Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Discours sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain

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PHILOSOPHIE, HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE POLITIQUE,
PHILOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, ETC.


DISCOURS DE TURGOT,
ALORS PRIEUR DE SORBONNE,
POUR L’OUVERTURE ET LA CLÔTURE DES SORBONNIQUES
de l’année 1750[1].


Premier discours, sur les avantages que l’établissement du christianisme
a procurés au genre humain, prononcé le 3 juillet 1750[2].

Je ne m’appuierai que sur les faits, et la comparaison du monde chrétien avec le monde idolâtre sera la démonstration des avantages que l’univers a reçus du christianisme. Je m’efforcerai de vous peindre, depuis l’établissement de la doctrine de Jésus-Christ, ce principe toujours agissant au milieu du tumulte des passions humaines, toujours subsistant parmi les révolutions continuelles qu’elles produisent, se mêlant avec elles, adoucissant leurs fureurs, tempérant leur action, modérant la chute des États, corrigeant leurs lois, perfectionnant les gouvernements, rendant les hommes meilleurs et plus heureux. La matière est immense, les preuves naissent en foule ; leur multitude semble ne pouvoir se plier à aucune méthode. Je dois pourtant me borner. Voici le plan de ce discours. J’envisagerai dans la première partie les effets de la religion chrétienne sur les hommes considérés en eux-mêmes. Ses effets, sur la constitution et le bonheur des sociétés politiques seront l’objet de la seconde ; l’humanité et la politique perfectionnées, le renfermeront tout entier.

Auguste assemblée[3] où tant de lumières réunies représentent la majesté de la religion dans toute sa splendeur, en même temps que votre présence m’inspire un respect mêlé de crainte, je ne puis m’empêcher de me féliciter d’avoir à parler devant vous de l’utilité de la religion. Montrer ce que lui doivent les hommes et les sociétés, ce sera rappeler aux uns et aux autres la reconnaissance qu’ils doivent aux ministres zélés qui la font régner dans l’esprit des peuples par leurs instructions, comme ils la font respecter par leurs vertus.

Puisse l’esprit de cette religion conduire ma voix ! Puissé-je, en la défendant, ne rien dire qui ne soit digne d’elle, digne de vous, messieurs, et du chef illustre d’un corps si respectable[4] : digne de cet homme qui jouit de l’avantage si rare de réunir tous les suffrages : que Rome, que la France, la cour et les provinces chérissent à l’envi ; dont l’esprit, ami du vrai, prompt à le saisir, aie démêler, semble être conduit par je ne sais quel instinct sublime dune âme droite et pure ; dont l’éloquence naïve plaît et persuade à la fois par le seul charme du vrai rendu dans sa noble simplicité, éloquence préférable à tous les brillants de l’art, et la seule digne d’un homme ; qui enfin toujours bon, toujours simple et toujours grand, ne doit qu’à ses seules vertus cette considération universelle si flatteuse, supérieure à l’éclat même de sa haute naissance et des honneurs qui l’environnent.

première partie. — L’étrange tableau que celui de l’univers avant le christianisme ! Toutes les nations plongées dans les superstitions les plus extravagantes ; les ouvrages de l’art, les plus vils animaux, les passions même et les vices déifiés ; les plus affreuses dissolutions des mœurs autorisées par l’exemple des dieux, et souvent même par les lois civiles. Quelques philosophes en petit nombre n’avaient appris de leur raison qu’à mépriser le peuple et non à l’éclairer. Indifférents sur les erreurs grossières de la multitude, égarés eux-mêmes par les leurs qui n’avaient que le frivole avantage de la subtilité ; leurs travaux s’étaient bornés à partager le monde entre l’idolâtrie et l’irréligion. Au milieu de la contagion universelle, les seuls juifs s’étaient conservé* purs. Ils avaient traversé l’étendue des siècles environnés de toutes parts de l’impiété et de la superstition qui couvraient la terre, et dont les progrès s’étaient arrêtés autour d’eux. C’est ainsi qu’autrefois on les avait vus marcher entre les flots de la mer Rouge suspendus pour leur ouvrir un passage : mais ce peuple même, ce peuple de Dieu par excellence, ignorait la grandeur du trésor qu’il devait donner à la terre. Son orgueil avait resserré dans les bornes étroites d’une seule nation l’immensité des miséricordes d’un Dieu. Jésus-Christ paraît. Il apporte une doctrine nouvelle ; il annonce aux hommes que la lumière va se lever pour eux ; que la vertu sera mieux connue, mieux pratiquée ; le bonheur doit en être la suite. La religion se répand sur la terre, et les hommes plus éclairés, plus vertueux, plus heureux, goûtent et découvrent tout à la fois les avantages du christianisme.

L’Évangile est annoncé : les temples et les idoles tombent sans effort. Leur chute n’est due qu’au pouvoir de la vérité, et l’univers, éclairé par la religion chrétienne, s’étonne d’avoir été idolâtre Les superstitions que l’on quitte sont si extravagantes, qu’à peine ose-t-on faire un mérite à la religion d’une chose où il semble que la raison l’ait prévenue. Cependant, malgré les raisonnements des philosophes et les railleries des poètes, ils subsistaient toujours ces temples et ces idoles. Le peuple, esclave toujours docile à l’empire des sens, suivait avec plaisir une religion dont l’éclat séducteur ne lais>ait pas réfléchir à son absurdité. Lu vain les philosophes l’insultaient. Que met taient-ils à la place d’une erreur qui flattait les sens et qui était à la portée du peuple ? Des rêveries ingénieuses, tout au plus des systèmes enfantés par l’orgueil, soutenus par des sophismes trop subtils pour séduire l’homme ignorant. Disons tout : les plus grands génies avaient encore plus besoin de la religion chrétienne que le peuple, parce qu’ils s’égaraient avec plus de raffinement et de réflexion. Quelles ténèbres encore dans leurs opinions sur la Divinité, la nature de l’homme, l’origine des êtres ! Rappellerai-je ici l’obscurité, la bizarrerie, l’incertitude de presque tous les philosophes dans leurs raisonnements, les idées de Platon, les nombres de Pythagore, les extravagances théurgiques de Plotin, de Porphyre et de Jamblique ? Le genre humain, par rapport aux vérités même que la raison lui démontre d’une manière plus sensible, a-t-il donc une espèce d’enfance ? Nos théologiens scolastiques, tant décriés par la sécheresse de leur méthode, n’ont-ils pas eu, dans le sein même de la barbarie, des connaissances plus vastes, plus sûres et plus sublimes sur les plus grands objets ?

N’aurais-je pas même raison d’ajouter que c’est à eux que nous devons en quelque sorte le progrès des sciences philosophiques ? Lorsque l’Université de Paris naissante entreprit de marcher d’un pas égal dans la carrière de toutes les sciences, lorsque l’histoire, la physique et les autres connaissances ne pouvaient percer les ténèbres de ces siècles grossiers ; l’étude de la religion, la théologie cultivée dans les écoles, et en particulier dans ce sanctuaire de la Faculté ; cette science qui participe à l’immutabilité de la religion, prêta en quelque sorte son appui à cette partie de la philosophie qui s’unit de si près avec elle ; dont les branches s’entrelacent pour ainsi dire avec les siennes. Elle porta la métaphysique au point où l’éloquence et le génie de la Grèce et de Rome n’avaient pu l’élever.

À ces noms respectés de Rome et de la Grèce, quelles réflexions viennent me saisir ! Superbe Grèce ! où sont ces villes sans nombre que ta splendeur avait rendues si brillantes ? Une foule de barbares a effacé jusqu’aux traces de ces arts par lesquels tu avais autrefois triomphé des Romains et soumis tes vainqueurs mêmes. Tout a cédé au fanatisme de cette religion destructive qui consacre la barbarie. L’Égypte, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, tout a disparu devant ses progrès. On les cherche dans elles-mêmes, et l’on ne voit plus que la paresse, l’ignorance et un despotisme brutal établis sur leurs ruines. Notre Europe n’a-t-elle donc pas été aussi la proie des barbares du Nord ? Quel heureux abri put conserver au milieu de tant d’orages le flambeau des sciences prêt à s’éteindre ? Quoi ! cette religion qui s’était établie dans Rome, qui s’était attachée à elle malgré elle-même, la soutint, la fit survivre à sa chute ! Oui, par elle seule ces vainqueurs féroces, déposant leur fierté, se soumirent à la raison, à la politesse des vaincus, en portèrent eux-mêmes la lumière dans leurs anciennes forêts, et jusqu’aux extrémités du Nord. Elle seule a transmis dans nos mains ces ouvrages immortels où nous puisons encore les préceptes et les exemples du goût le plus pur, et qui, à la renaissance des lettres, nous ont du moins épargné l’excessive lenteur des premiers pas. Par elle seule enfin, ce génie qui distinguait la Grèce et Rome d’avec les barbares vit encore aujourd’hui dans l’Europe ; et si tant de ravages coup sur coup, si les divisions des conquérants, les vices de leurs gouvernements, le séjour de la noblesse à la campagne, le défaut de commerce, le mélange de tant de peuples et de leurs langages, retinrent longtemps l’Europe dans une ignorance grossière, s’il a fallu du temps pour effacer toutes les traces de la barbarie, du moins les monuments du génie, les modèles du goût peu consultés, peu suivis, lurent conservés dans les mains de l’ignorance, comme des dépôts, pour être ouverts dans des temps plus heureux. L’intelligence des langues anciennes fut perpétuée par la nécessité du service divin. Cette connaissance demeura longtemps sans produire des effets sensibles ; mais elle subsista, comme les arbres dépouillés de leurs feuilles par l’hiver, subsistent au milieu des frimas pour donner encore des fleurs dans un nouveau printemps.

Enfin, la religion chrétienne, en inspirant aux hommes un zèle tendre pour les progrès de la vérité, ne l’a-t-elle pas en quelque sorte rendue féconde ? En établissant un corps de pasteurs pour l’instruction des peuples, n’a-t-elle pas rendu par là l’étude nécessaire à un grand nombre de personnes, et dès lors tendu les mains à une foule de génies répandus sur la masse des hommes ? Plus d’hommes ne se sont-ils pas appliqués aux lettres, et par conséquent plus de grands hommes ? Mais dans l’abondance des preuves que mon sujet me présente, puis-je les développer toutes ? Je me hâte de passer à des bienfaits plus importants et plus dignes de la religion, au progrès de la vertu.

Ici je succombe encore plus et je cède à l’immensité de la matière. Je passe avec rapidité sur l’amour de Dieu, dont la religion chrétienne seule a fait l’essence du culte divin, borné dans les autres religions à demander des biens et à détourner des maux ; sur la sévérité de notre loi qui, embrassant les pensées et les sentiments les plus secrets, a appris aux hommes à remonter à la source de leurs passions, et à les captiver avant qu’elles aient pu faire leurs ravages. Mais combien je tourne les yeux vers les choses précieuses que je laisse ! Combien je regrette tant d’objets d’admiration qu’offre l’histoire des premiers chrétiens ! leur courage au milieu des supplices, le spectacle de leurs mœurs si pures, et le contraste de leur sainteté avec les abominations étalées et consacrées dans les fêtes du paganisme. Forcé de me borner, je m’arrêterai du moins à ces vertus purement humaines dont les ennemis de la religion se glorifient d’être les apôtres, à ces sentiments de la nature qu’on ose lui reprocher d’avoir affaiblis.

Quoi donc ! elle aurait affaibli les sentiments de la nature, cette religion dont le premier pas a été de renverser les barrières qui séparaient les Juifs des Gentils ? cette religion qui, en apprenant aux hommes qu’ils sont tous frères, enfants d’un même Dieu, ne formant qu’une famille immense sous un père commun, a renfermé dans cette idée sublime l’amour de Dieu et l’amour des hommes, et dans ces deux amours tous les devoirs ?

Elle aurait affaibli les sentiments de la nature, cette religion dont un des premiers apôtres (celui-là même que Jésus aimait), accablé d’années, se faisait encore porter dans les assemblées des fidèles, et là n’ouvrait une bouche mourante que pour leur dire : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres ! » Elle aurait affaibli les sentiments de la nature, cette religion dont la charité, les soins attentifs à soulager tous les malheureux, ont fait le caractère constant auquel on a toujours reconnu ses disciples ? « Quoi ! » dit un empereur fameux par son apostasie, en écrivant aux prêtres des idoles : « les Galiléens, outre leurs pauvres, nourrissent encore les nôtres ; ces nouveaux venus nous enlèvent notre vertu ; ils couvrent d’opprobre notre négligence et notre inhumanité ! » Ce prince, vraiment singulier par un mélange bizarre de raison et de folie, Platon, Alexandre et Diogène à la fois, devenu ennemi du christianisme par un fanatisme ridicule pour des erreurs consacrées à ses yeux par leur antiquité, et assez décriées en même temps pour laisser entrevoir à son orgueil dans leur rétablissement la gloire piquante de la nouveauté : Julien, en un mot, est forcé par la vérité de rendre ce témoignage à la vertu des chrétiens.

Elle aurait affaibli les sentiments de la nature, cette religion ? Eh quoi ! dans Athènes, dans Rome, une politique ignorante et cruelle autorisait les pères à exposer leurs enfants ; même dans ce vaste empire situé à l’extrémité de l’Asie, dans cet empire si vanté pour la prétendue sagesse de ses lois, la nature est outragée par cette horrible coutume ; ses plus tendres cris étouffés n’excitent pas la stupide indifférence des lois chinoises ; sa voix ne s’est point fait entendre au cœur d’un Solon, d’un Kuma, d’un Aristote, d’un Confucius ! religion sainte ! c’est vous qui avez aboli cette coutume affreuse, et si la honte et la misère sont encore quelquefois plus fortes que l’horreur que vous en avez inspirée, c’est vous qui avez ouvert ces asiles où tant de victimes infortunées reçoivent de vous la vie, et deviennent des citoyens utiles. C’est vous qui, par le zèle de tant d’hommes apostoliques que vous portez aux extrémités du monde, devenez la mère des enfants également abandonnés par leurs parents et par des lois qu’on nous vante comme le chef-d’œuvre de la raison.

O religion sainte ! on jouit de vos bienfaits, et l’on cherche à se cacher qu’on les tient de vous. Quel esprit de douceur, de générosité répandu dans l’univers, a rendu nos mœurs moins cruelles ? Si Théodose, dans la punition d’une ville coupable, écoute plus encore sa colère que sa justice, Ambroise lui refuse l’entrée de l’église. Louis VII expie par une pénitence rigoureuse le saccagement et l’incendie de Vitry. Ces exemples et tant d’autres, ont à la longue répandu la douceur du christianisme dans les esprits. Peu à peu ils sont devenus plus humains ; et comment même ont-ils eu besoin d’un temps si long ? comment cette humanité, cet amour des hommes que notre religion a consacré sous le nom de charité, n’avaient-ils pas même de noms chez les anciens ? La sensibilité aux malheurs d’autrui n’eût-elle donc pas gravé dans tous les cœurs ses impressions assez vivement pour faire reconnaître la sainteté de la morale chrétienne ? L’étaient-elles trop peu pour la rendre inutile ? C’est donc après quatre mille ans que Jésus-Christ est venu apprendre aux hommes à s’aimer. Il a fallu que sa doctrine, en ranimant ces principes de sensibilité que chaque homme retrouve dans son cœur, ait en quelque sorte dévoilé la nature à elle-même.

Ici, serait-il possible de ne point mêler les preuves du progrès de la vertu parmi les hommes avec celles de l’accroissement de leur bonheur ? Non, ces deux choses sont unies trop étroitement, et vainement les règles de l’éloquence prescriraient de séparer dans le discours ce qui est si près de se confondre dans la vérité ! Quel autre motif que celui de la religion a jamais engagé une foule de personnes à ne plus connaître d’autre intérêt que celui des pauvres ? Qui pourrait compter ces établissements utiles qu’a élevés parmi nous une heureuse émulation à chercher des malheureux et des besoins négligés, et une heureuse industrie à les découvrir ? Établissements dans lesquels, par le zèle partagé des fidèles, le corps entier de l’Église embrasse à la fois le soulagement de tous ceux qui souffrent. Ceux-ci se dévouent à l’instruction des enfants, ceux-là à celle des pauvres de la campagne. Des chrétiens gémissent dans les fers des barbares. Des hommes qui ne les con naissent pas quittent leur patrie, passent les mers, s’exposent à mille dangers pour les délivrer. Les victimes mêmes de la justice des hommes trouvent encore des consolations dans le sein de la religion, et des ressources dans la piété des fidèles.

Temples élevés à Jésus-Christ dans la personne des pauvres, ouvrez-vous à nos yeux. Montrez-nous l’humanité dans tout l’excès de sa faiblesse et de sa misère, et la religion dans toute sa grandeur. Montrez-nous, autour de ces lits de souffrance et de larmes, des personnes délicates, élevées dans la pourpre, s’empressant, malgré l’horreur et le dégoût d’un si triste spectacle, à rendre aux malades les services les plus pénibles et les plus assidus.

Des incrédules vertueux ont été souvent les apôtres de la bienfaisance et de l’humanité, mais nous les voyons rarement dans ces asiles du malheur. La raison parle ; c’est la religion qui fait agir.

Ce n’est point aux Tites, aux Trajans, aux Antonins que la terre doit l’abolition des combats de gladiateurs, de ces jeux où le sang humain coulait au milieu des applaudissements populaires. C’est à Constantin, ou plu tôt c’est à Jésus-Christ ; c’est par les mains d’un prince à qui l’histoire reproche d’avoir été cruel, que la religion a répandu des bienfaits plus grands que n’a fait la bonté même des princes privés de ses lumières.

Partout où s’est étendu leur empire, les cirques, les amphithéâtres sont à la fois des monuments de leur goût, de leur puissance, de la grandeur et de l’inhumanité romaines.

Oh ! que j’aime bien mieux ces édifices gothiques destinés au pauvre et à l’orphelin ! Monuments respectables de la piété des princes chrétiens et de l’esprit de la religion, si votre architecture grossière blesse la délicatesse de nos yeux, vous serez toujours chers aux cœurs sensibles.

Que d’autres admirent dans cette retraite préparée à ceux qui, dans les combats, ont sacrifié pour l’État leur vie et leur santé, toutes les richesses des arts rassemblés, étalant aux yeux des nations la magnificence de Louis XIV, et portant notre gloire au niveau de celle des Crées et des Romains ; j’admirerai l’usage de ces arts que l’honneur sublime de servir au bonheur des hommes, élève encore plus haut qu’ils ne l’ont jamais été dans Home et dans Athènes.

Ainsi, partout où s’étend le christianisme, les monuments de son zèle pour le bonheur de l’humanité portent à la fois, dans tous les siècles, le témoignage de son utile et généreuse bienveillance. Ils s’élèvent de toutes parts ; peu à peu ils couvrent la surface de l’univers. Mais que dis-je ? l’univers lui-même, considéré sous le point de vue le plus vaste, n’est-il pas un monument de ses bienfaits ? Quel tableau nous présentent ses révolutions depuis l’établissement du christianisme ? Les passions couvrant, comme dans tous les temps, la terre de leurs ravages, et la religion au milieu d’elles, tantôt réprimant leur impétuosité, tantôt répandant ses secours et ses consolations où elles ont fait sentir leurs ravages.

O Amérique ! vastes contrées ! n’avez-vous été dévoilées à nos regards que pour être les tristes victimes de notre ambition et de notre avarice ? Quelles scènes d’horreurs et de cruautés nous ont fait connaître à vous ! Des nations entières disparaissent de la terre, ou englouties dans les mines, ou anéanties tantôt par la rigueur des supplices, tantôt par le supplice continué d’un esclavage plus dur que la mort, sous des maîtres qui dédaignent même d’en adoucir la rigueur pour en tirer plus longtemps le profit. Mais la religion ne fut que le prétexte de ces horreurs qu’elle réprouvait avec force ; et ce fut un de ses pontifes, le pieux Las-Casas qui, les dénonçante l’Europe, en adoucit un peu les calamités. — Ah ! détournons nos yeux de si tristes images. Jetons-les sur les immenses déserts de l’intérieur de l’Amérique. — Ici ce ne sont plus des conquérants guidés par l’intérêt ou l’ambition : ce sont des missionnaires que l’esprit de Jésus-Christ anime, qui, à travers mille dangers, poursuivent de tous côtés des hommes grossiers qu’ils veulent rendre heureux. Des peuplades nombreuses se forment de jour en jour : peu à peu ces sauvages, en devenant hommes, se disposent à devenir chrétiens. La terre, jusqu’alors inculte, est fécondée par des mains rendues industrieuses. Des lois fidèlement observées maintiennent à jamais la tranquillité dans ces climats fortunés. Les ravages de la guerre y sont inconnus. L’égalité en bannit la pauvreté et le luxe, et y conserve, avec la liberté, la vertu et la simplicité des mœurs : nos arts s’y répandent sans nos vices.

Peuples heureux ! ainsi vous avez été portés tout à coup des ténèbres les plus profondes à une félicité plus grande que celle des nations les plus policées. Vastes régions de l’Amérique, cessez de vous plaindre des fureurs de l’Europe. Elle vous a donné sa religion faite pour éclairer l’esprit, pour adoucir les mœurs ; dès qu’elle y sera fidèle, elle répandra parmi vous toutes les vertus et le bonheur qui les suit. Elle-même y trouvera la perfection de ses sociétés politiques et le plus ferme appui de sa félicité.

seconde partie. — La nature a donné à tous les hommes le droit d’être heureux. Des besoins, des désirs, des passions, une raison qui se combine en mille manières avec ces différents principes, sont les forces dont elle les a doués pour y parvenir. Mais trop bornés dans leurs vues, trop petitement intéressés, presque toujours opposés les uns aux autres dans la recherche des biens particuliers, il leur fallait le secours d’une puissance supérieure, d’un sentiment élevé qui, embrassant le bonheur de tous, pût diriger au même but et concilier tant d’intérêts différents.

Voyez cet agent universel de la nature, l’eau qui, filtrée par mille canaux insensibles, distribue aux productions de la terre leurs sucs nourriciers, couvre le sol de verdure, et porte partout la vie et la fécondité ; qui, recueillie en plus grands amas dans les rivières et dans la mer, est le lien du comrqerce des hommes et réunit toutes les parties de l’univers. Également répandue sur toute la surface de la terre, elle n’en ferait qu’une vaste mer, les germes seraient étouffés par l’élément qui doit les développer. Il a fallu que les montagnes portassent leur tête au-dessus des nuages pour rassembler autour d’elles les vapeurs de l’atmosphère, et qu’une pente variée à l’infini, depuis leur sommet jusqu’aux plus grandes profondeurs, en dirigeant le cours des eaux, distribuât partout leurs bienfaits.

Voilà l’image de la souveraineté, de cette subordination nécessaire entre tous les ordres de l’État, de cette sage distribution de la dépendance et de l’autorité qui en unit toutes les parties.

De là les deux points sur lesquels roule la perfection des sociétés politiques, la sagesse et l’équité des lois, l’autorité qui les appuie. — Des lois qui combinent tous les rapports que la nature ou les circonstances peuvent mettre entre les hommes, qui balancent toutes les conditions, et qui, de même qu’un pilote habile sait avancer presque à l’opposite du vent par une adroite disposition de ses voiles, sachent diriger au bonheur public les intérêts, les passions et les vices mêmes des particuliers. — Une autorité établie sur des fondements solides, qui réprime l’indépendance sans opprimer la liberté. — En deux mots, faire le bonheur des sociétés, en assurer la durée, voilà le but et la perfection de la politique ; et c’est par rapport à ces deux grands objets que nous allons examiner les progrès de l’art de gouverner, et montrer combien il a été amélioré par le christianisme.

Les premiers législateurs étaient hommes, et leurs lois portent l’empreinte de leur faiblesse. Quelle vue pouvait être assez vaste pour reconnaître d’un coup d’œil tous les éléments des sociétés politiques ? Serait-ce dans l’enfance de l’humanité qu’on aurait pu résoudre le plus difficile comme le plus intéressant des problèmes ? Et dans ce labyrinthe ténébreux, où la raison sans expérience ne pouvait manquer de s’égarer, n’était-il pas pardonnable aux législateurs de suivre quelquefois la lueur trompeuse des passions de la multitude ? De là ces vertus chimériques, ces vertus de système auxquelles on a si souvent immolé la vertu véritable ; de là ces fausses idées de l’utilité publique restreinte à un petit nombre de citoyens.

Quel plan que celui de Lycurgue, qui abandonnant cette sage économie de la nature, par laquelle elle se sert des intérêts et des désirs des particuliers pour remplir ses vues générales et faire le bonheur de tous, détruisit toute idée de propriété, viola les droits de la pudeur, anéantit les plus tendres liaisons du sang ! Son projet était si extravagant, qu’il fut obligé d’interdire à ses citoyens la culture des terres et tous les arts nécessaires à la vie. Il fallut que, pour faire jouir leurs maîtres d’une égalité qui ne produisait pas même la liberté, un peuple entier d’esclaves fût soumis à la plus cruelle tyrannie. Jouets des caprices de ces maîtres barbares, on les dépouille de tous les droits de l’humanité, et même des droits sacrés de la vertu. On les force de se livrer à des excès déshonorants, et de se rendre eux-mêmes l’exemple du vice pour en inspirer l’horreur aux jeunes Lacédémoniens. On pousse en eux l’avilissement de l’humanité jusqu’à regarder comme une action indifférente de les tuer même sans raison. Pour procurer à dix mille citoyens le rare bonheur de mener la vie la plus austère, de faire toujours la guerre sans rien conquérir, des lois sacrifient tout un peuple, et ne rendent pas même heureux le petit nombre qu’elles favorisent.

Malheur aux nations dont un faux esprit de système a ainsi conduit les législateurs ! Ceux qui s’y livrent ne font que resserrer leur objet pour l’embrasser. Les hommes en tout ne s’éclairent que par le tâtonnement de l’expérience. Les plus grands génies sont eux-mêmes entraînés par leur siècle, et les législateurs n’ont fait souvent qu’en fixer les erreurs en voulant fixer leurs lois. Presque tous ont négligé d’ouvrir la porte aux corrections dont tous les ouvrages des hommes ont besoin, ou d’en rendre les moyens faciles ; et il n’est resté pour remédier aux abus que la ressource, plus triste que les abus mêmes, d’une révolution totale, qui détruisant la puissance que les lois tirent de l’autorité souveraine, ne leur laisse que celle qu’elles reçoivent de leur utilité, ou de leur conformité avec l’équité naturelle.

Mais ni les progrès lents et successifs, ni la variété des événements qui élèvent les États sur les ruines les uns des autres, n’ont pu abolir un vice fondamental enraciné chez toutes les nations, et que la seule religion a pu détruire. Une injustice générale a régné dans les lois de tous les peuples. Je vois partout que les idées de ce qu’on a nommé le bien public ont été bornées à un petit nombre d’hommes ; je vois que les législateurs les plus désintéressés pour leurs personnes ne l’ont point été pour leurs concitoyens, pour la société, ou pour la classe de la société dont ils faisaient partie ; c’est que l’amour-propre, pour embrasser une sphère plus étendue, n’en est pas moins disposé à l’injustice quand il n’est pas contenu par de grandes lumières ; c’est qu’on a presque toujours mis la vertu à se soumettre aux opinions dans lesquelles on est né ; c’est que ces opinions sont l’ouvrage de la multitude qui nous entoure, et que la multitude est toujours plus injuste que les particuliers, parce qu’elle est plus aveugle et plus exempte de remords.

Ainsi, dans les anciennes républiques la liberté était moins fondée sur le sentiment de la noblesse naturelle des hommes, que sur un équilibre d’ambition et de puissance entre les particuliers. L’amour de la patrie était moins l’amour de ses concitoyens qu’une haine commune pour les étrangers. Delà les barbaries que les anciens exerçaient envers leurs esclaves ; de là cette coutume de l’esclavage répandue autrefois sur toute la terre ; ces cruautés horribles dans les guerres des Grecs et des Romains ; cette inégalité barbare entre les deux sexes, qui règne encore aujourd’hui dans l’Orient ; ce mépris de la plus grande partie des hommes, inspiré presque partout aux hommes comme une vertu, poussé dans l’Inde jusqu’à craindre de toucher un homme de basse naissance ; de là, la tyrannie des grands envers le peuple dans les aristocraties héréditaires, le profond abaissement et l’oppression des peuples soumis à d’autres peuples. Enfin partout les plus forts ont fait les lois et ont accablé les faibles ; et si l’on a quelquefois consulté les intérêts d’une société, on a toujours oublié ceux du genre humain.

Pour y rappeler les droits et la justice, il fallait un principe qui pût élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes et de tout ce qui les environne, qui pût leur faire envisager toutes les nations et toutes les conditions d’une vue équitable, et en quelque sorte par les yeux de Dieu même : c’est ce que la religion a fait. En vain les États auraient été renversés, les mêmes préjugés régnaient par toute la terre, et les vainqueurs y étaient soumis comme les vaincus. En vain l’humanité éclairée en aurait-elle exempté un prince, un législateur : aurait-il pu corriger par ses lois une injustice intimement mêlée à toute la constitution des États, à l’ordre des familles, à la distribution des héritages ? N’était-il pas nécessaire qu’une pareille révolution dans les idées des hommes se fît par degrés insensibles, que les esprits et les cœurs de tous les particuliers fussent changés ? Et pouvait-on l’espérer d’un autre principe que celui de la religion ? Quel autre aurait pu combattre et vaincre l’intérêt et le préjugé réunis ? Le crime de tous les temps, le crime de tous les peuples, le crime des lois mêmes, pouvait-il exciter des remords, et produire une révolution générale dans les esprits ?

La religion chrétienne seule y a réussi. Elle seule a mis les droits de l’humanité dans tout leur jour. On a enfin connu les vrais principes de l’union des hommes et des sociétés ; on a su allier un amour de préférence pour la société dont on fait partie avec l’amour général de l’humanité. L’homme a trouvé dans son cœur cette tendresse que la Providence y a répandue pour tous les hommes, mais dont la vivacité mesurée sur leurs besoins mutuels, plus forte dans la proximité, semble s’évanouir en se répandant sur une plus vaste circonférence. Près de nous, les hommes ont plus besoin de nous, et notre cœur nous porte plus rapidement vers eux. Hors de la portée de nos secours, qu’ont-ils besoin de notre tendresse ? Ils n’échappent à notre cœur et à nos bienfaits qu’en échappant à notre vue : de là cette vivacité graduée du sentiment selon la distance des objets ; de là l’amour de nos parents et de nos amis si vif et si tendre, celui de notre patrie et du gouvernement qui nous protège, amour plus actif peut-être que sensible ; enfin l’amour de l’humanité plus étendu, qui paraît plus faible, mais dont toutes les forces partagées se réunissent pour maîtriser notre âme à la vue d’un malheureux : degrés tous justes quoique inégaux, tous pesés dans la balance équitable de la bonté d’un Dieu.

Développés par la religion chrétienne, ces sentiments ont adouci les horreurs même de la guerre. Par elle ont cessé ces suites affreuses de la victoire, ces villes réduites en cendres, ces nations passées au fil de l’épée, les prisonniers, les blessés massacrés de sang-froid, ou conservés pour l’ignominie du triomphe, sans respect du trône même : toutes ces barbaries du droit public des anciens sont ignorées parmi nous ; les vainqueurs et les vaincus reçoivent dans les mêmes hôpitaux les mêmes secours. Par elle les esclaves même sont devenus libres dans la plus grande partie de l’Europe ; elle n’a point aboli partout l’esclavage, quoiqu’elle l’ait partout adouci, parce qu’elle ne s’est point servie d’une loi précise qui eût donné à la constitution des sociétés une secousse trop subite ; et il n’est que plus glorieux pour elle d’avoir pu arracher les hommes à leur intérêt sans aucun précepte formel, seulement en adoucissant peu à peu leurs esprits, en inspirant à leurs cœurs l’humanité et la justice. Par elle seule les lois n’ont plus été l’instrument de l’oppression ; elles ont tenu la balance entre les puissants et les faibles, elles sont devenues véritablement justes.

Ce n’est point assez encore : les lois doivent enchaîner les hommes, mais les enchaîner pour leur bonheur : il faut qu’en même temps elles s’appliquent à rendre leurs chaînes plus légères, et sachent en resserrer les chaînons avec force ; qu’une heureuse harmonie entre la partie qui gouverne et la partie qui obéit, également contraire à la tyrannie et à la licence, maintienne à jamais l’ordre et la tranquillité dans l’État. Heureuses les sociétés politiques où l’édifice du gouvernement tient sa solidité et sa durée des mêmes ornements, de la même ordonnance qui en fait l’agrément et la beauté ! Heureuses les nations où la félicité des sujets et la puissance des rois se servent l’une à l’autre d’appui ! Heureux les peuples dont les liens mutuels assurent la prospérité, la richesse et la paix !

Mais n’est-ce pas à nos yeux que ce spectacle a été réservé ? Les siècles qui ont précédé l’établissement du christianisme, les peuples privés de ses lumières, l’ont-ils connu ? Pourquoi celui des anciens qui a fait l’étude la plus profonde des gouvernements, qui a su le mieux en comparer les principes, M peser les avantages, pourquoi le précepteur d’Alexandre croit-il impossible d’accorder l’autorité d’un seul avec la douceur du gouvernement ? Pourquoi ignore-t-il la différence de la monarchie et de la tyrannie ? Pourquoi l’histoire des anciennes républiques montre-t-elle qu’on n’y connaissait guère mieux la différence de la liberté et de l’anarchie ? C’est qu’elles n’avaient aucune idée de la monarchie que par l’histoire de leurs tyrans et par le despotisme des rois de Perse ; c’est que le monde ne leur offrait jusqu’alors dans les divers gouvernements qu’une ambition sans bornes dans les uns, un amour aveugle de l’indépendance dans les autres, une balance continuelle d’oppression et de révolte

Ne le dissimulons point. Les hommes n’ont pas une raison assez supérieure pour sentir avant l’expérience la nécessité d’être soumis à l’autorité souveraine. Avares de leur liberté, portés vers ce bien suprême par l’impulsion réunie de tous leurs désirs particuliers, pouvaient-ils croire qu’il fût un prix capable de la payer ? Pouvaient-ils croire qu’il y eût un moyen de la conserver sous des lois ? C’est l’ambition qui a formé les premiers empires. C’est par elle que de nouveaux conquérants ont été successivement élevés sur les premiers. Les bornes de l’ambition ne sont point dans elle-même. Elle a voulu que tout pliât sous ses caprices. Les excès de sa tyrannie ont souvent produit la liberté. Ailleurs, les peuples fatigués de l’anarchie se sont rejetés dans les bras du despotisme. En vain, pour arrêter ces combats perpétuels des passions, des législateurs ont essayé de les captiver par des lois qui, ne concordant pas avec les opinions et les mœurs, ont été trop faibles contre les passions. Je crois voir une liqueur bouillante dans les vases qui la contiennent, elle s’en échappe de tous côtés, et souvent les brise avec éclat. La religion, en tempérant son effervescence, en donnant au cœur humain une solidité capable de le soutenir par lui-même, a pu seule fixer enfin ces balancements funestes aux États.

En mettant l’homme sous les yeux d’un Dieu qui voit tout, elle a donné aux passions le seul frein qui pût les retenir. Elle a donné des mœurs, c’est-à-dire des lois intérieures plus fortes que tous les liens extérieurs des lois civiles. Les lois captivent ; elles commandent. Les mœurs font mieux ; elles persuadent, elles engagent, et rendent le commandement inutile. Il semble que les lois annoncent aux passions l’obstacle qu’elles peuvent renverser. Un roi s’irrite contre la loi qui le gêne, le peuple contre celle qui l’asservit. Les mœurs n’opposent point une autorité visible contre laquelle il puisse se faire une réunion. Leur trône est dans tous les esprits. Se révolter contre elles, c’est se révolter à la fois contre tous les hommes et contre soi-même. Aussi les mœurs ne sont et ne peuvent être violées que par quelques particuliers et dans quelques parties. En un mot, elles sont le frein le plus puissant pour les hommes, et presque le seul pour les rois. Or, la seule religion chrétienne a eu sur toutes les autres cet avantage, par les mœurs qu’elle a introduites, d’avoir partout affaibli le despotisme. Voyez depuis l’Océan Atlantique sans interruption, jusqu’au delà du Gange, toutes les rigueurs de la tyrannie régner avec la religion de Mahomet ! Jetez les yeux par delà cette zone immense, et voyez au milieu de la barbarie le christianisme conserver chez les Abyssins la même sûreté pour les princes, la même aisance pour les sujets, le même gouvernement et les mêmes mœurs qu’il entretient dans l’Europe. Les limites de cette religion semblent être celles de la douceur du gouvernement et de la félicité publique.

En montrant aux rois le tribunal suprême d’un Dieu qui jugera leur cause et celle des peuples, elle a fait disparaître à leurs yeux même la distance de leurs sujets à eux, comme anéantie, comme absorbée dans la distance infinie des uns et des autres à la Divinité. Elle les a en quelque sorte égalés dans leur abaissement commun. Les princes et les sujets ne sont plus deux puissances opposées qui, alternativement victorieuses, fassent passer sans cesse les États de la tyrannie à la licence, et de l’anarchie au despotisme. Les peuples, par la soumission que la religion leur inspire ; les princes, par la modération qu’ils tiennent d’elle, concourent également au même but, au bonheur de tous. « Peuples, soyez soumis à l’autorité légitime », a dit dans tous les temps cette religion, et lors même qu’elle voyait toute la puissance des empereurs armée contre elle, elle répétait encore : « Peuples, soyez soumis à l’autorité légitime » ; mais elle n’a jamais cessé d’ajouter : « et vous qui jugez la terre, vous, rois, apprenez que Dieu ne vous a confié l’image de la puissance que pour le bonheur de vos peuples. Apprenez à ne plus regarder votre autorité comme l’unique but du gouvernement, à ne plus immoler la fin aux moyens. »

Les princes ont enfin compris ces vérités. Ils eussent autrefois regardé comme criminels ceux qui auraient seulement osé les penser. Leur manifestation est devenue l’éloge des rois. Je le dis avec joie, parce que je vois en général les peuples plus heureux par cet esprit d’équité et de modération. Je le dis avec reconnaissance pour les princes capables d’en goûter les maximes ; enfin, grâce à la religion chrétienne, je le dis hardiment, et sans crainte d’irriter les bons rois, en publiant ce qui est gravé dans leur cœur. Âmes serviles, qui croyez flatter les rois en trahissant la cause de l’humanité, en leur persuadant qu’ils ne doivent considérer qu’eux, que les peuples ne sont faits que pour servir de base à leur grandeur et pour en porter le poids, vos honteuses adulations sont un outrage aux rois dignes de l’être.

Ce ne sera pas vous qui me désavouerez, grand prince, qui regardez le nom de Bien-aimé comme le plus cher de vos titres ; vous dont le cœur sait apprécier le trône par le pouvoir de faire des heureux : vous avez senti la douceur d’être aimé. Ces cris de joie de tout un peuple transporté, au moment où il apprit que des portes de la mort vous reveniez à la vie, ont pénétré dans votre cœur. Avouez-le, ce triomphe a été plus cher à votre sensibilité que le moment où, victorieux de trois nations réunies, vos armes en imposèrent à l’Europe ; on vous vit gémir sur une gloire qui coûtait tant de sang : vous soupirâtes dès lors après la paix, et vous l’avez faite enfin sans vous réserver d’autre avantage que celui d’avoir dicté le repos du monde : puissiez-vous en faire longtemps la félicité ! puissiez-vous protéger longtemps une religion qui doit être si chère à votre cœur, qui ne respire que ce que vous respirez, le plus grand bonheur des hommes.

Et vous, messieurs, qui dans ce cours d’exercices travaillez à vous rendre dignes de la défendre, vous la connaissez trop bien pour ne pas l’aimer. Plus que jamais des défenseurs instruits et zélés lui sont nécessaires. L’Église a sur vous les yeux ; elle vous regarde comme le fonds de ses plus brillantes espérances, et vous les remplirez un jour.


  1. Ces discours furent prononcés en latin ; mais il est vraisemblable, comme l’a fait remarquer Dupont de Nemours, qu’ils furent d’abord composés en français par l’auteur. Les deux versions se sont retrouvées dans les papiers de Turgot. L’ancien éditeur de ses œuvres a préféré avec raison celle qui était écrite dans notre langue. (E. D.)
  2. Ce discours avait un exorde dirigé contre ceux qui pensent que le christianisme n’est utile que pour l’autre vie. Dupont de Nemours dit l’avoir supprimé par le conseil de plusieurs amis de Turgot. C’est une condescendance dont nous ne pouvons lui savoir gré pour notre compte. (E. D.)
  3. L’assemblée du clergé.
  4. Le cardinal de La Rochefoucauld.