Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/La Mort de Socrate/Note sixième

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 53-56).
NOTE SIXIÈME

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L’été sort de l’hiver, le jour sort de la nuit.


Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès prenant la parole lui dit : « Socrate, tout ce que tu viens de dire me semble très-vrai. Il n’y a qu’une chose qui paraît incroyable à l’homme : c’est ce que tu as dit de l’âme. Il semble que lorsque l’âme a quitté le corps, elle n’est plus ; que, le jour où l’homme expire, elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée, et s’évanouit sans laisser de traces : car si elle subsistait quelque part recueillie en elle-même, et délivrée de tous les maux dont tu as fait le tableau, il y aurait une grande et belle espérance, ô Socrate, que tout ce que tu as dit se réalise. Mais que l’âme survive à la mort de l’homme, qu’elle conserve l’activité et la pensée, voilà ce qui a peut-être besoin d’explication et de preuves.

» Tu dis vrai, Cébès, reprit Socrate ; mais comment ferons-nous ? Veux-tu que nous examinions dans cette conversation si cela est vraisemblable, ou si cela ne l’est pas ?

» Je prendrai un très-grand plaisir, répondit Cébès, à entendre ce que tu penses sur cette matière.

» Je ne pense pas au moins, reprit Socrate, que si quelqu’un nous entendait, fût-ce un faiseur de comédies, il pût me reprocher que je badine, et que je parle de choses qui ne me regardent pas[1]. Si donc tu le veux, examinons ensemble cette question. Et d’abord voyons si les âmes des morts sont dans les enfers ou si elles n’y sont pas. C’est une opinion bien ancienne[2] que les âmes, en quittant ce monde, vont dans les enfers, et que de là elles reviennent dans ce monde, et retournent à la vie après avoir passé par la mort. S’il en est ainsi, et que les hommes, après la mort, reviennent à la vie, il s’ensuit nécessairement que les âmes sont dans les enfers pendant cet intervalle ; car elles ne reviendraient pas au monde, si elles n’étaient plus : et c’en sera une preuve suffisante si nous voyons clairement que les vivants ne naissent que des morts ; car si cela n’est point, il faut chercher d’autres preuves.

» Fort bien, dit Cébès.

» Mais, reprit Socrate, pour s’assurer de cette vérité, il ne faut pas se contenter de l’examiner par rapport aux hommes, il faut aussi l’examiner par rapport aux animaux, aux plantes, et à tout ce qui naît ; car on verra par là que toutes les choses naissent de la même manière, c’est-à-dire de leurs contraires, lorsqu’elles en ont, comme le beau a pour contraire le laid, le juste a pour contraire l’injuste, et ainsi mille autres choses. Voyons donc si c’est une nécessité absolue que les choses qui ont leur contraire ne naissent que de ce contraire ; comme, par exemple, s’il faut de toute nécessité, quand une chose devient plus grande, qu’elle fût auparavant plus petite, pour acquérir ensuite cette grandeur.

» Sans doute.

» Et quand elle devient plus petite, s’il faut quelle fût plus grande auparavant, pour diminuer ensuite.

» Évidemment.

» Tout de même le plus fort vient du plus faible, le plus vite du plus lent.

» C’est une vérité sensible.

» Hé quoi ! reprit Socrate, quand une chose devient plus mauvaise, n’est-ce pas de ce qu’elle était meilleure ? et quand elle devient plus juste, n’est-ce pas de ce qu’elle était moins juste ?

» Sans difficulté, Socrate.

» Ainsi donc, Cébès, que toutes les choses viennent de leurs contraires, voilà ce qui est suffisamment prouvé.

» Très-suffisamment, Socrate.

» Mais entre ces deux contraires n’y a-t-il pas toujours un certain milieu, une double opération qui mène de celui-ci à celui-là, et ensuite de celui-là à celui-ci ? Le passage du plus grand au plus petit, ou du plus petit au plus grand, ne suppose-t-il pas nécessairement une opération intermédiaire, savoir, augmenter et diminuer ?

» Oui, dit Cébès.

» N’en est-il pas de même de ce qu’on appelle se mêler et se séparer, s’échauffer et se refroidir, et de toutes les autres choses ? Et quoiqu’il arrive quelquefois que nous n’ayons pas de termes pour exprimer toutes ces nuances, ne voyons-nous pas réellement que c’est toujours une nécessité absolue que les choses naissent les unes des autres, et qu’elles passent de l’une à l’autre, par une opération intermédiaire ?

» Cela est indubitable.

» Eh bien ! reprit Socrate, la vie n’a-t-elle pas aussi son contraire, comme la veille a pour contraire le sommeil ?

» Sans doute, dit Cébès.

» Et quel est ce contraire ?

» C’est la mort.

» Ces deux choses ne naissent-elles donc pas l’une de l’autre, puisqu’elles sont contraires ? et puisqu’il y a deux contraires, n’y a-t-il pas une double opération intermédiaire qui les fait passer de l’un à l’autre ?

» Comment non ?

» Pour moi, repartit Socrate, je vais vous dire la combinaison des deux contraires, le sommeil et la veille, et la double opération qui les convertit l’un dans l’autre ; et toi, tu m’expliqueras l’autre combinaison. Je dis donc, quant au sommeil et à la veille, que du sommeil naît la veille, et de la veille le sommeil ; et que ce qui mène de la veille au sommeil, c’est l’assoupissement, et du sommeil à la veille, c’est le réveil. Cela n’est-il pas assez clair ?

» Très-clair.

» Dis-nous donc de ton côté la combinaison de la vie et de la mort. Ne dis-tu pas que la mort est le contraire de la vie ?

» Oui.

» Et qu’elles naissent l’une de l’autre ?

» Sans doute.

» Qui naît donc de la vie ?

» La mort.

» Et qui naît de la mort ?

» Il faut nécessairement avouer que c’est la vie.

» C’est donc de ce qui est mort que naît tout ce qui vit, choses hommes ?

» Il paraît certain.

» Et par conséquent, reprit Socrate, après la mort nos âmes vont habiter les enfers.

» Il le semble.

» Maintenant, des deux opérations qui font passer de l’état de vie à l’état de mort, et réciproquement, l’une n’est-elle pas manifeste ? car mourir tombe sous les sens, n’est-ce pas ?

» Sans difficulté.

» Mais quoi ! pour faire le parallèle, n’existe-t-il pas une opération contraire ? ou la nature est-elle boiteuse de ce côté-là ? Ne faut-il pas nécessairement que mourir ait un contraire ?

» Nécessairement.

» Et quel est-il ?

» Revivre.

» Revivre, dit Socrate, est donc, s’il a lieu, l’opération qui ramène de l’état de mort à l’état de vie. Nous convenons donc que la vie ne naît pas moins de la mort que la mort de la vie ; preuve satisfaisante que l’âme, après la mort, existe quelque part, d’où elle revient à la vie. »



  1. Allusion à un reproche d’Eupolis, poëte comique. (Olymp., ad Phœdon. ; Proclus, ad Parmenidem, lib. I, p. 50, édit. Parisiens., t. IV.)
  2. Dogme pythagoricien, et même orphéique. (Olymp., ad Phœdon. — Voyez Orph. Frag. Hermann, p. 510.)