Œuvres de Albert Glatigny/Lamento

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 245-247).


VI.

Lamento.


À Armand Gouzien.


Le ciel ne se fait plus rôtisseur d’alouettes
Depuis de nombreux jours,
Et nous chantons en vain sur nos lyres muettes
Des chansons pour les sourds.
Nos paletots s’en vont, combattants d’un autre âge,
Vers des bords inconnus.
Et nos chapeaux rasés comme un dernier outrage
Font voir nos crânes nus !
Rien de cela n’est gai, surtout lorsque les choses
Se compliquent encor
Par les méfaits nombreux d’une amante aux doigts roses
Éprise d’un ténor.
Sa lèvre était divine et, par son abondance,
Son corsage étonnait ;
Mais ses cheveux crêpés conviaient a la danse
Les fleurs de son bonnet

Le bonnet a dansé comme dansent les gueuses
Qu’on rencontre à Bullier,
Si bien qu’il a sauté, dans ses valses fougueuses,
Par-dessus l’espalier,

Ô dieux ! quel front charmant. Sa bouche fraîche et ronde
Riait d’un air divin,
Et jamais on n’a pu voir de tête aussi blonde…
— Tiens ! parlons de Havin.

Jure-moi que l’esprit français dans sa boutique
À trouvé le trépas ;
Débinons entre nous cet homme politique
Que je ne connais pas.

J’ai la rose en horreur, car sa lèvre était rose,
Et je hais le jasmin,
Car sa blanche couleur, sur qui l’œil se repose,
Est celle de sa main.

Hélas ! elle a donné tout cela, ma compagne,
Entièrement donné.
Hélas ! pour Vanneau d’or du comte de Saldagne,
Je suis abandonné !

Verse des pleurs, mon frère, imite les fontaines
Qui sont dans leur emploi ;
Quant à moi, je poursuis mes courses incertaines
Au hasard, devant moi.

Ah ! si j’étais bâtard d’un roi de la finance,
Comme avec volupté
Je saurais mettre un terme à la longue abstinence
Dont je suis embêté !

Hélas ! je ne suis rien que le fils d’un gendarme
Et je rime des vers !
Sûr moyen pour offrir contre mes mœurs une arme
Au peuple des pervers.

Non, sérieusement, toute chose me navre ;
Sans femme, sans un sou,
Je suis joyeux autant que peut l’être un cadavre
Dans le fond de son trou.

Eh bien, abuse un peu de la vaste influence
Que t’accordent les grands,
Et par un sénateur d’une belle nuance
Fais-moi prêter cinq francs !


Sézanne, juillet 1863.