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Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Fluctuations sur la liberté

La bibliothèque libre.
Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 69-93).

FLUCTUATIONS
SUR LA LIBERTÉ[1]

LIBERTÉ : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre.

Je ne trouve une signification précise à ce nom de Liberté que dans la dynamique et la théorie des mécanismes, où il désigne l’excès du nombre qui définit un système matériel sur le nombre des gênes qui s’opposent aux déformations de ce système, ou qui lui interdisent certains mouvements.

Cette définition, qui résulte d’une réflexion profonde sur une observation toute simple, méritait d’être rappelée en regard de l’impuissance remarquable de la pensée morale à circonscrire dans une formule ce qu’elle entend elle-même par liberté d’un être vivant et doué de conscience de soi-même et de ses actions.

Mais rien de plus fécond que ce qui permet aux esprits de se diviser et d’exploiter leurs différences, quand il n’y a point de référence commune qui les oblige à s’accorder.

Les uns, donc, ayant rêvé que l’homme était libre, sans pouvoir dire au juste ce qu’ils entendaient par ces mots, les autres, aussitôt, imaginèrent et soutinrent qu’il ne l’était pas. Ils parlèrent de fatalité, de nécessité, et, beaucoup plus tard, de déterminisme ; mais tous ces termes sont exactement du même degré de précision que celui auquel ils s’opposent. Ils n’importent rien dans l’affaire qui la retire de ce vague où tout est vrai.

Le « déterministe » nous jure que si l’on savait tout, l’on saurait aussi déduire et prédire la conduite de chacun en toute circonstance, ce qui est assez évident. Le malheur veut que tout savoir n’ait aucun sens.

Tout devient absurde en cette matière, comme en tant d’autres, dès que l’on presse les termes : ils n’étaient enflés que de vague. On constate facilement que le problème n’a jamais pu être véritablement énoncé, que cette circonstance n’a jamais empêché personne de le résoudre, et qu’elle lui confère une sorte d’éternité : il irrite l’esprit dans un cercle. Le célèbre géomètre Abel, traitant de tout autre chose, disait : « On doit donner au problème une forme telle qu’il soit toujours possible de le résoudre. »

C’est cette forme qu’il fallait chercher. Que si elle est introuvable, le problème n’existe pas.

Faute de cette première recherche, la pensée s’excitant sur un mot s’égare dans une quantité d’expressions particulières : elle adopte tantôt un sens plus ou moins composite, sorte de moyenne des usages ; tantôt un sens tout conventionnel, qui se brouille bientôt avec celui de l’usage, et l’infini des méprises et des fluctuations du penseur lui-même s’introduit.

C’est une erreur très facile et si commune qu’on peut la dire constante, que de faire d’un problème de statistique et de notations accidentellement constituées, un problème d’existence et de substance. Il n’y a rien de plus, il ne peut rien y avoir de plus dans un sens de mot que ce que chaque esprit a reçu des autres, en mille occasions diverses et désordonnées, à quoi s’ajoutent les emplois qu’il en a faits lui-même, tous les tâtonnements d’une pensée naissante qui cherche son expression. C’est donc à la seule philologie, leur juge naturel, qu’il convient d’adresser toutes les questions dont les termes peuvent toujours être mis en cause. Il lui appartient à elle seule de restituer les origines et les vicissitudes du sens et des emplois des mots, et elle ne leur suppose pas un sens vrai, une profondeur, une valeur autre que de position et de circonstance, qui résiderait et subsisterait dans le terme isolé.

Comment donc se peut-il que l’affaire de la liberté et du libre arbitre ait excité tant de passion et animé tant de disputes sans issue concevable ? C’est que l’on y portait sans doute un tout autre intérêt que celui d’acquérir une connaissance que l’on n’eût pas. On regardait aux conséquences. On voulait qu’une chose fût, et non point une autre ; les uns et les autres ne cherchaient rien qu’ils n’eussent déjà trouvé. C’est à mes yeux le pire usage que l’on puisse faire de l’esprit qu’on a.

Ce m’est toujours un sujet d’étonnement que l’entrée en guerre de la pensée avec toutes ses forces, à l’appel d’un terme, qui, simple, inoffensif, et même clair dans l’ordinaire des occasions, devient un monstre de difficulté dès qu’on le retire de son élément naturel, qui est le cours des échanges et des transmissions particulières, pour en faire une résistance. Sans doute le phénomène le plus banal, une pomme qui tombe, une marmite dont le couvercle se soulève, peut introduire dans un esprit très disposé à approfondir ses observations, une origine de méditations et d’analyses ; mais ce travail mental ne cesse de se reprendre au phénomène lui-même et de lui chercher, pour le traiter selon les voies de l’intellect, cette forme dont parlait Abel que j’ai cité, et qui fait que les problèmes sont de véritables problèmes, des problèmes qui n’exigent pas un éternel retour sur leurs données.

Je ne vois donc point de Problème de la liberté ; mais je vois un problème de l’action humaine, lequel ne me semble pas avoir été scrupuleusement et rigoureusement énoncé et étudié jusqu’ici, même dans les cas les plus simples. Un acte, excité à partir d’une situation psychique et physiologique de l’individu, est certainement une suite de transformations des plus complexes, et dont nous n’avons encore aucune idée, aucun modèle : il est possible que l’étude de cet acte et les connaissances qui pourront s’y joindre, fassent apparaître quelque clarté dans cette ténébreuse affaire, dont l’origine est en deux propositions que voici conjointes : Comment se peut-il que nous puissions faire ce qui nous répugne et ne pas faire ce qui nous séduit ?

Un homme s’interrogeant s’il était libre, il se perdit dans ses pensées. Le ridicule de son embarras lui était imperceptible. Au bout de quelques siècles intérieurs de distinctions et d’expériences imaginaires qu’il dépensa à changer d’avis et à se placer alternativement dans les situations fictives les plus critiques et dans les plus insignifiantes, il dut s’avouer qu’il n’arrivait point.

Il ne parvenait point à comparer des états tout différents, et à reconnaître ce qui se conserve de l’un à l’autre. Si l’on met de la crainte dans un moment, ou quelque douleur très puissante, ou quelque désir souverain ?…

— Ah ! dit-il, nous pouvons faire tout ce que nous voulons, toutes les fois que nous ne voulons rien.

Un autre, qui s’inquiétait aussi de sa liberté avait pensé enfin s’en former une idée assez exacte par une image des plus naïves.

Il me disait : je me figure deux personnages parfaitement identiques, placés dans deux univers qui ne le soient pas moins. Ce seront, si vous le voulez, deux fois le même homme et le même monde. Rien de physique, ni rien dans les esprits, ne distingue ces deux systèmes, aussi égaux que deux bons triangles peuvent l’être chez Euclide. Mais voici que deux événements, non moins pareils que le reste, s’étant produits dans l’un et l’autre tout, il arrive que l’un de mes jumeaux agit d’une manière, pendant que l’autre se résout et agit d’une tout autre, qui peut être tout opposée… L’événement a donc provoqué, chez l’un comme chez l’autre personnage, la production d’une véritable liberté à l’égard de ce qui était et de ce qu’ils étaient jusqu’à lui résultat qui n’est guère intelligible… Mais, que voulez-vous ? il ne s’agit de rien de moins que de changer une égalité en inégalité, sans intervention extérieure, et de faire pencher d’un côté, ou de l’autre, une balance en état d’équilibre, sans toucher à cet instrument… Faut-il donc devenir un autre, qui dans un certain moment agisse sur ce qu’on fut jusque-là ? La liberté serait-elle un intermède entre deux déterminismes, l’état d’un homme qui, dans tel cas particulier, pourrait créer un déterminisme ad hoc, pour son usage.

Je lui répondis au hasard, puisque enfin il fallait bien lui répondre. Je lui fis d’abord observer que je concevais fort mal cette égalité de deux systèmes car je ne conçois même pas cette égalité des figures dont on use en géométrie. Ce n’est là que de la physique. Mais dans la rigoureuse pureté de la pensée abstraite il n’y a point de doubles. Chaque objet n’y est qu’une essence, c’est-à-dire un modèle, et il n’y a point ici de matière qui permette la pluralité. Il n’y a donc point de triangles égaux : il n’y a qu’un seul triangle de chaque espèce, c’est-à-dire qu’il y en a juste autant que de définitions possibles. Et j’ajoutai, pour mon plaisir, que ce que j’avais dit des triangles, saint Thomas le professe des Anges, lesquels étant tout immatériels et des essences séparées, chacun d’eux est nécessairement seul de son espèce. Il faudrait donc en toute rigueur ne jamais dire deux triangles, ni deux anges, mais un triangle et un triangle, un ange et un ange.

Je revins à la liberté. Avez-vous remarqué, dis-je à mon homme, que l’action extérieure accomplie ne nous supprime pas radicalement la faculté de penser qu’elle est encore à faire ? Quoi de plus fréquent que de se surprendre à revivre l’état d’oscillation ou d’égale possibilité où l’on était avant d’agir, comme si ç’eût été un autre qui eût versé dans l’acte, et qu’il fût impossible au Même, sous peine de ne plus être le Même, d’accepter que le fait comptât ? On dirait que notre Même répugne à devenir cet Autre qui s’est commis dans l’irréversible. En vérité, il est étrange que le fait accompli puisse parfois ne nous paraître qu’un rêve, duquel on se réveille pour retrouver la pleine vie imaginaire, toutes ses ressources et ses solutions contradictoires… On ne se reconnaît que dans le provisoire et le possible pur : voilà qui est bien nôtre.

Oui, me dit-on. J’ai entendu dire que plus d’un criminel s’étonne d’avoir commis son crime. Ils disent qu’il leur est arrivé un malheur.

Que reste-t-il alors à dire à leur victime ?…

— Ma foi, je ne crois pas avoir jamais commis d’autres crimes que ceux que l’on commet dans l’ordinaire de la vie, mais je dois avouer que j’ai l’expérience de ce retour intérieur à l’état d’innocence incertaine si difficile à convaincre que ce qui est fait est fait.

— Oui. Chacun se perd nécessairement dans toute réflexion où soi-même il figure en personne : toute spéculation sur la liberté exige du spéculateur qu’il se mette soi-même en cause. Il essaye de s’observer dans quelque action. Il revient sur des affaires qu’il a vécues… Mais êtes-vous quelquefois revenu, à la manière dont on revient sur les voies de l’esprit, sur quelqu’un de vos propres actes ?… J’entends sur l’un de ceux que l’on traite communément de libres et sans approfondir le mot plus que ne fait le monde, et que la loi. Si c’était a refaire ! dit-on souvent. Pouvez-vous imaginer avec précision ce corrigé d’une vie ?

— Mal. Il m’est inconcevable que j’aie été libre… Mais je n’en pense pas moins d’autre part que j’aurais pu mener tout autrement mes affaires.

— Et vous dites, comme chacun : Si j’avais su… Mais dans la plupart des cas on savait bien, et tout s’est passé comme si l’on n’avait pas su.

— Ah ! ceci est diabolique. Comment voulez-vous reconstituer l’accidentel et ses effets instantanés ?

— Et quoi cependant de plus déterminant dans l’action ?

— Prenez garde. Nous allons tomber dans les difficultés les plus classiques. À peine entrons-nous dans l’action, (ou plutôt dans la pensée de l’action), nous y trouvons ce qu’on trouve dans le monde : un horrible mélange de déterminisme et de hasard…

— Mais d’où peut donc venir cette idée que l’homme est libre ; ou bien l’autre, qu’il ne l’est pas ?

— Je ne sais si c’est la philosophie qui a commencé ou bien la police. Après tout, il s’agit ou d’innocenter entièrement les actes de l’homme, quels qu’ils soient, et de l’assimiler à un mécanisme ; ou bien de le rendre, comme on dit, responsable, c’est-à-dire de lui conférer la dignité de cause première : on y a employé la logique, le sentiment, toutes les sciences de la nature, et l’on a dépensé d’immenses ressources de savoir, d’ingéniosité, d’éloquence, à poursuivre l’une ou l’autre démonstration. Observez que ce grand procès, s’il a la moindre conséquence, et s’il vaut d’avoir été engagé, n’intéresse pas seulement le moraliste ou le métaphysicien : tout l’orgueil de l’artiste, toute la vanité bien connue des poètes est enjeu. Une œuvre est un acte.

— Mais alors, un homme qui se dit inspiré, un lyrique qui se vante de l’être, se vante de n’être pas libre : il suit une ligne qui n’est pas de lui.

— Le comble de cette prétention d’être cause sans l’être, de s’enorgueillir d’un ouvrage tout en l’attribuant à quelque source avec laquelle on ne se confond pas du tout, se trouve dans les faiseurs de romans qui prétendent ne faire que subir l’existence de leurs personnages, être habité par des individus qui leur imposent leurs passions, les entraînent dans leurs aventures et qui par là confèrent à leurs fabrications je ne sais quelle nécessité substantiellement… arbitraire. Observez bien que je ne puis exprimer ceci qu’au moyen d’une contradiction. Ils seraient bien fâchés si on leur répondait qu’ils n’ont donc aucune sorte de mérite : pas plus de mérite que la table où viennent les esprits frapper les belles choses que l’on sait…

On peut tout dire à partir de ce mot qui éveille dans l’esprit images et idées dont l’instant seul, les circonstances, ou quelque interlocuteur disposent. Tantôt on peut penser que la liberté est une propriété des organismes dont l’existence dépend d’une adaptation qui ne peut être obtenue par le procédé élémentaire de l’acte réflexe. Une action qui exige la coordination d’un système de fonctions indépendantes entre elles à l’état normal et qui doit satisfaire à un certain imprévu demande qu’un certain jeu existe qui permette l’accord des perceptions actuelles et des possibilités mécaniques de l’être.

— Mais il y a de tout autres aspects : par exemple on peut considérer la liberté comme une simple sensation, et même une sensation non primitive, laquelle ne se produit jamais quand nous pouvons faire ce que nous voulons ou suivre l’impulsion de notre corps. Il s’agirait, en réalité, de la production par notre sensibilité d’un contraste dont le premier terme serait la sensation, ou bien l’idée d’une contrainte, elle-même éveillée, soit dans notre pensée, soit dans l’expérience, par l’ébauche d’un acte. Par conséquence, la sensation de liberté ne se produit que comme une réaction à quelque empêchement ressenti ou imaginé. Si le prisonnier libéré oubliait sur-le-champ ses chaînes, ou si sa captivité ne lui pesait en rien, son changement d’état ne lui donnerait pas du tout la sensation de la liberté. C’est pourquoi lorsque la liberté a été par nous conquise et que l’accoutumance s’est faite, elle cesse d’être ressentie ; elle a perdu sa valeur et il arrive qu’on en fasse bon marché.

— Toute spéculation sur la liberté doit donc conduire à l’examen des impulsions et des contraintes. Le système très connu, qui consiste à tromper ou à supprimer des besoins ou des désirs pour se rendre libre, aboutirait, s’il était praticable, à la suppression de la sensation de liberté puisque la sensation de contrainte serait elle-même abolie. Il arrive, d’ailleurs, que cette intention conduise au résultat paradoxal de trouver la sensation de la liberté dans la contrainte que l’on s’impose… en vue d’autres avantages.

Ici paraît le nœud même de ces questions. Il réside dans ce petit mot se. Se contraindre. Comment peut-on se contraindre ?

Mon sentiment, s’il m’arrivait de pousser à l’extrême l’analyse de cette affaire, serait de chercher à éliminer la notion, ou la notation trop simple : moi. Le Moi n’est relativement précis qu’en tant qu’il est une notation d’usage externe. Je dis identiquement : mes idées… mon chapeau… mon médecin… ma main…

Mais changeons la mise au point, rentrons en nous-même. On trouve alors, ou il se trouve, que mes idées me viennent je ne sais comment et je ne sais d’où… Il en est de même de mes impulsions et de mes énergies. Mes idées peuvent me tourmenter comme se combattre entre elles. Moi lutte avec moi. Mais dire mes, mon, ma, quand d’autre part ces interventions ou ces présences se comportent comme des phénomènes, ceci montre la nature purement négative de la notation. Je puis renoncer à mon opinion au profit de la vôtre. Ma douleur, ma sensation la plus intime et la plus vive peut cesser et, abolie, j’en parlerai encore comme mienne. Elle est cependant devenue un souvenir fonctionnellement identique au souvenir d’une perception quelconque.

Donc, la notation moi ne désigne rien de déterminé que dans la circonstance et par elle ; et s’il demeure quelque chose, ce n’est que la notion pure de présence, de la capacité d’une infinité de modifications. Finalement ego se réduit à quoi que ce soit.

Cette formule paraîtra sans doute moins extraordinaire si l’on observe que ce que nous appelons notre personne et notre personnalité n’est qu’un système de souvenirs et d’habitudes qui peuvent s’effacer de notre mémoire comme on le constate dans certains cas d’aliénation : le malade oublie ce qu’il est, et il ne reconnaît même plus son propre corps. Mais il n’a pas perdu la notation moi, il dira je ; il opposera ce je et ce moi au reste des choses : en d’autres termes cette notation a gardé sa fonction dans la pensée du sujet.

En somme, quelle que soit la sensation ou l’idée, ou la relation, quel que soit l’objet ou l’acte que je qualifie de mien, je les oppose par là identiquement à une faculté inépuisable de qualifier, dont l’acte est indépendant de ce qui l’affecte. C’est pourquoi je me suis enhardi quelquefois à comparer ce moi sans attribut au zéro des mathématiques, grande et assez récente invention qui permet d’écrire toute relation quantitative sous la forme a = 0. Zéro est en soi synonyme de rien ; mais l’acte d’écrire ce zéro est un acte positif qui signifie que dans tous les cas, toute relation d’égalité entre grandeurs satisfait à une opération qui les annule simultanément et qui est la même pour tous. Or, on écrit ceci en assimilant rien à une quantité que l’on nomme zéro.

Ainsi, dans la notation réfléchie, (je me dis, je me sens), les deux pronoms sont de valeur bien différente ; l’un de ces termes, le premier, est ce moi instantané, donc fonctionnel, que je viens d’assimiler au zéro. L’autre, est qualifié : il est corps, mémoire, personne ou chose en relation avec la personne, et tout ceci variable, modifiable, oubliable. Cela fait donc deux moi, ou plutôt un moi et un moi.

Se délivrer ?…

La liberté, sensation que recherche à sa guise chacun. L’un dans le vin ; l’autre dans la révolte ; et tel dans une philosophie ; et tel dans une amputation comme Origène. L’ascétisme, l’opium, le désert, le départ, seul avec une voile. Le divorce, le cloître, le suicide, la légion étrangère, les mascarades, le mensonge…

Tantôt l’accroissement de notre pouvoir, tantôt la réduction de notre vouloir, autant de procédés échappatoires qui se dessinent à l’esprit ; les uns par action sur les choses et sur les êtres ; les autres par action sur soi.

Et quand on est vraiment le plus libre, c’est-à-dire quand le besoin et les désirs sont en équilibre avec les pouvoirs, la sensation de liberté est nulle.

Il est extraordinaire qu’un homme qui marche au péril grave, à la douleur, à la mort, à la honte, puisse physiquement marcher ; que sa moelle et ses muscles l’y portent.

Supposé qu’il fût impossible, étranges conséquences.

Que de choses fondées sur une sorte de simulation à effets réels et énergiques, pouvoir de faire musculairement le contraire de ce que veut et de ce que fait le plus profond de l’être. À contrecœur. Parfois l’acte qui coûte exige un grand effort mécanique. Parfois une dépense insensible, comme de dire oui, de donner une signature. Mais alors il arrive que ce petit mouvement se charge d’un tel poids étranger que le oui est un souffle, et la signature un griffonnage.

La Politique nous parle aussi de liberté. Elle parut d’abord n’attacher à ce terme qu’une signification juridique. Pendant des siècles, presque toute société organisée comprenait deux catégories d’individus dont le statut n’était pas le même : les uns étaient des esclaves ; les autres étaient dits libres. À Rome, les hommes libres, s’ils étaient nés de parents libres, s’appelaient ingénus ; s’ils avaient été libérés, on les disait libertins. Beaucoup plus tard, on appela libertins ceux dont on prétendait qu’ils avaient libéré leurs pensées ; bientôt, ce beau titre fut réservé à ceux qui ne connaissaient pas de chaînes dans l’ordre des mœurs.

Plus tard encore, la liberté devint un idéal, un mythe, un ferment, un mot plein de promesses, gros de menaces, un mot qui dressa les hommes contre les hommes ; et généralement, ceux qui semblent le plus faibles et se sentent le plus forts contre ceux qui semblent le plus forts et ne se sentent pas le plus faibles.

Cette liberté politique paraît difficilement séparable des notions d’égalité et de souveraineté ; difficilement compatible avec l’idée d’ordre ; parfois avec celle de justice.

Les nœuds et les interférences de ces abstractions se manifestent plus clairement si l’on décompose le semblant d’idées liberté en ses différentes espèces. La liberté de penser, c’est-à-dire de publier, ne s’accommode pas toujours avec l’ordre. La liberté du commerce, comme celle du travail, peuvent offenser la justice et l’égalité. La Nation, la Loi, l’État, l’École, la Famille, chacun selon sa nature, sont autant de puissances restrictives des impulsions de l’individu.

En somme, ce serait une recherche assez intéressante, et peut-être féconde, que celle-ci : déterminer ce qui est possible à un individu dans un pays libre, — ce qui lui reste de jeu quand il a satisfait à toutes les contraintes qui lui sont imposées par le bien public.

Politique et liberté de l’esprit s’excluent ; car politique, c’est idoles.

Je trouve que la liberté de l’esprit consiste dans un automatisme particulier qui réduit au plus tôt les idées à leur nature d’idées, ne permet pas qu’elles se confondent avec ce qu’elles représentent, les sépare de leurs valeurs affectives et impulsives, lesquelles diminuent ou falsifient leurs possibilités de combinaison. Ces dites valeurs ne sont liées à des idées que par accident. Une idée triste se décompose en une idée qui ne peut pas être triste et une tristesse sans idées.

Il ne faut pas confondre cette liberté de l’esprit avec ce que l’on nomme communément la liberté de penser, ou avec la liberté de conscience. Celles-ci sont tout extérieures : il s’agit de manifestations ou d’actions, les unes et les autres généralement peu compatibles, chez ceux qui s’en inquiètent, avec la liberté de l’esprit définie ci-dessus.

Un esprit vraiment libre ne tient guère à ses opinions. S’il ne peut se défendre d’en voir naître en soi-même, et de ressentir des émotions et des affections qui semblent d’abord en être inséparables, il réagit contre ces phénomènes intimes qu’il subit : il tente de les rendre à leur particularité et instabilité certaines. Nous ne pouvons, en effet, prendre parti qu’en cédant à ce qu’il y a de plus particulier dans notre nature, et de plus accidentel dans le présent.

L’esprit libre se sent inaliénable.

Je me trouve bien en peine de me rendre nette et précise l’idée de liberté politique. Je suppose qu’elle signifie que je ne dois obéissance qu’à la loi, cette loi étant censée émaner de tous et faite dans l’intérêt de tous. Que si elle me gêne ou me blesse, je ne dois pouvoir accuser et haïr personne : je la subis comme je fais celles de la nature.

Quand je ne puis du tout assimiler la loi civile à la loi naturelle, soit qu’elle prenne un visage et paraisse l’expression d’une volonté particulière qui ne l’emporte sur la mienne que par la puissance d’action ; soit que cette loi, quoique émanée de tous, me semble absurde ou atroce, alors j’estime que ma liberté politique est lésée…

Mais c’est que j’ai appris à la concevoir. Cette notion est inculquée. On a vu des esclaves souffrir d’être affranchis. On voit des peuples embarrassés d’être remis à eux-mêmes et se refaire des maîtres au plus tôt. Il arrive même que ces peuples soient parmi les plus cultivés et les plus intelligents de leur temps.

Une autre remarque : il faut distinguer, en matière de liberté, la notion et la sensation. Sous une autorité même despotique, le relâchement des institutions et de l’administration peut permettre plus de jeu à l’individu, et même plus d’action dans les affaires publiques, qu’il n’en trouverait dans un état libre et rigoureusement tel. Il se sent ici d’autant plus libre que les apparences sont moins libérales.

On appelle pays libre un pays dans lequel les contraintes de la Loi sont prétendues le fait du plus grand nombre.

La rigueur de ces contraintes ne figure pas dans cette définition. Si dures soient-elles, pourvu qu’elles émanent du plus grand nombre, ou qu’il croit qu’elles émanent de lui, il suffit : ce pays est un pays libre.

Il est remarquable que cette liberté politique ait procédé du désir de constituer la liberté de l’individu en un droit naturel, attaché à tout homme venant en ce monde.

On a voulu soustraire celui-ci aux caprices de quelqu’un ou de quelques-uns, et il n’y avait d’autre solution que de le soumettre aux caprices du nombre.

Mais, ceci étant inavouable, car ni le caprice, ni la sagesse d’une majorité ne le sont, la pudeur quelquefois a donné au sentiment confus de ce grand nombre la belle figure de la Raison.

Il est entendu que les droits que l’on est sensé se retirer à soi-même le sont en vertu d’une liberté supérieure à la liberté de les exercer. Cette simple remarque suffit à démontrer dans quels embarras d’expression et de pensée le terme de liberté nous introduit.

Dans ce pays qui est libre, il est rigoureusement interdit de puiser dans la mer un verre d’eau, de cultiver dix pieds de tabac, et pour un peu il y serait dangereux d’allumer un cigare au soleil avec une loupe. Tout ceci est fort sage sans doute, et se doit justifier quelque part. Mais la pression n’en existe pas moins et voici la remarque où je voulais en venir : le nombre et la force des contraintes d’origine légale est peut-être plus grand qu’il ne l’a jamais été. La loi saisit l’homme dès le berceau, lui impose un nom qu’il ne pourra changer, le met à l’école, ensuite le fait soldat jusqu’à la vieillesse, soumis au moindre appel. Elle l’oblige à quantité d’actes rituels, d’aveux, de prestations, et qu’il s’agisse de ses biens ou de son travail elle l’assujettit à ses décrets dont la complication et le nombre sont tels que personne ne les peut connaître et presque personne les interpréter.

Je suis près d’en conclure que la liberté politique est le plus sûr moyen de rendre les hommes esclaves, car ces contraintes sont supposées émaner de la volonté de tous, qu’on ne peut guère y contredire, et que ce genre de gênes et d’exactions imposées par une autorité sans visage, tout abstraite et impersonnelle, agit avec l’insensibilité, la puissance froide et inévitable d’un qui, depuis la naissance jusqu’à la mort, transforme chaque vie individuelle en éléments indiscernables de je ne sais quelle existence monstrueuse.

Les grandes choses sont accomplies par des hommes qui ne sentent pas l’impuissance de l’homme. Cette insensibilité est précieuse.

Mais il faut bien avouer que les criminels ne sont pas sans ressembler sous ce rapport à nos héros.

Victimes de la liberté.

Plus d’une chose de prix, et quelques-unes du plus grand prix, font les frais de la liberté.

Comme la liberté de nos mouvements n’est pas d’abord ressentie, mais succède comme sensation à quelque empêchement qui s’abolit, — ou bien se fait imaginer sous pression d’une gêne, ainsi la liberté politique ou celle des mœurs, ou celle de la pensée ne sont pas primitives, mais se conçoivent, se dessinent, se fortifient dans les esprits et s’imposent après de longues périodes de contrainte, de discipline, de formalisme et de soumission. Pendant le temps de cette rigueur, l’homme acquiert des manières de vertus qui sont, dans l’ensemble, favorables à la vie sociale, au fonctionnement régulier des mécanismes de cette vie, à la compréhension mutuelle des individus, à la prévision des mécacanismemécanisme de l’un et de celle des groupes de divers ordres. Il se peut que les principes, les règles, les usages ou habitudes alors inculqués soient impossibles à déduire d’un examen des choses mêmes à telle époque : il arrive qu’ils y paraissent étranges, absurdes, tyranniques, arbitraires, et qu’on ne puisse imaginer qu’on se soit si longtemps soumis à des formes ou à des formules ou gênantes ou injustes ou ridicules ou atroces ou seulement inutiles. Il en résulte des mouvements qui tendent à renverser ces obstacles, des images qui représentent la jouissance et le bonheur d’en être débarrassés. Aussitôt l’idée naîtra du plaisir que l’on trouverait dans l’acte même de s’y attaquer et de les ruiner en quelques instants. Sous le nom de la liberté, la violence et ses fortes couleurs, ses chants et sa mimique, ses efforts et ses compositions dramatiques devient séductrice irrésistible. Dans la plupart des cas, quand le lion, fatigué d’obéir à son maître, l’a déchiré et dévoré, ses nerfs sont satisfaits, et il s’en trouve un autre devant qui s’aplatir…

Cette révolte détruit indistinctement. La violence se connaît à ce caractère, qu’elle ne peut choisir : on dit fort bien que la colère est aveugle ; une explosion ou un incendie affecte un certain volume et tout ce qu’il contient. C’est donc une illusion de ceux qui imaginent une révolution ou une guerre comme des solutions à des problèmes déterminés que de croire que le mal seul sera supprimé.

Parmi les victimes de la liberté, les formes, et dans tous les sens du terme, le style. Tout ce qui exige un dressage, des observances d’abord inexplicables, des reprises infinies ; tout ce qui mène par contrainte d’une liberté de refuser l’obstacle à la liberté supérieure de le franchir, tout ceci périclite, et la facilité couvre le monde de ses œuvres. Une histoire véritable des arts montrerait combien de nouveautés, de prétendues découvertes et hardiesses ne sont que des déguisements du démon de la moindre action.

L’idée, la sensation, la soif de liberté se sont affirmées, prononcées d’autant plus nettement que le pouvoir s’est fait plus personnel dans son principe et plus administratif et impersonnel dans ses moyens et formes d’action. Quand il s’est tout concentré dans un individu, il devait, par conséquence, se munir d’un mécanisme de plus en plus réduit à la transmission et à l’exécution automatique des ordres venus du centre et de l’Unique.

Cela se fit en France au dix-septième siècle. C’était rendre une révolution non seulement désirable, mais concevable et possible. Toutes nos révolutions du siècle dernier ont eu pour condition nécessaire et suffisante la constitution centralisée du pouvoir, grâce à laquelle un minimum d’imagination et un minimum de force et de durée de l’effort donnent d’un coup toute une nation à celui qui entreprend l’aventure. Du jour où il apparût que s’emparer de deux ou trois immeubles et de quelques personnages suffisait à saisir le pays tout entier, l’ère des changements politiques par voie de violence soudaine et brève s’ouvrit. Le système créé par Richelieu et par Louis XIV autorisait et favorisait les imaginations à la Blanqui.

Mais ce n’est point là ce qui m’occupe à présent. Je songeais à ce qu’on nomme l’État, et dont je n’ai trouvé nulle part une explication qui me satisfît l’esprit.

Les juristes disent qu’il est une « personne morale », c’est-à-dire un mot et une convention qui évoquent et qui assemblent un certain nombre de capacités ou de facultés ; mais ces facultés elles-mêmes résultent nécessairement de la loi : or il n’est pas de loi sans État qui la fasse et la fasse obéir. Nous voici dans ce monde mythique si remarquable qui s’impose à toute vie collective, et qui inflige à toute vie individuelle les conséquences réelles et précises d’existences imaginaires ou nominales, qu’il est impossible de circonscrire, de décrire ou de définir.

Quelque jeune homme, un jour, me demandant des éclaircissements sur cette notion, je me trouvai dans l’embarras de lui répondre, car, d’une part, il me pressait ; de l’autre, je me sentais ma répugnance accoutumée à énoncer des propositions qui ne me satisfassent pas moi-même et à me servir de termes dont je ne vois pas le fond. Je ne sus enfin que lui proposer une recette-pour-concevoir-l’État, qui me vint sur le moment, et qui vaut ce qu’elle vaut.

Vous vous figurez bien, lui dis-je, un monarque absolu ? Un homme, mais qui peut bien des choses, et qui en détient beaucoup d’autres. Il possède tout le pays, en ce sens que tous les autres possédants ne possèdent que par la protection qu’il leur accorde, et lui payent tribut. Il peut enrichir, appauvrir, élever, abaisser les gens ; exiler, mettre à mort qui bon lui semble ; construire et détruire ; faire la guerre et la paix ; organiser, réglementer, permettre ou interdire… Il ne doit de comptes à personne… En somme, il est le seul homme total de son royaume, et s’il annonce : L’État, c’est moi, rien n’est plus clair, et vous entendez aisément ce qu’est l’État dans ce propos, car vous voyez un homme et vous constatez son action. Partons de cette image. Opérons à présent sur cette idée d’un homme tout-puissant. Retranchez tout ce qu’il a d’humain sans rien soustraire à sa puissance : supposez-le exempt de la vieillesse et de la mort : le temps n’a pas de prise sur lui :

Vainement pour les dieux il fuit d’un pas léger.

Ce n’est pas tout. Ôtez-lui maintenant toute sensibilité : cet immortel n’a pas besoin de cœur… Ni sens, ni cœur… Quant à l’esprit… Ma foi, je ne sais trop ce que peut être l’esprit de l’État ?

— Votre État est un monstre, me dit ce jeune homme. Nous ne vivons que de ce qu’il veut bien nous abandonner. Nos biens, nos vies, nos destinées, ce ne sont que des concessions précaires qu’il nous fait. Je comprends que des mouvements de délivrance répondent de temps à autre à l’inhumanité croissante du système. L’homme s’étonne et tremble devant lui comme il s’émerveille et s’émeut devant ces énormes machines qu’il a construites.

— Ajoutez ceci : si l’État est fort, il nous écrase. S’il est faible, nous périssons.

Certains individus délicats sont choqués par l’idée d’eux-mêmes qui est impliquée dans les harangues et les raisonnements politiques qu’on leur fait entendre. Il en est qui ne peuvent souffrir que le ton s’échauffe, et que l’on profère certains mots si augustes que l’usage leur en paraît indécent. Ils s’éloignent des partis qui le supportent, le pratiquent, en vivent : c’est-à-dire, de tous les partis.

Toute politique, même la plus grossière, suppose une idée de l’homme, car il s’agit de disposer de lui, de s’en servir, et même de le servir.

Qu’il s’agisse de partis ou de régimes ou d’hommes d’État, il serait peut-être instructif de chercher à extraire de leurs tactiques ou de leurs actes, les idées de l’homme qu’ils se firent ou qu’ils se font.

Je me demande s’il en est un seul qui ait pris le temps et la peine d’y réfléchir profondément, et je m’assure du contraire.

Je propose une autre recherche : étudier les variations de la liberté individuelle, depuis x années.

Il s’agirait d’examiner les lois successives : les unes accroissent, les autres restreignent le domaine des possibilités de chacun. À partir de tel jour, on ne peut plus être dentiste sans examen et diplôme. À telle date, tout le monde fut astreint au service militaire. À telle autre il fut permis de divorcer. Trente ans après, l’obligation de confesser au fisc tout ce que l’on gagne fut instituée. Vers 1820, c’était une toute autre confession qui fut requise.

On voit que le contour de notre domaine de libertés est fort changeant. J’ai grand peur que son aire n’ait fait que se rétrécir depuis un demi-siècle. C’est une peau de chagrin.

Mais il serait très injuste et très superficiel de ne considérer que les contraintes légales. L’homme moderne est l’esclave de la modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne à sa plus complète servitude. Le confort nous enchaîne. La liberté de la presse et les moyens trop puissants dont elle dispose nous assassinent de clameurs imprimées, nous percent de nouvelles à sensations. La publicité, un des plus grands maux de ce temps, insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, exploite l’arbre, le roc, le monument et confond sur les pages que vomissent les machines, l’assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l’enfant martyr.

Il y a aussi la tyrannie des horaires.

Tout ceci nous vise au cerveau. Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétition, de nouveauté et de crédulité. C’est là, qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres.


  1. Cet essai a paru en tête du recueil : La France veut la Liberté (1934).