Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Valeurs et monnaies/Observations de l’éditeur

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VALEURS ET MONNAIES.



OBSERVATIONS DE L’ÉDITEUR.

Dans la science de la production et de la répartition des richesses, la signification du mot valeur doit avoir une grande importance. Comme tous les mots empruntés au langage ordinaire, il a été interprété par les divers auteurs ; chacun a voulu dire à l’avance ce qu’il entendait par ce mot, et avant de s’engager dans la lecture de leurs ouvrages, il convient de se rendre un compte exact de la définition qu’ils ont adoptée.

Les définitions qui ont été données de ce mot ne sont pas de nature cependant à faire varier avec elles les éléments de la science, puisque nous voyons les écrivains les plus éminents, malgré leurs différences à cet égard, arriver aux mêmes conclusions. Tous du moins ont dans la pratique reconnu que la valeur n’est en définitive que le rapport des choses utiles entre elles, et renoncé en conséquence à la chimérique tentative d’établir d’une manière invariable la valeur des choses.

Adam Smith, bien qu’il ait admis une valeur indépendante de tout échange, ne s’appuie guère dans ses écrits que sur l’idée de la valeur échangeable, c’est-à-dire la valeur des choses dont le besoin se fait sentir à d’autres qu’à leur détenteur actuel.

J.-B. Say, qui a consacré l’un de ses chapitres les plus clairs et les mieux déduits à la définition de la valeur, n’a pas complètement suivi à cet égard les idées de Smith. Plus pratique encore, il déclare que lors même que ce mot est employé seul, il convient de le supposer suivi du mot échangeable. Say dit encore, il est vrai, que le fondement de la valeur est l’utilité, ce qui impliquerait l’application de la valeur à des choses non essentiellement échangeables ou plutôt dont le besoin pourrait ne pas se faire sentir à d’autres. Ce serait la valeur en usage de Smith ; mais Say a soin de prémunir le lecteur contre cette induction en ajoutant que la quantité de choses évaluables qu’on offre pour acheter une autre chose est l’indication et la mesure de la valeur : « La richesse, ajoute-t-il, se compose de cette valeur des choses qu’on possède. » En sorte que pour Say il n’y a pas de richesse là où les choses ne sont pas échangeables. Senior, dans ses Éléments, s’efforce de conserver au mot valeur sa signification la plus usuelle ; c’est-à-dire que pour lui aussi la valeur est« cette qualité dans toute chose qui la rend propre à être reçue et donnée en échange, en d’autre mots à être louée ou vendue, prêtée ou achetée. »

« Cette définition, dit Senior, dénote une relation existant réciproquement entre deux choses, et la relation précise qu’elle dénote est la quantité d’une chose qui peut être obtenue en échange pour une quantité donnée d’une autre chose. Il est donc impossible d’énoncer la valeur d’une chose sans rappeler tacitement ou explicitement quelque objet qui serve de terme de comparaison. »

Malthus appelle valeur d’une chose le nombre de journées de salaire nécessaires à son acquisition.

James Mill fait voir l’erreur et l’insuffisance de cette définition par ce qui suit : « En adoptant cette définition, il s’ensuit que si les salaires étaient doublés, bien qu’en même temps la production fut aussi doublée et qu’on eut deux fois autant de toutes choses à consommer, on aurait cependant moins de valeur. »

La valeur, étant relative, doit dépendre de la demande et de l’offre, c’est-à-dire du plus ou moins de besoin qu’on a d’une chose, de la plus ou moins grande facilité qu’on a de se la procurer. Mais ici encore les économistes ne sont pas d’accord. Les uns, comme Mill et Malthus, confondent la demande avec la consommation, les autres avec le besoin, la simple utilité de la chose. De là les différences dans l’application du mot valeur.

Turgot est plus abstrait dans sa définition de la valeur. Remontant à la source même de la formation des richesses par le travail, la valeur d’une chose est pour lui « le rapport entre la portion de ses facultés qu’un homme peut consacrer à la recherche de cette chose et la totalité de ces facultés. » Comme il l’ajoute lui-même, cette appréciation de la valeur est conforme à la vérité exprimée avec énergie et talent par l’abbé Galiani lorsqu’il déclare que l’homme est la commune mesure de toutes les valeurs.

Cette valeur primitive, Turgot la regarde comme indépendante de tout échange. C’est la valeur en usage d’Adam Smith. C’est là une abstraction qui peut sembler plus dans les termes que dans les faits, par la portion de ses facultés qu’un homme met à l’acquisition d’une chose est un élément de richesse, par conséquent une valeur, et c’est dans ce sens que Malthus mesure la valeur d’une chose par Le nombre des journées de salaire nécessaires à son acquisition.

Quoi qu’il en soit, Turgot appelle cette valeur la valeur estimative. Il va sans dire qu’il vient ensuite à la valeur échangeable et à la monnaie, qu’il en regarde comme la mesure.

M. Rossi a clairement expliqué et adopté sans hésiter cette opinion de Smith et de Turgot sur la valeur.

Sa définition la plus large est celle-ci : « La valeur, c’est l’utile dans sa relation spéciale avec la satisfaction de nos besoins. » Comme Smith, il appelle la valeur estimative de Turgot valeur en usage ; la valeur échangeable est pour lui la valeur en échange.

Nous avons cru devoir nous étendre sur ce sujet, parce que la définition de la valeur exerce dès lors, comme le croient Turgot, l’abbé Galiani et M. Rossi, une grande influence sur d’autres questions de l’économie politique, ou plutôt sur ses applications à la vie des peuples, branche importante de la science morale.

Et en effet, la définition des mots travail et capital, si controversée par les moralistes, sinon par les économistes, la fonction comparative de ces deux éléments, se déduit très-logiquement de celle que donne Turgot de la valeur. La suprématie du travail sur le capital, ou pour mieux dire la fusion de ces deux éléments se trouve établie avec évidence dès qu’il est admis que l’homme est la commune mesure de toutes les richesses, dès que la valeur, dans son acception la plus philosophique, est le rapport entre la portion des facultés qu’un homme peut consacrer à la recherche d’un objet et la totalité de ses facultés. Et si l’on tient à voir entre le travail et le capital une différence nécessaire à l’étude de la science, du moins après avoir lu Turgot, on tombe d’accord avec ceux des économistes qui, des deux éléments de la production, ont appelé le premier l’élément essentiel.

Turgot, à ce qu’il paraît, n’avait commencé ce travail sur la valeur que dans le but d’exposer la théorie de Ja monnaie. Il est à regretter qu’il ne l’ait pas complété. Mais si on lit avec attention ce Mémoire, il sera facile de se rendre compte des conclusions qu’il voulait en tirer, et d’ailleurs le fragment de sa lettre à l’abbé Cicé sur le papier-monnaie rendra plus facile encore la conclusion. C’est pour cette raison que nous plaçons ce fragment immédiatement après le Mémoire sur les valeurs. (Hte Dussard.)