Œuvres de Albert Glatigny/Stabat Mater

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 122-129).

Stabat Mater.

À Joséphin Soulary.


I


Près des tombeaux sacrés où dorment les poètes
            Aux noms toujours vantés,
Dans un calme vallon où meurent les tempêtes
             Et les vents irrités,

Sous l’azur du grand ciel, la Mère douloureuse
             Se lamente sans fin,
Et le flot de ses pleurs intarissables creuse
             Son visage divin.

Oh ! si pâle et si triste ! Et, des mille blessures
             Qui déchirent son cœur,
Filtre, sans se lasser, sur ses belles chaussures,
             Une rouge liqueur.

Elle songe, pendant cette lente agonie,
             À l’éclat de ces jours
Où le monde naissant adorait l’harmonie
             Et croyait aux amours !


Les sanglots soulevant son sein inaltérable.
             Elle aperçoit alors
La Lyre. « Va, dit-elle, instrument misérable,
             Aux impuissants accords !

Disparais sous le sable et sois réduite en poudre,
             Lyre, objet de mépris,
Toi qui devais couvrir les éclats de la foudre,
             La tourmente et ses cris !

On dit que dans les bois effrayants de la Thrace
             De toi je m’enivrai,
Et que tu sus dompter jusqu’au tigre vorace ;
             Mais non ! ce n’est pas vrai !

Ni le tigre ni l’homme aux appétits de brutes
             N’ont fait trêve un instant
À leur travail impie, et le bruit de leurs luttes,
             Voilà ce qu’on entend.

Peut-être le rocher, peut-être le cytise,
             Et l’onde au clair miroir,
Et la sombre forêt, et la mer, et la brise,
             Ont-ils pu s’émouvoir ?

Mais l’homme qui fait honte à l’inerte matière,
             L’homme n’écoutait pas :
Vois les membres d’Orphée épars sur la bruyère
             Dans l’horreur du trépas !


Et ce n’est pas le seul dont leur haine brutale
             Ait lacéré la chair,
Car mon destin sera d’avoir été fatale
             À ce qui m’était cher.

Et vous tous dont les cœurs se consumaient sans cesse,
             Ainsi que des brasiers,
Poètes frissonnants d’amour et de tristesse,
             Ô doux suppliciés !

Je vois sous vos lauriers une épine sanglante
             Dresser ses dards aigus,
Et tout vous est funeste, et la bête, et la plante,
             Ô mes soldats vaincus !


II


Mais, puisque vous saviez, Ô victimes augustes !
             Quels seraient vos destins,
Et puisque vous cherchiez les opprobres injustes,
             Les outrages certains ;

Que, pour donner l’essor a vos odes captives
             Ruisselantes d’amour,
Vous-mêmes présentiez hardiment vos chairs vives
             Aux serres du vautour,


Je vous aurais souri pendant la dure angoisse
             Du martyre éternel,
Et j’aurais consolé votre grand cœur que froisse
             Ce vain monde réel ;

Je me fusse dressée étincelante, ceinte
             D’éclairs, parmi les dieux,
Et tenant dans mes bras la Lyre trois fois sainte
             Aux chants mélodieux !

Mais, ô honte ! la Lyre elle-même est tombée
             Aux mains des insulteurs,
Et vous n’avez rien dit quand on l’a dérobée,
             Ô lâches ! faux lutteurs !

Ses cordes qui vibraient sous le vent des louanges,
             Dans les cieux étoilés,
Répètent des refrains honteux qui, dans les fanges,
             Courent démuselés !

Ainsi, dans un combat, le chaste et libre glaive,
             Défense des héros,
Tombe au pouvoir d’un traître, et son travail s’achève
             Dans l’œuvre des bourreaux ! »

III


Mais calmes cependant, pleins d’une ardente joie,
             Levant pensivement
Leurs regards où l’orgueil angélique flamboie
             Comme en un firmament,

Les fils déshérités de la Muse hautaine
             Rêvent a ses genoux,
Pendant que l’astre au ciel et l’eau dans la fontaine
             Tremblent de son courroux.

L’un chante sa maîtresse et dit sa chevelure
             Qui ressemble aux moissons,
Et ses yeux transparents et doux, et son allure
             Auprès des verts buissons.

L’autre, épris des clartés vivantes de l’aurore,
             S’égare par les champs,
Et les bois et la grotte avec l’écho sonore
             S’enivrent de ses chants.

Puis, tous, fondant leurs voix en une seule, disent
             À la fille des Dieux :
« Les loups et les méchants du monde nous méprisent,
             Ô ma mère, tant mieux !


L’eau pure doit tomber dans un cristal limpide
             Pour rester pure encor,
Et nous ne voulons pas d’une oreille stupide
             Pour nos beaux rhythmes d’or !

L’écho n’est pas muet dans la grotte moussue,
             Qui redira nos vers
À la jeune Dryade, un instant aperçue
             Entre les taillis verts,

La nuit silencieuse et l’étoile pensive
             Nous entendront toujours,
Et la source qui sort de la forêt massive
             Arrêtera son cours.

Pourquoi d’autres témoins, pourquoi d’autres oreilles,
             Alors que nous aurons
La violette avec l’églantine vermeilles
             Et les frais liserons ?

Vous serez avec nous, beaux anges porteurs d’ailes,
             Dans les cieux irisés,
Nous nous connaîtrons mieux, étant peu de fidèles
             Jaloux de tes baisers.

L’un sur l’autre appuyés, malgré les dieux contraires,
             Portant bien haut nos fronts,
Et la main dans la main, comme un peuple de frères,
             Tels nous avancerons.



Ne désespère plus, mère auguste ! sois fière,
             Muse au nom surhumain !
Superbe, dresse-toi dans la grande lumière,
             Montre-nous le chemin !

Sois comme la Bellone écumante. Secoue
             Le glaive flamboyant ;
Va, le soleil aux yeux et portant sur ta joue
             Les roses d’Orient.

Comme aux siècles divins d’Orphée et d’Hésiode,
             Préside à nos combats ;
Et, si forte que soit ta voix tonnant dans l’Ode,
             Nous ne tremblerons pas ! »


IV


Ils parlèrent. Déjà moins sombre et soucieuse,
             L’immortelle écouta,
Puis, l’aurore survint illuminant, joyeuse,
             La cime de l’Œta.

Des cygnes voyageaient sur l’eau des lacs, les astres
             Rayonnaient dans les cieux,
Et leurs vives lueurs arrosaient les pilastres
             D’un temple merveilleux.


Alors, surnaturelle en sa robe étoilée
             Que la brise entr’ouvrit,
La Muse se leva dans les airs, consolée,
             Prit la Lyre et sourit.