Œuvres de Albert Glatigny/Le Vagabond

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 173-175).

Le Vagabond.


À Auguste Vacquerie.



« Laissez-moi ! disait-il. Ma triste et vague étoile
Ne veut plus indiquer de chemin à mes pas.
Sur mon front le soleil s’obscurcit et se voile :
Je veux partir. Adieu ! ne me retenez pas.

Laissez-moi promener ma pensive indolence
Par les sentiers déserts, loin du bruit, loin des chants,
Loin de ce monde vain où l’on hait le silence,
Et qui m’a prodigué ses baisers desséchants.

À ma grande tristesse il faut la solitude,
Les sombres voluptés du calme et de la nuit ;
De ma propre douleur je veux faire l’étude,
Et contraindre à m’aimer le démon qui me nuit.

Je marcherai, pareil aux proscrits volontaires
Que tourmente un désir renaissant et cruel,
Et qui, blessant leurs pieds à parcourir les terres,
N’ont rencontré jamais un abri sous le ciel !


Oh ! l’espace est si grand, si vaste est l’étendue,
Qu’étourdi par la course, il faudra bien qu’un jour
Je te retrouve enfin, tranquillité perdue
De mon cœur qu’ont lassé les rêves de l’amour ! »

En vain auprès de lui perfides et charmantes,
Mariant tendrement leurs voix aux timbres d’or,
La Joie aux yeux divins, la Gloire, les amantes
Aux fiers refus, semblaient lui dire : « Espère encore ! »

Et ceux qui, s’éprenant de sa mélancolie,
Avaient donné le gîte à ce bohémien,
Et, remettant la foi dans son âme avilie,
Avaient dit : « Nous serons ton guide et ton soutien, »

En vain aussi ceux-là le retenaient. Plus pâle,
Il reprenait : « Adieu ! pour le combat tenté
Je n’ai pas, mes amis, un courage assez mâle ;
Accusez, s’il le faut, ma triste lâcheté.

Mais à quoi bon la lutte, à quoi bon la victoire,
En ce temps où les yeux se détournent de nous,
Où nul écho lointain ne redira l’histoire
Des vaincus énervés, des vainqueurs forts et doux !

Quand, même les haillons de la Muse sacrée,
Dont le poète encor pouvait s’enorgueillir,
Ne sont plus maintenant qu’une sale livrée
Dont mille nains bouffons se parent à plaisir.


Ah ! j’aurais pu braver le mépris et l’insulte !
Mais du jour où j’ai vu se glisser dans nos rangs,
Parodiant nos vers, profanant notre culte,
Tout le blême troupeau des gauches ignorants,

Des pleurs me sont venus, et j’ai dit : Grande Lyre !
Ô la joie et l’orgueil de mes désirs pieux,
Je ne te ferai plus vibrer ; je me retire,
Puisque des histrions ont tutoyé les Dieux.

Et c’est par mon exil, et c’est par mon silence
Que je veux t’honorer désormais. Je vivrai
Loin des temples impurs où la foule t’offense,
Et l’on ne saura pas combien je t’adorai.

J’aime mieux, reprenant ma vie errante et sombre,
M’en aller, ignoré, traîner mon désespoir
Sur la route sans fin, et dans le ciel plein d ? ombre
Vers qui je lèverai les yeux, t’apercevoir.

Et là, mêlée au chant des sources et des branches,
Au chœur harmonieux des oiseaux sans effroi,
Je laisserai monter mon hymne aux ailes blanches
Vers toi, Lyre immortelle aux beaux accents ! vers toi ! »