Œuvres complètes de Mathurin Régnier/éd. Viollet le Duc, 1853/Satyre III

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Texte établi par Viollet le Duc,  (p. 26-38).
A MONSIEUR LE MARQUIS DE CŒUVRES[1].

SATYRE III.


Marquis, que doy-je faire en ceste incertitude ?
Dois-je, las de courir, me remettre à l’estude,
Lire Homère, Aristote, et, disciple nouveau,
Glaner ce que les Grecs ont de riche et de beau ;
Reste de ces moissons que Ronsard et des Portes[2]
Ont remporté du champ sur leurs espaules fortes,
Qu’ils ont comme leur propre en leur grange entassé,
Esgallant leurs honneurs aux honneurs du passé ?
Ou si, continuant à courtiser mon maistre[3],
Je me dois jusqu’au bout d’espérance repaistre,
Courtisan morfondu, frénétique et resveur,

Portrait de la disgrâce et de la défaveur ;
Puis, sans avoir du bien, troublé de resverie,
Mourir dessus un coffre[4] en une hostellerie,
En Toscane, en Savoye[5], ou dans quelque autre lieu,
Sans pouvoir faire paix ou tresve avecques Dieu ?
Sans parler je t’entends : il faut suivre l’orage ;
Aussi bien on ne peut où choisir avantage.
Nous vivons à tastons, et dans ce monde icy
Souvent avecq’ travail on poursuit du soucy :
Car les dieux courroussez contre la race humaine[6],
Ont mis avec les biens la sueur et la peine.
Le monde est un berlan où tout est confondu :
Tel pense avoir gagné qui souvent a perdu,
Ainsi qu’en une blanque où par hazard on tire,
Et qui voudroit choisir souvent prendroit le pire.
Tout despend du destin, qui, sans avoir esgard,
Les faveurs et les biens en ce monde départ.
Mais puis qu’il est ainsi que le sort nous emporte,

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  1. François Annibal d’Estrées, marquis de Cœuvres, frère de la belle Gabrielle, duchesse de Beaufort, s’est rendu célèbre par ses ambassades, surtout par celle de Rome. Il fut fait maréchal de France en 1624, et depuis ce temps-là on le nomme le maréchal d’Estrées. Il mourut à Paris le 5 mai 1670, âgé d’environ cent ans.
  2. Pierre de Ronsard et Philippe des Portes, poëtes fameux. Ronsard, surnommé le prince des poëtes françois, mort en 1585, conserva long-temps une haute réputation, méritée à quelques titres, et dont Regnier offre ici la preuve. L’abbé des Portes étoit natif de Chartres et oncle de Regnier. Il fut chanoine de la Sainte-Chapelle, abbé de Tiron, de Bonport, de Josaphat, des Vaux de Cernay et d’Aurillac. Il mourut en 1606, possesseur d’une immense fortune.
  3. Voyez la note 12 sur la satire ii page 12.
  4. Cette expression de mourir sur un coffre, pour indiquer une mort misérable, étoit en faveur du temps de Regnier. On en peut juger par cette épitaphe que Tristan l’Hermite, poëte contemporain
    de notre auteur, composa pour lui-même :
    Ébloui de l’éclat de la splendeur mondaine,
    Je me flattai toujours d’une espérance vaine,
    Faisant le chien couchant auprès d’un grand seigneur.
    Je me vis toujours pauvre, et tâchai de paroître ;
    Je véquis dans la peine, attendant le bonheur.
    Et mourus sur un coffre, en attendant mon maître.
  5. Notre poète avoit passé par ces pays-là dans son voyage de Rome. Il y a apparence que cette satire ne fut faite qu’après son retour.
  6. Car les dieux courroussez.......] Ronsard avoit dit dans son Boccage royal :
    On dit que Prométhée, en pétrissant l’argile
    Dont il fit des humains l’essence trop fragile,
    Pour donner origine à nos premiers malheurs,
    Au lieu d’eau la trempa de sueurs et de pleurs.