Œuvres politiques (Constant)/De la peine de mort et de la détention

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Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 328-336).



V


DE LA PEINE DE MORT ET DE LA DÉTENTION[1].

DE LA PEINE DE MORT.

La peine de mort, même réduite à la simple privation de la vie, a été l’objet des réclamations de plusieurs philosophes estimables. Ils ont contesté à la société le droit d’infliger cette peine, qui leur semblait excéder sa juridiction. Mais ils n’ont pas considéré que tous les raisonnements qu’ils employaient s’appliquaient à toutes les autres peines un peu rigoureuses. Si la loi devait s’abstenir de mettre un terme à la vie des coupables, elle devrait s’abstenir de tout ce qui peut l’abréger. Or, la détention, les travaux forcés, la déportation, l’exil même, toutes les souffrances, soit physiques, soit morales, accélèrent la fin de l’existence qu’elles atteignent. Les châtiments qu’on a voulu substituer à la peine de mort ne sont, pour la plupart, que cette même peine infligée en détail, et presque toujours d’une manière plus lente et plus douloureuse.

La peine de mort est de plus la seule qui n’ait pas l’inconvénient de vouer une foule d’hommes à des fonctions odieuses et avilissantes. J’aime mieux quelques bourreaux que beaucoup de geôliers. J’aime mieux qu’un petit nombre d’agents déplorables d’une sévérité nécessaire, rejetés avec horreur par la société, se consacrent à l’affreux métier d’exécuter quelques criminels, que si une multitude se condamnait, pour un misérable salaire, à veiller sur les coupables et à se rendre l’instrument perpétuel de leur malheur prolongé.

Mais, en admettant la peine de mort, ai-je besoin de dire que je ne l’admets que pour des cas très-rares ? Notre Code actuel la prodigue avec une profusion scandaleuse.

Les attentats simples contre la propriété ; l’intention seule du crime, de quelque nature que ce crime puisse être ; les délits politiques, s’ils n’ont pas fait répandre le sang, ne doivent jamais attirer cette peine.

Quand on considère l’état de misère ou de privation perpétuelle auquel, dans toutes les sociétés humaines, une classe nombreuse et déshéritée est toujours réduite ; quand on se représente dans combien de circonstances le travail même n’offre à cette classe qu’une ressource ou illusoire ou insuffisante ; quand on réfléchit que d’ordinaire cette ressource lui manque alors qu’elle en a le plus besoin, et que, plus il y a d’indigents à qui le travail serait nécessaire, plus il leur est difficile d’obtenir ce travail, qui seul les préserverait de la mort ou du crime ; quand on se peint ces malheureux, environnés de leurs familles, sans abri, sans nourriture et sans vêtements ; et qu’en descendant au fond de son propre cœur, on se demande ce qu’on éprouverait à leur place, repoussé par la dureté, blessé par l’insolence, l’on devient moins impitoyable pour des délits qui ne supposent pas, comme l’homicide, l’oubli des sentiments naturels. Le meurtre est la violation des lois de la nature ; les attentats contre la propriété sont la violation d’une convention sociale. Cette convention sévère doit être observée. La loi doit s’armer pour la maintenir : mais elle ne doit pas, dédaigneuse de toutes les gradations du crime, frapper de la peine réservée à celui qui s’est montré sans pitié le malheureux qu’a peut-être égaré la pitié même pour les êtres souffrants qui l’entourent.

L’intention du crime, assimilée par notre Code à l’exécution, en diffère sous ce rapport essentiel, qu’il est dans la nature de l’homme de reculer devant l’action longtemps après qu’il s’est familiarisé avec la pensée. Pour nous en convaincre, écartons un instant la notion du crime, et retraçons-nous ce que sûrement chacun de nous a éprouvé, lorsque, forcé par les circonstances, il avait formé une résolution qui pouvait causer autour de lui une grande douleur. Que de fois, après s’être affermi dans ses projets par le raisonnement, par le calcul, par le sentiment d’une nécessité vraie ou supposée, il a senti ses forces l’abandonner à l’aspect de celui qu’il aurait affligé, ou à la vue des larmes que faisaient couler ses premières paroles ! Que de liaisons dont la durée tient à cette seule cause ! Combien souvent l’égoïsme ou la prudence, qui, solitaires, se croient invincibles, fléchissent devant la présence ! Ce qui se passe en nous, quand il s’agit de causer de la douleur, a lieu dans les âmes plus grossières et dans les classes moins éclairées, quand il est question d’un crime positif. Qui peut affirmer que l’homme qui, tourmenté de besoins ou égaré par quelque passion, a médité l’assassinat, ne laissera pas échapper le fer en approchant de sa victime ? La loi qui confond l’intention avec l’action est une loi essentiellement injuste. Le législateur ne réussit point à la concilier avec la justice, en ajoutant que l’intention ne sera punissable que lorsque le crime n’aura dû sa non-exécution qu’à des circonstances indépendantes de la volonté du criminel. Rien ne constate que, si ces circonstances ne s’étaient pas présentées, sa volonté n’aurait pas eu le même résultat. L’homme qui se prépare à commettre un crime éprouve toujours un degré de trouble, un pressentiment de remords, dont l’effet n’est pas calculable. Le bras levé sur celui qu’il va frapper, il peut abjurer encore un projet qui le révolte contre lui-même. Ne pas reconnaître cette possibilité jusqu’au dernier moment, c’est calomnier la nature humaine. N’en pas tenir compte, c’est fouler aux pieds l’équité.

Les délits politiques, séparés de l’homicide et de la rébellion à force ouverte, me semblent aussi ne pas devoir entraîner la peine de mort. Je crois premièrement que, dans un pays où l’opinion serait assez opposée au gouvernement pour que les conspirations y fussent dangereuses, les lois les plus sévères ne parviendraient pas à soustraire le gouvernement au sort qui atteint toute autorité contre laquelle l’opinion se déclare. Un parti qui n’est redoutable que par son chef n’est pas redoutable avec ce chef même. On s’exagère beaucoup l’influence des individus ; elle est bien moins puissante qu’on ne le pense, surtout dans notre siècle. Les individus ne sont que les représentants de l’opinion ; quand ils veulent marcher sans elle, leur pouvoir s’écroule. Si, au contraire, l’opinion existe, vous aurez beau tuer quelques-uns de ses représentants, elle en trouvera d’autres : la rigueur ne fera que l’irriter. L’on a dit que dans les dissensions civiles il n’y avait que les morts qui ne revinssent pas. L’axiome est faux ; ils reviennent appuyer les vivants qui les remplacent, de toute la force de leur mémoire et du ressentiment de ce qu’ils ont souffert. En second lieu, quand il y a des conspirations, c’est que l’organisation politique d’un pays où ces conspirations s’ourdissent est défectueuse ; il n’en faut pas moins réprimer ces conspirations : mais la société ne doit déployer contre des crimes dont ses propres vices sont la cause que la sévérité indispensable ; il est déjà suffisamment fâcheux qu’elle soit forcée de frapper des hommes qui, si elle eût été mieux organisée, ne seraient pas devenus coupables.

Enfin la peine de mort doit être réservée pour les criminels incorrigibles. Or, les délits politiques tiennent à l’opinion, à des préjugés, à des principes, à une manière de voir, en un mot, qui peut se concilier avec les affections les plus douces et les plus hautes vertus. L’exil est la peine naturelle, celle que motive le genre même de la faute, celle qui, en éloignant le coupable des circonstances qui l’ont rendu tel, le replacent en quelque sorte dans un état d’innocence, et lui rendent la faculté d’y rester.

Le meurtre avec préméditation, l’empoisonnement, l’incendie, tout ce qui annonce l’absence de cette sympathie qui est la base des associations humaines et la qualité première de l’homme en société, tels sont les crimes qui seuls méritent la mort ; l’autorité peut frapper l’assassin, mais elle le frappe par respect pour la vie des hommes ; et ce respect, dont elle punit l’oubli avec tant de rigueur, elle doit le professer elle-même.


DE LA DÉTENTION.

La détention est, de toutes les peines, celle qui se présente le plus naturellement à l’esprit et qui semble la plus simple. Elle est nécessaire avant le jugement, comme mesure de sûreté. Elle a l’avantage de mettre la société à l’abri des attentats des coupables qui ont déjà violé ses lois ; car on sent bien que je ne parle ici que des détentions légales, et non des détentions arbitraires. Enfin, les détenus, séparés du reste des citoyens, sont entourés d’une espèce de nuage qui les dérobe aux regards et bientôt à la pitié.

Il en résulte que la détention est, de toutes les peines, celle dont l’abus est le plus fréquent et le plus facile. Son apparente douceur est un danger de plus. Quand vous lisez dans la sentence d’un tribunal que tel coupable est condamné à cinq ans de prison, vous représentez-vous combien de supplices différents cette condamnation renferme ? Non. Vous imaginez simplement un homme retenu dans une chambre et n’ayant pas la faculté d’en sortir. Que diriez-vous si la sentence portait : Non-seulement tel homme sera, durant cinq années, arraché à sa famille, privé de toutes les jouissances de la vie, et mis hors d’état de pourvoir à son existence future, qui, par l’interruption qu’il rencontre dans sa carrière, de quelque nature qu’elle soit, sera plus déplorable peut-être quand vous le rendrez à la liberté, qu’elle ne l’était le premier jour qui a vu commencer sa peine : mais, de plus, il sera soumis à un régime essentiellement arbitraire, quelques précautions que les lois aient prises : il subira le caprice et l’insolence de ces hommes grossiers qui, par le choix spontané de leur vocation sévère, ont prouvé d’avance combien ils étaient peu capables de pitié. Ces hommes pourront le gêner dans toutes ses actions, mettre à prix les plus faibles adoucissements dont sa destinée sera susceptible, lui infliger une à une mille souffrances physiques qui, considérées en détail, ne sauraient motiver l’intervention de l’autorité la plus équitable, mais qui, réunies, forment de la vie un tourment continuel. Ils spéculeront sur sa nourriture, sur ses vêtements, sur l’espace et la salubrité du cachot qui le renferme. Ils pourront troubler le repos qu’il cherche, lui envier même le silence, insulter à ses douleurs ; car lui seul entendra leurs paroles outrageantes ou féroces. Ils seront investis à son égard d’une dictature ténébreuse, dont nul ne sera témoin, sur l’excès de laquelle on n’écoutera qu’eux, et qu’ils justifieront par la ponctualité du devoir et la nécessité de la vigilance. Tel est néanmoins le sens de ces mots : cinq ans de prison. Si l’on se retrace maintenant ce qu’est malheureusement la nature humaine ; si l’on réfléchit à la disposition que nous avons tous à abuser du pouvoir le plus restreint ; si l’on songe que le meilleur d’entre nous est changé subitement quand on lui confie une autorité discrétionnaire, que le seul frein du despotisme est la publicité, et qu’au sein des prisons tout se passe dans le secret et dans l’ombre, je ne connais pas d’imagination qui ne doive s’épouvanter. Il m’est arrivé quelquefois, dans la solitude, de me représenter tout à coup combien, tandis que je jouissais paisiblement de ma liberté, il y avait sur la surface du globe, dans les pays les plus civilisés comme dans les plus barbares, d’hommes condamnés à ce supplice lent et terrible ; et j’étais effrayé de la somme de douleur qui semblait se presser autour de moi, et me reprocher mes distractions et mon impitoyable insouciance.

Cependant la détention sera toujours la peine la plus commune, et puisqu’il est juste de réserver la mort pour un très-petit nombre de crimes, il est impossible, dans plusieurs circonstances, de ne pas lui substituer la prison.

Mais il est des règles que les sociétés politiques doivent s’imposer, et qu’elles ne sauraient enfreindre sans se rendre coupables elles-mêmes en punissant les coupables.

Point de détentions solitaires. L’isolement complet conduit à la démence : l’expérience l’a prouvé. Or, vous n’avez pas le droit de condamner l’homme à la dégradation, au bouleversement, à la destruction de ses facultés morales.

Point de séparation prolongée entre le détenu et sa famille. Par cette séparation contre nature, vous ne punissez pas seulement le crime, vous punissez encore l’innocence. Les enfants à qui vous enviez le triste bonheur de consoler un père, la femme que vous bannissez de la prison de son époux, souffrent d’autant plus que leurs sentiments sont plus profonds et plus dévoués. Ils souffrent plus, en proportion de ce qu’ils valent mieux. Leur peine est donc doublement injuste. Vous devez respecter les affections naturelles ; quels que soient les objets qui les inspirent, elles sont sacrées ; elles sont au-dessus de toutes vos lois.

Je dirais volontiers : point de détentions perpétuelles ; mais je craindrais, en posant ce principe, de rendre plus fréquente la peine de mort. L’avenir est incertain : les ressentiments les plus justes s’adoucissent. Le pouvoir même n’est pas éternellement implacable ; il s’apaise en se rassurant. Laissez-lui l’idée qu’il peut se mettre pour toujours à l’abri du coupable qu’il effraye. Quand ses terreurs seront dissipées, il mitigera peut-être le châtiment. Je conserverais donc la détention perpétuelle comme offrant une chance vraisemblable à la clémence de l’autorité.

Enfin, de quelque manière que la détention soit admise et organisée dans notre Code, une précaution est à prendre, qui, jusqu’à présent, a été négligée par tous les peuples, et dont la nécessité est évidente. L’on a senti souvent, j’en conviens, qu’on ne pouvait abandonner les détenus à la discrétion de leurs geôliers, et qu’il fallait soumettre ceux-ci à une surveillance répressive. Mais on a confié cette surveillance à des agents du gouvernement. C’est rendre cette mesure illusoire ; c’est la travestir en espèce d’ironie cruelle. Le gouvernement, qui est la partie publique sur la poursuite et la dénonciation de laquelle ces prisonniers ont été condamnés, ne saurait être chargé de protéger les individus qu’il a frappés. Un pouvoir indépendant du gouvernement peut seul exercer efficacement cette fonction tutélaire. Je voudrais que nos électeurs, dépositaires des droits du peuple, en même temps qu’ils éliraient nos représentants, nommassent dans chaque département, sous un titre qui rappelât combien cette mission serait auguste, des surveillants des prisons. Ils constateraient que ceux dont la détention est légitime n’éprouvent aucune rigueur superflue, aucune aggravation arbitraire d’une destinée déjà déplorable, et ils rendraient compte aux chambres, dans un rapport qui serait mis sous les yeux de la nation entière, par le moyen de la presse, des résultats de leur vérification périodique et solennelle.


  1. Sur la peine de mort, voir : Beccaria, Des délits et des peines, ch. xvi. Commentaires de Voltaire sur ce chapitre. — Rœderer, Considérations sur la peine de mort, Journal d’économie politique, no 28. — De Bonald, Œuvres complètes, t. I, p. 390, 391 ; t. II, p. 27 ; — De Cormenin, Œuvres complètes, t. III, p. 1 et suiv. — Les divers écrits que nous indiquons ici résument, soit au point de vue du maintien de la peine de mort, soit au point de vue de l’abolition, ce qui a été dit de plus important.
    (Note de l’éditeur.)