Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Impôt/03

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III. EXPLICATIONS

SUR LE SUJET DU PRIX OFFERT PAR LA SOCIÉTÉ ROYALE D’AGRICULTURE DE LIMOGES AU MÉMOIRE DANS LEQUEL ON AURAIT LE MIEUX DÉMONTRÉ L’EFFET DE L’IMPÔT INDIRECT SUR LE REVENU DES PROPRIÉTAIRES DE BIENS-FONDS[1].


Il paraît nécessaire de donner quelques éclaircissements sur le sujet de ce second prix, et de fixer avec exactitude l’état de la question.

Les personnes les plus éclairées dans la science de l’économie politique savent depuis longtemps que tous les impôts, sous quelque forme qu’ils soient perçus, retombent nécessairement à la charge des propriétaires des biens-fonds, et sont toujours en dernière analyse payés par eux seuls, ou directement, ou indirectement.

L’impôt que le propriétaire paye immédiatement sur son revenu est appelé impôt direct. L’impôt qui n’est point assis directement sur le revenu du propriétaire, mais qui porte ou sur les frais productifs du revenu, ou sur les dépenses de ce revenu, est appelé impôt indirect.

L’impôt indirect, malgré la variété des formes dont il est susceptible, peut se réduire à trois classes :

L’impôt sur les cultivateurs ; — l’impôt sur les profits de l’argent ou de l’industrie ; — l’impôt sur les marchandises passantes, vendues ou consommées.

Ces trois classes, et les différentes formes d’impositions dans lesquelles elles se subdivisent, peuvent retomber sur les propriétaires par un circuit plus ou moins long, et d’une manière plus ou moins onéreuse.

Les propriétaires payent l’impôt indirect de deux façons, en augmentation de dépense et en diminution de revenu.

Si l’augmentation de la dépense ne tombe pas uniquement sur le propriétaire, mais sur le cultivateur, elle devient, quant à la partie supportée par celui-ci, une augmentation de frais de culture, et par conséquent une diminution de revenu. — Dans un état naturel et durable, le revenu ne peut être payé qu’après que les frais de culture ont été remboursés. Nulle entreprise n’a de profit qu’au delà du remboursement de ses frais.

Si, par les variations que les besoins de l’État amènent dans la quotité de l’impôt, la dépense des cultivateurs augmente d’une manière imprévue, la condition du cultivateur deviendra plus mauvaise ; il ne pourra plus remplir les engagements qu’il a contractés antérieurement avec le propriétaire de la terre, sans prendre ou sur le salaire de ses peines affecté à sa subsistance et à l’entretien de sa famille, ou sur ses avances affectées à la reproduction de l’année suivante, laquelle sera diminuée à proportion, ce qui le forcera de chercher un second supplément toujours plus fort sur le fonds de ses avances. Ainsi, tandis que la charge croîtra d’année en année, les produits diminueront toujours, et le cultivateur marchera dans une progression rapide vers sa ruine totale, jusqu’au moment où le terme de ses engagements lui permettra (s’il peut encore les renouveler) de faire supporter la totalité de la charge au propriétaire en lui donnant un moindre prix de sa terre. L’impôt qui est ainsi prélevé sur le revenu est appelé par quelques écrivains l’impôt anticipé.

De très-grands génies ont cru que la forme des impôts indirects mis sur l’industrie et les consommations pouvait avoir beaucoup d’avantages, — en ce que le partage apparent des charges publiques entre tous les membres de la société en rend le poids moins sensible ; — en ce qu’une partie de cette charge est payée volontairement ; — en ce qu’elle se proportionne même à la fortune des contribuables, qui ne payent qu’à raison de leurs dépenses, et qui ne dépensent qu’en proportion de leurs richesses ; — enfin, en ce que ces impôts sont quelquefois dans la main du gouvernement un moyen d’écarter de certaines branches de commerce la concurrence des étrangers, et d’en réserver le profit aux nationaux.

D’autres prétendent, au contraire, que l’impôt indirect, non-seulement retombe en entier sur les propriétaires des fonds, mais qu’il y retombe d’une manière beaucoup plus onéreuse, qui même a été évaluée dans quelques écrits au double de ce qu’on payerait, si l’État avait demandé directement aux propriétaires la même somme que le Trésor public retire de l’impôt indirect.

Une question dont les conséquences sont aussi étendues et aussi intéressantes, a paru à la Société digne d’être proposée aux recherches des personnes éclairées.


  1. La Société royale d’agriculture de Limoges, présidée par M. Turgot, proposait tous les ans un prix sur quelque sujet relatif à l’utilité pratique de l’économie rurale ; et M. Turgot y joignait de ses propres deniers un autre prix sur quelque question d’économie politique, ou quelque travail d’administration qui intéressât les succès de l’agriculture.

    Il s’est plusieurs fois chargé de la rédaction des programmes, surtout de ceux relatifs aux prix qu’il donnait, et que, vraisemblablement sur son indication, proposait la Société.

    En juillet 1765, la Société proposa, pour le mois de janvier 1767, son premier prix au meilleur Mémoire sur la manière de brûler ou de distiller les vins la plus avantageuse, relativement à la quantité et à la qualité de l’eau-de-vie, et à l’épargne des frais.

    Ce prix fut remporté par M. l’abbé Rosier, à qui l’agriculture en général et l’œnologie en particulier ont de si grandes obligations.

    Le prix de théorie proposé par M. Turgot à la même époque, sous le nom de la Société, était destiné au Mémoire dans lequel on aurait le mieux démontré et apprécié l’effet de l’impôt indirect sur le revenu des propriétaires de biens-fonds.

    La Société proposa en même temps, et dans les termes suivants, les sujets des prix qu’elle devait adjuger au mois de janvier 1768.

    Celui du prix de la Société, dit-elle, est l’Histoire du charançon, et les moyens d’en préserver les grains.

    Les Mémoires devront comprendre : 1o l’histoire de l’individu, c’est-à-dire la description de cet animal, son origine, sa manière de vivre et de s’établir dans les grains, ses différentes métamorphoses, la manière dont il se multiplie ; 2o l’histoire de l’espèce, c’est-à-dire la différence qui se trouve dans la marche des transformations et des générations de cet insecte, suivant la différence des saisons ; l’ordre dans lequel ces générations se succèdent d’une saison à l’autre et d’année en année ; 3o les moyens les plus sûrs et les moins coûteux d’empêcher sa multiplication, et de préserver les grains de ses ravages.

    La Société pense que ceux qui voudront travailler sur ce sujet ne pourront mieux faire que de prendre pour modèle l’histoire que MM. Duhamel et Tillet ont donnée du papillon des grains, si commun dans l’Angoumois et le Poitou.

    Le sujet du prix donné par M. l’intendant est : La manière d’estimer exactement les revenus des biens-fonds dans les différents genres de culture.

    On entend par le revenu des biens-fonds, non le produit total des récoltes, mais ce qui en revient de net au propriétaire, déduction faite des frais de culture, charges, profils et reprises du cultivateur : en un mot, ce que le cultivateur peut et doit en donner de ferme.

    La Société voudrait qu’on indiquât des principes sûrs pour faire avec précision les calculs que fait nécessairement, et pour ainsi dire par tâtonnement, d’une manière plus ou moins vague, plus ou moins incertaine, tout fermier qui passe le bail d’un fonds de terre qu’il entreprend d’exploiter, ou tout homme qui veut l’acheter. »

    Le prix relatif aux effets de l’impôt indirect fut remporté par M. de Saint-Péravy, membre de la Société d’agriculture d’Orléans, dont l’ouvrage est encore regardé comme classique entre ceux des écrivains qu’on a nommés économistes.

    La manière démonstrative dont il établissait que les impôts de ce genre retombent avec aggravation sur les propriétaires, méritait incontestablement le prix.

    Ses évaluations sur l’étendue de cet effet, partant de données qui n’avaient pu être suffisamment connues, ni exactement vérifiées, présentaient quelques exagérations qui ne doivent pas être attribuées à l’esprit juste et méthodique de l’auteur, mais à l’incertitude des bases de ses calculs.

    Une mention très-honorable fut accordée à M. Graslin, receveur des fermes à Nantes, qui, dans un Mémoire que les adversaires des économistes ont également jugé classique, et dont la doctrine était entièrement opposée, plaidait avec force et talent en faveur de l’impôt indirect.

    Les deux ouvrages avaient un défaut commun : celui de ne pouvoir être lus, ni l’un ni l’autre, sans travail ; ce qui tenait à la difficulté réelle du sujet, à l’embarras des calculs sur des matières dont les données ne sont nullement aisées à recueillir, et à une petite affectation de métaphysique que le hasard avait rendue tout à fait pareille dans les deux auteurs.

    M. Turgot fit sur ces deux Mémoires une série d’observations dont nous publions les plus importantes. (Note de Dupont de Nemours.)