Œuvres de Vadé/Le beurre

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Garnier (p. 139-143).

CONTE

LE BEURRE

Autrefois, sans tant d’examen,
On se piquait d’amour pour une Belle.
Et presque sûr d’être toujours fidèle,
On passait tendrement de l’amour à l’hymen ;
Mais à présent on ne dit plus Amen,
Sans savoir si la Demoiselle
Ne donne au moins son pesant d’or
Avec sa main : le bien seul fait l’accord.
Maudite loi ! pas ainsi n’en usèrent
Maître Trichet, et la jeunette Alix,
Lorsque tous deux ils s’épousèrent.
L’un jeune, et l’autre faite aux dépens de Cipris,
Différemment tous deux valaient leur prix.

 
Voici comment la Destinée
Les fit connaître. Une belle journée,
(C’était, je crois, sur la fin du printemps),
Mons Trichet, maître de son temps,
Fort bien le prit pour un pèlerinage
Assez connu, qui n’est loin de Paris,
Nanterre enfin ; le dévot personnage
Arrive à jeun ; il se l’était promis ;
De dire qu’il ouït la Messe,
Qu’il fit ce qu’on fait à confesse.
Serait de trop, pour peu qu’il soit Chrétien,
Notre lecteur s’en doute bien.
Trichet aimait le vin, il eut pour pénitence
De se mettre huit jours au lait.
Et de prendre pour sa pitance
Du fromage au lieu de poulet.
Dans le village était une laitière,
L’obéissance y conduisit Trichet :
Eussiez-vous cru que dans cette chaumière
Il eût rencontré plus d’attrait
Qu’au cabaret ?
La fille du logis au coloré visage,
Aux yeux noirs et perçants, l’enchanteresse Alix,
Qui ne comptant quatre ans par-dessus dix.
Rassemblait en son corps les charmes du village.
D’un air simple et riant lui servit du laitage :
Il en mangea, puis redoubla deux fois :
Servi par tant d’attraits, qui n’en eût fait de même ?
Hébé vous perdriez vos droits.
Si Jupiter aimait la crème :
Par un bonheur un autre est amené,

Trichet l’éprouve, et dans sa dévote âme
Il sent bouillir le lait dont il a déjeuné,
Grâce à la belle Alix qu’il demande pour femme.
Un tel parti n’était à rejeter :
Pas ne le fut, Trichet prit la huitaine
Pour sa promesse exécuter.
Le retard en amour est une étrange peine ;
Mais pouvait-il faire autrement ?
Ira-t-il se damner ? Car sa perte est certaine.
Si pendant les huit jours il ne vit sobrement.
De son prochain bonheur la future bourgeoise
Bénissait Dieu : son cœur quoique flatté
Ne logeait point de sotte vanité ;
Car tous les jours fidèle villageoise,
Elle portait au marché de Paris
Du beurre frais, comme à son ordinaire.
Ainsi faisait jadis Margot, simple bergère,
Qu’une intrigue aujourd’hui place au rang des Iris
Un jour qu’Alix s’en retournait contente
D’avoir vidé ses deux paniers.
Et pour iceux reçu maints beaux deniers,
Elle aperçut Lucas, défricheur d’innocente ;
Bien fait surtout était le fin matois,
Et beau diseur en son patois.
« — Qu’est-ce, dit-il, en abordant la Belle ?
Un Monsieur doit donc t’épouser
Après demain ? — Oui — Méchante nouvelle !
Tu ne sais pas comme il faut en user
Avec un homme du gros style ;
Je te plains car lorsqu’il faudra…
Tu m’entends bien, et qu’il voira

Qu’à ce jeu tu n’es pas habile,
Je suis sûr qu’il te renvoyera.
Quelle honte pour toi ! Queu chagrin pour ta mère !
Tu pleures ? Va, ne pleure pas,
Il est un doux remède à ce triste embarras.
Je l’ai… — Tu l’as ? Ah ! dit-elle, j’espère
Que tu voudras… — Oh ! oui ! je ferai ton affaire ;
Mais pour ce service obligeant,
Alix, il me faut de l’argent…
— De l’argent ? Tiens, prends tout… — Bon cela, dit le sire ;
À présent couche-toi sur ce lit de gazon. »
Elle de se coucher, et lui de vous l’instruire,
De cette façon-là, puis d’une autre façon.
Alix se pâme, Alix soupire,
Et trois ou quatre fois répète la leçon.
La Belle en train de bien apprendre
Serrait Lucas, qui, las de besogner,
Par un air abattu lui fit assez comprendre
Qu’on ne peut toujours enseigner.
« — Sarviteur, lui dit-il, à demain la pareille.
C’en est bien assez pour ce jour. »
Puis le grivois, ami de la bouteille.
Fut célébrer Bacchus aux dépens de l’Amour ;
De son côté la savante Écolière
Poursuivant son chemin, arrive à la maison.
Elle entre ; mais alors point d’argent pour sa mère.
On en demande la raison ;
Un mensonge à propos raccommoda l’affaire.
Alix conte que des voleurs
Ont enlevé sa marchandise.
Ce récit effrayant aidé de quelques pleurs.

Parut naïf ; la chose fut bien prise,
Bien prise fut. Voyez le grand malheur.
Ne pleurez plus Alix, calmez votre douleur.
Tels coups sont imprévus ; mais quoi ! l’on s’en console,
D’ailleurs votre futur arrivant dans deux jours,
Vous dédommagera ; car on sait que toujours
Un Chrétien qui promet tient aussi sa parole.
Pas n’y manqua l’amoureux Pèlerin ;
Au tems marqué la chose fut conclue.
Après la danse et le festin,
Après la bonne nuit et donnée et reçue,
En beaux draps blancs nos deux époux
Fort à la légère se mirent.
Le désir d’un moment si doux
Nous donne à penser ce qu’ils firent ;
Mais Trichet du premier assaut
Se contenta ; chétive était la dose
Au gré d’Alix. « — Comment ! lui dit-elle tout haut.
Est-ce là tout ? Voyez la belle chose !
Pardi, moi, je croyais qu’aussi bien que Lucas
Vous alliez quatre fois traiter Alix en Reine.
Nous coucher pour si peu, ce n’était pas la peine…
— Qu’entends-je ? dit Trichet, vous auriez fait le cas !
— Bon, lui répond Alix, queu malin que vous êtes !
Monsieur veut se gausser de nous.
Allez votre chemin, mon Dieu, connue vous faites !
On en sait là-dessus autant et plus que vous ;
Car Lucas m’a montré trois fois en trois quarts d’heure
De fort biaux tours ; aussi pour les savoir tretous
Il m’en a coûté mon bon beurre. »