Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XI

La bibliothèque libre.
Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 32-38).
◄  X
XII  ►
XI.
Descartes a Ferrier.
Amsterdam, 8 octobre 1629.
Texte de Clerselier, tome III, lettre 99, p. 553-557.
Monſieur,

Ie ſouhaitterois que la fortune vous fuſt plus fauorable ; ie croy pourtant que vous ne deuez pas deſeſperer de vous loger au Louure, encore que le Pere Condren* ſoit abſent. | S’il vacque quelque place auant ſon retour, vous deuez aller trouuer le Pere Gibieuf, 5 ou le Pere de Sancy, & les importuner de vous garantir ce qu’vn des leurs vous a fait auoir. Sur tout ie vous conſeille d’employer le temps preſent, ſans vous attendre à l’aduenir ; car ſi vous differez touſiours de trois mois en trois mois, iuſqu’à ce que vous ſoyez mieux 5 que vous n’eſtes, ſçachez que vous n’auancerez iamais rien. Ie voudrois bien que vous fuſſiez icy ; mais ſelon que ie voy vos affaires, ie ne l’oſerois eſperer ; et puis nous ſommes en vne ſaiſon qui vous ſeroit incommode, il faudroit attendre l’eſté, & entre cy & là il ſe peut 10 preſenter mille autres occaſions. Sur tout, puiſque vous me faites la faueur de vouloir entendre mon aduis, ie vous conſeille d’employer le temps preſent à quelque prix que ce ſoit. Acheuez l’inſtrument de Monſieur Morin* ; le temps que vous n’y pouuez trauailler, 15 employez-le à faire des choſes qui vous donnent du profit preſent ; et ſi vous pouuez auoir du temps de reſte pour trauailler ſur l’eſperance d’vn plus grand profit à l’auenir, ie vous conſeille de l’employer aux verres. Mais afin que vous iugiez, auparauant que de vous y 20 employer, ſi c’eſt choſe qui puiſſe reüſſir, ie vous décriray icy vne partie de ce que i’en ay penſé, & vous en enuoyeray des modeles au prochain voyage, ſi vous le deſirez, ſans qu’il vous manque aucune choſe de ce qui dépendra de moy, non plus que fi i’eſtois à Paris.

25 Premierement, ie croy que vous vous ſouuenez de la machine que ie vous décriuis auant que de partir*, qui conſiſtoit en trois pieces principales : ſçauoir, l’axe A B qui tournoit en rond, la pièce C D qui ſe mouuoit au trauers de l’axe A B, & le cylindre E F qui 30 couloit entre les deux planches G H & I K, & tailloit le verre auec l’vne de ſes extremitez E ou F. Maintenant ie deſire que cette machine vous ſerue ſeulement pour tailler les lames de fer ou d’acier de la figure qu’eſt P N O M, c’eſt à dire comme le fer d’vn rabot de menuiſier, en forte que P N O, qui eſt la partie tranchante, ſoit la ligne que nous deſirons. Ie retiens donc 5 de la machine precedente l’axe A B & la pièce C D, mais qui doit eſtre ferme auec l’axe A B, en ſorte qu’il n’y ait que le ſeul mouuement circulaire en toute la 10 machine ; & ie ne me ſers plus du cylindre E F, d’autant que lors qu’on tourne l’axe A B, la partie de C D qui ſe rencontre entre les 15 deux planches, à ſçavoir L, y décrit exactement noſtre ligne. I’applique la lame N M ferme entre les deux planches contre la partie L 20 de la piece C D, laquelle partie ie voudrois eſtre taillée en forme de lime, afin qu’en tournant elle puſt limer la lame N M ſelon la ligne P N O, ainſi que nous le deſirons ; et apres l’auoir ainſi limée, ie voudrois qu’on changeaſt la piece C D, ou ſa partie L, & qu’on 25 en miſt vne autre en ſa place, non plus taillée en lime, mais polie, & de matiere propre pour aiguiſer & adoucir le plus qu’il ſe pourroit le tranchant de la lame NM. Ie deſire auſſi qu’on faſſe pluſieurs lames d’acier bien trempé parfaitement ſemblables, afin que l’vne s’vſant, 30 on puiſſe ſe ſeruir d’vne autre, & pour cela, il faut que leur tranchant P N O ſoit exactement taillé ſelon noſtre ligne. Ie voudrois auſſi que vous choiſiſſiez quelque matiere douce qui fuſt propre à manger peu à peu & polir le verre ; à cela il me ſemble que ces pierres 5 ſemblables à de l’ardoiſe, auec leſquelles on aiguiſe les inſtrumens dont le tranchant doit eſtre fort delicat, ſeroient aſſez propres ; mais ie vous en laiſſe le choix, lequel vous pouuez mieux faire que moy. Ie voudrois donc que vous fiſſiez la roue Q d’vne de ces pierres, ou 10 de ſemblable matiere, qui fuſt comme les roües des émouleurs de couteaux, & qu’appliquant, contre, vne ou pluſtoſt plu|ſieurs lames N M, vous luy donnaſſiez exactement 15 tout autour ſelon ſon épaiſſeur la figure de la ligne P N O, en tournant la roüe Q ſur ſon centre, ainſi que 20 vous voyez en cette figure, que i’ay tournée en deux ſens, afin que vous l’entendiez mieux. Or cette roüe Q eſtant ainſi taillée, ie voudrois que vous l’appliquaſſiez contre le verre R, mis ſur vôtre tour S, ainſi qu’eſtoit le premier 25 verre que ie vous ay veu tailler, & qu’il tournaſt là ſur ſon centre, pendant qu’en meſme temps la roüe Q tourneroit auſſi ſur le ſien, & caueroit ce verre ſelon la ligne PNO tres-exactement, par le moyen de ces deux mouuemens differens ; car elle mangeroit 30 le centre du verre auſſi bien que les extremitez. Et afin que cette roüe eſtant de matiere douce ne perdiſt rien de ſon exacte figure, ie voudrois qu’au meſme temps qu’elle tourneroit pour tailler le verre, vous appliquaſſiez, touſiours contre, vne ou pluſieurs lames N M, pour l’entretenir en ſa figure. Tout ce qu’il y a icy à obſeruer, c’eſt que le diametre de la roüe Q ne 5 doit pas exceder certaine meſure, laquelle ie vous enuoyeray quand vous en aurez affaire ; mais encore qu’il ſoit plus petit, cela n’importe. Il faut auſſi obſeruer que la ligne N M, qui eſt le milieu de la lame P N O M, doit eſtre exactement parallele à l’axe A B de 10 la premiere machine, & que la ligne perpendiculaire qui tomberoit de l’axe A B ſur les planches G H & I K, tombe iuſtement ſur cette ligne N M. De plus, aux dernieres figures, il faut que la meſme ligne N M, prolongée, paſſe iuſtement par le centre de la roüe Q, & 15 ſe rencontre faire vne ligne droite auec l’axe R S, ſur lequel tourne le verre. En voila aſſez pour|ce coup. Si vous vous en voulez ſeruir, ie vous prie de me mander ſi vous l’entendez bien ; car il ſe pourra faire que vous croyrez l’entendre, & que vous oublierez neantmoins 20 quelque circonſtance neceſſaire. C’eſt pourquoy ie vous prie, ſi vous y voulez trauailler, de m’en faire vous-meſme toute la deſcription (ſelon que vous l’entendez) dans vos premieres lettres, comme ſi vous me le vouliez apprendre tout de 25 nouueau ; ie connoiſtray aiſément par là ſi vous l’entendez bien, et ie ſerois marry que vous y employaſſîez voſtre temps inutilement. Or ſi vous iugez que cecy ſe puiſſe exécuter, i’oſe vous promettre que l’effet en fera tres grand ; mais il faudroit preparer 30 toutes les machines à loiſir, & par après ie croy que chaque verre ſe pourroit tailler en vn quart d’heure.

Maintenant pour reuenir à vos affaires, ſi vous pouuez changer de demeure, ie vous le conſeille, & 5 de ſouffrir pluſtoſt ailleurs toutes fortes d’incommoditez, pourueu que vous puiſſiez auoir du temps pour trauailler à cecy. Mais ſi vous ne pouuez déloger d’où vous eſtes, ie vous conſeille, pluſtoſt que de differer de trauailler, de dire ouuertement à Monſieur Mydorge 10 tout voſtre deſſein, à ſçauoir que vous auez reconnu par experience qu’il eſtoit impoſſible de faire reüſſir les verres ſelon la façon commencée ; que ie vous conſeillay, auant que de partir de Paris, d’y trauailler d’vne autre façon ; et meſme, ſi voulez, que 15 ie vous en ay encore écrit depuis, car il ne m’importe pas que vous luy diſiez de moy tout ce que vous voudrez ; et ainſi que vous ne laiſſiez pas d’y trauailler en ſa preſence. Ie ſçay bien qu’il vous fait mal au cœur qu’on ſe donne de la vanité en vne choſe où l’on n’a 20 rien contribué ; mais au fonds cela n’importe pas tant, que vous deuiez à cela prés manquer de trauailler ; et la verité ſe découure touſiours bien.

Page 32, l. 4. — Le Père Charles de Condren (Clerselier imprime : Gondran), de l’Oratoire, était alors à Nancy. Le 30 octobre, toujours absent, il fut élu général de la congrégation, en remplacement du cardinal de Bérulle, mort à Paris le 2 octobre. Ferrier ne devait annoncer cette mort à Descartes que dans sa lettre du 26 octobre (ci-après XII) : il s’agissait en tout cas pour lui d’obtenir un logement au Louvre, faveur au reste accordée à nombre d’artistes, etc. Descartes (ou Mersenne au nom de Descartes) l’avait probablement recommandé au P. de Condren, qui avait accès à la Cour, comme confesseur de Monsieur. Gaston d’Orléans s’intéressait d’ailleurs lui-même à toutes sortes de curiosités scientifiques.

Page 33, l. 14. — Le 25 octobre 1634, Jacques de Valois, trésorier de France en Dauphiné, s’adresse encore à Morin pour traiter d’un travail avec Ferrier : « Si Monsieur Ferrier trauaille après les instrument mathematiques, et qu’il vueille prendre la peine de m’en faire, ie les luy payeray conuenablement. Vous en serez le iuge. » Morin répond le 22 novembre : « I’ay parlé à Monsieur Ferrier pour vous faire des instrumens, qui m’a dit qu’il y trauaillera, et que seulement vous preniez la peine de mander quel instrument vous desirez, et de quelle grandeur, et on en fera le marché. » (Lettres escrites au Sr Morin par les plus celebres astronomes de France, approuuans son inuention des longitudes, etc. Paris, 1635, p. 28 et 43).

Page 33, l. 26. — Cf. La Dioptrique, Discours dixiesme, p. 142 et suiv. de l’édition de 1637. — La ligne CD, entraînée par le mouvement de l’axe AB, décrit une portion de surface conique de révolution autour de cet axe. La ligne EF (1° figure), liée à CD, reste parallèle à AB et dans le plan perpendiculaire à celui de la figure. Chacun de ses points décrit donc un arc d’hyperbole. Dans cette première figure, la ligne CD est supposée glisser sur elle-même (la pièce qu’elle représente traversant l’axe entaillé en C) ; dans la seconde figure au contraire, CD est invariablement fixée à AB, mais le lieu du point L, où CD rencontre le plan perpendiculaire suivant MN à celui de la figure, est toujours un arc d’hyperbole.