Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Histoire universelle

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Texte établi par Eugène DaireGuillaumin (tome IIp. 626-675).

PLAN DE DEUX DISCOURS
SUR L’HISTOIRE UNIVERSELLE[1].

Idée de l’introduction. — Placé par son créateur au milieu de l’éternité et de l’immensité, et n’en occupant qu’un point, l’homme a des relations nécessaires avec une multitude de choses et d’êtres, en même temps que ses idées sont concentrées dans l’indivisibilité de son esprit et de l’instant présent. — Il ne se connaît que par ses sensations, qui toutes se rapportent aux objets extérieurs, et le moment présent est un centre où aboutissent une foule d’idées enchaînées les unes avec les autres.

C’est de cet enchaînement et de l’ordre des lois que suivent toutes ces idées dans leurs variations continuelles, que l’homme acquiert le sentiment de la réalité. Par le rapport de toutes ses différentes sensations, il apprend l’existence des objets extérieurs. Un rapport semblable dans la succession de ses idées lui découvre le passé. Les rapports des êtres entre eux ne sont point des rapports oisifs. Tous peuvent agir les uns sur les autres suivant leurs différentes lois, et aussi suivant leurs distances. Ce monde réel dont nous ignorons les bornes, en a pour nous de fort étroites, et qui dépendent du plus ou du moins de perfection de nos sens. Nous connaissons un petit nombre d’anneaux de la chaîne, mais les extrémités dans le grand et le petit nous échappent également.

Les lois que suivent les corps forment la physique : toujours constantes, on les décrit, on ne les raconte pas. L’histoire des animaux, et surtout celle de l’homme, offrent un spectacle bien différent. — L’homme, comme les animaux, succède à d’autres hommes dont il tient l’existence, et il voit, comme eux, ses pareils répandus sur la surface du globe qu’il habite. Mais doué d’une raison plus étendue et d’une liberté plus active, ses rapports avec eux sont beaucoup plus nombreux et plus variés. Possesseur du trésor des signes qu’il a eu la faculté démultiplier presque à l’infini, il peut s’assurer la possession de toutes ses idées acquises, les communiquer aux autres hommes, les transmettre à ses successeurs comme un héritage qui s’augmente toujours. Une combinaison continuelle de ces progrès avec les passions et avec les événements qu’elles ont produits, forme l’histoire du genre humain, où chaque homme n’est plus qu’une partie d’un tout immense qui a, comme lui, son enfance et ses progrès.

Ainsi l’histoire, universelle embrasse la considération des progrès successifs du genre humain, et le détail des causes qui y ont contribué ; les premiers commencements des hommes ; la formation, le mélange des nations ; l’origine, les révolutions des gouvernements ; les progrès des langues, de la physique, de la morale, des mœurs, des sciences et des arts ; les révolutions qui ont fait succéder les empires aux empires, les nations aux nations, les religions aux religions ; le genre humain toujours le même dans ses bouleversements, comme l’eau de la mer dans les tempêtes, et marchant toujours à sa perfection. — Dévoiler l’influence des causes générales et nécessaires, celles des causes particulières et des actions libres des grands hommes, et le rapport de tout cela à la constitution même de l’homme ; montrer les ressorts et la mécanique des causes morales par leurs effets : voilà ce qu’est l’histoire aux yeux d’un philosophe. Elle s’appuie sur la géographie et la chronologie, qui mesurent la distance des temps et des lieux.

En exposant sur ce plan un tableau du genre humain, en suivant à peu près l’ordre historique de ses progrès, et en m’arrêtant aux principales époques, je ne veux qu’indiquer et non approfondir ; donner une esquisse d’un grand ouvrage et faire entrevoir une vaste carrière sans la parcourir, de même que l’on voit à travers une fenêtre étroite toute l’immensité du ciel.


Plan du premier discours, sur la formation des gouvernements
et le mélange des nations.

Tout l’univers m’annonce un premier être. Je vois partout empreinte la main de Dieu. — Si je veux savoir quelque chose de précis, je suis entouré de nuages.

Je vois tous les jours inventer des arts ; je vois dans quelques parties du monde des peuples polis, éclairés, et dans d’autres des peuples errants au sein des forêts. Cette inégalité de progrès dans une durée éternelle aurait dû disparaître, le monde n’est donc pas éternel ; mais je dois conclure en même temps qu’il est fort ancien. Jusqu’à quel point ? je l’ignore.

Les temps historiques ne peuvent remonter plus haut que l’invention de l’écriture ; et, quand elle fut inventée, on ne put d’abord en profiter que pour écrire des traditions vagues, ou quelques faits principaux qui n’étaient fixés par aucune date, et qui sont mêlés avec des fables, de manière à en rendre le discernement impossible.

L’orgueil des nations les a portées à reculer leur origine fort loin dans l’abîme de l’antiquité. Mais par rapport à la durée, les hommes, avant l’invention des nombres, n’ont guère étendu leurs idées au delà du peu de générations qu’ils pouvaient connaître, c’est-à-dire de trois ou de quatre. Ce n’est qu’à un siècle ou un siècle et demi que la tradition, non aidée de l’histoire, peut indiquer l’époque d’un fait connu. Aussi, aucune histoire ne remonte-t-elle beaucoup plus haut que l’invention de l’écriture, si ce n’est par une chronologie fabuleuse, qu’on ne s’est donné la peine de faire que quand les nations, dévoilées les unes aux autres par leur commerce, eurent tourné leur orgueil en jalousie.

Dans ce silence de la raison et de l’histoire, un livre nous est donné comme dépositaire de la révélation. Il nous expose que ce monde existe depuis six ou huit mille ans (selon la variété des exemplaires) ; que nous tirons tous notre origine d’un seul homme et d’une seule femme ; que c’est par la punition de leur désobéissance que l’homme, né pour un état plus heureux, a été réduit à une ignorance et une misère qu’il ne pouvait dissiper en partie qu’à force de temps et de travaux. Il nous crayonne légèrement les inventions des premiers arts, fruits des premiers besoins, et la suite des génération. », jusqu’à ce que le genre humain, presque entièrement englouti par un déluge universel, ait été de nouveau réduit à une seule famille, et par conséquent obligé de recommencer.

Ce livre ne s’oppose donc point à ce que nous recherchions comment les hommes ont pu se répandre sur la terre, et les sociétés politiques s’organiser. Il donne à ces intéressants événements un nouveau point de départ, semblable à celui qui aurait eu lieu, quand les faits qu’il nous raconte ne seraient pas devenus un objet de notre foi.

Sans provisions, au milieu des forêts, on ne put s’occuper que de la subsistance. Les fruits que la terre produit sans culture sont trop peu de chose ; il fallut recourir à la chasse des animaux qui, peu nombreux et ne pouvant dans un canton déterminé fournir à la nourriture de beaucoup d’hommes, ont par là même accéléré la dispersion des peuples et leur diffusion rapide.

Des familles ou de petites nations fort éloignées les unes des autres, parce qu’il faut à chacune un vaste espace pour se nourrir : voilà l’état des chasseurs. — Ils n’ont point de demeure fixe, et se transportent avec une extrême facilité d’un lieu à un autre. La difficulté des vivres, une querelle, la crainte d’un ennemi, suffisent pour séparer des familles de chasseurs du reste de leur nation.

Alors ils marchent sans but où la chasse les conduit. Et si une autre chasse les mène dans la même direction, ils continuent à s’éloigner. Cela fait que des peuples qui parlent la même langue se trouvent quelquefois à des distances de plus de six cents lieues, et environnés de peuples qui ne les entendent pas : ce qui est commun parmi les sauvages de l’Amérique, où l’on voit, par la même raison, des nations de quinze à vingt hommes.

Il n’est cependant pas rare que les guerres et les querelles, dont les peuples barbares né sont que trop ingénieux à se former des motifs, aient occasionné des mélanges qui d’un grand nombre de nations ont formé quelquefois une seule nation par une ressemblance générale de mœurs et de langages, divisés seulement en un grand nombre de dialectes.

La coutume des sauvages de l’Amérique d’adopter leurs prisonniers de guerre, à la place des hommes qu’ils perdent dans leurs expéditions, a dû rendre ces mélanges très-fréquents. On voit des langues régner dans de vastes étendues de pays, telles que celle des Hurons, aux environs du fleuve Saint-Laurent ; celle des Algonquins, en descendant vers le Mississipi ; celle des Mexicains, celle des Incas, celle des Topinamboux au Brésil, et des Guaranis au Paraguay. Les grandes chaînes de montagnes en sont communément les bornes.

Il est des animaux qui se laissent soumettre par les hommes, comme les bœufs, les moutons, les chevaux, et les hommes trouvent plus d’avantages à les rassembler en troupes, qu’à courir après des animaux errants.

La vie des pasteurs n’a pas tardé à s’introduire partout où ces animaux se rencontraient : les bœufs et les moutons en Europe, les chameaux, les chevreaux en Orient, les chevaux en Tartarie, les rennes dans le Nord.

La vie des peuples chasseurs s’est conservée dans les parties de l’Amérique où ces espèces manquent : au Pérou, où la nature a placé une espèce de moutons appelés Hamas, il s’est formé des pasteurs ; et c’est vraisemblablement la raison qui fait que cette partie de l’Amérique a été policée plus aisément.

Les peuples pasteurs, ayant leur subsistance plus abondante et plus assurée, ont été plus nombreux, lis ont commencé à être plus riches et à connaître davantage l’esprit de propriété. L’ambition, ou plutôt l’avarice, qui est l’ambition des barbares, a pu leur inspirer le penchant à la rapine, en même temps que le vœu et le courage de la conservation. — Les troupeaux donnent pour les conduire un embarras que n’ont pas les chasseurs, et ils nourrissent plus d’hommes qu’il n’en faut pour les garder. Dès lors il a dû se trouver entre la promptitude des mouvements des hommes disponibles et celle des nations, une disproportion. Dès lors une nation ne put éviter le combat contre une troupe d’hommes déterminés, soit chasseurs, soit même membres d’autres nations pastorales, qui demeuraient maîtres des troupeaux s’ils étaient vainqueurs ; et qui quelquefois aussi étaient repoussés par la cavalerie des pasteurs, quand les troupeaux de ceux-ci se trouvaient être de chevaux ou de chameaux. Et comme les vaincus ne pouvaient fuir sans mourir de faim, ils suivirent le sort des bestiaux et devinrent esclaves des vainqueurs, qu’ils nourrirent en gardant leurs troupeaux. Les maîtres, débarrassés de tous soins, allaient de leur côté en soumettre d’autres de la même manière. Voilà de petites nations formées qui à leur tour en formèrent de grandes. Ces peuples se répandaient ainsi dans tout un continent jusqu’à ce qu’ils fussent arrêtés par des barrières relativement impénétrables.

Les incursions des peuples pasteurs laissent plus de traces que celles des chasseurs. Susceptibles, par l’oisiveté dont ils jouissent, d’un plus grand nombre de désirs, ils couraient où ils espéraient du butin, et s’en emparaient. Ils restaient là où ils trouvaient des pâturages, et se mêlaient avec les habitants du pays.

L’exemple des premiers encourageait les autres. Ces torrents grossissaient dans leur course, les peuples et les langues se mêlaient toujours.

Ces conquérants néanmoins se dissipaient bientôt. Quand il n’y avait plus rien à piller, leurs différentes hordes n’avaient plus d’intérêt à rester ensemble, et la multiplication des troupeaux les forçait d’ailleurs de se séparer. Chaque horde avait son chef. Seulement quelque chef principal, ou plus belliqueux, gardait quelque supériorité sur les autres dans l’étendue de sa nation, et en exigeait quelques présents en signe d’hommage.

Enfin de fausses idées de gloire s’y mêlèrent ; ce qu’on avait fait d’abord pour piller, on le fit pour dominer, pour élever sa nation au-dessus des autres, et, quand le commerce des peuples les eut instruits sur les qualités des pays étrangers, pour changer un pays ingrat contre un pays fertile.

Tout prince un peu ambitieux faisait des courses sur les terres de ses voisins, et s’étendait jusqu’à ce qu’il trouvât quelqu’un capable de lui résister ; alors on combattait ; le vainqueur augmentait sa puissance de celle du vaincu, et s’en servait pour de nouvelles conquêtes.

De là toutes ces inondations de barbares qui ont souvent ravagé la terre ; ces flux et reflux qui font toute leur histoire.

De là ces noms divers qu’ont portés successivement les peuples des mêmes pays, et dont la variété confond les recherches des savants. Le nom de la nation dominante devenait général pour toutes les autres, qui conservaient cependant leur nom particulier. Tels ont été les Mèdes, les Perses, les Celtes, les Teutons, les Cimbres, les Suèves, les Germains, les Allemands, les Scythes, les Gètes, les Huns, les Turcs, les Tartares, les Mogols, les Mantchous, les Kalmoucks, les Arabes, les Bédouins, les Berebères, etc.

Toutes les conquêtes n’ont pas été également étendues ; ce qui n’a pas arrêté cent mille hommes en a arrêté dix mille : ainsi il y a eu un bien plus grand nombre de petites conquêtes renfermées dans les pays coupés. Les révolutions ont dû y être beaucoup plus fréquentes, les nations ont dû y être plus mêlées. Les fleuves, et encore plus les chaînes de montagnes et la mer, ont formé des barrières impénétrables pour un grand nombre de ces Attila manques. Ainsi, entre des chaînes de montagnes, des fleuves, des mers, les petits peuples dispersés se sont réunis, fondus ensemble par des révolutions multipliées. Leurs langues, leurs mœurs ont formé par un mélange intime comme une couleur uniforme.

Au delà de ces premières barrières naturelles, les conquêtes ont été plus vastes et le mélange moins fréquent.

Des coutumes et des dialectes particuliers forment diverses nations. Tout obstacle qui diminue la communication, et par conséquent la distance qui est un de ces obstacles, fortifie les nuances qui séparent les nations ; mais en général les peuples d’un continent se sont mêlés ensemble, du moins médiatement : les Gaulois avec les Germains, ceux-ci avec les Sarmates, et ainsi jusqu’aux extrémités que de grandes mers ne séparent point. De là ces coutumes et ces mots communs à des peuples fort éloignés et fort différents, il semble que, m’imaginant comme des bandes colorées qui traversent en tout sens toutes les nations d’un continent, je vois les langues, les mœurs, les figures mêmes, former une suite de dégradations sensibles ; chaque nation est la nuance entre les nations ses voisines. Tantôt toutes les nations se mêlent, tantôt l’une porte à l’autre ce qu’elle a elle-même reçu. Mais presque toutes ces révolutions sont ignorées ; elles ne laissent pas plus de traces que les tempêtes sur la mer. Ce n’est que quand elles ont embrassé dans leur cours des peuples policés, que la mémoire s’en est conservée.

Les peuples pasteurs qui se sont trouvés dans des pays fertiles ont sans doute passé les premiers à l’état de laboureurs. Les peuples chasseurs, qui sont privés du secours des bestiaux pour engraisser les terres et pour faciliter les travaux, n’ont pu arriver sitôt au labourage. S’ils cultivent quelque terrain, c’est en petite quantité ; quand il est épuisé, ils portent leur habitation ailleurs ; et s’ils peuvent quitter la vie errante, ce n’est que par des progrès infiniment lents.

Les laboureurs ne sont pas naturellement conquérants, le travail de la terre les occupe trop ; mais, plus riches que les autres peuples, ils ont été obligés de se défendre contre la violence. De plus, la terre nourrit chez eux bien plus d’hommes qu’il n’en faut pour la cultiver. De là des gens oisifs ; delà les villes, le commerce, tous les arts d’utilité et de simple agrément ; de là les progrès plus rapides en tout genre, car tout suit la marche générale de l’esprit ; de là une habileté plus grande dans la guerre que celle des barbares ; de là la séparation des professions, l’inégalité des hommes ; l’esclavage rendu domestique, l’asservissement du sexe le plus faible (toujours lié avec la barbarie augmentant leur dureté en raison de l’augmentation des richesses. Mais en même temps naît une étude plus approfondie du gouvernement.

Les habitants des villes, plus habiles que ceux de la campagne, les assujettirent plus ; ou plutôt un village qui, par sa situation, devenait le centre où les environs se rassemblaient pour la commodité du commerce, plus riche en habitants, devint conquérant, et ne laissant dans les autres que ceux qui étaient nécessaires à la culture des terres, attira chez lui, ou par la voie de l’esclavage, ou par l’attrait du gouvernement et du commerce, les habitants plus considérables. Le mélange, l’union des parties du gouvernement, devint plus intime, plus stable. Dans le loisir des villes, les passions se développèrent avec le génie.

L’ambition prit des forces, la politique lui prêta des vues, les progrès de l’esprit les étendirent : de là mille formes de gouvernement. Les premières furent nécessairement l’ouvrage de la guerre, et supposèrent par conséquent le gouvernement d’un seul. Il ne faut pas croire que les hommes se soient jamais volontairement donné un maître ; mais ils ont souvent consenti à reconnaître un chef. Et les ambitieux eux-mêmes, en formant les grandes nations, ont contribué aux vues de la Providence, au progrès des lumières, et par suite à l’accroissement de bonheur du genre humain qui ne les occupait pas du tout. Leurs passions, leurs fureurs mêmes, les ont conduits sans qu’ils sussent où ils allaient. Je crois voir une armée immense dont un vaste génie dirige tous les mouvements. À la vue des signaux militaires, au bruit tumultueux des trompettes et des tambours, les escadrons entiers s’ébranlent, les chevaux mêmes sont remplis d’un feu qui n’a aucun but, chaque partie fait sa route à travers les obstacles sans connaître ce qui peut en résulter, le chef seul voit l’effet de tant de marches combinées : ainsi les passions ont multiplié les idées, étendu les connaissances, perfectionné les esprits au défaut de la raison dont le jour n’était pas venu, et qui aurait été moins puissante si elle eût régné plus tôt.

Celle-ci, qui est la justice même, n’aurait enlevé à personne ce qui lui appartenait, aurait banni à jamais la guerre et les usurpations, aurait laissé les hommes divisés en une foule de nations séparées les unes des autres, parlant des langues diverses. — Borné par conséquent dans ses idées, incapable des progrès en tout genre d’esprit, de sciences, d’arts, de police, qui naissent de la réunion des génies rassemblés de différentes provinces, le genre humain serait resté à jamais dans la médiocrité. La raison et la justice, mieux écoutées, auraient tout fixé, comme cela est à peu près arrivé à la Chine. Mais ce qui n’est jamais parfait ne doit jamais être entièrement fixé. Les passions tumultueuses, dangereuses, sont devenues un principe d’action, et par conséquent de progrès ; tout ce qui tire les hommes de leur état, tout ce qui met sous leurs yeux des scènes variées, étend leurs idées, les éclaire, les anime, et à la longue les conduit au bon et au vrai, où ils sont entraînés par leur pente naturelle : tel le froment qu’on secoue dans un van à plusieurs reprises, et qui par son propre poids retombe toujours purifié de plus en plus des pailles légères qui le gâtaient.

Il est des passions douces qui sont toujours nécessaires, et qui se développent d’autant plus que l’humanité est perfectionnée ; il en est d’autres violentes et terribles, comme la haine, la vengeance, qui sont plus développées dans les temps de barbarie ; elles sont naturelles aussi, par conséquent nécessaires aussi. Leurs explosions ramènent aux passions douces et les améliorent. C’est ainsi que la fermentation véhémente est indispensable à la confection des bons vins.

Les hommes, instruits par l’expérience, deviennent plus et mieux humains. Aussi paraît-il que dans ces derniers temps la générosité, les vertus, les affections douces s’étendant toujours, du moins en Europe, diminuent l’empire de la vengeance et des haines nationales. Mais, avant que les lois eussent formé les mœurs, ces passions odieuses étaient cependant nécessaires à la défense des individus et des peuples. Ce sont, si j’ose ainsi parler, les lisières avec lesquelles la nature et son auteur ont conduit l’enfance du genre humain.

L’homme est encore barbare en Amérique, et dans les premiers temps du reste du monde il a presque toujours été cruel pour les étrangers. Cet aveuglement partial envers sa patrie, jusqu’à ce que le christianisme et depuis la philosophie lui aient appris à aimer tous les hommes, ressemble à l’état de ces animaux qui pendant l’hiver sont hérissés d’un poil épais et hideux qui doit tomber au printemps ; ou si l’on veut, ses premières passions sont comme les premières feuilles qui enveloppent et cachent la tige nouvelle d’une plante, puisse flétrissent à la naissance d’autres enveloppes, jusqu’à ce que par des accroissements successifs cette tige paraisse et se couronne de fleurs et de fruits. Cette théorie n’est point injurieuse à la Providence. Les crimes qui furent commis ont été les crimes de l’homme. Ceux qui se les permirent n’ont pas été heureux ; car nul bonheur dans les passions coupables. Ceux qui pour y résister déployèrent du courage et de la vertu, ont eu une première récompense dans les sentiments de cette vertu courageuse. La lutte des uns et des autres a augmenté les lumières et les talents de tous, et donné a la connaissance de ce qui est bien un caractère de certitude, qui de jour en jour parle plus fortement aux consciences, et un charme qui finira par maîtriser tous les cœurs. L’univers ainsi envisagé en grand, dans tout l’enchaînement, dans toute l’étendue de ses progrès, est le spectacle le plus glorieux à la sagesse qui y préside.

Ce n’est que par les bouleversements et les ravages que les nations se sont étendues, que la police, les gouvernements se sont perfectionnés à la longue ; comme dans ces forêts de l’Amérique, aussi anciennes que le monde, où de siècle en siècle les chênes se sont succédé les uns aux autres, où de siècle en siècle les chênes tombant en poussière ont enrichi le sol de tous les sucs féconds que l’air et les pluies leur ont fournis, où les débris des uns, devenant pour la terre qui les avait produits un nouveau principe de fécondité, ont servi à la production de nouveaux rejetons plus forts encore et plus vigoureux. Ainsi, par toute la surface de la terre les gouvernements ont succédé aux gouvernements, les empires se sont élevés sur la ruine des empires, leurs débris dispersés se sont rassemblés de nouveau ; les progrès de la raison sous les premiers gouvernements, débarrassés de la contrainte des lois imparfaites qu’imposait le pouvoir absolu, ont eu plus de part à la constitution des seconds. Des conquêtes multipliées étendaient les États ; l’impuissance d’une législation barbare et d’une police bornée les forçait à se diviser. Ici, les peuples fatigués de l’anarchie se sont jetés dans les bras du despotisme ; ailleurs, la tyrannie poussée à l’excès a produit la liberté. Aucune mutation ne s’est faite qui n’ait amené quelque avantage ; car aucune ne s’est faite sans produire de l’expérience, et sans étendre ou améliorer, ou préparer l’instruction. Ce n’est qu’après des siècles et par des révolutions sanglantes que le despotisme a enfin appris à se modérer lui-même, et la liberté à se régler ; que la fortune des États est enfin devenue moins chancelante et plus durable. Et c’est ainsi que, par des alternatives d’agitation et de calme, de biens et de maux, la masse totale du genre humain a marché sans cesse vers sa perfection.

Dans les premières querelles des nations, un homme supérieur en force, en valeur ou en prudence, détermina, puis força ceux même qu’il défendait à lui obéir.

Cette supériorité seule suffit pour donner un chef aux hommes rassemblés. Il n’est pas exactement vrai que l’ambition soit l’unique source de l’autorité. Les peuples sont portés à se choisir un chef ; mais ils l’ont toujours voulu raisonnable et juste, non pas insensé et arbitraire.

Chez les nations peu nombreuses, il est impossible que l’autorité despotique soit affermie ; l’empire du chef n’y saurait être appuyé que sur le consentement des peuples, ou sur une vénération soit personnelle, soit relative à une famille : la personnelle se perd par l’abus du pouvoir ; et cet abus encore, quand la vénération est pour une famille, motive des révolutions de trône au profil d’un autre membre de la famille qui cherche à satisfaire davantage l’opinion.

Chez les petites nations, tout l’État est sous les yeux de chaque particulier. Chacun partage immédiatement les avantages de la société, et ne peut trouver de plus grand intérêt à l’opprimer pour le compte d’un autre. Il n’y a pas assez de richesses arbitrairement applicables pour soudoyer des prévaricateurs. Il n’y a pas de populace : une sorte d’égalité règne. Les rois n’y pourraient pas vivre séparés de leurs sujets ; leur peuple est nécessairement leur seule garde et leur seule cour. Ils l’aiment mieux, et, quand ils sont sages, ils en sont plus aimés. S’ils ne sont pas sages, les représentations leur arrivent promptement ; la résistance pourrait suivre. Le rassemblement est facile. Le moyen et l’art de faire obéir le plus grand nombre malgré lui par le plus petit, ne peuvent exister. Cinq cent mille hommes peuvent en asservir cinquante millions ; mais deux cents hommes n’en asserviront jamais vingt mille, quoique ce soit la même proportion. — Voilà pourquoi le despotisme n’a jamais régné chez les peuples séparés en petites nations, Sauvages, Tartares, Celtes, Arabes, etc., à moins qu’une persuasion superstitieuse n’ait aveuglé les esprits, comme chez les sujets du Vieux de la Montagne. — Voilà pourquoi aussi la monarchie même, qui a été partout le premier des gouvernements, attendu qu’il est plus aisé de commander aux hommes que de les engager à s’accorder, et parce que l’autorité militaire, toujours réunie sur une seule tête, a dû rendre naturelle et souvent nécessaire une pareille réunion de la puissance civile, a été au bout d’un certain temps remplacée par la république dans presque toutes les villes réduites à leur territoire adjacent, ou à des colonies éloignées. L’esprit d’égalité ne peut en être banni, parce que l’esprit de commerce y règne : l’industrie des hommes réunis ne manque jamais de le faire dominer dans les villes, quand leurs mœurs ne sont pas altérées, absorbées par l’impulsion générale d’un vaste État qui les embrasse toutes : soit par l’esprit du despotisme comme chez les Asiatiques ; soit, comme chez les anciens Francs, par l’esprit militaire d’une noblesse qui demeurait à la campagne, et qui avait puisé ses premières habitudes chez des nations errantes qui ne peuvent avoir de commerce. Or, l’esprit de commerce suppose une propriété des biens indépendante de toute autre force que celle des lois : il ne peut s’accoutumer aux avanies orientales.

Dans les États restreints à une seule ville, il était impossible que la royauté se soutînt longtemps. Ses moindres écarts y sont et y paraissent plus tyranniques ; et la tyrannie y a moins de puissance, y trouve une résistance plus énergique. — La royauté y a plus aisément dégénéré. — Les passions de l’homme y ont été plus confondues avec celles du prince. La fortune ou la femme d’un particulier ont pu tenter lui ou les siens. Moins élevé au-dessus de ses sujets, leurs outrages lui ont été plus sensibles, il a été plus susceptible de courroux. — Dans l’enfance de la raison humaine, il est aisé à un prince de s’irriter contre les obstacles que les lois mettent à ses passions, et de ne pas voir que ces barrières entre lui et son peuple ne le défendent pas moins contre ses sujets que ses sujets contre lui. Mais, comme il n’est jamais le plus fort dans un petit État, l’abus du pouvoir qui a dû y être plus fréquent, y a été aussi moins défendu contre la révolte qui en est la suite. — De là les républiques, d’abord aristocratiques et plus tyranniques que la monarchie, parce que rien n’est si affreux que d’obéir à une multitude qui sait toujours ériger ses passions en vertus ; plus durables en même temps, parce que le peuple y est plus avili. — Les puissants et les faibles se réunissent contre un tyran ; mais un sénat aristocratique, surtout s’il est héréditaire, n’a que la populace à combattre. Malgré cela, les républiques bornées à l’étendue d’une ville, tendent naturellement à la démocratie, qui a aussi ses graves inconvénients.

Il n’y a que les colonies et les conquêtes qui aient pu étendre le domaine d’une ville. Les colonies n’ont pu se faire au voisinage d’une ville que dans les premiers temps. Bientôt les terrains qui l’environnaient se sont trouvés occupés ; les colonies furent alors envoyées au loin, et ne restèrent par conséquent liées à la métropole qu’autant qu’elles ne furent pas assez solidement établies pour se passer d’elle, comme ces provins qui restent attachés au tronc jusqu’à ce qu’ils soient fortifiés suffisamment, et qui alors en sont détachés par le moindre accident ; ou comme les fruits qui tiennent à l’arbre jusqu’à leur maturité, par laquelle ils tombent, germent en terre et produisent des arbres nouveaux. Cependant une métaphore assez naturelle fit exprimer les relations de la métropole à la colonie par les noms de mère et de fille ; les hommes, qui de tout temps ont été liés par leur propre langage, inférèrent de ces expressions des devoirs analogues, et l’exercice de ces devoirs fut longtemps maintenu par la seule force des mœurs, qui trouvent toujours des défenseurs dans les hommes qu’elles subjuguent, comme les lois dans l’autorité qui les maintient.

Il est rare que les villes fassent des conquêtes. Elles ne s’y adonnent que quand, pour ainsi dire, elles n’ont rien de mieux à faire. Et d’ailleurs il se trouve communément entre elles une espèce d’équilibre et de jalousie suffisante pour former des ligues contre celle qui s’élèverait trop.

L’amour de la patrie, dans les républiques surtout, rend presque impossible la destruction de la souveraineté d’une ville par des forces égales aux siennes.

Enfin rarement une ville est conquérante, à moins d’une combinaison singulière de constitution intérieure et de circonstances extérieures qui ne s’est, je crois, jamais trouvée réunie que pour le peuple romain.

Mais quand les villes obéissaient encore à des rois, il fut plus aisé de faire des conquêtes. Un roi belliqueux donnait à sa ville une très-grande supériorité, il put faire quelques conquêtes et réunir plusieurs villes sous sa domination ; plus elle devenait étendue, plus son autorité s’affermissait, plus il pouvait accabler une partie par les autres. L’autorité du prince en devenait le seul centre, et quel que pût être ou paraître l’intérêt des particuliers à secouer le joug, on ne pouvait les réunir que par une longue suite d’intrigues secrètes ; mais le roi était assez puissant pour que la crainte ou l’espérance engageassent ordinairement quelque complice à trahir un tel secret.

Souvent une ambition peu raisonnée poussa les premiers conquérants à s’étendre au loin, et dans l’impossibilité, faute de troupes, ou par leur trop grande distance, de conserver leurs conquêtes, ils se contentèrent d’imposer des tributs qu’on ne payait que tant qu’on était le plus faible.

De là des guerres perpétuellement renaissantes, et une variété continuelle de succès, de pertes, de nations dominantes successivement, suivant que le hasard leur donnait des rois conquérants.

Les États des princes qui régnaient sur des peuples laboureurs et policés jusqu’à un certain point, ont dû se trouver, par l’inégalité des progrès de leurs voisins, entourés de peuples barbares. Quand ils étaient dans leur vigueur, ils se sont étendus en faisant des conquêtes, en portant des colonies chez ceux-ci, en les poliçant peu à peu ; quand ces mêmes États sont retombés dans la faiblesse, les barbares les ont attaqués à leur tour avec avantage ; l’envie de dominer sur un pays riche piqua l’ambition des chefs et l’avarice d’un peuple féroce.

Ces torrents, ces migrations des peuples qui parmi les barbares se succèdent sans laisser de traces, ont quelquefois embrassé dans leur cours des peuples déjà policés, et ce n’est que de cette manière que la mémoire a pu en venir jusqu’à nous. Alors le peuple barbare adopta la police du vaincu, par l’influence que les lumières et la raison sont toujours sûres de prendre sur la force, quand la conquête n’a pas été l’extermination. — Les barbares, devenus policés, poliçaient leur premier séjour. Les deux peuples n’en formaient qu’un : c’était un empire plus étendu sous un seul chef.

Les peuples policés, plus riches, plus tranquilles, plus accoutumés à une vie molle, au moins sédentaire, surtout dans les pays fertiles qui furent les premiers cultivés, perdent bientôt la vigueur qui lésa rendus conquérants, quand une discipline savante n’oppose point une barrière à la mollesse. — Les conquérants alors font place à de nouveaux barbares, les empires s’étendent, ils ont leur âge de vigueur et leur décadence ; mais leur chute même aide à perfectionner les arts et améliore les lois. — Ainsi se succédèrent les Chaldéens, les Assyriens, les Mèdes, les Perses, et la domination de ceux-ci fut la plus vaste.

Voilà comme le royaume de Lydie, ayant acquis quelque supériorité, engloutit tous les petits royaumes de l’Asie Mineure adoucis par les mœurs grecques ; puis, semblable à ces fleuves qui, enrichis du tribut de mille autres, vont se perdre dans la mer, fut à son tour envahi par Cyrus, apparaissant avec une nation nouvelle. Cette nation, d’abord barbare, ne conserva sous les successeurs du conquérant que l’orgueil et l’ambition. La mollesse des vaincus passa bientôt aux vainqueurs. La discipline, qui seule peut contrebalancer la force, et par laquelle la raison des peuples éclairés supplée à l’impétuosité des barbares, n’était connue que des Grecs. Toute la masse de la puissance des Perses vint échouer contre la Grèce, qui s’était formée et instruite dans les guerres intestines.

Son pays, coupé d’îles et de montagnes, ne pouvait être sujet aux mêmes vicissitudes. Il était difficile que dans les premiers temps il s’y formât de grands empires. Une foule de petits États, presque toujours en guerre, y conserva l’esprit militaire, et y augmenta l’habileté des manœuvres, la perfection des armes, l’intrépidité dans les combats. La police s’étendait aussi par le moyen du commerce. En général, ce sont les peuples des montagnes et des pays froids ou stériles qui ont conquis les plaines et qui ont formé des empires, ou leur ont résisté. Ils sont plus pauvres, plus robustes, plus inaccessibles ; ils ont pu choisir leur temps pour attaquer, et leurs positions pour se défendre. Et quand ils voulurent être conquérants, ils y avaient plus d’intérêt, ils y trouvèrent plus de facilité.

Les grands empires formés, comme nous venons de le dire, par des barbares, furent despotiques. Le despotisme est facile. Faire ce qu’on veut, c’est un code qu’un roi apprend très-vite ; il faut de l’art pour persuader, il n’en faut point pour commander. Si le despotisme ne révoltait pas ceux qui en sont les victimes, il ne serait jamais banni de la terre. Un père veut être despote avec ses enfants, un maître avec ses domestiques. La probité ne garantit pas un prince de ce poison ; il veut le bien, et il se fait une vertu de vouloir que tout lui obéisse. Plus un État est grand, plus le despotisme est aisé, et plus on aurait de peine à y établir un gouvernement modéré. Il faudrait pour cela un ordre constant dans toutes les parties de l’État ; il faudrait fixer la situation de chaque province, de chaque ville, lui laisser avec son gouvernement municipal toute la liberté dont elle ne saurait abuser. Que de ressorts à combiner, à mettre en équilibre, et quelle difficulté pour qui ne se doute pas que cela soit nécessaire ! Une conquête faite par des barbares, qui est l’ouvrage de la force, et accompagnée de ravages, met dans l’État un désordre qui demanderait, pour être réparé, le génie le plus vaste, la main la plus adroite, la vertu la plus douce et la plus énergique, le cœur le plus pur et le plus élevé.

Dans l’impossibilité de répondre à tout, on n’imagina rien de mieux que d’établir des gouverneurs aussi despotiques sur le peuple qu’esclaves du prince. Il était plus court de s’adresser à eux pour lever les impôts, et pour contenir les peuples, que d’en régler soi-même la manière.

Le prince oublia le peuple. Le meilleur gouverneur fut celui qui donna le plus d’argent, et qui sut le mieux gagner les domestiques et les flatteurs habitués du palais. Les gouverneurs avaient des subalternes qui en agissaient de même. L’autorité despotique rendait les gouverneurs dangereux ; la cour les traita avec la plus grande rigueur : leur état dépendit du moindre caprice. On chercha des prétextes pour les dépouiller des trésors qu’ils avaient pillés ; et on ne soulagea point les peuples, car l’avarice est encore une qualité naturelle des rois barbares.

On n’a point connu les impôts dans l’origine comme une subvention aux besoins de l’État ; mais le prince demandait de l’argent, et on était forcé d’en donner. On lui fait des présents par tout l’Orient : les rois n’y sont que des particuliers puissants et avides.

Tous les pouvoirs furent ainsi réunis dans une seule personne, qui n’eut pas même l’adresse d’en diviser la partie qu’elle ne pouvait exercer. Les princes, les gouverneurs, les subalternes furent autant de tyrans subordonnés, qui ne pesèrent les uns sur les autres que pour accabler le peuple avec toutes leurs forces réunies.

Les princes despotiques n’ayant point trouvé de lois, n’ont guère songé à en faire. Ils jugeaient eux-mêmes : en général, quand la puissance qui fait les lois et celle qui les applique sont identifiées, les lois sont inutiles. Les peines restent arbitraires, ordinairement cruelles de la part des princes, et pécuniaires quand elles sont imposées par les subalternes qui en profitent. À l’égard de la disposition civile des héritages, la coutume ou la volonté des pères en décidait.

On voit aussi par là qu’un gouvernement despotique, qui vient après des lois et des mœurs établies, n’entraîne pas les mêmes inconvénients que ces premières conquêtes faites par des barbares.

Les Néron et les Caligula, si j’ose le dire, avaient plus de méchanceté qu’ils n’ont fait de mal. Par les maximes reçues dans l’État sous les premiers Césars, le peuple n’était point opprimé, les provinces jouissaient d’une grande tranquillité ; la justice distribuée était assez équitablement exercée. Les gouverneurs n’osaient se livrer à leur avidité : ils auraient été punis par les empereurs. La cour tenait entre le peuple et les grands la balance qu’elle doit tenir dans un gouvernement bien dirigé.

En général, les grands États les plus modérés sont ceux qui sont formés de la réunion de plusieurs petits États, surtout quand elle s’est faite lentement.

Le monarque n’a point au fond d’intérêt à se mêler des détails du gouvernement municipal dans les lieux où il n’est jamais présent : il est porté à le laisser tel qu’il est. Les princes ne peuvent aimer le despotisme qu’autour d’eux, parce que leurs passions (celles du moins qui sont les plus sujettes au caprice) ne sont relatives qu’à ce qui les environne ; ils ne sont pas plus hommes que d’autres. Voilà pourquoi le despotisme des empereurs romains fit moins de mal que celui des Turcs.

Celui-ci entre dans la constitution de leur gouvernement. Il infecte toutes les parties de l’État ; il en enchaîne tous les ressorts. Chaque pacha exerce sur les peuples qui lui sont soumis la même autorité que le grand seigneur a sur lui. Il est chargé seul, et il est responsable de tous les tributs. Il n’a d’autres revenus que ce qu’il tire du peuple au delà de ce qu’il est obligé de fournir au sultan ; et il est forcé de redoubler ses vexations pour subvenir aux présents sans nombre nécessaires pour le maintenir dans son poste. Il n’y a dans l’empire aucune loi pour régler la levée des deniers, aucune formalité dans l’administration de la justice. Tout se fait militairement. Le peuple ne trouve point de protecteurs à la cour contre les abus de pouvoir des grands dont la cour partage les fruits.

Quand c’est le conquérant qui a lui-même institué des gouverneurs dans les provinces, son ignorance a dû le porter à prendre son gouvernement pour modèle ; et par conséquent à établir un despotisme de détail, qui devient alors comme un grand arbre dont les branches s’étendent au loin sur tout l’empire, et étouffent toutes les productions de la terre qu’elles couvrent de leur ombre.

Lorsque le gouvernement militaire est le seul lien de l’État, et ne forme une nation qu’en l’asservissant à un prince, ce gouvernement est despotique dans son principe, et s’il n’est pas tempéré par les mœurs, il l’est encore dans la pratique. La discipline militaire suppose nécessairement le despotisme et la rigueur. Mais il ne faut pas confondre les nations régies par le gouvernement militaire avec les nations toutes composées de guerriers comme les barbares, Germains et autres. Bien loin de là : leur gouvernement fait naître la liberté. La guerre n’y est point un métier exclusif qui ait besoin d’être étudié, et qui donne à ceux qui l’exercent une supériorité de forces sur le reste de la société. Une telle nation garde ses droits. Un prince peut asservir son peuple par ses soldats, parce que le peuple est le plus faible. Mais comment asservir un peuple de soldats ? Ce n’est pas le courage ni l’esprit militaire qui éteignent l’esprit de liberté : tout au contraire.

Les royaumes d’Europe conquis par les barbares du Nord ont donc été préservés du despotisme, parce que ces barbares étaient libres avant la conquête qui se faisait au nom du peuple, et non pas à celui du roi. Les mœurs romaines qui étaient établies, et la religion que les barbares embrassèrent, ont aussi contribué à les en garantir.

Les particuliers se dispersèrent dans le pays ; ils y partagèrent les avantages de la victoire et la puissance territoriale avec le prince.

Il n’en fut pas de même en Asie, où les peuples conquis se trouvaient d’avance accoutumés au despotisme, parce que les premières conquêtes, antérieures au temps où les mœurs auraient pu se former, avaient été vastes et rapides.

Le despotisme enfante les révolutions ; mais on ne fait que changer de tyrans, parce que dans les grands États despotiques, la force des rois n’est établie que par le moyen de leurs troupes, et leur sûreté par le moyen de leurs gardes. Le peuple n’y est point assez fort ni assez uni pour arrêter une telle puissance militaire qui substitue un roi à un autre, sûre d’être l’instrument de la tyrannie du successeur comme elle l’était de celle du prédécesseur.

On sent que tous les effets de ces principes doivent varier à l’infini, selon leur mélange avec les idées de religion reçues et, comme nous l’avons remarqué, avec la vénération pour une certaine famille, parce que l’habitude, sans autre puissance, domine sur les hommes. Il serait aussi aisé aux janissaires, s’ils le voulaient, de choisir un sultan dans la populace que dans la famille ottomane ; mais tel est le respect qu’on leur imprime dès l’enfance pour cette famille, qu’ils ne le voudraient pas.

Ce pouvoir de l’éducation est un des grands principes de la durée des gouvernements, au point de les soutenir quand toutes les forces de l’empire sont affaiblies, et d’en cacher la décadence : de sorte qu’au moindre mouvement on est surpris de voir l’État s’écrouler comme ces arbres qui paraissent sains, parce que leur écorce est entière, tandis que tout le bois en est réduit en poudre, et n’oppose plus aucune résistance au vent. Or, dans les États despotiques, l’éducation est toute employée à briser les courages. La crainte et le respect s’emparent de l’imagination. Le souverain, environné d’une obscurité formidable, semble gouverner du sein d’un nuage orageux, dont les éclairs éblouissent et les tonnerres inspirent la terreur.

J’ajoute que dans ces vastes États despotiques il s’introduit aussi un despotisme qui s’étend sur les mœurs civiles, qui engourdit encore davantage les esprits ; qui prive la société de la plus grande partie de ses ressources et de ses douceurs, de la coopération des femmes à l’administration de la famille ; qui, en interdisant le commerce des deux sexes, ramène tout à l’uniformité, et met les membres de l’État dans un repos léthargique qui s’oppose à tout changement, par conséquent à tout progrès.

En conduisant tout par la force (comme il faut nécessairement le faire dans une société où une foule d’esclaves et de femmes est dans chaque maison riche, comme dans l’État, immolée à un seul maître), on éteint le feu de l’esprit, on le resserre dans les entraves d’une législation barbare. Le despotisme perpétue l’ignorance, et l’ignorance perpétue le despotisme. Il y a plus, cette autorité despotique devient usage, et l’usage confirme les abus. Le despotisme est comme une masse énorme qui, pesant sur des piliers de bois, affaiblit leur résistance et les affaisse ou les enfonce de jour en jour.

Je parlerai donc de l’esclavage, de la polygamie, de la mollesse qui en sont la suite ; et je vais considérer sur cet article les causes des mœurs différentes parmi les hommes.

L’asservissement des femmes aux hommes est fondé par toute la terre sur l’inégalité des forces corporelles. Mais, comme il naît un peu plus d’hommes que de femmes, partout où l’égalité a régné, la monogamie a été naturelle ; elle l’est par conséquent chez tous les peuples peu nombreux, pasteurs, chasseurs, laboureurs ; elle l’est chez les peuples divisés en petites sociétés où les États sont renfermés dans l’enceinte des villes comme en Grèce, et dans les républiques démocratiques surtout ; elle l’est chez les peuples pauvres, et chez tous les particuliers peu riches dans les pays même où la polygamie est le plus en vogue ; elle l’est même dans les empires dont les mœurs datent du temps où les peuples étaient encore gouvernés en république, comme l’empire romain et celui des successeurs d’Alexandre, qui, bien que despotiques, n’ont point connu la polygamie.

Cependant les barbares, qui mettent peu de délicatesse en amour, ont tous été portés à la pluralité des femmes. Tacite rapporte que les chefs des Germains en avaient quelquefois trois ou quatre ; mais chez un peuple errant et pauvre, le mal ne saurait être contagieux. C’est donc avec les richesses et l’étendue des empires que la polygamie s’est établie ; elle s’est étendue avec l’esclavage.

Les premiers hommes furent cruels dans leurs guerres ; ils n’ont appris la modération qu’à la longue. Les peuples chasseurs massacrent leurs prisonniers ; ou quand ils ne les tuent pas, ils les incorporent dans leur nation. Une mère qui a perdu son fils, choisit un prisonnier qui lui sert de fils ; elle l’aime parce qu’il lui est utile. Les anciens chez qui les enfants étaient une richesse, qui en recevaient des services, étaient portés à l’adoption des enfants. Peu ou point d’esclaves donc chez les peuples chasseurs ou primitifs.

Les pasteurs commencèrent à connaître l’esclavage. Ceux qui conquèrent des troupeaux sont obligés, pour pouvoir vaquer à de nouvelles expéditions, de conserver ceux qui les gardaient.

Les laboureurs portèrent l’esclavage plus loin. Ils eurent, pour employer les esclaves, des services plus variés, des travaux plus fatigants, et à mesure que les mœurs des maîtres se policèrent, l’esclavage devint plus dur et plus avilissant, parce que l’inégalité fut plus grande. Les riches cessèrent de travailler, les esclaves devinrent un luxe et une marchandise, des parents même ont vendu leurs enfants. Mais le plus grand nombre des esclaves fut toujours de ceux qui étaient pris en guerre, ou qui naissaient de parents esclaves.

On les occupa dans la maison à tous les offices les plus bas. Ils n’eurent ni biens ni honneur en propre, ils furent dépouillés des premiers droits de l’humanité. Les lois donnaient sur eux une autorité sans bornes, et cela est tout simple, c’étaient leurs maîtres qui faisaient les lois ; et ces maîtres croyaient assurer l’oppression par l’oppression. Dans les États despotiques, les princes eurent une foule d’esclaves ; ainsi firent les gouverneurs et les riches mêmes. La vaste étendue des États porta l’inégalité des fortunes au plus haut point. Les capitales devinrent comme des gouffres où, de toutes les parties de l’empire, les riches se rassemblèrent avec la multitude de leurs esclaves.

Les femmes esclaves appartinrent aux plaisirs du maître. On le voit dans les mœurs des anciens patriarches, car (et c’est encore un point de jurisprudence antique) le crime d’adultère n’était point réciproque comme parmi nous. Le mari seul se croyait outragé ; c’est une suite de la grande inégalité entre les deux sexes qu’amène la barbarie. Les femmes n’ont jamais eu de droits dans le mariage chez les anciens peuples. Ce n’est que la pauvreté qui a empêché la polygamie de s’établir partout.

Quand dans la suite les mœurs et les lois d’une nation furent fixées, le mélange des familles rendit aux femmes des droits dont elles n’avaient pas joui lors des premiers temps, parce qu’elles employèrent, dans les républiques surtout, le pouvoir de leurs frères contre la tyrannie de leurs maris.

Dans ces républiques, où tout le monde était égal, les parents d’une fille n’auraient point consenti à se priver pour jamais de sa vue. La polygamie et la clôture des femmes n’ont jamais pu s’y établir. — Mais, dans les premiers empires dont nous parlons, peuplés d’une multitude d’esclaves, lorsque les femmes n’avaient aucuns droits, et que les maris en avaient sur leurs esclaves, la pluralité des femmes devint un usage aussi général que le permirent les bornes des fortunes particulières. La jalousie est une suite nécessaire de l’amour : elle inspire sagement aux époux un esprit de propriété mutuelle qui assure le sort des enfants. Cette dernière passion, et plus encore le préjugé de déshonneur qu’on avait attaché à l’infidélité des femmes, s’accrurent avec la polygamie.

L’impossibilité de soumettre les femmes à cette loi de la fidélité, quand ni le cœur ni leurs sens ne pouvaient être satisfaits, fit imaginer de les faire renfermer. Les princes, et ensuite ceux qui furent assez riches, se firent des sérails.

La jalousie fit mutiler des hommes pour garder les femmes. De là, dans les mœurs, une mollesse qui ne les adoucit pas, et qui les rendit au contraire plus cruelles.

Les princes étant renfermés avec leurs femmes et leurs esclaves, leurs sujets, qu’ils ne voyaient jamais, furent à peine des hommes pour eux. Leur politique fut toujours la politique des barbares. Elle fut simple, parce qu’ils étaient ignorants et paresseux ; et cruelle, parce qu’il faut moins de temps pour couper un arbre que pour en cueillir les fruits, et parce que l’art de rendre les hommes heureux est de tous les arts le plus difficile, celui qui renferme le plus d’éléments à combiner.

Cette même mollesse se répandit dans tout l’État. De là cet affaiblissement subit des monarchies de l’Orient. Celles des Chaldéens, des Assyriens, des Mèdes et des Perses, ne survécurent guère aux premiers conquérants qui les avaient fondées. Il semble qu’elles n’aient subsisté quelque temps qu’en attendant un ennemi pour les détruire. Si quelquefois ces monarchies ont écrasé par le nombre de leurs soldats des nations faibles, elles ont échoué devant toute résistance courageuse, et dès que la Grèce a été réunie, elle a renversé presque sans effort ce colosse immense.

Il n’y a qu’une ressource contre cet abâtardissement général d’une nation, une milice entretenue dans une discipline guerrière, telle que les janissaires turcs ou les mameloucks d’Égypte ; mais cette milice devient souvent terrible à ses maîtres.

Je dois remarquer une chose, c’est que ces inconvénients du despotisme et de la pluralité des femmes n’ont jamais été poussés aussi loin que sous le mahométisme. Cette religion, qui ne permet d’autres lois que celles de la religion même, oppose le mur de la superstition à la marche naturelle du perfectionnement. Elle a consolidé la barbarie en consacrant celle qui existait lorsqu’elle a paru, et qu’elle avait adoptée par préjugé de nation. On ne trouve, ni dans l’histoire des anciennes monarchies, ni dans les mœurs de la Chine et du Japon, ces excès d’abaissement des peuples mahométans.

Le despotisme, l’uniformité, et par conséquent l’imperfection des mœurs, des lois, et du gouvernement, se sont conservés dans l’Asie, et partout où les grands empires ont été formés de bonne heure ; et je ne doute pas que les vastes plaines de la Mésopotamie n’y aient contribué. — Quand il s’est depuis étendu avec le mahométisme, ce n’a été en quelque sorte que par un transport de mœurs d’un pays à l’autre.

Les peuples qui en ont été préservés sont ceux qui sont restés pasteurs ou chasseurs, ceux qui ont formé de petites sociétés, et les républiques. C’est parmi ces peuples que les révolutions ont été utiles ; que les nations y ont participé, et par conséquent en ont profité ; que la tyrannie n’a pu s’affermir assez pour asservir les esprits ; que la multitude de législations particulières et celle des révolutions qui indiquaient les fautes des fondateurs des États, et enfin que la chute et le renouvellement de l’autorité souveraine, qui ramenaient les lois à l’examen, ont perfectionné à la longue la législation et le gouvernement. C’est là que l’égalité s’est conservée, que l’esprit, le courage ont pris de l’activité, et que l’esprit humain a fait des progrès rapides. C’est là que les mœurs et les lois ont à la longue appris à se diriger vers le plus grand bonheur des peuples.

Après ce coup d’œil sur le progrès des gouvernements et de leur morale, est bon de suivre les progrès de l’esprit humain dans toutes ses révolutions.


Plan du second discours sur l’histoire universelle, dont l’objet sera les progrès
de l’esprit humain.

Partons de ce chaos où l’âme ne connaît que ses sensations, où des sons plus ou moins forts, plus ou moins aigus, où la température et la résistance des objets environnants, où un tableau de figures bizarres diversement colorées, venant assaillir l’âme de toutes parts, la jettent dans une espèce d’ivresse qui est pourtant le germe de la raison.

La manière dont les idées commencent à y devenir un peu distinctes, et à y influer sur nos volontés, dépend d’une sorte de mécanique spirituelle commune à tous les hommes : elle peut être l’ouvrage de peu d’instants ; du moins l’exemple des animaux qui savent trouver leur nourriture, et, ce qui semble plus difficile, qui savent la chercher peu après leur naissance, paraît le prouver.

Quoique appartenant à l’histoire de la nature, plutôt qu’à celle des faits, cette époque doit être considérée avec attention, puisque les premiers pas en tout genre décident de la direction de la route.

C’est le mouvement qui débrouilla ce chaos ; c’est lui qui donna aux hommes les idées de distinctions et celle d’unité. On n’aurait jamais pensé, sans lui, à réfléchir sur la différence des couleurs ; on se serait contenté de la sentir. Mais l’ordre des parties de ce tableau présenté à l’âme, change souvent le tableau même. L’âme apprit à observer ces variations dans leurs cours. Durant les premières expériences de ces changements, on ne distingua point encore les parties qui conservaient entre elles la même situation relative, soit que le total parût se mouvoir, comme les animaux, soit qu’il parût fixé à la même place, comme un arbre. Ainsi, tant que les images présentes à nos sens ne furent que le résultat de chaque point coloré ou résistant dont elles sont composées, l’esprit ne les conçut, pour ainsi dire, qu’en bloc.

Les premières idées individuelles sont donc nécessairement collectives par rapport aux parties dont elles sont composées ; en aucun temps l’analyse des ouvrages des hommes n’a pu ni ne pourra être poussée au dernier degré ; il n’y a point, à proprement parler, d’idées simples ; elles se résolvent toutes en résultats de sensations dont les éléments et les causes diverses peuvent être analysés jusqu’à un point dont le terme nous est inconnu.

Mais l’analyse des premiers hommes n’était pas poussée fort loin. Les masses d’idées ne furent divisées qu’à mesure que la variété des phénomènes, et surtout des besoins, amenait l’expérience. Les besoins des hommes ne sont relatifs qu’à ces masses ; l’anatomie des fruits est inutile pour s’en nourrir, encore moins l’analyse des idées qui nous avertissent de leur présence. — Les idées sont un langage et de véritables signes par lesquels nous connaissons l’existence des objets extérieurs. Ce n’est point par raisonnement qu’on s’aperçoit des rapports qu’ils ont avec nous. La Providence, en nous inspirant des désirs, nous a sagement épargné une voie si longue. De là, les hommes ont nécessairement rapporté leurs sensations aux objets extérieurs qu’ils supposent existants. Où en serions-nous, s’il avait fallu qu’avant d’aller chercher leur nourriture, ils eussent, de leurs propres sensations regardées uniquement comme des affections de leur âme, conclu l’existence des objets hors d’eux-mêmes ?

On a donc commencé par donner des noms relatifs aux masses existantes. Les idées étant des signes de l’existence des objets extérieurs, ne les représentent point exactement ; de loin un chêne ressemble à un orme, et voilà l’idée d’un arbre, non que j’aie l’idée d’un arbre qui ne soit ni chêne ni orme, mais parce que j’ai une idée qui m’avertit de l’existence d’un arbre sans me dire si c’est l’un ou l’autre. C’est là l’origine de l’abstraction. L’idée est simple, sans doute, si on la considère en elle-même indépendamment de ses rapports, c’est-à-dire que c’est toujours une certaine figure, une certaine couleur ; mais cette figure, cette couleur, l’expérience nous apprend qu’elle est également le signe de l’existence d’un orme ou d’un chêne.

Il en est de même des signes du langage. La première fois ils ne désignèrent qu’un objet déterminé ; mais, en s’appliquant à plusieurs objets, ils devinrent généraux. Peu à peu on distingua différentes circonstances, et pour mettre plus de clarté dans le langage, on donna des noms aux modes ou manières d’être qui ne sont, par rapport à nos idées, que des rapports de distance, ou bien des rapports aux différentes sensations qu’excitent en nous les différents langages que les objets nous parlent, si j’ose m’exprimer ainsi.

Ainsi les idées des modes reçurent des noms après celles des substances, qui furent regardées comme l’idée principale, quoique les sens nous les procurassent en même temps. Ainsi, ce fut en tirant les signes du langage de leur trop grande généralité, que l’esprit se familiarisa peu à peu avec Jes idées les plus abstraites. On sent que les idées se multiplièrent à proportion que les langues se perfectionnaient. Les mots qui exprimaient l’affirmation, la négation, l’action déjuger, l’existence, la possession, devinrent le lien de tous nos raisonnements. L’habitude fit appliquer dans les cas semblables ces mêmes abstractions à toutes les racines des langues.

Peu à peu, en donnant ainsi des noms aux différents rapports des objets entre eux ou avec nous, on s’assura la possession de toutes ces idées, et les opérations de l’esprit en acquirent une très-grande facilité. Mais en même temps le labyrinthe des idées s’embarrassa de plus en plus ; il fut naturel de croire qu’à chaque mot répondait une idée, et cependant les mêmes mots sont rarement synonymes d’eux-mêmes ; ils présentent divers sens selon qu’on les applique : on se devine plus qu’on ne s’entend dans la conversation.

L’esprit, par un exercice presque machinal qui naît de la liaison des idées, saisit assez promptement le sens des mots déterminé par les circonstances. Quand on eut cru que les mots répondaient exactement à des idées, on fut fort étonné de voir qu’on ne pouvait convenir sur leur détermination précise ; on fut longtemps à soupçonner que cela venait de ce que les idées étaient différentes, suivant qu’on voulait tirer l’idée générale de différents cas particuliers ; on s’égara dans des définitions trompeuses qui n’embrassaient qu’une partie de l’objet, et chacun en donnait une différente de la même idée.

Les notions complexes des substances qui, parce qu’elles ont rapport à des objets réels, renferment nécessairement plus ou moins de parties, selon que l’objet est plus connu, furent regardées comme des tableaux des choses mêmes. Au lieu de chercher par quels degrés on avait rassemblé sous un nom général un certain nombre d’espèces, effet dont on aurait trouvé la raison dans des ressemblances générales, on rechercha cette essence commune que les noms exprimaient ; on imagina les genres, les espèces, les individus, et ces degrés métaphysiques dont la nature a causé tant de disputes aussi cruelles quelquefois dans leurs effets que frivoles dans leur objet.

Au lieu de regarder ces noms comme des signes relatifs à la manière dont nous apercevons l’échelle des êtres, que nous étendons suivant les ressemblances que nous découvrons, et que nous ne pouvons même étendre trop loin sans courir le risque de les confondre les uns avec les autres, on imagina des essences abstraites et incommunicables. — On est allé dans ces derniers temps jusqu’à en donner aussi aux notions des ouvrages de l’esprit humain, comme la comédie et la « tragédie. On a disputé sérieusement pour savoir si un poëme appartenait à tel ou tel genre, et rarement on s’est aperçu qu’on ne disputait que sur des mots.

L’erreur fut plus considérable encore à l’égard des signes par lesquels on exprimait les rapports des choses. Telles sont toutes les idées morales dont on a raisonné, comme si elles étaient des êtres existants indépendamment des choses qui ont ces rapports les unes aux autres.

L’homme reçoit ses diverses idées dans son enfance, ou plutôt les mots se gravent dans sa tête ; ils se lient d’abord avec des idées particulières ; peu à peu se forme cet assemblage confus d’idées et d’expressions dont on apprend l’usage par imitation. Le temps, par le progrès des langues, a multiplié à l’infini les idées ; et, quand l’homme a voulu se replier sur lui-même, il s’est trouvé dans un labyrinthe où il était entré les yeux bandés. Il ne peut plus retrouver la trace de ses pas ; cependant ses yeux s’ouvrent, il voit de tous côtés des routes dont il ignore la liaison. Il s’attache à quelques vérités dont il ne peut douter ; mais d’où lui vient cette certitude ? Il ne connaît rien que par ses idées, il faut donc qu’il croie que ses idées portent la certitude avec elles ; car d’où la tirerait-il avant d’avoir analysé la manière dont ces idées se forment dans son esprit ? Ouvrage immense, et qui demande plusieurs générations !

Sans savoir trop ce que c’est qu’avoir idée d’une chose, il pose pour principe que tout ce que ses idées lui rapportent d’un objet est vrai : principe séducteur, parce qu’effectivement il est un art de tirer de notions une fois déterminées, même arbitrairement, des conséquences qui ne peuvent tromper. Le succès, en ce cas, devint une autre source d’erreur. On eut plus de confiance pour le principe, et ses abus n’en dégoûtèrent point. Par la même raison que chacun était persuadé qu’il avait la véritable idée de l’objet, on n’était point tenté de récuser un tribunal, auquel personne n’avait recours sans croire l’entendre prononcer en sa faveur. De là l’obscurité de la logique et de la métaphysique dans tous les temps ; de là les définitions et les divisions arbitraires.

Ces ténèbres n’ont pu se dissiper que peu à peu ; l’aurore de la raison n’a pu s’élever que par des degrés insensibles, à mesure que les hommes ont analysé de plus en plus leurs idées : non pas qu’ils aient connu d’abord la nécessité d’en distinguer toutes les parties ; mais les disputes mêmes y conduisent, parce que la vérité semble fuir et se dérober à nos recherches jusqu’à ce qu’on soit parvenu aux premiers éléments des idées ; parce qu’en avançant peu à peu on sentit toujours un vide ; et enfin parce que la curiosité fait toujours agir jusqu’à ce qu’elle ait épuisé l’objet de ses recherches, et qu’aucune question ne peut être épuisée que par le vrai.

Les progrès furent plus ou moins rapides, selon les circonstances et les talents.

Lu arrangement heureux des fibres du cerveau, plus ou moins de force ou de délicatesse dans les organes des sens et de la mémoire, un certain degré de vitesse dans le sang, voilà probablement les uniques différences que la nature seule mette entre les hommes. — Leurs âmes, ou la puissance et le caractère de leurs âmes, ont une inégalité réelle dont les causes nous seront toujours inconnues, et ne pourront jamais être l’objet de nos raisonnements. — Tout le reste est l’effet de l’éducation ; et cette éducation est le résultat de toutes les sensations que nous avons éprouvées, de toutes les idées que nous avons pu acquérir dès le berceau. Tous les objets qui nous environnent y contribuent ; les instructions de nos parents et de nos maîtres n’en font que la moindre partie.

Les dispositions primitives agissent également chez les peuples barbares et chez les peuples policés ; ils sont vraisemblablement les mêmes dans tous les lieux et dans tous les temps. Le génie est répandu sur le genre humais à peu près comme l’or dans une mine. Plus vous prenez de minerai, plus vous recueillez de métal. Plus il y aura d’hommes et plus vous aurez de grands hommes ou d’hommes propres à devenir grands. Les hasards de l’éducation et ceux des événements les développent ou les laissent enfouis dans l’obscurité, ou les immolent avant l’âge comme les fruits abattus par le vent. On est forcé d’avouer que si Corneille, élevé dans un village, eût mené la charrue toute sa vie, que si Racine fût né au Canada chez les Hurons, ou en Europe au onzième siècle, ils n’eussent jamais déployé leur génie. Si Colomb, si Newton fussent morts à quinze ans, l’Amérique n’aurait peut-être été découverte que deux cents ans plus tard, peut-être ignorerions-nous encore le véritable système du monde. Et si Virgile eût péri dans l’enfance, nous n’aurions point de Virgile, car il n’y en a pas eu deux.

Les progrès, quoique nécessaires, sont entremêlés de décadences fréquentes, par les événements et les révolutions qui viennent les interrompre. Aussi ont-ils été fort différents chez les différents peuples.

Les hommes séparés les uns des autres et sans commerce se sont à peu près également avancés. Nous avons trouvé les petites nations qui vivent de chasse au même point, avec les mêmes arts, les mêmes armes, les mêmes mœurs. Le génie a eu peu d’avantage par rapport aux besoins grossiers ; mais, aussitôt que le genre humain fut parvenu à sortir de l’étroite sphère de ces premiers besoins, les circonstances qui mirent tel génie à portée de se développer, combinées avec celles que lui offrirent tel fait, telle expérience que mille autres auraient vus sans en profiter, introduisirent bientôt une inégalité quelconque.

Chez les peuples barbares, où l’éducation est à peu près la même pour tous, cette inégalité ne put être très-considérable. Lorsque les travaux se sont divisés selon les talents, ce qui est très-avantageux en soi, puisque tout alors est fait mieux et plus vite, la distribution inégale des biens et des charges de la société fit que la plus grande partie des hommes, occupée de travaux obscurs et grossiers, ne put suivre le progrès des autres hommes, à qui cette distribution donnait du loisir et le moyen de se faire seconder.

L’éducation mit entre les parties d’une même nation une différence plus grande encore que les richesses, et il en fut de même entre les nations.

Le peuple qui eut le premier un peu plus de lumières devint promptement supérieur à ses voisins : chaque progrès donnait plus de facilité pour un autre. Ainsi la marche d’une nation s’accélérait de jour en jour ; tandis que d’autres restaient dans leur médiocrité, fixées par des circonstances particulières, et que d’autres demeuraient dans la barbarie. Un coup d’œil jeté sur la terre nous met, même aujourd’hui, sous les yeux l’histoire entière du genre humain, en nous montrant les vestiges de tous ces pas et les monuments de tous les degrés par lesquels il a passé, depuis la barbarie encore subsistante des peuples américains, jusqu’à la politesse des nations les plus éclairées de l’Europe. Hélas ! nos pères, et les Pélasges qui précédèrent les Grecs, ont ressemblé aux sauvages de l’Amérique !

On a cherché dans la différence des climats une raison de cette différence qui se trouve entre les nations. Cette opinion, un peu mitigée et restreinte avec raison aux seules influences du climat, qui sont toujours les mêmes, a été récemment embrassée par un des plus beaux génies de notre siècle. Mais les inductions qu’on en tire sont au moins précipitées, elles sont fort exagérées ; elles sont démenties par l’expérience, puisque sous les mêmes climats les peuples sont différents, et puisque sous des climats très-peu semblables, on retrouve si souvent le même caractère et le même tour d’esprit ; puisque l’enthousiasme et le despotisme des Orientaux peuvent naître de la seule barbarie combinée avec certaines circonstances ; puisque ce langage métaphorique, qu’on nous donne comme un effet de la plus grande proximité du soleil, était celui des anciens Gaulois et des Germains, au rap port de Tacite et de Diodore de Sicile, et qu’il est encore celui des Iroquois au milieu des glaces au Canada. Il est celui de tous les peuples dont la langue est très-bornée, et qui, manquant de mots propres, multiplient les comparaisons, les métaphores, les allusions pour se faire entendre, et y parviennent quelquefois avec force, toujours avec peu, d’exactitude et de clarté.

Les causes physiques n’agissant que sur les principes cachés qui contribuent à former notre esprit et notre caractère, et non sur les résultats que seuls nous voyons, nous n’avons droit d’évaluer leur influence qu’après avoir épuisé celle des causes morales, et nous être assurés que les faits sont absolument inexplicables par celles-ci, dont nous sentons le principe, dont nous pouvons suivre la marche au fond de notre cœur.

Les idées des premiers hommes furent limitées aux objets sensibles, et par conséquent leurs langages furent bornés à les désigner. La foule d’idées abstraites et générales, inconnues encore à un grand nombre de peuples, a été l’ouvrage du temps, et par conséquent ce n’est qu’à la longue qu’on est parvenu à connaître l’art du raisonnement.

L’ordre des objets qu’on aies premiers désignés dans les langues, a été le même partout, ainsi que les premières métaphores et les premières idées abstraites qui règlent les conjugaisons, les déclinaisons, l’analogie des langues les plus barbares (nous n’en connaissons aucune dans son état primitif) ; car, quelque fixation que la barbarie mette dans les progrès d’une masse d’hommes, ce n’est qu’en la privant des occasions de se perfectionner. Le génie ne manque jamais avec le temps. Ainsi, dans l’usage perpétuel des langues, il est impossible que la variété des combinaisons d’idées qui s’offrent à exprimer, n’annonce pas le besoin de nouveaux signes, pour marquer de nouvelles liaisons ou de nouvelles nuances entre les idées. Et ce besoin qui est le sentiment de notre indigence, en nous la manifestant, nous apprend à y remédier, et devient la source de nos richesses.

Les langues des peuples les plus barbares sont donc aujourd’hui bien loin de leurs premiers essais ; il en est de même de tous les progrès qui sont toujours réels, mais quelquefois bien lents ; il y a peu d’arts et de sciences dont l’origine ne puisse remonter jusqu’à ces premières époques ; tous les arts sont appuyés sur des idées grossières, sur des expériences communes et à la portée de tous les hommes.

On voit le progrès immense que les sciences ont fait, et on a perdu l’enchaînement, insensible par lequel elles tiennent aux premières idées. On a d’abord observé les astres avec les yeux, l’horizon a été le premier instrument, et les trois cent soixante jours de l’année lunisolaire sont le modèle de la division du cercle en trois cent soixante degrés. Les étoiles, depuis la première jusqu’à la quatrième grandeur, sont visibles à tous les hommes. L’alternative des jours et des nuits, les changements des phases de la lune, furent des mesures naturelles du temps ; l’alternative du chaud et du froid, et les besoins du labourage, firent comparer le cours du soleil et celui de la lune. De là l’année, les mois, les noms des principales constellations.

La navigation ensuite obligea de perfectionner l’astronomie, et apprit à la comparer à la géographie.

La musique, la danse, la poésie sont encore leur source dans la nature de l’homme. Destiné à vivre en société, sa joie a des signes extérieurs, il fait des sauts et des cris ; une joie commune s’exprima par des branles, des sauts, des cris simultanés et confus. Peu à peu on s’accoutuma à sauter d’une ma nière semblable, on marqua les pas par des sons, on sépara ceux-ci par des intervalles réglés. L’oreille, par une expérience bien courte, et en suivant la seule nature, apprit à apprécier les premiers rapports des sons. Quand on voulut communiquer les motifs de sa joie par des paroles, on les régla sur la mesure des sons : voilà l’origine de la danse, de la musique, et de la poésie faite d’abord pour être chantée. Ce n’est qu’à la longue qu’on s’est contenté de la seule harmonie qui lui est propre, et que l’on n’a connue qu’après qu’elle a été assez perfectionnée pour plaire toute seule. À mesure que ces arts se sont perfectionnés, ils se sont séparés par la nécessité d’un talent particulier. — On indiqua le repos par des sons semblables, et l’oreille apprit aussi à consulter la quantité des syllabes. La nécessité de se plier ainsi à la mesure dut contribuer aux progrès et à l’adoucissement des langues ; la versification devint de jour en jour moins libre ; l’oreille, à force d’expérience, se fit des règles plus sévères ; et, par une heureuse compensation, si le joug en devenait plus pesant, la perfection des langues, les tours nouveaux, les hardiesses heureuses qui se multiplièrent, donnèrent aussi plus de forces pour le porter.

Chez les peuples grossiers, la facilité de retenir les vers, la vanité des nations, les engagea à mettre en chansons leurs actions les plus mémorables. Tels sont les chants des sauvages de nos jours, ceux des anciens bardes, les rimes runiques des habitants de la Scandinavie, quelques anciens cantiques insérés dans les livres historiques des Hébreux, le Chou-king des Chinois, et les romances des peuples modernes de l’Europe : ce furent les seules histoires avant l’invention de l’écriture, histoires sans chronologie, et souvent chargées de fausses circonstances, comme on peut le croire.

La pauvreté des langues, et la nécessité des métaphores qui résultait de cette pauvreté, firent qu’on employa les allégories et les fables pour expliquer les phénomènes physiques. Elles sont les premiers pas de la philosophie, comme on le voit encore aux Indes.

Les fables de tous les peuples se ressemblent, parce que les effets à expliquer, et les modèles des causes qu’on a imaginées pour les expliquer, se ressemblent. Il y a des différences, parce que le vrai seul est unique, et parce que l’imagination n’a qu’une marche, à peu près la même partout, sans que tous ses pas se répondent. De plus, les êtres mythologiques supposés existants ont été mêlés aux histoires des faits, et dès là très-variés. Le sexe des divinités, qui souvent dépendait du genre d’un mot dans une langue, a dû varier aussi les fables chez les différents peuples. Mille circonstances de ces fables leur ont été particulières, sans détruire leurs rapports généraux. Les mélanges et le commerce des nations ont fait naître de nouvelles fables par des équivoques, et des mots mal compris ont augmenté le nombre des anciennes.

Regardant les êtres imaginaires comme réels, tantôt on multiplia les dieux en comptant ceux que diverses nations avaient imaginés pour les mêmes effets, tantôt on prit pour les mêmes ceux qui avaient des attributs semblables. De là les mélanges de l’histoire de ces dieux. De là la multitude de leurs actions, surtout quand deux peuples qui avaient la même mythologie se mêlaient, et tels furent les Indiens. — La physique changea sans qu’on cessât de croire les fables, par le double amour de l’antiquité et du merveilleux, et aussi parce que l’éducation les transmettait de siècle en siècle.

Les premières histoires sont aussi des fables inventées de même pour sup pléer à l’ignorance de l’origine des empires, des arts, des coutumes ; il est fort aise d’en reconnaître la fausseté. Tout ce que les hommes inventent n’est assujetti qu’au vraisemblable, c’est-à-dire aux opinions du siècle où ce fait est inventé. Mais ce qu’ils racontent est assujetti au vrai, et ne peut jamais être contredit par des observations postérieures. De plus, avant l’écriture, les hommes n’avaient de monuments que des chansons et quelques pierres auprès desquelles les chansons étaient répétées. Il est clair que dans celles-ci on cherchait l’amusement et la gloire plus qu’on ne se souciait d’y éviter l’exagération. — Hérodote même est encore poëte. Ce n’est qu’après lui qu’on a senti la nécessité de dire vrai pour l’histoire.

Hérodote a écrit quatre cents ans après Homère, et cependant qu’est-ce qu’Hérodote ? Qu’était-ce donc que ces quatre cents ans ? Qu’était-ce que let emps d’Homère ? Comment la poésie était-elle montée si haut, quand l’histoire était demeurée si bas ? Hérodote est prodigieusement inférieur dans son genre à ce qu’Homère est dans le sien, et l’un des grands défauts d’Hérodote, c’est de ressembler trop à Homère, et de chercher partout à parer ses récits des ornements de la fable. Savoir que les hommes sont avides de merveilleux, avoir assez de génie pour l’employer avec énergie et avec grâce, et pour plaire généralement : voilà Homère. Il a fallu d’autres réflexions, et des progrès plus lents, pour deviner qu’il y a des occasions où ce merveilleux ne saurait plaire autant que la vérité toute nue ; que la curiosité des hommes pourrait trouver dans la certitude des objets un plaisir, un repos qui la dédommagerait avec avantage du nombre, de la variété, de la singularité des aventures ; enfin qu’un moyen de plaire mille fois éprouvé, pouvait n’être pas toujours sûr.

Ces réflexions, ces progrès étaient réservés à des temps postérieurs à Homère, et à plus de quatre cents ans après lui. Lorsque Hérodote écrivait, ces temps n’étaient pas encore arrivés. Souvent une chose qui demande moins de génie qu’une autre, exige plus de progrès dans la masse totale des hommes.

Les arts du dessin, la sculpture, la peinture, ont beaucoup de rapports avec la poésie dans les émotions qu’éprouve l’artiste, et dans celles qu’il veut communiquer. Ils ont eu une origine naturelle dans le désir de conserver des monuments historiques ou mythologiques ; et le génie s’y est exalté par le zèle ou patriotique ou religieux qui a voulu exprimer avec sentiment, avec profondeur, avec force, les idées et les souvenirs que ces monuments devaient rappeler.

Tous ces arts dépendent beaucoup de l’état différent des hommes, chasseurs, pasteurs ou laboureurs. Ces derniers ayant seuls pu avoir une population nombreuse, et ayant eu besoin pour diriger leur travail de plus de connaissances positives, ont dû nécessairement faire de beaucoup plus grands progrès.,

lis connaissances des hommes, qui toutes sont renfermées dans la sensation actuelle, sont de différentes espèces : les unes consistent dans de pures combinaisons d’idées, comme les mathématiques abstraites. D’autres s’attachent aux objets extérieurs, mais n’en prennent, pour ainsi parler, que la surface et leurs effets sur nous ; telle est la poésie, tels sont les arts de goût. D’autres enfin ont pour objet l’existence même des choses. Elles remontent des effets aux causes, des sens aux corps, du présent au passé, des corps visibles aux iu isibles, du monde à la Divinité. La croyance de l’existence des corps, et celle des objets passés que rappelle la mémoire, a de vancé le raisonnement. On n’a point douté sur la cause immédiate de nos sensations : les causes des mouvements des corps ont formé la physique ; et dans les premiers temps on a souvent confondu l’action des corps les uns sur les autres, avec celle de la Divinité.

Aristote, par un travail qui, quoique méprisé aujourd’hui, n’en est pas moins un des plus beaux efforts de l’esprit humain, Aristote sut porter l’analyse à sa perfection, en examinant la manière dont notre esprit passe d’une vérité connue à une inconnue : il sut en tirer les règles de l’art de raisonner, et en démontrant les effets d’une certaine combinaison d’idées, il prouva comment on pouvait s’assurer qu’une proposition était légitimement déduite d’une autre. — Il faut avouer que, dans le reste de sa philosophie, il n’a pu faire aucune analyse aussi parfaite, parce que l’énumération des idées n’était point aussi facile. Mais, quelque utile qu’on suppose son travail pour les conséquences, il ne pouvait servir à s’assurer des principes. Quoique Aristote eût avancé que toutes les idées venaient des sens, on fut très-longtemps sans chercher d’autres principes que les idées prétendues abstraites, sans remonter à leur origine. — Bacon fut le premier qui sentit la nécessité de rappeler à l’examen toutes ces notions. C’était beaucoup alors que d’y encourager les savants. On doit lui pardonner de n’y avoir procédé lui-même qu’avec timidité. Il semble un homme qui marche en tremblant dans un chemin rempli de ruines ; il doute, il tâtonne. — À sa suite, Galilée et Kepler jettent par leurs observations les vrais fondements de la philosophie. Mais ce fut Descartes qui, plus hardi, médita et fit une révolution. Le système des causes occasionnelles, l’idée de tout réduire à la matière et au mouvement, constituent l’esprit de ce vigoureux philosophe, et supposent une analyse d’idées dont les anciens n’avaient point donné d’exemple.

En secouant le joug de leur autorité, il ne s’est pas encore assez défié des premières connaissances qu’il avait reçues d’eux. On est étonné qu’un homme qui avait osé douter de tout ce qu’il avait appris, n’ait pas cherché à suivre le progrès de ses nouvelles lumières depuis ses premières sensations. — On dirait qu’il a été effrayé de cette solitude où il s’était mis, et qu’il n’a pu la soutenir. Il se rejette tout aussitôt dans les idées dont il avait su se dépouiller. Il réalise, comme les anciens, de pures abstractions ; il regarde ses idées comme des réalités. Il imagine pour elles des causes proportionnées à leur étendue. Il est entraîné par ses anciens préjugés, lorsqu’il les combat. — Si je n’étais retenu par le respect et la reconnaissance dus à un si grand homme, je le comparerais à Samson qui, en renversant le temple de Dagon, est écrasé sous ses débris.

Ses sectateurs attribuèrent nos erreurs aux illusions des sens, et leur zèle exagéré contre les sens produisit un bien. En voulant développer la manière dont ils nous trompent, on apprit à analyser la manière dont ils nous rapportent les objets extérieurs. — Locke parvint à pousser beaucoup plus loin cette analyse. Berkeley et Condillac l’ont suivi. — Ils sont tous des enfants de Descartes.

Descartes a envisagé la nature comme un homme qui, plongeant sur elle un vaste coup d’œil, l’embrasse tout entière, et en fait pour ainsi dire le plan à vue d’oiseau.

Newton l’a examinée plus en détail. Il a décrit le pays que l’autre avait découvert. On a pris à tâche d’immoler la réputation de Descartes à celle de Newton. On a imité ces Romains qui, lorsqu’un empereur succédait à un autre, ne faisaient qu’abattre la tête du premier, et y substituer celle du second. Mais, dans le temple de la gloire, il y a des places pour tous les génies éminents. On peut ériger une statue à tous ceux qui la méritent.

Entre ces deux puissants génies est arrivé ce qui arrive toujours dans tous les genres ; un grand homme ouvre de nouvelles routes à l’esprit humain. Pendant un certain temps, tous les hommes ne sont encore que ses élèves. Peu à peu cependant ils aplanissent les routes qu’il a tracées ; ils réunissent toutes les parties de ses découvertes, ils rassemblent et inventorient leurs richesses et leurs forces, jusqu’à ce qu’un nouveau grand homme s’élève, qui s’élance, du point où son prédécesseur avait conduit le genre humain, aussi haut que ce prédécesseur l’avait fait de celui d’où il était parti.

Newton n’aurait peut-être pas songé, sans les expériences de Becker, que ses principes le conduiraient à donner à la terre la figure d’un sphéroïde. Le plus grand génie n’est point tenté de creuser la théorie, s’il n’est pas excité par des faits. Rarement les hommes se livrent à des raisonnements. Il y a des gens qui ont besoin de sentir. Il faut un besoin plus impérieux pour oser s’élancer.

On dit que M. Frenicle a soupçonné que la pesanteur qui fait tomber les corps sur la terre retenait les planètes dans leur orbite. Mais, d’une idée si vague et si incertaine, à cette vue perçante, à ce coup d’œil du génie de Newton, qui pénétra l’immensité des combinaisons et des rapports de tous les corps célestes, à cette intrépidité opiniâtre qui n’est effrayée ni de la profondeur du calcul, ni de la beauté et de la difficulté des problèmes, et qui s’élève jusqu’à mettre dans la balance le soleil, les astres, et toutes les forces de la nature, il y a la distance de Frenicle à Newton.

Descartes avait trouvé l’art de mettre les courbes en équation. Huygens, et surtout Newton, ont tout à coup porté le flambeau de l’analyse dans les abîmes de l’infini.

Leibnitz, génie vaste et conciliateur, voulut que ses ouvrages devinssent comme un centre où se réuniraient toutes les connaissances humaines. voulut rassembler en un faisceau toutes les sciences et toutes les opinions. Il voulut ressusciter les systèmes de tous les anciens philosophes, comme un homme qui, des ruines de tous les édifices de l’ancienne Rome, tenterait de bâtir un palais régulier. Il a voulu faire de sa Théodicée comme Pierre de étersbourg.

Nous devons à ces grands hommes l’exemple et les lois de l’analyse dont le défaut avait si longtemps retardé les progrès de la métaphysique, et même ceux de la physique.

On pourrait confondre ces deux sciences sous un rapport général par lequel elles diffèrent des sciences qu’on appelle mathématiques. — Toutes les sciences, sans doute, tirent leur origine des sens. Mais les mathématiques ont cet avantage, que c’est d’une application des sens qui n’est pas susceptible d’erreur.

La nécessité de mesurer les campagnes, aidée de la propriété qu’a* l’étendue d’être mesurée elle-même par rapport au lieu qu’elle occupe, a fait naître les premiers éléments des mathématiques. Les idées des nombres ne sont ni moins simples, ni moins familières ; c’est de ce peu d’idées simples, qu’il est facile de combiner, qu’on a formé les sciences mathématiques, dont tout ce qui est susceptible d’être considéré comme quantité, peut être l’ob jet. Là, ce ne sont que des conséquences de définitions abstraites qui renferment un si petit nombre d’idées, qu’il est facile de les embrasser toutes. Une chaîne de vérités, toutes dépendantes les unes des autres, se forme, chaîne où les hommes n’ont qu’à reconnaître tous les pas qu’ils ont faits pour accumuler vérités sur vérités. Ces vérités deviennent de plus en plus fécondes ; plus on avance dans la spéculation, plus on découvre de ces formules générales de calcul d’où l’on peut descendre à des vérités particulières en particularisant les hypothèses. Les vérités, en se combinant, se multiplient et se combinent encore ; d’où naît une nouvelle multiplication, parce que chacune devient la source d’une foule de vérités qui ne sont pas moins fécondes que les premières.

À mesure que le nombre de ces vérités connues augmente, à mesure qu’on a examiné les propriétés d’un plus grand nombre de figures, on a exprimé leurs propriétés communes par des formules et des principes généraux qui renfermaient tout ce qu’on connaissait. Ainsi, même dans les mathématiques, on commença par examiner quelques figures familières, un petit nombre de propriétés des lignes : les principes généraux sont l’ouvrage du temps.

De là, comme on a cru que l’ordre le plus beau était celui où d’un seul principe découlait une foule de conséquences, on a été obligé, pour le mettre dans les ouvrages de mathématiques, de refondre de siècle en siècle toute la manière d’enseigner. On n’a pas vu que cet ordre, prétendu naturel, est arbitraire ; qu’en géométrie, où l’on exprime les rapports généraux des figures, ces rapports sont réciproques ; qu’on peut également conclure le principe de la conséquence, ou la conséquence du principe : l’équation de l’ellipse peut être tirée de sa construction, comme sa construction de son équation.

S’il y a une méthode préférable, c’est donc celle de suivre les pas de l’esprit humain dans ses découvertes, de faire sentir les axiomes généraux qui naissent de toutes les vérités particulières, et en même temps de faire voir la manière dont elles lient entre elles toutes les vérités précédentes. — Ainsi l’image des progrès des mathématiques ressemble à l’Olympe des poètes, dont la pointe était tournée vers la terre, et qui, à mesure qu’il s’éloignait de la terre, s’élargissait jusqu’à ce qu’il rencontrât le ciel. Ainsi la géométrie s’est étendue jusqu’à l’infini. Les vérités particulières mènent à des formules de plus en plus générales ; et, même dans les mathématiques, c’est du particulier au général qu’il faut avancer.

Mais, quand les principes généraux sont trouvés, quelle rapidité ne donnent-ils point aux progrès de ces sciences ! L’algèbre, la réduction des courbes en équation, l’analyse de l’infini ! C’est une suite de vérités hypothétiques, certaines par là même, et en même temps vérifiées par la nature, parce que les premières hypothèses n’étaient point arbitraires, mais fondées sur les idées d’étendue que nous donnent nos sens, et qu’ils ne nous donnent que parce qu’il y a réellement des êtres étendus dans la nature.

Les mathématiques partent d’un petit nombre d’idées, et en combinent à l’infini les rapports : c’est tout le contraire dans les sciences physiques, où il s’agit, non d’une suite d’idées et de rapports, mais de faits et d’idées qui ont un objet existant passé ou présent (le futur ne peut être que mathématique), et dont la vérité consiste dans la conformité de nos opinions avec cet objet.

Sous le nom de sciences physiques, je comprends la logique, qui est la con naissance des opérations de notre esprit et de la génération de nos idées ; la métaphysique, qui s’occupe de la nature et de l’origine des êtres, et enfin la physique proprement dite, qui observe l’action mutuelle des corps les uns sur les autres, et les causes et l’enchaînement des phénomènes sensibles. — On pourrait y ajouter l’histoire, dont la certitude ne peut jamais être aussi grande, parce que l’enchaînement des faits ne peut être aussi lié, et parce que les faits déjà passés depuis longtemps ne peuvent que difficilement être soumis à un nouvel examen. La nature se ressemblant toujours à elle-même, on peut, par des expériences, rappeler sous nos yeux les mêmes phénomènes ou en produire de nouveaux ; mais, si les premiers témoins d’un fait sont peu dignes de foi, le fait reste à jamais dans son incertitude, et ses effets précis ne nous sont jamais connus.

Je ne parle pas des sciences, comme la morale et la politique, qui dépendent de l’amour de soi réglé par la justice, laquelle n’est elle-même qu’un amour de soi très-éclairé. Ce que je dis en général sur la différence des sciences de combinaison et des sciences d’observation, doit leur être appliqué. — L’homme, dans celles-ci, ne peut se livrer à un petit nombre de principes. Il est à la fois assailli par toutes les idées, forcé de les rassembler en foule parce que tous les êtres sont liés par leur action mutuelle, et obligé en même temps d’analyser avec soin ces idées jusqu’à leurs éléments les plus simples.

La logique est fondée sur l’analyse du langage et la réduction des images des objets aux sensations simples dont elles sont composées. La métaphysique a dû se ressentir du peu de progrès de cette analyse. Avant d’avoir analysé nos sensations et pénétré leurs causes, l’uniformité réelle des substances matérielles ne nous apparaît pas. Un corps bleu et un corps rouge doivent sembler différents, et l’on n’aurait guère songé à ce qu’ils ont de conforme, si les sens n’avaient montré le corps jugé lui-même comme existant hors de nous, susceptible de diverses couleurs et paraissant sous différentes qualités sensibles. Delà la distinction de substance et de mode, mais qui n’empêcha pas de regarder d’abord les modes comme autant d’êtres existants hors de nous, quoiqu’ils ne pussent exister sans sujet. — De là les erreurs de la plupart des philosophes.

Rien de si confus chez les anciens que toutes ces idées de substance, d’essence, de matière, faute d’en avoir bien connu la génération depuis les premières idées sensibles : cependant on les employait avec toute leur ambiguïté. Combien n’a-t-il pas fallu, pour les expliquer, faire de progrès dans la physique même, dont ces erreurs retardaient la marche ! car la métaphysique et la physique ont un besoin réciproque l’une de l’autre. Combien ne fallut-il pas de temps pour découvrir que tous les phénomènes sensibles pouvaient s’expliquer par des figures et des mouvements ! Descartes est le premier qui ait bien vu cette vérité. Jusqu’à lui la physique était restée, faute de ce degré d’analyse, à peu près confondue avec la métaphysique.

Les erreurs de cette dernière tiennent à la façon dont nous recevons, par nos sensations, l’idée des êtres existants hors de nous. — Ce n’est qu’en rapportant des points colorés que nous nous formons l’idée de l’étendue visible ; c’est par l’assemblage de quelques sensations qui produisent en nous la résistance des corps au nôtre, que nous nous formons l’idée de l’étendue tangible. Ce n’est que par le raisonnement que nous nous assurons de l’existence des corps qui sont le lien et la cause commune de ses sensations ; mais l’instinct, ou, si l’on veut, la liaison des idées, née de l’expérience, a devancé le rai sonnement, et l’on a confondu les corps mêmes avec leurs qualités sensibles. Cette idée a dû nécessairement amener dans toute la métaphysique l’obscurité dont nous parlons, et qu’il est aisé de concevoir, si l’on considère que le jugement que nous portons de l’existence des objets extérieurs n’est que le résultat de leurs rapports avec nous, de leurs effets sur nous, de nos craintes, de nos désirs, de l’usage que nous en avons. — Nos sens ne nous étant donnés que pour la conservation et le bonheur de notre être, les sensations ne sont que de véritables signes de nos idées sur ces êtres extérieurs, qui suffisent pour nous les faire chercher ou éviter sans en connaître la nature. Nos jugements ne sont qu’une expression abrégée de tous les mouvements que ces corps excitent en nous, l’expression qui nous garantit la réalité de ces corps par celle même de leur effet. Ainsi notre jugement sur les objets extérieurs ne suppose en aucune manière l’analyse de tant d’idées : nous jugeons en masse.

Il faut observer, d’un autre côté, que le langage ressemble, par rapport à la métaphysique, à l’application que l’on fait de la géométrie à la physique. Mais outre que, dans le langage dont l’usage est habituel et facile, on n’a pas toujours l’attention de ne se permettre aucune contradiction, on ne pourrait y parvenir qu’après avoir défini toutes ses idées, et par là on formerait avec la plus grande fatigue une suite de vérités peu applicables à l’usage de la société, qui cependant est le principal but du langage.

Le plus grand scrupule mènerait à n’avoir aucune contradiction dans les termes, à former une chaîne de vérités hypothétiques ; mais cela ne suffit pas dans les sciences qui doivent être comparées à des objets réels. Souvent des problèmes de physique (parce qu’on n’a pas bien vu tous les éléments qui concourent à l’effet) donnent un résultat absolument contraire à l’expérience, quoiqu’il n’y ait pas erreur de mathémathiques. Les mots rappellent plutôt des idées qu’ils ne les expriment. Avec une bonne logique on tirera fort bien des conséquences ; mais qui assurera des principes ? Et supposé qu’ils soient faux, combien la vérité même des conséquences éloignerait-elle de la réalité, si les hommes, ramenés par leurs besoins à leurs sens et à la société, n’étaient pas souvent forcés d’être inconséquents ! — Deux idées contradictoires ne paraissent pas l’être ; mais pourquoi ne le paraissent-elles pas ? C’est ordinairement parce que ce sont des idées abstraites dont les objets n’ont point d’existence.

En général, les principes des sciences où l’on ne veut pas s’écarter de la réalité, ne peuvent être que des faits. Les faits ne peuvent être connus en métaphysique que par l’analyse de nos sensations, qui ne sont, par rapport aux causes extérieures, que des effets qui les désignent. En physique ils ne peuvent l’être que par un examen approfondi de toutes les circonstances qui, lorsqu’il se trouve impossible, devient la borne nécessaire de nos recherches. — À qui ne connaît que l’un des côtés d’un pays, il est incertain si c’est une île ou une terre ferme. Voilà le cas où nous sommes pour tous les objets de nos idées quand nous commençons à réfléchir, et encore pour un grand nombre après bien des réflexions.

Cette double confusion du langage et des idées a sans doute beaucoup influé sur la physique. — Les hommes, lorsqu’ils ont commencé à raisonner sur les phénomènes qui s’offraient à eux, en ont d’abord cherché la cause même avant de les bien connaître ; et, comme les véritables causes ne pouvaient être découvertes qu’à la longue, on en imagina de fausses. Toutes les fois qu’il s’agit de trouver la cause d’un effet, ce n’est que par voie d’hypothèse qu’on peut y parvenir, lorsque l’effet seul est connu.

On remonte, comme on peut, de l’effet à la cause, pour tâcher de conclure à ce qui est hors de nous. Or, pour deviner la cause d’un effet quand nos idées ne nous la présentent pas, il faut en imaginer une ; il faut vérifier plusieurs hypothèses et les essayer. Mais comment les vérifier ? C’est en développant les conséquences de chaque hypothèse, et en les comparant aux faits. Si tous les faits qu’on prédit en conséquence de l’hypothèse se retrouvent dans la nature précisément tels que l’hypothèse doit les faire attendre, cette conformité, qui ne peut être l’effet du hasard, en devient la vérification, de la même manière qu’on reconnaît le cachet qui a formé une empreinte en voyant que tous les traits de celle-ci s’insèrent dans ceux du cachet.

Telle est la marche des progrès de la physique. Des faits mal connus, mal analysés, et en petit nombre, ont dû faire imaginer des hypothèses très-fausses ; la nécessité de faire une foule de suppositions, avant de trouver la vraie, a dû en amener beaucoup. De plus, la difficulté de tirer des conséquences de ces hypothèses et de les comparer aux faits, a été très-grande dans les commencements. — Ce n’est que par l’application des mathématiques à la physique qu’on a pu, de ces hypothèses qui ne sont que des combinaisons de ce qui doit arriver de certains corps mus suivant certaines lois, inférer les effets qui devaient s’ensuivre ; et là-dessus les recherches ont dû se multiplier avec le temps. L’art de faire des expériences ne s’est non plus perfectionné qu’à la longue : d’heureux hasards, qui pourtant ne se présentent qu’à ceux qui ont souvent ces objets devant les yeux et qui les connaissent ; bien plus ordinairement encore une foule de théories délicates et de petits systèmes de détail souvent aidés encore des mathématiques, ont appris des faits, ou indiqué aux hommes les expériences qu’il fallait faire, avec la manière d’y réussir. — On voit ainsi comment les progrès des mathématiques ont secondé ceux de la physique, comment tout est lié, et en même temps comment le besoin d’examiner toutes les hypothèses a obligé à une foule de recherches mathématiques qui, en multipliant les vérités, ont augmenté la généralité des principes, d’où naît la plus grande facilité du calcul et la perfection de l’art.

On peut conclure de tout ceci que les hommes ont dû passer par mille erreurs avant d’arriver à la vérité. De là cette foule de systèmes tous moins sensés les uns que les autres, et qui sont cependant de véritables progrès, des tâtonnements pour arriver à la vérité ; systèmes qui, d’ailleurs, occasionnent des recherches, et sont par là utiles dans leurs effets. — Les hypothèses ne sont pas nuisibles : toutes celles qui sont fausses se détruisent d’elles-mêmes. — Les arrangements prétendus méthodiques, qui ne sont que des dictionnaires arbitraires, sembleraient plutôt arrêter la marche de l’histoire naturelle, en la traitant comme si elle était complète, tandis qu’elle ne peut jamais l’être ; et pourtant ces méthodes font elles-mêmes des progrès. Pline n’est pas plus savant naturaliste que Linné ; au contraire, il s’en faut beaucoup. Mais Pline connaissait moins d’objets et moins de rapports de ces objets. Linné sent davantage combien sa mémoire est accablée du détail des objets, et que pour les reconnaître il y faut saisir des rapports. Il en cherche souvent d’arbitraires. — Eh bien ! ils céderont à la connaissance des nuances imperceptibles qui unissent les espèces. Le premier pas est de trouver un système ; le second de s’en dégoûter.

Revenons à nos hypothèses physiques dont la variété, comme on voit, est nécessaire, et dont l’incertitude n’empêche pas qu’on ne puisse à la fin trouver les vraies, du moins quand le détail des faits pourra être assez connu. Mais, outre la difficulté d’analyser les faits et de développer des hypothèses, il y a dans la manière dont on les a formées une autre source d’erreurs encore plus considérable. C’est le goût trop séduisant de l’analogie ; l’ignorance voit partout de la ressemblance, et malheureusement l’ignorance juge.

Avant de connaître la liaison des effets physiques entre eux, il n’y eut rien de plus naturel que de supposer qu’ils étaient produits par des êtres intelligents, invisibles et semblables à nous ; car à quoi auraient-ils ressemblé ? Tout ce qui arrivait, sans que les hommes y eussent part, eut son dieu, auquel la crainte ou l’espérance fit bientôt rendre un culte, et ce culte fut encore imaginé d’après les égards qu’on pouvait avoir pour les hommes puissants ; car les dieux n’étaient que des hommes plus puissants et plus ou moins parfaits, selon qu’ils étaient l’ouvrage d’un siècle plus ou moins éclairé sur les vraies perfections de l’humanité.

Quand les philosophes eurent reconnu l’absurdité de ces fables, sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l’histoire naturelle, ils imaginèrent d’expliquer les causes des phénomènes par des expressions abstraites, comme essences et facultés, expressions qui cependant n’expliquaient rien, et dont on raisonnait comme si elles eussent été des êtres, de nouvelles divinités substituées aux anciennes. On suivit ces analogies et on multiplia les facultés pour rendre raison de chaque effet.

Ce ne fut que bien tard, en observant l’action mécanique que les corps ont les uns sur les autres, qu’on tira de cette mécanique d’autres hypothèses que les mathémathiques purent développer, et l’expérience vérifier. — Voilà pourquoi la physique n’a cessé de dégénérer en mauvaise métaphysique qu’après qu’un long progrès dans les arts et dans la chimie eut multiplié les combinaisons des corps, et que, la communication entre les sociétés étant devenue plus intime, les connaissances géographiques ont été plus étendues, que les faits ont été plus certains, et que la pratique même des arts a été mise sous les yeux des philosophes. — L’imprimerie, les journaux littéraires et scientifiques, les mémoires des académies, ont augmenté la certitude au point que les seuls détails sont aujourd’hui douteux.

Il est un autre progrès de l’esprit humain moins reconnu, moins avoué, cependant réel, c’est celui qui est relatif aux arts de goût, aux tableaux, aux vers, à la musique. Quoi qu’en disent les admirateurs de l’antiquité, les lumières sur ces arts se sont étendues, sans que nous surpassions, ni même atteignions, dans les arts du dessin, la sublime beauté dont la Grèce a (pendant bien peu de temps) offert des modèles.

Comme sans être arbitraire le vrai goût est cependant très-difficile à saisir, comme sa nature peut être aisément émoussée par toutes sortes d’habitudes, il a été sujet à bien des révolutions. La peinture dépend de l’imitation ; l’architecture n’a été d’abord assujettie qu’à la manière de bâtir introduite par la commodité. Le mécanisme de ces deux arts s’est perfectionné, mais des modes bizarres ont fait varier le goût : Cette finesse de sentiment, dont dépend sa perfection, ne se trouve ni avec la barbarie, ni avec la mollesse. Elle dépend d’une élégance de mœurs, d’un luxe modéré qui n’étouffe pas encore les lumières, qui soit suffisant pour le débit des objets agréables et pour occuper les artistes médiocres, parmi lesquels se forment et brillent les grands artistes. Aucun art ne peut subsister, si l’on ne parvient à engager un nombre d’hommes suffisant à le cultiver comme simple métier[2]. — Le luxe outré, où la vanité fait accumuler les ornements, parce qu’elle les considère moins comme ornements que comme signes d’opulence, étouffe le goût. On ne cherche plus le plaisir que font les choses aux sens et à l’esprit, on ne rentre plus en soi-même : on n’écoute plus que la mode. — Le vrai moyen de juger mal en tout genre, c’est de ne pas juger par ses yeux. Quand chacun juge, la multitude juge bien, parce que son jugement est celui du grand nombre ; mais, quand le monde ne fait qu’écouter, la multitude juge mal. — Une autre cause de mauvais goût a souvent été le progrès de la mécanique des arts. En tout, les hommes sont sujets à prendre le difficile pour le beau. Arts, vertus, tout est infecté de cette erreur ; de là les fausses vertus de beaucoup de philosophes.

On n’a connu qu’après un très-long temps que la vertu même chez les hommes, ainsi que la beauté dans les arts, dépendait de certains rapports entre les objets et nos organes. L’intelligence aime naturellement à saisir ces rapports, et les arts se perfectionnent quand ils ont atteint ce point. La mécanique de l’art perfectionnée devient un mérite dans l’ouvrier qui songe à montrer son adresse, et ne songe point à la manière dont les objets doivent plaire, qu’il est difficile de déterminer quand on ne la saisit pas avec une sorte d’instinct. De là l’architecture gothique, dont on ne revint qu’en prenant l’antiquité pour modèle, c’est-à-dire les temps où l’on avait éprouvé cette inspiration.

La Grèce avait aussi perdu le bon goût, ce qui prouve que ce n’est pas la seule barbarie qui l’étouffé ; mais elle s’apercevait moins qu’elle Lavait perdu, parce qu’elle n’avait pas eu à essuyer cette époque d’une barbarie sensible qui avertissait l’Europe d’aller chercher des modèles dans des temps plus heureux.

À l’égard de la peinture et de la sculpture, comme ce sont deux arts très-difficiles, elles durent tomber en décadence dès que la protection éclairée des princes leur manqua. Le débit même dans les églises, ni le luxe des particuliers, ne purent les soutenir, car les particuliers étaient appauvris, et, dans la faiblesse du commerce de toutes les parties de l’Europe, on choisissait peu. Le goût, qui se forme d’une comparaison répétée de belles choses, se perd quand le commerce des nations ne les leur met pas sous les yeux. Le barbouilleur du coin suffit à ceux qui n’ont qu’un luxe grossier. De plus, la peinture est un art mercenaire qui demande du génie, et les formes des gouvernements de l’Europe, avilissant tout ce qui n’était pas gentilhomme, le réduisaient à un pur mécanisme. Pour la Grèce, elle était trop ruinée, trop ravagée et par l’instabilité de son trône, et par les incursions des Sarrasins et des Bulgares, pour cultiver les arts agréables avec succès. Elle contribua pourtant à réveiller Rome au quatorzième siècle par l’enthousiasme qu’elle inspira pour l’antiquité.

Il est des parties dans les arts de goût qui ont pu se perfectionner avec le temps, témoin la perspective, qui dépend de l’optique. Mais la couleur locale, l’imitation de la nature, l’expression même des passions, sont de tous les temps. Ainsi ceux des grands hommes qui dans tous les temps ont poussé l’art à un certain point, acquirent, par rapport aux siècles postérieurs, une certaine égalité, et par là ils sont plus heureux en quelque manière que les philosophes, qui deviennent nécessairement surannés et inutiles par les progrès de leurs successeurs.

Les grands hommes dans l’éloquence et dans la poésie ont la même immortalité, et d’une manière encore plus durable, parce que leurs ouvrages se perpétuent et se multiplient par le moyen des copies. Leurs progrès dépendent des langues, des circonstances, des mœurs et du hasard, qui développent dans une nation plusieurs grands génies.

Nous devons remarquer une chose sur l’éloquence, c’est que, quand nous parlons de ses progrès et de sa décadence, nous ne songeons qu’à l’éloquence étudiée, aux discours d’apparat ; car dans tous les temps, chez tous les peuples, les passions et les affaires ont produit des hommes vraiment éloquents.

Les histoires sont remplies de traits d’une éloquence forte et persuasive dans le sein de la barbarie. Le cardinal de Retz était plus éloquent au parlement qu’en chaire. Et voyez Segeste, Arminius, Vibulinus, dans Tacite.

Je suis peu étonné de la chute de l’éloquence en Grèce et à Rome, Après la division de l’empire d’Alexandre, les royaumes qui s’établirent sur ses ruines éclipsèrent toutes ces petites républiques où l’éloquence avait brillé avec tant d’éclat. Alexandrie, Antioche, devinrent le centre du commerce et des arts. Athènes ne fut plus qu’une ville sans autorité dans la Grèce, où l’on envoyait encore étudier les jeunes gens, mais où les talents ne conduisaient pas à une grande fortune. Les ambitieux étaient à la cour des rois, où il faut de l’intrigue et non de l’éloquence. Les mouvements de la place d’Athènes ne donnaient plus le branle à toute la Grèce.

Qu’on lise les harangues de Démosthènes, et l’on verra qu’il n’y en a presque aucune qu’il eût pu prononcer dans cette Athènes avilie et dégénérée. — D’habiles professeurs, quelques talents, quelque goût qu’on leur suppose, ne pouvaient donc y conserver la véritable éloquence.

Ils faisaient faire aux jeunes gens, comme nous faisons encore dans nos collèges, des amplifications sur toutes sortes de sujets. — Rien n’est plus propre à fausser l’esprit et même à détruire la vérité du caractère ; un cœur honnête ne s’échauffe pas à froid. L’éloquence est un art sérieux, et qui ne joue point un personnage. Jamais un homme de génie, pour faire parade d’éloquence, ne perdit son temps à invectiver Tarquin ou Sylla, ou à s’efforcer d’engager Alexandre à vivre en repos. Aussi voyons-nous qu’après la chute des républiques il y eut des déclamateurs, et plus d’orateurs. — À Rome, où les mêmes causes avaient produit les mêmes effets, quelques empereurs, passionnés pour l’éloquence, et qui ne dédaignaient pas de s’exercer à composer quelques discours, ne firent point naître de Cicérons, parce qu’ils ne firent pas renaître les circonstances qui les avaient produits. On n’est point éloquent lorsqu’on n’a rien à dire. Il faut avoir quelqu’un à émouvoir ou à convaincre.

Notre barreau ne prête pas, ou prête rarement aux mouvements de l’éloquence. Cicéron, accusant ou défendant un citoyen devant l’assemblée du peuple ou du sénat romain revêtus du pouvoir législatif, pouvait se livrer à son génie. Mais quand il s’agit d’examiner dans un tribunal si, selon les lois, tel héritage doit appartenir à Pierre ou à Jacques, il ne faut qu’un ton didactique assez simple, il ne faut que démontrer ; et tout discours qui ne fait que démontrer, ne saurait plaire quand on ne s’intéresse pas au sujet.

Dès que les matières politiques ne furent plus du ressort des orateurs, les anciens ne surent où placer de l’éloquence. Ils n’avaient pas la ressource que nous trouvons dans un grand nombre de problèmes philosophiques et moraux, qui ont fait naître chez nous un genre d’éloquence que nous appelons académique, et qui, pour avoir le succès dont il est susceptible, demanderait encore que ceux qui le cultivent n’eussent jamais fait d’amplifications.

La chaire, quia porté l’éloquence au plus haut point, n’a été connue que des modernes. Les grandeurs de Dieu, l’obscurité majestueuse des mystères, la pompe de la religion, le puissant intérêt d’une vie à venir, ont ouvert un vaste champ au génie sublime et pathétique des Bossuet et des Saurin. La grandeur du sujet a même donné en quelque sorte du corps à un autre genre d’éloquence fleurie employée par Fléchier et Massillon, qui sont assurément bien plus éloquents que Lysias et Isocrate, sans atteindre aux grands mouvements de Bossuet.

On peut être surpris que les anciens Pères n’aient pas de même saisi cette occasion de faire revivre l’éloquence parmi les grecs et les Romains. On trouve à la vérité dans quelques-uns, et surtout dans les grecs, des traits admirables. Salvien, en parlant aux habitants de Trêves qui, après la révolution de leur ville, demandaient les jeux du cirque, n’est pas fort au-dessous de Démosthènes qui fait aux Athéniens un reproche semblable sur leur amour pour les fêtes. Mais en général ces traits chez les Pères leur sont arrachés par la force du sujet. La forme d’homélie qu’ils donnent à leurs discours a toujours quelque chose de didactique, plus propre à instruire qu’a émouvoir. Souvent l’amour de la simplicité leur fait négliger la noblesse des images et les autres ornements du discours. Il paraît que saint Augustin cherche souvent à être éloquent. Il y réussit quelquefois ; mais ses beautés sont noyées dans un déluge de pointes et de traits frivoles d’esprit où l’entraîne le mauvais goût de son siècle, et celui qu’il avait puisé dans sa profession de rhéteur.

Ce qu’on appelle enflure n’est, pour ainsi dire, qu’un sublime contrefait. La véritable éloquence emploie les figures les plus fortes et les plus animées ; mais il faut qu’elles soient produites par un enthousiasme réel. On n’émeut point sans être ému ; et le langage de l’enthousiasme a cela de commun avec celui de toutes les passions, qu’il est ridicule lorsqu’il n’est qu’imité, parce qu’il ne l’est jamais qu’imparfaitement.

Une flèche tirée juste s’élève jusqu’au but et s’y attache ; lancée plus haut, elle retombe : image d’une figure naturelle et d’une figure outrée.

Le mélange des langues les met dans un état de mouvement continuel, jusqu’à ce que leur analogie soit déterminée ; et alors même elles changent, elles s’adoucissent jusqu’à ce que de grands écrivains deviennent des modèles pour juger de leur pureté. Avant ce concours, les langues ne sont jamais fixées. — Il est visible que deux langues où les constructions sont différentes, venant à se mêler, il faut du temps pour qu’il en résulte un tout uniforme. — De plus, les gens d’étude veulent retenir l’ancienne langue, et la parlent mal parce qu’ils ne la parlent que par étude ; le peuple sans étude parle un langage grossier, dénué de règles et d’harmonie ; plus de poésie ni dans l’une ni dans l’autre langue ; ou si l’on fait quelques vers, comme ce sont des hommes grossiers qui les font, ces vers sont barbares. Il faut observer que, chez les peuples avancés par le temps dans les arts et dans un certain progrès d’idées, les gens du commun sont plus ignorants que les principaux d’une nation même encore barbare. De plus, les arts mécaniques et la soumission du peuple abaissent les esprits. Les premières idées des hommes ont une certaine analogie avec l’imagination et les sens, que les idées abstraites leur font perdre, aussi bien que les progrès de la philosophie. On peut, sans doute, réconcilier ces nouvelles idées avec l’imagination, mais il faut pour cela un nouveau progrès.

Les bons poètes ne s’élèvent, le goût et l’élégance ne commencent à se former, que lorsque les langues ont acquis une certaine richesse, et surtout lorsque leur analogie devient stable. Presque toutes les langues sont un mélange de plusieurs langues. Tant qu’elles se mêlent, celle qui en résulte prend une partie de lune et une partie de l’autre. Dans ce moment de fermentation, les conjugaisons, les déclinaisons, la manière de former les mots, n’ont rien de fixe. Les constructions sont embarrassées, et les pensées sont obscurcies par cet embarras. De plus, les jargons informes changent souvent. Les termes poétiques cessent d’être en usage peu de temps après avoir été inventés, de sorte que la langue poétique ne peut s’enrichir. — Quand la langue est une fois formée, il commence à y avoir des poètes ; mais elle ne se fixe que lorsqu’elle a été employée dans les écrits de plusieurs grands génies, parce qu’alors seulement on a un point de comparaison pour juger de sa pureté. C’est peut-être un malheur pour les langues d’être trop tôt fixées, car, tant qu’elles changent, elles s’adoucissent et se perfectionnent toujours.

Le seul principe de changement dans les langues qui ne se mêlent point avec d’autres, est l’établissement des métaphores qui deviennent familières, et laissent oublier leur sens métaphorique lorsqu’elles ont été souvent et pendant longtemps employées par les écrivains. On sait que la plupart des mots qui expriment des objets qui ne tombent pas immédiatement sous nos sens sont de véritables métaphores prises des choses sensibles : par exemple, penser, délibérer, contrition, etc. Ces mots cependant, prononcés devant nous aujourd’hui, ne forment plus d’images. Ils ne nous paraissent que les signes immédiats de quelques-unes de nos idées abstraites. Plusieurs ont perdu tous les rapports qu’ils avaient dans leur origine aux objets des sens.

Il est sûr que ceux qui ont entendu une expression pareille de la bouche de son inventeur, en ont nécessairement senti la métaphore. Leur esprit, accoutumé à la lier avec les idées d’objets sensibles, avait besoin de quelque effort pour lui donner une nouvelle signification. Mais, à force d’être répétée dans le nouveau sens qu’on lui a donné, ce sens lui devint en quelque sorte propre : on n’eut plus besoin, pour l’entendre dans sa nouvelle signification, de se rappeler l’ancienne. L’exercice de la mémoire devint seul nécessaire pour la comprendre ; les imaginations faibles, qui sont toujours le plus grand nombre, n’y virent que le signe d’une idée purement abstraite, et la transmirent à leurs successeurs sur ce pied-là.

J’avoue que cela pourrait faire craindre que toutes ces belles expressions que nous admirons dans nos poètes ne viennent ainsi à perdre leur agrément, et que les fleurs cueillies par les hommes de génie, à force de passer par tant de mains vulgaires, ne se flétrissent un jour. — Alors ceux qui naîtraient avec les mêmes talents seraient contraints, pour rendre leurs idées avec une semblable énergie, d’inventer de nouveaux tours, de nouvelles expressions bientôt sujettes à la même décadence ; et, dans le cours de ces révolutions, la langue de Corneille et celle de Racine deviendraient surannées, on ne goûterait plus les charmes de leur poésie.

Malgré ce raisonnement, je crois que l’exemple de la langue grecque doit nous rassurer. — Depuis Homère jusqu’à la chute de l’empire de Constantinople, pendant plus de deux mille ans, elle n’a pas changé sensiblement. On a toujours senti les beautés d’Homère et de Démosthènes : quelques mots latins qui se sont glissés dans la langue grecque n’en ont point altéré le fond. Les critiques, à la vérité, distinguent à peu près le siècle où les ouvrages ont été écrits ; mais ce n’est guère que par ce petit nombre de mots étrangers, et plus souvent même par la nature des choses ou par les allusions que font les auteurs aux différents événements.

J’en dirais autant du latin, malgré le préjugé si commun qu’il s’altéra par le mélange de la langue des Romains avec celles des nations vaincues. — Mais cela est si peu vrai que, dans les auteurs latins qui ont écrit pendant que l’empire a subsisté, à peine peut-on citer quelques tours ou quelques mots empruntés des langues barbares ; encore presque tous ces mots sont-ils des termes d’arts ou des noms de dignités ou d’armes nouvelles, qui ne font jamais le fond d’une langue. Il arrive trop souvent que l’on confond le génie d’une langue avec le goût de ceux qui la parlent.

Claudien avait sans doute un goût bien différent de celui de Virgile, mais la langue était la même.

On nous dit qu’après le siècle de Léon X le cavalier Marin substitua aux grâces de la langue italienne une affectation puérile. Il est vrai que c’est le caractère de ses ouvrages ; mais il est très-faux qu’il l’ait rendu propre à sa langue ; et je suis sûr que les Métastase, les Mafféi, et tant et tant d’autres qui ont ramené en Italie le bon goût et l’amour de la simplicité, n’y ont trouvé aucun obstacle dans le génie de leur langue.

En général, la différence du style entre les auteurs éloignés de plusieurs siècles ne prouve pas plus la différence de leur langue que celle qui se trouve entre les auteurs du même temps, et qui est souvent aussi grande. — Ce n’est point la différence des mots et des tours de phrase, c’est celle du génie qui rend si inférieurs les écrivains des bas siècles.

Le raisonnement qui donne lieu à ces réflexions n’a de force que dans le passage des mots d’une langue à l’autre, et dans les différentes révolutions d’une langue qui n’est point encore fixée. C’est alors que les expressions qui passent de bouche en bouche n’ont chez ceux qui les reçoivent que le sens que leur donnent ceux qui les transmettent, sans que leur sens originel et propre soit conservé. — Mais il n’en est pas de même lorsqu’une langue e*t fixée. Les livres qui l’ont fixée subsistent toujours, et le sens propre du mot ne se perdant plus, fait qu’on ne prive jamais la métaphore de son sens véritable. Alors ce ne sont pas simplement les idées du peuple d’une génération qui passent à la génération suivante ; les ouvrages des bons auteurs sont un dépôt où elles se conservent toujours, et dans lequel toutes les générations iront puiser.

Les langues peuvent être fixées dans leur analogie, et avoir de grands écrivains longtemps avant qu’elles soient enrichies ; car il n’y a que le mélange des langues qui les empêche de se fixer, et, les bons écrivains s’opposent à cet effet du mélange des langues, comme il est arrivé en Grèce par rapport au latin, et par rapport aux langues orientales. — Or, l’époque de la fixation des langues, plus ou moins près de leur perfection, a une grande influence sur le génie des nations par rapport à la poésie et à l’éloquence. Tous les peuples dont les langues sont pauvres, les anciens Germains, les Iroquois, les Hébreux (preuve que cela ne vient pas du climat), s’expriment par métaphores. Au défaut d’un signe déterminé à une idée, on se servait du nom de l’idée la plus approchante, pour faire deviner de quoi l’on voulait parler. L’imagination travaillait à chercher des ressemblances entre les objets, guidée par le fil d’une analogie plus ou moins exacte. On retrouve dans les langues les plus policées des vestiges de ces métaphores grossières que la nécessité, plus ingénieuse que délicate, y avait introduites. Quand l’esprit est familiarisé avec la nouvelle idée, le mot perd son sens métaphorique, e ne doute pas que nous ne trouvions beaucoup de métaphores dans les langues orientales auxquelles ceux qui les parlent ne pensent point, et cela serait réciproque. Il faut avouer que les langues anciennes admettent des métaphores plus hardies, c’est-à-dire dont l’analogie est moins parfaite, et cela par nécessité d’abord, ensuite par habitude. De plus, les métaphores, semées sur un moindre champ, nous frappent davantage. Nous avons l’imagination aussi vive que les Orientaux, ou du moins on ne contestera pas que les Grecs et les Romains ne l’eussent aussi vive que les anciens peuples du Nord ; mais l’esprit des Grecs, des Romains et le nôtre étant rempli d’une foule d’idées abstraites, la langue des Grecs, celle des Romains et les nôtres ont dû être moins chargées de figures.

Il s’ensuit qu’elles sont aussi plus propres à exprimer avec plus d’exactitude un beaucoup plus grand nombre de vérités. — Si une langue trop tôt fixée peut retarder les progrès du peuple qui la parle, une nation qui a pris une trop prompte stabilité peut, par une raison semblable, être comme arrêtée dans le progrès des sciences. Les Chinois ont été fixés trop tôt. Ils sont devenus comme ces arbres dont on a coupé la tige, et qui poussent des branches près de terre. Ils ne sortent jamais de la médiocrité. On a pris chez eux tant de respect pour les sciences à peine ébauchées, et l’on en a tant gardé pour les ancêtres qui leur avaient fait faire ces premiers pas, qu’on a cru qu’il n’y avait rien à y ajouter, et qu’il ne s’agissait plus que d’empêcher ces belles connaissances de se perdre. Mais se borner à conserver les sciences au point où elles sont, c’est se déterminer à perpétuer tout ce qu’elles renferment d’erreurs.

Les examens multipliés des gens de lettres où la police chinoise daigne entrer, resserrent nécessairement leur esprit dans les matières qui en sont l’objet. On apprend, on n’invente plus. — Pour oser ainsi tracer des routes au génie, il aurait fallu connaître sa marche, et c’est à quoi l’on ne peut arriver complètement ; car on ne sait que ce qui est découvert, et non pas ce qui reste à découvrir. La protection donnée aux sciences dans les royaumes de l’Orient est ce qui les y a perdues ; de qui, en les chargeant de rites et les transformant en donnes, a limité leurs progrès et les a même fait reculer. — La Grèce n’a tant surpasse, les Orientaux dans les sciences qu’elle tenait d’eux, que parce qu’elle n’était pas soumise à une seule autorité despotique. Si elle n’eût formé comme l’Égypte qu’un seul corps d’État, vraisemblablement un homme comme Lycurgue, en voulant protéger les sciences, eût prétendu régler les études par des détails de police. L’esprit de secte, assez naturel aux premiers philosophes, fût devenu l’esprit de la nation. Si le législateur eût été disciple de Pythagore, les sciences de la Grèce eussent été à jamais bornées à la connaissance des dogmes de ce philosophe, qu’on eût érigés en articles de foi. Il aurait été ce qu’a été à la Chine le célèbre Confucius. Heureusement la situation où se trouva la Grèce, divisée en une infinité de petites républiques, laissa au génie toute la liberté, toute la concurrence d’efforts dont il a besoin. Les vues des hommes sont toujours bien étroites en comparaison de celles de la nature. Il vaut mieux être guidé par celle-ci que par des lois imparfaites. Si les sciences ont fait de si grands progrès en Italie, et par suite dans le reste de l’Europe, elles le doivent sans doute à la situation où se trouva l’Italie au quatorzième siècle, assez semblable à celle de l’ancienne Grèce.

Les sciences avaient toujours été traitées mystérieusement chez les Asiatiques ; et, là où les sciences sont des mystères, il est rare qu’elles ne dégénèrent pas en superstitions. Le génie n’est point attaché à de certaines familles, ni à de certaines places : y concentrer les sciences, c’est en éloigner presque tous ceux qui sont capables de les perfectionner. — De plus, il est bien difficile que des hommes, la plupart médiocres, qui ont reçu la vérité ou les sciences comme un héritage, ne les regardent pas comme une terre, comme un fonds dont ils doivent tirer l’intérêt Elles deviennent dans leurs mains l’objet d’un trafic honteux et d’un vil monopole, une espèce de marchandise qu’ils corrompent encore par le mélange absurde des plus ridicules opinions. Ce fut la destinée des anciennes découvertes faites en Orient, et mises en dépôt entre les mains des prêtres. Elles s’y étaient altérées au point de n’être plus qu’un amas monstrueux de fables, de magie, et de superstitions les plus extravagantes.

Toutes ces absurdités, incorporées sous les successeurs d’Alexandre à l’ancienne philosophie des Grecs, produisirent le pythagorisme moderne de Jamblique, de Plotin et de Porphyre.

Nous voyons de là qu’une maturité précoce, dans les sciences ou dans les langues, n’est pas un avantage à envier. L’Europe, plus tardive, a porté des fruits plus nourrissants et plus féconds. L’instrument que les langues grecque et latine, et nos langues modernes, lui ont offert et nous offrent, est plus difficile à manier. Mais il peut s’appliquer à un bien plus grand nombre d’usages et de travaux. La multitude des idées abstraites que nos langues expriment, et qui entrent dans nos analogies, demandent un grand art pour être employées. C’est l’inconvénient des langues perfectionnées. Il y a plus de mots qui ne portent point d’images. Il faut donc plus d’habileté et de talents pour peindre dans ces langues détenues si propres à définir et à démontrer. Mais pour les grands génies cette difficulté même, qui exerce leur talent et les oblige de déployer leurs forces, |es conduit À des succès dont l’enfance des langues et des nations n’était pas susceptible. Les premiers peintres en Grèce n’employaient que trois couleurs ; leurs tableaux pouvaient avoir de l’expression. Mais Raphaël dessinait aussi bien qu’eux, et le Guide, le Titien, Rubens, avec les mille couleurs dont ils ont chargé leur palette, sont arrivés à une vérité de nature dont les anciens ne pouvaient avoir l’idée. De même le grec et le latin, en donnant des terminaisons sonores aux racines anciennes et dures des langues asiatiques, et nos langues modernes à celles des peuples du Nord, ont facilité l’harmonie, et la multiplicité des analogies a fait naître des tours heureux qui ont donné au style du nombre et de la variété.

De là vient la beauté surtout des poésies grecques et latines qui purent, par la constitution particulière de leur analogie, garder les inversions et tirer parti de la quantité des syllabes pour former leur rhythme, tandis que presque toutes les autres nations furent réduites, pour marquer sensiblement la mesure, de recourir à la rime. La poésie, une fois portée à sa perfection dans ces langues, est devenue une véritable peinture, quoiqu’on eût pu croire au premier aspect que les langues métaphoriques de l’Orient auraient peint avec plus d’éclat et de force. Il n’en est rien : ces langues peignent aisément, mais grossièrement et mal, sans correction et sans goût.

Les sciences, qui s’exercent sur la combinaison ou la connaissance des objets, sont immenses comme la nature. Les arts, qui ne sont que des rapports à nous-mêmes, sont bornés comme nous ; en général, tous ceux qui sont faits pour plaire aux sens ont un point qu’ils ne peuvent passer, et c’est la sensibilité limitée de nos organes qui le détermine ; ils sont longtemps à l’atteindre. — Par exemple, ce n’est que dans ces derniers temps que la musique a reçu sa perfection, et peut-être même n’y est-elle pas encore. Au reste, on a tort d’écrire contre ceux qui veulent avancer plus loin : s’ils passent le but, nos sens doivent nous en avertir. La poésie donc, en tant qu’elle rend avec harmonie des images pleines de grâce, n’ira pas plus loin que Virgile. Mais, parfaite en ce point et par rapport au style, elle est susceptible d’un progrès continuel par rapport à beaucoup d’autres. Les passions ne seront pas mieux peintes, mais la variété des circonstances offrira de nouveaux effets de leurs mouvements ; l’art de combiner toutes les circonstances et de les diriger à l’intérêt ; la vraisemblance, le choix des caractères, tout ce qui tient à la composition des ouvrages, pourra se perfectionner. On acquerra par l’expérience toujours plus d’adresse. Une foule de réflexions fines apprendront la manière dont il faut s’y prendre pour plaire. On saura former des guirlandes agréables de ces fleurs que la nature a données à tous les anciens, et ne nous a pas refusées. Enfin l’imitation soutenue des grands modèles, leurs fautes mêmes, préserveront souvent leurs successeurs des chutes qui déparent quelquefois les plus sublimes écrits. Les progrès de la philosophie, ceux de toutes les connaissances physiques, et l’histoire qui amène à chaque instant de nouveaux événements sur la scène du monde, fourniront aux écrivains ces sujets neufs qui sont l’aliment du génie.

Il y a un autre principe de variation dans le goût : les mœurs influent puissamment sur le choix des idées, et dès lors il paraît que les peuples où la société a été la plus florissante, ont dû avoir un goût plus exquis. Le goût consiste à bien exprimer des idées gracieuses ou fortes. Tout ce qui n’est ni fait, ni sentiment, ni image, languit. De là en partie l’inconvénient des langues avancées et riches en idées abstraites ; il est plus facile d’y bavarder, si j’ose ainsi parler, et moins aisé d’y peindre. La réflexion guérit de ce dé fant, car, quoi qu’en disent nos pédants, on est devenu plus simple dans notre siècle. Voiture y est méprisé : étrange différence de nos progrès avec ceux des anciens. Les premiers chez eux étaient trop grossiers, chez nous ils sont trop subtils ; cela vient de ce que leur goût se formait en même temps que leurs idées, mais nous avions des idées avant d’avoir du goût.

En général le goût peut être mauvais, ou par le choix des idées viles, basses, rebutantes, et les peuples riches, à mesure que la société y est plus cultivée, apprennent à les éviter ; ou bien par des images trop peu sensibles. Je m’explique : il y a dans le plaisir que nous font les comparaisons deux plaisirs ; l’un est celui de l’esprit qui rapproche deux idées ; l’autre, et le plus grand sans contredit, est celui qui naît de l’agrément même des images qui lui sont présentées. Toutes les images de choses qui parlent à l’imagination et au cœur, qui plaisent aux sens, embellissent le style et y répandent ce charme dont la nature a doué les êtres qui nous environnent et qui font la source de notre bonheur ; l’âme sensible en est émue. Mais des images mathématiques, des figures qui sont bien dans la nature, sans y faire partie de cette nature vivante qui seule tient à nous par le lien du plaisir, ces images ne portent avec elles que la sécheresse. Les rapports peuvent être également justes, mais ils sont plus difficiles à saisir, et ne disent rien au cœur. C’est une des grandes différences de l’esprit et du génie. Celui-ci, fondé sur la sensibilité, sait choisir des images capables de mettre l’âme dans ce trouble heureux que donne la vue de la belle nature. Voilà pourquoi tant de nouvelles combinaisons de la matière, que nos découvertes modernes ont mises sous nos yeux, ont si peu enrichi notre poésie. C’est que toutes ces idées, quoique sensibles, n’ont aucun agrément pour nos sens, du moins il y en a très-peu qui aient cet avantage : c’est par conséquent un effet des progrès de la philosophie de mettre plus d’esprit dans le style et de le rendre plus froid. Il est encore à éviter de pousser les idées même les plus gracieuses de la nature jusqu’à un détail anatomique où elles perdent leur agrément : c’est ainsi seulement que l’esprit peut déplaire. Je crois que la langue d’un peuple, une fois formée et fixée par de grands écrivains, ne change plus. Ainsi, je pense que la décadence des lettres en Italie et en Grèce ne vint qu’après un temps beaucoup plus long qu’on ne le dit, et qu’alors la poésie tomba dans la même décadence que toutes les autres études, ce qui vint de la décadence même des mœurs de l’empire. À l’égard de l’éloquence, j’en ai dit ailleurs la raison.

Les anciens, parce qu’ils sont anciens, sont à l’abri de la pédanterie. On sait combien la vanité de montrer son érudition a été dans tous les temps nuisible au goût.

Vouloir conserver l’admiration des grands modèles en établissant un goût qui exclut les genres nouveaux, c’est faire comme les Turcs, qui ne savent conserver la vertu de leurs femmes qu’en les tenant en prison. — Faut-il toujours admirer sans rien produire ? — Un pareil pédantisme a perdu la littérature grecque sous l’empire des Romains.

Il y a des esprits que la nature a doués d’une mémoire capable de rassembler une foule de connaissances, et d’une raison exacte capable de les comparer, de leur donner cet arrangement qui les met dans tout leur jour ; mais à qui en même temps elle a refusé cette ardeur de génie qui invente et qui s’ouvre de nouvelles carrières. Faits pour réunir les découvertes des autres sous un point de vue propre à les éclaircir et à les perfectionner, si ce ne sont point des flambeaux qui brillent par eux-mêmes, ce sont des diamants qui réfléchissent avec éclat une lumière empruntée, mais qui, dans une obscurité profonde, resteraient confondus avec les pierres les plus viles. Ces esprits ont besoin de venir les derniers.

Il ne faut pas croire que, dans les temps d’affaiblissement et de décadence, ni même dans ceux de barbarie et d’obscurité qui succèdent quelquefois aux siècles les plus brillants, l’esprit humain ne fasse aucun progrès. Les arts mécaniques, le commerce, les usages de la vie civile, font naître une foule de réflexions qui se répandent parmi les hommes, qui se mêlent à l’éducation, et dont la masse grossit toujours en passant de génération à génération. Ils préparent lentement, mais utilement et avec certitude, des temps plus heureux : semblables à ces rivières qui se cachent sous terre pendant une partie de leur cours, mais qui reparaissent plus loin, grossies d’une grande quantité d’eaux qui se sont filtrées de toutes les parties du sol que le courant déterminé par la pente naturelle a traversé sans se montrer.

Les arts mécaniques n’ont jamais souffert la même éclipse que les lettres et les sciences spéculatives. — Un art une fois inventé devient un objet de commerce qui se soutient par lui-même. Il n’est point à craindre que l’art de faire du velours se perde tant qu’il se trouvera des gens pour en acheter. Les arts mécaniques subsistent donc dans la chute des lettres et du goût, et s’ils subsistent, ils se perfectionnent. — Un art quelconque ne peut être cultivé durant une longue suite de siècles sans passer entre les mains de quelques esprits inventifs. — Aussi voyons-nous que, malgré l’ignorance qui a régné en Europe et dans l’empire grec depuis le cinquième siècle, les arts ont été enrichis de mille découvertes nouvelles, sans qu’aucune un peu importante ait été perdue.

La marine s’est perfectionnée, et aussi l’art du commerce. On doit à ces siècles l’usage habituel des lettres de change, la science de la tenue des livres commerciaux, qui est la forme la plus parfaite de comptabilité, le papier de coton inventé à Constantinople, celui de chiffon en Occident, le verre à vitres, les grandes glaces et l’art d’en faire des miroirs, les lunettes, la boussole, la poudre à canon, les moulins à vent et à eau, les horloges, et une infinité d’autres arts ignorés de l’antiquité.

L’architecture nous donne un exemple de l’indépendance réciproque du goût et des manœuvres mécaniques dans les arts, il n’y a point d’édifices de plus mauvais goût que les bâtiments gothiques, et il n’y en a point de plus hardis, ni dont la construction ait demandé plus d’activité et de lumières pratiques dans les moyens d’exécution, quoique ces moyens ne pussent être que la suite d’une multitude de tâtonnements, puisque les sciences mathématiques étaient alors dans l’enfance, et que les poussées des voûtes et des combles ne pouvaient être calculées avec précision.

Il fallait que, ces arts fussent cultivés et perfectionnés pour que la véritable physique et la haute philosophie pussent naître. Ils ont mis à portée de faire des expériences exactes et démonstratives. Sans l’invention des lunettes, on n’aurait jamais pu calculer les causes des mouvements des astres. Sans celle des pompes aspirantes, on n’aurait jamais découvert la pesanteur de l’air.

Gardons-nous donc de confondre le succès dans les arts mécaniques avec le goût des arts, et même avec les sciences spéculatives.

Le goût des arts peut se perdre par une multitude de causes purement morales. Un esprit de langueur et de mollesse répandu sur une nation, la pé danterie, le mépris pour les gens Se lettres, la bizarrerie du goût des princes, la tyrannie et l’anarchie, peuvent le corrompre.

Il n’en est pas de même des sciences spéculatives. Tant que la langue dans laquelle les livres sont écrits subsiste, et qu’il s’y conserve un certain nombre de gens de lettres, on n’oublie point ce que l’on a su. On ne perfectionne point alors les sciences, il est vrai, parce qu’il y a peu d’hommes et par conséquent peu de génies qui s’y appliquent ; mais on ne les perd pas entièrement[3]. Aussi les rhéteurs grecs qui passèrent en Italie après la prise de Constantinople, savaient-ils tout ce qu’on avait su dans l’ancienne Grèce. Il ne leur manquait que le goût et la critique. Ils n’étaient que savants.

L’inondation des barbares en Occident fut plus funeste. En détruisant la langue latine, ils firent perdre la connaissance des livres écrits en cette langue. Nous ne les aurions plus, si les moines n’en eussent conservé une partie.

Les arts subsistèrent malgré cette calamité générale. Il faut pour les abattre des coups encore plus violents. Il n’y a que les Turcs qui, dans la férocité de leurs conquêtes, aient pu les faire reculer : ce qu’il faut moins attribuer à leur religion, qui n’a pas empêché les Maures d’Espagne d’être très-éclairés pour leur temps, qu’à la nature de leur despotisme dont nous avons parlé plus haut, et à la séparation entière des nations soumises à leur empire, séparation qui entretient dans l’État une guerre de haine, une balance d’oppression et de révolte. Élevés dans les harems, séjour de la mollesse et d’une autorité à la fois ignorante et absolue, qui ne peut que dégénérer en cruauté habituelle, les Turcs n’ont aucune industrie et ne connaissent que la violence. Les Grecs, courbés sous le joug le plus dur, la redoutent toujours. Les Turcs amollis, les Grecs opprimés, incertains les uns et les autres de leur état, de leurs biens, de leur vie, ne peuvent songer à rendre plus douce une existence si agitée et si peu à eux. Point d’arts par conséquent, si ce n’est ceux qui sont absolument indispensables ; et, parmi les autres, le peu que le sérail en a conservés est réduit à une mécanique sans goût.

L’invention de l’imprimerie a non-seulement répandu la connaissance des livres, mais encore celle des arts modernes, et elle les a beaucoup perfectionnés. Avant elle, une multitude de pratiques admirables, que la tradition seule transmettait d’un ouvrier à l’autre, n’excitaient point la curiosité des philosophes. Quand l’impression en eut facilité la communication, on commença à les décrire pour l’utilité des ouvriers. Par là les gens de lettres connurent mille manœuvres ingénieuses qu’ils ignoraient, et ils se virent conduits à une infinité de notions pleines d’intérêt pour la physique. Ce fut comme un nouveau monde, où tout piquait leur curiosité. De là naquit le goût de la physique expérimentale, où l’on n’aurait jamais pu faire de grands progrès sans le secours des inventions et des procédés de la mécanique[4]…….

AUTRE PLAN DU DISCOURS
SUR LES PROGRÈS ET LES DIVERSES ÉPOQUES DE DÉCADENCE DES SCIENCES ET DES ARTS[5].

1o De la distribution du génie et des talents sur la masse des hommes.

2o De l’influence des langues sur le génie des peuples. De la grossièreté des premières langues, et des premiers progrès des hommes. Origine de la poésie, invention de l’écriture.

3o Commencement des sciences en Orient et en Égypte. Mœurs des Orientaux. Enthousiasme de leur éloquence et de leur poésie, commun à tous les peuples grossiers. Leurs découvertes en astronomie. Architecture des Égyptiens. Va mot des Juifs.

4o Commencement des Chinois, leurs progrès. Ils s’arrêtent bientôt, et pourquoi. Leurs sciences sont concentrées dans leur pays. Raison de cette particularité.

5o Barbarie du reste des hommes dans le même temps. Premiers voyages d’Hercule et des Phéniciens sur les côtes de la Méditerranée. Leur mélange avec les anciens habitants de la Grèce. Formation de la langue et de la nation grecques quelque temps avant la guerre de Troie.

6o Richesse de la langue grecque. Caractère de la poésie tiré de la nature de cette langue. Pourquoi elle n’a pas tout l’enthousiasme des Orientaux. Sa perfection sous Homère, environ trois siècles après la guerre de Troie.

7o Constitution particulière de la nation grecque. Son étendue : la petitesse des États dont elle était composée. Leur union, leurs divisions. Des métropoles et des colonies. Des jeux publics. Substitution du gouvernement républicain au monarchique facile dans les petits États, effectuée dans la plupart des villes de la Grèce. Langueur de cette nation dans le cours de ces révolutions, quelques siècles après Homère.

8o Révolutions dans la grande Asie. Le commerce des Phéniciens tombe par les progrès de la Grèce qui parvient à se passer d’eux, et par la fondation de Carthage, qui porte en Afrique les mœurs et les sciences de l’Orient. Conquêtes des Assyriens. État florissant de Babylone. Leur chute. Progrès successifs des Mèdes et des Perses. Différences de ces nations d’avec les nations chaldéennes et syriennes. Sciences des Perses. Du magisme. Les Perses engloutissent les États des Assyriens, des Égyptiens et des rois de l’Asie Mineure ; ils s’approchent de la Grèce, soumettent les villes de l’Ionie. Langueur des arts dans ces villes pendant ce temps. Ils passent en Europe. Leurs guerres avec les Grecs en attirent plusieurs à leur cour. Révoltes fréquentes des Égyptiens, soutenues par les Grecs. Commerce ouvert entre les nations.

9o Commencement de la philosophie en Grèce. Thaïes et la secte ionique. Voyages des Grecs en Égypte. Législateurs des républiques. Lycurgue, Solon, Pisistrate, ses soins pour les progrès des lettres. Pythagore, défaut de sa phi losophie. Commencement des mathématiques venues d’Égypte. Beaux jours de la Grèce. Émulation entre toutes les villes. Puissance d’Athènes, sa splendeur. Théâtre des Grecs. Progrès de tous les arts, poésie, peinture, architecture. Règne du goût et de l’éloquence, de Périclès, de Lysias, d’isocrate, de Démosthènes. Guerre du Péloponèse. État de la philosophie, Hippocrate, Socrate, Platon, Aristote. Connaissances naturelles. Épicure, Eudoxe. Toute la Grèce se polit. Les arts fleurissent à Corinthe, à Syracuse, dans la partie méridionale de l’Italie ; ils sont portés par les Phocéens jusque dans les Gaules. De Pythéas. Commencement de Rome.

10o Pendant que les Athéniens, les Spartiates et les Thébains s’arrachent successivement la supériorité du pouvoir dans la Grèce, la Macédoine s’élève. Philippe, le plus habile des Grecs, sachant diviser ses ennemis, et les vaincre les uns par les autres, forme le projet d’unir toute la Grèce sous sa domination, et d’attaquer avec toutes ses forces la puissance de la Perse. Il fait la conquête de la Grèce. Éclat de l’éloquence grecque dans la bouche de Démosthènes. Philippe favorise les arts. Il meurt. Alexandre hérite de sa puissance et de ses vues. Il protège les sciences, détruit l’empire des Perses, pousse ses conquêtes jusqu’aux Indes.

11o État du reste du monde pendant ces révolutions de l’Europe et de l’Asie occidentale. Des Chinois. De Confucius et de sa philosophie. De la suppression des livres sous Tsin-Chi-Hoang-Ti. Suites de cette suppression. Renaissance des lettres protégées, mais mal, trop mêlées avec la constitution de l’État, trop réduites à l’histoire et à la morale.

Antiquité de la philosophie chez les Indiens, remplie de fables et d’absurdités tirées de la mythologie des différents peuples qui ont dominé successivement dans cette partie du monde.

Le peu de progrès des autres peuples, Celtes, Germains, Scythes. Leurs connaissances utiles à considérer, parce qu’elles n’ont nulle influence sur les sciences qui se sont établies ensuite dans les mêmes pays.

12o Mort d’Alexandre. Division de son empire. Les Perses se relèvent dans les parties orientale et septentrionale de leur empire où ils conservent, sous les Arsacides et ensuite sous les Kosroës, leurs anciennes coutumes jusqu’à la conquête des Arabes. Les généraux d’Alexandre partagent le reste de ses dépouilles. La Mésopotamie, la Syrie et l’Égypte deviennent comme des parties de la Grèce. Les petites républiques de la Grèce se relèvent un peu en même temps que des royaumes se forment des débris de l’empire d’Alexandre. Mais toutes ces républiques sont incapables de résister à ces royaumes. L’Asie Mineure se divise en un grand nombre d’États sous divers généraux d’Alexandre. Les côtes du Pont-Euxin sont soumises à plusieurs rois demi-grecs et demi-barbares. Les successeurs d’Alexandre se disputent l’empire de la Grèce, et cela les empêche de s’unir contre les Romains. Chute de la grande éloquence en Grèce. Décadence d’Athènes et du théâtre. Fondation d’Antioche et d’Alexandrie. Splendeur de cette dernière ville. Affection des Ptolémées pour les lettres. Alexandrie devient le séjour des savants. Il s’y forme peu de grands hommes pour la poésie, parce qu’un gouvernement tyrannique peut réunir des savants en protégeant les lettres, mais ne laisse point assez d’essor au génie. Les Grecs commencent à cultiver ce que nous appelons l’érudition, et à tourner les yeux sur les auteurs qui les avaient précédés. Euclide, Proclus, Archimède, Ératosthène, Ilipparque. État des autres parties de la philosophie. Les sciences de l’orient demeurent sans éclat devant celles des Grecs, mais ne sont point détruites. — Encore un mot sur les Juifs.

13o Après la guerre de Carthage, les Romains se répandent dans la Grèce et s’en rendent maîtres. Ils s’instruisent de la philosophie des Grecs et de leur éloquence. La langue latine s’adoucit et s’enrichit. Les rhéteurs grecs, qui ne pouvaient point former d’hommes éloquents dans leur pays, en forment à Rome. Commencement de la langue latine. Plaute et Térence. Rome pousse ses conquêtes dans tout l’univers, et porte sa langue dans tout l’Occident. État des sciences et des arts en Grèce sous la république romaine. Éclat de l’éloquence à Rome ; la langue achève de se polir et de se fixer. Cicéron, Hortensius, César. Les Romains peu philosophes.

14o Guerres civiles de Rome. Guerres civiles utiles aux talents et aux lettres par le mouvement qu’elles donnent aux esprits, surtout dans les républiques. De César, aussi habile que Philippe et plus généreux ; aussi caractérisé qu’Alexandre, par les traits qui montrent une âme noble, mais plus égale. D’Antoine, d’Auguste, de Mécène, de Virgile, d’Horace. Tyrannie d’Auguste. Modérée par sa politique. Faute qu’il fit de borner l’empire au Rhin et à l’Euphrate. Un empire n’est stable que lorsqu’il est sans ennemis.

15o Tibère, Caligula, Claude, Néron. — Progrès de la servitude, et décadence des lettres. Abattement des Romains. Caractères de la tyrannie de ces princes. État des provinces de Rome, de la Grèce. Écoles dans les Gaules. De Sénèque, de Lucain, de Pétrone. Fausses idées sur cette décadence. Fausses applications qu’on en fait. Alexandrie se soutient. Mélange des sciences des Grecs avec celles de l’Orient. Naissance du christianisme. Guerres civiles après Néron. Vespasien, Titus, Domitien. — Juvénal, les Pline, Tacite. Ruine et dispersion des Juifs. Le christianisme s’étend. Des valentiniens, des gnostiques. Naissance du pythagorisme moderne. État des arts en Grèce et à Rome dans ces temps de la décadence du goût. La peinture et la sculpture restent dans la main des Grecs.

16o Trajan, les Antonins, bons empereurs qui usèrent bien du despotisme, et qui avaient assez de vertu pour y renoncer, mais non pas assez de lumières pour donner à leur pays une autre constitution ; l’État est plus tranquille. Pourquoi le goût ne revient point à Rome. Fanatisme des Romains pour la nation et la philosophie grecques. État de la philosophie grecque de ce temps. Esprit de secte des Grecs. Lucien, Plutarque, Pausanias, Jamblique, Plotin, Porphyre, Ptolémée. Alexandrie devient l’école la plus fameuse du christianisme. L’Afrique devient romaine. Caractère des Africains. Génie de Tertullien et de saint Cyprien. Inutilité de la protection des empereurs pour l’éloquence. Charlatanerie des savants grecs. Sévère. Les empereurs se succèdent au gré des soldats. Invasion des barbares. Quelques poètes sous Probus. Pourquoi en petit nombre et pourquoi médiocres ? Parce que les génies n’étaient pas préparés. Ce n’est pas toujours le plus grand génie qui est le meilleur écrivain de son siècle. Dioclétien, etc.

17o Constantin. L’empire devient chrétien. Constantinople devient l’émule de Rome. Études à Milan et à Carthage. Rome tombe. Effet de la religion chrétienne sur les lettres et sur la philosophie des païens. Disputes frivoles des chrétiens. Éloquence des Pères de l’Église. Pourquoi médiocre. Tyrannie de Constance. Caractère de Julien. Son esprit, son pédantisme. Sorte de monarchisme de ses philosophes. De Libanius. De Proeresius. Roi de l’éloquence. Valentinien, Théodose. Claudien, saint Jérôme, saint Augustin. Platonisme des Pères. Métaphysique ancienne rectifiée. Chute de Rome. Décadence de tous les arts. Commencement des disputes de religion chez les Grecs. Commencement des moines.

18o Conquêtes des peuples du Nord. Leurs usages. L’ignorance et le mauvais goût s’établissent avec eux. Les Romains, déjà ruinés par leurs ravages, vivent sous leur empire. La religion adoucit ces tigres. Forme du gouvernement de ces peuples. Ils abandonnent les villes et demeurent dans les campagnes. Le goût est détruit, les moines conservent quelques livres et les principes des sciences, mais elles demeurent fort bornées, parce qu’elles l’étaient chez les anciens. Les arts se conservent. Raisons de ces différences. Décadence du latin. Son mélange avec les langues barbares. Effet de ce mélange. La chute de l’idolâtrie avait déjà diminué le goût des arts. De l’architecture gothique. Décadence du goût chez les Grecs. Conversion de Rome, de l’Italie, de la Gaule, de l’Angleterre. État des choses en Orient, en Occident, pendant la première race des rois de France jusqu’aux conquêtes des Sarrasins.

19o Charlemagne[6].


pensées et fragments
qui avaient été jetés sur le papier pour être employés dans un des trois ouvrages sur l’histoire universelle, ou sur les progrès et la décadence des sciences et des arts.

Lorsque la physique était ignorée, les hommes ont attribué la plupart des phénomènes dont ils ne pouvaient pénétrer la cause à l’action de quelques êtres intelligents et puissants, de quelques dieux dont ils ont supposé la volonté déterminée par des passions semblables aux nôtres. Cette idée a beaucoup retardé le progrès des sciences. Quand un homme regarde une eau profonde, fût-elle claire, il lui est impossible d’en découvrir le fond, s’il n’y voit que sa propre image.

— Ce fut un des inconvénients de l’esclavage des anciens d’avoir rendu l’industrie stationnaire, d’avoir diminué le commerce, ou de l’avoir empêché de s’étendre. — Les familles s’isolèrent en faisant fabriquer dans leur intérieur, par leurs esclaves, les meubles, les étoffes même à leur usage. Plusieurs arts ne furent point exercés : les esclaves n’avaient pas d’intérêt à devenir inventifs. Ceux qui furent exercés l’étaient mal : les esclaves n’avaient aucun motif de perfectionner leur travail. Point d’émulation : une simple routine, celle qui s’était introduite dans la famille, était l’unique règle de ce travail domestique. Le travail lui-même fut regardé comme un attribut et un signe de l’esclavage, le peuple, qui se multipliait toujours par les affranchissements, était inoccupé et s’en faisait gloire. De là ces populaces immenses de Rome et d’Alexandrie. Le mal fut augmenté par les distributions de blé : le peuple ne connut d’autre emploi de sa vie que les spectacles ; et les révolutions en furent un pour lui, d’autant plus agréable, qu’elles amenaient des distributions nouvelles.

— La discipline et la subordination peuvent l’emporter sur la force corporelle, sur la valeur exaltée, sur la liberté même, comme on l’a vu dans les guerres contre les barbares. — Ils n’ont vaincu l’empire romain que divisé, abattu, mal gouverné, et jamais les légions romaines dans la vigueur de la discipline. Ces légions, au temps de la plus grande liberté, ont connu la discipline la plus sévère.

Mais la république fut asservie dès que le commandement des armées fut continué aux proconsuls pour plusieurs années, et qu’ils purent conserver sous le drapeau les mêmes soldats. — Il se forma pour lors entre le proconsul et ses soldats une sorte d’association, un nouveau corps politique, une nation nouvelle, si l’on peut ainsi dire ; et pour la république cette nouvelle nation ne ressemblait pas mal à un peuple barbare qui serait survenu. L’autorité annuelle des consuls, leurs légions de nouvelle levée, ne pouvaient guère résister à ces proconsuls devenus princes par le dévouement personnel de leurs vieux soldats.

— L’observation, par un homme penseur, d’un fait qui le frappe, et dont il sait tirer des conséquences utiles, est ce qui produit les découvertes. — Nous appelons la rencontre de ce fait et de cet homme un hasard. Il est clair que ces hasards seraient plus fréquents si les hommes étaient plus instruits, si leur raison était plus cultivée.

— Un jeu d’enfant découvre le télescope, perfectionne l’optique, étend à nos yeux les bornes de l’univers dans le grand et le petit : ce fut l’ouvrage de peu d’années.

Il y a deux mille cinq cents ans qu’on fait frapper des médailles en gravant à rebours les inscriptions qu’on a voulu qu’elles portassent. — Et il n’y a que trois cents ans qu’on s’est avisé d’imprimer sur le papier avec des caractères ainsi gravés. Le pas était bien plus court : il a coûté vingt-deux siècles.

— En dirigeant les forces de votre esprit à découvrir des vérités nouvelles, vous craignez de vous égarer. Vous aimez mieux demeurer paisiblement dans les opinions le plus généralement reçues, quelles qu’elles soient. — C’est-à-dire que vous ne voulez point marcher de peur de vous casser les jambes. Mais par là vous êtes dans le cas de celui qui aurait les jambes cassées : les vôtres vous sont inutiles. — Et pourquoi Dieu a-t-il donné des jambes aux hommes, si ce n’est pour marcher ? ou de l’esprit, si ce n’est pour s’en servir ?

— Ce n’est pas l’erreur qui s’oppose aux progrès de la vérité. Ce sont la mollesse, l’entêtement, l’esprit de routine, tout ce qui porte à l’inaction. — Les progrès même des arts les plus pacifiques chez les anciens peuples de la Grèce, et dans leurs républiques, étaient entremêlés de guerres continuelles. On y était comme les Juifs bâtissant les murs de Jérusalem d’une main, combattant de l’autre. Les esprits étaient toujours en activité, les courages toujours excités, les lumières y croissaient chaque jour.

Quand les barbares ont conquis l’Europe, ils ont paru détruire les sciences et les arts. Mais ils se sont policés ; et cette apparente destruction a répandu sur un plus grand nombre de nations les germes de ces sciences, qu’on aurait crues perdues.

Les moines conservèrent quelques livres, partant quelques lumières. Les princes et les magnats quelque faste, partant quelques arts. — Les croisades elles-mêmes rendirent un grand nombre de serfs à la liberté que leurs seigneurs leur vendirent ; et elles rapportèrent de l’Asie quelques notions de médecine, de mathématiques, d’astronomie et de commerce.

Lorsque les Grecs, chassés de Constantinople, se réfugièrent en Italie, ils y trouvèrent une terre préparée.

La majesté de Rome n’était pas entièrement oubliée. Il lui restait ses monuments et des pompes religieuses. Les Italiens lurent poètes et politiques. Ils se formèrent des idées de patrie. Les guerres de Charles VIII anéantirent tous les petits tyrans qui gênaient la liberté publique et opprimaient les campagnes. Le pays resta partagé entre des républiques et des princes puissants. Le choc des grands princes est moins funeste que les disputes des petits. Au milieu de leurs guerres, une partie du territoire peut encore être paisiblement cultivée. L’effort partant d’une plus grande masse, et ses coups frappant sur des masses plus grandes aussi, chaque partie souffrait un peu moins, et toutes conservaient davantage leurs situations respectives.

Ce qui s’était fait en Italie fut répété dans l’Europe entière sous de plus grandes proportions. L’Italie fournit aux autres peuples l’exemple et les moyens, les savants, les artistes, les ingénieurs, les militaires habiles, les politiques, les hommes d’État.

On arriva où nous sommes, et d’où nous pouvons aller beaucoup plus loin.

— Toute espèce de lumière ne vient à nous qu’avec le temps ; plus sa progression est lente, plus l’objet, entraîné par le mouvement rapide qui éloigne ou rapproche tous les êtres, est déjà loin du lieu où nous le voyons. Avant que nous ayons appris que les choses sont dans une situation déterminée, elles ont déjà changé plusieurs fois. Ainsi nous apercevons toujours les événements trop tard, et la politique a toujours besoin de prévoir, pour ainsi dire, le présent.

— Un des plus grands malheurs pour les princes, est de conserver des prétentions anciennes qu’ils ne peuvent plus faire valoir. Elles nourrissent leur orgueil et les aveuglent sur leurs intérêts. Elles les éloignent de ceux qui devraient être leurs amis, et l’ennemi commun en profite. — Il faut beaucoup de sagacité et même de génie pour savoir toujours connaître son intérêt au milieu d’une multitude de circonstances qui changent sans cesse. C’est par là que la politique de l’équilibre a presque toujours manqué, et manquera souvent son objet. — L’Europe était encore ennemie de la maison d’Autriche lorsque celle-ci avait entièrement perdu sa prépondérance. L’impression de terreur chez les nations subsiste après le danger, de même que la foudre est déjà dissipée tandis qu’on entend au loin le bruit du tonnerre multiplié par les échos des montagnes et des rochers. — Il a fallu que Louis XIV, par la guerre de Hollande, rompit le charme, réveillât l’Europe, et lui apprît à le craindre à son tour. Alors Guillaume devint l’âme de l’Europe. Un fanatisme contre la France s’établit, et il dura longtemps après que la paix de Riswick eut démontré que la puissance de la France avait atteint son terme et pris une marche rétrograde. — Entraînée par ce fanatisme qui n’avait plus de fondement, l’Europe combattit pour mettre l’Espagne et l’Empire sur la même tête, et rendre à la maison d’Autriche une puissance aussi formidable que celle de Charles-Quint. Elle arracha les Pays-Bas à la maison de France, et par là réunit indissolublement la France et l’Espagne. — Et quand la reine Anne, par la paix d’Utrecht, sauva l’Europe entière encore plus que la France, son peuple l’accusa de faiblesse et de trahison.

— Il y a eu un droit des gens entre les nations dès qu’elles eurent un certain commerce ensemble, comme des règles de morale entre les hommes dès qu’ils se sont rencontrés, paire qu’il n’y a point de société sans lois.

Mais le droit des gens, quoique toujours fondé sur des principes de justice, a varié selon les idées qu’on s’est formées de ce qui constituait Je corps social d’une nation.

On respecte le droit : l’embarras est de savoir qui a droit.

— Quand l’hérédité du pouvoir fut établie (ce qui n’a jamais été le projet d’aucun peuple, et ce qui pourtant a beaucoup contribué à la tranquillité générale), on a regardé les nations comme le patrimoine des princes, et le souvenir de leur institution comme de celle d’une magistrature suprême s’est affaibli ou perdu. De là les partages entre les diverses branches de leurs maisons. De là une partie du droit des gens, et surtout du droit public de l’Allemagne, où les princes se sont transmis la propriété de provinces entières, comme si elles avaient été à eux et non aux peuples. Les États en Europe ont suivi la même loi que les fiefs ; et les femmes mêmes ont été appelées au gouvernement dans la plupart des pays où elles pouvaient succéder aux fiefs. Elles servaient leurs fiefs par des militaires qu’elles choisissaient bien, et qu’elles envoyaient à la guerre à leur place. Elles ont gouverné leurs royaumes par des ministres assez généralement bons, car elles ne sont pas mauvais juges du mérite ; la différence a été peu sensible. Quelques-unes ont montré un grand caractère : la volonté n’est pas ce qui leur manque, ni même le courage. Mais aucune reine, aucune impératrice n’a jamais pris une autre femme pour ministre, pour ambassadeur, pour général.

— Au commencement de la civilisation, les progrès peuvent être et surtout paraître rapides. La sphère des sciences est alors si bornée, que les hommes d’esprit qui veulent y apporter quelque application, embrassent aisément toute l’étendue des connaissances humaines. Des progrès plus assurés, mais plus lents, les séparent ensuite ; chacun s’attache à une science particulière et la trouve suffisante pour l’occuper tout entier. — De nouveaux progrès, les livres, l’imprimerie, la formation des corps académiques, en découvrant les rapports de toutes les vérités et leur enchaînement, ramènent par degrés à l’universalité des connaissances, dont aucune n/est entièrement étrangère aux hommes instruits qui excellent dans quelques-unes.

— C’est surtout relativement à la législation que cette marche des lumières est le plus sensible. À la naissance d’une société politique, elle a encore peu de rapports extérieurs et intérieurs. Un homme de génie peut en concevoir l’ensemble, et y assujettir d’une manière systématique son plan de législation ; les autres hommes qui manquent de lumières ou d’autorité ne songent guère alors à lui opposer aucune résistance. Pythagore, Charondas, Lycurgue, furent obéis. Le dernier, qui était le moins juste et le moins raisonnable, le fut même bien longtemps après sa mort. Et dans nos temps modernes les législateurs du Paraguay, très-médiocres, et Guillaume Penn, dont Je principal pouvoir était sa vertu, n’éprouvèrent presque aucun embarras. Solon, avec beaucoup plus d’esprit, trouva plus de difficultés, et fit un ouvrage moins durable, parce que sa nation était plus avancée et plus vaniteuse. Il se vit obligé, comme il le disait, de lui donner non pas les meilleures lois, mais les meilleures de celles qu’elle pouvait supporter.

Dans l’état actuel de l’Europe, les devoirs du législateur et le degré d’habileté qu’il lui faut sont d’une étendue qui intimide l’homme capable de la discerner ; qui fait trembler l’homme de bien ; qui exige les plus grands efforts, l’attention à la fois la plus disséminée et la plus soutenue, l’application la plus constante de la part de l’homme de courage que son penchant y conduit, que sa position y dévoue. Trop d’objets se présentent à l’esprit ; trop d’établissements positifs se sont succédé par la suite des temps ; trop de corps se sont formés dans le corps même de l’État avec des intérêts et des privilèges différents ; trop de tribunaux et de juridictions dépendantes et indépendantes se sont établis. La machine du gouvernement s’est compliquée de trop de ressorts pour qu’un homme puisse aisément se flatter de les avoir tous combinés ; et il est encore plus impossible de les oublier. Ils font naître chaque jour une foule de questions à décider, qui se présentent aux yeux mêmes qui ne voudraient pas les voir. Il faut une sagacité prodigieuse, et une adresse non moins grande, pour qu’aucune de ces décisions particulières, qui toutes paraissent entraînées et maîtrisées par des circonstances spéciales, ne soit néanmoins en désaccord ni avec les principes fondamentaux, ni avec le plan général.

Cependant il est si vrai que les intérêts des nations et les succès d’un bon gouvernement se réduisent au respect religieux pour la liberté des personnes et du travail, à la conservation inviolable des droits de propriété, à la justice envers tous, d’où résulteront nécessairement la multiplication des subsistances, l’accroissement des richesses, l’augmentation des jouissances, des lumières et de tous les moyens de bonheur, que l’on peut espérer qu’un jour tout ce chaos prendra une forme distincte, que ses parties se coordonneront, que la science du gouvernement deviendra facile et cessera d’être au-dessus des forces des hommes doués d’un bons sens ordinaire. — C’est à ce terme qu’il faut arriver.

— Je n’admire pas Colomb pour avoir dit : « la terre est ronde, donc en « avançant à l’Occident, je rencontrerai la terre », quoique les choses les plus simples soient souvent les plus difficiles à trouver. — Mais ce qui caractérise une âme forte, est la confiance avec laquelle il s’abandonne à une mer inconnue sur la foi d’un raisonnement. Quel devait être le génie et l’enthousiasme de la vérité chez un homme à qui une vérité connue donnait tant de courage ! Dans beaucoup d’autres carrières le tour du monde est à faire encore. La vérité est de même sur la route ; la gloire et le bonheur d’être utile sont au bout.


  1. M. Turgot rendait à Bossuet l’hommage que méritent la hauteur de ses pensées et le nerf de son expression. Il admirait la marche noble et rapide, l’abondance, l’élévation, l’harmonieuse dignité de son style. Mais, après avoir payé ce tribut à l’excellent écrivain, il regrettait que le Discours sur l’histoire universelle ne fût pas plus riche de vues, de raison, de véritables connaissances ; il le voyait avec peine au-dessous du beau cadre que l’auteur avait choisi, de l’intéressante position où se trouvait le précepteur d’un roi, du talent majestueux que nui autre orateur français n’a encore égalé.

    Cependant il n’entrait pas dans le caractère de M. Turgot de décrier un ouvrage célèbre et de ravaler un grand homme.

    Il préférait de recomposer ce livre, de lui donner l’étendue qu’il y aurait désirée, et d’y consigner les principes que l’illustre évêque de Meaux avait passés sous silence, n’avait peut-être pas conçus, n’aurait peut-être pas adoptés.

    Un tel ouvrage ne pouvait être fait d’un seul jet. M. Turgot avait donc jugé convenable, avant de l’entreprendre, d’en tracer le plan, sans se gêner par une simple et sèche table des chapitres qu’il voulait écrire et traiter, mais en dessinant du pinceau, comme font les grands artistes dans leurs esquisses savantes.

    C’est ce plan qui n’a pas été achevé, dont nous avons retrouvé les premiers linéaments, et que nous allons transcrire.

    L’ouvrage est incomplet, mais aucune de ces pages n’aurait pu être écrite par un homme qui ne l’aurait pas conçu tout entier, qui n’aurait pas considéré avec une attention profonde, et sous toutes leurs faces, la multitude d’objets qu’il devait embrasser. (Note de Dupont de Nemours.) — Voyez la note du même, page 511.

  2. Les Anglais, depuis bien des années, n’épargnent rien pour acquérir de beaux tableaux ; et ils n’ont pu avoir encore un seul grand peintre de leur nation.

    Les Italiens, les Français et les Flamands, un très-petit nombre d’Allemands et d’Espagnols, ont seuls réussi dans cet art. La raison en est que les Anglais ne payent que les bons tableaux. En bannissant les images des églises, ils se sont ôte le moyen de faire vivre les mauvais peintres, et même tes médiocres. Et dans tous les métiers où le mauvais ouvrier ne peut vivre, et où le médiocre n’est point à son aise, il ne se forme pas de grands hommes. Nos peintres du pont Notre-Dame, qui fournissent de tableaux toutes les petites églises de village, sont une pépinière indispensable pour former quelques grands peintres. En commençant dans un art on n’est guère assuré d’y réussir. Si donc il faut être sûr de parvenir au premier rang dans un métier pour avoir du pain, les pères n’y mettront point leurs enfants.

    Voilà pourquoi chez les Anglais il n’y a que très-peu de peintres. Presque tous les peintres hollandais n’ont peint que des paysages, des marines ou des bambochades, et je ne crois pas qu’on puisse nommer un seul peintre d’histoire un peu connu qui n’ait pas été catholique. (Note de l’auteur)

  3. Les révolutions qui font tomber l’éloquence et le goût des beaux-arts, sans effacer le souvenir et quelque culture des sciences, sont comme les incendies qui ravagent quelquefois les forêts. On voit encore quelques troncs informes demeurer sur pied, mais dépouillés de leurs branches et de leurs feuilles, sans fleurs et sans parure. (Note de l’auteur.)

  4. Il ne paraît pas que cet ouvrage ait jamais été achevé. M. Turgot ne le regardait que comme une ébauche. Mais quoiqu’il n’y ait pas mis la dernière main, et qu’il eut peut-être, dans ce cas, resserré une partie des observations métaphysiques, fines et profondes, qui s’y trouvent mêlées aux vues historiques, on n’a pas cru devoir supprimer ou mutiler un essai qui contient un si grand nombre de vérités philosophiques, dont l’expression est toujours pleine d’élégance. (Note de Dupont de Nemours.)
  5. Lorsque M. Turgot entra dans la magistrature, il sentit que le temps lui manquerait pour exécuter, dans les grandes proportions qu’il avait conçues, son projet d’histoire universelle. Il crut devoir le restreindre à celle des progrès successifs des sciences et des arts, et de leurs vicissitudes, dont la première idée se trouvait dans un de ses Discours en Sorbonne.

    Sans renoncer à l’usage des matériaux qu’il avait rassemblés, il resserra son plan général.

    Il avait vingt-cinq ans quand il le rédigea de nouveau dans la forme suivante. (Note de Dupont de Nemours.)

  6. Le reste de ce travail n’a pas été retrouvé ; mais on a quelques pensées détachées qui paraissent avoir appartenu à l’un des trois projets qui précèdent. (Note de Dupont de Nemours.) — Voyez Pensées et Fragments.