reichard, Germanien, 41. Turner, History of the Anglo-Saxons, I. Ptolémée, Géogr., II, 2. Saxones, epi ton auxena. Cluverius, Ant. Germ., III, p. 97. Le mot phal signifie retranchement. Cf. Poeta Saxo, ad ann. 772. Wittikind, Chronic., II « Super hac re varia opinio est, aliis arbitrantibus de Danis Northtnannisque originem duxisse Saxones, aiiis autem aestimantibus, ut ipse adolescentulus audivi quemdam praedicantem, de Grœcis ; quia ipsi dixerunt Saxones reliquias fuisse Saxonici excercitus, qui, secutus magnum Alexandrum, immatura morte ipsius per totum orbem sit dispersus. » Le Chronicon Holsatiae (ap. Leibnitz. Access. histor., 12) fait descendre les Saxons d’une race d’hommes valeureux qu’Alexandre trouva en Arménie, et qui le suivit à la guerre. Même tradition dans le Sachsenspiegel, 42.
  2. Witikind, Chronic., 4-7: « Fuerunt autem et qui hoc facinore nomen illis inditum tradunt : cultelli enim nostra lingua Sahs dicuntur. » Cette fable s’accorde avec les souvenirs conserves dans le Sachsenspiegel, III, 42, et dans le Cantique de saint Annon,vers 544, Schilter, Thesaurus, 1 :

    Von den mezzerin also wahsin

    Wurden si geheizzin Sahsin.

  3. Les Saxons se font d’abord connaître par leurs pirateries sur les côtes de l’empire romain. Sidon. Apollin., ~ep. VIII, 6. Eutrop., IX, 21. Ammien Marc., XXX, 7. Claudien, De quarto consulatu Honorii, V, 30.
  4. Bonifacii Epist.ad Ethibald, Merciae regem :« In antiqua Saxonia, si virgo paternam domum cum adulterio maculaverit, vel si mulier maritata perdito fœdere matrimonii adulterium perpetraverit. congregato exercitu femineo, flagellatam eam mulieres per pages circumquaque ducunt, virgis caedentes. usque dum eam mortuam àut vix vivam derelinquant.» n Cf. Tacite, Germania, 19. Vita S. Lebuini, apud Pertz, Il « Sunt qui illorum lingua Adlingi, sunt qui Frilingi, sunt qui Lassi dicuntur.» Cf. Sachsenspiegel, t. III,42. Translatio S. ALexandri., ap; Pertz, 675. « Et id legibus firmatum, ut nulla pars in copulandis conjugiis propriae sortis terminos transferat, sed nobilis nobilem ducat, et liber liberam, libertus conjungatur liberta :, et servus ancillae.Si vero quispiam horum sibi non congruentem et genere praestantiorem duxerit uxorem, cum vitae suae damno componat.» < Ce texte est considérable, et les raisons opposées par Rettberg (II, p. 565) ne le détruisent pas. Adamus Bremensis, 1 : « Nec facile ullis aliarum gentium vel sibi inferiorum connubiis infecti, propriam et sinceram tantumque sibi similem gentem facere conati sunt.» Wittikind, 13 : « A tribus enim principibus totius gentis ducatus administrabatur, certis terminis exercitus congregandi potestate contentis. Si autem universale bellum ingrueret, sorte eligitur cui omnes obedire oportuit ad administrandum imminens bellum.» Vita S. Lebuini « Singulis pagis principes praeerant singuli; statuto quoque tempore anni,’semel ex singulis pagis atque ex eisdem ordinibus tripartitis, singillatim viri XII electi, et in unum collecti in media Saxonia, secus flumen Vesaram, et locum Marklo nuncupatum, exercebant generale concilium. » Wittikind : Vestiti erant sagis et armati longis lanceis, et subnixi stabant parvis scutis, habenteset renibus cuttellos magnos. Signum leonis atque draconus, et desuper aquilae volantis. »
  5. Capitulatio de partibus Saxoniae.Ecclesiae Christi quomodo construuntur in Saxonia et Deo sacrata ; sunt, non minorem habeant excellentiam quam fana habuissent idolorum. » Bède, Hist. eccles. Capitulatio, etc. « Si quis corpus defuncti hominis secundum ritum paganorum namma consumi fecerit. Si quis ad fontes aut arbores vel lucos votum fecerit, aut aliquid more gentilium obtulerit, et ad honorem daemonum comederit.»C’est le diabolgelde du concile de Leptines. Wittikind, 12 « Ad orientalem portam ponunt aquilam aramque Victoriae construentes. Nomine Martem, effigie columnarum imitantes Herculem, loco solem. »... Cf. Adamus Bremensis, Grimm, Deutsche Mythologie. Poeta Saxo ad ann. 772. Eginhard, Annal. ibid. Capitulatio de partib. Saxoniae « Si quis a diabolo deceptus crediderit, secundum morem paganorum, virum aliquem aut feminam strigam esse et homines comedere, et propter hoc ipsum incenderit, vel carnem ejus ad COMEDENDUM dederit, vel ipsam COMEDERIT.» Les Allemands nous pardonneront de reconnaître ici les vestiges d’anthropophagie qu’on retrouve chez tous les barbares. Au treizième siècle, on voit Albert le Grand visiter les peuples de la Poméranie, pour y détruire la coutume qu’on avait de dévorer les vieillards. Il en est de même des Celtes d’Irlande au temps de Diodore de Sicile, et l’histoire de Tantale et de Pélops laisse entrevoir les mêmes désordres dans les siècles héroïques de la Grèce.
  6. Gregorius Turonensis, IV, 10, 14. Gesta Dagoberti, 14. Continuât. ad Fredegar. 110
  7. Cette formule, donnée par Paul Diacre, se trouve confirmée par un document inédit, je veux parler du manuscrit intitulé Graphia aureae urbis bornas, conservé à la bibliothèque Laurentium (Plut. 89, in-folio Cod. 41). J’extrais de ce texte, que je me propose de publier bientôt, le fragment qui suit Qualiter patricius sit faciendus.

    « Dum autem venerit patricius, in primis osculetur pedes imperatoris, deinde genu, ad extremum osculetur ipsum. Tunc osculetur omnes Romanos circumstantes, et dicent omnes Beneveniatis. Nobis nimis laboriosum esse videtur concessum nobis a Deo ministerium nos solos procurare. Quocirca te nobis adjutorem facimus, et hune honorem concedimus ut ecclesiis Dei et pauperibus legem facias, et ut inde apud altissimum Judicem rationem reddas. » Tunc induat ei mantum, et ponat ei in dextro indice annulum, et det ei bambacinum propria manu scriptum, ubi taliter contineatur inscriptum : « Esto patricius, misericors et justus. » Tunc ponat ei in capite aureum circulum, et dimittat eum. »

  8. Fénelon, Discours pour le sacre de l'archevêque de Cologne.
  9. En citant la lettre écrite par le pape Étienne au nom de l’apôtre saint Pierre (D. Bouquet, V, 495), je me suis borné aux passages les plus décisifs. La critique moderne ne permet plus de considérer cette lettre comme une supercherie religieuse, ni même comme une vaine prosopopée. C’était l’usage de ce temps, dans la plupart des chartes où une église figurait comme partie intéressée, de remplacer son nom par celui du saint qui en était le patron ou le fondateur.
  10. Eginhard, 26, 27.
  11. Cf. Schannati, Concilia Germaniae, Binterim, Geschichte der D. Concilien, t II; Guizot, Histoire de la Civilisation en France, t II.
  12. Capit., 769, apud Pertz. « Karolus, gratia Dei rex regni- que Francorum rector, et devotus sanctae Ecclesiae defensor, atque adjùtor in omnibus apostolicae sedis, hortatu omnium fidelium nostrorum, et maxime episcoporum, ac reliquorum sacerdotum, etc. Capitula ecclesiast., 804, Pertz. « Quapropter placuit nobis vestram rogare solertiam, o pastores Ecclesiarum Christi et ductores gregis ejus, et clarissima mundi luminaria. ne lupus insidians aliquem canonicas sanctiones transgredientem, vel paternas traditiones universalium concitiorum excidentem, quod absit, inveniens devoret. » Cf. Capitul., 769, 779, 804, et particulièrement Capitul.1, ann. 803 : « Sacrorum canonum non ignari, ut in Dei nomine sancta Ecclesia suo liberius potiretur honore.. assensum ordini ecclesiastico preebuimus, ut scilicet episcopi per electionem clericorum et populi, secundum statuta canonum de propria dioecesi, remota personarum et munerum acceptione, ob vitae meritum et sapientiae domum eligantur ».
    M. Guizot (Histoire de la civilisation en France, XXVI° leçon) attribue à Charlemagne la souveraineté en matière religieuse. Il ne suffit pas, pour établir un fait si considérable, de deux anecdotes du moine de Saint-Gall, dont les récits ne font pas toujours foi en histoire ni de deux actes de Lothaire et de Carloman, qui se rapportent à une époque de désordre, où il ne faut plus chercher les saines maximes du gouvernement carlovingien. Encore, moins fallait-il s’appuyer des formules respectueuses dont les évêques des Gaules usèrent quelquefois envers le grand roi qui fut leur bienfaiteur. Toute l’argumentation de M. Guizot, ordinairement si grave et si fondée, n’a pas ici d’autres bases.
  13. Concilium Francfort, ann. 794. L’affaire des chorévêques, une des plus graves de ce temps, fut agitée au concile d’Aix-la-Chapelle en 802 : on a de cette assemblée un capitulaire en sept articles. Charlemagne s’y explique ainsi : « Quod jurgium quum enucleatius discutere voluissemus, placuit nobis ex hoc apostolicam sedem consulere, jubente canonica auctoritate, atque dicente :Si majores causae in medio fuerint devolutae ad sedem apostolicam, ut sancta synodus statuit et beata consuetudo exigit, incunctanter referatur». Monach. Engolism. « Quis purior est aut quis melior ; aut fons vivus, aut rivuli ejus longe decurrentes ?  » Cf. Epistol. I Caroli M. ad Leonem pp.
  14. Epistol. XXXIV, Hadriani pp. ad Carolum M. « Quae de omnibus ecclesiis fas habeat judicandi, neque cuiquam liceat de ejus udicare judicio. » Cf.Epistol. XL. L’idée d’une légation ecclésiastique, conférée à un prince laïque, n’a rien de contraire à la tradition de l’Eglise. Les rois des Deux-Siciles ont été et sont encore légats du saint-siége dans leurs États, et, en cette qualité, ils ont un trône en face de celui de l’archevêque dans l’église de Montréal. Je trouve encore cette formule dans un capitulaire de 805 : « Apostolica auctoritate et multorum sanctorum episcoporum admonitione instructi ».
  15. Poeta Saxo, ad ann. 775.

    O pietas benedicta Dei, quae vult genus omne
    Humanum fieri salvum ! Quia noverat hujus
    Non aliter gentis molliri pectora posse,
    Discerét ut cervix reflectere dura rigorem
    Ingenitum mitique jugo se subdere Christi,
    Ob hoc doctorem talem fideique magistrum,
    Scilicet insignem Carolum donavit eisdem,
    Qui bello premeret quos non ratione domaret,
    Sicque vel invitos salvari cogeret ipsos.

    Wittikind, Chronic.15 : « Magnus vero Carolus. Considerabat. finitimam gentem nobilemque vano errore retineri non oportere, modis omnibus satagebat quatenus ad viam veram duceretur, et nunc blanda suasione, nunc bellorum impetu, ad id cogebat ». Eginhard explique les causes politiques de la guerre, Vita Caroli Magni  : « Suberant et causae quae quotidie pacem conturbare poterant, termini videlicet nostri et illorum pene ubique in plano contigui, prœter pauca loca in quibus vel silva’majores, vel montium juga. in quibus caedes et rapinae vel incendia vicissim fieri non cessabant ; quibus adeo Franci sunt irritati, ut non jam vicissitudinem reddere, sed apertum contra eos bellum suscipere, dignum judicarent. »

  16. Ces noms de lieux se conservent encore. Cf. Grimm, Deutsche Mythologie,Reichard, Germanien.
  17. Vita Lebuini, apud Pertz, t. II. Les historiens modernes ne se sont pas attachés à embrasser tous les détails de cette guerre de Saxe, qui tient une place considérable dans l’histoire religieuse et politique de la Germanie. En réunissant les traits épars dans les chroniques et les annales contemporaines, avec les couleurs poétiques données par la tradition populaire, j’ai essayé de recomposer le tableau. Mais déjà M. Mignet, dans son excellent mémoire, avait reconnu toute l’importance historique de ce grand fait d’armes.
  18. Vita S. Sturmi Rex vero Carolus, ’Domino semper devotus, quum ipse christianissimus esset, cogitare cœpit qualiter gentem hanc acquirere Christo quivisset, » etc. Eginhard, Annales ad ann. 772. Poeta Saxo, ibid.
    Ad patriam rediit magna cum prosperitate.
  19. Eginhard, Annales, ad ann. 774. Cf. Annales Laurissenses et Fuldenses, ad ann. 774, et surtout Annales Francor., ibid.
  20. Ibid., ad ann. 775. Poeta Saxo, ad ann. 775. Il faut lire, dans cette chronique en vers, la surprise du camp chrétien par les Saxons. C’est un des rares passages où la sécheresse du récit s’anime et prend couleur.

    Pars subvectat onus viridi ;. simul utraque fœni.
    Sic introgressi Francorum castra dolosi,
    Quod vi non poterant egerunt arte. Sed olim
    Est dictum : « Dolus an virtus quis in hoste requirat ? »

  21. Eginhard, Annales, ad ann. 776, et surtout Annales Francorum et Annales Bertiniani : Et, Deo volonté, petrariae quas praeparaverant plus illis damnum fecerunt quam illis qui-infra castrum residebant. Videntibus multis tam a foris, quam etiam et deintus, ex quibus multi manent usque adhuc ; et dicunt vidisse se instar duorum scutorum colore rubeo flammantes et agitantes supra ipsam ecclesiam. » Suivant ce récit, la terreur panique des Saxons se déclara sous tes murs d’Éresburg ; mais, selon toutes les chroniques, Éresburg fut pris et Sigeburg sauvé. Je conjecture donc qu’il y a eu confusion de lieu. Cf. Regino, Chronic. Saxon., ad ann. 776.
  22. Annales Francorum, Eginhardi, etc... Chronic. Moissac, ad ann. 777. Vita Sturmi. Poeta Saxo, ad ann. eumdem.

    Tanto concilio locus est electus agendo,
    Quem Pathalbrunnon vocitant : quo non habet ipsa

    Gens alium naturali-plus nobilitate
    Insignem, qui praecipue redimitus abundat
    Fontibus et nitidis et pluribus, et trahit inde
    Barbaricae nomen linguae sermone vetustum.

  23. Annales Francorum. 778. Annales Eginhardi, ad ann. 777. 778. Poeta Saxo. Chronic. Moissacense, 778. Vita S. Sturmi : « Adsumpto sancti martyris corpore de sepulcro, in quo annos XXIV positus fuerat, cum universis famulis Dei, proficisci coepimus. » Annales Francorum : « Tune prœdantes secus Rhenum et multas malitias facientes, ecclésias Dei incendentes, in sancte monialibus grassati, et quod fastidium generaret enumerandi. » Poeta Saxo, ann. 778
    Cunctas quas poterant villas invadere flammis.

    Annales Francorum , etc., ad ann. 780. Le texte décisif pour fixer la première organisation ecclésiastique du pays est dans la Chronique de Moissac, ad ann. 780 « Divisit ipsam patriam inter episcopos, presbyteros et abbatos, ut in ea habitarent et pradicarent. » C’est a tort que l’on a compta saint Sturm parmi

    les évêques établis par Charlemagne. Le pieux abbé de Fulde était 
    

    mort l’année précédente à Éresburg, ’entre les mains d’un médecin du roi, dont le moine biographe se plaint fort.

  24. Le récit détaitté de la bataille de Suntal se trouve dans les Annales attribuées à Éginhard et dans le poëte saxon qui les suit, ad ann. 782.


    .   .   .   .   Ibi protinus atrox
    Conscritur fundens ingentem pugna cruorem,
    Francorumque truci proceres sunt cæde necati.
    Regis legatis præclari quatuor illis
    Exstincti comites cum viginti venerandis,
    Nobilibusque viris aliis hac clade peremptis.
    At reliquus bello populus consumptus in illo
    Conseri numero nequit...
    Interfectus Adalgisus pariter quoque Geilo.

    Cf. Vita S. Willehadi. — Le massacre de Verden est le scandale de la vie de Charlemagne. M. Ampère a montré les doutes qu’on pourrait soulever sur la réalité de l’exécution (Histoire littéraire, t. III). Nous croyons cependant comme lui que le fait subsiste, et nous n’avons garde de le justifier. Seulement il importait d’en maintenir le caractère, et d’y voir ce que virent les contemporains, un procès criminel, et non pas une boucherie de prisonniers. Cf. Annales Francorum, Eginhardi, Poeta Saxo, ad ann. 782.

     
    Quem quum primores ejusdem gentis adissent,
    Illud se certo non commisisse probantes,
    Et rex auctores facti perquireret, una
    Esse reum clamant Witikindum criminis hujus...
    Tradita sunt sane reliquorum bis duo letho
    Millia quingentique viri, qui tam grave bellum
    Illius contra Francos gessere suasu...

  25. Annales Eginhardi et Poeta Saxo, ad an. 785, etc. Grimm, Deutsche Sagen, t. II. Annales Eginhardi et Poeta Saxo, ad ann. 785.
  26. Caroli M. Epist. I, ad regem Offam Ducesque Saxoniae. Wittikindus et Alboin, cum fere omnibus incolis Saxoniniae, baptismatis susceperunt sacramentum, Domino Jesu de cetero famulaturi. » Epist. XXVI Hadriani pp. Ad Carolum M. « Unde nimis amplius divinae~ clementiae retulimus laudes, quia nostris vestrisquo temporibus, gentes paganorum in veram et magnam deducta : religionem atque perfectam fidem, vestris regalibus substernuntur ditionibus. ut. maximum fructum in die judicii ante tribunal Christi de eorum animarum salute offere mereamini dignissimum munus, et pro amore animarum lucra infinita mereamini adipisci in regno cœlesti. » Je rattache ici une anecdote du moine de Saint-Gall, où l’on voit au vif l’impression que cette grande guerre avait laissée dans l’âme de Charlemagne, et en même temps l’incroyable ignorance de la cour byzantine, devenue étrangère a toutes les affaires d’Occident. « Comme donc Charles avait envoyé des députés au roi de Constantinople pour l’entretenir de la guerre de Saxe, le prince leur demanda si le royaume de son fils Charles était en paix. Le principal des envoyés ayant répondu que tout était pacifié, hormis les frontières, toujours inquiétées par les invasions des Saxons, cet homme endormi dans la mollesse s’écria : « Fi ! pourquoi mon fils s’épuisé «  t-il contre des ennemis sans nom et sans force ? Tiens, je te fais présent de cette nation, avec tout ce qu’elle possède. » Ce que t’envoyé ayant rapporté au trés-belliqueux Charles ; celui-ci repartit en riant : « Il t’aurait rendu plus riche, s’il t’eut fait présent d’un caleçon pour le voyage. » Remarquez aussi les prétentions réciproques des deux empires. Le Byzantin traite Charlemagne de fils, c’est-à-dire d’inférieur. Le moine allemand ne reconnait qu’un roi de Constantinople, les Francs ayant hérité du titre impérial. Monach. S. Gall., II, 5.
  27. Grimm, Deutsche Sagen, t. II. La Chronique de Moissac a déjà fait la transformation du nom propre Guiduichint pour Wittichind. Sur le changement du W en Gu, voyez Ampère, Histoire de la formation de la langue française. M Capefigue, Histoire de Charlemagne, a cité ces vers de la chanson de Guiteclin, par Jean Bodel trouvère d’Arras, treizième siècle :

    Cil bastart juglor qui vont par ces viliaux,
    À ces grandes vielles en dépéciés forriaux,
    Chantent de Guiteclin
    Mais cil qui plus en sect, ses dires n’est pas biaux
    Que ils ne savent mie les riches vers noviaux
    Ni la chanson rimée que fisi Jehan Bodiaux.

  28. Eginhard, Annales. Poeta Saxo, ad ann. 799. Annales Francorum, etc. Poeta Saxo, ad ann. 803

    Copia pauperibus Saxonibus agnita primum
    Tunc fuerat, rcrum quas Gallia fert opulenta ;
    Praedia proestiterat quum rex compluribus illic,
    Ex quibus acciperent pretiosae~ tegmina vestis,
    Argentis cumulos, dulcisque fluenta Lyaei.

    Reichard, Germanien, p. 43. C’est de l’empire des Francs qu’il faut entendre l’inscription qu’on lisait sur la porte de la ville de Rendsburg :

    Eydora, Romani terminus imperii.

  29. Epist. XXV Adriani papae : Et iterum poenitentiœ satisfactione purgentur: quae non tam temporis longitudine quam cordis conpunctione pensanda est. Oportet sacerdotes... eorum arbitrio indicere pœnitentiam, considerantes piaculum tam voluntate’ quamque extra voluntatem coacti. »
  30. Alcuin, Epist. ad Megenfridum« Fides quoque,sicut sanctus Augustinus, res est voluntaria, non necessaria. Attrahi poterit homo ad fidem, non cogi. Gratis accepistis, gratis date. Sint praedicatores, non praedatores. » Cf. Epist. XVI,ad Carolum Magnum« Pios populo novello prœdicatores, apostolorum. praeceptis intentos, qui lac, id est suavia praecepta, suis auditoribus initio ministrare solebant. »
  31. Capitulares Saxonicum, 797.Praeceptum pro Trautmanno comite. Poeta Saxo, ad annum 803

    Augustus pius ad sedem Salz nomine dictam
    Venerat: huc omni Saxonum nobilitate
    Collecta simul has pacis leges inierunt.
    ...Permissi legibus uti
    Saxones patriis et libertatis honore.

    Pour réunir toutes les pièces de la pacification, il y faut ajouter la liste des otages remis au roi, à Mayence, en 802. Apud Pertz, t. III. Wiarda, Asegabuch.

  32. Capit. 788, pour l’érection de l’évéché de Brème : « Noverint omnes Christi fideles quod Saxones, quos a progenitoribus nostris ob suae pertinaciam perfidiae semper indomabiles, ipsique Deo et nobis tamdiu rebelles. pristinae libertati donatos, pro amore illius qui nobis victoriam contutit, ipsi tributarios et subjugales devote addiximus. Proinde, omnem terram eorum, antique Romanorum more, in provinciam redigentes. » Ce souvenir des Romains est bien digne de remarque. Charlemagne acheva la réduction de la Germanie en province romaine, c’est-à-dire le dessein vainement poursuivi par Auguste, Marc-Aurèle et Probus.
  33. <Alcuin, Epistola.
  34. Je détache de la biographie latine de saint Liudger le trait suivant, qui n’est pas sans gràce :on y voit quel changement s’était fait en peu d’années dans les mœurs de ces familles barbares, où les mères ordonnaient, sans sourciller, d' étouffer leurs enfants. « Statim ut ambulare et loqui poterat, cœpit colligere pelliculas et cortices arborum quibus ad luminaria uti solemus ; et quidquid tale inveniri poterat, ludentibusque pueris aliis, ipse cônsuit sibi de illis collectionibus quasi libellos ;.quumque invenisset sibi liquorem cum festucis imitabatur scribentes, et offerebat nutrici suse quasi libros utiles custodiendos. Et tum si quisdiceret :Quid fecisti hodie ? dixit se per totum diem aut componere libros aut scribere, aut etiam legere. Quumque interrogaretur Quis te docuit ? respondens, ait « Deus me docuit. »
  35. Vita apud Bolland. et Pertz, Il. 407 :

    Frater amore Dei cognato dulcior annis,
    Liudger amate mihi, Christi te gratia salvet.
    Vive tuae gentis Frisonum clara columna,
    In precibus tuis commendes, quaeso, Tonnanti,
    His brevibus vatem qui te laudavist in odis,
    Cui teretis baculi tali pro carmine donum
    Munificus tribuas ; fors haec mercedula vati
    Concordat modico : felix sine fine valeto.

  36. Vita apud Bolland. et Pertz, II, 407.
  37. Vita S. Adalhardi, Mabillon, A. SS. 0. S. B., sœc. IV. p. 710.
  38. Monachus Sangallensis, de Rebus Caroli Magni, II, 22 Annales Fuldenses, ad ann. 880. Vita S. Liudgeri. Dietmar de Merseburg, 1, 9. Adam. Bremensis. Depping, Histoire des Expéditions des Normands.
  39. Monachus Sangallensis, de Rebus Caroli Magni, 11, 29.
  40. Vita S. Anscharii, apud Bolland., 5 Februar. Dollinger, Histoire de l’Église, t. II.
  41. Depping, Histoire des expéditions des Normands, t. II . Epistola Johannis papae Hervaeo archiepiscopo « Quod enim mitiuscum eis agendum sit quam sacri consent canones, vestra satis cognoscit industria, ne forte insueta onera portantes importabitia eis fore (quod absit) videantur.  »
  42. Sur les Scandinaves et leurs migrations, voyezles Germains avant le Christianisme , chap. 1.