Œuvres et correspondance inédites/IIa

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Texte établi par M. G. Streckeisen-Moultou, Michel Lévy frères (p. 5-20).

AFFAIRES DE LA CORSE


TIRÉES DU SUPPLÉMENT À L’HISTOIRE DE J. J. ROUSSEAU
PAR H. MUSSET-PATHAY

Il est dans la vie de Jean-Jacques une circonstance qui n’a jamais été bien éclaircie, et sur laquelle nous avons recueilli quelques renseignements : c’est la connaissance positive des démarches que firent auprès de lui les principaux chefs de la Corse, pour en faire le législateur de leur pays.

Dans plusieurs lettres et dans ses Confessions (liv. xii), Rousseau rend compte de ces démarches ; mais dans une autre lettre il semble dire qu’on avait voulu se moquer de lui. C’était, en effet, le bruit que fit courir Voltaire, et dès que Jean-Jacques en fut informé, il se tint sur ses gardes, craignant que les ouvertures qu’on lui avait faites, les messages qu’il avait reçus, ne fussent une mystification, et n’ayant aucun moyen de le vérifier, dans l’isolement où il vivait. Le fait mérite donc d’être examiné. Une pièce écrite dans le temps même, et que nous possédons, jettera quelque lumière sur ce point historique. Avant de le faire connaître, rappelons toutes les particularités relatives à cet événement.

Rousseau regardait le peuplé corse comme neuf, ou du moins le seul de l’Europe qui ne fût pas usé pour la législation. C’est sous ce rapport qu’il en avait parlé dans le Contrat social. Ce langage plut à Paoli, ainsi qu’aux autres chefs de ce peuple, qui venait de secouer le joug de Gênes. C’est en leur nom que M. Buttafuoco, capitaine au service de France, écrivit au mois d’août 1761[1] à Rousseau, l’invitant à faire un plan de législation pour la Corse. Flatté d’une proposition aussi honorable, il répondit en faisant voir les obstacles qui s’opposaient à son exécution : sans l’accepter ni la refuser, il témoigna le désir d’y concourir, fit des questions, demanda des renseignements, assurant que l’entreprise dont on le trouvait digne ne manquerait point par sa volonté. Il écrivait à milord Maréchal :. « Que les infortunés Corses ne peuvent-ils, par mon entremise, profiter de vos longues et profondes observations sur les hommes et les gouvernements ? Mais je suis loin de vous ! N’importe ; sans songer à l’impossibilité du succès, je m’occuperai de ces pauvres gens, comme si mes rêveries leur pouvaient être utiles. Puisque je suis dévoué aux chimères, je veux du moins m’en forger d’agréables. En songeant à ce que les hommes pourraient être, je tâcherai d’oublier ce qu’ils sont. Les Corses sont, comme vous le dites fort bien, plus près de cet état désirable qu’aucun autre peuple. »

Pendant qu’il méditait sur ce projet, il apprit que le cabinet de Versailles venait de conclure avec les Génois un traité en vertu duquel il envoyait des troupes en Corse. « Jugeant impossible et ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l’institution d’un peuple, au moment où il allait peut-être être subjugué, » il exprima ses inquiétudes à M. Buttafuoco ; celui-ci le rassura en lui disant que s’il y avait dans le traité des clauses attentatoires à la liberté de son pays, il ne resterait pas, comme il le faisait, au service de France. En effet, les liaisons étroites entre cet officier corse et Paoli ne pouvaient faire suspecter sa fidélité ; mais, d’un autre côté, il faisait de fréquents voyages à la cour de France, et ses relations avec M. le duc de Choiseul étaient remarquées. Rousseau crut qu’il avait des données certaines sur les véritables intentions du gouvernement français, et que ces intentions n’avaient rien d’hostile. Cependant, comme il y avait du louche dans cette conduite, et qu’il lui paraissait absurde de supposer que les troupes françaises allaient en Corse pour protéger la liberté du pays, il exigea des preuves solides qu’il ne se moquait pas de lui dans la demande qu’on lui faisait d’une constitution pour cette île. Il voulut en conséquence avoir une entrevue avec M. Buttafuoco, qui, de son côté, paraissait la désirer. Mais il fallait, pour qu’elle eût lieu, que Rousseau se rendit en Corse, où se trouvait alors le négociateur. Jean-Jacques, qui sentait que c’était en étudiant sur les lieux mêmes les mœurs et les habitudes des insulaires, qu’il se procurerait le plus de données pour l’exécution du projet, s’occupa des moyens de faire un voyage dans ce pays. Ce fut dans ces entrefaites que commencèrent les persécutions causées par les lettres de la Montagne, qui venaient d’être publiées (fin de 1764).

À juger par l’événement, on pourrait suspecter la conduite de M. Buttafuoco, qui, dans cette affaire, passerait pour avoir trahi la cause de sa patrie, si, comme il est présumable, il n’avait été dupe du ministre habile que Frédéric appelait le cocher de l’Europe.

Soit que Rousseau ne désespérât point de la cause des Corses, et de la possibilité de les rendre libres ; soit, comme il l’écrivait à milord Maréchal, qu’il voulût s’occuper l’esprit de cette chimère, le problème de la forme de gouvernement qui convenait le miens à ces insulaires devint l’objet de ses méditations. La question était d’un grand intérêt pour lui ; il ne s’agissait plus de théories vagues, mais d’une application de principes. « C’était, écrivait-il au prince de Würtemberg (15 novembre 1764) une entreprise à méditer longtemps et qui demandait bien des préliminaires[2]. » Les principaux étaient la connaissance complète, autant que possible, du pays, de ses habitants, de leur caractère, de leurs mœurs, de leurs usages, de leur religion, de leur histoire enfin ! « Il demandait qu’on lui fît connaître le nombre et le crédit du clergé, ses maximes, sa conduite relativement à la patrie ; s’il y avait des corps Cependant privilégiés, de la noblesse ; si les villes avaient des droits municipaux ; quelles étaient la manière d’administrer la justice, celle de faire la guerre, de prélever les impôts, etc. »

Dans un mémoire très-court, mais plein de questions, il indiquait tous les documents dont il avait besoin. Une partie lui fut envoyée par Paoli. D’après le caractère de Jean-Jacques, il est permis de croire que lorsqu’il se chargeait d’un travail, voulant le faire de son mieux, il était inquiet sur les moyens d’y parvenir, et n’en négligeait aucun. Le projet de donner des institutions politiques à un peuple qui venait de secouer un joug odieux était bien de nature à devenir l’objet de toutes ses sollicitudes. Par un singulier concours de circonstances, il avait non loin de lui l’homme le plus célèbre de ce temps, qui ne pouvait voir qu’avec un extrême dépit le rôle que Jean-Jacques allait jouer comme législateur. En apprenant les propositions qui lui étaient faites, Voltaire se servit de larme puissante qu’il maniait avec tant d’habileté, et tourna le projet en ridicule. Il fit courir le bruit que c’était une mystification, et même qu’il avait, lui, mis en jeu Paoli, pour

faire mieux donner Rousseau dans le piège. Celui-ci ne pouvait être dupe de ce manège, parce qu’il correspondait directement avec la Corse. Aussi, en parlant des bruits qui partaient de Ferney, à madame de Verdelin, il s’exprimait en ces termes : « Ceux qui croient cette fable ne font guère plus d’honneur, ce me semble, à la probité de M. de Voltaire qu’à mon discernement. Un chevalier de Malte, qui dit venir d’Italie, est venu me voir, il y a quinze jours, de la part du général Paoli, faisant beaucoup l’empressé des commissions dont il se dirait chargé près de moi, mais me disant au fond très-peu de chose, et m’étalant, d’un air important, d’assez chétives paperasses, fort pochetées. À chaque pièce qu’il me montrait, il était tout étonné de me voir tirer d’un tiroir la même pièce et la lui montrer à mon tour. J’ai vu que cela le mortifiait, d’autant plus qu’ayant fait tous ses efforts pour savoir quelles relations j’avais eues en Corse, il n’a pu là-dessus m’arracher un seul mot. Comme il ne m’a point apporté de lettres et qu’il n’a voulu ni se nommer ni me donner la moindre notion de lui, je l’ai remercié des visites qu’il voulait continuer de me faire ; il n’a pas laissé de passer ici dix ou douze jours, sans revenir me voir. J’ignore ce qu’il a fait. » La défiance de Rousseau envers ce voyageur était occasionnée par les bruits que Voltaire avait fait courir. Mais elle pouvait, quoique motivée, être injuste, et ces bruits auraient pu causer un pareil accueil au véritable envoyé de Paoli, à qui cependant les précautions prises par le chevalier de Malte eussent été aussi nécessaires qu’à ce dernier. Nous n’avons point eu de renseignements sur cette mission vraie ou prétendue de ce voyageur que Rousseau ne nomme point.

À cette époque beaucoup d’étrangers visitaient Motiers-Travers, pour y visiter l’auteur d’Emile doublement célèbre, et par la supériorité de ses talents, et par la proscription qu’ils lui avaient attirée. Il y venait des gens de divers pays et de différentes professions. Les uns se déguisaient, les autres changeaient de nom. Il n’était sorte de moyens ou de prétextes qu’on ne mit en usage. « Il lui tombait des bandes, non plus par deux ou trois comme dans les commencements, mais par sept ou huit à la fois. » On y vit le duc de Randans avec deux carrossées d’officiers du régiment du roi, qui était alors cantonné dans les environs de Ferney.

Il est probable que le chevalier de Malte, s’il n’eut pas de mission de Paoli, se servit du nom de ce général pour être mieux reçu. La présence de milord Maréchal, gouverneur de Neuchâtel, et qui demeurait au château de Colombiers, à six lieues de Motiers, attirait des Anglais. La curiosité y conduisait les uns, et les autres y venaient payer le tribut de leur estime et de leur admiration au guerrier philosophe qui avait sacrifié à son roi sa fortune et sa vie. Parmi ces visiteurs était un jeune Écossais que milord prit en amitié, et que dès lors Rousseau, par sa vénération pour lord Keit, dut voir avec intérêt. Cet Écossais était riche et voyageait pour son plaisir et son instruction. Comme il devait parcourir l’Italie, Jéan-Jacques lui inspira le désir d’aller en Corse, d’y étudier le pays et les habitants et d’y faire un ample recueil d’observations. Pendant l’absence de cet Anglais, la situation de Rousseau changea : il sortit du val de Travers et se rendit à Paris. De son côté, l’Écossais revenait de l’île de Corsé, et son premier soin fut d’écrire à Jean-Jacques. Sa lettre s’est trouvée dans le nombre de celles que possédait M. Duchesne et qui lui étaient écrites par Jean-Jacques. Il est probable qu’elle ne fut jamais remise à ce dernier, qui n’était plus en France quand elle parvint à Paris. D’ailleurs M. Duchesne était en droit de présumer, d’après le contenu de cette lettre, que celui qui l’écrivait ne tarderait pas à rejoindre Rousseau. Elle est datée de Lyon, le 4 janvier 1766 :

« Illustre philosophe ! À la fin, je vois du jour. Il y a plusieurs mois que j’ai été tout incertain en quel lieu vous vous étiez retiré, et je ne savais pas comment vous adresser une lettre. En avez-vous reçu une, que je vous écrivais de Livourne avant de m’embarquer pour la Corse ? J’ai été cinq semaines dans l’île ; j’ai beaucoup vu ses habitants. Je me suis informé de tout avec une attention dont vous ne me croyiez pas capable. J’ai connu intimement le noble général Paoli. J’ai des trésors à vous communiquer. Si vous êtes encore autant affectionné aux braves insulaires, que vous l’étiez en écrivant au galant Buttafuoco, vous m’embrasserez avec enthousiasme. Vous oublierez tous vos maux pendant bien des soirs. Je vous ai les plus grandes obligations pour m’avoir envoyé en Corse. Ce voyage m’a fait un bien merveilleux. Il m’a rendu comme si toutes les vies de Plutarque fussent fondues dans mon esprit. Paoli a donné une trempe à mon âme qu’elle ne perdra jamais. Je ne suis plus ce tendre inquiet qui se plaignait dans le val de Travers. Je suis heureux. Je pense pour moi. Vous me recréez.

« Je suis arrivé ici hier ; et ce soir madame Boy de Latour m’a informé que vous êtes à Paris. Je donnerais beaucoup que vous eussiez vu avec quelle joie je reçus cette information ; je prends la diligence de lundi, et je serai samedi à Paris. Je ne jure jamais, autrement vous auriez une volée de ces imprécations par lesquelles les furieux Anglais expriment une satisfaction extraordinaire.

« Je suis attaché aux Corses de cœur et d’âme ; si vous, illustre Rousseau ! le philosophe qu’ils ont choisi pour leur aider par ses lumières à conserver et jouir de la liberté qu’ils ont acquise avec tant d’héroïsme ; si vous êtes refroidi pour les braves insulaires, je suis tout homme de pouvoir vous regarder avec pitié[3]. Mais la générosité fait une partie de votre existence, et je ne suis pas de ceux qui croient que les nobles qualités de lame peuvent être anéanties.

« Adieu, mon cher monsieur, combien je suis impatient de vous voir, de vous dire mille anecdotes de la Corse dont vous serez enchanté. Le moment que j’arrive à Paris, j’enverrai chez madame Duchesne, où j’espère trouver une ligne de vous. Je suis toujours pour vous comme j’étais à Motiers. »

Rousseau était parti de Paris le mercredi 3 janvier 1766, pour se rendre à Londres. Ainsi la lettre du seigneur écossais ne lui parvint pas. Il avait, en acceptant une retraite dans la Grande-Bretagne, abandonné le projet d’aller habiter la Corse. Cependant le sort de cette île n’était pas encore décidé. Les Français occupaient bien quelques places, et le fait de leur présence aurait été sans doute une hostilité. Mais la république de Gênes y avait des troupes qui faisaient la guerre à celles de l’île. Dans la disette de renseignements historiques sur ce qui se passait, à cette époque, dans une lie que plusieurs puissances[4] convoitaient, nous allons emprunter les observations d’un personnage qui a fourni plus de matériaux à l’histoire qu’il n’en a mis en œuvre, et qui devait connaître celle d’un pays que sa naissance avait illustré : c’est Napoléon[5].

« En 1764, six bataillons français prirent la garde des villes maritimes, et sous leur égide ces places continuèrent à reconnaître l’autorité du Sénat. Ces garnisons françaises restèrent neutres et ne prirent aucune part à la guerre qui continua entre les Corses et les Génois. Les officiers français manifestèrent hautement les sentiments les plus favorables aux insulaires, et les plus contraires aux oligarques, ce qui acheva de leur aliéner tous les habitants des villes. En 1768, les troupes devaient retourner en France ; ce moment était attendu avec impatience ; il ne fût plus resté aucun vestige de l’autorité de Gênes dans l’île, lorsque le duc de Choiseul conçut la pensée de réunir la Corse à la France. Cette acquisition lui parut importante, comme une dépendance naturelle de la Provence, comme propre à protéger le commerce du Levant et à favoriser des opérations futures en Italie. Après de longues hésitations, le Sénat consentit, et Spinola, son ambassadeur à Paris, signa un traité par lequel les deux puissances convinrent que le roi de France soumettrait et désarmerait les Corses, et les gouvernerait jusqu’au moment où la République serait en mesure de lui rembourser les avances que lui aurait coûtées cette conquête ; or il fallait plus de trente mille hommes pour soumettre l’île et la désarmer, et pendant plusieurs années il fallait y maintenir de nombreuses garnisons, ce qui devait nécessairement monter à des sommes que la république de Gènes ne pourrait ni ne voudrait rembourser.

« Les deux parties contractantes le comprenaient bien ainsi, mais les oligarques croyaient par cette stipulation mettre à couvert leur honneur, et déguiser ainsi l’odieux qui rejaillissait sur eux aux yeux de toute l’Italie, de leur voir céder de gaieté de cœur, à une puissance étrangère, une partie du territoire, Choiseul voyait dans cette tournure un moyen de faire prendre le change à l’Angleterre.

« Le ministre français fit ouvrir une négociation avec Paoli ; il lui demandait qu’il portât son pays à se reconnaître sujet du roi, et, conformément aux vœux que de plus anciennes consultes avaient quelquefois manifestés, qu’il se reconnût librement province du royaume. Pour prix de cette condescendance, on offrait à Paoli, fortune, honneur ; et le caractère grand et généreux du ministre avec lequel il traitait ne pouvait lui laisser aucune inquiétude sur cet objet. Il rejeta toutes les offres avec dédain, convoqua la consulte et lui exposa l’étal critique des affaires ; ne dissimulant pas qu’il était impossible de résister aux forces de la France et qu’il n’avait qu’une espérance vague, mais rien de positif sur l’intervention de l’Angleterre ; il n’y eut qu’un cri : La liberté ou la mort !….. On paraissait surtout indigné de ce que la France, qui avait été souvent médiatrice dans la querelle des Corses avec Gênes, après avoir toujours protesté de son désintéressement, se présentait aujourd’hui comme partie, et feignait de croire que le gouvernement de Gênes pouvait vendre les Corses comme un troupeau de bœufs et contre la teneur des pacta conventa.

« Le traité par lequel Gênes cédait la Corse au roi excita en France un sentiment de réprobation générale. Lorsque l’on reconnut qu’il faudrait faire la guerre, et mettre en mouvement une partie de la puissance française contre ce petit peuple, l’injustice et l’ingénérosité de cette guerre émurent tous les esprits ; le sang qui allait couler retombait tout entier sur Choiseul. « Car enfin, disait-on, de quelle nécessité est pour nous la Corse ? d’aucune. Est-ce d’aujourd’hui qu’elle existe ? et pourquoi est-ce d’aujourd’hui seulement qu’on y pense ? Nous n’avons qu’un intérêt, c’est que l’Angleterre ne s’y établisse pas : le reste nous est indifférent[6]. »

« Ces vains raisonnements n’arrêtèrent pas la marche du cabinet. Le lieutenant général Chauvelin débarqua à Bastia : il eut sous ses ordres douze mille hommes, il publia des proclamations, intima des ordres aux communes, et commença les hostilités ; mais ses troupes, battues au combat de Borgo, repoussées dans toutes leurs attaques, furent obligées, a la fin de la campagne de 1768, de se renfermer dans les places fortes, ne communiquant plus entre elles que par le secours de quelques frégates croisières. Les Corses se crurent sauvés ; ils ne doutèrent pas que l’Angleterre n’intervînt ; Paoli partagea cette illusion : mais le ministère anglais, inquiet de la fermentation qui se manifestait dans ses colonies d’Amérique, ne voulait pas la guerre : il se contenta des faibles explications qui lui furent données. Des clubs de Londres envoyèrent des armes et de l’argent. La cour de Sardaigne et quelques sociétés d’Italie donnèrent en secret des secours : mais c’étaient de faibles ressources contre l’armement redoutable qui se préparait en Provence.

« Le maréchal de Vaux partit pour la Corse : il eut sous ses ordres trente mille hommes. Les ports de cette île furent inondés de troupes. Les habitants se défendirent cependant pendant une partie de la campagne de 1769, mais sans espoir de succès ; la population était alors de cent cinquante mille hommes au plus. Trente mille étaient contenus par les forts et les garnisons des Français. Il restait vingt mille hommes en état de porter les armes, desquels il fallait ôter tous ceux qui appartenaient aux chefs qui avaient fait leur traité avec les agents du ministère français. Les Corses se battirent avec obstination au passage du Golo ; n’ayant pas eu le temps de couper le pont, qui était en pierre, ils se servirent des cadavres de leurs morts pour en former un retranchement. Paoli, acculé au sud de l’île, s’embarqua sur un bâtiment anglais, à Porto-Vecchio, débarqua à Livourne, traversa le continent et se rendit à Londres.

« Les vues du cabinet de Versailles étaient bienfaisantes. Il accorda aux Corses des états de province et diverses institutions utiles : on encouragea l’agriculture, on fit élever en France les enfants des principales familles. C’est en Corse que les économistes firent l’essai d’impositions en nature. Dans les vingt années qui s’écoulèrent de 1769, époque de la soumission de l’île, à 1789, la Corse gagna beaucoup ; mais tant de bienfaits ne touchèrent pas le cœur des habitants : un lieutenant général d’infanterie, traversant les montagnes, discourait avec un berger sur l’ingratitude de ses compatriotes ; il lui faisait l’énumération des bienfaits de l’administration française. « Du temps de votre Paoli, vous payiez le double ? — Cela est vrai, monseigneur ; mais nous donnions alors ; vous prenez aujourd’hui. »

Rousseau ne vit pas cet événement sous les mêmes couleurs ; il n’envisagea point la position de la Corse dans ses relations avec les puissances qui avaient intérêt à ce qu’elle fût asservie, dans ses rapports avec la politique et dans la place qu’elle devait ou pouvait occuper ; il ne considéra que le droit qu’avait un peuple affranchi de conserver sa liberté, de se donner des lois, des institutions et de vivre indépendant. Aussi s’exprime-t-il, d’après ces idées, avec amertume sur la réunion de cette île à la France.

« L’expédition de la Corse, dit-il, inique et ridicule, chaque toute justice, toute humanité, toute politique et toute raison. Son succès la rend encore plus ignominieuse en ce que n’ayant pu conquérir ce peuple infortuné par le fer, il l’a fallu conquérir par l’or. La France peut bien dire de cette inutile et coûteuse conquête ce que disait Pyrrhus de ses victoires : « Encore une, et nous sommes perdus ! » Mais, hélas ! l’Europe n’offrira plus à M. de Choiseul d’autre peuple naissant à détruire, ni d’aussi grand homme à noircir, que son illustre et vertueux chef….. Je le défie de pallier jamais cette expédition d’aucune raison ni d’aucun prétexte qui puisse contenter un homme sensé. On saura que je sus voir le premier un peuple disciplinable et libre, où l’Europe ne voyait encore qu’un tas de rebelles et de bandits ; que je vis germer les palmes de cette nation naissante, et qu’elle me choisit pour les arroser. »

Il est probable que Rousseau veut parler du travail qu’il projetait : il existe entre les mains d’un Genevois[7] qui jusqu’à présent n’a pas voulu le rendre public[8].

Jean-Jacques fut tellement affecté de l’expédition de la Corse, qu’il eût la faiblesse de croire qu’il entrait au nombre des causes de cet événement ; c’est-à-dire qu’un des motifs que l’on eût, était d’empêcher qu’il ne devînt le législateur de cette île.

  1. Voyez les lettres qui suivent. (Note de l’Éditeur.)
  2. Le hasard nous a fait découvrir, dans la bibliothèque de Neufchâtel, la lettre originale par laquelle le Prince répondit à Rousseau. Cette lettre offre assez d’intérêt pour être transcrite ici : « Le plus grand abus qu’un monarque puisse faire de la puissance, est d’armer les mains de la tyrannie de forces capables de réduire en servitude une nation généreuse qui défend avec courage les restes de la liberté expirante. Si jamais guerre fut juste, c’est sans contredit celle que les Corses soutiennent depuis si longtemps contre les Génois. Or, si les efforts qu’ils font pour se soustraire à l’oppression sont fondés sur la justice, il s’en suit que le secours que la France envoie aux Génois est le comble de l’iniquité. Ce sont là de ces traits qui font gémir l’humanité et qui dégradent un règne. Le projet de délivrer cette nation malheureuse a passé autrefois par ma tête ; j’ai même fait quelques démarches à cet égard ; mais comme il a échoué, on l’a taxé de folie. pendant il m’a toujours paru que, politiquement parlant, c’était la seule véritablement grande chose à faire dans ce siècle de petitesses et de bagatelles.
    « J’ai toujours respecté le général Paoli comme un grand homme, et le choix qu’il a fait de vous me le fait estimer encore davantage. On dit que les Corses sont perfides ; il se peut qu’ils aient combattu les Génois avec leurs propres armes ; mais je doute que la perfidie, qui est un effet de la lâcheté, puisse s’allier avec le courage et la constance dont ce peuple belliqueux a donné des preuves si soutenues et si glorieuses.
    « Rendez donc la paix et la félicité à cette nation opprimée, adoucissez et simplifiez ses mœurs, et que les vertus de votre cœur se répandent sur elle, tandis que votre génie présidera à ses destins comme sur ceux de mes chers enfants. » (Note de l’Éditeur.)
  3. C’est-à-dire « je suis homme à vous regarder en pitié. » Je n’ai fait à cette lettre, pleine d’anglicismes, aucunes corrections. Je ne me serais permis d’en faire que pour les passages qui auraient été inintelligibles. Autrement c’eût été préférer l’élégance au ton de vérité, qui vaut mieux.
  4. Gênes, parce qu’elle l’avait possédée ; la France, pour qu’elle ne le fût point par l’Angleterre, et celle-ci, parce qu’elle lui consentit plus qu’à toute autre pour dominer dans la Méditerranée.
  5. Mémoires écrits à Sainte-Hélène, par le général Montholon. Tome IV, page 40.
  6. Cette restriction est peut-être ce qui justifie B. de Choiseul ; en supposant que le seul moyen d’empêcher l’Angleterre de s’établir en Corse, soit la possession de cette île par la France, aucune autre puissance n’était en état de la garantir de l’invasion des Anglais. Les Corses pourraient se flatter de leur résister seuls ? Telle est la question : en admettant une solution favorable, il se présente une autre difficulté : C’est l’alliance des Corses et des Anglais contre la France.
  7. M. Moultou.
  8. C’est ce travail que nous publions aujourd’hui. (Note de l’Éditeur.)