Œuvres de Albert Glatigny/La Course

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 58-60).
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La Course.


À Auguste Vacquerie.




Une course effrénée, horrible, sans repos,
Vertigineuse et folle, épouvantable, entraîne
Les âpres passions comme de noirs troupeaux ;
La flamme, sous le choc de leurs sabots, s’égrène.

Cavales que jamais ne réprima le frein,
Elles vont, elles vont, furieuses, ardentes,
Brûlant et dévorant l’immobile terrain,
Soufflant par les naseaux des brumes abondantes.

Ainsi que Mazeppa, sur leurs croupes de fer
L’homme râle emporté, ne se sentant plus vivre ;
Les vents sifflent, pareils à des rires d’enfer,
Et la douleur arrive à ce point qu’elle enivre !

J’appartiens à jamais au farouche Idéal
De la Beauté physique et de l’Amour sans bornes,
Et je vais, sur le monstre au vol lourd et brutal,
À travers les Édens et les horizons mornes.



Je sais bien que la mort est au bout du chemin,
Qu’il me faudra cracher mes poumons, que l’espace
S’écroule, que je n’ai bientôt plus rien d’humain,
Et que l’herbe se fane aux endroits où je passe.

Mais qu’importe ? je vais, et toujours dans ma chair
Chaque lien imprime une rouge morsure ;
Qu’importe ? laissez-moi, mon supplice m’est cher,
J’aime à sentir le froid aigu de la blessure !

La cavale bondit, et plaines, monts et bois,
Lacs énormes, grands cieux, étoiles, avalanches,
Ténèbres et clartés, défilent à la fois ;
Les arbres effrayés se voilent de leurs branches.

Tout se confond ! Je vais, brisant en des baisers
Mes lèvres sur le corps houleux d’une maîtresse,
Criant et délirant, les traits décomposés,
Et mourant sous la main dont l’ongle me caresse !

Le monstre va plus vite ! — Ô nuages lointains,
Abîmes, océans, ô vagues en démence,
Vous fuyez devant moi, terribles, incertains ;
Mon regard s’obscurcit dans une nuit immense.

Parfois, dans ma terreur, il me semble sentir
L’aiguillon empressé qui mord et qui torture,
Je crie, et dans les airs ma voix va s’engloutir :
Plus vite ! encor plus vite ! oh ! la lâche monture !



Ses flancs fument noyés dans un épais brouillard ;
Elle veut respirer, et sa tête contemple,
Pleine d’un sombre effroi, cet horizon fuyard
Sans cesse plus épais, plus sinistre et plus ample.

Ô femme ! quand ta gorge, où perle la sueur,
Semble demander grâce, et quand tes yeux où nage
Un enfer, sont pâlis et n’ont plus de lueur,
Je sens croître l’Amour et la Haine sauvage !

En route ! Cette course est effrayante ! Il faut
Que la cavale, enfin, sur le sol abattue,
Dût-elle m’écraser, tombe avec un sanglot,
Il faut que je l’épuise ou bien qu’elle me tue !

Et la course reprend ! — Les astres en ont peur ; —
Les halliers, les buissons, les chênes centenaires,
Ne font autour de nous qu’une grande vapeur,
Et nous n’entendons plus les éclats des tonnerres !

Cette course, ô Chimère au regard altéré !
Cette course parmi les monts et les broussailles,
S’arrêtera le jour où je t’enfoncerai
Mes éperons sanglants jusqu’au fond des entrailles !