Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Mémoire sur les mines et carrières

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Texte établi par Eugène DaireGuillaumin (tome IIp. 130-165).

MÉMOIRE SUR LES MINES ET CARRIÈRES.


Aspect et division de ce Mémoire. — Deux points de vue doivent diriger l’administration dans l’établissement des lois qui règlent l’exploitation des carrières et des mines, savoir : par rapport à l’intérêt des particuliers, la considération du droit naturel ; et par rapport à l’intérêt de l’État, le désir de procurer l’exploitation la plus abondante et la plus fructueuse de cette espèce de richesses.

Chapitre I. — De la jurisprudence des mines considérée relativement aux principes
du droit naturel.

§ Ier. Droit du propriétaire du sol de creuser sur son terrain. — Il est difficile de contester au propriétaire d’un champ le droit d’y fouiller[1].

Avant l’établissement des propriétés foncières, il n’était pas moins libre au premier occupant de creuser la terre que d’en labourer une portion, et de l’enclore pour s’en assurer la possession exclusive. Or, pourquoi un homme qui, en faisant fermer son champ, en est devenu propriétaire, n’aurait-il pas sur cette terre une faculté qu’il partageait auparavant avec tout le monde ? N’eût-il d’autre titre pour pouvoir y creuser que celui de premier occupant, il n’y a certainement pas renoncé. Aussi, dans le fait, n’a-t-on jamais contesté au propriétaire le droit de creuser des fossés et des puits dans son terrain, ni le droit d’y prendre de la pierre pour bâtir.

§ II. Droit d’empêcher les autres d’y faire aucune ouverture. — Si le droit de fouiller la terre dans son champ est une suite inséparable de la propriété, le droit d’empêcher les autres d’y fouiller est une conséquence immédiate de cette propriété. En effet, dès que les conventions sociales, fondées et dictées par la nature même, ont établi qu’un homme pouvait, en cultivant un terrain, en le fermant, s’en assurer la possession exclusive, et qu’en vertu de cette propriété, acquise par le travail, il pouvait en interdire non-seulement la culture, mais jusqu’à l’entrée à tout autre ; il est évident que personne ne peut y fouiller que de son aveu. Toute la superficie est incontestablement l’objet de sa propriété ; donc nul ne peut, sans son consentement, ouvrir cette superficie.

§ III. Liberté générale de pousser les galeries sous le terrain d’autrui. — Il suit de là que, si l’on ne peut parvenir aux matières souterraines sans ouvrir la superficie du terrain sous lequel elles se trouvent, la propriété de la surface entraîne nécessairement celle des matières qu’elle couvre. Mais lorsqu’un homme a fait un puits dans son terrain, ou bien a ouvert une carrière sur la croupe d’un coteau, rien ne l’empêche de continuer la fouille et l’extraction des pierres, en poussant des galeries en tous sens sous le terrain d’autrui[2].

C’est ici qu’on peut commencer à douter, et demander si le propriétaire de la surface supérieure peut, en vertu de son droit de propriété, s’opposer au travail de ces galeries poussées sous son terrain. Je ne le pense pas ; et à cet égard je suis de l’avis du plus grand nombre des jurisconsultes.

Ils en ont cependant, selon moi, donné une assez mauvaise preuve : ils ont dit que le propriétaire de la surface, en s’appropriant la terre par son travail, n’avait eu pour objet que de s’assurer la jouissance des fruits, et la faculté d’y semer, d’y bâtir ; qu’il n’avait point dirigé son intention (affectum possidendi) sur la possession des matières souterraines[3]. Cette raison n’est pas entièrement satisfaisante ; car s’il ne s’agissait que de diriger son intention, il n’y aurait point d’homme qui ne désirât tout ce qu’il peut avoir, et ce n’est certainement pas par leurs propres désirs que les propriétés des hommes ont reçu quelques limitations. Il faut aller plus loin, et dire que, quand même le propriétaire aurait eu l’intention de posséder toutes les matières souterraines, cette intention ne lui aurait donné aucune propriété. Qu’est-ce en effet que la propriété ? (Je ne prends pas ce mot dans le sens strict que lui donnent les jurisconsultes, lorsqu’ils l’opposent à l’usufruit et à différentes manières de posséder, qui toutes ne sont que des dérivations, ou si l’on veut des partages du droit de propriété, pris dans son sens primitif ; je parle de ce droit par lequel un objet propre aux jouissances de tous les hommes, n’appartient qu’à un seul.) La propriété, dans ce sens, est le droit d’user de la chose, et d’empêcher les autres d’en user. Le sauvage qui cueille le fruit d’un arbre acquiert la possession de ce fruit, et n’a aucun droit sur l’arbre qui ne soit commun à tout autre qui, comme lui, pourra en prendre aussi des fruits. Mais, s’il enferme le terrain où cet arbre est planté, il acquiert exclusivement à tout autre un droit aux fruits que cet arbre et ce terrain produisent. Il possède ce terrain par voie d’occupation : sa propriété est garantie par la force qu’il peut opposer aux entreprises de ceux qui voudraient partager avec lui les fruits de ce terrain.

Dans l’établissement des sociétés, la convention générale et les lois ont ajouté à la force de chaque particulier celle de la société entière, dont tous les membres se sont réciproquement garanti la possession des héritages que chacun s’était appropriés par voie d’occupation et par son travail personnel. À la place des forces particulières, qui sont devenues inutiles, la force publique a été établie. Elle n’a point borné sa garantie aux terrains enclos : un sentiment d’équité naturelle, très-conforme aux intérêts de la société, a fait regarder le travail de la culture comme une occupation suffisante pour assurer la propriété légale d’un héritage et la possession de ses fruits.

Il résulte de là qu’il ne peut y avoir de propriété sans pouvoir d’en conserver l’usage, à l’exclusion de tout autre. Ce pouvoir de conserver ne peut venir que de la force ou des précautions du propriétaire lui-même, ou bien de la garantie des lois. Voyons si l’un ou l’autre de ces deux principes assure la possession exclusive des matières souterraines au propriétaire de la surface.

Il est d’abord évident, au premier coup d’oeil, que celui-ci ne peut s’opposer par lui-même à une entreprise dont rien ne l’instruit, et qui ne lui fait ni bien ni mal ; il n’ira pas fouiller à grands frais dans son champ pour découvrir si d’autres ne l’ont pas miné à son insu.

Le propriétaire de la surface n’a donc par lui-même aucun pouvoir de conserver la possession exclusive des matières souterraines. Quant à la garantie légale que la société accorde en conséquence de l’occupation du terrain par la culture, elle ne s’étend point sur les matières souterraines, 1o parce que l’occupation ne s’y est point étendue elle-même ; 2o parce que la raison d’équité et d’intérêt commun, qui a fait garantir aux premiers cultivateurs le fruit de leurs travaux, n’a aucune application aux matières souterraines, qui ne sont ni l’objet de la culture, ni le produit du travail ; 3o parce que le propriétaire ne reçoit ni dommage ni trouble de la recherche de ces matières, lorsque les ouvertures ne sont pas dans son héritage ; 4o parce que, dans les temps voisins de l’origine des propriétés foncières, la société manquait elle-même de moyens pour faire exécuter cette garantie légale de la possession des matières souterraines.

La géométrie n’avait pas encore appris aux mineurs l’art de décrire la route qu’ils suivent sous terre et d’en tracer tous les détours sur la superficie ; ceux qui s’occupaient à fouiller dans les entrailles de la terre ne s’informaient pas sous quel héritage leur travail les avait conduits. Le cultivateur et le mineur travaillaient chacun de leur côté, sans aucun rapport l’un avec l’autre, sans se connaître, et les lois n’avaient rien à régler entre eux, puisqu’ils ne se demandaient rien.

Je ne prétends pas soutenir que dans la suite, lorsque la situation des propriétés et celle des travaux des mines ont été susceptibles d’une détermination plus précise, la société n’ait pu donner au propriétaire de la surface le droit de s’opposer à toute entreprise faite sous son fonds ; mais je crois avoir prouvé que ce droit n’est point une conséquence de la convention primitive qui a établi le droit des propriétés, droit si ancien et si nécessaire qu’il a précédé les lois, et qu’à quelques égards il se confond avec le droit naturel. Il est certain que dans le fait le droit du propriétaire sur les matières souterraines n’a point été assuré par des lois primitives chez la plupart des nations, et en particulier en France, puisque l’on y croit que les mines appartiennent au souverain. J’examinerai dans la suite si une loi qui en donnerait la propriété au propriétaire de la surface serait utile ; il est toujours certain qu’à ne consulter que le droit naturel et les conséquences immédiates des premières conventions qui ont garanti les propriétés foncières, on est libre de fouiller sous le terrain d’autrui, pourvu qu’on n’ouvre que sur son propre terrain.

§ IV. Bornes de cette liberté. — Cette faculté est cependant limitée par l’obligation de ne nuire en rien au propriétaire de la superficie, car le droit de celui-ci s’étend incontestablement sur tout ce qui peut intéresser la conservation de son terrain, la solidité des ouvrages qu’il y a faits, la jouissance tranquille des fruits. Ainsi, un homme qui, en ouvrant la terre dans son champ, creuserait sous celui de son voisin de façon à faire enfoncer le sol, à affaiblir les fondements de la maison, à faire écouler l’eau du puits, donnerait certainement atteinte à la propriété d’autrui. Il n’est donc permis de fouiller sous le sol d’un autre qu’à deux conditions : l’une, de ne fouiller qu’à une profondeur telle qu’on ne puisse lui causer aucun dommage ; l’autre, de laisser d’espace en espace des soutiens suffisants pour que son terrain et ses bâtiments ne puissent s’écrouler. La possession résultant de l’occupation des matières souterraines est donc assujettie à une servitude naturelle en faveur du propriétaire de la superficie.

§ V. Droit d’occupation sur les matières souterraines. Quoiqu’avant cette occupation elles ne soient encore à personne, il n’en résulte pas quelles doivent appartenir au prince. — Les matières souterraines n’appartiennent à personne jusqu’à ce que le terrain soit fouillé ; celui qui entreprend de les extraire s’en empare au titre de son travail comme premier occupant, et le propriétaire du sol qui fouille dans son terrain n’a pas d’autre droit.

On a voulu en conclure que ces matières appartiennent à l’État et font partie du domaine du souverain, de même que les terres vaines et vagues ; mais il y a deux différences considérables : la première consiste en ce que, pour s’approprier les terres vaines et vagues, il a suffi que le souverain en ait eu la volonté, au lieu qu’il ne peut parvenir aux matières souterraines sans passer par la superficie, ce qu’il ne peut faire sans donner atteinte au droit de propriété. Je conviens que le prince peut être aussi propriétaire de terrains, mais les droits qui lui appartiennent à ce titre appartiennent à tous les autres propriétaires comme à lui, et ne sont point un apanage de la souveraineté. Une seconde différence consiste en ce que personne n’a aucune espèce de droit à réclamer sur les terres vaines et vagues ; mais, quoique le propriétaire du sol n’ait pas un droit exclusif sur les matières souterraines, on ne peut nier que le droit d’ouvrir la terre dans son champ et de s’approprier par la voie de l’occupation les matières qu’il y trouve, ne soit un accessoire de son droit de propriété : cette faculté n’exclut pas la concurrence de celui qui pourrait le prévenir dans cette espèce d’occupation sans entrer dans son champ, mais elle est incompatible avec la propriété absolue du prince, puisque celle-ci priverait le propriétaire du sol d’une liberté qui fait partie de sa propriété primitive.

§ VI. Le droit d’occupation sur les mines ne s* étend qu’à la propriété des ouvrages faits sous terre et des matières déjà extraites, sans donner de suite sur les bancs ou filons découverts. — Je crois avoir prouvé que le droit de celui qui a ouvert une carrière ou une mine est le droit du premier occupant[4]. Pour fixer la nature et l’étendue de la propriété qu’il acquiert à ce titre, il ne faut que considérer quelle est précisément la chose qu’il occupe.

Il n’est pas douteux qu’en creusant des puits et des galeries, il ne se mette véritablement en possession de tout son ouvrage ; cette possession lui en donne une véritable propriété. L’ouverture en est faite dans son terrain ou dans celui d’un propriétaire qui lui a cédé son droit ; le reste est le fruit de son travail, il a le droit d’en user ; il peut en exclure tout autre au même titre que le premier cultivateur d’un champ a pu l’enclore. Le même motif d’équité, qui a engagé la société à garantir au cultivateur la propriété du terrain qu’il a occupé par son travail, doit faire assurer au mineur la possession permanente des chemins qu’il s’est ouverts pour tirer de nouvelles richesses du sein de la terre.

Le mineur a encore pris possession de la matière même qu’il a arrachée par son travail de la carrière ou de la mine ; mais, à cet égard, sa possession et par conséquent sa propriété se bornent à ce qu’il a effectivement arraché ; que cette matière forme un banc continu, comme dans certaines carrières, ou un filon prolongé, comme dans la plupart des mines, celui qui a pris la matière de ce filon sur dix toises de longueur n’a pas plus de droits sur la suite de ce filon jusqu’à cent et jusqu’à mille toises plus loin, que le propriétaire de la surface n’en avait sur la totalité ; il n’a que la faculté de s’en mettre en possession en continuant son travail ; mais il ne peut empêcher qu’un autre, en ouvrant la terre ailleurs, n’attaque ce banc ou cette veine par un autre côté ; sa possession ne s’étend donc que sur ce qu’il a pris, et ne lui donne aucun droit sur ce qui reste à prendre. Ce principe est important.

§ VII. Par quels principes les contestations entre les mineurs dont les travaux se rencontrent peuvent être décidées. — Chaque propriétaire ayant droit d’ouvrir la terre dans son héritage et de pousser en tous sens ses galeries, il est très-facile que deux mineurs se rencontrent en s’avançant sous terre chacun de leur côté. Par le principe que je viens d’établir, chacun restera le maître, 1o de ses ouvrages souterrains ; 2o de la matière qu’il en aura tirée jusque-là, et n’aura rien à demander à l’autre. S’ils veulent continuer de travailler, comme leur droit est égal, il faut qu’ils s’arrangent ensemble, ou pour se détourner chacun de son côté, ou pour s’associer dans un travail commun ; si l’un des deux se refusait à l’accord, le juge en déciderait, mais il n’aurait besoin pour cela d’aucune autre loi que les principes d’équité naturelle.

L’accord ne serait pas difficile s’il s’agissait de carrières disposées par bancs réguliers, car chacun pourrait sans peine se détourner pour travailler de son côté. Quant aux filons métalliques, comme ils n’ont qu’une direction et ordinairement qu’une épaisseur médiocre, il arriverait le plus souvent que, lorsque deux hommes se rencontreraient en suivant deux directions opposées, le filon se trouverait épuisé, et alors ils n’auraient rien à se disputer.

Mais supposons que deux hommes suivent chacun un filon, que ces deux filons soient convergents, et viennent, comme il arrive quelquefois, se réunir en un seul ; si les deux mineurs ne parviennent pas au point de réunion des deux filons dans le même moment, le premier arrivé, continuant de s’avancer, s’emparera de suite du filon, et les galeries qu’il aura poussées étant son ouvrage, lui appartiendront : le second, en arrivant, trouvera le filon consommé, et tout l’espace occupé par les galeries de son concurrent ; il n’aura par conséquent rien à prétendre.

Ils n’auraient un droit entièrement égal que dans le cas où ils parviendraient ensemble au point de la réunion des deux filons ; il faudrait alors ou qu’ils s’associassent, ou que l’un achetât le droit et les travaux de l’autre : s’ils ne s’accordaient pas, ils auraient besoin de juge ou plutôt d’arbitre ; mais cet arbitre n’aurait encore besoin que de la simple équité pour régler leurs prétentions d’après l’évaluation des travaux de l’un et de l’autre.

§ VIII. La propriété d’une mine n’entraîne point le droit de forcer le propriétaire du sol à permettre les ouvertures nécessaires pour en continuer l’exploitation. — Dans tout ceci le propriétaire de la superficie n’a aucun intérêt ; mais il n’est pas possible de pousser fort loin le travail des mines, ni même l’exploitation de certaines carrières, en suivant des galeries qui n’auraient qu’une seule ouverture : on est obligé de les multiplier pour diminuer les frais d’extraction des matières, pour procurer l’écoulement aux eaux qui noieraient les ouvrages ; enfin pour donner aux travailleurs les moyens de respirer, et pour dissiper, par la circulation de l’air, les exhalaisons nuisibles. Il y a des carrières qui, comme une grande partie de celles de plâtre et d’ardoises, exigent, pour être exploitées de la manière la plus avantageuse, que la superficie du terrain même soit détruite ; dans tous ces cas le mineur a besoin de recourir au propriétaire de la superficie, et de lui demander la permission de pratiquer des ouvertures dans son terrain.

Celui-ci étant maître absolu de son héritage, est libre, par le droit naturel, d’accorder ou de refuser son consentement, c’est au mineur à lui proposer des avantages assez grands pour l’engager à le donner. S’il refuse obstinément, le mineur sera obligé d’interrompre ses travaux : c’est un malheur, mais il n’a point à se plaindre ; c’était à lui à prévoir le besoin qu’il aurait du propriétaire, et à s’assurer d’avance de son consentement.

En vain prétendrait-on que le mineur étant obligé, par une servitude naturelle, à prendre toutes les précautions nécessaires pour garantir au propriétaire du sol la conservation et la jouissance tranquilles de sa propriété, cette servitude devrait être réciproque, et que le propriétaire de la superficie devrait être pareillement tenu, sauf un dédommagement convenable, à tout ce qui est nécessaire au mineur pour jouir de sa propriété souterraine.

Cette réciprocité n’a aucun fondement. Il est faux que le propriétaire du sol, en s’opposant à l’ouverture dont le mineur a besoin, empêche celui-ci de jouir d’aucune propriété. Le mineur n’a d’autre propriété que les travaux déjà faits et les matières qu’il en a retirées. C’est pour continuer ses travaux, c’est pour extraire de nouvelles matières, c’est pour acquérir une nouvelle propriété, et non pour conserver l’ancienne, qu’il a besoin d’une nouvelle ouverture : or, une propriété qu’il n’a pas ne peut lui donner aucun droit de servitude. Eût-il une vraie propriété, celle du possesseur de la superficie serait antérieure, et c’est de cette antériorité que résulte la servitude ; c’est cette antériorité qui restreint la faculté laissée à celui qui n’est pas propriétaire, de creuser sous le sol ; c’est elle qui met à cette liberté la condition de garantir le propriétaire de tout dommage. Mais celui-ci n’a fait de condition avec personne ; sa propriété était pleine et entière, et personne n’a pu la diminuer après coup, ni acquérir une servitude sur lui sans son consentement. Par cela seul qu’il est propriétaire, il est maître de sa chose, et ne peut être forcé à en céder l’usage à un autre. Il n’est ici question que du droit de propriété considéré en lui-même, et non des motifs d’utilité générale qui pourraient déterminer le législateur à restreindre la propriété dans des cas particuliers. J’examinerai bientôt la solidité de ces prétendus motifs.

§ IX. Résultat des principes de l’équité naturelle et des conséquences immédiates du droit de propriété relativement à la jurisprudence des mines. — Il résulte de cette analyse, que le Code des mines, à ne le fonder que sur les principes de l’équité naturelle, et sur les conséquences immédiates des droits de la propriété foncière, se réduit aux quatre articles suivants : 1o Chacun a droit d’ouvrir la terre dans son champ ; 2o personne n’a droit d’ouvrir la terre dans le champ d’autrui, sans son consentement ; 3o il est libre à toute personne de pousser des galeries sous le terrain d’autrui, pourvu qu’elle prenne toutes les précautions nécessaires pour garantir le propriétaire de tout dommage ; 4o celui qui, en usant de cette liberté, a creusé sous son terrain ou sous celui d’autrui, est devenu, à titre de premier occupant, propriétaire des ouvrages qu’il a faits sous terre et des matières qu’il en a extraites ; mais il n’a rien acquis de plus[5].

Chapitre II. — De la jurisprudence des mines, considérée par rapport
à l’avantage de l’État.

Je dois maintenant examiner si le plus grand avantage de l’État a dû ou doit déterminer l’autorité législative à modifier ou restreindre ces principes, et à établir une jurisprudence différente.

On ne peut se refuser à une première réflexion, c’est que, si ce petit nombre de principes, dictés par la nature, suffit pour conserver à chacun ses droits, et pour procurer à l’État la plus grande jouissance des richesses renfermées dans le sein de la terre, on aurait ou l’on aurait eu tort d’y rien changer et d’y rien ajouter. Toute loi inutile est un mal, par cela seul qu’elle est une restriction à la liberté, qui par elle-même est toujours un bien. Voyons donc si l’intérêt de l’État exige une autre jurisprudence sur la matière des mines. Cet intérêt a pu être et a été envisagé de deux façons ; ou relativement à l’avantage du fisc, par le profit qu’il peut retirer des mines, ou relativement à l’intérêt qu’a l’État en général d’encourager l’extraction des richesses souterraines, si précieuses par leurs usages multipliés et par leur valeur dans le commerce.

§ Ier. Examen des motifs tirés de l’intérêt du fisc pour restreindre la liberté naturelle d’exploiter les mines. — Examinons d’abord l’intérêt du fisc. Je conviens que les souverains ne pouvant se passer de revenu pour subvenir aux dépenses de l’État, l’intérêt fiscal peut être, à quelques égards, considéré comme une branche de l’intérêt public ; et je ne doute pas que l’idée de grossir le trésor du prince d’une richesse qui ne semblait prise à personne n’ait contribué, plus que tout autre motif, à faire établir par les jurisconsultes romains le principe que toutes les mines appartiennent à l’État. Mais les empereurs romains ne furent pas longtemps à reconnaître combien cette idée est chimérique. Un entrepreneur particulier, qui emploie tout son temps et son industrie à l’exploitation d’une mine, a souvent peine à retirer quelque profit de ses avances, et quelquefois le produit n’égale pas les frais. Et comment une administration surchargée d’affaires de tout genre pourrait-elle suivre les détails d’un travail très-difficile avec cette économie scrupuleuse, sans laquelle ces entreprises ruinent toujours leurs auteurs ? Les tentatives que le gouvernement a faites de temps en temps en France pour faire valoir les mines au profit du roi, n’ont servi qu’à en prouver l’impossibilité par de nouvelles expériences : on voit, par l’édit de 1601[6], que M. de Sully avait fondé de grandes espérances sur cette ressource ; mais il en fut bientôt désabusé.

§ II. Il est impossible de faire valoir les mines avec avantage au profit du roi. — Pour que l’exploitation d’une mine au profit du souverain lui soit avantageuse, il faut deux conditions : l’une, que la mine soit excessivement riche ; l’autre, que l’État soit très-petit. D’un côté, les produits d’une mine sont diminués, mais ne sont pas absorbés en totalité par quelques négligences dans la régie ; de l’autre, les négligences sont un peu moindres dans un petit État : l’objet est plus sous les yeux, il est plus important, parce que la totalité des revenus est moindre, et le gouvernement est moins surchargé. C’est par ces raisons que plusieurs princes d’Allemagne gagnent à faire travailler leurs mines pour leur compte ; mais un grand État y perdrait. C’est sur le revenu territorial qu’il doit fonder les siens, et non sur les produits d’entreprises particulières dont l’administration ne pourrait s’occuper sans dérober son attention à des objets qui doivent la fixer tout entière. En attribuant à l’État la propriété des mines, les jurisconsultes ne lui ont donc rien donné, puisque le souverain ne peut par lui-même les mettre en valeur, et qu’il est réduit à en céder l’usage à des particuliers, qui seuls peuvent les exploiter avec avantage. Il aurait autant valu abandonner les mines au sort des autres biens que de se réserver un droit illusoire dont le prince ne peut faire usage qu’en le cédant.

§ III. Le droit de dîme sur les mines, quand il serait utile de le conserver, pourrait être levé à titre d’impôt, sans que la propriété des mines appartînt au Domaine. — Il est vrai que les empereurs romains, et plusieurs souverains après eux, en permettant aux particuliers d’exploiter des mines, se sont réservé le droit de prélever une dîme sur leur produit ; mais pour cela ils n’avaient nullement le droit de s’attribuer la propriété des mines. Cette dîme n’est autre chose qu’un impôt sur le produit des mines, et l’État lève des impôts aussi forts sur les autres espèces de biens sans y prétendre aucun droit de propriété particulière. Or, que les souverains lèvent cette dîme à titre d’impôt ou à titre de droit domanial, la chose est fort indifférente. S’il est avantageux à l’État qu’une partie des impositions porte sur le produit des mines (question très-susceptible de doute et que j’examinerai plus bas), le prince n’a besoin que de son autorité pour établir cet impôt ; si au contraire l’État a plus d’intérêt à encourager l’exploitation des mines par une entière franchise qu’à en tirer une branche de revenu, l’État fera très-sagement de remettre son droit domanial, et c’est ce que le roi a fait en plusieurs occasions, notamment par l’édit de février 1722 en faveur d’une compagnie établie pour exploiter les mines du royaume. Dans l’un et l’autre cas, la parité est entre l’impôt et le droit domanial, et puisque l’expérience a démontré que l’État ne peut trouver aucun avantage à faire travailler les mines pour son propre compte, il en résulte évidemment que le fisc n’a aucun intérêt direct au maintien du principe que la propriété des mines fait partie du domaine public ; c’est donc sans objet et sans intérêt que l’avidité fiscale a dérangé sur ce point l’ordre que la nature des choses avait établi.

§ IV. Examen des motifs qu’on allègue pour restreindre la liberté naturelle de l’exploitation des mines, et qu’on tire de l’intérêt qu’a l’État à ce qu’elles soient exploitées de la manière la plus fructueuse. — Après avoir détruit le véritable motif qui a fait introduire la jurisprudence domaniale sur les mines, il me reste à discuter les prétextes dont on a cherché à l’appuyer.

On part d’un principe incontestable, c’est l’intérêt qu’a l’État à ce que les mines soient mises en valeur et exploitées de la manière la plus avantageuse, soit pour épargner l’achat des matières qu’on serait obligé de tirer de l’étranger pour fournir aux différents besoins de la société, soit pour mettre dans le commerce de nouvelles valeurs qui en augmentent l’activité.

Or, on prétend que la liberté laissée à tout propriétaire d’ouvrir son terrain à l’exclusion de tout autre, est incompatible avec l’exploitation fructueuse des mines.

§ V. Première objection contre la liberté, fondée sur la nécessité de faire de grosses avances et de courir de très-gros risques pour mettre une mine en valeur ; d’où l’on conclut qu’il est indispensable d’assurer à un seul entrepreneur le droit exclusif de faire travailler toutes les mines qui se trouvent dans une certaine étendue de terrain. — Il n’est pas possible, dit-on, de mettre une mine en valeur sans commencer par faire les plus grandes dépenses : il faut creuser des puits, percer des galeries dans le roc, soutenir les uns et les autres par de forts étais, établir des machines pour l’épuisement des eaux, bâtir des fourneaux, payer une foule d’ouvriers, acheter du bois, extraire la mine, la fondre avant de retirer un sou. De pareilles avances, effrayantes par leur immensité, le sont encore plus par l’incertitude du succès. On sait que les plus habiles artistes ne peuvent former que des conjectures plus ou moins probables sur la richesse d’une mine, ni même sur la vraie direction des filons, dont la marche irrégulière déconcerte souvent les mineurs les plus expérimentés. Maintenant, quel est l’homme qui voudra faire des avances aussi fortes, et risquer sa fortune, s’il n’est pas assuré de recueillir sans partage le fruit de ses travaux ; si, lorsque ses recherches lui auront enfin découvert une mine suivie et abondante, les propriétaires de chacun des héritages sous lesquels elle passe, ou ceux à qui ces propriétaires auraient cédé leurs droits, peuvent en ouvrant la terre de leur côté s’emparer des richesses qu’elle renferme, et s’approprier sans risque le fruit de tant de travaux et de dépenses ? Sur quelle assurance l’entrepreneur d’une mine pourra-t-il engager des gens riches à s’associer avec lui et à lui confier leurs fonds ?

Il est donc nécessaire, pour qu’un homme puisse entreprendre la recherche et l’exploitation d’une mine, que l’État lui en assure la possession sans trouble, ce qui ne peut se faire qu’en lui accordant, exclusivement à tout autre, la concession de toutes les mines qui se trouvent aux environs du lieu où il se propose de fouiller, dans une étendue assez grande pour qu’il puisse être indemnisé de ses frais et trouver un profit suffisant. Or, l’État ne peut faire cette concession s’il n’a pas, à l’exclusion des propriétaires de la superficie, la propriété des matières souterraines. La loi qui la lui donne est nécessaire, parce que sans elle les mines les plus riches demeureront à jamais des trésors enfouis et perdus pour l’État. Cette loi n’a rien d’injuste, car elle n’ôte au propriétaire de la superficie qu’un droit inutile, et qui ne peut lui servir à empêcher un autre de mettre en valeur des richesses dont lui-même ne profite pas.

Sacrifier à ces prétendus droits toutes les richesses que le travail des mines peut procurer au royaume, ce serait sacrifier à un intérêt chimérique, et de nulle valeur pour un particulier, un intérêt très-réel et très-considérable pour l’État. Quand il s’agirait de la valeur même du fonds où l’on doit creuser, c’est-à-dire de quelques arpents de terre, elle ne pourrait être comparée aux dépenses immenses de l’exploitation d’une mine, ni par conséquent aux produits, qui dans toute entreprise doivent toujours faire rentrer les dépenses avec un profit proportionné. On ne devrait pas même craindre d’obliger le propriétaire à céder son fonds, s’il le fallait, en obligeant l’entrepreneur à lui en payer la valeur.

§ VI. Seconde objection contre la liberté. Nécessité d’obliger les propriétaires de la superficie de consentir, moyennant un dédommagement, aux ouvertures dont les mines ont besoin pour continuer leur exploitation. — Ce serait bien en vain que l’État donnerait à un entrepreneur de mines la concession de toutes celles qui se trouvent dans un certain arrondissement, si le propriétaire de la surface n’était pas forcé par une loi de permettre, dans son terrain, les ouvertures nécessaires pour l’exploitation de ces mines. Il est indispensa ble de multiplier ces ouvertures pour chercher de nouvelles traces d’un filon interrompu, pour rendre l’extraction des matières moins dispendieuse, pour établir des pompes ou ménager des écoulements aux eaux ; enfin, pour donner de l’air aux ouvriers. Or, si le propriétaire du terrain peut refuser son consentement à l’ouverture, il ne faudra qu’un homme de mauvaise humeur, pour faire perdre le fruit d’une dépense immense, ruiner les entrepreneurs et rendre impossible l’exploitation de la mine la plus riche et la plus avantageuse pour l’État. Quelque étendue qu’on puisse donner au droit du propriétaire du sol, il ne saurait avoir celui de ruiner, sans intérêt, la fortune d’un autre citoyen. La loi doit les protéger tous également ; par conséquent elle doit ordonner au propriétaire de souffrir une ouverture dont le mineur ne peut se passer, et obliger le mineur à lui donner un dédommagement tel, qu’il demeure entièrement indemne. Le droit des particuliers a toujours cédé à l’intérêt public ; et pourvu que le particulier soit dédommagé, il n’a point à se plaindre. Ce dédommagement peut être fixé par la loi même ; mais il paraît plus juste que le dédommagement soit plus ou moins fort suivant le plus ou le moins de tort que souffre le propriétaire ; ce qui dépend de mille circonstances locales et variables. Il suffit donc que l’indemnité soit fixée à dire d’experts, et par l’autorité du juge, lorsque les parties ne peuvent s’accorder.

§ VII. Troisième objection contre la liberté, fondée sur le danger des petites exploitations irrégulières, que chaque propriétaire pourrait faire sur son terrain. — Ce n’est pas seulement pour mettre l’État à portée d’assurer aux entrepreneurs des mines le fruit de leurs dépenses, que la propriété doit lui en être réservée, et qu’il ne doit pas être permis à chaque propriétaire de travailler les filons qui peuvent se trouver sous son terrain ; c’est encore pour prévenir l’inconvénient de ces petites exploitations faites par des paysans, qui creusent à la hâte quelques puits lorsqu’ils aperçoivent l’extrémité d’un filon qui se montre à la superficie de la terre, et les abandonnent dès qu’ils sont parvenus à une certaine profondeur, parce qu’ils manquent de fonds et d’intelligence. Ils ne peuvent ni soutenir les terres, ni se délivrer des eaux, ni se procurer l’air dont ils ont besoin pour respirer ; négligeant les précautions les plus essentielles, ils risquent à tout moment leur vie.

Ils gagnent à peine, à ce travail, ce qu’ils gagneraient partout ailleurs à travailler de leurs bras, et ce profit médiocre est une véritable perte pour l’État, parce que les ouvertures multipliées et pratiquées sans aucune régularité nuisent aux exploitations régulières que d’habiles gens pourraient entreprendre dans la suite.

Les masses de terre affaiblies par l’interruption de leur continuité, et mal soutenues avec de mauvais bois, s’éboulent sur les travaux ; les puits abandonnés se remplissent d’eaux qui, se faisant jour tout à coup dans les galeries intérieures, y viennent surprendre et noyer les mineurs.

Les eaux, si elles se filtrent, peuvent détremper et décomposer les liions ; si elles séjournent dans les puits, elles s’y corrompent et produisent ces vapeurs malsaines qui font périr sur-le-champ les ouvriers.

L’État a donc un intérêt sensible à ce que les mines ne soient exploitées que suivant les règles de l’art, ce qui est incompatible avec la liberté générale laissée à tous les propriétaires d’ouvrir les mines chacun sous son terrain.

§ VIII. Conséquences des trois objections ci-dessus en faveur de l’utilité et de la nécessité des systèmes établis sur la jurisprudence et sur l’administration des mines. — En effet, des concessions accordées en connaissance de cause sont l’unique moyen d’obvier aux petites exploitations irrégulières qui produisent peu pour le moment et nuisent pour l’avenir, en devenant un obstacle à des exploitations plus régulières. L’État, en donnant à ces concessions une certaine étendue, assure aux entrepreneurs, outre la rentrée de leurs frais, des profits suffisants pour les exciter à multiplier leurs entreprises et à mettre en valeur toutes les richesses que le royaume possède en ce genre. En n’accordant ces concessions que pour un temps limité, et statuant que dans le cas où les concessionnaires négligeraient ou abandonneraient l’exploitation de la mine concédée, l’État y rentrera de plein droit, on n’a point à craindre qu’un privilège, accordé à un concessionnaire qui n’en ferait point usage, devienne dans la suite un obstacle à ce qu’un autre entreprenne de mettre la même mine en valeur.

Tel est précisément le système actuel de l’administration sur la police des mines, dans une partie de l’Europe, et c’est le seul dans lequel elles puissent être exploitées de la manière la plus avantageuse pour l’État. Ce système suppose que la propriété des matières souterraines soit distinguée de celle de la superficie, et qu’elle appartienne au prince ; il est donc nécessaire que la loi lui donne irrévocablement cette propriété, non pour l’intérêt de son trésor, mais pour J’intérêt public.

§ IX. Réfutation des raisons qu’on allègue en faveur du système établi sur l’administration des mines. — Ce sont à peu près les mêmes qu’on allègue en faveur des monopoles de toute espèce. — Les arguments que je viens de rapporter sont, à ce qu’il me semble, les plus spécieux qu’on emploie pour autoriser les principes établis sur la propriété des mines, et je ne pense pas en avoir déguisé la force. Il s’en faut bien que je les trouve convaincants.

Je les discuterai l’un après l’autre, mais je ne puis m’empêcher de remarquer d’abord à quel point ils ressemblent à ceux qu’on entend journellement en faveur de tous les privilèges exclusifs. Les demandeurs ne manquent jamais d’alléguer les dépenses qu’ils ont faites pour trouver des secrets utiles ; ils craignent que ces secrets ne soient connus d’autres particuliers à qui cette connaissance n’aurait rien coûté, et qui, par conséquent, n’ayant pas les mêmes frais à retirer, leur enlèveraient le fruit de leurs recherches, en vendant à meilleur marché qu’ils ne peuvent faire.

Tout entrepreneur qui est parvenu à persuader que son entreprise est utile à l’État, ne manque pas de demander, sous ce prétexte, des ordres pour se faire fournir des manœuvres, des voitures, des matières premières, à salaire compétent. Si l’on écoute ces sortes de gens (et on ne les a que trop souvent écoutés), c’est toujours par mauvaise volonté que les marchands ou les ouvriers ne se contentent pas du prix qu’ils offrent, et le service est toujours prêt à manquer. Ils obtiennent des ordres ; on taxe le prix du travail ou des fournitures ; on croit avoir rendu justice aux ouvriers et aux propriétaires des matières, si ce prix n’est pas au-dessous du prix courant, et l’on oublie que, quand cela serait, on leur aurait toujours fait l’injustice d’attenter à leur liberté.

À entendre de même la plupart des manufacturiers, des gros commerçants, on regardera les petites fabriques, les colporteurs, comme la ruine des fabriques et du commerce : « Ces gens, dit-on, épargnent sur la quantité et sur la qualité des matières : ils donnent de mauvaises marchandises, parce que n’ayant point de fonds, ils sont toujours pressés de vendre vite, et qu’ils ne peuvent vendre vite qu’en vendant à un prix trop bas, dont ils tâchent de se dédommager sur la marchandise. » Ce langage du monopole est le même dans toutes les branches de commerce : il ne doit pas être moins suspect dans la matière des mines que dans une autre, et j’espère montrer qu’il n’est pas mieux fondé.

§ X. Réponse à la première objection. Il n’est nullement nécessaire de donner aux entrepreneurs des mines le droit exclusif de travailler toutes celles d’un certain canton. — Personne ne contestera que la recherche et l’exploitation des mines n’exigent des avances énormes, et d’autant plus effrayantes que le succès est longtemps incertain : il est encore indubitable que personne ne se livrerait à de pareils risques, si le fruit de ses richesses ne lui était assuré. Mais l’entrepreneur ne peut avoir une assurance plus forte que celle qui résulte des avance ! mêmes qu’il a faites : plus il a fallu de dépenses pour creuser la terre, percer des galeries, et monter tout le travail d’une mine, et moins on peut craindre des concurrents. Quel homme serait assez extravagant pour faire les mêmes dépenses, quand il envisagera le désavantage d’avoir été prévenu, et de se trouver en concurrence avec une exploitation toute montée ? Puisque l’entreprise d’une mine est au-dessus des forces de tout propriétaire qui n’a qu’un bien médiocre, la crainte que chaque propriétaire n’ouvre sur son terrain est chimérique ; il serait bientôt puni de sa folie. Le premier entrepreneur n’aurait donc d’autre concurrence à craindre que celle d’une compagnie pareille à la sienne. Or, si la liberté générale n’empêche pas cette compagnie de se former et de risquer ses fonds, malgré le désavantage certain d’avoir à combattre une compagnie déjà en possession de la mine, je demande comment le seul obstacle de la liberté générale aurait pu empêcher une première compagnie de se former et de faire les mêmes avances ?

Dira-t-on que la première compagnie, épuisée par les dépenses de sa découverte, ne pourra soutenir la concurrence d’une compagnie nouvelle, qui, profitant de la découverte connue, partira du point où la première est arrivée, sans avoir les mêmes frais à faire ? Je réponds que, si la première compagnie est encore en état de travailler ou de trouver de l’argent à emprunter, elle a toujours de l’avantage sur la nouvelle, puisque ses puits sont ouverts, ses galeries pratiquées, et le filon entamé. La nouvelle compagnie serait obligée de faire les mêmes ouvrages pour arriver à ce filon ; et avant qu’elle y fût arrivée, l’ancienne en aurait consommé une grande partie. Si, pour prévenir cet inconvénient, la nouvelle compagnie dirige ses fouilles de façon à rencontrer le cours du filon dans un point éloigné du lieu où sont déjà parvenus les mineurs de l’ancienne, alors elle court tous les risques qu’entraîne l’incertitude et l’irrégularité de la marche des liions, elle redouble par conséquent ses désavantages. Ceux qui connaissent la peine qu’on a souvent à retrouver les traces des mines qu’on sait avoir été anciennement travaillées, et dont les galeries sont encore ouvertes, sentiront combien cette nouvelle compagnie agirait imprudemment, et combien l’ancienne conserverait d’avantages sur elle.

Si l’ancienne est tellement épuisée par ses dépenses, qu’elle ne soit plus en état de continuer son exploitation, ni par ses propres forces, ni par son crédit, à quoi lui servirait un privilège dont elle ne peut faire usage ? La nouvelle compagnie, bien loin de lui nuire, lui rendrait service en achetant la propriété de tous ses établissements et de tous ses ouvrages souterrains.

L’ancienne, bien loin d’avoir à se plaindre de la liberté générale, y gagnerait ; car les compagnies n’ayant besoin d’aucune concession pour se former, il s’en présenterait plusieurs pour cet achat, et aucune ne lui ferait la loi.

À quelque prix que cette concurrence fît monter la vente des ouvrages et des établissements de celle-ci, jamais la dépense de leur acquisition ne serait comparable aux frais qu’entraîneraient de nouvelles fouilles ; et la seconde compagnie aurait toujours le plus grand intérêt à s’accommoder avec la première.

Il est vrai que, dans le cas où les premiers entrepreneurs auraient si mal dirigé leurs travaux, qu’il serait plus profitable de faire de nouvelles fouilles que de se servir des leurs, une nouvelle compagnie pourrait entreprendre de nouveau l’exploitation de Ja mine sans s’accommoder avec eux, et qu’ils perdraient toutes leurs dépenses ; mais c’est là un danger dont l’État n’a pas dû les garantir, et dont le privilège exclusif ne les sauverait pas ; car ils ne pourraient profiter de ce privilège qu’en faisant précisément ce que ferait une nouvelle compagnie, c’est-à-dire en recommençant sur nouveaux frais. Mais, que ce soit eux ou d’autres qui commencent une nouvelle fouille, la dépense de la première est également perdue pour eux. C’est une entreprise nouvelle à former : s’ils ont encore des fonds, rien ne s’oppose à ce qu’ils les emploient ; ils auront l’avantage d’être instruits par leurs fautes. S’ils sont ruinés, il n’est avantageux ni pour eux, ni pour l’État, de leur assurer le droit exclusif de faire une entreprise au-dessus de leurs forces.

Il ne faut pas s’imaginer que ce droit exclusif fût une ressource avec laquelle ils pussent réparer leurs pertes ; il ne vaudrait exactement pour eux que ce qu’il vaudrait dans le commerce, s’il était à vendre. Or, il est certain qu’il ne se vendrait pas fort cher. L’entreprise d’une mine suppose trois choses : de très-gros capitaux pour les dépenses inséparables de ce genre d’exploitation ; l’industrie d’un habile mineur, capable de diriger les travaux de la manière la moins coûteuse et la plus profitable ; enfin, la possession du terrain qui renferme le filon, ou la faculté d’y creuser. Or, de ces trois choses, la dernière est certainement celle qui vaut le moins ; à peine mériterait-elle d’entrer en considération dans la totalité des dépenses à faire pour l’exploitation d’une mine. — On sent bien qu’un entrepreneur, qui sait que par la nature de son entreprise il sera obligea risquer d’avance de très-gros capitaux, sans pouvoir être assuré d’aucun bénéfice, n’achètera pas bien cher la permission de faire une tentative qui pourra également le ruiner ou l’enrichir. C’est par cette raison que, dans les pays où il est libre à chacun de fouiller les mines dans son terrain, l’existence d’une veine métallique sous un héritage ne le fait pas vendre plus cher, et ne forme, pour le propriétaire, qu’une richesse presque nulle. — Ce ne serait donc pas un grand avantage, pour une compagnie qui se serait ruinée par le défaut d’intelligence ou d’économie dans l’exploitation d’une mine, que d’en conserver le privilège exclusif ; et ce serait un désavantage pour l’État, qui peut toujours espérer que des entrepreneurs plus habiles exploiteront la même mine avec un succès plus heureux.

Je ne parle pas du cas où les entrepreneurs auraient échoué dans leurs recherches, parce qu’ils se seraient livrés à leur entreprise sur de fausses espérances. Il est bien évident qu’ils ne pourraient imputer qu’à eux-mêmes la perte de leurs frais, et qu’une concession, fût-elle perpétuelle, ne leur serait d’aucune utilité.

Toutes ces réflexions prouvent que la concession accordée aux entrepreneurs d’une mine ne diminue que très-peu l’incertitude du succès ; cette incertitude est dans la nature des choses. Les entrepre neurs savent qu’ils risquent de perdre une partie de leurs frais, et ils font leur calcul en conséquence ; leurs bénéfices dépendent du hasard qui leur présente un filon riche et facile à mettre en valeur, et de l’habileté avec laquelle leurs ouvrages ont été dirigés ; ils n’ont pas non plus d’autres garants pour la sûreté de leurs avances. Si leurs ouvrages sont dirigés d’une manière trop dispendieuse, s’ils n’ont rencontré que des veines pauvres, leurs avances seront perdues, soit qu’ils aient un privilège exclusif, ou qu’ils n’en aient pas. Si, au contraire, leurs ouvrages sont bien conduits, et s’ils sont parvenus à un filon riche, fussent-ils hors d’état d’en continuer l’exploitation par leurs propres forces, la faculté de vendre leurs ouvrages et leurs établissements à une nouvelle compagnie les assurera bien mieux de ne pas perdre toutes leurs avances, que ne pourrait faire le privilège exclusif résultant d’une concession. Le système de la liberté générale, dans lequel les premiers entrepreneurs ont acquis, à titre d’occupation, la propriété incontestable de tous leurs ouvrages, leur assure donc un gage bien plus solide que le système domanial, où toute leur sûreté consiste dans une concession accordée pour un terme limité, à l’expiration duquel la propriété revient au prince, et tous les anciens travaux sont perdus pour ceux qui les ont faits. Bien loin donc que les concessions exclusives soient nécessaires pour exciter les entreprises, en assurant aux entrepreneurs la rentrée et le bénéfice de leurs avances, elles leur donnent moins de sûreté qu’ils n’en auraient dans le système de la liberté générale : donc rien n’oblige, à cet égard, d’y mettre aucune restriction.

§ XI. Réponse à la seconde objection. Il est inutile de forcer le propriétaire du sol à souffrir que les mineurs y fassent les ouvertures nécessaires pour continuer leur exploitation. — Je ne vois non plus aucune nécessité à donner atteinte au droit naturel qu’a tout propriétaire d’empêcher qu’on ne fasse des ouvertures dans son terrain malgré lui. En effet, quel prétexte a l’entrepreneur de la mine pour demander qu’on force le propriétaire à y consentir ? Avant de former une entreprise aussi considérable que celle de l’exploitation d’une mine, ne savait-il pas qu’il aurait besoin d’éventer ses galeries, de faire écouler ses eaux, et par conséquent d’ouvrir la terre dans plusieurs endroits ? N’a-t-il pas dû, en conséquence, s’arranger avec tous les propriétaires dans le terrain desquels il a présumé qu’il pourrait être obligé d’ouvrir, et convenir avec eux de leur dédommagement ? Il n’y a aucun doute que ces arrangements ne se lissent toujours d’avance, s’il était établi que le propriétaire pourrait toujours refuser son consentement. Or, pourquoi vouloir faire par contrainte ce qui peut se faire librement ? La crainte qu’un propriétaire de mauvaise humeur n’arrête, par un refus capricieux, l’exploitation d’une mine, est une crainte chimérique, et l’intérêt réciproque des deux parties est un garant sur qu’elles s’accorderont. L’entrepreneur qui a besoin du consentement d’un propriétaire l’achètera, et le propriétaire ne le refusera pas s’il y trouve un profit suffisant ; il vendra son champ, s’il le faut, pourvu qu’on le lui achète assez cher, et c’est à l’entrepreneur à offrir un prix proportionné au besoin qu’il a de la chose.

Les ardoisières d’Angers et les plâtrières des environs de Paris n’ont point été prises par le prince, qui ne les croyait pas assez précieuses pour qu’il s’en emparât ; il ne les a pas concédées. Leur exploitation entraîne le plus souvent la destruction même du sol. Il faut, pour qu’elles soient exploitées, que l’entrepreneur achète la propriété du champ, et l’on ne voit pas que les propriétaires s’y refusent.

Le cas d’un refus fondé uniquement sur la mauvaise humeur n’est pas impossible, mais il sera rare, parce qu’il est rare que les hommes agissent contre leur intérêt. Le cas où l’entrepreneur voudrait abuser de la loi pour rançonner les propriétaires, en les menaçant d’ouvrir sur leur terrain, n’est pas non plus impossible, et il pourra être moins rare, parce qu’il est plus commun d’être injuste et méchant par intérêt que de l’être contre son intérêt.

D’ailleurs, le refus de l’ouverture n’est à craindre que dans le cas où l’entrepreneur aurait fait ses puits et ses galeries sans s’être assuré du consentement du propriétaire, et l’aurait mis par là dans le cas de lui faire la loi ; mais, comme il pouvait prévenir ce malheur en prenant d’avance ses précautions, il ne doit l’imputer qu’à son imprudence.

J’ajoute que l’on n’est pas nécessairement assujetti à placer dans tel lieu, plutôt que dans tel autre, les ouvertures qu’on est obligé de pratiquer d’espace en espace ; l’on a toujours à choisir entre plusieurs positions ; ainsi, l’on n’est presque jamais exposé à recevoir la loi d’un seul propriétaire. Si le premier auquel on s’adresse re fuse par caprice, un autre sera plus complaisant, et le premier sera privé du prix que l’entrepreneur aurait mis à son consentement. S’il n’y avait pas une assez grande liberté dans le choix des dispositions qu’on peut donner aux ouvertures, il arriverait souvent qu’on serait forcé à les pratiquer au milieu d’un village, d’une rue, sous des maisons, sous des églises, dans le parc d’un grand seigneur ; puisque cela n’arrive jamais, on peut être bien sûr que la crainte d’être forcé d’abandonner l’exploitation d’une mine par la mauvaise humeur d’un propriétaire, et la nécessité qu’on veut en induire de forcer les propriétaires à laisser ouvrir dans leur terrain malgré eux, n’ont pas le moindre fondement.

§ XII. Réponse à la troisième objection, tirée du prétendu danger des exploitations irrégulières. — Quant au motif de prévenir le danger des exploitations irrégulières, je ne puis m’empêcher de le regarder encore comme un prétexte imaginé par l’esprit de monopole. Je conviens qu’un paysan, qui fait un puits dans son champ pour tirer de la mine, ne fait pas tant de dépense en étais que l’entrepreneur d’une mine considérable, et qu’il ne se conforme aux règlements ni sur la forme ni sur la largeur des puits, ni sur la qualité des bois employés à soutenir les terres ; mais aussi n’a-t-il pas besoin d’aussi grandes précautions, parce qu’il n’est jamais dans le cas de creuser à d’aussi grandes profondeurs ; dès que l’exploitation de la mine surpasse ses forces, il l’abandonne, et pourvu que ses puits se soutiennent jusque-là, toute dépense pour leur donner une plus grande solidité serait en pure perte. Il est suffisamment intéressé à conserver sa vie, pour qu’on s’en rapporte à lui sur les précautions nécessaires ; malgré ces précautions, il arrivera sans doute des accidents, mais il en arrivera aussi dans les grandes exploitations ; je suis même très-persuadé qu’à proportion du nombre d’hommes employés, ils sont au moins aussi fréquents, mais ils n’alarment point l’humanité de ceux qui sollicitent des privilèges exclusifs, parce que leur sensibilité est le prétexte et l’intérêt le motif de ces alarmes.

Au vrai, les couvreurs, les charpentiers, courent bien autant de risques que les mineurs, soit dans les grandes, soit dans les petites exploitations. Une loi qui interdirait tous les travaux où les hommes peuvent courir le risque de leur vie, condamnerait une grande partie du genre humain à mourir de faim, et priverait la société d’une foule de biens, mais le gouvernement ne défend ni ne doit défendre de s’exposer volontairement à un risque incertain et léger pour éviter une misère certaine.

Reste donc le danger, que ces petites exploitations, lorsqu’elles sont abandonnées, ne deviennent un obstacle à une exploitation plus avantageuse ; mais ce danger est bien exagéré, et peut-être entièrement nul : les puits abandonnés se comblent, à la vérité, ou se remplissent d’eau, mais comme presque toutes les entreprises de mines, couronnées par le succès, ont été faites à la suite de tentatives antérieures qui n’avaient point réussi, et comme ces premiers travaux, bien loin d’avoir nui aux derniers, paraissent au contraire les avoir facilités, j’en conclus qu’il est peut-être moins coûteux de se servir des puits et des galeries déjà faites, ou d’en faire écouler les eaux, que de pratiquer de nouvelles ouvertures ; ces eaux ne font pas plus de mal aux filons que celles qui s’amassent naturellement, et je suis bien convaincu que ces faibles inconvénients n’ont arrêté l’exploitation d’aucune mine ; d’ailleurs, quand ils seraient de quelque importance, ce serait un mal nécessaire qu’il faudrait souffrir, parce qu’il est impossible de l’empêcher. On n’aurait jamais connu l’existence de la plupart des mines, si les propriétaires qui ont aperçu dans leur champ les traces de quelques veines ne s’étaient avisés d’y fouiller, et n’y avaient été engagés par la vente des matières. Si pour les découvrir il fallait que des hommes préposés à cet effet parcourussent toutes les parties du royaume pour en chercher les indices, et fissent ouvrir la terre partout où ils en apercevraient, pour vérifier leurs soupçons, ils dépenseraient des sommes immenses, et le plus souvent ils ne trouveraient rien. C’est donc par le succès des petites exploitations que les riches entrepreneurs sont avertis de l’existence des mines ; le gouvernement l’ignore tant que personne n’a d’intérêt à exciter son attention, et il ne l’apprend que lorsqu’on lui en demande la concession : or, alors il n’est plus temps de prévenir le prétendu inconvénient des petites exploitations ; le mal est fait, si on peut l’appeler, mal, et je demande s’il n’est pas absurde de représenter comme un obstacle à l’exploitation des mines en grand, une chose sans laquelle il serait impossible que jamais personne eût songé à exploiter aucune mine.

Je suis bien trompé si je n’ai pas démontré la frivolité de tous les prétextes par lesquels on a prétendu prouver que les mines ne pou vaient être mises en valeur, si l’État ne s’en rendait le maître pour en accorder la concession exclusive à certains entrepreneurs.

§ XIII. Exemples de plusieurs mines mises en valeur, avec le plus grand succès, sans aucunes concessions exclusives. — J’aurais pu m’épargner cette discussion, car on n’a pas besoin de prouver la possibilité d’un fait. Puisque les mines de charbon de terre de Newcastle et toutes celles de la Grande-Bretagne s’exploitent avec le plus grand succès, et sont les premières mines du monde en ce genre, malgré la liberté indéfinie dont jouit chaque propriétaire d’ouvrir la terre sous son terrain, il faut bien que cette liberté ne soit pas une chose si funeste.

Les mines de charbon de Saint-Étienne en Forez n’ont pas attendu le règlement de 1744, pour procurer aux manufactures de cette ville une quantité immense de charbon ; elles ont prospéré par la seule liberté.

Les mines d’étain de Cornouailles sont en valeur depuis plus de trois mille ans, et jamais on ne s’est aperçu que la liberté que laissent à cet égard les lois de l’Angleterre ait dérangé ou fait languir les travaux nécessaires à leur exploitation. En France même, les mines dont les matières ne sont pas assez précieuses pour piquer la cupidité des riches entrepreneurs, et qui, par cette raison, échappent aux attentions du gouvernement, s’exploitent sans concession, sans règlements, et pourtant sans abus. Il y a en Limousin, auprès de la ville de Saint-Yrieix, des mines d’antimoine assez abondantes. De temps immémorial, quelques bourgeois de cette ville se sont adonnés à les fouiller : ils s’arrangent avec les propriétaires du terrain, et ces arrangements n’éprouvent point de difficultés, parce que l’avantage est réciproque.

L’expérience est donc sur cela pleinement d’accord avec la théorie ; et, par conséquent, la jurisprudence qui attribue au domaine la propriété des matières souterraines n’est pas plus utile à l’intérêt général de l’État qu’elle ne l’est à l’intérêt fiscal du prince.

§ XIV. De l’opinion de ceux qui voudraient que la loi donnât au propriétaire de la superficie la propriété de toutes les matières souterraines. — J’ai vu des personnes éclairées qui, en regardant le système fiscal comme inutile et nuisible, ne convenaient cependant pas de tous les principes que j’ai établis : elles attribuaient au propriétaire de la superficie la propriété absolue de toutes les matières souterraines. Suivant cette opinion, les principes de nos jurisconsultes domaniaux seraient encore plus directement injustes ; mais elle me paraît pécher par un excès contraire, et donner trop d’étendue aux droits du propriétaire de la superficie, comme le système domanial lui en donne trop peu. Je crois avoir bien prouvé ci-dessus que le droit de propriété de la surface n’entraîne point par lui-même le droit de s’opposer à toute entreprise faite sous le fonds ; et qu’à ne considérer que le droit naturel et les lois primitives qui ont établi le droit de propriété foncière, les matières souterraines sont restées au premier occupant ; en sorte que l’on est libre de fouiller sous le terrain d’autrui, pourvu qu’on le garantisse des éboulements, et que l’on n’ouvre que dans son propre terrain. La question ne peut donc être douteuse que relativement à l’utilité de la loi par laquelle la propriété des matières souterraines serait attachée inséparablement à la propriété de la surface ; car, puisque le droit naturel et les lois primitives ont laissé ces matières au rang des choses qui ne sont à personne, on doit convenir que la société civile a pu en disposer par une loi, d’après des considérations de convenance ou d’utilité. Cette loi, dans le fait, n’existe pas. Mais serait-elle utile ? C’est ce que je dois examiner.

§ XV. Inutilité et inconvénients d’une pareille loi. — Je demande à qui une pareille loi serait utile. Serait-ce à l’État ? et dira-t-on que, comme il est avantageux que chaque héritage ait un propriétaire intéressé à le cultiver, il serait de même avantageux que les richesses souterraines eussent un propriétaire certain qui eût intérêt à les mettre en valeur ? Je réponds que cette comparaison n’est nullement exacte.

Un champ produit chaque année des fruits, mais il ne produit qu’autant qu’il est cultivé. Il ne peut donc produire qu’autant qu’il appartient à un maître certain, qui ait intérêt à le cultiver tous les ans, et qui soit assuré d’en recueillir les fruits. Il n’en est pas de même d’une veine métallique ; elle ne produit aucuns fruits ; elle est elle-même le fruit à recueillir. C’est une chose mobilière, un trésor déposé par la nature dans le sein de la terre. Celui qui l’en tire en devient le maître, et ne laisse à la place qu’un espace vide qui n’est plus un objet de propriété. Il n’est donc pas besoin, pour qu’une mine soit mise en valeur, qu’elle appartienne à un propriétaire autre que celui-là même qui s’en emparera le premier. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un homme intéressé à l’exploitation perpétuelle de la mine ; il suffit que quelqu’un soit intéressé à s’assurer par son travail la propriété des veines métalliques. Or, tout entrepreneur assez riche et assez habile dans l’art d’exploiter des mines a cet intérêt ; et le plus grand avantage de l’État est d’exciter entre eux la plus grande concurrence, et de leur offrir toutes les facilités compatibles avec la justice due aux propriétaires. Il ne faut donc pas donner à ceux-ci un droit que la nature des choses et la justice n’exigent pas ; car ce serait imposer une charge de plus sur les entrepreneurs. C’est bien assez pour ceux-ci d’acheter le consentement des propriétaires dans les héritages desquels ils sont obligés de pratiquer des ouvertures, sans avoir à payer celui de tous les propriétaires sous le terrain desquels passent les filons.

Une pareille loi découragerait les entrepreneurs des mines, sans faire aucun bien au propriétaire de la superficie. Il faut, pour savoir précisément si les mineurs travaillent ou non sous un terrain, plusieurs opérations géométriques et géodésiques, tant sur la superficie de la terre que dans l’intérieur des galeries, dont il faut relever tous les détours. Les mineurs peuvent aisément ignorer sous quel héritage ils travaillent : quand ils le sauraient, on ne peut exiger qu’ils se dénoncent eux-mêmes. Le propriétaire de la superficie serait donc obligé, pour fonder son action, de faire constater lui-même la situation des galeries souterraines, la direction et la valeur des filons. Quand tout cela serait fait, que pourrait-il demander ? et d’après quel principe évaluerait-on ce que le mineur devrait payer ? Certainement, ce qu’on pourrait lui adjuger ne vaudrait pas le salaire des experts employés à lever les plans de la superficie et des souterrains. La loi qui lui aurait attribué la propriété des matières souterraines ne lui aurait donc donné que la faculté d’avoir un procès incommode pour l’entrepreneur des mines, dispendieux pour lui-même, et dont il ne pourrait espérer aucun avantage réel[7].

Quant aux éboulements, le mineur a le plus grand intérêt à s’en garantir. Mais s’ils arrivent, ou tel autre accident, il ne faut pas lui interdire le travail à cause de la possibilité rare de cet accident : il suffit, comme dans les autres travaux qui peuvent occasionner quelque malheur involontaire, d’ordonner une indemnité supérieure au dommage que l’on n’aurait pas pu éviter. La nécessité d’acheter l’héritage détérioré, si le propriétaire l’exige, et à un prix d’un cinquième ou d’un quart en sus de celui qu’il avait précédemment, dans le cas où l’on ne s’arrangerait pas avec lui de gré à gré pour l’indemnité de la portion qui aurait souffert, pourrait concilier tous les intérêts.

§ XVI. Conclusion en faveur du système qui, en réservant au propriétaire de la surface la faculté exclusive de pratiquer des ouvertures dans son héritage, attribue la propriété des matières souterraines au premier occupant. — Aucun motif d’utilité générale ou particulière ne doit donc engager la législation à donner la propriété des matières souterraines au propriétaire de la superficie ; et, puisque l’intérêt public n’exige pas qu’elle soit attribuée au souverain, je suis en droit d’en conclure qu’il n’y a rien à changer aux quatre articles[8] auxquels j’ai prouvé que la jurisprudence des mines se réduit, si on ne la fonde que sur l’équité naturelle et sur les conséquences immédiates du droit de propriété.

§ XVII. Avantages de ce système. — Cette législation, la plus simple et la plus juste, serait en même temps la plus propre à encourager l’exploitation des mines : sans donner aux propriétaires de la superficie plus que la justice n’exige, elle leur conserverait tous leurs droits, et les mettrait à l’abri de toute contrainte ; sans embarrasser l’administration du soin oiseux de donner des permissions, sans exclure personne du droit de travailler où il voudrait et comme il voudrait, elle assurerait aux entrepreneurs le fruit de leurs peines et de leurs avances, autant que la nature des choses le comporte ; elle leur laisserait un gage plus solide qu’ils ne peuvent l’avoir dans un autre système, et qui cependant ne nuirait en rien aux nouvelles entreprises que d’autres pourraient former ; enfin, elle donnerait à cette branche d’industrie toute l’activité que la concurrence générale et la liberté donnent à tous les genres de commerce. Si l’on veut faire entrer en considération l’intérêt fiscal du prince, qui serait privé du droit exclusif de faire exploiter les mines pour son compte, ce serait dire qu’il perdrait un droit dont il n’use jamais, et dont il est démontré que, du moins dans un grand État, il ne pourrait user qu’avec perte. Il ne lèverait plus le dixième du produit des mines à titre de redevance domaniale ; mais il n’y perdrait encore rien, puisqu’il pourrait toujours percevoir le même droit à titre d’impôt, s’il le jugeait plus avantageux que nuisible.

§ XVIII. Du droit de dixième sur les mines. Est-il de l’intérêt des souverains de le conserver ? — J’ai déjà annoncé des doutes sur cette question ; c’est la seule qui me reste encore à discuter pour épuiser entièrement cette matière.

Je crois qu’on peut mettre en principe, que tout impôt qui nuit à l’augmentation de la richesse des sujets est plus nuisible qu’utile au prince, et doit être supprimé. Ce serait une grande erreur de prétendre balancer l’intérêt pécuniaire du prince avec l’intérêt qu’il a d’enrichir ses sujets. L’intérêt du prince est nul dans ces sortes de questions. Il ne s’agit pas de lui sonner plus ou moins d’argent (il a toujours, ou par son autorité, ou par les concessions de la nation, suivant la différente forme du gouvernement, tout celui qu’exigent les besoins de l’État) ; il s’agit uniquement de savoir dans quelle forme et sur quelle espèce de produits il lui est plus avantageux de lever l’argent dont il a besoin. Or, il est bien évident que son revenu ne pouvant être qu’une portion déterminée du revenu de ses sujets, toute diminution de celui-ci entraîne une diminution proportionnée du sien. Il est donc démontré que l’intérêt du prince est ici entièrement confondu avec celui des sujets, et que l’impôt le plus utile, le seul qui ne soit pas nuisible au souverain, est celui qui ne porte que sur un produit entièrement disponible, dont le prince peut prélever sa portion sans rien déranger à l’ordre des dépenses reproductives, sans intéresser les travaux de l’agriculture et de l’industrie, sans entamer les profits du cultivateur, du manufacturier et du commerçant. Le revenu net des biens-fonds, ou ce qui revient au propriétaire après que le cultivateur a prélevé ses frais, les intérêts de ses avances et ses profits, présente et présente seul ce produit entièrement disponible, sur lequel l’impôt peut être assis sans danger, c’est-à-dire sans diminuer les richesses de la nation et par contre-coup celles du souverain. Il a été prouvé dans plusieurs ouvrages modernes que tout impôt sur l’exploitation des terres, sur les travaux de l’industrie ou sur les profits du commerce, retombait toujours sur les propriétaires des terres, qui le payent indirectement par la diminution du prix des baux, par l’augmentation des salaires, par la moindre consommation des fruits de la terre, d’où résulte la diminution de leur revenu ; on en a conclu avec raison que l’industrie devait être entièrement affranchie de toute imposition. Sans entrer dans des discussions trop étendues, et qui seraient ici trop déplacées, il est aisé de sentir que toute imposition sur l’industrie est une diminution de profit pour l’homme industrieux : or, toute diminution de profit tend à diminuer les motifs du travail et par conséquent le travail même. Si donc le travail, envisagé dans toutes ses branches, est l’unique cause qui sollicite la production de toute richesse, il s’ensuit qu’un impôt qui entame les profits de celui qui travaille, et qui ne tombe pas uniquement sur le produit net du propriétaire, tend à la diminution des richesses[9].

Appliquons cette théorie aux produits des mines. D’après les principes que j’ai établis, l’entrepreneur n’a d’autre propriété que celle de ses ouvrages et des fruits de son travail ; il ne peut donc avoir, à proprement parler, de produit net. Il est vrai que, lorsque la mine est riche, il retire un profit au delà du capital et de l’intérêt de ses avances ; mais ce profit n’est pas d’une autre nature que les profits de tous les autres genres d’industrie. Un commerçant en fait quelquefois d’aussi considérables sur un voyage heureux, mais ce profit est toujours la récompense de son travail et du risque qu’il a couru de perdre ; il n’a rien de commun avec le revenu qu’un propriétaire retire de sa terre sans risque et sans travail.

Si quelqu’un retirait des mines un produit net, ce serait le propriétaire de la surface, qui vend à l’entrepreneur la permission d’ouvrir dans son héritage ; mais le prix de cette permission est ordinairement un bien petit objet, et presque toujours il se réduit à l’indemnité des dégâts qu’entraînent ces sortes d’ouvertures. D’ailleurs, ce faible profit, accidentel et purement passager, ne peut jamais être considéré comme un revenu.

Quant à l’entrepreneur, ses profits sont dans la classe de tous les profits des autres genres d’industrie : quelque grands qu’ils soient, il s’en faut bien qu’on doive les lui envier ; il les achète par des risques au moins proportionnés. Obligé d’avancer des capitaux immenses lorsqu’il commence son exploitation, il n’est jamais certain de les retirer ; il court le hasard de se ruiner ou de s’enrichir. Prélever une portion des profits qui lui reviendront si le succès est heureux, c’est, dans le cas où la balance serait égale entre la crainte et l’espérance, la faire pencher du côté de la crainte ; c’est diminuer un encouragement qu’il faut au contraire augmenter, si l’État a intérêt que les mines qu’il possède soient exploitées : or, c’est ce dont personne ne doute. Les productions des mines sont certainement une richesse de plus pour la nation et une dépense de moins, puisqu’il faudrait qu’elle achetât de l’étranger de quoi subvenir à tous ses besoins en ce genre. Il serait donc contraire aux vrais principes en matière d’imposition, de charger l’exploitation des mines d’aucune taxe : l’intérêt de l’État, et par conséquent celui du roi, demandent qu’elle soit entièrement affranchie.

J’ajouterai que, quand même on voudrait laisser subsister une imposition sur cet objet, celle du dixième des produits serait très-inégale et souvent excessive. Les dépenses de l’exploitation sont souvent si considérables, que le dixième du produit emporterait la totalité du profit ; alors l’imposition équivaudrait à une défense d’exploiter la mine. En général, les dépenses d’exploitation sont si variables, si difficiles à prévoir, ont des proportions si différentes avec le produit réel des différentes mines, qu’une portion déterminée du produit, sans aucune déduction de dépenses, formerait nécessairement une taxe très-inégale, et d’autant plus injuste qu’elle augmenterait à raison de la diminution des profits. Cette injustice existerait déjà si ce dixième se prélevait sur la mine brute, sans avoir égard aux dépenses de l’extraction ; mais elle est encore bien augmentée par la disposition de quelques anciennes lois qui règlent que ce dixième sera pris sur les matières fondues et affinées, et qui par conséquent chargent encore l’entrepreneur de la dépense et des risques de la fonte.

J’en ai peut-être trop dit sur cette dernière question ; car, autant que je puis en juger, les personnes qui sont en France à la tête de l’administration sont assez convaincues que le roi a plus d’intérêt à encourager l’extraction des mines qu’à la charger d’un impôt.

Conclusion générale. — Tout ce que les lois positives ont à faire sur la matière de l’exploitation des mines, pour assurer le plus grand avantage possible de l’État, se réduit à ne rien retrancher et à ne rien ajouter à ce qu’établit la seule équité naturelle.

On ose prédire que, sur quelque matière que ce soit, l’étude approfondie des vrais principes de la législation et de l’intérêt public bien entendu conduira précisément au même résultat[10].


  1. Ce principe, méconnu dans l’ancien droit, a été consacré, avec plus d’extension même que ne lui en donnait Turgot, comme le montrera la suite de ce Mémoire, par l’article 552 du Code civil, qui porte :

    « La propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous.

    Le propriétaire peut faire au-dessus toutes les plantations et constructions qu’il juge à propos, sauf les exceptions établies au titre IV ci-après, Des Servitudes.

    Il peut faire au-dessous toutes les constructions et fouilles qu’il jugera à propos, et tirer de ces fouilles tous les produits qu’elles peuvent fournir, sauf les modifications résultant des lois et règlements relatifs aux mines, et des lois et règlements de police. »

    Le titre II, De la Propriété, liv. II, du Code, dont cet article fait partie, fut décrété le 27 janvier 1804. À cette époque, les mines étaient régies par la loi du 28 juillet 1791, qui n’avait dérogé que très-faiblement à la législation antérieure, empruntée au droit romain, lequel les plaçait dans le domaine public. D’où cette remarque, que, sur la question des mines et de la propriété, Napoléon s’est rapproché beaucoup plus des idées de Turgot que de celles de tous les jurisconsultes. On le voit, d’abord par la rédaction de l’article 552 du Code, à laquelle il eut certainement une grande part, et qui dispose que la propriété du dessus emporte celle du dessous, ce qui était saper la loi de 1791 et nier le droit de l’État, avec Turgot, contre les jurisconsultes ; maison le verra mieux encore, par quelques détails que nous rapporterons, sur la discussion au sein du Conseil d’État de la loi du 21 avril 1810, qui a remplacé celle de 1791. (E. D.)

  2. Turgot est ici d’accord avec le Code civil pour nier le droit de l’État, mais il va moins loin que ce Code, en n’accordant pas le domaine du tréfonds au propriétaire de la surface.

    Quant à la législation antérieure à 1789, elle déclarait les mines propriété de l’État. Ce principe n’avait d’autre origine que la loi romaine, et la tradition l’avait importé d’abord dans le système féodal, où chaque seigneur prétendit être, dans l’étendue de son fief, l’héritier de la puissance des Césars. Mais, lorsqu’on eut retrouvé les Pandectes, les premiers légistes s’en prévalurent pour attribuer au prince seul certains droits qu’ils nommaient régaliens, et dans lesquels ils comprirent la propriété des mines. Ils auraient dû songer cependant que, sous ce dernier rapport, la législation qu’ils invoquaient n’émanait pas de Home républicaine, mais bien des empereurs, qui avaient érigé en droit tout ce qui pouvait profiter à leur cupidité insatiable. Il est vrai, du reste, que cette considération devait peu toucher des hommes qui préconisaient ces autres maximes impériales : Quod principi placuit legis habet vigorem. — Tam conditor quàm interpres legum solus imperator. — Puisqu’à leurs yeux le droit ne dérivait que de la volonté du prime, il était assez naturel qu’ils adjugeassent à celui-ci le domaine des mines, par la seule raison qu’il le convoitait. Mais, du moins, les jurisconsultes auraient-ils dû s’en tenir à ce motif, et ne pas chercher à leur doctrine un point d’appui aussi frêle que ces raisonnements. C’est l’un des plus illustres d’entre eux, c’est Domat qui parle :

    « La nécessité des métaux, non-seulement pour les monnaies, pour l’usage des armes et pour celui de l’artillerie, mais pour une infinité d’autres besoins et commodités, dont plusieurs regardent l’intérêt public, rend ces matières, et celles des autres minéraux, si utiles et si nécessaires dans un État, qu’il est de l’ordre de la police que le souverain ait sur les mines de ces matières un droit indépendant de celui des propriétaires des lieux où elles se trouvent. Et d’ailleurs, on peut dire que leur droit dans son origine a été borné à l’usage de leurs héritages pour y semer, planter et bâtir, ou pour d’autres semblables usages ; et que les titres n’ont pas supposé un droit sur les mines qui étaient inconnues, et dont la nature destine l’usage au public par le besoin que peut avoir un État des métaux et autres matières singulières qu’on tire des mines. Ainsi, les lois ont réglé l’usage des mines, et laissant aux propriétaires des fonds ce qui a paru juste, elles y ont aussi réglé un droit pour le souverain*. »

    S’il ne suffisait que de considérer l’utilité des choses, peut-on répondre à Domat, pour savoir si elles doivent, ou non, tomber dans le domaine public, votre argumentation serait tout aussi concluante pour investir l’État de la propriété de la surface du sol que pour lui conférer celle du tréfonds. Il ne serait pas difficile à coup sûr de prouver que les richesses produites par la terre cultivable regardent l’intérêt public autant que les richesses souterraines, et que le blé n’est pas moins utile que le fer, l’or, l’argent et tous les autres métaux. Votre doctrine conduit tout droit à l’anéantissement de la propriété individuelle, dont vous avez, cependant, établi la nécessité ailleurs, et vous êtes tombé ici, à voire insu, dans le péché du socialisme moderne.

    Cette aberration d’un esprit aussi éminent que Domat, témoigne de toute l’importance des études économiques. Si le phénomène de la production et de la distribution de la richesse n’eût pas été lettre close pour cet habile jurisconsulte, il aurait pu conserver son opinion sur le droit de l’État à la propriété des mines, mais il l’aurait soutenue certainement par des considérations autres que les précédentes. Il aurait reconnu, par exemple, que, puisqu’il fondait le droit du souverain sur l’utilité publique, son argument ne pouvait avoir de valeur qu’autant qu’il aurait démontré, d’abord, que l’exploitation des matières souterraines était moins fructueuse entre les mains des particuliers qu’entre celles de l’État. Et, alors, au lieu de nous dire que les lois avaient réglé l’usage des mines, conformément au droit romain, ce qui n’était qu’énoncer un fait, il aurait établi, bien ou mal, la raison de ce droit. Mais, l’économie politique étant encore à naître, Domat ne pouvait traiter la question de ce point de vue qu’autant qu’il aurait lui-même deviné la science, et ce genre de mérite, on ne peut le nier, ne lui appartient pas. Loin de là, au contraire, et comme tous les autres jurisconsultes, y compris Pothier, qui ont écrit les choses les plus étranges sur la question de la monnaie, celle de l’intérêt de l’argent, celle de la propriété, etc., il a contribué à faire prévaloir des idées fausses et désastreuses sur toutes les matières qui ont pour domaine commun le droit et l’économie politique.

    Puisque nous avons cité le jurisconsulte Pothier, nous devons terminer ces observations par cette remarque, qu’on ne rencontre pas un seul mot ayant trait aux mines, dans son Traité du droit de domaine de propriété, écrit en 1771. (E. D).

    * Droit public, tome II, page 12, de l’édition in-folio de 1723.

  3. Voyez la note précédente.
  4. On a dit que Turgot n’avait imaginé que l’anarchie, en créant le système du droit du premier occupant en matière de mines. Quelle que soit la valeur de ce système, qu’on ne saurait défendre ou réfuter dans une note, il nous semble qu’il ne serait pas facile d’établir que celui qui résulte de la législation actuelle soit meilleur. Si l’on cherche la vérité sur cette question, l’on fera bien de prendre connaissance de tout ce qui a été écrit par M. Dunoyer, sur les industries extractives, dans le tome III du Journal des Économistes. (E. D.)
  5. La législation des mines ne saurait évidemment reposer, en théorie, que sur l’une de ces trois bases :

    Ou le droit de l’État ;

    Ou le droit du propriétaire de la surface ;

    Ou le droit du premier occupant, soutenu par Turgot.

    Mais, dans la pratique, l’on n’a suivi, toutefois, depuis 1789, aucun de ces trois systèmes. L’article 1er  de la loi du 28 juillet 1791 est ainsi conçu :

    « Les mines et minières, tant métalliques que non métalliques, ainsi que les bitumes, charbons de terre ou de pierre et pyrites, sont à la disposition de la nation, en ce sens seulement que ces substances ne pourront être exploitées que de son consentement et sous sa surveillance, à la charge d’indemniser, d’après les règles qui seront prescrites, les propriétaires de la surface, qui jouiront en outre de celles de ces mines qui pourront être exploitées ou à tranchée ouverte, ou avec fosse et lumière, jusqu’à cent pieds de profondeur seulement. »

    Cette conception de l’Assemblée Constituante a fait dire avec beaucoup de fondement à M. Dunoyer : « Le droit attribué à la nation n’a été que le déplacement du droit anciennement attribué à la royauté : on faisait succéder la nation à la royauté, on l’a fait succéder à ses privilèges ; la révolution a tout voulu donner au peuple, comme l’ancien régime voulait tout donner au roi. En ceci, comme en toute autre matière, ç’a été la même extension abusive des principes de la souveraineté, dont on ne faisait en réalité que déplacer le siège (Journal des Économistes, tome III. page 134.).

    Ce système, en effet, ne rend qu’un hommage à peu près illusoire au droit du propriétaire de la surface, puisqu’il lui faut l’agrément de l’autorité pour fouiller son propre terrain, qu’il ne peut l’ouvrir que jusqu’à une certaine profondeur, et qu’en outre on peut se dispenser de son consentement pour l’ouvrir et s’y livrer à tous les travaux que nécessite la recherche des substances métalliques ou minérales. Le droit de ce propriétaire est presque aussi méconnu que par le passé, et la loi, au lieu de s’appuyer comme auparavant sur un seul principe, en admet ici deux, non-seulement distincts, mais contradictoires.

    On va voir que les choses n’ont pas beaucoup changé avec la législation de 1810. Toute l’économie de cette dernière repose sur les articles 5, 6, 7 et 10 de la loi du 21 avril, qui s’exprime ainsi :

    « Art. 5. Les mines ne peuvent être exploitées qu’en vertu d’un acte de concession délibéré en Conseil d’État.

    « Art. 6. Cet acte régie les droits des propriétaires de la surface sur le produit des mines concédées.

    « Art. 7. Il donne la propriété perpétuelle de la mine, laquelle est dès lors disponible et transmissible comme tous les autres biens, et dont on ne peut être exproprié que dans les cas et selon les formes prescrites pour les autres propriétés, conformément au Code civil et au Code de procédure civile.

    « Toutefois, une mine ne peut être vendue par lots ou partagée sans une autorisation préalable du gouvernement, donnée dans les mêmes formes que la concession.

    « Art. 10. Nul ne peut faire des recherches pour découvrir des mines, enfoncer des sondes ou tarières sur un terrain qui ne lui appartient pas, que du consentement du propriétaire de la surface, ou avec l’autorisation du gouvernement, donnée après avoir consulté l’administration des mines, à la charge d’une préalable indemnité envers le propriétaire, et après qu’il aura été entendu. »

    Il est facile d’apercevoir qu’on a voulu, par l’ensemble de ces dispositions, concilier, comme dans la loi de 1794, deux principes contraires, le droit régalien et celui de la propriété individuelle. Mais le nouvel hommage rendu à cette dernière n’est pas moins illusoire que le précédent. Un droit de propriété dont l’effet dépend de la volonté du souverain, et dont l’usage n’est possible que dans la forme et dans la mesure par lui prescrites, est une chimère : or, il suffit de jeter les yeux sur les articles 5, 6 et 10 de la loi du 21 avril, pour se convaincre qu’ils n’organisent pas autre chose, et que le droit de la surface y est encore plus méconnu que dans la loi de 1791. À cet égard, il ne faut pas se laisser abuser par les termes de l’article 6, car, bien qu’ils semblent faire la part des propriétaires du sol dans le produit des mines concédées, la disposition ne saurait être prise au sérieux, puisqu’elle se borne à grever le tréfonds d’une redevance de quelques centimes par hectare, en faveur de la superficie.

    Il existe, toutefois, dans l’article 7, une modification importante au droit régalien, que reproduisait la loi de 1791 : c’est la perpétuité des concessions, qui n’étaient que temporaires avant 1789. Et cet heureux changement fut l’œuvre d’un homme qui, dans tout le cours de la discussion de la loi sur les mines, ne se montra pas moins supérieur aux jurisconsultes qui l’entouraient, par la sagesse de ses vues, qu’il ne l’était par le rang, la puissance et la gloire, nous voulons parler, on l’a deviné déjà, de l’Empereur.

    « Il y a un très-grand intérêt, dit Napoléon, à imprimer aux mines le cachet de la propriété. Si l’on n’en jouissait que par concession, en donnant à ce mot son acception ordinaire, il ne faudrait (pie rapporter le décret qui concède, pour dépouiller les exploitants ; au lieu que, si ce sont des propriétés, elles deviennent inviolables. Moi-même, avec les nombreuses armées qui sont à ma disposition, je ne pourrais néanmoins m’emparer d’un champ ; car violer le droit de propriété dans un seul, c’est le violer dans tous. Le secret ici est donc de faire des mines de véritables propriétés, et de les rendre par là sacrées dans le droit et dans le fait. »

    Et pourquoi Napoléon voulait-il imprimer aux mines le cachet de la propriété ? C’est que son admirable rectitude de jugement lui avait découvert, comme à Adam Smith, que l’intérêt individuel, tout en ne cherchant que son propre avantage, est conduit, par une main invisible, à accomplir le bien général de la société. Cette opinion, il l’exprime plusieurs fois au Conseil, non-seulement pour repousser le droit impérial, que tentaient de ressusciter les légistes, courtisans ou amoureux du Digeste, mais encore pour modérer leur ardeur de réglementation appuyée, comme toujours, sur le prétexte de l’intérêt public.

    Écoutons-le sur le premier point, d’abord :

    « Quoique les mines soient, dit-il, comme les autres biens, susceptibles de tous les droits que donne la propriété, ce ne sont cependant pas des propriétés de la même nature que la surface du sol et les propriétés qui en naissent. Ces sortes de propriétés doivent être régies par des lois particulières, et ceux-là seuls peuvent s’en prétendre propriétaires à qui la loi défère cette qualité. Mais, au delà, la propriété des mines doit rentrer entièrement sous le droit commun ; il faut qu’on puisse les vendre, les donner, les hypothéquer d’après les mêmes règles qu’on aliène ou qu’on engage une ferme, une maison, en un mot un immeuble quelconque ; il faut aussi que les contestations qui s’élèvent à ce sujet soient renvoyées devant les tribunaux. »

    Écoutons-le maintenant sur le second, sur les entraves que le Conseil s’efforce d’apporter à l’exploitation des mines concédées :

    « On doit toujours avoir présent à l’esprit, s’écrie-t-il, l’avantage de la propriété. Ce qui défend mieux le droit du propriétaire, c’est l’intérêt individuel ; on peut s’en rapporter à son activité ; ainsi, on peut faire quelques règlements qui donnent un droit de surveillance à l’autorité publique, mais on ne doit pas en faire qui s’opposent directement à ce que demandent les propriétaires. »

    Dans une autre séance il lui échappe ces paroles, qui scandaliseront peut-être les socialistes :

    « Qu’est-ce que le droit de propriété ? — C’est non-seulement le droit d’user, mais encore le droit d’abuser*.

    « Si donc le gouvernement oblige d’exploiter, ou fixe la manière dont chacun exploitera, il n’y a plus de propriété. En France, on est fidèle à ces principes. À la vérité on a des règlements sur les bois et sur les eaux, mais ce ne sont que des règlements de police. »

    Dans une autre, encore, il s’écrie :

    « Puisque les mines d’Angleterre prospèrent (sans ingénieurs), cet exemple prouve que les ingénieurs ne sont utiles que comme gens de l’art. On ne peut les faire intervenir dans l’administration, on effrayerait les propriétaires.

    « À force, ajoute-t-il, de multiplier les entraves, on fait marcher la France à grands pas vers la tyrannie. Depuis peu l’on a vu un préfet empêcher de bâtir une maison, parce que le propriétaire refusait de se conformer au plan adopté par ce préfet. La sûreté publique n’était là pour rien ; il ne s’agissait que des règles de l’art. »

    Ces vues si judicieuses, que l’Empereur résumait par ces paroles : « Il ne faut pas qu’un gouvernement fasse trop le père », ne prévalurent pas au sein du Conseil. Napoléon y conquit le principe de la perpétuité des concessions ; mais, soit défiance de lui-même, soit distraction causée par des soins plus graves, il se laissa vaincre, sous tous les autres rapports, par l’esprit légiste et réglementaire. Il voulait, par suite de sa profonde connaissance des hommes, soustraire en tout ce qui n’intéresse pas la sûreté publique, l’exploitation des mines à la tutelle de l’État ; or, à moins d’un miracle, un tel système ne pouvait sourire à un conseil uniquement composé de fonctionnaires de l’État, que leur position entraînera toujours à ne pas voir le principe de la vie sociale ailleurs que dans le gouvernement. Aussi, malgré le vrai libéralisme de l’Empereur, la loi de 1810 fut rédigée de telle sorte, dans son ensemble, qu’on ne sortit pas, à vrai dire, du droit régalien, dont on a depuis, au contraire, réparé les échecs par des dispositions récentes.

    Mais rien de tout cela ne serait arrivé, si, au lieu de chercher un mezzo termine impossible, entre la doctrine du droit de l’État et celle du droit de la surface, Napoléon, qui arguait sans cesse au Conseil de l’art. 552 du Code civil, et qui regardait comme inattaquable la proposition formulée par cet article, que la propriété du dessus emporte celle du dessous, eût adopté nettement ce dernier système.

    L’intéressante discussion à laquelle donna lieu la loi des mines se prolongea depuis le mois de février 1806 jusqu’au mois d’avril 1810. — Voyez Locré, Législation sur les mines, 1 vol. in-8o, 1828 ; et les deux excellents articles sur les Industries extractives, fournis par M. Dunoyer au Journal des Économistes (tome III). (E. D.)

    * Cet aphorisme n’est inexact que si on pousse ses conséquences jusqu’à l’absurde ; et, dans ce cas, les déductions prouvent, non la fausseté du principe, mais la sottise du raisonneur. Il a, du reste, été commenté par Napoléon lui-même dans une autre séance. « Je ne souffrirais pas, dit-il, qu’un particulier frappât de stérilité vingt lieues de terre dans un département fromenteux pour s’en former un parc. Le droit d’abuser ne va pas jusqu’à priver le peuple de sa subsistance. »

  6. Par l’édit dont parle Turgot, Henri IV confirmait à son profit le droit de dixième sur les mines, mais il en exceptait les mines de fer, de soufre, de salpêtre, d’ocre, pétrolle, charbon de terre, ardoise, plâtre, craie, et autres sortes de pierres pour bâtiments et meules de moulins, le tout, porte l’édit, par grâce spéciale, en faveur de sa noblesse et de ses bons sujets propriétaires des lieux.

    Les exceptions sont, comme on voit, en rapport avec les préjugés de l’époque, qui plaçaient surtout la richesse dans la possession des métaux précieux.

    En 1614, les États-Généraux s’élevaient en ces termes contre la redevance prétendue par le fisc : « Pour inviter vos sujets, par l’espérance de quelques profils, à s’employer à l’ouverture des mines découvertes et à découvrir dans votre royaume, vos très-humbles sujets supplient Votre Majesté de remettre les droits qui pour ce vous appartiennent, et ordonner à vos juges de condamner tous coupeurs de bourses, blasphémateurs, fainéants, vagabonds, gens sans aveu, à travailler auxdites mines, et les faire délivrer pour cet effet aux maîtres d’icelles, avec défense aux condamnés de laisser leurs ouvrages et s’absenter pendant le temps qu’ils auront été condamnés de servir aux mines, à peine d’être pendus et étranglés au lieu et à l’instant qu’ils seront trouvés ailleurs. »

    Le second point de la requête n’est pas aussi raisonnable que le premier : il y avait sans doute aux États-Généraux quelques maîtres de mines, qui avaient trouvé l’expédient commode pour hausser les profits, en obtenant le travail à meilleur compte.

    Le monument le plus important, sinon le plus vieux de l’ancienne législation sur les mines, est une ordonnance fondamentale de Louis XI, de 1471, qui ne fut enregistrée au Parlement de Paris que le 14 juillet 1475. (E. D.)

  7. Nous regrettons que M. Dunoyer, qui pense que les matières souterraines doivent appartenir au propriétaire de la surface, ait laissé sans réponse cette argumentation de Turgot. Elle devait avoir cependant quelque poids aux yeux d’un écrivain qui nous paraît, en matière de propriété et de liberté industrielle, professer les mêmes opinions économiques que l’illustre intendant de Limoges. (E. D.)
  8. Vovez plus haut, chap. I, § IX, pages 139 et 140.
  9. Voyez, au tome I, Mémoires I à VI, pages 392 et suivantes, une exposition spéciale, et plus complète, de cette théorie de l’impôt. (E. D.)
  10. Dupont de Nemours n’a pas donné la date de ce Mémoire, qui doit être compté, selon nous, au nombre des meilleurs écrits de Turgot. Il fut rédigé par l’auteur comme intendant de Limoges, et pour éclairer l’avis que lui demandait le conseil d’État sur la concession à faire d’une mine de plomb, découverte dans la paroisse de Glanges (Haute-Vienne, arrondissement de Saint-Yrieix). (E. D.)