Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Lettres sur le système de Berkeley

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Texte établi par Eugène DaireGuillaumin (tome IIp. 770-776).

LETTRES SUR LE SYSTÈME DE BERKELEY[1].

Extrait de la première lettre à M. l’abbé de……, contre les opinions de Berkeley. (Octobre 1750.)

Berkeley prouve que la matière existante hors de nous n’est point l’objet immédiat aperçu par notre âme. Comment prouvera-t-il que cet être existant hors de nous, cette cause de nos sensations, ce centre commun où elles aboutissent, ce que tous les hommes appellent matière, n’existe pas ?

Sans entreprendre de le réfuter en détail, il suffit peut-être d’exposer quelques principes. — Je porte la main sur un objet, je sens une résistance et j’en ai l’idée par le tact. En même temps je vois ma main s’avancer vers cet objet que mes yeux me montraient déjà. — C’est par le secours de mes yeux que je guide ma main, je la vois s’appliquer à l’objet que je reconnais ainsi pour la cause commune de mes deux sensations, qui se contrôlent l’une l’autre. — Mais il est clair que ces deux sensations ne pourraient avoir aucun rapport, si ma main n’existait que dans mon idée.

Voici quelque chose de plus : en philosophant sur les rapports de mes sens aux objets, en multipliant les raisonnements et les expériences, je découvre, comme en effet le raisonnement et l’expérience l’ont découvert, que tout cela se fait suivant certaines lois. L’anatomie m’apprend que des rayons de lumière, réfléchis de l’objet à mon œil, sont réfractés dans le cristallin ; et toujours supposant que l’objet, que mon œil, que les rayons existent, et que les opérations de l’anatomie et de la physique portent sur des faits réels, j’en conclus que des verres convexes interposés m’agrandiront l’apparence des objets, m’en feront découvrir qui m’échappaient par leur petitesse. Je taille un verre, ou, si vous voulez, l’idée d’un verre ; je le mets entre l’idée de mon œil et l’idée de l’objet, et cet objet s’agrandit, et j’en vois toujours de nouveaux, suivant le plus ou moins de divergence qui devrait se trouver entre les rayons, si eux et les verres convexes étaient réels. — L’expérience confirme ce qu’avait annoncé la théorie fondée sur l’observation des objets et des effets.

Mais je vous le demande, et à Berkeley, quelle absurdité d’imaginer que des suppositions et des observations, portant toutes sur des objets chimériques, et par conséquent chimériques elles-mêmes, pourront mener à des conclusions toutes vérifiées par l’expérience !

On pourrait appliquer ce même raisonnement aux autres sens aussi bien qu’à la vue.

J’ajoute que, si les corps n’existent point, la physique est anéantie ; et combien de choses démontrées en physique ! La pression de l’air qui fait monter le mercure dans les tubes, le mouvement du ciel et de la terre, par lequel celle-ci présente successivement ses différents points au soleil. — D’où vient la nuit, si ce n’est de l’interposition de la terre entre le soleil et nous ?

Qu’est-ce qui nous nourrit ? Nous mangeons, et sans cela nous cesserions d’être ; mais n’est-ce qu’une aperception ? N’est-ce que le goût des viandes, ou que leur être aperçu qui nous soutient ? Non, c’est au contraire une digestion inaperçue qui se fait dans des viscères qui, selon Berkeley, n’existeront que pour le chirurgien qui viendra nous ouvrir après notre mort. Le sang sort d’une piqûre, parce qu’il circule dans des vaisseaux qui, suivant Berkeley, n’existent point, puisqu’ils ne sont point actuellement aperçus ; et dans ses principes ce sang même n’existait point.

On peut tirer encore un autre raisonnement des rapports que nos idées ont avec celles des autres hommes. Par quelle bizarrerie l’auteur admet-il ceux-ci ? — Il devrait nier qu’il y eût d’autres hommes. Il devrait se croire le seul au monde. Apercevons-nous les autres hommes plus immédiatement que les autres objets ? Ne peut-on pas leur appliquer tous les raisonnements de notre auteur ? Et d’où viendrait que je vois un objet assez grand, et qu’un homme qui sera plus éloigné le verra plus petit, si la distance, l’objet, les rayons de lumière, et mon œil et celui de l’autre homme, n’existaient pas ?

L’ordre de nos idées, dit Berkeley, la réalité des choses n’est que dans l’ordre des idées de Dieu. — Pourquoi différents hommes voient-ils le même objet différemment ? ou si ce n’est point le même objet qu’ils voient, quel est le lien commun de leurs différentes sensations ? Si j’en croyais Berkeley, je ne verrais dans tout cela que la volonté arbitraire de Dieu. Mais Dieu est le moins arbitraire des êtres, car il est le seul parfaitement sage, et ses idées sont la raison par excellence.

Quel serait tout ce jeu des causes physiques ? Et comment croire que Dieu s’en ferait un de nous tromper ?

La question des causes occasionnelles ne fait rien ici ; si on en avait démontré l’impossibilité, Berkeley serait réfuté par là même. — Mais leur réalité ne décide aucunement en sa faveur.

Mon principal raisonnement est fondé sur ce que Berkeley démontre fort bien, dans sa théorie de la vision, que le rapport des angles des rayons ne suffit pas pour nous faire connaître les distances ; et sur ce que je crois en même temps qu’on ne démontre pas moins bien contre Berkeley que l’expérience seule ne peut apprendre à les connaître.

En voilà assez sur ce sujet ; vous suppléerez par vos réflexions à ce qui manque aux miennes.


Seconde Lettre à M. l’abbé de……, contre les opinions de Berkeley.

Je ne vois pas qu’on puisse répondre au raisonnement que je vous ai fait contre Berkeley. Il a beau nous dire que nous ne voyons que nos idées et des modifications de notre âme, outre qu’il y a là-dedans quelque chose qu’il n’a pas assez éclairci, Mallebranche l’avait dit équivalemment par rapport à la question présente, en convenant que nous ne voyons pas les corps en eux-mêmes, et cela ne prouve rien contre leur existence, « Mais, ajoute Berkeley, il est certain que rien de semblable à nos idées ne peut exister hors de nous, parce qu’un être qui n’a de réalité qu’en tant qu’aperçu, ne peut exister non aperçu. » — C’est un pur sophisme.

Il donne encore d’autres raisons, qui ne valent pas mieux. — Il ne s’agit pas ici de s’appesantir sur cette question puérile, si la cause de nos sensations leur ressemble ou non. Il suffit qu’elle en soit la cause.

Je soutiens que la matière existante hors de nous a les propriétés géométriques qui dépendent de la distance, et par conséquent la figure et le mouvement. — Rappelez-vous le raisonnement par lequel je prouve l’existence des corps inférée de la cause commune des sensations, et des sensations pareilles des différents hommes, qui se rapportent toutes à ces objets extérieurs, et suivant les mêmes lois : ce qui ne serait qu’une succession bizarre et incompréhensible, suivant Berkeley, et ce qui suit nécessairement de la supposition de l’existence de la matière.

Je prends un cas particulier de ce raisonnement entre mille qu’il pourrait fournir. — Je vois différents objets, et Berkeley ne me niera pas que je n’aperçoive entre ce que j’appelle l’objet, qu’il prétend n’être que l’idée de l’objet, et une autre idée qui me paraît m’appartenir davantage, et que j’appelle moi, une troisième idée que j’appelle la distance de l’objet à moi. Il ne me niera pas non plus que je ne puisse appeler toute cette façon de voir, voir les objets hors de moi.

Je cherche quelle peut être la cause de ces perceptions des objets. Après bien des raisonnements et des expériences, je parviens à imaginer, non qu’il existe hors de moi des corps qui les excitent (je n’en ai jamais douté), mais que les corps renvoient continuellement des rayons de corpuscules qui, en parvenant à mon œil, s’y réfractent, s’y croisent, et, en frappant la rétine dans différents points, transmettent à l’âme une sensation qu’elle rapporte à l’extrémité de ces rayons. Ce n’est encore là qu’un système, mais bientôt je conclus que, suivant la différente longueur de ces rayons visuels, ce même corps doit paraître plus petit ou plus grand, puisque leur notion m’arrive par un angle plus petit ou plus grand ; et comme j’ai le pouvoir, en me donnant l’idée que je marche, de changer à volonté l’idée que j’ai appelée la distance de moi à un objet, je m’approche de l’objet en question, je le vois plus grand ; je m’éloigne, je le vois plus petit. Combinant alors ce qui arrivera dans mon hypothèse des rayons visuels, je parviens, comme je vous l’ai dit dans ma première lettre, à la théorie et à l’expérience du verre convexe qui rend les rayons plus convergents, et fait paraître les corps plus grands. J’agis en conséquence, et j’ai un télescope ou un microscope. Il est visible et incontestable qu’une hypothèse dont toutes les conclusions sont ainsi vérifiées par l’expérience est réelle, et par conséquent que mes rayons visuels, mon objet, mon œil, mon microscope, existent véritablement hors de moi : ces rayons que je n’avais fait que supposer, qui, selon Berkeley, n’existent même pas, puisqu’ils ne sont point aperçus, sont donc le principe qui lie tout l’ordre de mes sensations. Ce même raisonnement, je puis l’appliquer, comme nous en sommes aussi convenus, à la pression de l’air sur le mercure contenu dans des tubes, au système de Copernic, à celui de Newton.

La force de ce raisonnement, dans notre cas, est en partie fondée sur ce que les principes matériels, existant réellement, agissent, quoique insensibles, au lieu que ce qui n’est pas ne peut pas agir, ni influer sur l’ordre de nos idées ; or, ces rayons, etc., n’existent pas, selon Berkeley, puisqu’ils ne sont point aperçus. Le monde de Berkeley serait la chose la plus inexplicable, la plus bizarre, la moins digne de l’Auteur du monde.

Je conçois bien que j’ai besoin, si je mange, d’un estomac et de viscères pour digérer ; mais si je ne mange pas, ou si je ne mange qu’en idée, si mon estomac, que je ne vois point, n’eut rien, pourquoi celui qui ouvrira mon corps aurait-il cette idée d’un estomac aussi peu utile pour lui que pour moi ? Je vous ai déjà parlé de cela ; mais, quand on veut se pénétrer d’une idée, il est bon de la répéter.

Tout le rapport des moyens à leur fin, qui paraît si évidemment dans toute la nature, disparaîtrait, si tout n’était qu’une suite d’idées. En un mot, tout est expliqué en supposant l’existence des corps ; tout est obscur, inintelligible, dénué de raison, en la niant. — Combien de sensations désagréables surtout qui nous avertissent des dangers de notre corps, et qui ne seraient de la part de Dieu qu’un jeu cruel, si les corps n’existaient pas ! Mais l’effet que les objets extérieurs qui nous menacent de péril produisent sur nous, n’est que trop démontré par l’expérience, quand nous n’employons pas à les éviter l’intelligence que Dieu nous a donnée pour les reconnaître. Ces corps sont donc existants ?

Les mêmes raisonnements prouvent que les propriétés géométriques, que nous attribuons à l’étendue, appartiennent à la matière, puisqu’ils prouvent que les rayons de lumière forment entre eux différents angles dont les côtés sont terminés par l’objet existant ; d’où je conclus que l’objet existant est la base du cône ou de la pyramide, de rayons qui a son sommet dans mon œil. Et par conséquent que les différents points de ces objets qui terminent différents rayons, ont entre eux différents rapports de distance déterminés par la forme des figures ; dès qu’on suppose la distance entre deux objets réelle et non pas idéale, comme elle est variable, la réalité du mouvement et du monde physique est évidemment démontrée par là même.

C’est encore par cette liaison du monde physique avec nos idées et avec les idées des autres hommes, que je prouve la certitude de la mémoire et de l’identité personnelle. En un mot, nos idées n’étant que nos idées, je ne puis m’assurer qu’il existe autre chose au delà qu’en raisonnant sur leurs causes, en formant des hypothèses dont le rapport exact avec les phénomènes est la vérification. Berkeley ne s’assure pas autrement de l’existence des hommes avec lesquels il converse ; pourquoi veut-il que le même argument qui lui prouve l’existence des hommes, ne prouve pas l’existence de la matière ? En a-t-il démontré l’impossibilité ? Connaît-il la nature des choses au point de démontrer qu’il est contradictoire qu’il existe hors de lui des êtres qui aient entre eux des rapports de distance ?

« Mais, dira-t-il, ces rapports de distance sont des rapports idéaux qui ne conviennent qu’à des modifications de mon âme. » Cette difficulté est indépendante de l’existence des objets hors de nous. Que la matière existe hors de nous, ou non, il est toujours certain qu’en vertu de ce que nous rapportons nos sensations de couleur ou de résistance à des distances plus ou moins grandes, nous nous représentons hors de nous des figures géométriques dont un côté n’est pas l’autre, et que nous divisons à notre volonté. Si la division est réelle, et si Berkeley veut en convenir, il aura levé toute la difficulté ; mais il soutient qu’elle n’est qu’idéale. Quoi ! ne pourra-t-il y avoir de division réelle hors de mon âme, parce que dans mon âme il y en a une idéale ?

Ce qui trompe Berkeley, est qu’il s’imagine qu’on soutient que les êtres extérieurs ressemblent à nos idées ; ce n’est point cela. Je démontre seulement qu’ils ont les propriétés géométriques qui dépendent de la distance, c’est-à-dire la figure et le mouvement qui appartiennent nécessairement à des êtres composés. Cette figure, il est vrai, et ce mouvement, nos idées les représentent ; le comment est aussi inconcevable dans son système que dans le nôtre. La difficulté est dans le fait même, et le fait est dans tous les systèmes.

Son raisonnement tiré de la comparaison entre les qualités premières et les qualités secondaires, ne vaut pas mieux. Il est sur qu’on est très-fondé à soutenir en même temps que les couleurs, le goût, etc., ne sont que des modifications de notre âme, et que l’étendue existe hors de nous, non pas à la vérité parce que je conçois l’étendue indépendamment d’aucune couleur, et que je ne puis concevoir la couleur sans étendue, mais parce que je sais que le goût, les couleurs, etc., sont produits en moi par les mouvements physiques de mes organes.

Il en est bien de même de l’idée de l’étendue : aussi n’est-ce pas mon idée de l’étendue qui existe hors de moi ; c’est la matière étendue, dont j’ai prouvé l’existence par des arguments qu’on ne saurait appliquer aux couleurs. Il suffit, pour expliquer l’ordre des idées et des sensations, que les rayons visuels puissent exciter en nous les sensations des couleurs, etc., ce qu’ils peuvent faire par le seul mouvement, au lieu qu’ils ne peuvent nous donner l’idée de l’étendue sans former entre eux des angles, et par conséquent sans supposer l’étendue existante hors de nous.

Berkeley n’aurait pas ainsi confondu l’étendue avec ce que les anciens philosophes appelaient qualités secondaires, s’il avait bien analysé la manière dont nous acquérons par les sens l’idée de l’étendue. Les rayons de lumière dessinent sur la rétine un tableau dont chaque point est l’extrémité du rayon. Comme les rayons, suivant leurs différentes vitesses, excitent en nous le sentiment des différentes couleurs, chaque corps a, sur ce tableau, une image qui le distingue. Si l’âme rapportait sa sensation au point où les rayons se réunissent, elle n’aurait aucune idée, parce qu’on ne peut avoir idée de couleur sans avoir idée d’étendue. Si elle rapportait sa sensation à la rétine, on verrait les objets à l’envers ; mais, comme elle rapporte les sensations à une distance prise sur la longueur du rayon, la sensation qui répond à chaque rayon fait un point dans un tableau idéal supposé à une certaine distance de l’œil, et qui se trouve ainsi tracé par l’assemblage de chaque point de couleur particulière. L’idée de l’étendue nous vient donc par l’assemblage des points auxquels nous rapportons nos sensations, quelle que soit l’espèce de sensation. — Non-seulement chaque couleur, en formant une sensation absolument différente des autres, nous donne cependant une idée pareille de l’étendue, mais nous la recevons encore de cette sensation de résistance que nous fait éprouver le toucher ; en un mot, nos sensations sont en quelque sorte les éléments et les points du tableau que l’âme se fait de l’étendue.

Ce qui prouve ceci est que nous ne pouvons imaginer l’étendue sans couleur, quand nous nous la représentons comme existant à quelque distance de nous, et qu’en même temps nous en recevons une idée par le toucher, qui semble n’avoir nul rapport à celles que donnent les couleurs ( parce que la sensation n’en a point effectivement), quoique, par rapport aux conséquences et aux propriétés géométriques, l’idée soit absolument la même. Nous n’avons que deux sens qui nous donnent une idée des figures, parce qu’aucun autre ne nous fournit de sensations que nous puissions rapporter à plusieurs points déterminés. — Le son, quoiqu’il nous donne quelquefois l’idée de distance, ne saurait nous donner celle de figure, parce que ne se propageant pas en ligne droite, nous ne pouvons le rapporter à tel ou tel point précis. Mais les sensations qui, par elles-mêmes, ne donnent point l’idée d’une étendue distinctement déterminée, telles que sont celles du froid et du chaud, dès que nous pouvons, par le moyen du toucher, les rapporter à un certain nombre de points, nous la donnent alors.

On doit donc distinguer l’idée d’étendue d’avec les sensations, quoiqu’on ne puisse la concevoir que par quelque sensation, et quoiqu’elle en tire son origine. Les sensations nous donnent cette idée, non par leur nature de sensation telle ou telle, de couleur bleue ou rouge, de rudesse ou de poli, de dureté ou de fluidité, mais uniquement par la facilité de les rapporter à différents points déterminés, soit à une grande distance, comme dans la vue, et alors toujours en ligne droite, soit à la surface de notre corps, comme dans toutes les sensations qui nous viennent par le toucher.

Berkeley s’épuise à prouver que l’étendue n’est point une substance. Je ne répondrai point à ses raisonnements. Je vous dirai seulement que Locke ni lui n’ont connu la vraie génération de l’idée de substance, qu’ils confondent ces deux termes, la substance et une substance, et les deux questions, l’étendue est-elle une substance, ou l’étendue est-elle la substance ? Je pourrais m’expliquer mieux, et avec plus de développement, si j’avais sous les yeux ce que j’ai écrit sur les langues contre Maupertuis. Mais faut-il tant de peine pour prouver l’existence des corps, et pour répondre aux raisonnements de Berkeley ?

Encore un mot sur l’hypothèse qu’il substitue à l’hypothèse commune. Selon lui, la cause commune de nos sensations et de nos idées n’est autre que l’ordre des idées de Dieu, qu’il a rendues perceptibles dans le temps aux âmes qu’il a créées. Je ne m’arrêterai point à une foule de difficultés métaphysiques que ce système fournit. Je remarquerai seulement qu’il n’explique pas ce qu’il faut expliquer. La question est : Pourquoi la suite de mes idées a-t-elle toujours certains rapports avec la suite des idées des autres hommes, rapports qui sont uniquement réglés par ceux que nous avons les uns et les autres avec des objets que nous supposons hors de nous ? — Mais que font à cela les idées de DIEU ? Sont-ce différentes idées qui causent celles des différents hommes ? Alors d’où vient le rapport qui s’y trouve ? Est-ce la même idée de Dieu qui cause en moi l’idée de blanc, en vous l’idée de jaune, en moi l’idée d’une maison à ma droite, en vous celle d’une masse obscure de dix pieds de long à votre gauche ? Y a-t-il entre les idées de Dieu des rapports de distance ? Réfléchissent-elles des rayons colorés ? Les voit-on suivant les règles de la perspective ? Et sur quoi sont fondées ces règles ?

En voilà assez pour faire voir le ridicule de ce système.


  1. Du système de Berkeley. — On vient de voir, dans l’article Existence, que M. Turgot se proposait d’employer plusieurs articles suivants, et notamment ceux Immatérialisme, Probabilité, Sensation, Mémoire, à réfuter ce philosophe plus ingénieux que solide, qui, renouvelant et exagérant le pyrrhonisme, a prodigué la plus grande subtilité pour tâcher d’établir que les faits qui nous paraissent les mieux constatés sont, ou du moins peuvent être des illusions ; que la réalité des corps est très-incertaine, et qu’il n’est pas sûr que l’univers existe.

    C’est un saint évêque, un profond théologien, qui a exposé ces étranges idées, et les a soutenues avec une très-fine dialectique.

    Sans adopter sa théorie de l’incertitude, on pourrait douter qu’il ait véritablement eu aucune de ces pensées, et croire qu’elles n’ont été qu’un jeu de son esprit, qu’un essai de l’influence que cet esprit serait capable d’exercer sur l’esprit de ses semblables. — Mais il parle si sérieusement, il présente ses raisonnements avec un tel art, que l’on peut croire aussi qu’il s’est ébloui lui-même, et que ce savant argumentaient qui craignait d’affirmer l’existence de son corps, était très-persuadé de la bonté de sa philosophie.

    M. Turgot, magistral, ne crut pas devoir fournir à l’Encyclopédie, officiellement proscrite, secrètement tolérée par le gouvernement, les articles qu’il n’avait promis qu’à l’Encyclopédie permise et protégée comme un des ouvrages les plus utiles, et dont le projet, à quelque point que son exécution fol difficile, et même à cause de cette difficulté, était un des plus honorables que pût concevoir l’esprit humain.

    Les articles qui devaient repousser les sophismes de Berkeley, et compléter l’exposition de ce que nous pouvons savoir sur l’existence, n’ont pas été rédigés. Mais, dès sa première jeunesse (en 1750), M. Turgot, dans la correspondance qu’il tenait avec ses condisciples, et dont nous avons extrait quelques morceaux, avait déjà combattu l’évêque de Cloyne. Nous avons retrouvé deux de ses lettres à ce sujet, et nous croyons que c’est ici leur place naturelle. (Note de Dupont de Nemours.)