Œuvres de Vadé/Les amants constants

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Garnier (p. 103-112).

LES
AMANTS CONSTANTS

JUSQU’AU TRÉPAS
HISTOIRE VÉRITABLE

AVERTISSEMENT

L’auteur était dans une maison de campagne, quand il composa cette historiette, qui fut faite du soir au matin. La compagnie lui proposa le sujet que voici.

Il faut que le héros soit brûlé, qu’il soit noyé, qu’il ait la gale et qu’il soit pendu ; ensuite qu’il épouse sa maîtresse.

Il faut que l’héroïne soit enragée, qu’elle passe par les baguettes, qu’elle se jette par les fenêtres.


Sans entrer dans le détail de la naissance, de l’enfance, de l’éducation et des qualités de celui dont je rapporte les aventures, je me bornerai seulement à le mettre sur la scène du monde dès l’âge de dix-huit ans.

C’est à cet âge heureux que Félix vint à Paris, ne possédant pour tout bien qu’un peigne à deux côtés, avec lequel il se promettait de se rendre un jour utile à soi-même, à ses parents et à sa patrie.

Cet instrument n’annonçait pas sans doute des talents supérieurs pour la poésie, ni pour la musique ; aussi ne s’en piqua-t-il pas ; il avait négligé ces superfluités pour s’attacher à l’art solide de friser et de raser proprement à la manière de la province, et c’est en laveur de son habileté qu’il entra en qualité de premier et unique garçon chez M. Tranchant, chirurgien dans le faubourg Saint-Marceau, qui comptait parmi ses pratiques la compagnie des gardes françaises du quartier. On sait que ces messieurs sont assez sans façon ; aussi Félix, le dimanche, en retapait en une heure douze d’une main et autant de l’autre. À l’égard des barbes, M. Tranchant les expédiait avec une rapidité incroyable ; et comme il était grand causeur et causeur satirique, tout en rasant son homme il emportait la pièce. Plusieurs à qui cette façon d’agir ne plaisait pas, le menaçaient de le quitter ; mais le patelin M. Tranchant savait apaiser son monde, et au moyen d’une toile d’araignée qu’il vous appliquait sur le menton et qui couvrait la coupure, on s’en allait en louant la commodité de son expédient.

Entre autres têtes que l’adroit Félix allait embellir en ville, celle de M. Honoré, boulanger du coin, l’occupait par prédilection, à cause d’une nièce que le bonhomme élevait et qui prenait un merveilleux plaisir aux histoires que racontait le galant frater. Il s’insinua si bien dans l’esprit de l’un, et dans le cœur de l’autre, que M. Honoré lui proposa une petite chambre vacante au cinquième, afin d’y travailler pour son compte ; Félix parut aussi ardent à l’accepter qu’habile à donner des marques verbales de sa reconnaissance, au grand contentement de mademoiselle Babet Casuel (c’est le nom de la nièce). Il prit donc possession de son nouvel atelier, et, dès le lendemain, son hôte généreux et la Providence lui firent pleuvoir des gens mal peignés qu’il renvoyait contents comme des rois, et beaux comme des amours.

Peu à peu Félix s’arrondissait dans son petit manoir qu’il avait rendu assez honnête pour que l’oncle et la nièce y montassent les soirs. Le bonhomme aimait beaucoup la triomphe d’Auvergne, et l’amoureux Félix pour jouir plus longtemps de la présence de Babet Casuel, perdait toujours partie, revanche, le tout, les moitiés et le tout du tout : la belle sentait jusqu’à l’âme le motif de cette complaisance, outre la qualité de beau joueur qu’il laissait voir à travers un air content. Il est vrai qu’on ne jouait rien ; mais la gloire n’est-elle donc pas quelque chose ? Il la sacrifiait à Babet, pour laquelle il sentait de jour en jour croître son penchant ; ils n’attendaient qu’un moment favorable pour s’en faire mutuellement l’aveu ; ce moment arriva bientôt après.

M. Honoré, en sa qualité de juré de sa communauté, fut obligé le mercredi suivant d’assister à une réception de maître ; il laissa à Babet le soin de gouverner sa maison et elle-même. Elle s’acquitta fort bien du premier point, et l’amour se chargea de l’autre. L’impatient Félix, averti de l’absence de M. Honoré, descendit chez Babet à dessein de lui tenir compagnie : cette politesse, loin de lui déplaire, servit de prétexte à quelques questions tendres auxquelles l’animé Félix répondit avec transport. La timide Babet répliqua en rougissant : un baiser survint, les serments ensuite, et les voilà amants. Félix se mourait d’envie d’assurer sa maîtresse qu’il l’aimait avec passion ; elle craignait de son côté qu’il ne doutât de la sienne ; de sorte que l’envie de l’un et la crainte de l’autre les conduisirent fort loin sans sortir de la chambre. Babet, après être revenue du voyage, se mit à pleurer, c’est l’usage ; il la consola de la même manière qu’il l’avait affligée, c’est la règle.

Les moments que l’on passe avec ce que l’on aime sont aussi doux qu’ils coulent rapidement. La nuit s’avançait sans qu’ils s’en aperçussent (les amants heureux ne prennent garde à rien) : il fallut se quitter moitié par économie, moitié pour ne pas être surpris par M. Honoré, qui arriva un instant après leur séparation. La nièce sauta au col de son oncle ; il attribua ces caresses au plaisir qu’elle avait de le revoir sitôt, et il allait lui rendre cinq ou six embrassades, lorsqu’un garçon boulanger mécontent des rigueurs de Babet monta, et tirant à part M. Honoré, le mit au fait de la fragilité de mademoiselle Casuel. « — Oui, monsieur, ajouta-t-il, j’ai vu par le trou de la serrure le téméraire baigneur lui manquer trois ou quatre fois de respect. » Le vieux juré, furieux, appelle de toutes ses forces l’heureux Félix qui, ne se doutant de rien, se présente d’un air caressant ; M. Honoré et son garçon le saisissant au collet, le chargent de coups et d’invectives, et le traînent impitoyablement en bas. La craintive Babet arrive toute éplorée, demande grâce ; on la soufflette ; elle crie à l’aide, au secours, au feu… Elle avait raison, car son amant était pour lors dans le four ; et, sans l’activité des voisins qui le retirèrent, il était cuit ; heureusement il en fut quitte pour ne l’être qu’un peu.

Comme on l’avait enfourné la tête devant, le feu ne lui avait point endommagé les pieds ; il y parut bien par l’usage qu’il se mit à en faire en s’échappant et perçant à travers les gens du guet que le tumulte avait attirés. M. Honoré crie sur lui au voleur ; toute l’escouade le suit, en criant : Arrête ! arrête ! Personne n’osait, il avait l’air d’un diable à moitié rôti sortant de l’enfer ; on se rangeait même pour l’éviter. La garde le poursuivant jusqu’au bord de la rivière, croyait enfin le tenir à cause de la barrière liquide qui s’opposait à sa fuite ; mais le courageux Félix se lance à leurs yeux dans l’onde, et y trouve un refuge contre le fer et le feu. Le guet ne jugeant pas à propos de rouiller ses armes, le vit en enrageant parvenir à l’autre bord et s’en retourna honteusement chez M. Honoré qui leur dit qu’ils couraient comme des fiacres, et que le sergent méritait d’être cassé.

Amour ! que tes faveurs ont souvent de suites funestes ! (Cette pensée n’est pas neuve). La triste Babet livrée aux horreurs de l’affront n’osait plus sortir ; tout le quartier savait son aventure ; tourmentée d’ailleurs par l’absence et le sort malheureux de son amant, outragée chaque jour par les reproches amers de son oncle, tout son espoir était le trépas (rien n’est moins gai que cette situation) : elle ne se voyait pour toute compagnie qu’un petit chien qu’elle avait beaucoup aimé, mais qu’elle négligeait si fort que, l’ayant laissé longtemps sans nourriture, il essaya un jour pour vivre de lui manger une main, et commença par lui mordre si vivement le doigt qu’elle poussa un cri douloureux, auquel son oncle accourut. Le petit favori, au lieu de le flatter comme à l’ordinaire, sauta sur lui en grinçant les dents. M. Honoré, d’un coup de pied, le mit hors d’état d’en avoir jamais le dessein. Ce sévère boulanger secourut la blessée avec un soin barbare, en disant que c’était une punition du ciel, et souhaitant de tout son cœur que la plaie fût dangereuse.

L’inexorable Thésée ne fut pas mieux servi par Neptune (lorsqu’il lui adressa contre son fils le vœu le plus cruel et le plus indiscret) que le fut l’inflexible Honoré. À quelque temps de là sa malheureuse nièce roulait les yeux, s’enfonçait les ongles dans les fesses et se donnait des coups de pied dans le sein, en criant à qui l’approchait : « — Ôtez-vous, retirez-vous, je vous mordrai. » Ces mots, prononcés avec fureur, avaient si bien l’air de ce qu’on appelle accès de rage, que c’était à qui n’avancerait pas. On jugea par l’écume épaisse qui lui sortait de la bouche, que c’était un effet de la morsure de son favori. On s’empara d’elle dans un bon moment pour la garotter et la conduire à la mer.

Si tant de malheurs à la fois accablaient cette pauvre infortunée, de son côté le fugitif Félix réfugié à Pontoise n’était pas à son aise : il était devenu moins beau narrateur et moins plaisant ; son minois disgracié par la brûlure lui faisait un tort considérable (tant la figure sied bien au métier). Ayant vu faire à M. Tranchant quelques opérations de chirurgie, il se mit dans la tête d’exercer le peu qu’il en savait. Si quelqu’un de ceux qui l’occupaient se plaignaient d’un mal de tête, Félix offrait de le trépaner à peu de frais ; nul n’était curieux d’user de ce remède, quelque doux qu’il parût ; on se bornait à le laisser le maître de tirer quelques palettes de sang ; mais ne sachant pas saigner, il se déclarait ennemi des partisans de la lancette, et se tirait adroitement du piège que lui tendait son ignorance en ordonnant, en place de saignée, une tisane composée de beaucoup de réglisse et peu de chiendent, que le malade trouvait excellente. Dans le nombre de trois ou quatre malheureux qu’il médicamentait, il s’en trouva un entiché de cette âcreté d’humeur qui, s’épanchant en forme de petits grenats sur les mains et entre les doigts, cause un joli chatouillement qui invite à se gratter avec une cuisante volupté. Le présomptueux Esculape entreprit de le tirer d’affaire ; mais soit que le mal fût contagieux, ou soit que sainte Reine à qui ces sortes de cures appartiennent voulût le punir d’aller sur ses brisées, loin de guérir son malade, Félix gagna lui-même la gale. Jamais gale ne fut plus déplacée, d’autant qu’il était obligé par état d’avoir les mains propres. Désespéré de cet accident, il s’avisa de mettre des gants et de savonner ainsi les visages ; on le trouva fort mauvais ; il eut beau protester que c’était depuis peu la mode à Paris, on l’envoya au diable, et on persista si fort à vouloir être rasé à la manière de Pontoise, c’est-à-dire les mains nues, que Félix ne pouvant s’y résoudre perdit ses pratiques, et passa encore pour un homme entêté.

Privé des ressources manuelles, et sa dernière opération manquée lui ayant fait perdre la confiance publique ; d’ailleurs dévoré par son amour qui le touchait plus que tout le reste, il s’engagea, et à tout hasard écrivit à sa chère Babet le dernier parti qu’il venait de prendre. Elle était de retour de Dieppe, et avait été plongée sept fois dans l’onde salée avec succès ; mais si la mer guérit de la rage, elle ne peut rien sur celle de l’amour ; rien n’avait éteint l’ardeur de la constante Babet ; elle était plongée journellement dans les plus sombres réflexions ; elle était prête à exécuter tout ce que le dégoût de la vie peut conseiller, lorsque son oncle vint lui faire la lecture de la lettre de Félix, qu’il avait interceptée ; et prenant de là occasion de lui faire de belles, longues et pieuses remontrances qu’elle écouta comme quelqu’un qui ne se souciait guère, il l’exhorta à faire son profit de ce qu’il venait de lui prêcher.

« Crois-moi, ajouta-t-il, ne pense plus à ce coquin ; le voilà soldat, renonces-y : va-t-en dimanche à confesse et sois à l’avenir plus sage ; j’oublierai le passé. » Elle ne lui répondit pas un mot ; le grave sermoneur persuadé de l’efficacité de son sermon, la laissa penser aux moyens de rentrer dans la voie du salut. La silencieuse Babet, n’aspirant qu’à la consolation de savoir où était son amant, et instruite de son prochain départ pour l’armée, ne balance pas entre la tristesse de rester avec son oncle, et le charme de suivre un amant adoré ; faire une petite pacotille, la convertir en argent, partir avec courage, arriver enfin à Pontoise ne lui coûtèrent que six heures de temps. Ô pouvoir ! ô force des premières inclinations ; Babet court, demande, cherche, et trouve enfin son cher Félix ; il n’était plus joli, mais l’amour en était cause ; c’était au contraire un grain de beauté pour les yeux de la tendre Babet. Rassemblez ici toutes les reconnaissances des tragédies, des comédies larmoyantes et des romans ; joignez-y, si vous voulez, tout ce que vous êtes capables de sentir en de pareils instants, je vous défie d’approcher de cent lieues des transports de leur âme ; ils restèrent si longtemps serrés dans leurs mutuels embrassements, et les larmes avaient coulé si abondamment de leurs yeux, étant visage contre visage, que les paupières de Babet s’étaient collées à celles de Félix, de façon qu’on eut toutes les peines du monde à les détacher.

Les plaisirs tranquilles ne paraissaient pas faits pour eux ; Félix eut ordre le surlendemain de joindre le régiment ; Babet le suivit avec fermeté ; le plaisir d’être ensemble leur rendit la route moins pénible et moins longue.

À leur arrivée, on incorpora le nouveau soldat ; il fallut apprendre à faire l’exercice, monter la garde, fournir la chambrée de toutes les menues nécessités ; la sensible Babet l’aidait dans cette dernière corvée. Les camarades de Félix trouvant sa maîtresse jolie, lui donnaient quelquefois de petits baisers, qui ne demandaient pas mieux que de caractériser l’insolence ; son sergent même la courtisait de près ; cette faveur insigne eût été pour toute autre que Babet un écueil contre lequel la fidélité aurait pu échouer ; mais elle n’y répondit que par les dédains les plus marqués : le vindicatif sergent, après de vaines tentatives et des propositions aussi vaines, résolut de s’en venger par les voies de l’ignominie : il surprit adroitement la montre du lieutenant, et accusa Babet de ce larcin ; en vain elle s’en défendit, ni les protestations de la probité, ni les larmes de l’innocence ne la justifièrent. Son ennemi, chargé de visiter ses bardes et son linge, n’eut pas de peine à y glisser ce qu’il affectait d’y chercher, et montrant le vol aux deux témoins qui l’assistaient, il n’en fallut pas davantage pour faire emprisonner la pauvre Babet. Son jugement fut bientôt rendu, et elle se vit condamnée à passer par les baguettes ; son amant même fut nommé pour être du nombre de ceux qui devaient faire cette injuste exécution. Figurez-vous la douleur du triste Félix lorsque celle qu’il chérissait plus que lui-même et qu’il savait n’être point coupable, parut sur la place d’armes les mains liées, les épaules nues, et toute tremblante et éplorée d’un si cruel appareil. Elle passa enfin ; trente coups de verges à la première passade lui enlevèrent l’épiderme, et le sang se faisant place à travers les sillons que le supplice traçait sur sa chair laissait voir le spectacle le plus touchant : quel moment pour le malheureux Félix ! Le cruel sergent ayant remarqué qu’il n’avait point frappé comme les autres, lui appliqua plusieurs coups de canne ; le brave Félix, moins outré de cette injure que furieux des tourments que sa maîtresse souffrait par la fausse accusation de ce malheureux, tira son épée et la lui plongeant dans le sein, vengea à la fois et son outrage et celui que l’on avait la barbarie de faire à sa maîtresse.

Un malheur en entraîne toujours un autre ; l’infortuné Félix fut conduit au cachot : le conseil de guerre prononça soudain son arrêt, la potence fut bientôt dressée, et l’on devine aisément le reste de cet effroyable tableau, sur lequel je tire le rideau poursuivre des yeux la désolée Babet qui, trop instruite du sort qu’éprouvait son cher Félix, et ne voulant point lui survivre, se précipita par sa fenêtre qui heureusement n’était pas élevée ; on courut à son secours. Le sergent, de son côté, prêt à expirer, découvrit au confesseur qui l’exhortait, toute la noirceur de son action. Il dépêcha un exprès pour en instruire les juges qui, indignés d’un tel crime, ordonnèrent de couper la corde à laquelle était suspendu l’innocent Félix ; et par un hasard bien rare, il en était encore temps. Lui et sa maîtresse furent réhabilités ; et, peu de temps après, on les maria avec les biens que le sergent leur avait légués en réparation d’honneur. Félix eut son congé pour rien, et même tous les officiers contribuèrent à une quête générale qui les mit à leur aise. Ils retournèrent chez M. Honoré, qui les reçut avec tendresse, et ils vécurent ensemble unis et constants jusqu’à la fin de leur vie.