Œuvres de Albert Glatigny/Mademoiselle Giraud

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 257-261).

X

Mademoiselle Giraud.


L’autre soir, dans une avant-scène
Du Gymnase, j’ai, de mes yeux,
Vu, montrant sa pâleur malsaine,
Une femme à l’air soucieux.

Et fat, non sans quelque surprise,
À ses yeux noirs, tel qu’un brûlot,
Droite en sa toilette cerise,
Reconnu ta fille, ô Belot !

Citait bien elle (dix-huitième
Édition chez E. Dentu)
Mademoiselle Giraud, même
Port impérieux, œil battu.

Mais les traces de la brûlure
Que laissent les pleurs enflammés
La marbraient. Dans sa chevelure
Des fils d’argents étaient semés.

Elle était, vieillesse précoce,
Qu’à peine la poudre de riz
Masquait, plus sèche qu’une cosse
Après le marché de Paris.

Le Temps d’un effrayant coup d’aile
L’avait effleurée en son vol.
Cependant je m’approchai d’elle
Comme pour causer de Landrol.

Seigneur ! comme elle était changée
Cette dame aux goûts dissolus !
N’était sa prunelle enragée
On ne la reconnaîtrait plus !

 
Vierges que notre Baudelaire
Montrait, dans son rhythme d’airain,
Expirantes sous la colère
D’Éros, jaloux et souverain ;

Ô Faunesses et Satyresses
Gardant sous la fraîcheur des bois
L’ardeur des torches vengeresses
Qui brûlaient vos cœurs aux abois ;

Poétesses de Mitylène
Qui chantiez vos odes auprès
De la mer folle, et dont l’haleine
Ardente embrasait les cyprès,

Était-ce vous, cette bourgeoise
Qu’on eût dite remorquée où
Vont les notaires de Pontoise
De l’hymen serrer le licou ?

Elle me conta son histoire
Et comment elle avait quitté
Son nom, par ennui de la gloire,
Pour celui de majorité.

Son époux, un jeune homme austère,
Raide sur ? article des mœurs,
Était un certain ministère,
Que n’effrayaient pas les clameurs.

Tout d’abord, son humeur jalouse
Avait soupçonné, bien à tort,
Des hommes en casquette, en blouse,
Des Gambetta, des Rochefort

« Je riais, me disait la dame,
En le voyant, dans sa fureur,
Crier ainsi qu’un cerf qui brame,
Et je prolongeais son erreur.

Hélas ! dans mon rêve endormie,
Je fus réveillée un matin,
Il me sépara de l’Amie
À qui m’a jointe le destin.

Et j’ai dû, cédant à la force,
Souriant à travers mes pleurs,
Consentir à l’affreux divorce
Qui brisait nos deux âmes sœurs !

Mon époux maintenant m’achète,
Pour me plaire, un tas de chiffons :
Mais, chut ! je sais une cachette
Dans les départements profonds,

Où, fureur ministérielle,
Je te braverai près de ma
Candidature officielle,
L’ange dont l’amour me charma,


L’être dont le regard m’enivre,
Pur comme un lac aérien,
Et sans qui, renonçant à vivre,
Je pâlis et ne suis plus rien !

Mais elle m’attend, mon idole,
Là-bas, au delà de Cognac,
Elle m’ouvre les bras, j’y vole
Chez mon bon oncle Cassagnac.

Bernay, avril 1870.