Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Correspondance

La bibliothèque libre.
Texte établi par Eugène DaireGuillaumin (tome IIp. 782-836).


CORRESPONDANCE.


Lettre I. — À M. de Buffon[1], sur sa Théorie de la terre. (Octobre 1748.)

J’ai lu, monsieur, le projet imprimé de votre Histoire Naturelle. Il m’a fait le même plaisir qu’à tous ceux qui s’intéressent aux progrès des sciences, à l’utilité publique et à la gloire de la nation ; et il m’a inspiré la plus vive impatience de voir la sphère des connaissances humaines s’étendre encore par les nouvelles découvertes que vous y annoncez. Je m’empresserai, dès que votre livre paraîtra, de recueillir cette nouvelle moisson que vous offrez aux philosophes, en même temps que vous leur présentez le spectacle de toutes les richesses de la nature rassemblées par vos soins et par la magnificence du roi. Je vous avouerai même que ma curiosité n’a pu attendre la publication de ce grand ouvrage pour s’instruire plus en détail d’un objet si propre à la piquer. Comme vous en avez lu plusieurs morceaux à l’Académie et à vos amis, je suis parvenu à en connaître quelques-uns, ou du moins ce qu’ils contiennent. En même temps que j’ai admiré l’étendue, la fécondité, et presque toujours la sagacité de votre esprit, j’ai remarqué plusieurs choses qui ne m’ont point paru vraies, et je crois ne pouvoir mieux faire que de vous communiquer mes observations, lorsqu’il est encore temps d’en faire usage, si elles sont fondées. Si j’ai mal conçu vos sentiments, ma critique pourra vous paraître prématurée ; mais j’aime mieux en ce cas qu’elle le soit, que d’être tardive, si elle est juste. Je la soumets à vos lumières ; soyez juge entre vous et moi ; je ne souhaite rien tant que d’avoir tort. Au reste, assurez-vous que je ne publierai point cette lettre. L’intérêt que je prends à l’éclaircissement de la vérité et à la perfection de votre ouvrage en est l’unique motif.

Vous promettez pour les premiers volumes un discours sur la théorie de la terre, divisé en deux parties, dont l’une regarde la terre comme planète, et l’autre roule sur l’arrangement des parties du globe. Dans la première, vous essayez d’expliquer comment la terre et les planètes ont pu se former et recevoir le mouvement latéral qui les fait tourner autour du soleil. Vous supposez qu’une comète, en tombant obliquement dans cet astre, a pu en chasser de grosses masses de sa matière en fusion, lesquelles, arrondies par l’attraction mutuelle de leurs parties, ont été portées à des distances différentes du soleil relativement à leur masse et à la force qui leur a été imprimée. Si les planètes se meuvent autour du soleil toutes dans un même sens, si leurs distances sont relatives à leurs masses, vous pensez que c’en est la véritable cause.

Mais je demande, en premier lieu, pourquoi entreprenez-vous d’expliquer de pareils phénomènes ? Voulez-vous faire perdre à la philosophie de Newton cette simplicité et cette sage retenue qui la caractérisent ? Voulez-vous, en nous replongeant dans la nuit des hypothèses, justifier les cartésiens sur leurs trois éléments et sur leur formation du monde ?

En second lieu, d’où vient cette comète ? Était-elle renfermée dans la sphère d’attraction du soleil ? N’y était-elle pas ? Si elle n’y était pas, comment a-t-elle pu sortir de la sphère des autres étoiles et tomber au soleil, qui n’agissait point sur elle ? Si elle y était en repos, elle devait tomber perpendiculairement, et non obliquement ; elle devait y avoir été placée dans un temps déterminé, ou bien être tombée plus tôt, puisque, pour parcourir, en vertu de la pesanteur, un espace fini, il ne faut qu’un temps fini. Si elle y décrivait une courbe autour du soleil, elle avait donc reçu un mouvement latéral. Était-il plus difficile à Dieu de donner ce même mouvement aux planètes, que de l’imprimer à une comète pour le leur communiquer ? Votre explication est donc entièrement inutile.

Troisièmement, enfin, par quelle étrange inadvertance la contradiction manifeste qui s’y trouve a-t-elle pu vous échapper ? Vous savez que Newton a démontré qu’un corps poussé par un mouvement latéral, et attiré vers un centre en raison inverse du carré des distances, décrit autour de lui une ellipse dont, par conséquent, les deux extrémités de l’axe restent toujours à la même distance du foyer, puisque autrement ce serait une spirale et non une ellipse ; vous savez que les planètes suivent, dans chaque révolution, la même ligne qu’elles ont suivie dans la précédente, à une très-petite différence près, causée par leur action mutuelle, et qui n’empêche pas que leur aphélie et leur périhélie ne soient toujours à la même distance du soleil. Comment donc voulez-vous que les planètes soient sorties du corps même de cet astre, et qu’elles n’y retombent pas ? Quelle courbe ont-elles décrite pour s’en éloigner jusqu’à ce qu’elles se soient fixées dans leurs orbes ? Croyez-vous que la pesanteur puisse faire décrire successivement au même corps une spirale et une ellipse ? Ces réflexions me semblent assez claires, et plus que suffisantes pour démontrer l’impossibilité de votre système sur la formation de la terre et des autres planètes. — Je passe à la seconde partie du même discours concernant l’arrangement des parties du globe.

Vous prétendez que toute la masse de la terre a été autrefois couverte d’eau, et que les montagnes, avec les différents lits de pierres dont elles sont composées, ont été formées dans le fond de la mer ; c’est à cette cause que vous attribuez les coquillages et les poissons qu’on y rencontre si fréquemment.

Pour rendre raison d’une si étonnante révolution, vous avez recours au flux et reflux de la mer combiné avec le mouvement diurne de la terre sur son centre. En vertu de ces deux mouvements, la mer, dites-vous, doit toujours déposer sur ses rivages, du côté de l’orient, les terres qu’elle enlève du côté de l’occident, et par conséquent la terre et la mer ont dû changer de place dans la suite des temps.

La difficulté qui se présente la première contre ce système est tirée de l’excessive longueur de ce période. Vous rejetez cette longueur sur les six jours de la création, dont nous ignorons la durée. Je ne sais si la réponse satisfera tout le monde. Mais, outre cette difficulté, j’avoue que je ne connais pas bien comment le flux et le reflux de la mer a pu élever des montagnes à plus d’une lieue au-dessus de sa plus grande hauteur, car les volcans n’ont jamais pu élever celles dont les aiguilles sont disposées régulièrement, parmi lesquelles on ne peut nier qu’il n’y en ait de très-hautes. Il ne paraît point que la mer puisse agir où elle n’est pas, et sûrement elle n’a jamais été portée à plus d’une lieue au-dessus de sa surface ordinaire.

En supposant même le système réel, l’inspection du globe porterait plutôt à croire que le transport des terres se ferait d’orient en occident, et non pas d’occident en orient. Les côtes d’Amérique sur la mer du Nord sont beaucoup plus plates que celles de la mer du Sud et que celles de l’Europe. À prendre du sommet de la grande Cordilière, la pente est bien plus rapide du côté de la mer du Sud que du côté de celle du Nord ; le rivage est même si plat dans le golfe du Mexique, que les vaisseaux sont obligés de se tenir éloignés de terre de plusieurs lieues ; or, il est constant que la mer, en rongeant ses bords, doit nécessairement les rendre plus escarpés, et former une pente douce du côté opposé en s’en retirant peu à peu. — La Seine, vis-à-vis de Chaillot, peut nous donner une idée des opérations de la nature dans ce genre. Du côté du chemin de Versailles, l’eau est très-peu profonde, et on voit de grands attérissements qui s’avancent fort loin dans la rivière ; au contraire, les bords du côté de la plaine de Grenelle qu’elle ronge perpétuellement, sont presque perpendiculaires à sa surface.

Il est évident que la mer doit agir de la même façon. Par là votre système ne paraît pas s’accorder avec l’expérience.

Je relèverai encore une autre inattention qui se trouve dans le même discours. Vous calculez quel doit être, vu l’attraction que la terre exerce sur la lune, le flux et le reflux dans cette planète en cas qu’il y ait des mers, et vous en fixez la hauteur à quatre-vingts pieds environ. Vous n’avez pas songé que notre flux et notre reflux ne viennent que de la terre qui, par son mouvement journalier, présente successivement tous ses méridiens à la lune, et que la lune, au contraire, lui présente toujours la même face.

Telles sont, monsieur, les réflexions critiques que j’ai faites sur ce que j’ai pu apprendre de votre Histoire naturelle. Je vous donne le conseil que je donnerais à un ami qui me consulterait, et j’espère que vous ne serez point fâché que la connaissance de votre ouvrage soit parvenue si tôt jusqu’à moi. Elle n’a pu qu’augmenter l’opinion que j’avais conçue de vos talents et de vos lumières, dont je suis depuis longtemps l’admirateur.

Vous me permettrez de ne pas signer autrement. Résolu de garder l’incognito, je ne puis mieux me confondre dans la foule.


Lettre II. — À Madame de Graffigny, sur les Lettres péruviennes (1751)[2].

Madame, je ferai donc encore une fois auprès de vous le rôle de donneur d’avis : ce n’est pas sans rire un peu de moi-même ; mais vous le voulez, et le plaisir de vous obéir passe de beaucoup le ridicule de vous conseiller.

J’ai relu la Péruvienne. Zilia est une bien digne sœur de Cénie : je suis, comme Henri IV, pour le dernier que j’ai entendu. J’aimerais beaucoup mieux me faire honneur d’y découvrir à chaque instant les beautés nouvelles que je suis toujours étonné de n’y avoir pas encore admirées, que de m’amuser à en faire de mauvaises critiques. Mais vous ne demandez pas des éloges, ainsi je dois renoncer à me contenter.

Je réserve, suivant ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire, les critiques de détail pour les dernières, et je commence par vous communiquer les additions que j’imagine qu’on pourrait faire à l’ouvrage. Vous m’avez paru goûter la principale, qui est de montrer Zilia Française, après nous l’avoir fait voir Péruvienne ; Zilia jugeant, non plus suivant « es préjugés, mais comparant ses préjugés et les nôtres ; de lui faire envisager les objets sous un nouveau point de vue ; de lui faire remarquer combien elle avait tort d’être étonnée de la plupart des choses ; de lui faire détailler les causes de ces mesures tirées de l’antique constitution du gouvernement, et tenant à la distribution des conditions, ainsi qu’aux progrès des connaissances.

Cette distribution des conditions est un article bien important et bien facile à justifier, en montrant sa nécessité et son utilité. — Sa nécessité, parce que les hommes ne sont point nés égaux ; parce que leurs forces, leur esprit, leurs passions rompraient toujours entre eux l’équilibre momentané que les lois pourraient y mettre ; parce que tous les hommes naissent dans un état de faiblesse qui les rend dépendants de leurs parents, et qui forme entre eux des liens indissolubles. Les familles inégales en capacité et en force ont redoublé les causes d’inégalité ; les guerres des sauvages ont supposé un chef. — Que serait la société sans cette inégalité des conditions ? Chacun serait réduit au nécessaire, ou plutôt il y aurait beaucoup de gens qui n’en seraient point assurés. On ne peut labourer sans avoir des instruments et le moyen de vivre jusqu’à la récolte. Ceux qui n’ont pas eu l’intelligence, ou l’occasion d’en acquérir, n’ont pas le droit d’en priver celui qui les a mérités, gagnés, obtenus par son travail. Si les paresseux et les ignorants dépouillaient les laborieux et les habiles, tous les travaux seraient découragés, la misère serait générale. Il est plus juste et plus utile pour tous que ceux qui ont manqué ou d’esprit, ou de bonheur, prêtent leurs bras à ceux qui savent les employer, qui peuvent d’avance leur donner un salaire et leur garantir une part dans les produits futurs. Leur subsistance alors est assurée, mais leur dépendance aussi. Il n’est pas injuste que celui quia inventé un travail productif, et qui a fourni à ses coopérateurs les aliments et les outils nécessaires pour exécuter, qui n’a fait avec eux pour cela que des contrats libres, se réserve la meilleure part, que pour prix de ses avances il ait moins de peine et plus de loisir. Ce loisir le met à portée de réfléchir davantage, d’augmenter encore ses lumières ; et ce qu’il peut économiser sur la part, équitablement meilleure, qu’il doit avoir dans les produits, accroît ses capitaux, son pouvoir de faire d’autres entreprises.

Ainsi l’inégalité naîtrait et s’augmenterait même chez les peuples les plus vertueux et les plus moraux. Elle peut avoir, elle a eu le plus souvent beaucoup d’autres causes ; et l’on y retomberait par tous les moyens qu’on voudrait employer pour en sortir. — Mais elle n’est point un mal ; elle est un bonheur pour les hommes, un bienfait de celui qui a pesé avec autant de bonté que de sagesse tous les éléments qui entrent dans la composition du cœur humain. — Où en serait la société si la chose n’était pas ainsi, et si chacun labourait son petit champ ? — Il faudrait que lui-même aussi bâtit sa maison, fît seul ses habits. Chacun serait réduit à lui seul et aux productions du petit terrain qui l’environnerait. De quoi vivrait l’habitant des terres qui ne produisent point de blé ? Qui est-ce qui transporterait les productions d’un pays à l’autre ? Le moindre paysan jouit d’une foule de commodités rassemblées souvent de climats forts éloignés. Je prends le plus mal équipé : mille mains, peut-être cent mille, ont travaillé pour lui. — La distribution des professions amène nécessairement l’inégalité des conditions. Sans elle, qui perfectionnera les arts utiles ? Qui secourra les infirmes ? Qui étendra les lumières de l’esprit ? Qui pourra donner aux hommes et aux nations cette éducation tant particulière que générale qui forme les mœurs ? Qui jugera paisiblement les querelles ? Qui donnera un frein à la férocité des uns> un appui à la faiblesse des autres ? — Liberté !… je le dis en soupirant, les hommes ne sont peut-être pas dignes de toi ! — Egalité ! ils te désireraient, mais ils ne peuvent t’atteindre !

Que Zilia pèse encore les avantages réciproques du sauvage et de l’homme policé. Préférer les sauvages est une déclamation ridicule. Qu’elle la réfute ; qu’elle montre que les vices que nous regardons comme amenés par la politesse sont l’apanage du cœur humain ; que celui qui n’a point d’or est aussi avare que celui qui en a, parce que partout les hommes ont le goût de la propriété, le droit de la conserver, l’avidité qui porte à en accumuler les produits.

Que Zilia ne soit point injuste ; qu’elle déploie en même temps les compensations, inégale, à la vérité, mais toujours réelles, qu’offrent les avantages des peuples barbares. Qu’elle montre que nos institutions trop arbitraires nous ont trop souvent fait oublier la nature ; que nous avons été dupes de notre propre ouvrage ; que le sauvage, qui ne sait pas consulter la nature, sait souvent la suivre. Qu’elle critique, surtout la marche de notre éducation ; qu’elle critique notre pédanterie, car c’est en cela que l’éducation consiste aujourd’hui. On nous apprend tout à rebours de la nature. — Voyez le Rudiment ; on commence par vouloir fourrer dans la tête des enfants une foule d’idées les plus abstraites. Eux que la nature tout entière appelle à elle par tous les objets, on les enchaîne dans une place ; on les occupe de mots qui ne peuvent leur offrir aucun sens, puisque le sens des mots ne peut se présenter qu’avec les idées, et puisque ces idées ne nous sont venues que par degrés, en partant des objets sensibles. Mais encore on veut qu’ils les acquièrent sans avoir les secours que nous avons eus, nous que l’âge et l’expérience ont formés. On tient leur imagination captive ; on leur dérobe la vue des objets par laquelle la nature donne au sauvage les premières motions de toutes les choses, de toutes les sciences même, de l’astronomie, de la géométrie, des commencements de l’histoire naturelle. Un homme, après une très-longue éducation, ignore le cours des saisons, ne sait pas s’orienter, ne connaît ni les animaux, ni les plantes les plus communes. Nous n’avons point le coup d’œil de la nature. Il en est de même de la morale, les idées générales gâtent tout encore. On a grand soin de dire à un enfant qu’il faut être juste, tempérant, vertueux ; et a-t-il la moindre idée de la vertu ? Ne dites pas à votre fils : soyez vertueux, mais faites-lui trouver du plaisir à l’être ; développez dans son cœur le germe des sentiments que la nature y a mis. Il faut souvent plus de barrières contre l’éducation que contre la nature. Mettez-le dans les occasions d’être vrai, libéral, compatissant ; comptez sur le cœur de l’homme ; laissez ces semences précieuses de la vertu s’épanouir à l’air qui les environne ; ne les étouffez pas sous une foule de paillassons et de châssis de bois. Je ne suis point de ceux qui veulent rejeter les idées abstraites et générales : elles sont nécessaires ; mais je ne pense nullement qu’elles soient à leur place dans notre manière d’enseigner. Je veux qu’elles viennent aux enfants comme elles sont venues aux hommes, par degrés, et en s’élevant depuis les idées sensibles jusqu’à elles.

Un autre article de notre éducation, qui me paraît mauvais et ridicule, est notre sévérité à l’égard de ces pauvres enfants… Ils font Une sottise, nous les reprenons comme si elle était bien importante. Il y en a une multitude dont ils se corrigeront par l’âge seul, mais on n’examine point cela ; on veut que son fils soit bien élevé, et on l’accable de petites règles de civilité souvent frivoles, qui ne peuvent que le gêner, puisqu’il n’en sait pas les raisons. Je crois qu’il suffirait de l’empêcher d’être incommode aux personnes qu’il voit. Le reste viendra petit à petit. Inspirez-lui le désir de plaire, il en saura bientôt plus que tous les maîtres ne pourraient lui en apprendre. On veut encore qu’un enfant soit grave, on met sa sagesse à ne point courir, on craint à chaque instant qu’il ne tombe[3]. Qu’arrive-t-il ? on l’ennuie et on l’affaiblit. — Nous avons surtout oublié que c’est une partie de l’éducation de former le corps, et j’en sais bien la raison, elle tient à nos anciennes mœurs, à notre ancien gouvernement. Notre noblesse ignorante ne connaissait que le corps ; c’étaient les gens du peuple qui étudiaient ; c’était uniquement pour faire des prêtres et même des moines ; encore n’étaient-ce que des gens d’un certain âge et dont, par conséquent, les études pouvaient être conduites d’une manière plus grave. De là, on ne s’avisait d’apprendre que le latin ; ce fut alors toute l’éducation, parce que ce n’était pas des hommes que l’on voulait former, mais des prêtres, des gens capables de répondre aux examens que l’on exigeait d’eux. Encore aujourd’hui on étudie en philosophie, non pour être philosophe, mais pour passer maître ès arts.

Qu’est-il arrivé de là ? C’est que quand la noblesse a voulu étudier, elle a étudié selon la forme des collèges établis ; et elle n’a souvent fait que se dégoûter de l’étude.

J’en sais encore une seconde raison ; c’est que les règles générales sont commodes pour les sots et les paresseux ; c’est qu’il faudrait étudier la nature et suivre à la piste le développement d’un caractère pour l’éducation que je demande. — Que résulte-t-il encore de tout cela ? que, dans tous les genres, nous avons étouffé l’instinct, et que le sauvage le suit sans le connaître ; il n’a pas assez d’esprit pour s’en écarter. Cependant l’éducation est nécessaire, et l’on s’en aperçoit avant qu’on ait pu apprendre l’art ; on se fait des règles sur de faux préjugés ; ce n’est qu’après bien du temps, qu’en consultant la nature, on acquiert sur le sauvage l’avantage de l’aider, et on se délivre de l’inconvénient de la contredire.

Sur cet article de l’abandon de la nature que nous avons à nous reprocher, on peut rapporter mille préjugés, mille lois d’une fausse bienséance, d’un honneur faux, qui étouffe si souvent les plus tendres sentiments de notre cœur. Combien d’erreurs, combien de malheurs ne naissent-ils pas d’un principe aussi funeste en morale qu’en métaphysique ! Je parle encore de ces idées générales dont les hommes sont les dupes, qui sont vraies parce qu’elles sont venues de la nature, mais qu’on embrasse avec une raideur qui les rend fausses, parce qu’on cesse de les combiner avec les circonstances. On prend pour absolu ce qui n’est que l’expression d’un rapport. Combien de fausses vertus, combien d’injustices et de malheurs, doivent leur origine aux préjugés orgueilleux introduits par l’inégalité des conditions ! Et je dis combien de malheurs pour les gens de la condition la plus élevée. Combien, en général, les vertus factices n’ont-elles pas causé d’autres maux ! Ces comparaisons de l’homme sauvage et de l’homme policé peuvent amener une foule d’idées moins désagréables, moins abstraites que celles-ci, sur lesquelles je me suis beaucoup trop étendu.

Mais cette quantité même d’idées, si vous voulez vous y livrer, et quand vous n’en adopteriez qu’une partie, seront un embarras pour la construction du roman. — Quoique les Lettres péruviennes aient le mérite des Lettres persanes, d’être des observations sur les mœurs et de les montrer sous un nouveau jour, elles y joignent encore le mérite du roman, et d’un roman très-intéressant. Et ce n’est pas un de leurs moindres avantages que l’art avec lequel ces deux buts différents sont remplis sans faire tort l’un à l’autre. C’est donc une nécessité absolue, si l’on y veut ajouter beaucoup de morale, d’allonger le roman, et j’avouerai qu’indépendamment de cette nécessité, je pense que quelques changements n’y feraient point mal.

La lecture du roman ne me laisse point satisfait. Je m’intéresse d’abord à Aza ; on me le représente ensuite sous les couleurs odieuses de l’infidélité, du moins je vois que Zilia elle-même en est persuadée. Je m’intéresse ensuite à Déterville, et je vois son bonheur immolé à un caprice de Zilia. — Que Déterville, amant de Zilia, eût immolé son amour au plaisir de la voir heureuse ; qu’il eût cédé aux droits qu’avait Aza sur son cœur ; qu’il fût devenu l’ami de l’un et de l’autre, alors il eût trouvé dans sa vertu la récompense d’avoir sacrifié un amour que sa vertu même rendait sans espérance. Mais que des désirs qui n’offensent en rien la générosité la plus pure trouvent dans les idées de fidélité un obstacle insurmontable, que Zilia nous dise avec emphase que l’infidélité d’Aza ne la dégage point de ses serments, j’appelle cela des héroïnes à la Marmontel, ou, si vous voulez une comparaison plus digne de vous, à la Corneille. Encore, si elle ne donnait d’autres raisons que le trait qui reste dans son cœur, alors elle me laisserait délie une haute idée ; je respecterais ses douleurs. Mais faire de ce sentiment un principe et un devoir, c’est dire une chose fausse, et le faux n’intéresse point. Le sentiment touche, les principes d’ostentation n’éblouissent que les sots ; cette ostentation n’est que la coquetterie de la vertu. Qui peut donc vous obligera rendre Aza infidèle à Zilia ? Vous êtes la maîtresse de le faire son parent au degré qu’il vous plaira ; j’ose dire même que, par égard pour nos mœurs, vous devez nous épargner toute idée d’inceste dans l’amour de Zilia. N’y a-t-il pas tous les jours des dispenses de Rome pour épouser son cousin germain ? Aza n’évite donc pas le reproche d’infidélité, et, comme vous dites vous-même, les charmes de son Espagnole ont beaucoup d’influence sur ses scrupules : voilà précisément ce qui est odieux.

Je sais bien que vous avez voulu faire le procès aux hommes, en élevant la constance des femmes au-dessus de la leur ; cela me rappelle le lion de la fable, qui voyait un tableau où un homme terrassait un lion : « Si les lions savaient peindre, dit-il, les hommes n’auraient pas le dessus. »

Vous qui savez peindre, vous voulez donc les abaisser à leur tour ; mais, au fond, je ne vous conseillerais pas de gâter votre roman pour la gloire des femmes, elle n’en a pas besoin. D’ailleurs, il n’en sera ni plus ni moins, et la chose demeurera toujours à peu près égale pour les deux sexes ; dans l’un et dans l’autre, très-peu de personnes ont assez de ressources et dans l’esprit et dans le cœur pour résister aux dégoûts, aux petites discussions, aux tracasseries qui naissent si aisément entre les gens qui vivent toujours ensemble. — À l’égard des infidélités, je me persuade que les femmes en sont plus éloignées que les hommes par la pudeur que leur inspirent l’éducation et les mœurs publiques. J’aimerais qu’Aza ne fut que proche parent de Zilia. On peut, si vous êtes attachée à l’idée de donner à Zilia une supériorité sur lui, on peut le faire toujours amoureux de son Espagnole, et les charmes de Zilia en triompheraient. Cette infidélité, fondée sur le désespoir de revoir Zilia, ne serait point assez choquante pour rendre Aza odieux, et suffirait pour servir d’ombre à la constance de Zilia. Je voudrais donc qu’Aza épousât Zilia ; que Déterville restât leur ami, et trouvât dans sa vertu le dédommagement du sacrifice de son amour, en reconnaissant les droits d’Aza antérieurs aux siens. Si vous donnez lieu au développement de la tendresse d’Aza, ne justifierez-vous pas mieux le choix de Zilia ? Car c’est encore une chose que les lecteurs aiment beaucoup de s’intéresser immédiatement aux gens, et non pas seulement sur la parole d’autrui. Ne pourrait-on pas même mettre quelquefois dans la bouche d’Aza une partie de cette apologie des hommes policés dont nous avons parlé, et la tendresse inquiète de Zilia ne pourrait-elle pas en tirer un sujet de jalousie et de plaintes ? Le plus difficile serait de trouver moyen d’allonger le roman et de retarder le mariage d’Aza, afin de donner à tous deux le temps de s’écrire. Lui envoyer chercher ses dispenses à Rome, aurait peut-être l’air d’être fait exprès pour la commodité de l’auteur. On pourrait au moins y supposer du retard, ou bien supposer des affaires qui rappelleraient et retiendraient Aza en Espagne pour l’intérêt de ses compatriotes du Pérou ; ou des obstacles aux dispenses de la part de l’Espagne, soit par la crainte du crédit de Zilia sur le cœur d’un amant qui est, comme elle, de la famille des Incas, soit par d’autres raisons de politique. Les dispenses même pourraient être fort difficiles à obtenir à cause de la différence de religion. Tout cela pourrait donner à Aza le temps de converser avec Zilia, et le mettre dans l’obligation d’aller lui-même chercher ses dispenses à Rome. Ne peut-on pas imaginer des oppositions de l’Espagnole qui aimerait Aza, et qui agirait auprès du pape ? Toutes ces difficultés ne seraient-elles point pour des Américains un sujet de réflexions sur ce qui est, en soi et devant Dieu, innocence ou crime, et sur ce que des dispenses y peuvent changer ?

Il n’est pas nécessaire de dire qu’il faudrait beaucoup d’art pour conserver parmi tant d’observations et de tableaux toute la chaleur de l’intérêt ; je ne le crois cependant pas impossible à l’auteur de Cénie. Il y a même bien des réflexions utiles sur nos mœurs que Zilia pourrait lier à l’intérêt de sa tendresse. Ne pourrait-elle point, par exemple, se peindre à elle-même le bonheur dont elle jouirait avec Aza, et cela n’amènerait-il pas des réflexions sur le mariage ? — Il y a longtemps que je pense que notre nation a besoin qu’on lui prêche le mariage et le bon mariage. Nous faisons les nôtres avec bassesse, par des vues d’ambition ou d’intérêt ; et comme par cette raison il y en a beaucoup de malheureux, nous voyons s’établir de jour en jour une façon dépenser bien funeste aux États, aux mœurs, à la durée des familles, au bonheur et aux vertus domestiques. On craint les liens du mariage, on craint les soins et la dépense des enfants. Il y a bien des causes de cette façon de penser, et ce n’est point ici le lieu de les détailler. Mais il serait utile à l’État et aux mœurs qu’on s’attachât à réformer là-dessus les opinions, moins par raisonnement que par sentiment, et assurément on ne manquerait point de choses à dire : c’est la nature qui amène le mariage, c’est elle qui ajoute à l’attrait du plaisir l’attrait plus sensible encore de l’amour, parce que, l’homme ayant longtemps besoin de secours, il fallait que le père et la mère fussent unis par un lien durable pour veiller à l’éducation de leurs enfants. C’est cette même nature qui, par la sage providence du souverain Être, donne aux animaux une tendresse maternelle qui dure précisément jusqu’au temps où cessera le besoin des petits. C’est elle qui rend leurs caresses si agréables à leurs parents. Zilia pourrait, sans doute, s’étendre sur le bonheur qu’elle se promet avec Aza ; elle pourrait avoir vu Céline jouant avec ses jeunes enfants, envier la douceur de ces plaisirs si peu goûtés par les gens du monde ; elle pourrait, et ce serait encore un article relatif à la comparaison de l’homme policé et de l’homme sauvage, reprendre ce vice de nos mœurs. On rougit de ses enfants, on les regarde comme un embarras, on les éloigne de soi, on les envoie dans quelque collège ou au couvent pour en entendre parler le moins qu’on peut. C’est une réflexion vraie que les liens de la société naturelle des familles ont perdu de leur force à mesure que la société générale s’est étendue : la société a gêné la nature, on a ôté à sa famille pour donner au public. Ce n’est pas que cette société générale ne soit précieuse à bien des égards, et qu’elle ne puisse même un jour détruire les préjugés qu’elle a établis : cela est tout simple ; le premier effet de la société est de rendre les particuliers esclaves du public ; le second est d’enhardir toutle monde à juger par soi-même ; on se tâte ; les plus courageux se hasardent à dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas ; et à la longue la voix du public devient la voix de la nature et de la vérité, parce qu’à la longue elle devient le jugement du plus grand nombre. Mais d’abord chacun déguise son avis par la crainte que les uns ont des autres.

Je voudrais aussi que Zilia traitât un peu de l’abus dont je viens de parler ; de la manière dont on fait les mariages sans que les époux qu’on engage se connaissent, uniquement sur l’autorité des parents, qui ne se déterminent que par la fortune de rang ou d’argent, ou de rang que l’on espère bien qui se traduira un jour en argent ; au point qu’un propos qui se tient tous les jours : il a fait une sottise, un mariage d’inclination, a dû beaucoup surprendre Zilia. Ce qu’elle dit à l’occasion de la mère de Céline a bien quelque rapport à cette matière, mais je crois qu’on ne peut trop y revenir, et qu’on s’en occupera longtemps avant de corriger les hommes sur cet article.

Je sais que les mariages d’inclination même ne réussissent pas toujours. Ainsi, de ce qu’en choisissant on se trompe, on conclut qu’il ne faut pas choisir. La conséquence est plaisante.

Cette réflexion me conduit à un autre article bien important pour le bonheur des hommes, dont je souhaiterais que Zilia parlât. Je voudrais approfondir les causes de l’inconstance et des dégoûts entre les gens qui s’aiment. Je crois que, quand on a un peu vécu avec les hommes, on s’aperçoit que les tracasseries, les humeurs, les picoteries sur des riens, y mettent peut-être plus de trouble et de divisions que les choses sérieuses. Il est déplorable de voir tant de divisions et tant de personnes malheureuses précisément pour des riens. Combien d’aigreurs naissent sur un mot, sur l’oubli de quelques égards ! Si l’on pesait dans une balance exacte tant de petits torts, si l’on se mettait à la place de ceux qui les ont, si l’on pensait combien de fois on a eu soi-même des mouvements d’humeur, combien on a oublié de choses !… Un mot dit au désavantage de notre esprit suffit pour nous rendre irréconciliables, et cependant combien de fois nous sommes-nous trompés en pareille matière ! Combien de gens d’esprit que nous avons pris pour des sots ! et pourquoi d’autres n’auraient-ils pas le même droit que nous ? — Mais leur amour-propre leur fait trouver du plaisir à se préférer à nous. — De bonne foi, sans notre amour-propre, en serions-nous si choqués ? L’orgueil est le plus grand ennemi de l’orgueil ; ce sont deux ballons enflés qui se repoussent réciproquement : excusons celui d’autrui et craignons le nôtre. La nature, en formant les hommes si sujets à l’erreur, ne leur a donné que trop de droits à la tolérance. Eh ! pourquoi ce qui nous regarde en sera-t-il excepté ? Voilà le mal, c’est qu’il est très-rare de se juger équitablement, c’est que presque personne ne se pèse avec les autres. Nous sentons les moindres piqûres qu’on nous fait, cela doit être dans le premier mouvement et chacun pour soi ; mais je voudrais qu’après ce premier mouvement, on convînt qu’on a tort, du moins qu’on n’exigeât pas que les autres convinssent du leur, s’ils l’ont. Et il est très-commun que l’on ait tort des deux côtés, au moins celui de se fâcher.

Qu’il faut d’adresse pour vivre ensemble, pour être complaisant sans s’avilir, pour reprocher sans dureté, pour corriger sans empire, pour se plaindre sans humeur ! — Les femmes surtout, qu’on instruit à croire que tout leur est dû, ne peuvent souffrir la contradiction ; c’est, de toutes les dispositions d’esprit, la plus propre à se rendre malheureux et tous ceux avec qui l’on vit. Rien au monde n’est plus triste que de songer toujours aux égards qu’on nous doit ; c’est le vrai moyen d’être insupportable, c’est faire aux autres un fardeau de ces égards qu’on désire : on ne se plaît à les rendre que quand ils ne sont point exigés. Le meilleur conseil qu’on puisse donner aux gens qui vivent ensemble, est de s’avertir toujours de tous les sujets de plaintes qu’ils peuvent se donner ; cela arrête dans leur source toutes les tracasseries qui deviennent si souvent des haines. — Mais il faut le faire avec la confiance la plus entière, s’accoutumer à se condamner de bonne foi, à s’examiner et se juger avec une entière impartialité. Je ne parle pas d’assaisonner les plaintes par les tours les plus agréables, par un mélange de louanges et de tendresse. Que cet art est difficile ! Faute de se rendre propre à l’exercer, on n’ose jamais entrer en explication, ou on ne le fait que quand l’humeur retrace les défauts de son ami, et c’est le seul moment où l’on soit incapable d’y porter la grâce et la bonté qui permettent de tout dire, de tout supporter, qui aident à tout concilier. C’est, au contraire, se faire une arme dangereuse des instruments inventés pour sauver et pour guérir : ce qu’il faut surtout éviter, est de parler aux gens de ce qui nous blesse dans le moment où nous en sommes piqués, et il importe de commencer par laisser évanouir son humeur avant d’entrer en éclaircissement. Il est vrai que, de quelque adresse que l’on use pour adoucir les reproches, il y a des personnes qui ne savent pas les recevoir ; des avis leur paraissent des gronderies ; ils imaginent toujours voir dans celui qui les leur donne une affectation de supériorité et d’autorité que leur cœur repousse ; et il faut avouer que c’est aussi un défaut des donneurs d’avis. J’ai souvent vu des personnes qui disaient pour toute réponse : Je suis fait comme cela, et je ne changerai pas. Ce sont des gens dont l’amour-propre embrasse leurs défauts même, qui se les incorporent et qui les chérissent autant qu’eux. Cette mauvaise disposition vient peut-être de la manière dont on nous a donné des avis dans l’enfance, toujours sous la forme de reproche, de correction, avec le ton d’autorité, souvent de menace. De là, une jeune personne, en sortant de la main de ses maîtres ou de ses parents, met tout son bonheur à n’avoir à rendre compte de sa conduite à personne ; l’avis le plus amical lui paraît un acte d’empire, un joug, une continuation d’enfance : eh ! pourquoi ne pas accoutumer les enfants à écouter les avis avec douceur, en les donnant sans amertume ? Pourquoi employer l’autorité ? Je voudrais qu’on fît sentir réellement à un enfant que c’est par tendresse qu’on le reprend ; et comment le lui faire sentir, si ce n’est par la douceur ? Que je veux de mal à Montaigne d’avoir en quelques endroits blâmé les caresses que les mères font aux enfants ! Qui peut en savoir plus qu’elles ? C’est la loi que la nature a établie, c’est l’instinct que la Providence leur a donné elle-même ; malheur à quiconque prétend en savoir plus qu’elle ! C’est l’assaisonnement que la raison apprend à joindre aux instructions, quand on veut qu’elles améliorent. On ignore apparemment que les caresses d’une mère courageuse inspirent le courage, qu’elles sont le plus puissant véhicule pour faire passer dans une âme toutes sortes de sentiments.

Bien loin de me plaindre des caresses qu’on fait aux enfants, je me plaindrai bien plus de ce qu’on en ignore toute la force, de ce qu’on laisse inutile un instrument si puissant ; je me plaindrai surtout de ce que l’éducation n’est chez nous, la plupart du temps, qu’un amas de règles très-frivoles pour enseigner des choses très-frivoles. Combien ne serait-il pas à propos d’apprendre aux enfants cet art de se juger eux-mêmes, de leur inspirer cette impartialité qui bannit de la société, sinon l’humeur, du moins les brouilleries qu’occasionne l’humeur ! Combien les hommes ne seraient-ils pas plus heureux s’ils avaient acquis, dès l’enfance, cette adresse à donner des avis, cette docilité à les recevoir et à les suivre dont j’ai parlé ! On croit que l’éducation est impuissante à donner cette attention perpétuelle sur soi-même, et surtout cette tranquille impartialité qui semble l’effet d’un don de la nature et de la proportion la plus heureuse entre les humeurs. On connaît bien peu la force de l’éducation ; et j’en dirai une des raisons, c’est qu’on se contente de donner des règles quand il faudrait faire naître des habitudes. Voyez la puissance de l’éducation publique et de ce que le président de Montesquieu appelle les mœurs : combien elle l’emporte sur tous les préceptes ; combien elle règne sur les rois ; à quel point elle dicte les lois ! Qu’on voie Lacédémone et les mœurs que Lycurgue sut y faire observer ; qu’on voie les bizarreries que la coutume et l’opinion conservent aux Indes ; qu’on voie le préjugé, qui n’a de force que celle de l’éducation, triompher des mouvements les plus impétueux de l’amour, et faire même sacrifier la vie ; qu’on voie les hommes embrasser dans tous les temps de fausses vertus, les plus contraires à la nature, tant est puissant l’empire de l’opinion ! tant est solide la chaîne dont tous les hommes se lient les uns aux autres ! Quoi ! cet empire perdrait-il de sa force en appuyant le règne de la vertu ? Quoi ! on aura pu persuader aux femmes malabares de se brûler après la mort de leurs maris, et on ne persuadera point aux hommes d’être justes, doux, complaisants ! Quoi ! cette force qui lutte avec tant de violence, qui surmonte avec tant de supériorité la pente de notre cœur, ne pourra la seconder ! Erreur et lâcheté ! Je crois que la nature a mis dans le cœur de tous la semence de toutes les vertus, qu’elles ne demandent qu’à éclore ; que l’éducation, mais une éducation bien adroite, peut les développer et rendre vertueux le plus grand nombre des hommes. Je crois même qu’on peut l’espérer des progrès de la raison. Je sais que ces progrès ne peuvent être bien rapides ; je sais que le genre humain se traîne avec lenteur pour faire les moindres pas ; je sais qu’il faudrait commencer par apprendre aux parents à donner cette éducation et à en sentir la nécessité : chaque génération doit en apprendre un peu, et c’est aux livres à être ainsi les précepteurs des nations. Et vous, madame, qui êtes si zélée pour le bonheur de l’humanité, qui peut mieux travailler que vous à répandre ces maximes ? Elles ne sont pas entièrement inconnues. On commence, dans notre siècle, à les entrevoir, à leur rendre justice, et même à les aimer. On ne sait point encore les inspirer. Quelle maladresse dans l’éducation sur cet article important, et combien il serait aisé de faire pénétrer les sentiments de compassion, de bienveillance dans le cœur des enfants ! Mais les pères sont indifférents, ou sans cesse occupés d’un petit détail d’intérêts. J’ai vu des parents qui enseignaient à leurs enfants que rien n’était si beau que de faire des heureux : je les ai vus rebuter leurs enfants qui leur recommandaient quelques personnes ; ils en étaient importunés. Les sollicitations pouvaient être en faveur de gens peu dignes, mais il ne fallait pas songer à ce mal particulier ; il fallait, bien loin d’intimider leur jeune sensibilité, les encourager, faire sentir la peine qu’on avait à les refuser, et la nécessité à laquelle on se trouvait réduit de le faire. Mais on ne songe qu’au moment présent. On leur reproche encore d’avoir été dupes dans leurs libéralités, comme s’ils ne s’en corrigeaient pas assez tôt. C’est l’avarice des parents qui fait ce reproche, et souvent celle des domestiques qui environnent un enfant, et qui, parce qu’ils sont avares, ne souffrent rien plus impatiemment que les libéralités qu’on ne leur fait pas, qui même ont souvent la bassesse de croire que ceux qui leur donnent sont leurs dupes. Ainsi l’on resserre le cœur et l’esprit d’un enfant. Je voudrais, et qu’on évitât d’exciter chez eux une mauvaise honte de faire le bien, et qu’on ne crût pas les y engager par les louanges : elles rebutent un enfant timide ; elles lui font sentir qu’on l’observe, et le font rentrer en lui-même ; c’est le comble de l’adresse de les placer à propos. Qu’on leur fasse chercher et saisir les occasions d’être secourables ; car c’est un art qui peut et doit s’apprendre, et faute duquel on en perd mille occasions. Je ne parle pas même de la délicatesse avec laquelle on doit ménager les malheureux qu’on soulage, et pour laquelle la bonté naturelle seule, indépendamment de l’usage du monde, ne suffit pas. Mais surtout le grand point de l’éducation, c’est de prêcher d’exemple. Le gros de la morale est assez connu des hommes ; mais toutes les délicatesses de la vertu sont ignorées du grand nombre : ainsi, la plupart des pères donnent, sans le savoir, et même sans le vouloir, de très-mauvais exemples à leurs enfants.

En général, je vois qu’ils leur prêchent leurs défauts comme des vertus ; je vois que partout la première leçon qu’on donne aux enfants, c’est d’être économes et de mépriser les domestiques, parce que les parents regardent ce|a comme une vertu.

On pourrait encore parler sur l’abus de la capitale qui absorbe les provins ces ; et sur la manière pacifique de conquérir que déployaient les Incas en proposant aux peuples étrangers leurs sciences, leurs arts, leurs lois, l’abondance qu’ils avaient fait naître[4]


Lettre III. — À M. de Voltaire. (Paris, 24 août 1761.)

Depuis que j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, monsieur, un changement qui me concerne a eu lieu ; et j’ai le malheur d’être intendant. Je dis le malheur ; car, dans ce siècle de querelles, il n’y a de bonheur qu’à vivre philosophiquement entre l’étude et ses amis.

C’est à Limoges qu’on m’envoie. J’aurais beaucoup mieux aimé Grenoble, qui m’aurait mis à portée de faire de petits pèlerinages à la chapelle de Confucius, et de m’instruire avec le grand-prêtre. Mais votre ami, M. de Choiseul, a jugé que, pour remplir une place aussi importante, j’avais encore besoin de quelques années d’école : ainsi je n’espère plus vous voir de longtemps, à moins que vous ne reveniez fixer votre séjour à Paris, chose que je désire plus que je n’ose vous la conseiller.

Vous n’y trouveriez sûrement rien qui vaille votre repos, rem prorsus substantialem, disait le très-sage Newton. Vous jouissez de la gloire comme si vous étiez mort, et vous vous réjouissez comme un homme bien vivant : sans être à Paris, vous l’amusez, vous l’instruisez, vous le faites rire ou pleurer selon votre bon plaisir. C’est Paris qui doit aller vous chercher.

Je vous remercie d’avoir pensé à moi pour me proposer de souscrire à l’édition que vous préparez des œuvres du grand Corneille ; et j’ai en même temps bien des excuses à vous faire d’avoir tant tardé à vous répondre : d’abord le désir de rassembler un plus grand nombre de souscriptions ; ensuite les devoirs du premier moment de l’intendance, et sur le tout un peu de paresse à écrire des lettres, ont été les causes de ce retardement. J’en suis d’autant plus fâché que je n’ai à vous demander qu’un petit nombre d’exemplaires, la plus grande partie de mes amis ayant souscrit de leur côté.

Au reste, vous ne devez pas douter que le public ne s’empresse de concourir à votre entreprise. Indépendamment de 1 intérêt que le nom du grand Corneille doit exciter dans la nation, les réflexions que vous promettez rendront votre édition infiniment précieuse. J’ai cependant appris avec peine de M. d’Argental que vous ne comptez en donner que sur les pièces restées au théâtre. Je sens (pie vous avez voulu éviter les occasions de critiquer trop durement Corneille en élevant un monument à sa gloire. Mais je crois que vous auriez pu balancer avec ménagement ses beautés et ses fautes, sans vous écarter du respect dû à sa mémoire, et que la circonstance prescrit d’une manière encore plus impérieuse : vous avez fait des choses plus difficiles, et je pense que l’examen approfondi des pièces mêmes qu’on ne joue plus, serait une chose utile aux lettres, et surtout aux jeunes gens qui se destinent à l’art. Votre analyse leur apprendrait à distinguer les défauts qui naissent du sujet de ceux qui tiennent à la manière de le traiter. Vous leur indiqueriez les moyens d’en éviter quelques-uns, de pallier les autres : vous leur feriez envisager les sujets manques sous de nouvelles faces, qui leur feraient découvrir des ressources pour les embellir.

L’arrêt du Parlement sur les jésuites, et le réquisitoire qui l’a provoqué, ne vous ont-ils pas réconcilié avec Me Omer[5] ?

Vous allez être bien unis :
Tous deux vous forcez des murailles,
Tous deux vous gagnez des batailles
Contre les mêmes ennemis.

La cour est embarrassée du parti qu’elle prendra. Pour moi, je voudrais qu’on fît à ces pauvres Pères le bien de les renvoyer chacun dans sa famille avec une pension honnête et un petit collet. Il y en a si peu de profès, que les économats ne seraient pas fort surchargés ; les particuliers seraient heureux, le corps n’existerait plus, et l’État serait tranquille.

Adieu, monsieur, je vous réitère toutes mes excuses, et vous prie d’être persuadé que personne n’est, avec un attachement plus vrai, votre très-humble, etc.


Lettre IV. — À M. de C…, sur le livre de l’Esprit. (Limoges, ce…[6].)

Comme je ne crois pas, monsieur, que vous fassiez jamais un livre de philosophie sans logique, de littérature sans goût, et de morale sans honnêteté, je ne vois pas que la sévérité de mon jugement sur le livre de l’Esprit puisse vous effrayer[7]

Il fait consister tout l’art des législateurs à exalter les passions, à présenter partout le tableau de la volupté comme le prix de la vertu, des talents, et surtout de la bravoure ; car on dirait qu’il ne voit de beau que les conquêtes[8].

Je conviens avec vous que ce livre est le portrait de l’auteur. Mais ôtez ce mérite, et celui de quelques morceaux écrits avec une sorte d’éloquence poétique assez brillante, quoique ordinairement mal amenée, et le plus souvent gâtée par quelques traits de mauvais goût, j’avoue que je ne lui en vois guère d’autres. Il me paraît écrit et fait avec la même incohérence qui était dans la tête d’Helvétius. Malgré un appareil affecté de définitions et de divisions, on n’y trouve pas une idée analysée avec justesse, pas un mot défini avec précision. Même dans les bons mots dont il a farci son ouvrage, il est rare que le trait ne soit manqué ou gâté par de fausses applications et des paraphrases qui en émoussent toute la finesse ou l’énergie. On prétend qu’il a dit le secret de bien des gens. Je suis fâché qu’il ait dit celui de Mme de B…. J’avais toujours cru que ce mot était de Mme du Deffant, à laquelle il paraissait appartenir de droit.

Je sais qu’il y a beaucoup de passablement honnêtes gens qui ne le sont qu’à la manière ou d’après les principes du livre de l’Esprit, c’est-à-dire d’après un calcul d’intérêt. J’ai sur cela plusieurs choses à remarquer. Pour que ce fût un mérite dans ce livre, il faudrait que l’auteur se fût attaché à prouver que les hommes ont un intérêt véritable à être honnêtes gens, ce qui était facile. Mais il semble continuellement occupé à prouver le contraire. Il répand à grands flots le mépris et le ridicule sur tous les sentiments honnêtes et sur toutes les vertus privées : par la plus lourde et la plus absurde des erreurs en morale, et même en politique ; il veut faire regarder ces vertus comme nulles, pour ne vanter que de prétendues vertus publiques beaucoup plus funestes aux hommes qu’elles ne peuvent leur être utiles. Partout il cherche à exclure l’idée de justice et de morale. Il confond avec les cagots et les moralistes hypocrites ceux qui s’occupent de ces minuties : jamais du moins on ne le voit fonder sa morale sur la justice, et il n’a pas un mot qui tende à prouver que la justice envers tous est l’intérêt de tous, qu’elle est l’intérêt de chaque individu comme celui des sociétés. D’après cette fausse marche et ces très-faux principes, il établit qu’il n’y a pas lieu à la probité entre les nations, d’où suivrait que le monde doit être éternellement un coupe-gorge ; en quoi il est bien d’accord avec les panégyristes de Colbert. Nulle part il ne voit que l’intérêt des nations n’est autre que l’intérêt même des individus qui les composent. Nulle part il ne s’appuie sur une connaissance approfondie du cœur humain ; nulle part il n’analyse les vrais besoins de l’homme, qu’il semble ne faire consister que dans celui d’avoir des femmes ; il ne se doute nulle part que l’homme ait besoin d’aimer. Mais un homme qui aurait senti ce besoin n’aurait pas dit que l’intérêt est l’unique principe qui fait agir les hommes. Il eût compris que, dans le sens où cette proposition est vraie, elle est une puérilité, et une abstraction métaphysique d’où il n’y a aucun résultat pratique à tirer, puisqu’alors elle équivaut à dire que l’homme ne désire que ce qu’il désire. — S’il parle de l’intérêt réfléchi, calculé, par lequel l’homme se compare aux autres et se préfère, il est faux que les hommes même les plus corrompus se conduisent toujours par ce principe. Il est faux que les sentiments moraux n’influent pas sur leurs jugements, sur leurs actions, sur leurs affections. La preuve en est qu’ils ont besoin d’efforts pour vaincre leur sentiment lorsqu’il est en opposition avec leur intérêt. La preuve en est qu’ils ont des remords. La preuve en est que cet intérêt qu’ils poursuivent aux dépens de l’honnêteté est souvent fondé sur un sentiment honnête en lui-même et seulement mal réglé. La preuve en est qu’ils sont touchés des romans et des tragédies ; et qu’un roman, dont le héros agirait conformément aux principes d’Helvétius, je dis à ceux qu’il expose, leur déplairait beaucoup. Ni nos idées, ni nos sentiments ne sont innés ; mais ils sont naturels, fondés sur la constitution de notre esprit et de notre âme, et sur nos rapports avec tout ce qui nous environne.

Je sais qu’il y a des hommes très-peu sensibles et qui sont en même temps honnêtes, tels que Hume, Fontenelle, etc. ; mais tous ont pour base de leur honnêteté la justice, et même un certain degré de honte. Aussi reproché-je bien moins à Helvétius d’avoir eu peu de sensibilité, que d’avoir cherché à la représenter comme un bêtise ridicule, ou comme un masque d’hypocrite ; de n’avoir parlé que d’exalter les passions, sans fixer la notion d’aucun devoir et sans établir aucun principe de justice.

Les honnêtes gens qui ne sont honnêtes que suivant les principes qu’il étale dans son livre sont certainement très-communs. Ce sont ceux que M. le chancelier[9] appelle des gens d’esprit.

J’oubliais encore l’affectation avec laquelle il vous raconte les plus grandes horreurs de toute espèce, les plus horribles barbaries, et toutes les infamies de la plus vile crapule, pour déclamer contre les moralistes hypocrites ou imbéciles qui en font, dit-il, l’objet de leurs prédications, sans voir que ce sont des effets nécessaires de telle ou telle législation donnée. À propos de tous leurs vices relatifs à la débauche, il s’étend avec complaisance sur les débauches des grands hommes, comme si ces grands hommes devaient l’être pour un philosophe… Qui a jamais douté que leur espèce de grandeur ne fût compatible avec tous les vices imaginables ? Sans doute un débauché, un escroc, un meurtrier, peut être un Schah-Nadir, un Cromwell, un cardinal de Richelieu ; mais est-ce là la destination de l’homme ? est-il désirable qu’il y ait de pareils hommes ? Partout Helvétius ne trouve de grand que les actions éclatantes ; ce n’est assurément point par cette façon de voir qu’on arrive à de justes idées sur la morale et le bonheur.

Je ne peux lui savoir gré de ses déclamations contre l’intolérance du clergé, ni contre le despotisme : 1o parce que je n’aime pas les déclamations ; 2o parce que je ne vois nulle part dans son livre que la question de l’intolérance soit traitée de manière à adoucir ni le clergé ni les princes, mais seulement de manière à les irriter ; 3o parce que dans ses déclamations contre le despotisme il confond toutes les idées, il a l’air d’être ennemi de tout gouvernement, et que partout encore il affecte de désigner la France, ce qui est la chose du monde la plus gauche, la plus propre à attirer sur soi l’éclat de la persécution qui ne fait pas grand mal à un homme riche, et à en faire tomber le poids réel sur beaucoup d’honnêtes gens de lettres qui reçoivent le fouet qu’Helvétius avait mérité ; tandis qu’après la comédie des Philosophes, à laquelle il avait presque seul fourni matière, il faisait sa cour à M. de Choiseul, protecteur de la pièce de Palissot, et l’engageait à lui faire l’honneur d’être parrain de son enfant.

Quand on veut attaquer l’intolérance et le despotisme, il faut d’abord se fonder sur des idées justes ; car les inquisiteurs ont intérêt d’être intolérants, et les vizirs et les sous-vizirs ont intérêt de maintenir tous les abus du gouvernement. Comme ils sont les plus forts, c’est leur donner raison que de se réduire à sonner le tocsin contre eux à tort et à travers. Je hais le despotisme autant qu’un autre ; mais ce n’est point par des déclamations qu’il faut l’attaquer ; c’est en établissant d’une manière démonstrative les droits des hommes. — Et puis, il faut distinguer dans le despotisme des degrés : il y a une foule d’abus du despotisme auxquels les princes n’ont point d’intérêt ; il y en a d’autres qu’ils ne se permettent que parce que l’opinion publique n’est pas fixée sur leur injustice et sur leurs mauvais effets. On méritera bien mieux des nations en attaquant ces abus avec clarté, avec courage, et surtout en intéressant l’humanité, qu’en disant des injures éloquentes. Quand on n’insulte pas, il est rare qu’on offense. Les hommes en place sont justement choqués des expressions violentes que tout le monde comprend, et n’attachent qu’une médiocre importance aux conséquences incertaines ou éloignées des vérités philosophiques souvent contestées, et regardées par le plus grand nombre comme des problèmes.

Il n’y a pas une forme de gouvernement qui n’ait des inconvénients auxquels les gouvernements eux-mêmes voudraient pouvoir apporter remède, ou des abus qu’ils se proposent presque tous de réformer au moins dans un autre temps. On peut donc les servir tous en traitant des questions de bien public, solidement, tranquillement ; non pas froidement, non pas avec emportement non plus, mais avec cette chaleur intéressante qui naît d’un sentiment profond de justice et d’amour de l’ordre. Il ne faut pas croire que persécuter soit un plaisir. Voyez combien J.-J. Rousseau a inspiré d’intérêt malgré ses folies, et combien il serait respecté si son amour-propre avait été raisonnable. Il a été décrété, il est vrai, par le Parlement ; mais 1o  c’est parce qu’il avait eu la manie de mettre son nom à Émile ; 2o  le Parlement aurait été bien fâché de le prendre, et si Rousseau eût voulu, il eût facilement évité cet orage en se cachant deux ou trois mois. Il n’a été vraiment persécuté que par les Genevois ; mais c’est par ce qu’il était en effet l’occasion de leurs troubles intérieurs, et parce qu’ils avaient peur de lui.

Avec le ton d’honnêteté on peut tout dire, et encore plus quand on y joint le poids de la raison et quelques légères précautions peu difficiles à prendre. Je sais gré à Rousseau de presque tous ses ouvrages, mais quel cas puis-je faire d’un déclamateur tel qu’Helvétius, qui dit des injures véhémentes, qui répand des sarcasmes amers sur les gouvernements en général, et qui se charge d’envoyer à Frédéric une colonie de travailleurs en finance ; et qui, en déplorant les malheurs de sa patrie où le despotisme est, dit-il, parvenu au dernier degré d’oppression, et la nation au dernier degré de corruption et de bassesse, ce qui n’est pas du tout vrai, va prendre pour ses héros le roi de Prusse et la Czarine ? Je ne vois dans tout cela que de la vanité, de l’esprit de parti, une tête exaltée ; je n’y vois ni amour de l’humanité, ni philosophie.

En voilà plus long sur Helvétius que je ne croyais vous en écrire en commençant ; mais je ne suis pas fâché d’avoir fait ma profession de foi à son égard. Je suis, je vous l’avoue, indigné de l’entendre louer avec une sorte de fureur qui me paraît une énigme, que le seul esprit de parti peut expliquer. On lotie aujourd’hui les livres d’un certain genre comme on louait autrefois les livres jansénistes ; et comme d’autres gens louent la Correspondance et les Œufs rouges. Cela me donne donc de l’humeur, et peut-être exprimerais-je moins fortement ma pensée si je n’étais animé par la contradiction. Je vois que les éloges outrés donnés à M. N…[10] ont fait sur vous le même effet.

Je ne vous promets pas beaucoup de bonne fortune, si vous écrivez sur la hauteur la plus avantageuse des roues pour le tirage ; mais peut-être trouverez-vous quelque satisfaction à travailler pour la facilité du transport des marchandises, et même pour le soulagement des chevaux. Au reste, il y a sûrement quelque chose dans les Mémoires de l’Académie sur cette question. Peut-être aussi cet Kuler, à qui rien n’échappe, en aura traité dans sa Mécanique, ou ailleurs.

J’ai reçu des nouvelles par lesquelles on me marque que mon retour n’est pas pressé : je resterai donc ici tout le mois. Ce n’est pas pour mon plaisir, ni même pour mon intérêt, car j’aimerais bien mieux aller vous rejoindre, mes amis. Je trouve qu’il y a plus de substance dans ce vers de La Fontaine,

Qu’un ami véritable est une douce chose !

que dans tout le livre de l’Esprit. — J’espère que cela m’obtiendra de vous mon pardon de tout le mal que j’ai dit du héros dont j’ai osé attaquer la gloire. Vous savez bien que c’est vouloir obscurcir le soleil en jetant de la poussière en l’air.


Lettre V. — À l’abbé Morellet. (Limoges, 25 juillet 1769.)

J’ai lu, mon cher abbé, votre ouvrage pendant mon voyage[11], au moyen de quoi j’ai été détourné de la tentation de faire des vers, soit métriques, soit rimes, et j’ai beaucoup mieux employé mon temps. Ce mémoire doit attérer le parti des directeurs ; la démonstration y est portée au plus haut degré d’évidence. J’imagine cependant qu’ils vous répondront, et qu’ils tâchèrent de s’accrocher à quelque branche où ils croiront trouver prise ; mais je les défie d’entamer le tronc de vos démonstrations. J’en suis en général fort content, quoique j’y trouve quelques petits articles à critiquer, quelques défauts de développements, quelques phrases obscures ; mais tout cela est une suite de la célérité forcée qu’il a fallu donner à la composition et à l’impression, et comme je suis fort loin d’être sans péché, je ne vous jette point de pierres, etc.[12]


Lettre VI. — Au même. (Limoges, 3 octobre 1769.)

J’ai reçu, mon cher abbé, votre réponse à M. Necker[13]. Je vous en fais mon compliment de tout mon cœur ; elle m’a fait le plus grand plaisir ; elle est aussi modérée qu’elle peut l’être, en démontrant, aussi clairement que vous le faites, les torts de votre adversaire. Je suis persuadé qu’elle fera retenir le public, et que M. Necker n’aura joui que d’un triomphe passager. C’est lui qui, à présent, aura du mérite à ne pas se brouiller avec vous, etc.


Lettre VII. — Au même. (Limoges, 17 janvier 1770.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous êtes bien sévère : ce n’est pas là un livre[14] qu’on puisse appeler mauvais, quoiqu’il soutienne une bien mauvaise cause ; mais on ne peut la soutenir avec plus d’esprit, plus de grâces, plus d’adresse, de bonne plaisanterie, de finesse même et de discussion dans les détails. Un tel livre écrit avec cette élégance, cette légèreté de ton, cette propriété et cette originalité d’expression, et par un étranger, est un phénomène peut-être unique. L’ouvrage est très-amusant, et malheureusement il sera très-difficile d’y répondre de façon à dissiper la séduction de ce qu’il y a de spécieux dans les raisonnements, et de piquant dans la forme. Je voudrais avoir du temps, mais je n’en ai point ; vous n’en avez point non plus. Dupont (de Nemours) est absorbé dans son journal ; l’abbé Beaudeau répondra trop en économiste, etc.


Lettre VIII. — À Mademoiselle de l’Espinasse. (Limoges, 26 janvier 1770.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous croiriez que je trouve son ouvrage bon[15], et je ne le trouve que plein d’esprit, de génie même, de finesse, de profondeur, de bonne plaisanterie, etc. ; mais je suis fort loin de le trouver bon, et je pense que tout cela est de l’esprit infiniment mal employé, et d’autant plus mal, qu’il aura plus de succès, et qu’il donnera un appui à tous les sots et les fripons attachés à l’ancien système, dont cependant l’abbé s’éloigne beaucoup dans son résultat. Il a l’art de tous ceux qui veulent embrouiller les choses claires, des Nollet disputant contre Franklin sur l’électricité, des Montaran disputant contre M. de Gournay sur la liberté du commerce, des Caveyrac attaquant la tolérance. Cet art consiste à ne jamais commencer par le commencement, à présenter le sujet dans toute sa complication, ou par quelque fait qui n’est qu’une exception, ou par quelque circonstance isolée, étrangère, accessoire, qui ne tient pas à la question et ne doit entrer pour rien dans la solution. L’abbé Galiani, commençant par Genève pour traiter la question de la liberté du commerce des grains, ressemble à celui qui, faisant un livre sur les moyens qu’emploient les hommes à se procurer la subsistance, ferait son premier chapitre des Culs-de-jatte ; ou bien à un géomètre qui, traitant des propriétés des triangles, commencerait par les triangles blancs, comme les plus simples, pour traiter ensuite des triangles bleus, puis des trianglesrouges, etc.

Je dirai encore généralement que, quiconque n’oublie pas qu’il y a des États politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, ne traitera jamais bien aucune question d’économie politique. Je n’aime pas non plus à le voir toujours si prudent, si ennemi de l’enthousiasme, si fort d’accord avec tous les ne quid nimis, et avec tous ces gens qui jouissent du présent et qui sont fort aises qu’on laisse aller le monde comme il va, pane qu’il va fort bien pour eux, et qui, comme disait M. de Gournay, ayant leur lit bien fait, ne veulent pas qu’on le remue. Oh ! tous ces gens-là ne doivent pas aimer l’enthousiasme, et ils doivent appeler enthousiasme tout ce qui attaque l’infaillibilité des gens en place, dogme admirable de l’abbé, politique de Pangloss, qu’il étend à tous les lieux et à tous les temps, etc.

Je crois possible de lui faire une très-bonne réponse ; mais cela demande bien de l’art. Les économistes sont trop confiants pour combattre contre un si adroit ferrailleur. Pour l’abbé Morellet, il ne faut pas qu’il y pense ; il se ferait un tort réel de se détourner encore de son dictionnaire, etc.[16]


Lettre IX. — À l’abbé Morellet. (…… 1770.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis curieux de savoir ce que les Anglais auront pensé de l’Histoire des Deux Indes. J’avoue qu’en admirant le talent de l’auteur et son ouvrage, j’ai été un peu choqué de l’incohérence de ses idées, et de voir tous les paradoxes les plus opposés mis en avant ou défendus avec la même chaleur, la même éloquence, le même fanatisme. Il est tantôt rigoriste comme Richardson, tantôt immoral comme Helvétius, tantôt enthousiaste des vertus douces et tendres, tantôt de la débauche ; tantôt du courage féroce ; traitant l’esclavage d’abominable, et voulant des esclaves ; déraisonnant en physique, déraisonnant en métaphysique, et souvent en politique. Il ne résulte rien de son livre, sinon que l’auteur est un homme plein d’esprit, très-instruit, mais qui n’a aucune idée arrêtée, et qui se laisse emporter par l’enthousiasme d’un jeune rhéteur. Il semble avoir pris à tâche de soutenir successivement tous les paradoxes qui se sont présentés à lui dans ses lectures et dans ses rêves. Il est plus instruit, plus sensible, et a une éloquence plus naturelle qu’Helvétius[17] ; mais il est, en vérité, aussi incohérent dans ses idées, et aussi étranger au vrai système de l’homme.


Lettre X. — Au docteur Josias Tucker. (Paris, le 12 septembre 1770.)

Je n’ai pas l’honneur d’être personnellement connu de vous ; mais je sais que vous avez été satisfait d’une traduction que j’ai faite, il y a quinze années, de vos Questions sur la naturalisation des protestants étrangers[18]. J’ai depuis traduit votre brochure sur les guerres de commerce ; et j’ai différé de la faire imprimer, parce que je me propose d’y joindre quelques notes que mes occupations ne m’ont pas laissé le temps d’achever. Un traducteur doit à son auteur toutes sortes d’hommages ; et je vous prie d’accepter à ce titre une brochure qui certainement ne vous présente aucune idée nouvelle, mais qu’on m’a persuadé pouvoir être utile pour répandre des idées élémentaires sur des objets qu’on ne saurait trop mettre à la portée du peuple[19]. Ce morceau avait été écrit pour l’instruction de deux Chinois que j’avais vus dans ce pays-ci, et pour leur faire mieux entendre des questions que je leur ai adressées sur l’état et la constitution économique de leur empire[20].

Ces questions m’en rappellent d’autres que vous aviez eu la bonté de m’envoyer par M. Hume, et que je n’ai jamais reçues, parce que le paquet, mis à la poste à Paris pour Limoges, où j’étais alors, s’y est perdu. M. Hume vous a sans doute instruit de cet accident et de mes regrets. Je ne vous en dois pas moins de remerciements. S’il vous en restait quelque exemplaire, et si vous vouliez bien réparer ma perte, le moyen le plus sûr serait de le mettre tout simplement à la poste à Londres, à l’adresse de M. Turgot, intendant de Limoges, à Paris.

J’ai un regret bien plus grand de n’avoir pu profiter du voyage que vous avez fait il y a quelques années à Paris, pour avoir l’honneur de faire connaissance avec vous. J’en aurais été d’autant plus flatté, que je vois par vos ouvrages que nos principes sur la liberté et sur les principaux objets de l’économie politique, se ressemblent beaucoup[21]. — Je vous avoue que je ne puis m’empêcher d’être étonné que, dans une nation qui jouit de la liberté de la presse, vous soyez presque le seul auteur qui ait connu et senti les avantages de la liberté du commerce, et qui n’ayez pas été séduit par la puérile et sanguinaire illusion d’un prétendu commerce exclusif. Puissent les efforts des politiques éclairés et humains détruire cette abominable idole, qui reste encore après la manie des conquêtes, et l’intolérance religieuse, dont le monde commence à se détromper ! Que de millions d’hommes ont été immolés à ces trois monstres ! Je vois avec joie, comme citoyen du monde, s’approcher un événement qui, plus que tous les livres des philosophes, dissipera le fantôme de la jalousie du commerce. Je parle de la séparation de vos colonies avec la métropole, qui sera bientôt suivie de celle de toute l’Amérique d’avec l’Europe[22]. C’est alors que la découverte de cette partie du monde nous deviendra véritablement utile. C’est alors qu’elle multipliera nos jouissances bien plus abondamment que quand nous les achetions par des flots de sang. Les Anglais, les Français, les Espagnols, etc., useront du sucre, du café, de l’indigo, et vendront leurs denrées précisément comme les Suisses le font aujourd’hui ; et ils auront aussi, comme le peuple suisse, l’avantage que ce sucre, ce café, cet indigo, ne serviront plus de prétexte aux intrigants pour précipiter leur nation dans des guerres ruineuses, et pour les accabler de taxes. J’ai l’honneur d’être, etc.


Lettre XI. — Au même, sur la liberté du commerce des grains.
(Limoges, le 10 décembre 1773.)

J’ai, monsieur, bien des excuses à vous faire d’avoir été si longtemps à vous adresser les remerciements que je vous dois pour tous les détails que vous avez bien voulu m’envoyer à la prière de mon ami M. Bostock, relativement à la production et au commerce des grains. Je me proposais de vous répondre en anglais, mais je me trouvais alors dans la convalescence d’une attaque de goutte ; et, comme c’est pour moi un assez grand travail que d’écrire dans votre langue, j’avais remis ma réponse à un autre temps. Depuis que je suis revenu dans la province, j’ai eu une foule d’occupations, et je profite de mon premier moment de liberté ; mais comme M. Bostock est présentement à Londres, il pourra vous traduire ma lettre, et par cette raison je vous l’écrirai en français.

Je commence par vous remercier des différentes brochures de votre composition que vous m’avez adressées sur cette matière intéressante. Je suis tout à fait de votre avis sur l’inutilité de la gratification que votre gouvernement a si longtemps accordée en faveur de l’exportation des grains. Mes principes sur cette matière sont, liberté indéfinie d’importer, sans distinction de bâtiments de telle ou telle nation et sans aucuns droits d’entrée ; liberté pareillement indéfinie d’exporter sur toute sorte de bâtiments, sans aucuns droits de sortie et sans aucune limitation, même dans les temps de disette ; liberté dans l’intérieur de vendre à qui l’on veut, quand et où l’on veut, sans être assujetti à porter au marché public, et sans que qui que ce soit se mêle de fixer les prix des grains ou du pain. J’étendrais même ces principes au commerce de toute espèce de marchandises, ce qui, comme vous le voyez, est fort éloigné de la pratique de votre gouvernement et du nôtre.

Je sens, monsieur, toute la justesse de vos observations sur la difficulté de tirer des conséquences des tables qu’on se procurerait du prix des grains, quelque exactes qu’elles pussent être ; une grande partie de ces observations trouveraient leur application en France comme en Angleterre ; car moins le commerce des grains est libre, et plus les variations des prix sont grandes et irrégulières. Malgré cela, je n’en suis pas moins curieux de connaître la marche de ces variations ; ainsi je regarderai toujours des tables exactes comme très-précieuses. Je suis étonné de la difficulté que vous trouvez à m’en procurer dans lesquelles les prix soient exprimés marché par marché, sans être réduits au prix commun. En France, où cet objet est encore plus négligé qu’en Angleterre, et où, dans la plus grande partie des provinces, les archives publiques sont dans le plus mauvais ordre, j’ai trouvé un assez grand nombre de villes où l’on avait conservé l’état des prix de semaine en semaine depuis cent ans et plus. Je n’en demanderais que trois ou quatre de cette espèce pris dans différentes provinces de l’Angleterre, et de préférence dans celles qui sont les plus fertiles en grains.

Je vous avais demandé si les états qu’on insère tous les quinze jours dans le London Chronicle, sous le titre d’Average Price, sont exacts et formés avec soin. Je vous avais demandé en second lieu depuis combien d’années on les rédige sous cette forme, et si l’on pourrait en avoir la collection complète, qui remplirait parfaitement mon objet. Vous ne m’avez pas répondu sur cette question, et je vous serai très-obligé de vouloir bien y répondre. Je vous serai aussi infiniment obligé de chercher encore à me procurer, au défaut de cet Average Price, quelques états des prix des grains, marché par marché, dans trois ou quatre villes, et cela depuis le plus grand nombre d’années qu’il sera possible. On en trouve en France qui remontent jusqu’à plus de deux cents ans, pourquoi n’en trouverait-on pas en Angleterre ? Je payerai la dépense nécessaire pour les faire transcrire. J’attends avec impatience la réponse que devait vous faire sur cet article l’ecclésiastique dont vous me parlez dans votre lettre.

À l’égard des dîmes, j’éprouve en France à peu près les mêmes difficultés que vous avez en Angleterre. Cependant j’en trouve assez fréquemment des états qui remontent à trente ou quarante ans, et je m’en contenterai fort, si votre ami l’ecclésiastique ne peut s’en procurer qui remontent plus haut. Je sens qu’il doit encore être plus difficile de rencontrer des cultivateurs qui aient, pendant un très-grand nombre d’années, conservé la note exacte de ce qu’ils ont semé et de ce qu’ils ont recueilli dans le même terrain : je ne demande sur cela que ce qui est possible. Je conviens avec vous que, quand M. Tull voudrait donner l’état exact de ce qu’il a semé et recueilli pendant vingt ans, on n’en pourrait tirer aucune conséquence pour mon objet, puisque ses récoltes ont augmenté toutes les années. Je vous avoue pourtant que je doute un peu de ce dernier fait. Je crains que M. Tull n’ait été entraîné par une sorte d’esprit de prosélytisme en faveur de son système, et qu’il ne se soit permis d’exagérer pour l’intérêt de ce qu’il a cru la vérité. S’il avait vraiment trouvé un moyen de garantir ses récoltes de l’inclémence des saisons, sa méthode aurait certainement eu plus d’imitateurs et serait actuellement pratiquée dans une grande partie de l’Angleterre et peut-être de l’Europe.

M. Bostock, ou peut-être vous, m’avez envoyé dernièrement une table qui contient le prix du froment mois par mois, depuis quarante ans, au marché de Londres. Au défaut des tables rédigées marché par marché, je me servirais de celles-là, mais je voudrais en avoir qui remontassent aux années antérieures, et j’en désirerais aussi de quelques villes de l’intérieur de l’Angleterre.

J’ai l’ouvrage du docteur Price dont vous me parlez ; sans cela, je vous prierais de me l’envoyer.

J’ai fait plusieurs recherches relatives à la question que vous me faites sur la facilité que trouverait un cultivateur anglais à s’établir dans quelqu’une de nos provinces. Pour trouver une ferme, il faut avoir un capital qui suffise à la mettre en valeur, et je doute que ce capital rapportât autant, employé dans une ferme française, que dans une ferme anglaise. La raison en est que notre gouvernement est encore très-flottant sur les principes de la liberté du commerce des grains. Il est même encore extrêmement prévenu contre l’exportation, et s’il ne change pas d’opinion de manière à établir solidement la liberté, il y a lieu de craindre que notre agriculture ne devienne très-peu profitable. D’ailleurs, dans la plus grande partie de nos provinces, la taxe des terres est imposée sur le fermier, et non sur le propriétaire, ce qui rend la condition du fermier bien moins avantageuse. J’ajoute qu’un protestant aurait souvent, dans certaines provinces, beaucoup de désagréments à essuyer[23]. Il serait plus avantageux à la personne dont vous me parlez, et peutêtre plus facile, de trouver quelque seigneur qui, ayant de grandes terres, voulût les faire cultiver à la manière anglaise, et avoir à cet effet un régisseur anglais ; mais cela même ne serait point encore aisé, la plus grande partie des seigneurs aimant mieux avoir des fermiers que des régisseurs. De plus, ceux à qui l’arrangement dont je vous parle conviendrait, exigeraient certainement que des personnes bien connues leur répondissent des talents, de la probité et de l’habileté dans la culture de la personne qui se proposerait. Si votre ami est toujours dans les mêmes idées, il est nécessaire que vous me mandiez son nom, et que vous entriez dans les détails de ce qu’il a fait jusqu’à présent, des biens qu’il a cultivés ou régis, et des personnes qui le connaissent et qui peuvent répondre de lui. J’ai l’honneur d’être très-profondément, etc.


Lettre XII. — Au docteur Price, sur les Constitutions américaines[24].
(À Paris, le 22 mars 1778.)

M. Franklin m’a remis, monsieur, de votre part, la nouvelle édition de vos Observations sur la liberté civile, etc. Je vous dois un double remerciement, lo de votre ouvrage, dont je connais depuis longtemps le prix, et que j’avais lu avec avidité, malgré les occupations multipliées dont j’étais assailli, lorsqu’il a paru pour la première fois ; 2o de l’honnêteté que vous avez eue de retrancher l’imputation de maladresse que vous aviez mêlée au bien que vous disiez d’ailleurs de moi dans vos Observations additionnelles.

J’aurais pu la mériter, si vous n’aviez eu en vue d’autre maladresse que celle de n’avoir pas su démêler les ressorts d’intrigues que faisaient jouer contre moi des gens beaucoup plus adroits en ce genre que je ne le suis, que je ne le serai jamais, et que je ne veux l’être. — Mais il m’a paru que vous m’imputiez la maladresse d’avoir choqué grossièrement l’opinion générale de ma nation ; et, à cet égard, je crois que vous n’aviez rendu justice ni à moi, ni à ma nation, où il y a beaucoup plus de lumières qu’on ne le croit généralement chez vous, et où peut-être il est plus aisé que chez vous même de ramener le public à des idées raisonnables. J’en juge, d’après l’infatuation de votre nation sur ce projet absurde de subjuguer l’Amérique, qui a duré jusqu’à ce que l’aventure de Burgoyne ait commencé à lui dessiller les yeux. J’en juge, par le système de monopole et d’exclusion qui règne chez tous les écrivains politiques sur le commerce (j’excepte M. Adam Smith et le doyen Tucker), système qui est le véritable principe de votre séparation d’avec vos colonies. J’en juge, par tous vos écrits polémiques sur les questions qui vous agitent depuis une vingtaine d’années, et dans lesquels, avant que le vôtre eût paru, je ne me rappelle presque pas d’en avoir lu un où le vrai point de la question ait été saisi.

Je n’ai pas conçu comment une nation qui a cultivé avec tant de succès toutes les branches des sciences naturelles, a pu rester si fort au-dessous d’elle-même dans la science la plus intéressante de toutes, celle du bonheur public ; dans une science où la liberté de la presseront elle seule jouit, aurait dû lui donner sur toutes les autres nations de l’Europe un avantage prodigieux. Est-ce l’orgueil national qui vous a empêchés de mettre à profit cet avantage ? Est-ce parce que vous étiez un peu moins mal que les autres, que vous avez tourné toutes vos spéculations à vous persuader que vous étiez bien ? Est-ce l’esprit de parti, et l’envie de se faire un appui des opinions populaires, qui a retardé vos progrès, en portant vos politiques à traiter de vaine métaphysique toutes les spéculations qui tendent à établir des principes fixes sur les droits et, les vrais intérêts des individus et des nations ? Comment se fait-il que vous soyez à peu près le premier parmi vos gens de lettres qui ayez donné des notions justes de la liberté, et qui ayez fait sentir la fausseté de cette notion, rebattue par presque tous les écrivains républicains, que la liberté consiste à n’être soumis qu’aux lois, comme si un homme opprimé par une loi injuste était libre. Cela ne serait pas même vrai, quand on supposerait que toutes les lois sont l’ouvrage de la nation assemblée ; car enfin, l’individu a aussi ses droits, que la nation ne peut lui ôter que par la violence et par un usage illégitime de la force générale[25]. Quoique vous ayez eu égard à cette vérité, et que vous vous en soyez expliqué, peut-être méritait-elle que vous la développassiez avec plus d’étendue, vu le peu d’attention qu’y ont donné même les plus zélés partisans de la liberté.

C’est encore une chose étrange que ce ne soit pas en Angleterre une vérité triviale de dire qu’une nation ne peut jamais avoir droit de gouverner une autre nation ; et qu’un pareil gouvernement ne peut avoir d’autre fondement que la force, qui est aussi le fondement du brigandage et de la tyrannie ; que la tyrannie d’un peuple est de toutes les tyrannies la plus cruelle et la plus intolérable, celle qui laisse le moins de ressource à l’opprimé ; car enfin, un despote est arrêté par son propre intérêt ; il a le frein du remords, ou celui de l’opinion publique ; mais une multitude ne calcule rien, n’a jamais de remords, et se décerne à elle-même la gloire lorsqu’elle mérite le plus de honte[26].

Les événements sont pour la nation anglaise un terrible commentaire de votre livre. Depuis quelques mois ils se précipitent avec une rapidité très-accélérée. Le dénoûment est arrivé par rapporta l’Amérique. La voilà indépendante sans retour. Sera-t-elle libre et heureuse ? Ce peuple nouveau, situé si avantageusement pour donner au monde l’exemple d’une constitution où l’homme jouisse de tous ses droits, exerce librement toutes ses facultés, et ne soit gouverné que par la nature, la raison et la justice, saura-t-il former une pareille constitution ? Saura-t-il l’affermir sur ses fondements éternels, prévenir toutes les causes de division et de corruption, qui peuvent la miner peu à peu et la détruire ?

Je ne suis point content, je l’avoue, des constitutions qui ont été rédigées jusqu’à présent par les différents États américains : vous reprochez avec raison à celle de la Pensylvanie le serment religieux exigé pour avoir entrée dans le corps des représentants. C’est bien pis dans les autres ; il y en a plusieurs qui exigent par serment la croyance particulière de certains dogmes. Je vois, dans le plus grand nombre, l’imitation sans objet des usages de l’Angleterre. Au lieu de ramener toutes les autorités à une seule, celle de la nation, l’on établit des corps différents, un corps de représentants, un conseil, un gouverneur, parce que l’Angleterre a une Chambre des communes, une Chambre haute et un roi. On s’occupe à balancer ces différents pouvoirs : comme si cet équilibre de forces, qu’on a pu croire nécessaire pour balancer l’énorme prépondérance de la royauté, pouvait être de quelque usage dans des républiques fondées sur l’égalité de tous les citoyens ; et comme si tout ce qui établit différents corps n’était pas une source de divisions ! En voulant prévenir des dangers chimériques, on en fait naître de réels ; on veut n’avoir rien à craindre du clergé, on le réunit sous la bannière d’une proscription commune. En l’excluant du droit d’éligibilité, on en fait un corps, et un corps étranger à l’État. Pourquoi un citoyen qui a le même intérêt que les autres à la défense commune de sa liberté et de ses propriétés, est-il exclu d’y contribuer de ses lumières et de ses vertus, parce qu’il est d’une profession qui exige des vertus et des lumières ?

Le clergé n’est dangereux que quand il existe en corps dans l’État ; que quand on croit à ce corps des droits et des intérêts particuliers ; que quand on a imaginé d’avoir une religion établie par la loi, comme si les hommes pouvaient avoir quelque droit ou quelque intérêt à régler la conscience les uns des autres ; comme si l’individu pouvait sacrifier aux avantages de la société civile les opinions auxquelles il croit son salut éternel attaché ; comme si l’on se sauvait ou se damnait en commun. Là où la tolérance, c’est-à-dire l’incompétence absolue du gouvernement sur la conscience des individus, est établie, l’ecclésiastique, au milieu de l’assemblée nationale, n’est qu’un citoyen, lorsqu’il y est admis ; il redevient ecclésiastique lorsqu’on l’en exclut[27].

Je ne vois pas qu’on se soit assez occupé de réduire au plus petit nombre possible les genres d’affaires dont le gouvernement de chaque État sera chargé ; ni à séparer les objets de législation de ceux d’administration générale, et de ceux d’administration particulière et locale ; à constituer des assemblées locales subalternes qui, remplissant presque toutes les fonctions de détail du gouvernement, dispensent les assemblées générales de s’en occuper, et ôtent aux membres de celles-ci tout moyen et peut-être tout désir d’abuser d’une autorité qui ne peut s’appliquer qu’à des objets généraux, et par là même étrangers aux petites passions qui agitent les hommes.

Je ne vois pas qu’on ait fait attention à la grande distinction, la seule fondée sur la nature, entre deux classes d’hommes, celle des propriétaires de terres, et celle des non-propriétaires ; à leurs intérêts et par conséquent I leurs droits différents relativement à la législation, à l’administration de la justice et de la police, à la contribution aux dépenses publiques et à leur emploi.

Nul principe fixe établi sur l’impôt : on suppose que chaque province peut se taxer à sa fantaisie, établir des taxes personnelles, des taxes sur les consommations, sur les importations, c’est-à-dire se donner un intérêt contraire à l’intérêt des provinces.

On suppose partout le droit de régler le commerce ; on autorise même les corps exclusifs, ou les gouverneurs, à prohiber l’exportation de certaines denrées dans certaines occurrences ; tant on est loin d’avoir senti que la loi de la liberté entière de tout commerce est un corollaire du droit de propriété ; tant on est encore plongé dans les brouillards des illusions européennes !

Dans l’union générale des provinces entre elles, je ne vois point une coalition, une fusion de toutes les parties, qui n’en fasse qu’un corps un et homogène. Ce n’est qu’une agrégation de parties toujours trop séparées, et qui conservent toujours une tendance à se diviser, par la diversité de leurs lois, de leurs mœurs, de leurs opinions ; par l’inégalité de leurs forces actuelles ; plus encore par l’inégalité de leurs progrès ultérieurs. Ce n’est qu’une copie de la république hollandaise ; et celle-ci même n’avait pas à craindre, comme la république américaine, les accroissements possibles de quelques-unes de ses provinces. Tout cet édifice est appuyé jusqu’à présent sur les bases fausses de la très-ancienne et très-vulgaire politique, sur le préjugé que les nations, les provinces, peuvent avoir des intérêts, en corps de provinces et de nations, autres que celui qu’ont les individus d’être libres et de défendre leurs propriétés contre les brigands et les conquérants : intérêt prétendu de faire plus de commerce que les autres, de ne point acheter les marchandises de l’étranger, de forcer l’étranger à consommer leurs productions et les ouvrages de leurs manufactures ; intérêt prétendu d’avoir un territoire plus vaste, d’acquérir telle ou telle province, telle ou telle île, tel ou tel village ; intérêt d’inspirer la crainte aux autres nations ; intérêt de l’emporter sur elles par la gloire des armes, par celle des arts et des sciences.

Quelques-uns de ces préjugés sont fomentés en Europe, parce que la rivalité ancienne des nations et l’ambition des princes obligent tous les États à se tenir armés pour se défendre contre leurs voisins armés, et à regarder la force militaire comme l’objet principal du gouvernement. L’Amérique a le bonheur de ne pouvoir, d’ici à longtemps, avoir d’ennemi extérieur à craindre, si elle ne se divise elle-même : ainsi elle peut et doit apprécier à leur juste valeur ces prétendus intérêts, ces sujets de discorde, qui seuls sont à redouter pour sa liberté. Avec le principe sacré de la liberté du commerce, regardé comme une suite du droit de la propriété, tous les prétendus intérêts de commerce disparaissent. Les prétendus intérêts de posséder plus ou moins de territoire s’évanouissent, par le principe que le territoire n’appartient point aux nations, mais aux individus propriétaires des terres ; que la question de savoir si tel canton, tel village doit appartenir à telle province, à tel État, ne doit point être décidée par le prétendu intérêt de cette province ou de cet État, mais par celui qu’ont les habitants de tel canton ou de tel village, de se rassembler pour leurs affaires dans le lieu où il leur est le plus commode d’aller ; que cet intérêt, étant mesuré par le plus ou moins de chemin qu’un homme peut faire loin de son domicile, pour traiter quelques affaires plus importantes, sans trop nuire à ses affaires journalières, devient une mesure naturelle et physique de l’étendue des juridictions et des États, et établit entre tous un équilibre d’étendue et de forces qui écarte tout danger d’inégalité, et toute prétention à la supériorité.

L’intérêt d’être craint est nul quand on ne demande rien à personne, et quand on est dans une position où l’on ne peut être attaqué par des forces considérables avec quelque espérance de succès.

J’imagine que les Américains n’en sont pas encore à sentir toutes ces vé rites, comme il faut qu’ils les sentent pour assurer le bonheur de leur postérité. Je ne blâme pas leurs chefs. Il a fallu pourvoir au besoin du moment pour une union telle quelle, contre un ennemi présent et redoutable ; on n’avait pas le temps de songer à corriger les vices des constitutions et de la composition des différents États. Mais ils doivent craindre de les éterniser, et s’occuper des moyens de réunir les opinions et les intérêts, et de les ramener à des principes uniformes dans toutes leurs provinces.

Ils ont, à cet égard, de grands obstacles à vaincre.

En Canada, la constitution du clergé romain, et l’existence d’un corps de noblesse.

Dans la Nouvelle-Angleterre, l’esprit encore subsistant du puritanisme rigide est toujours, dit-on, un peu intolérant.

Dans la Pensylvanie, un très-grand nombre de citoyens établissent en principe religieux que la profession des armes est illicite, et se refusent par conséquent aux arrangements nécessaires pour que le fondement de la force militaire de l’État soit la réunion de la qualité de citoyen avec celle d’homme de guerre et de milicien ; ce qui oblige à faire du métier de la guerre un métier de mercenaire.

Dans les colonies méridionales, une trop grande inégalité de fortunes ; et surtout le grand nombre d’esclaves noirs, dont l’esclavage est incompatible avec une bonne constitution politique, et qui, même en leur rendant la liberté, embarrasseront encore en formant deux nations dans le même État.

Dans toutes, les préjugés, l’attachement aux formes établies, l’habitude de certaines taxes, la crainte de celles qu’il faudrait y substituer, la vanité des colonies qui se sont crues les plus puissantes, et un malheureux commencement d’orgueil national. — Je crois les Américains forcés à s’agrandir, non par la guerre, mais par la culture. S’ils laissaient derrière eux les déserts immenses qui s’étendent jusqu’à la mer de l’Ouest, il s’y établirait un mélange de leurs bannis, et des mauvais sujets échappés à la sévérité des lois, avec les sauvages, ce qui formerait des peuplades de brigands qui ravageraient l’Amérique, comme les barbares du Nord ont ravagé l’empire romain : de là un autre danger, la nécessité de se tenir en armes sur les frontières, et d’être dans un état de guerre continuelle. Les colonies voisines de la frontière seraient en conséquence plus aguerries que les autres, et cette inégalité dans la force militaire serait un aiguillon terrible pour l’ambition. Le remède de cette inégalité serait d’entretenir une force militaire subsistante à laquelle toutes les provinces contribueraient en raison de leur population ; et les Américains, qui ont encore toutes les craintes que doivent avoir les Anglais, redoutent plus que toute chose une armée permanente. Ils ont tort. Rien n’est plus aisé que de lier la constitution d’une armée permanente avec la milice, de façon que la milice en devienne meilleure, et que la liberté n’en soit que plus affermie ; mais il est malaisé de calmer sur cela leurs alarmes.

Voilà bien des difficultés, et peut-être les intérêts secrets des particuliers puissants se joignent-ils aux préjugés de la multitude pour arrêter les efforts des vrais sages et des vrais citoyens.

Il est impossible de ne pas faire des vœux pour que ce peuple parvienne à toute la prospérité dont il est susceptible. Il est l’espérance du genre humain. Il peut en devenir le modèle. Il doit prouver au monde, par le fait, que les hommes peuvent être libres et tranquilles, et peuvent se passer des chaînes de toute espèce que les tyrans et les charlatans de toute robe ont prétendu leur imposer sous le prétexte du bien public. Il doit donner l’exemple de la liberté politique, de la liberté religieuse, de la liberté du commerce et de l’industrie. L’asile qu’il ouvre à tous les opprimés de toutes les nations, doit consoler la terre. La facilité d’en profiter pour se dérober aux suites d’un mauvais gouvernement, forcera les gouvernements européens d’être justes et de s’éclairer ; le reste du monde ouvrira peu à peu les yeux sur le néant des illusions dont les politiques se sont bercés. Mais il faut pour cela que l’Amérique s’en garantisse, et qu’elle ne redevienne pas, comme l’ont tant répété vos écrivains ministériels, une image de notre Europe, un amas de puissances divisées, se disputant des territoires ou des profits de commerce, et cimentant continuellement l’esclavage des peuples par leur propre sang.

Tous les hommes éclairés, tous les amis de l’humanité devraient en ce moment réunir leurs lumières, et joindre leurs réflexions à celles des sages Américains, pour concourir au grand ouvrage de leur législation. Cela serait digne de vous, monsieur ; je voudrais pouvoir échauffer votre zèle ; et si, dans cette lettre, je me suis livré plus que je ne l’aurais dû, peut-être, à l’effusion de mes propres idées, ce désir a été mon unique motif, et m’excusera, j’espère, de l’ennui que je vous ai causé. Je voudrais que le sang qui a coulé, et qui coulera encore dans cette querelle, ne fût pas inutile au bonheur du genre humain.

Nos deux nations vont se faire réciproquement bien du mal, probablement sans qu’aucune d’elles en retire un profit réel. L’accroissement des dettes et des charges, et la ruine d’un grand nombre de citoyens, en seront peut-être l’unique résultat. L’Angleterre m’en paraît plus près encore que la France. Si au lieu de cette guerre vous aviez pu vous exécuter de bonne grâce dès le premier moment ; s’il était donné à la politique de faire d’avance ce qu’elle sera infailliblement forcée de faire plus tard ; si l’opinion nationale avait pu permettre à votre gouvernement de prévenir les événements ; et en supposant qu’il les eût prévus, s’il eût pu consentir d’abord à l’indépendance de l’Amérique sans faire la guerre à personne, je crois fermement que votre nation n’aurait rien perdu à ce changement. Elle y perdra aujourd’hui ce qu’elle a dépensé, ce qu’elle dépensera encore ; elle éprouvera, pour quelque temps, une grande diminution dans son commerce, de grands bouleversements intérieurs, si elle est forcée à la banqueroute ; et, quoi qu’il arrive, une grande diminution dans son influence au dehors. Mais ce dernier article est d’une bien petite importance pour le bonheur réel d’un peuple, et je ne suis point du tout de ravis de l’abbé Raynal dans votre épigraphe. Je ne crois pas que ceci vous mène à devenir une nation méprisable et vous jette dans l’esclavage.

Vos malheurs présents, votre bonheur futur, seront peut-être l’effet d’une amputation nécessaire ; elle était peut-être le seul moyen de vous sauver de la gangrène du luxe et de la corruption. Si dans vos agitations vous pouviez corriger votre constitution en rendant les élections annuelles, en répartissant le droit de représentation d’une manière plus égale et plus proportionnée aux intérêts des représentés, vous gagneriez peut-être autant que l’Amérique à cette révolution ; car votre liberté vous resterait, et vos autres pertes se répareraient bien vite avec elle et par elle.

Vous devez juger, monsieur, par la franchise avec laquelle je m’ouvre à vous sur ces points délicats, de l’estime que vous m’avez inspirée, et de la satisfaction que j’éprouve à penser qu’il y a quelque ressemblance entre nos manières de voir. Je compte bien que cette confidence n’est que pour vous ; je vous prie même de ne point me répondre en détail par la poste, car votre réponse serait infailliblement ouverte dans nos bureaux, et l’on me trouverait beaucoup trop ami de la liberté pour un ministre, même pour un ministre disgracié !

J’ai l’honneur, etc.


LETTRES INÉDITES[28].

Lettre I. — À M. Caillard. (À Limoges, le 16 mars 1770.)

Vous devez à présent avoir reçu, mon cher Caillard, la lettre que je remettais de courrier en courrier, et que j’aurais peut-être remise encore plus loin si j’avais été instruit de la prolongation de votre séjour à Paris. Je suis bien aise de l’avoir ignoré. Peut-être verrez-vous avant votre départ la réponse. Je crains pourtant que la lettre[29] n’ennuie si fort par sa longueur, qu’on laissera là l’examen de la traduction. J’ai peur aussi que, si l’on devine, la chose ne soit divulguée et l’auteur connu. Mandez-moi, je vous prie, si vous avez fait partir la lettre, et renvoyez-moi l’original, que je suis bien aise de garder. Vous ne me marquez point si vos affaires sont enfin arrangées avec M. de Boisgelin, ni si vous êtes contents l’un de l’autre. Vous ferez bien de profiter de votre séjour à Paris pour faire un petit cours de politique sous la direction de l’abbé de Mably.

Si vous voyez Mme Blondel[30], vous pouvez lui faire voir les vers métriques ; je suis curieux de savoir comment elle trouvera l’églogue. Elle a vu quelques vers de Didon ; peut-être tout cela est-il déjà parti pour Ferney.

Si vous avez mon manuscrit sur la Richesse, je vous prie de me le renvoyer. M. Dupont vous en donnera un exemplaire imprimé. Il y a, à la page 96 du volume de décembre des Éphémérides, une phrase que je trouve louche et inintelligible. Je soupçonne qu’il y a deux ou trois lignes de passées, et je ne puis y suppléer.

Fayel est par trop mauvais. Du Belloy est un Corneille en comparaison. Je n’ai pas été fort content de la pièce de M. de La Harpe, et je vous avoue que le curé me paraît un caractère manqué et déplacé dans la pièce. S’il était ce qu’il doit être, la fille ne s’empoisonnerait pas et ne serait pas religieuse. Mais que les discours de cette malheureuse, dans la scène avec le curé, sont beaux ! cela dédommage de tout et vaut une pièce entière.

On m’a mandé que l’abbé Morellet dépérissait beaucoup. Donnez-m’en, je vous prie, des nouvelles. J’en suis d’autant plus fâché qu’il réponde à l’abbé Galiani, dont au reste je persiste à trouver la forme très-agréable et le fond détestable.

Vous me ferez plaisir de souscrire pour les Récréations mathématiques.

Dites aussi au relieur de prendre pour moi le volume de l’Académie des sciences de 1766, et de me l’envoyer. Vous pouvez vous en charger, et me l’envoyer ou contresigné : Boutin, ou par l’occasion de quelque Limousin.

M. Des Resnaudies s’est chargé de demander vos livres à sa sœur.

Avez-vous vu la traduction de la description des glaciers, par M. de Keralio ? Desmarets vous fait mille compliments.

Je voudrais fort avoir le nouvel ouvrage du P. Beccaria, sur l’électricité, qui est annoncé dans le dernier Journal des Savants.

Adieu : vous connaissez tous mes sentiments.


Lettre II. — Au même. (À Limoges, le 6 avril 1770.)

Je vois avec grand plaisir, mon cher Caillard, que M. de Boisgelin et vous êtes contents l’un de l’autre. M. de La Bourdonnaye étant fait pour être placé ne peut vous faire aucun tort ni retarder votre avancement, pourvu que M. de Boisgelin suive la carrière. Je suis fort aise que vous ayez espérance de placer par lui Mme Caillard, car M. Trudaine n’aurait pu agir qu’après son retour.

J’avais dans le temps trouvé l’ouvrage de M. votre frère très-bon ; et il me fait sentir combien est grande la perte qu’a faite l’abbé Morellet.

M me Blondel a été effrayée du ton de consultation que vous preniez avec elle, et c’est ce qui l’a empêchée de vous donner rendez-vous pour entendre l’églogue. Cela pourra se réparer, car vous en avez, je crois, copie.

Je ne crois pas qu’il y ait rien de désobligeant, pour l’homme à qui vous avez adressé une lettre[31] dans ce que dit M. l’abbé de L’Aage sur la difficulté du chemin que prend le traducteur pour arriver à la gloire. Il me semble, au contraire, que la supériorité de l’écrivain original sur le traducteur est très-nettement prononcée, soit du côté de la gloire, incomparablement plus grande, soit du côté du talent, très-rare et très-précieux, de l’invention : dire que, ce talent une fois donné, l’invention n’est pas laborieuse ; dire que les idées heureuses, les idées de génie ne sont point le fruit des efforts et de la contention, et en appeler sur cela à l’expérience de la personne, c’est, je crois, lui dire une chose très-flatteuse, et d’autant plus flatteuse, que son expérience y sera certainement conforme.

Quant à la critique que vous faites de quelques phrases relatives aux difficultés propres du traducteur, il me semble que vous n’avez pas tout à fait pris mon sens : si, pour exprimer la difficulté qu’il y a à copier, je disais que le copiste doit conserver l’air de liberté du trait et la grâce des contours, serait-on reçu à me dire que le peintre doit aussi donner à ses traits et à ses contours l’air de liberté et la grâce ? En énonçant les devoirs du traducteur relativement à son auteur, j’ai cru en faire suffisamment sentir la difficulté. J’avais dans l’esprit toutes les liaisons que croit ajouter l’abbé Delille dans sa traduction, toutes ses transpositions, tous ses retranchements, et je voyais à quel point les libertés les plus imperceptibles dénaturent la marche et l’esprit de Virgile. C’est peut-être parce que je voyais tout cela trop clairement que j’ai négligé de l’exprimer, et que je l’ai sous-entendu. J’ai eu tort, puisque vous vous y êtes trompé ; et, si vous eussiez été ici, j’eusse, en changeant quelques mots, levé toute équivoque. J’aurais dit : « Il ne peut rien retrancher, rien ajouter d’important. Un mot qui semble indifférent, ajouté ou retranché, ou simplement transposé, peut faire disparaître cette liaison, souvent imperceptible, par laquelle le poëte passe d’une idée à l’autre, et qu’on ne peut déranger sans détruire toute l’économie de l’ensemble, et faire perdre à l’ouvrage le mérite de la justesse et celui du naturel. La transposition d’un membre de phrase peut intervertir la gradation des images si nécessaire pour l’effet des tableaux, et celle des sentiments dont dépend si fort l’émotion que le poëte s’est proposé d’exciter. Il n’est aucune expression de génie qu’il soit permis au traducteur de négliger, à peine, etc. » Voilà tout ce que j’ai voulu lire. Je n’imagine pas que vous soyez encore à temps de me corriger ; car, sans doute, la lettre est partie. J’attends la réponse avec impatience.

Si vous avez besoin d’argent pour mes commissions, vous pouvez demander à Mme Blondel ce que vous voudrez sur celui qu’elle a à moi ; mais il faut toujours que vous m’en envoyiez le compte. Je me soucie peu du Système de la Nature[32] : un livre si gros, qui contient le matérialisme tout pur, est un ouvrage de métaphysique par un homme qui, à coup sûr, n’est pas métaphysicien, et pique peu ma curiosité. Si l’auteur est celui des pensées sur l’Interprétation de la Nature, il peut être agréable par le style ; mais, si cet auteur est un certain Robinet, auteur d’un livre de la Nature, je le tiens d’avance pour lu.

Desmarets et Desnots vous font mille compliments ; la misère est toujours affreuse ici.

Adieu, mon cher Caillard.


Lettre III. — Au même. (À Limoges, le 22 juin 1770.)

Il y a bien longtemps, mon cher Caillard, que je n’ai eu de vos nouvelles. Vous ne m’avez pas même instruit de votre départ de Paris. J’aurais été bien aise d’apprendre par vous si vous avez réussi à fixer le sort de votre belle-sœur.

J’ai jusqu’ici attendu de jour en jour la réponse à l’abbé de L’Aage, mais j’en désespère à présent. On dit que Voltaire est uniquement occupé de son Encyclopédie, et qu’il ne parle ni n’écrit à personne. Quand il aura fini, il aura oublié l’abbé de L’Aage, et peut-être n’aura-t-il pas même daigné jeter les yeux sur sa traduction. Vous trouverez ci-joint une minute de lettre que je ne vois pas d’inconvénient à lui adresser, soit de Dijon, soit de Gênes, pour le dépayser encore mieux. Je suppose que vous avez pris des mesures sûres pour que sa réponse me parvienne en tout temps.

M. de Boisgelin est arrivé avant-hier aux Courières, où il a trouvé son frère et sa sœur. Ils me quittent tous lundi, et je sais que M. de Boisgelin vous a donné rendez-vous à Antibes. Vous imaginez bien qu’un de mes premiers soins a été de chercher dans sa conversation à juger comment vous êtes contents l’un de l’autre. Je vois en général qu’il est satisfait de votre honnêteté et de vos talents ; mais j’ai entrevu qu’il vous fait un reproche où malheureusement je vous ai reconnu : c’est la paresse et la lenteur dans l’expédition. Je vous reprochais la même chose. La perte de vos matinées, l’habitude de les passer en robe de chambre à faire des riens, le retard des lettres dont je vous chargeais. Ces défauts sont très-grands dans votre position ; je vous les ai reprochés plusieurs fois. Je les expliquais par le dégoût du genre de la besogne dont vous étiez chargé. À présent que vous n’avez que des occupations d’un genre beaucoup moins triste, et que vous en êtes seul chargé, vous devez sentir combien ces défauts deviendraient, à la longue, désagréables à M. de Boisgelin : le retard du service retomberait sur lui, et nécessairement il serait forcé de vous en savoir très-mauvais gré. Vous sentez qu’il n’y a que l’intérêt que je prends à vous qui me fait vous donner cet avis. M. de Boisgelin ne m’en a nullement parlé à ce dessein, et je vous prie de lui laisser ignorer que je vous en aie rien dit ; mais la chose est trop importante pour votre fortune et pour votre bonheur, pour que je n’insiste pas auprès de vous afin de vous engager à faire tous vos efforts pour vaincre cette malheureuse habitude de paresse.

Adieu, mon cher Caillard, je vous souhaite toute sorte de bonheur. Desmarets vous fait mille compliments, ainsi que M. Melon.

Minute de la lettre pseudonyme de Turgot à Voltaire, jointe à la précédente.

J’espérais, monsieur, en passant à Paris, à mon retour de Hollande, trouver, chez M. Caillard, votre réponse à la lettre que j’ai pris la liberté de vous écrire à la fin de février, en vous adressant quelques essais d’une traduction de Virgile. J’aurais été infiniment flatté que vous eussiez daigné m’en dire votre avis ; votre approbation eût été pour moi le plus grand des encouragements. Je crains bien que votre silence ne soit l’arrêt de ma condamnation. L’emploi de votre temps est si précieux pour votre gloire, pour le plaisir et l’instruction des hommes, que vous ne devez pas en perdre à discuter des écrits médiocres ; et, malgré l’amour-propre attaché à la profession d’écrivain, l’idée que j’ai de la sûreté de votre goût est telle, que je suis bien prêt à souscrire à votre jugement. Quoi qu’il en soit, comme il se pourrait absolument que le paquet eût été perdu, j’ose vous prier de me tirer de cette incertitude, ne fût-ce qu’en me le renvoyant tel que vous l’avez reçu, et sans y faire aucune autre réponse. J’entendrai votre silence, et je saurai renoncer à un travail que vous aurez jugé sans mérite. Ayez la bonté d’adresser toujours le paquet à M. l’abbé de L’Aage des Bournais, sous une double enveloppe, à M. Caillard, secrétaire de M. d’Arget, à l’École militaire ; il se chargera de me le faire passer.

J’ai l’honneur d’être, avec un attachement fondé sur l’admiration la plus profonde, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

L’abbé de L’Aage des Bournais.

Lettre IV. — Au même. (À Limoges, le 10 juillet 1770.)

Je ne sais, mon cher Caillard, si vous avez reçu une lettre[33] que je vous ai adressée à Dijon le 22 juin, à laquelle était joint un projet de lettre de l’abbé de L’Aage. Depuis ce temps, l’abbé a reçu la réponse à sa première lettre, je vous en envoie copie. Je ne puis comprendre comment on a pu goûter la traduction, et en faire d’aussi grands éloges, sans s’être aperçu que ce n’était pas une simple prose. On ne s’explique point sur cet article, qui est cependant l’objet le plus intéressant. L’abbé de L’Aage veut insister, et il a récrit la lettre dont voici le projet : il vous prie instamment de la faire parvenir à son adresse, en la mettant à la poste de Gênes, si vous êtes encore à temps ; si vous êtes déjà à Parme, il faut la faire mettre à la poste dans quelque ville des États du roi de Sardaigne, afin de mieux dépayser. Si la lettre que vous avez reçue à Dijon n’est pas partie, il faut la supprimer.

Je vous faisais, dans la lettre que je vous écrivais à Dijon, quelques exhortations que je ne vous répète point, ne doutant pas que cette lettre ne vous soit parvenue ou ne vous parvienne. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’elles n’ont été dictées que par l’intérêt que je prends à votre bonheur.

Savez-vous le nouveau désagrément qu’essuie le pauvre abbé Morellet, à qui M. le contrôleur-général[34] ne permet pas de publier sa réponse à l’abbé Galiani. Cela est bien étrange.

L’abbé me mande que Mme Caillard est placée en Pologne. Je suis charmé que par cet arrangement elle puisse se passer de vous. Cela vous permettra de mettre vos affaires en ordre.

Le temps qu’il fait ici est déplorable, il retarde la moisson et fait tout craindre pour l’année prochaine. J’irai pourtant, à ce que j’espère, passer le mois prochain à Paris. — Adieu. Je vous souhaite une bonne santé et tout le bonheur que vous pouvez désirer.

Copie de la réponse de Voltaire à M. l’abbé de L’Aage des Bournais, relatée dans la
lettre précédente. — 19 juin 1770, à Ferney.

Monsieur, une vieillesse très-décrépite et une longue maladie sont mon excuse de ne vous avoir pas remercié plus tôt de l’honneur et du plaisir que vous m’avez faits. J’ajoute à cette triste excuse l’avis que vous me donnâtes que vous alliez pour longtemps hors de Paris.

J’emploie les premiers moments de ma convalescence à relire encore votre ouvrage, et à vous dire combien j’en ai été content. Voilà la première traduction où il y ait de l’âme. Les autres pour la plupart sont aussi sèches qu’infidèles. Je vois dans la vôtre de l’enthousiasme et un style qui est à vous. Qui traduit ainsi méritera d’avoir bientôt des traducteurs. J’applaudis à votre mérite autant que je suis sensible à votre politesse.

J’ai l’honneur d’être, avec une estime respectueuse, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Voltaire.
Réponse de M. l’abbé de L’Aage des Bournais. — À …… juillet 1770.

Monsieur, M. Caillard m’a fait passer la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire à Paris ; elle m’a fait d’autant plus de plaisir, que je commençais à douter si mon paquet vous était parvenu. Je suis bien fâché que votre silence ait été occasionné par une maladie ; et personne ne ressent plus vivement que moi la joie que votre convalescence doit donner à tout homme qui pense.

Les éloges que vous daignez faire de mon travail sont bien propres à m’enorgueillir. Cependant il y a un point sur lequel j’avais besoin que votre avis m’éclairât, et dont vous ne me dites rien : je parle du genre d’harmonie que j’ai essayé de donner à ma traduction. Si j’en devais croire les choses flatteuses que vous avez la bonté de me dire, la contrainte à laquelle je me suis assujetti n’aurait fait perdre à mon style ni la correction, ni le naturel, ni même la chaleur. Ce serait beaucoup ; mais je n’ose adopter une idée aussi agréable. Je ne serais au contraire nullement étonné que les inversions, et tous les autres sacrifices que j’ai faits à l’harmonie, eussent choqué une oreille aussi délicate que la vôtre, dès qu’elle n’en a point été dédommagée par le rhythme dont j’ai voulu faire l’épreuve.

Je vous dis presque mon secret, monsieur, et je serais bien tenté de vous le dire tout à fait. La seule chose qui me retienne est la persuasion où je suis que, si vous ne l’avez pas deviné, c’est parce que je n’ai point atteint mon but. Mon oreille m’aura probablement fait illusion, et j’aurai pris une peine inutile. Je m’en consolerai, si cet effort m’a donné occasion d’acquérir un peu plus de connaissance que je n’en avais des ressources de ma langue, et quelque facilité à les mettre en usage. Je m’applaudirai surtout de ce qu’il m’a procuré l’avantage d’entrer en correspondance avec un grand homme, et la satisfaction d’en être loué. Qu’elle serait enivrante, si je pouvais ne la pas devoir à son indulgence et à sa politesse !

Je crains d’abuser de cette indulgence en vous priant encore de m’éclairer sur l’article qui fait le sujet de mon doute. Je pourrais trouver votre réponse à Paris, où je retournerai certainement au commencement d’août. Si j’étais le maître de ma marche et de mes moments, je vous demanderais la permission de prendre ma route par Ferney et d’aller apprendre auprès de vous à écrire et à penser.

J’ai l’honneur d’être avec autant d’admiration que de respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

L’abbé de L’Aage des Bournais.

Lettre V. — Au même. (À Paris, le 21 septembre 1770.)

J’ai reçu, mon cher Caillard, votre lettre de Gênes, et j’ai vu dans la gazette l’arrivée de M. de Boisgelin à Parme. Je souhaite que vous vous y portiez bien, et que vous continuiez d’être contents l’un de l’autre. Le grand article sur lequel je ne cesserai de vous presser est celui de la paresse ; c’est un défaut dont je sens d’autant plus les inconvénients, que c’est aussi le mien ; il est essentiel de le vaincre.

Je n’ai point la seconde réponse de Ferney, et j’en suis un peu impatient. Le piège, si c’en est un, est assaisonné de tant de politesses qu’on ne devrait pas s’en fâcher. MM.  d’Alembert et de Condorcet partent à la fin de cette semaine pour Genève ; ils iront de là faire le voyage d’Italie. C’est pour sa santé que M. d’Alembert voyage, et comme son état n’est qu’une espèce d’épuisement occasionné par le travail, le repos de l’esprit et le mouvement du corps le guériront sûrement. M. de Condorcet voyage pour l’accompagner, vous les verrez tous deux, et vous serez sûrement bien content de la simplicité de caractère de M. de Condorcet. Celui-ci s’est chargé de m’envoyer le livre de Beccaria sur l’électricité.

Je ne vous envoie point de nouvelles. M. de Boisgelin les reçoit sûrement fort exactement. Ces nouvelles ne laissent pas de fournir matière aux réflexions politiques et morales. Le parlement paraît assommé par la dernière séance du roi. Il y a répondu par des paroles, et a continué la délibération au 3 décembre. Nous allons vraisemblablement voir un nouvel ordre de choses[35].

On attend le Supplément à l’Encyclopédie de Voltaire, en 12 ou 15 vol. in-8. J’en ai vu le premier volume ; il n’a jamais rien fait de si mauvais. Adieu, mon cher Caillard. Vous connaissez tous mes sentiments pour vous. Mille compliments à M. de Boisgelin et à M. Melon. Je retournerai à Limoges à la fin du mois, et c’est là qu’il faut me répondre.


Lettre VI. — Au même. (À Limoges, le 16 octobre 1770.)

Je reçois ici, mon cher Caillard, votre lettre du 29. Je commence à croire que vous ne verrez ni d’Alembert, ni M. de Condorcet. D’Alembert n’a point du tout pris goût aux voyages, et il se bornera à courir quelque temps les provinces méridionales, après avoir passé quelque temps à Ferney, où il est.

L’abbé de L’Aage n’a reçu aucune réponse, et j’imagine qu’on n’a pas daigné faire attention à sa seconde lettre, et que le compliment n’était qu’une politesse vague, après lequel on avait jeté le manuscrit dans quelque coin où l’on aurait eu trop de peine à le déterrer. L’abbé de L’Aage aurait bien fait de mettre M. d’Alembert dans sa confidence, et de le prier de sonder discrètement le patriarche de Ferney ; mais il n’est plus temps.

À propos de l’abbé de L’Aage, il me charge de vous rappeler certains discours qu’il a jadis prononcés en Sorbonne[36], et dont il n’a d’autre copie complète que celle que vous avez entre les mains. Il vous sera très-obligé d’achever celle que vous lui avez fait espérer.

Je suis ici vraisemblablement pour bien longtemps, car le Limousin souffrira au moins autant de la disette que l’année dernière. L’Angoumois sera bien. Il me sera difficile de remplir pendant ce temps les désirs de M. de Boisgelin et de lui envoyer les livres nouveaux. Il faut pour une pareille commission quelqu’un qui réside constamment à Paris. D’ailleurs, je n’entends pas comment le contre-seing peut servir à M. de Boisgelin. Parme n’est pas une poste française, et je vois même dans l’Almanach royal qu’il faut affranchir les lettres ; cela me met dans l’embarras, car on n’affranchit pour l’étranger qu’à Paris. Pour le plus sûr, j’adresse celle-ci à l’évêque de Lavaur, qui, sans doute, est dans l’habitude d’écrire à son frère. M. de Boisgelin devrait faire adresser ses lettres au directeur de la poste de Gênes, et s’arranger avec lui pour les lui faire passer à Parme.

La situation du P. Jacquier est bien douloureuse et bien intéressante. Il doit y avoir bien peu d’exemples d’une amitié aussi intime, et fondée sur une aussi grande quantité de rapports.

Voici une lettre pour l’abbé Millot, qui m’a écrit pour me remercier des Réflexions sur la richesse. Vous lui avez parlé de la traduction de la Prière de Pope, et il me demande la permission de la copier. Cela ne vaut pas par soi-même la peine d’être donné ni refusé. La seule chose qui m’intéresse, c’est que la chose ne puisse pas être connue sous mon nom.

Adieu, mon cher Caillard : vous connaissez tous mes sentiments. Bien des compliments à MM. de Boisgelin et Melon.


Lettre VII. — Au même. (À Limoges, le 1er  janvier 1771.)

J’ai reçu dans son temps, mon cher Gaillard, votre lettre du 10 novembre, à laquelle je me reproche de n’avoir pas plus tôt répondu ; mais une tournée longue dans la montagne, et des occupations malheureusement analogues à celles qui m’ont tenu à Limoges toute l’année dernière, m’ont pris tout mon temps. Il est vraisemblable que je serai encore condamné à passer celle-ci au milieu des Limousins. La disette n’est pourtant que partielle ; l’Angoumois ne souffre pas, et le paysan de Limoges et du bas Limousin a des châtaignes pour le moment, mais le grain est aussi cher que l’an passé, et la montagne manque tout à fait.

Dupont a jugé bien sévèrement M. Melon, et M. Melon le fils a jugé bien sévèrement Dupont. Le sentiment de M. Melon est juste et naturel, mais il n’est pas à la vraie place pour juger. J’aimerais mieux que Dupont n’eût pas dit ce qu’il a dit, parce que je ne pense pas ce qu’il a dit, à beaucoup près, et que j’estime le tour d’esprit de M. Melon le père, malgré les erreurs de son ouvrage. Mais il faut avouer que ces erreurs sont telles, qu’on peut en être très-frappé, et plus que de tout ce qui parle en faveur de l’auteur. Quand j’ai lu l’ouvrage de celui-ci, il gagnait beaucoup dans mon esprit en ce que personne n’avait encore parlé en France de ces matières, du moins en style intelligible. Un homme qui est venu au monde après Montesquieu, Hume, Cantillon, Quesnay, M. de Gournay, etc., est moins frappé de ce mérite qu’a tu M. Melon de venir le premier, parce qu’il ne lèsent pas ; ce n’est pour lui qu’un fait chronologique, et M. Melon n’est pas venu le premier pour lui, puisque, quand il l’a lu, il savait déjà mieux que son ouvrage. Il va vu l’apologie du luxe et celle du système, et celle des impôts indirects ; dans la chaleur de l’indignation que ces erreurs lui ont inspirée, il l’a versée sur le papier : où est le crime d’avoir pensé, où est celui d’avoir dit que M. Melon avait fait un mauvais ouvrage ? Tout homme qui imprime est fait pour être jugé :

Il est esclave né de quiconque l’achète.

M. Melon a laissé un fils ; M. Dupont l’ignorait peut-être alors ; et, quand il l’aurait su, est-on moins en droit de blâmer l’ouvrage d’un auteur parce qu’il a un fils ? Si le jugement rigoureux porté de son père est juste, il faut que le fils s’y soumette. Le fils de M. de Pompignan sera le fils d’un mauvais poète ; et, si le jugement est injuste, le fils n’en souffrira point, ni même la mémoire de son père. La réputation des auteurs se forme par la balance des suffrages pour et contre, et il faut, pour que cette réputation ait quelque prix, que ces suffrages soient libres. La réputation littéraire est un procès avec le public. Quiconque écrit a ce procès, et ni lui, ni ses ayants cause, n’ont droit de se plaindre des juges qui donnent leur voix contre. Je crois M. Melon fils assez honnête et assez philosophe pour sentir ces vérités, et pour ne pas vouloir de mal à M. Dupont d’avoir exprimé un peu durement un sentiment qu’il avait droit d’avoir et d’exprimer.

À cette occasion, vous me demandez une définition du luxe : je crois qu’il n’est pas possible de renfermer dans une définition toutes les acceptions de ce mot, mais qu’on peut en faire une énumération exacte et fixer le sens précis de chacune, de façon à terminer la plus grande partie des disputes sur ce point, qui ne sont pas toutes pourtant des disputes de mots, ou qui, pour m’exprimer autrement, roulent bien autant sur les applications du mot utile, que sur l’interprétation du mot luxe. Mais tout cela serait long, et vous savez d’ailleurs que je ne sais pas être court.

Je viens d’écrire cent cinquante pages in-4o, d’écriture très-fine, sur la question du commerce des grains[37], pour convertir, si je puis, le contrôleur-général. Je n’ai pas dit le quart de ce que j’aurais dit, si j’avais eu du temps. J’ai bien peur d’avoir perdu tout celui que j’y ai mis, mais peut-être retravaillerai-je cela pour le rendre digne d’être présenté au public dans des temps moins durs ; car le gouvernement va devenir de plus en plus prohibitif en tout genre, et l’événement du jour y contribuera. Le vizir triste remplace le vizir gai[38], et il paraît qu’on veut régner par la terreur et dans le silence. Je vois que M. de Felino est encore dans l’incertitude sur la plus claire des questions politiques ; son problème semble, en effet, présenter une difficulté. Il en trouvera la solution en rendant la difficulté plus forte ; il n’a qu’à se demander quel parti il faut prendre, par rapport à la liberté du commerce des grains, dans un pays qui ne produit que du vin ou des prairies, comment ferait un duc du bas Limousin, par exemple ? Le vice de tous les raisonnements prohibitifs et de tout le livre de l’abbé Galiani est la supposition tacite qu’il s’agit de garder le blé qu’on a, tandis qu’au contraire il s’agit d’en faire venir qu’on n’a pas. La prohibition pourra remplir le premier but ; je le veux. La liberté seule remplira le second.

Il faut, malgré moi, que je sois court, car mon papier finit. Je veux encore vous dire que M. l’abbé de L’Aage ne reçoit aucune réponse à sa seconde lettre. Cet abbé vous recommande certains discours ; il a fait celui de Didon, qui précède sa mort, et qui finit par ces mots : Pugnent ipsique nepotes, ainsi que le morceau suivant : Ut trépida, etc. ; et aussi la comparaison des fourmis. Il vous dit adieu et vous souhaite, avec une bonne santé, toute sorte de bonheur. Je ne serais pas fâché d’avoir Ossian en vers italiens. Mes compliments à M. Melon et à l’abbé Millot.


Lettre VIII. — Au même. (À Limoges, le 5 février 1771.)

Je reçois, mon cher Gaillard, votre lettre du 19 janvier. J’avais déjà fait payer votre hôtesse, et M. de Beaulieu a dû vous le mander. J’écrirai à M. Cornet de prendre l’argent chez M. de Laleu, et je préviendrai Barbou de vos intentions. Il y a quelque temps que je vous ai répondu, ainsi qu’à M. Melon, et je suis étonné que vous n’eussiez ni l’un ni l’autre reçu mes lettres le 19. Peut-être auront-elles été retardées d’un ordinaire par le dérangement que les inondations ont mis dans la marche des courriers. Je vous répondais sur tous les articles ; seulement j’avais, je crois, oublié de vous demander la traduction des poésies d’Ossian en vers italiens. Je ne sais pourquoi vous pensiez que la langue italienne serait peu propre à ce genre ; elle est bien plus souple et bien plus hardie que la nôtre. On m’a envoyé de Genève Il vero Dispotismo ; c’est un livre de l’école de Milan, un traité du gouvernement, où l’on adopte le système des Économistes et de Linguet sur le despotisme, ou sur la monarchie absolue. Vous me donnez grande curiosité de connaître les Éléments de Mathématiques et la Grammaire du P. Venini. De quel ordre est ce religieux ? Je n’entends pas trop quelle est cette analyse qui lui sert à répandre tant de clarté sur les matières qu’il traite. Il m’a toujours semblé que la méthode algébrique n’était point la vraie méthode analytique opposée à la synthèse. La vraie analyse philosophique est, en effet, la manière de procéder la plus propre à éclairer l’esprit, en lui faisant remarquer chacun de ses pas. La méthode algébrique semble, au contraire, vous faire arriver au résultat par une sorte de mécanique qui ne vous laisse pas voir comment vous êtes arrivé : elle produit la certitude sans évidence. Enfin l’algèbre et l’analyse, la géométrie linéaire et la synthèse, ne me paraissent point être la même chose, et je n’ai trouvé nulle part le vrai développement de ces deux méthodes. Le désir de voir si les idées du P. Venini ont quelque rapport avec les miennes augmente mon empressement de connaître ses éléments.

Je ne sais si vous avez vu, dans un journal encyclopédique, l’annonce d’un Mémoire de M. Lambert, de l’Académie de Berlin, qui aurait encore plus directement résolu le problème de la quadrature du cercle, que par la considération des racines de l’équation d’où dépendrait cette quadrature ; puisque, suivant le journaliste, il a démontré l’incommensurabilité de la circonférence avec le rayon. Il a démontré, en général, que tout arc dont la tangente est commensurable avec le rayon, est incommensurable avec ce même rayon, et réciproquement. Or, la tangente de l’arc de 45 degrés est égale au rayon, donc l’arc de 45 degrés est incommensurable au rayon ; or, l’arc de 40 degrés est la huitième partie de la circonférence ; donc, etc. D’Alembert, à qui j’en ai parlé, n’avait pas connaissance de cette démonstration ; mais, sans doute, le mémoire de Lambert sera dans quelqu’un des volumes de L’Académie de Herlin, qui paraîtront incessamment, s’ils n’ont déjà paru. Ce Lambert est un géomètre dont tous les écrits, avant le temps où il est allé à Berlin, sont en hollandais, et qui, par conséquent, était peu connu. — Le patriarche de Ferney garde toujours le même silence avec L’abbé de l’Aage. Celui-ci, pour se venger, a lutté contre celui qu’il consultait, en traduisant de son côté les beaux vers : Nox erat et placidum, etc., IVe livre, v. 522.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’abbé de L’Aage a traduit le discours qui suit, ainsi que le beau discours dont le dernier mot est : pugnent ipsique nepoles. Cet abbé a traduit à peu près quatre cents vers de ce livre, et il lui en reste trois cents ; il trouve la tâche bien longue. Il s’est avisé aussi de traduire les fameux vers de Muret à Scaligcr, en vers semblables à ceux de l’original. Ce sont les premiers vers senaires qu’il ait faits. Ce genre de vers ne serait pas fort difficile.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous deviez avoir eu, à la date de votre lettre, des nouvelles de la grande révolution arrivée dans notre gouvernement[39] ; les suites s’en développent à chaque courrier. Il est difficile de savoir comment tout cela finira. Le changement est fâcheux pour M. de Boisgelin. On a parlé d’une tracasserie qu’il avait eue avec M. de Felino, et dans laquelle on donne le tort à M. de Boisgelin ; je serais curieux de savoir ce que c’est. Je serais fâché qu’il fût brouillé avec M. de Felino, qui est considéré. D’ailleurs, M. de Boisgelin doit être sûr de trouver des juges malintentionnés ; ses liaisons avec l’ancien mi nistre seront un facteur commun par lequel tous ses torts quelconques seront multipliés. Si la lettre, par laquelle j’ai répondu à celle que vous m’avez écrite au mois de novembre, ne vous était pas parvenue, je vous prierais de me le mander.

Vous aurez appris par la gazette l’élection de M. Desmarets. Je ne sais où en est son travail sur les volcans d’Auvi rgne.

Adieu : vous connaissez tous mes sentiments pour vous. Mes compliments à M. de Boisgelin et à M. Melon.


Lettre IX. — Au même. (À Limoges, le 13 mars 1771.)

Je profite d’une occasion, mon cher Caillard, pour vous envoyer tout ce que j’ai fait de la Didon, puisque vous en êtes si curieux, mais c’est à condition : 1o que ce sera pour vous seul ; 2o que vous me renverrez cette copie, la seule que j’aie un peu au net. La voie de la poste est suffisamment sûre pour pareille chose.

Vous y trouverez, comme de raison, le morceau que je vous avais envoyé à Parme. Je suis très-sûr de la quantité du mot poursuivait, dont la seconde syllabe est non-seulement longue, mais très-longue, de celles que j’appelle traînées, en latin prolatæ. Quant à votre critique du mot tous, que vous regardez comme cheville, elle m’a surpris ; car ce tous me paraît nécessaire à la plénitude de l’image, et j’avoue que ce vers est un de ceux de tout l’ouvrage dont je me suis le plus applaudi. Les astres tout court, quand ils feraient le vers, me paraîtraient moins bien, en ce que cette expression déciderait moins l’imagination à se représenter une belle nuit où tout le ciel brille uniformément. Je trouve bien un défaut dans le mot tous, et ce défaut est que le soleil est aussi un astre ; mais je crois le mot suffisamment expliqué par la chose, et qu’il faut passer par-dessus cette petite inexactitude. Pour la traduction de Voltaire, je n’en suis point content ; j’en trouve le coloris bien faible en comparaison du latin. Le changement de temps sans aucun ménagement ( les astres roulaient, Éole a suspendu, tout se tait), me paraît un défaut intolérable, et qui, par parenthèse, gâte bien souvent les descriptions de Saint-Lambert et de l’abbé Delille. Et puis, qu’est-ce que Phenisse ? Ce n’a jamais été le nom de Didon, et ce mot ne peut se traduire que par la Phénicienne.

Pour les vers senaires, en français comme en latin, ils sont à peine distingués de la simple prose ; aussi sont-ils affectés à la comédie, à la fable et aux sentences morales. Je conçois bien que ce n’est pas par là que l’on accoutumera les oreilles françaises à la versification métrique: aussi n’ai-je voulu faire qu’un essai.

Vous avez de l’analyse la même idée que moi, mais il était bon de s’expliquer, à cause de l’équivoque de ce mot, auquel les géomètres ont attaché une idée si différente. Vous augmentez encore mon impatience de voir l’ouvrage du P. Venini. Si cependant vous craignez de l’exposer à la poste même, en le faisant contresigner chez M. Trudaine, il faudra bien attendre une occasion. Vous pourrez m’envoyer ce livre avec tous les autres, et mes Discours, et tous les détails que vous m’avez ci-devant annoncés sur la tracasserie de Parme. M. Desmarets partira peut-être vers Pâques, mais M. de Mirabeau partira vraisemblablement encore avant lui, et vous pourrez porter chez M. Dupont[40] tout ce que vous aurez à m’envoyer, afin qu’il prie M. de Mirabeau de s’en charger. Il faudra que le paquet soit tout fait et tout cacheté, car je craindrais qu’il ne s’en égarât quelque volume sur la table de M. Dupont, qui n’est pas mieux rangée que la mienne. M. Dupont demeure toujours rue du Faubourg-Saint-Jacques, vis-à-vis les filles Sainte-Marie.

Si M. d’Aiguillon est ministre, il est sûr que M. de Boisgelin sera condamné, eût-il évidemment raison ; mais j’avoue que j’ai peine à croire qu’il y ait rien de solide dans ce nouveau ministère. Si le Parlement revient, il me paraît difficile que son retour ne soit pas accompagné d’une espèce de révolution, et son pouvoir sera plus affermi que jamais. J’avoue que l’aventure de M. de Maillebois me paraît le prélude d’une anarchie plus décidée, qu’elle ne l’a encore été même sous le gouvernement de Mme de Pompadour. Je ne sais encore si je vous renverrai une lettre pour Voltaire.

Adieu, mon cher Caillard : vous savez combien vous devez compter sur mon amitié.

Croyez-vous que je fisse bien de donner au P. Venini la Formation des richesses !. Dupont a un morceau de moi sur l’usure, que je voudrais bien qu’il me renvoyât. Je ne sais s’il était fini, quand vous partîtes l’année dernière.


Lettre X. — Au même. (À Limoges, le 5 avril 1771.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis fort aise que vous ayez été content de Didon ; voilà l’ouvrage poussé à peu près à cinq cents vers sur sept cents ; mais, comme on dit, la queue est ce qu’il y a de plus difficile à écorcher, et il est à souhaiter qu’elle ne soit point en effet écorchée. À propos de Didon, l’abbé de L’Aage a pris son parti de faire encore une tentative auprès du patriarche de Ferney, pour avoir, s’il est possible, le jugement définitif de cette oreille superbe. Voyez ci-après la lettre qu’il écrit, et que vous pourrez faire contresigner chez M. Trudaine ou chez M. de Malesherbes. Il vaut mieux, je crois, faire adresser la réponse à Gênes ; cela mettra plus de vraisemblance dans toute l’histoire, et vous préviendrez facilement le directeur de la poste de Gênes, par lequel vous pourrez aussi faire passer les répliques, qu’il pourra cacheter de son cachet.

Je n’ai point fait vos compliments à Cornuau, qui n’est point ici, et qui ne se doute pas des démarches que j’ai faites pour lui ; il ne les apprendra qu’en apprenant le succès, dont, par malheur, je ne suis nullement sûr.

Voici encore une lettre du prieur de Saint-Gérald. Adieu, mon cher Caillard : je vous souhaite une bonne santé et toutes sortes de satisfactions. Vous ferez mes compliments à MM. de B…[41] et Melon[42]. Je vous laisse le maître de prendre un exemplaire de la Formation des richesses pour le P. Venini.

Copie de la nouvelle lettre de l’abbé de L’Aage à Voltaire, relatée dans la précédente.
(À Paris, le … avril 1771.)

Il y a, monsieur, quelques mois que je suis arrivé à Paris, ainsi que je vous l’annonçais par la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire de Gênes le …… 1770. Ne trouvant point ici de réponse à cette lettre, ma première idée a été que mon travail ne méritait pas que vous employassiez à l’examiner une seconde fois un temps aussi précieux que le vôtre. Mon amour-propre s’était soumis, non sans regret, à la rigueur de ce jugement ; je m’étais résolu à ne vous plus importuner, et à ne regarder les choses flatteuses que contenait votre lettre du 19 juin dernier, que comme l’effet d’une extrême politesse.

Pardonnez, monsieur, si, par un retour de cet amour-propre, je renonce avec peine à l’idée que mon travail a pu mériter d’être loué par un grand homme ; mais, en lisant dernièrement dans un ouvrage périodique que vous ne receviez aucune lettre qui ne fût cachetée d’un cachet connu, je me suis rappelé que ma lettre de Gênes était cachetée d’une simple tête, et j’ai imaginé que peut-être vous ne l’aviez point retirée de la poste. En ce cas, j’aurais eu à vos yeux le tort de ne vous avoir point témoigné ma reconnaissance de l’attention que vous avez daigné donner à mon travail sur Virgile. J’en ai cependant senti le prix bien vivement, et peut-être avais-je trop senti celui de vos éloges. Mais quel homme n’en serait pas enivré, s’il était sûr de ne pas les devoir uniquement à votre indulgence ?

Trouvez bon, je vous prie, qu’en vous réitérant mes remerciements, je vous répète une partie de ce que je vous écrivais de Gênes. J’osais me plaindre de ce qu’en me louant, vous n’aviez pas eu la bonté de m’éclairer sur l’objet d’un doute que je vous soumettais ; je veux dire sur la réalité du genre d’harmonie que j’ai tenté de donner à ma traduction. Je n’ose adopter ce que vous m’avez dit d’obligeant, ni me flatter que la contrainte à laquelle je me suis asservi, les inversions et tous les autres sacrifices que j’ai faits à cette harmonie, n’aient point ôté à mon style la correction, le naturel et la chaleur. Je dois craindre, au contraire, qu’une oreille aussi délicate que la vôtre n’ait été choquée de certaines transpositions, dès qu’elle n’en a point été dédommagée par le rhythme dont j’ai voulu faire l’épreuve.

Je n’ose vous dire tout à fait mon secret, monsieur, je suis trop humilié de ce que vous ne paraissez pas y avoir fait attention. J’en dois conclure que je n’ai point atteint mon but, que mon oreille m’a fait illusion, et que j’ai pris une peine inutile. L’effort m’aura toujours servi à me faire mieux connaître les ressources de ma langue, et à m’exercer dans l’art difficile d’écrire. Je me féliciterai surtout de l’occasion que cet essai m’a donnée d’entrer en correspondance avec vous, et de vous témoigner ma profonde admiration. Les louanges que vous avez données à mon travail m’ont aussi procuré un moment d’ivresse bien doux.

Sera-ce abuser de vos bontés, que de vous demander encore un mot d’éclaircissement sur cette harmonie réelle ou imaginaire de ma traduction ? Je repars ces jours-ci pour l’Italie, et si vous avez la complaisance de me répondre, je vous serai obligé d’adresser votre lettre à M……, directeur de la poste de France à Gênes, pour remettre à l’abbé de L’Aage des Bournais. Je la prendrai chez lui à mon passage. J’éprouve encore dans ce voyage le regret de n’être pas seul ni libre de prendre ma route par Ferney.

J’ai l’honneur d’être avec une respectueuse admiration, etc.


Lettre XI. — Au même. (À Limoges, le 2 juillet 1771.)

Je ne vois pas, mon cher Caillard, ce qui a pu vous empêcher de satisfaire vous-même votre curiosité sur le dernier oracle du patriarche de Ferney. Puisque vous aviez écrit la lettre, la réponse ne pouvait pas être un secret pour vous. Quoi qu’il en soit, vous verrez, par cette réponse, que l’homme ou a dédaigné de deviner, ou ne se soucie pas de s’expliquer. Je regrette encore plus que vous n’ayez pas profité de votre voyage de Ferney pour le faire jaser sur Virgile et ses traducteurs. Mme de Boisgelin s’y serait volontiers prêtée, et vous pouviez l’en prévenir, puisqu’elle est dans le secret des vers métriques, et qu’elle a emporté d’ici l’églogue ; ce n’est que l’entreprise du quatrième livre en entier qui est encore un secret, plutôt relativement à l’archevêque que relativement à elle. Au reste, la chose est faite.

Je ne suis pas plus surpris de voir déraisonner ce grand poëte en économie politique, qu’en physique et en histoire naturelle. Le raisonnement n’a jamais été son fort.

Je suis bien aise que vous n’ayez parlé que de la traduction du Nox erat, et non pas de la traduction entière ; le mot que m’en avait écrit en passant Mme de Boisgelin m’avait inquiété, autant pourtant que la chose en vaut la peine.

J’ai vu avec plaisir votre solution du petit problème que vous avez envoyé à Cornuau.

J’attends, avec impatience, la suite du voyage de M. de Durefort.

Je pense toujours que M. de Boisgelin ne peut guère éviter de se ressentir de la décision, si elle est en faveur de M. de Felino ; cet homme alors aura bien beau jeu, et j’ai peur qu’il ne trouve de grandes facilités à nuire par les dispositions de notre ministère, aux yeux duquel M. de Boisgelin a un furieux péché originel.

Il me semble que vous pouvez m’instruire ici beaucoup plus facilement que si j’étais à Paris, puisque vos lettres, me venant par le courrier de Toulouse, ne risquent pas d’être ouvertes à la poste.

Vous me parlez de raisons particulières qui vous feraient désirer que je fusse à Paris dans ce moment. Je ne puis les deviner ; si c’est quelque service qu’il s’agisse de vous rendre, marquez-le-moi, et je verrai ce que je pourrai faire.

Adieu, vous connaissez tous mes sentiments.

Copie de la nouvelle lettre de Voltaire à l’abbé de L’Aage, relatée dans la précédente.
22 mai 1771, à Ferney.

Un vieillard accablé de maladies, devenu presque entièrement aveugle, a reçu la lettre du 28 avril, datée de Paris, et n’a point reçu celle de Gênes. Il est pénétré d’estime pour M. l’abbé de L’Aage ; il le remercie de son souvenir, mais le triste état où il est ne lui permet guère d’entrer dans des discussions littéraires. Tout ce qu’il peut dire, c’est qu’il a été infiniment content de ce qu’il a lu, et que c’est la seule traduction en prose, dans laquelle il ait trouvé de l’enthousiasme. Il se flatte que M. de L’Aage le plaindra de ne pouvoir donner plus d’étendue à ses sentiments. Il lui présente ses respects.


Lettre XII. — Au même. (À Limoges, le 24 septembre 1771.)

Il serait, je crois, à présent bien inutile de faire aucune réflexion sur les détails que vous m’avez faits de ce qui se passe dans votre petite cour. J’avais la goutte lorsque j’ai reçu votre lettre ; depuis je me suis cru guéri, j’ai entrepris une tournée dans la montagne ; j’ai été obligé de rebrousser chemin au bout de huit jours. Je ne souffre plus ; mais je ne puis encore marcher. J’ai été étonné de vous savoir resté auprès de M. de Boisgelin, et j’ai peine à croire que vous restiez bien longtemps ; cela m’afflige pour vous qui aviez commencé une carrière agréable, et qui vous trouverez aussi obligé de rebrousser chemin. J’aurai encore une partie de la généralité qui souffrira beaucoup cette année, et c’est pour cela que j’avais entrepris cette tournée.

J’espère que, cependant, je pourrai aller à Paris cet hiver, et j’en suis bien impatient.

Naturellement, une attaque de goutte assez longue, et un voyage dans la montagne, auraient dû avancer Didon ; point du tout. Je vous ai mandé, il y a plusieurs mois, qu’il m’en restait cent quarante-un vers à traduire ; le lendemain, j’en fis cinq pour achever de réunir les deux grands morceaux de la chasse et des discours de Didon et d’Énée. Depuis ce temps-là, il ne m’en est pas venu un seul vers. Vous rappelez-vous d’avoir lu le Déjeuner de la Râpée, du véritable Vadé ? Il y a un homme qui joue des ogres à Saint-Supplice, avec M. Clairgnanbaut ; il se plaignait amèrement de ce qu’il avait beau souffler à ce monsieur le Te Deum, le chien jouait le Tantum ergo ; c’est précisément mon histoire. Avec la meilleure envie du monde d’avancer Didon, je me suis trouvé avoir traduit la dixième églogue, ou Gallus. Je n’en suis pas mécontent ; je vous l’envoie, et je ne serai pas fâché de savoir ce que vous en pensez. Si vous la trouvez bonne, vous pourrez la communiquer à Mme de Boisgelin, qui a déjà la copie de la huitième. Si, en revenant, vous passiez encore à Ferney, vous pourriez y parler de ce morceau, comme d’un présent que vous aurait laissé l’abbé de L’Aage, en passant à Parme avec le jeune seigneur, allemand ou russe, qu’il accompagne dans ses voyages. Cet abbé est lié avec M. votre frère de l’École militaire, chez qui vous lavez vu : vous savez d’ailleurs qu’il a été maître de quartier au collège du Plessis, et que c’est un homme d’environ trente ans. Il faudrait que ce morceau fût écrit en prose ; mais en faisant la lecture vous-même, vous pourriez essayer l’effet de cette prose, qui serait peut-être plus sensible à l’oreille qu’aux yeux. — Mais je n’imagine pas que vous repreniez votre route par Ferney, et je ne sais, toute réflexion faite, s’il faut le regretter, car peut-être cette prose déplaira-t-elle beaucoup, quand on en aura deviné le système.

Cornuau est à Tulle à finir sa carte ; il vient d’y être malade.

Le prieur de Saint-Gerald quitte Limoges pour un autre bénéfice.

Adieu, mon cher Caillard : vous savez que je serai toujours le même pour vous.


Lettre XIII. — Au même. (À Limoges, le 15 octobre 1771.)

À chaque lettre que je vous écris, mon cher Caillard, je doute toujours si elle vous arrivera à Parme. Quoi qu’il en soit, j’imagine que vous donnerez en partant, à la poste de Gênes, des instructions pour qu’on vous renvoie vos lettres ; ainsi il n’y a d’inconvénient que le retard. J’ai toujours oublié de vous répondre sur l’étonnement que vous a causé la tranquille majesté d’une masse de gypse que vous avez vue, sur le mont Cenis, braver insolemment tous les systèmes des naturalistes. Je suppose que vous êtes bien sûr que c’est en effet du gypse et non du talc, ou bien du quartz ou du spath, cristallisés en lames. Quoiqu’il en soit, ce fait ne détruit aucune partie de ma théorie : nous savions déjà, 1o que le gypse se trouve quelquefois dans l’ancien monde, ou du moins sur les limites, dans le monde moyen, de même que le sel gemme dont l’origine est, à peu de chose près, la même que celle du gypse, mais qui doit cependant être beaucoup plus rare, parce qu’il lui faut beaucoup moins d’eau pour rester dissous ; 2o que les grandes montagnes qui ne sont point volcans sont rarement de l’ancien monde, mais formées pour la plupart des masses calcaires du monde moyen à bancs parallèles, mais inclinés, massés qui, à la vérité, sont plus souvent adossées à des masses de l’ancien monde, auquel appartiennent ordinairement les pointes les plus élevées, telles que celles du Mont-Blanc. Soyez donc, comme nous, sans inquiétude sur ce gypse. — Cornuau, qui vient d’avoir une dyssenterie à Tulle, est guéri ; je compte qu’il passera son hiver à Paris, poursuivre le cours de M. Rouelle. — Ma goutte est toujours à sa fin, et ne finit point. Je ne puis encore fixer le temps de mon département, ni par conséquent celui de mon retour à Paris.

La veine pastorale continue de couler aux dépens de la veine épique. Voici encore la traduction de la seconde églogue : mutatis mutandis, et dans tout cela pas un mot de Didon. À quoi sert-il d’avoir la goutte ?

Adieu, mon cher Gaillard, vous connaissez tous mes sentiments ; je vous souhaite toutes sortes de satisfactions.


Lettre XIV. — Au même. (À Limoges, 12 novembre 1771.)

J’ai reçu, mon cher Caillard, vos critiques, et le livre du comte Veri, dont je vous remercie bien. Je comptais répondre aujourd’hui à toutes vos critiques, sur lesquelles j’ai d’excellentes raisons à donner. Je parle des deux premières, qui ont un fondement, car les autres me paraissent bien plus aisées à justifier ; mais tout cela entraînerait des volumes, et je n’ai pas aujourd’hui un moment à moi. Peut-être m’enverrez-vous aussi des critiques sur l’Alexis. Je tâcherai de répondre à tout en même temps. Je vous parlerai aussi du comte Veri, dont je suis très-peu content ; peut-être sera-ce de Paris que je vous répondrai, car j’espère y être le 24. Vous auriez bien dû me marquer ce que vous savez sur la correspondance de M. de V… avec l’archev. d’A…, et sur le résultat. Comment voulez-vous que je sache une chose que je ne puis savoir que par une lettre de MM. de Boisgelin, qui n’écrivent jamais ?

Adieu, j’espère recevoir de vos nouvelles à Paris, et peut-être plus promptement.


Lettre XV. — Au même. (À Limoges, le 12 juin 1772.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous avez donc vu Jean-Jacques ; la musique est un excellent passe-port auprès de lui. Quant à l’impossibilité de faire de la musique française, je ne puis y croire, et votre raison ne me paraît pas bonne ; car il n’est point vrai que l’essence de la langue française est d’être sans accent. Point de conversation animée sans beaucoup d’accent ; mais l’accent est libre et déterminé seulement par l’affection de celui qui parle, sans être fixé par des conventions sur certaines syllabes, quoique nous ayons aussi dans plusieurs mots des syllabes dominantes qui, seules, peuvent être accentuées.

Je vous fais mille remerciements de vos soins pour ma bibliothèque : quant aux livres à relier, je ne sais si de Rome vaut mieux que la Forte ; avant de me décider, je voudrais que vous m’envoyassiez l’état des brochures que vous voulez faire relier. Je me déciderais sur le degré de magnificence.

Quant aux livres au rabais, je ne crois pas avoir le Traité de Westphalie, du P. Bougeant, et si je l’ai, il ne faut pas l’acheter, non plus que les ouvrages de Gatti sur l’inoculation, dont il me semble n’avoir que la moitié. Pour M. Messance, je sais que je l’ai ; mais je suis bien aise d’en avoir un pour Limoges et un pour Paris.

Adieu, mon cher Gaillard : vous connaissez tous mes sentiments pour vous.


Lettre XVI. — Au même. (À Paris, le 20 avril 1773.)

J’ai reçu votre lettre du 24 mars, monsieur[43], et je vous remercie de la suite des Mémoires de Pétersbourg que vous m’annoncez. Si vous les envoyez par mer, il faut souhaiter qu’ils ne deviennent point la proie de quelque armateur anglais. Il est vrai que la lenteur des deux cours à se décider, ou plutôt leur répugnance à faire les premières hostilités, pourra laisser au vaisseau le temps d’arriver. Désormais il ne faudra plus vous occuper de cet objet : les libraires de Paris font venir la suite de ces Mémoires à mesure qu’ils paraissent. J’ai fait remettre chez M. de Vérac les 121 liv. 10 sous que vous avez déboursés.

Nous avons raisonné ensemble, et avec M. Desmarets, sur l’impression du Voyage d’Islande. Les libraires, aujourd’hui, ont tant d’humeur de la petite modification qu’on a mise à la prétendue propriété de leurs privilèges, qu’ils sont devenus dix fois plus difficiles sur l’acquisition des manuscrits ; d’ailleurs celui dont il s’agit n’est pas dans un genre piquant dont ils prévoient un prompt débit : quant au parti de faire les frais de l’impression, il est assez risquable ; il faudrait au moins vendre 400 exemplaires pour retirer les frais, et il est difficile de compter sur un tel débit, quand on n’a pas les ressources que les libraires trouvent dans leurs échanges entre eux pour se défaire des livres peu courus. Or, il serait imprudent de risquer de perdre. Nous avons donc pensé qu’il fallait, pour éviter ce danger, renoncer à tout profit, et chercher un libraire qui se charge de tous les frais, et de vendre à son profit en vous donnant seulement un certain nombre d’exemplaires. Si vous adoptez cette idée, M. Desmarets agira en conséquence ; il suivra aussi tous les détails de l’édition avec le zèle qu’il a pour la matière et la reconnaissance qu’il doit au soin que vous avez de multiplier les preuves de son système. Je lui ai communiqué les passages de Niebuhr que vous avez transcrits ; il ignorait que l’Arabie fût remplie de prismes. Les îles de la mer du Sud, Otahiti, la Nouvelle-Zélande, que Cook a visitées, sont aussi des pays volcanisés remplis de basalte.

Je voudrais fort que vous eussiez le temps de mettre par écrit vos idées sur la Métaphysique de la musique et sur son union avec la poésie. J’en ai moi-même, sur cet objet, de fort différentes de celles que je vois régner dans les écrits des disputants : ceux-ci me paraissent raisonner sur des notions bien vagues et bien peu analysées ; mais mon ignorance en musique me rend mes propres idées suspectes, et je suis fort curieux de savoir si elles seront confirmées par celles des gens qui, sachant la musique, ont plus droit que moi d’avoir un avis. Les affaires que vous avez à traiter doivent vous laisser assez de loisir pour que vous puissiez satisfaire ma curiosité.

Quant à Didon, il est absolument impossible de la publier avant que le traité de la prosodie soit fait, et même alors je ne voudrais pas trop paraître aux yeux du public sous cette espèce de travestissement. Je lui dois d’autres choses, et j’ai grande envie de payer cette dette.

Ce que je pourrai faire, ce sera de faire imprimer en secret quelques exemplaires pour n’avoir pas la peine d’en faire faire des copies.

Je connais le remède pour la goutte, appelé le remède caraïbe. Mais j’ai pensé que l’usage du gayac, sans eau-de-vie, pourrait avoir les mêmes avantages, avec moins d’inconvénients. Je prends, en conséquence, tous les matins une tasse d’infusion théiforme de bois de gayac râpé, et par-dessus un demi-setier de petit-lait. Ce remède est fort agréable, il m’occasionne une légère moiteur aux-pieds, que je crois fort saine.

Vous savez par les papiers publics les honneurs qu’a reçus Voltaire à la représentation d’Irène. Il n’y a point de souverain qui ne fût flatté d’en avoir de pareils. Le peuple est aussi curieux de le voir qu’on l’était de voir l’empereur. Il se prépare à retourner à Ferncy ; mais il compte revenir l’hiver, et a acheté une maison dans la rue de Richelieu.

Je vous remercie de la Traduction d’Orphée. Cela m’a fait rechercher mon allemand, que j’ai bien oublié. L’exactitude de cette traduction est vraiment incroyable, et serait pour nous autres Français une chose physiquement impossible, même en prose. Reste à savoir si les Allemands n’y trouvent rien qui blesse le caractère de leur langue.

Ces vers me paraissent plus agréables que ceux de Klopstock. Je ne puis cependant m’empêcher de regretter les spondées et la coupe virgilienne. Les spondées et l’emploi des longues sont un des secrets de l’harmonie de Virgile ; et le vers, qui n’est point coupé au milieu des pieds, manque absolument de grâce à mon oreille : il n’est tolérable que quand ce défaut de coupe devient utile à l’harmonie pittoresque, c’est alors une dissonance placée à propos.

Je suppose que les Allemands ne peuvent pas mieux faire ; en ce cas, notre prosodie a de grands avantages sur la leur, puisque notre vers métrique peut revêtir toutes les formes virgiliennes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’abbé Rochon, de l’Académie des sciences, a trouvé un moyen très-ingénieux de faire servir la double réfraction du cristal d’Islande à la mesure des plus petits angles. Il a déterminé par ce moyen les diamètres des planètes à un dixième de seconde près, tandis que, par les méthodes ordinaires, on peut à peine répondre d’un angle à cinq secondes près. Ce moyen est si précis, qu’on peut, sans triangles, et en pointant directement sa lunette sur une base connue de quelques pieds, mesurer à terre des distances de trois mille toises, avec beaucoup plus de précision qu’il n’est possible de mesurer aucune base sur le terrain ; en sorte qu’on peut lever toute carte sans quart de cercle et sans base, mesurée sur le terrain. On n’a pas même besoin, pour mesurer les distances médiocres avec une précision suffisante pour l’usage, de connaître la base à laquelle on pointe : en répétant l’opération, en s’éloignant de la base d’une quantité connue, on trouve, par un calcul très-facile, et la mesure de la base, et la distance où l’on est. Je vous enverrai l’ouvrage qu’il va publier à ce sujet, aussitôt que l’impression en sera terminée.

Pour multiplier les instruments de ce genre, il faut avoir du cristal d’Islande, et autant les morceaux, petits, irréguliers, d’une transparence louche ou interrompue, sont communs, autant est-il rare d’avoir des morceaux d’une belle transparence, et assez considérables pour qu’on puisse y tailler des prismes d’une étendue suffisante pour remplir le champ des plus grandes lunettes.

Vous êtes à la source du cristal d’Islande, et vous ne pouvez nous en envoyer en trop grande quantité, ni des morceaux trop gros, et trop choisis pour la transparence. Il ne faut pas même que des défauts considérables vous arrêtent ; c’est l’affaire de l’ouvrier de diriger sa coupe de façon âne pas renfermer ces défauts entre les faces de son prisme.

Vous ferez vraiment une chose utile au progrès des sciences de vous occuper de cet objet avec ardeur, et de nous envoyer successivement ce que vous pourrez rassembler de ce cristal. Si, comme il y a grande apparence, la guerre se déclare entre la France et l’Angleterre, je vous prie de prendre des voies sûres, et de préférer la voie de terre, bien entendu que le cristal ne sera point exposé aux cahots qui le feraient éclater. Les morceaux particuliers peuvent se confier à des voyageurs qui les apportent dans leur chaise de poste, et c’est la meilleure manière.

Sans le cabinet de M. de La Rochefoucauld, l’abbé Rochon aurait été fort embarrassé pour ses premiers essais.

M. de Vérac m’a parlé d’un morceau, de près d’un pied cube, qu’il a vu. Cela m’a donné de grandes espérances.

J’ai vu avec grand plaisir qu’il avait beaucoup d’amitié pour vous, et qu’ainsi vous pouvez jouir d’un sort agréable, qui peut un jour devenir plus solide, et vous conduire à une retraite tranquille.

Vous savez combien je prendrai toujours part à votre bonheur, et combien vous devez compter sur mon amitié.


Lettre XVII. — Au même. (À Paris, le 9 juin 1773.)

J’ai reçu, mon cher Gaillard, dans son temps, votre lettre du 21 avril et les Nouvelles Idylles de Gessner, en allemand. J’ai reçu aussi votre lettre du 28 mai, datée de Wawron, où vous me paraissez craindre que votre première lettre ne me soit pas parvenue ; mais vous savez qu’il n’y a quelquefois d’autre conséquence à tirer de mon silence, sinon que j’ai été paresseux ou entraîné par un courant d’occupations. Vous êtes indulgent sur ce genre d’inexactitude ; mais j’avoue que j’ai eu tort de vous laisser dans l’incertitude. J’ai, dans cet intervalle, fait un voyage en Picardie et en Flandre pour visiter les ouvrages entrepris pour la navigation ; j’ai vu un très-beau pays que je ne connaissais point, et beaucoup de choses intéressantes. Ce voyage m’a empêché de voir M. Simonin, que j’ai cependant fait prévenir sur votre compte, et à qui je me propose de demander la permission de faire passer par lui notre correspondance.

La traduction des Nouvelles Idylles est élégante, mais il s’en faut bien qu’elle soit faite avec la scrupuleuse exactitude qu’on s’était prescrite dans la traduction des premières. Gessner a traduit Diderot bien plus exactement. Si vous pouvez me procurer les quatre premières parties des œuvres de l’auteur, du même format que les Idylles allemandes, et les Idylles françaises du même format, vous me ferez toujours grand plaisir.

À propos d’allemand, j’avais un Dictionnaire allemand en 2 vol. in-8o, imprimé à Strasbourg. Il est même dans le catalogue que vous avez fait en petites cartes, et je ne le trouve point parmi mes livres ; c’est le seul que j’aie. Je ne puis concevoir ce qu’il est devenu, à moins que vous ne l’ayez confondu avec vos livres, ce qui est très-possible, si vous avez eu besoin de le consulter.

J’ai fait dernièrement l’emplette des quatorze premiers volumes des Mémoires de l’Académie de Berlin. Il en reste huit, et si vous prévoyez pouvoir me les faire parvenir tôt ou tard, je ferai écrire à M. de La Grange de vous les faire passer à Cassel. J’attendrai votre réponse avant de faire écrire. Si vous avez occasion de trouver les Lettres d’Euler à une princesse d’Allemagne, 2 vol. in 8o, imprimés à Pétersbourg, je ne serais pas fâché de les avoir.

M. Desmarets n’est pas assez déraisonnable pour exiger que vous l’imitiez dans ses courses lithologiques, il sait bien que vous avez autre chose à faire ; mais tout ce que vous pourrez recueillir chemin faisant lui sera bon. Ainsi, les pierres noires de Weissenstein, et qui donnent un si beau démenti à leur nom, seront très-bien reçues.

Je suis enchanté de ce que vous me dites de votre santé et du bonheur dont vous jouissez auprès de M. de Vérac, à qui je vous prie de dire de ma part combien je suis flatté de son souvenir, et combien je désire que les circonstances me mettent à portée de cultiver sa connaissance et de mériter son amitié.

Mme d’Enville vous fait ses compliments, MM.  de La Croix, Tresaguel, Desmarets, etc., vous disent mille choses.

Mme de Boisgelin et l’archevêque d’Aix me dirent, il y a quelque temps, qu’ils n’avaient pas entendu parler de vous. Peut-être ont-ils eu depuis de vos nouvelles.

L’abbé Venini vit assez solitaire. MM.  de Cond… et de Ker… lui ont fermé la maison de Mlle de L’Espinasse.

Les Contes de Diderot n’ont pas eu grand succès ; quelques traits de mauvais goût en ont effacé tout le mérite. On a réimprimé les Éloges de M. Thomas, avec une préface, ou Traité des Éloges, en 38 chap., faisant 2 vol. in-8o, où chaque ligne contient au moins une pensée fine, profonde, ou brillante. Jugez du plaisir qu’on trouve à cette lecture. C’est dommage, car il y a réellement beaucoup de choses intéressantes dans cet ouvrage, et surtout une honnêteté courageuse qui fait aimer et estimer l’auteur.

Adieu, mon cher Caillard : vous savez combien vous devez compter sur mon amitié.


Lettre XVIII. — Au même. (À Paris, le 6 septembre 1773.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis enchanté de ce que vous me marquez de vos occupations et du bonheur dont vous jouissez auprès de M. de Vérac, que je vous prie de remercier pour moi de son souvenir.

Dès qu’il y a des pierres-ponces à Weissenstein, c’est une preuve que ce pays a brûlé. Quant à la reconnaissance des courants de lave et de leur direction, cela demande des yeux exercés et un examen détaillé, car ces courants ne sont sensibles que par la nature des pierres répandues sur le terrain et qui, le plus souvent, sont mêlées et recouvertes en partie de terre végétale.

Je vous envoie une épître charmante de Voltaire à Marmontel, avec la réponse qui ne coule pas d’une verve aussi facile. Nous avons des éloges de Colbert, qui excitent assez de fermentation et qui révoltent, comme de raison, non-seulement les économistes, mais tous les partisans de la liberté. Celui de M. Necker, qui a remporté le prix, n’a pas assez d’éloquence, à beaucoup près, pour compenser l’absurdité du fond des choses ; mais il a enchéri sur le boursouflage de M. Thomas, et ce bruit est apparemment très-propre à réveiller les oreilles accoutumées à reposer sur le fauteuil académique.

Je compte m’en retourner incessamment à Limoges. M. Delacroix vous fait mille compliments. Desmarets est à courir l’Auvergne.

Adieu, mon cher Caillard : portez-vous bien, comptez toujours sur mon amitié, et donnez-moi quelquefois de vos nouvelles.


Lettre XIX. — Au même. (À Paris, le 12 mars 1774.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je souhaite fort d’apprendre par vous que vous continuez de vous trouver heureux avec M. de Vérac, et surtout que votre santé ne souffre pas du séjour de la Hesse. Vous devez à présent être profond dans la littérature allemande et dans la politique. J’ai vu M. Simonin, chargé du dépôt, qui est très-bien disposé pour vous, et avec qui vous ferez fort bien de vous lier, si vous venez à Paris passer quelque temps. Vous pourrez quelquefois lui adresser des paquets médiocres pour moi sous l’enveloppe du ministre. Je ne vous écris pas assez souvent pour vous mander des nouvelles ; il n’y en a pas d’ailleurs de fort intéressantes. L’abbé Delille sera élu jeudi de l’Académie française. Il me reste encore quatre-vingt-six vers de Didon à traduire ; je n’en ai traduit que cinquante depuis votre départ. Adieu, mon cher Caillard : tous vos amis de Limoges et de Paris se portent bien. L’arch. d’Aix et Mme de Boisgelin sont encore à Aix.


Lettre XX. — Au même. (À Paris, le 5 mai 1774.)

J’ai reçu, mon cher Caillard, vos deux lettres du 27 mars et du 1er  avril, cette dernière par M. de Veltheim, que je n’ai encore vu que deux fois, quoique nous nous soyons cherchés plusieurs fois. Il me paraît doux et honnête, mais nous n’avions point assez causé pour que je puisse juger de l’étendue de ses connaissances. Il a dîné une fois chez Mme d’Enville, mais je n’y étais pas. J’espère que nous ferons plus ample connaissance par la suite. Ce moment-ci n’est pas favorable ; la maladie du roi tient tous les ministres étrangers à Versailles. Hier l’état du roi a été assez critique ; il est dans le temps le plus fâcheux, celui de la fièvre de suppuration. Il sait qu’il a la petite vérole. On croit qu’il recevra ses sacrements ce matin. Mme du Barry est à Ruelle, chez M. le duc d’Aiguillon, depuis hier à 4 heures. Le roi le lui avait proposé lui-même.

Je ne vous envoie pas les Mémoires de l’académie de Turin, que vous m’avez demandés pour le général Schlieffen. Je ne sais si le 4e volume est arrivé, et M. de Condorcet est actuellement en Picardie. À son retour, je ferai votre commission. Je ne me rappelle pas si votre observation de la lumière zodiacale a été dans la Gazette de France, mais la circonstance d’avoir été vue le même jour, en deux lieux très-éloignés, la rendrait bien plus intéressante, si dans chaque lieu on avait observé avec attention ses limites et les étoiles qui en dessinaient le contour aux différentes heures de l’observation.

J’ai remis vos observations sur les pierres de Weissenstein à M. Desmarets, lequel a été, ainsi que moi, très-content. Il vous fait, ainsi que M. Delacroix, mille compliments.

On m’a dit qu’il était décidé que M. de Vérac allait à Naples : c’est un compliment à lui faire, et à vous encore plus qu’à lui, car vous aurez un bien grand plaisir à voir ce que vous n’avez pas vu de l’Italie, et à habiter le plus beau des climats. J’espère que vous n’y vivrez pas moins heureux qu’en Allemagne, et que vous n’irez pas du nord au midi sans passer par Paris.

Ce voyage fera peut-être tort à votre projet d’écrire sur les corvées de la Hesse. J’imagine que ces corvées sont des corvées seigneuriales, et sont par conséquent censées tirer leur origine d’une convention libre, c’est-à-dire de la condition sous laquelle ou la terre ou certaines franchises ont été concédées aux vassaux, ce qui rend la question plus susceptible de doute, en ce que l’intérêt du corvéable n’entre plus dans la solution comme élément direct, mais seulement en tant qu’il est inséparablement lié avec l’intérêt de celui qui exige la corvée. S’il s’agissait au contraire de corvées pour le service de l’État, la question deviendrait la même qu’en France.

Il se pourrait aussi que la proximité de votre retour mît obstacle à l’arrangement que j’avais pris pour me procurer la suite des Mémoires de Berlin, que M. de Lagrange devait vous adresser à Cassel pour moi. Mais peut-être ces livres vous sont déjà parvenus, auquel cas il n’y a aucune difficulté ; s’ils ne l’étaient pas, je vous prierais de charger quelqu’un de les retirer pour vous, et de me les faire passer.

M. Dupont va en Pologne élever les enfants du prince Czartorinski ; on lui fait un sort très-avantageux, mais il faut qu’il s’expatrie pendant douze ans.

L’homme de lettres qui a le dessein de traduire la Formation des richesses, me fait plus d’honneur que je n’en mérite. Mais, s’il veut prendre cette peine, je ne puis qu’en être très-flatté. En ce cas je le prierai de faire, dans le corps de l’ouvrage, un retranchement nécessaire, et qui forme double emploi avec mon Mémoire sur l’usure. J’avais prié M. Dupont de le retrancher, mais il n’a pas voulu perdre trois pages d’impression. Ce qu’il faut retrancher, c’est le paragraphe 75, page 117, qu’il faut retrancher en entier, en changeant les chiffres des paragraphes suivants. Cette discussion théologique interrompt le fil des idées ; elle était bonne pour ceux à qui je l’avais adressée. Si le traducteur veut conserver ce paragraphe, il faut le mettre en note au bas des pages, avec un renvoi au dernier mot du paragr. 74, en retranchant le titre du paragr. 75. Il y a beaucoup de fautes d’impression qu’il faut avoir soin de corriger avant de traduire Il n’y aurait pas de mal non plus à le faire précéder d’un Avertissement, pour dire que ce morceau n’a point été écrit pour le public ; que ce n’était qu’une simple lettre servant de préambule à des questions sur la constitution économique de la Chine, adressées à deux Chinois, auxquels on se proposait de donner des notions générales pour les mettre en état de répondre a ces questions ; et que, cette lettre ayant été confiée par l’auteur à M. Dupont, auteur des Éphémérides du citoyen, il l’a fait imprimer dans son journal. Quant au morceau sur la versification allemande, il a réellement besoin de plusieurs changements considérables, et si votre ami persiste à me faire l’honneur de le traduire, il faut absolument que je fasse ces changements.

La réception de l’abbé Delille à l’Académie française est retardée par la maladie du roi. Le sujet de son discours est l’éloge de La Condamine. Je crois qu’il aura du succès, mais il en aura difficilement autant que M. de Condorcet, qui a traité le même sujet à l’Académie des sciences.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout ce que vous me dites de la vie heureuse que vous menez me fait le plus grand plaisir. Vous aurez les mêmes agréments à Naples, et peut-être plus grands encore par la beauté du climat.

Adieu, mon cher Caillard, comptez toujours sur mon amitié. M. Desmarets et M. Delacroix vous font mille compliments. Je vous prie de me rappeler au souvenir de M. de Vérac, de lui faire tous mes compliments sur sa destination nouvelle, si elle se réalise. Le bonheur qu’il vous procure me fait prendre intérêt au sien.

Je ne finis ma lettre que le 10 mai. Le roi était hier et ce matin à la dernière extrémité. À onze heures et demie, je n’ai point encore nouvelle de sa mort. On ne peut former aucune conjecture sur l’avenir.


Lettre XXI. — Au même. (À La Rocheguyon, ce 22 juin 1776.)

Je reçois votre lettre, monsieur : M. Marmillod qui l’a apportée ne m’a point trouvé à Paris. Vous en savez la raison ; je ne serai plus à portée de lui être aussi utile que je l’aurais été[44], mais je le recommanderai de mon mieux à M. Trudaine, que je sais être très-bien disposé pour lui.

Je vais être à présent en pleine liberté de faire usage des livres que vous m’envoyez, et de tout le reste de ma bibliothèque. Le loisir et l’entière liberté formeront le principal produit net des deux ans que j’ai passés dans le ministère. Je tâcherai de les employer agréablement et utilement. Je compte que vous m’enverrez la note de ce que je vous dois pour les livres dont vous m’envoyez la liste. Je serai fort aise d’avoir aussi ceux dont vous m’envoyez la note. Puisqu’il se fera une vente d’une bibliothèque, contenant plusieurs ouvrages sur les langues du Nord, ce sera une occasion dont je vous serai obligé de profiter pour moi.

Si M. le marquis de Vérac est encore à Copenhague, je vous prie de lui faire bien des compliments de ma part. J’ai bien partagé les peines cruelles qu’il a éprouvées.

Vous ne me parlez point de votre santé, je présume qu’elle est bonne et je le souhaite beaucoup.

Mme d’Enville, chez laquelle je suis venu passer ici les "premiers temps de ma liberté, me charge de bien des compliments pour vous.

Vous connaissez depuis longtemps tous mes sentiments pour vous.


Lettre XXII. — Au même. (À Paris, le 12 juillet 1776.)

J’ai reçu, mon cher Caillard, la lettre par laquelle vous me témoignez votre sensibilité sur mon éloignement du ministère. Je sais combien je dois compter sur votre attachement, et que les événements n’ont pu l’augmenter et ne peuvent le diminuer. Vous connaissez assez ma façon de penser pour croire que je saurai employer mon temps, et qu’au regret près de n’avoir pu faire à ma nation et à l’humanité un bien que je croyais très-facile, je ne serai pas moins heureux.

J’ai vu M. Marmillod. M. Trudaine m’a promis de le placer. Je n’ai point encore reçu les livres que vous m’annoncez.

Adieu, mon cher Caillard, vous connaissez tous mes sentiments pour vous.


Lettre XXIII. — Au même. (À Paris, le 30 décembre 1776.)

J’ai reçu, monsieur, votre lettre du 17 ; je commence par répondre à l’article des livres:de tous ceux dont vous m’avez envoyé la note, il n’y a que la Bible finnoise, no 618, que j’aie déjà ; les autres me paraissent curieux.

Je serai fort aise d’avoir la suite complète des Mémoires de Pétersbourg ; car ils me manquent, et quand cette académie serait composée du seul Euler, son recueil serait précieux. Peut-être pourrez-vous acquérir, pour moi, par la même occasion, l’ouvrage d’Æpinus, De magnetismo et electricitate; il passe pour le meilleur qui existe sur ces matières.

Nous avons à présent, à propos d’électricité, le fameux Franklin à Paris ; mais il a autre chose à penser, et néglige un peu la physique ; il n’y faut pas avoir de regret, si ses vues réussissent. Mais nous sommes trop loin du théâtre de la guerre pour juger entre les récits opposés. Il paraît pourtant en gros que les Américains ne sont pas encore suffisamment aguerris ; tout consiste à savoir s’ils auront le courage d’être longtemps battus, et de rester unis.

M. de Marguery m’a fait passer les livres que vous lui avez remis pour moi ; il est rare de trouver des marins aussi instruits que lui.

Je vois avec plaisir que vous êtes content de la vie que vous menez à Copenhague ; il est cependant fâcheux de n’avoir point de commerce avec les lettres, quand on a du loisir. Il s’est ouvert en physique, depuis quatre ou cinq ans, une nouvelle mine plus vaste que l’électricité ; c’est l’analyse de l’air, et la recherche de toutes ses espèces ou modifications, et de ses combinaisons avec les corps ; les découvertes qu’on y fait journellement ont déjà donné à la chimie une face toute nouvelle. L’abbé de L’Aage s’occupe quelquefois de cet objet ; il n’a pas oublié l’entreprise dont vous étiez confident. Après une longue interruption, il l’a reprise, et il ne lui reste plus que neuf vers à traduire. Il éprouve ce que vous lui aviez prédit, c’est qu’arrivé près à » la fin, il s’obstinerait à finir, et qu’il y perdrait beaucoup de temps ; il veut pourtant employer utilement celui qui lui reste.

Je crois que vous me dispensez de vous mander des nouvelles publiques. On sait tout au fond par les gazettes ; mais on n’a que le squelette des événements ; le coloris, et la physionomie, sont continuellement déguisés. Qu’y faire ?

J’oubliais de vous demander ce que je vous dois, et à qui il faut le remettre.


Lettre XXIV. — Au même. (À Paris, le 13 février 1778.)

Vous devez me trouver bien paresseux, monsieur, d’avoir laissé passer des mois entiers sans vous remercier de votre attention à enrichir ma bibliothèque de morceaux précieux qui la rendent une des plus complètes dans la partie des langues ; heureusement vous me connaissez assez pour être sûr que mon silence Devient d’aucune altération dans mes sentiments, et que je n’en suis pas moins reconnaissant de ceux que vous me conservez. Je sais aussi que vous avez des motifs d’être un peu indulgent en matière de paresse.

Les attaques fréquentes de goutte que j’ai eues depuis quelque temps ont un peu contribué à augmenter la mienne, par la grande perte de temps que m’occasionnent d’un côté le soin de ma santé et de l’autre les soins de mes amis, dont le chancelier Bacon disait, avec tant de raison : amici fures temporis. — Malgré la lenteur de mes remerciements, j’espère que vous n’en aurez pas moins pensé à me compléter les Mémoires de Pétersbourg, c’est-à-dire à me procurer le 14e et le 15e volumes, et ceux qui ont paru depuis le 16e. Je voudrais bien qu’on pût y joindre l’ouvrage d’Æpinus, intitulé Tentamen theoriæ electricitatis et magnetismi ; c’est un in-quarto imprimé à Pétersbourg.

M. votre frère a dû vous mander dans le temps l’obstacle qui s’opposait à votre projet pour l’obtention d’une bourse. À l’exception de celles qui sont à la nomination de quelques familles, ces bourses se disputent au concours, et M. votre frère m’a dit que l’enfant n’était point encore assez avancé pour s’y présenter ; s’il y a quelque moyen de réussir dans la suite, j’y ferai, avec bien du plaisir, tout ce qui dépendra de moi et de mes amis. L’archevêque d’Aix est à présent à Paris ; vous aurez appris, par la gazette, le cordon bleu de son frère. C’est une grande joie pour eux, et, en effet, il était important qu’il eût cette petite fortune avant de présider aux États de Bretagne, pour qu’on n’y dise pas qu’il vendra la province pour avoir le cordon bleu. Sa santé est assez bonne.

Une autre nouvelle est l’arrivée de Voltaire à Paris, pour faire jouer sa nouvelle tragédie d’Irène ; je l’ai vu, et l’ai trouvé tel que je l’avais vu il y a dix-huit ans. Son arrivée fera un peu diversion aux disputes entre la musique de Gluck et celle de Piccini, qui ont divisé nos gens de lettres en deux partis aussi acharnés l’un contre l’autre que les jansénistes et les molinistes.

Vous m’avez demandé des nouvelles de Didon ; il était bien juste que mon nouveau loisir lui fût consacré ; aussi l’ai-je terminée entièrement, non sans quelque peine, car je n’avais jusque-là travaillé qu’à bâtons rompus, et quand j’ai voulu me commander de finir, j’ai vu que j’y perdais beaucoup de temps ; je ne suis pourtant point fâché d’avoir terminé ce travail, piquant par sa singularité.

M. de La Rochefoucauld a dû vous écrire sur la traduction du Voyage au nord de l’Écosse, que vous lui avez envoyée. Desmarets s’est chargé de veiller sur les gravures et sur l’impression ; malheureusement Desmarets est un peu paresseux ; il se laisse prévenir sur sa découverte des volcans, et un nommé Faujas va nous donner la description de ceux du Velay.

Je n’ai point eu occasion de voir M. de Vérac, parce que depuis qu’il est ici j’ai été retenu plusieurs mois chez moi par la goutte ; j’espère cependant le voir avant son départ pour Copenhague. Je profite de l’occasion d’un voyageur qui retourne à Berlin, et qui mettra cette lettre à la poste en Allemagne.

Nous sommes depuis quelque temps incertains entre la paix et la guerre ; toutes les circonstances tendent à la guerre ; mais il est vraisemblable que les deux cours craignent de s’y engager. Je crois que, quoiqu’il arrive, les Américains sont à présent assurés de leur liberté.

Adieu, monsieur : vous savez combien vous devez compter sur mon amitié.


  1. Turgot n’avait que vingt et un ans lorsque, sous le voile de l’anonyme, il adressa à Buffon, qui venait de publier le prospectus de son Histoire naturelle, la lettre qu’on va lire. — Elle montre, avec les Discours en Sorbonne, la Lettre à l’abbé de Cicé sur le papier-monnaie, celle à Mme de Graffigny sur son roman des Lettres péruviennes, les Observations critiques sur l’Origine des langues, de Maupertuis, et ses plans de Géographie politique et d’Histoire universelle, qui sont à peu près de la même époque, de quelle maturité précoce de jugement, et de quelle diversité d’aptitudes scientifiques la nature avait doué le premier de ces deux grands hommes. — À toutes les époques de sa carrière, du reste, et notamment après son renvoi du contrôle général, la physique, la chimie et la géologie ne cessèrent d’être pour Turgot un délassement à ses autres études. Ce qui le prouve, indépendamment de l’article Expansibilité de l’Encyclopédie, c’est sa correspondance inédite avec M. Caillard, dont nous donnons plus loin quelques fragments. Cette correspondance, qui embrasse les années 1770-1779, est pleine de détails qui font voir quel intérêt ces sciences lui avaient inspiré, et quelle importance il attachait à leur progrès. Elle constate également qu’il apportait dans ses affaires privées le même esprit d’ordre que dans les affaires publiques. Il aimait beaucoup les livres, se procurait immédiatement tous les ouvrages sérieux, et possédait une belle bibliothèque, riche surtout en œuvres de philologie. (E. D.)
  2. Les observations suivantes ont été adressées en 1751 à Mme de Graffigny qui, rendant justice à la sagacité et au goût délicat de M. Turgot, l’avait prié de lui donner son opinion sur le manuscrit des Lettres péruviennes avant qu’elle le fît imprimer. — On verra que ce n’était pas la première fois qu’elle demandait ses conseils. — Mais ce qui pourra surprendre davantage est le grand nombre d’idées sur l’éducation, conformes à celles de Rousseau, que M. Turgot ne devait qu’à lui-même, et qui étaient devenues doctrine dans son esprit dix ans avant la publication d’Émile. — C’est encore une chose remarquable dans cet écrit, que la liaison des principes de l’homme d’État propre à gouverner un empire avec ceux de l’homme de lettres dissertant sur la composition d’un roman. Cela ne viendrait-il point de ce que les succès mérités et durables de l’un et de l’autre tiennent à la connaissance et au sentiment du vrai, du juste, du bon, du beau, de l’honnête ? (Note de Dupont de Nemours.)
  3. C’était l’éducation de ce temps-là. Bénissons Rousseau qui en a délivré la jeunesse ; mais admirons M. Turgot qui écrivait tout cela plusieurs années avant la publication d’Émile. (Note de Dupont de Nemours.)
  4. On n’a pas la fin de cette lettre. (Note de Dupont de Nemours.)
  5. L’abolition désordre des jésuites eut lieu en 1762, et leur expulsion du royaume en 1764.
  6. Dupont de Nemours n’a pas donné la date de cette lettre, mais il est vraisemblable qu’elle n’est pas de beaucoup postérieure à l’année 1759, époque de la publication du livre de l’Esprit. Il ne l’est pas moins qu’elle ne soit adressée à Condorcet. On verra sans étonnement que Turgot y professe, sur l’ouvrage d’Helvétius, une opinion tout à fait conforme à celle des hommes les plus éclairés de notre siècle. — Voyez plus loin la lettre à l’abbé Morellet, sur l’Histoire des deux Indes, de Raynal. (E. D.)
  7. Il y a ici une lacune. [Note de Dupont de Nemours.)
  8. Il y a ici une seconde lacune. (Note de Dupont de Nemours.)
  9. Maupeou.
  10. Necker.
  11. Le premier Mémoire que, sur l’invitation du contrôleur-général d’Invau, l’abbé Morellet publia, en 1769, contre le privilège de la Compagnie des Indes. (E. D.)
  12. L’abbé Morellet, des Mémoires duquel nous tirons ces fragments de lettres, ajoute après celui-ci : « Il (Turgot) combat ensuite une assertion que j’avais faite, que le commerce rendu libre, le prix des marchandises indiennes, aux Indes même, n’augmenterait pas pour les acheteurs : c’est une discussion trop abstraite pour que je l’insère ici, et je ne crois pas encore avoir eu tort sur ce point. » (E. D.)
  13. Necker avait pris ta défense de la Compagnie des Indes, et il s’agit ici de la réplique de l’abbé Morellet. (E. D.)
  14. Les fameux Dialogues sur le commerce des blés, de l’abbé Galiani, qui furent retouchés par Diderot, s’il faut en croire l’abbé Morellet. Ce dernier fut invité, par M. Trudaine de Montigny elle duc de Choiseul, à donner une réfutation de cet ouvrage. Morellet récrivit en 1770, mais l’abbé Terray en empêcha la publication, et elle n’eut lieu que vers 1774. C’est un in-8o de près de 400 pages. (E. D.)
  15. Dialogues sur le commerce des blés, sujet de la lettre précédente. (E. D.)
  16. Le Dictionnaire du commerce, entreprise pour laquelle l’abbé Morellet, secondé par le gouvernement, réunit de nombreux matériaux, sans pouvoir toutefois conduire à lin ce grand ouvrage. Il n’en existe que le prospectus, publié, en 1769, en un volume in-8o, qui place certainement l’auteur au rang des économistes les plus distingue— <lu dix-huitième siècle.

    À propos des deux lettres précédentes, Morellet rend en ces termes hommage à la mémoire de Turgot : « J’ai i-apporté ces deux lettres, dit-il, non-seulement parce qu’elles regardent l’ouvrage que j’ai réfuté, mais pour conserver un exemple honorable de l’esprit de justice qui animait M. Turgot, louant, comme on vient de voir, avec une sorte d’enthousiasme, ce qu’il trouve d’agrément et de talent dans un livre où ses principes les plus chers sont combattus, et souvent offerts à la risée publique. » (E. D.)

  17. Voyez, lettre III, le jugement porté par Turgot sur cet écrivain.
  18. Voyez cette traduction, tome I, page 322.
  19. La brochure dont il s’agit ici n’était rien moins que les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, ouvrage que nous avons placé en tête du premier volume des œuvres de Turgot. — Voyez, sur Tucker, la note 2 de la page 322 du même volume. (E. D.)
  20. Voyez les Questions sur la Chine, tome I, page 310.
  21. Voyez Questions importantes sur le commerce, tome I, page 322.
  22. Cette prédiction avait été faite déjà par Turgot dans le second Discours en Sorbonne, prononcé le 11 décembre 1750. — Voyez page 602 de ce volume. (E. D.)
  23. Le meurtre juridique commis par le Parlement de Toulouse, le 9 mars 1762, sur la personne de l’infortuné Calas, rend facile à concevoir la justesse de cette remarque. (E. D.)
  24. Cette lettre, remarquable expression des idées politiques de Turgot, se trouve imprimée dans les Mémoires de Barrère. Quoique l’éditeur de ces Mémoires semble la donner comme une pièce inédite, elle figure tout entière dans la collection des œuvres de Turgot, publiées par Dupont de Nemours, qui date de 1810. (E. D.)
  25. Voyez la seconde Lettre sur la Tolérance, pages 681 et 686 de ce volume. (E. D.)
  26. Turgot ne pensait pas différemment en 1750. — Voyez le premier Discours en Sorbonne, pages 593 et 594 de ce volume. (E. D.)
  27. Voyez le développement de ces opinions dans le Conciliateur et les Lettres sur la tolérance. (E. D)
  28. Il n’est pas de grands hommes qui n’aient eu leurs faiblesses ; mais elles n’ont pas toujours été aussi excusables que celle dont on trouvera la preuve dans ces lettres inédites de Turgot, qui exciteront l’intérêt, il nous semble, précisément à cause de l’abandon avec lequel elles sont écrites.

    M. Caillard, à qui ces lettres sont adressées, paraît avoir servi de secrétaire à Turgot, qui l’attacha, en la même qualité, au comte de Boisgelin, ministre de France à Parme. Homme de mérite, M. Caillard devint successivement secrétaire d’ambassade en Russie, en Suède, en Hollande, et ministre plénipotentiaire à Ratisbonne et à Berlin. En 1803, il était garde des archives des relations extérieures, et possédait une des plus riches collections de livres qu’un particulier puisse rassembler. Son frère aîné, mort chez l’abbé Morellet, avait concouru, avec MM. Boutibonne, Desmeuniers, Bertrand et Peuchet, à réunir les matériaux du Dictionnaire du commerce dont l’abbé avait tracé le plan et projeté la publication. (Voyez Mémoires de l’abbé Morellet, tome I, page 190.)

    Dans ces lettres, M. Caillard est l’intermédiaire et le confident d’une correspondance par laquelle Turgot, qui s’occupait depuis longtemps à traduire le quatrième livre de l’Énéide en vers métriques, cherchait, sous le pseudonyme de l’abbé de L’Aage des Bournais, à obtenir l’opinion de Voltaire sur la valeur poétique d’une pareille innovation.

    Partant du faux principe, que notre langue ne possède pas une prosodie moins déterminée que celle des Grecs et des Romains, Turgot en avait conclu que la poésie française pourrait se passer de la rime, et remplacer l’harmonie de cette cadence par un rhythme analogue à celui des anciens. Cette erreur, de sa part, est d’autant plus singulière, qu’elle ne provenait pas de l’impuissance de manier avec succès les formes reçues de notre versification. Il a prouvé le contraire par la traduction de la plus grande partie du premier livre des Géorgiques, et surtout de quelques odes d’Horace. Il jouissait parmi ses contemporains de la réputation d’un homme de goût ; et, sans parler du mérite de son style comme prosateur, ses judicieuses observations littéraires, consignées dans plusieurs de ses écrits, témoignent qu’il la méritait. On sait, enfin, que tous ses amis, Delille et Saint-Lambert entre autres, recherchaient avec empressement la sévère impartialité de sa critique.

    Quoi qu’il en soit, il faut convenir que l’innovation des vers métriques n’est pas heureuse, et Turgot lui-même paraît, dans ces lettres, en avoir le sentiment. Il persista néanmoins à traduire de cette manière les églogues de Virgile et tout le quatrième chant de l’Énéide, qu’il intitula : Didon. Cette dernière œuvre, et trois des églogues seulement, furent imprimées à un très-petit nombre d’exemplaires ; mais l’auteur n’y mit pas son nom. Il avait, en 1761, donné la poétique de cette littérature dans un écrit portant le titre d’Éclaircissements sur la versification allemande et sur la nature de la prose mesurée dans laquelle sont écrits les ouvrages poétiques de M. Gessner. (E. D.)

  29. La lettre adressée par Turgot à Voltaire.
  30. Mme Blondel était, autant que nous pouvons croire, la femme d’un intendant des finances de ce nom. (E. D.)
  31. Voltaire.
  32. L’ouvrage du célèbre baron d’Holbach, qui n’en fut reconnu l’auteur qu’après sa mort. (E. D.)
  33. La précédente.
  34. L’abbé Terray. — Voyez, plus haut, les lettres VIII et IV, pages 800 et 801.
  35. Maupeou s’apprêtait alors à dissoudre les parlements, et le duc d’Aiguillon à remplacer Choiseul au ministère.
  36. Les deux Discours en Sorbonne, donnés p. 586 et suiv. de ce volume.
  37. Les lettres sur la liberté du commerce des grains, données tome Ier, p. 159.
  38. D’Aiguillon avait succédé à Choiseul.
  39. La dissolution des parlements, par Maupeou.
  40. Dupont de Nemours.
  41. Selon toute apparence de Boisgelin, dont M. Gaillard était le secrétaire.
  42. Le fils de l’auteur de l’Essai politique sur le commerce.
  43. On n’a pu s’expliquer pourquoi Turgot, dans cette lettre et quelques autres encore, traite M. Gaillard moins familièrement que dans les précédentes. (E. D.).
  44. Turgot venait d’être renvoyé du ministère.