ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ/Conclusion

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ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée
Librairie scientifique A. Hermann (p. 136-140).
Conclusion.


Bien des philosophes depuis Giordano Bruno, ont durement reproché à André Osiander la préface qu’il avait mise en tête du livre de Copernic. Les avis donnés à Galilée par Bellarmin et par Urbain VIII n’ont guère été traités avec moins de sévérité, depuis le jour où ils ont été publiés. Les physiciens de notre temps ont pesé plus minutieusement que leurs prédécesseurs l’exacte valeur des hypothèses employées en Astronomie et en Physique ; ils ont vu se dissiper bien des illusions qui, naguère encore, passaient pour certitudes ; force leur est de reconnaître et de déclarer aujourd’hui que la Logique était du parti d’Osiander, de Bellarmin et d’Urbain VIII, et non pas du parti de Kepler et de Galilée ; que ceux-là avaient compris l’exacte portée de la méthode expérimentale et qu’à cet égard, ceux-ci s’étaient mépris.

L’Histoire des sciences, cependant, célèbre Kepler et Galilée, qu’elle place au rang des grands réformateurs de la méthode expérimentale, tandis qu’elle ne prononce pas les noms d’Osiander, de Bellarmin ou d’Urbain VIII. Est-ce, de sa part, souveraine injustice ? Ne serait-ce pas, au contraire, que ceux qui attribuaient à la méthode expérimentale une fausse portée et une valeur exagérée ont travaillé au perfectionnement de cette méthode beaucoup plus et beaucoup mieux que ceux dont l’appréciation avait été, tout d’abord, plus précise et plus exactement mesurée ? Les Copernicains se sont entêtés dans un réalisme illogique, alors que tout les portait à quitter cette erreur, alors qu’en attribuant aux hypothèses astronomiques la juste valeur que tant d’hommes autorisés avaient déterminée, il leur était facile d’éviter à la fois les querelles des philosophes et les censures des théologiens. Étrange conduite, et qui demande explication ! Or, est-il possible de l’expliquer autrement que par l’attrait de quelque grande vérité ; vérité trop vaguement aperçue par les Copernicains pour qu’il leur fût possible de la formuler en sa pureté, de la dégager des affirmations erronées sous lesquelles elle se dissimulait ; mais vérité trop vivement sentie pour que ni les préceptes de la Logique, ni les conseils de l'intérêt en pussent atténuer l’invisible attrait. Quelle était cette vérité? C’est ce que nous voudrions essayer de préciser.

Au cours de l’Antiquité et du Moyen-Age, la Physique nous présente deux parties si distinctes l'une de l’autre qu’elles sont, pour ainsi dire, opposées l’une à l’autre ; d’un côté se trouve la Physique des choses célestes et impérissables, de l’autre la Physique des choses sublunaires, soumises à la génération et à la corruption.

Les êtres dont traite la première des deux Physiques sont réputés d’une nature infiniment plus élevée que ceux dont s’occupe la seconde ; on en conclut que la première est incomparablement plus difficile que la seconde ; Proclus enseigne que la Physique sublunaire est accessible à l’homme, tandis que la Physique céleste le passe et est réservée à l’Intelligence divine ; Maïmonide partage cette opinion de Proclus ; la Physique céleste est,selon lui, pleine de mystères dont Dieu s’est réservé la connaissance, tandis que la Physique terrestre se trouve, tout organisée, en l’œuvre d’Aristote.

Au contraire de ce que pensaient les hommes de l’Antiquité et du Moyen-Age, la Physique céleste qu’ils avaient construite était singulièrement plus avancée que leur Physique terrestre.

Dès l’époque de Platon et d’Aristote, la science des astres était organisée sur le plan que nous imposons aujourd’hui encore à l’étude de la Nature. D’une part, était l’Astronomie ; des géomètres, comme Eudoxe et Calippe, combinaient des théories mathématiques au moyen desquelles les mouvements célestes pouvaient être décrits et prévus, tandis que des observateurs appréciaient le degré de concordance entre les prévisions des calculs et les phénomènes naturels. D’autre part,était la Physique proprement dite ou, pour parler le langage moderne, la Cosmologie céleste ; des penseurs, comme Platon et Aristote, méditaient sur la nature des astres et sur la cause de leurs mouvements. Quels rapports ces deux parties de la Physique céleste avaient-elles l’une avec l’autre ? Quelle frontière précise les séparait l’une de l’autre ? Quelle affinité unissait les hypothèses de l’une aux conclusions de l’autre ? Ce sont questions que les astronomes et les physiciens discutent durant l’Antiquité et le Moyen-Age, qu’ils résolvent en des sens différents, car leurs esprits sont dirigés par des tendances diverses, toutes semblables d’ailleurs à celles qui sollicitent les savants modernes.

Il s’en faut bien que la Physique des choses sublunaires soit parvenue d’aussi bonne heure à ce degré de différenciation et d’organisation. Elle aussi, aux époques modernes, se divisera en deux parties, analogues à celles en lesquelles, dès l’Antiquité, s’est partagée la Physique céleste. En sa partie théorique, elle groupera des systèmes mathématiques qui feront connaître, par leurs formules, les lois précises des phénomènes. En sa partie cosmologique, elle cherchera à deviner la nature des corps, de leurs attributs, des forces qu’ils subissent ou exercent, des combinaisons qu’ils peuvent contracter les uns avec les autres.

Pendant l’Antiquité, pendant le Moyen-Age et la Renaissance, il eût été malaisé de faire ce partage. La Physique sublunaire ne connaissait guère les théories mathématiques. Deux chapitres de cette physique, l’Optique ou Perspective, et la Statique ou Scientia de ponderibus, avaient seuls revêtu cette forme, et les physiciens se trouvaient fort embarrassés lorsqu’ils voulaient, dans la hiérarchie des sciences, assigner leur véritable place à la Perspective et à la Scientia de ponderibus. Hors ces deux chapitres, l’analyse des lois qui président aux phénomènes demeurait peu précise, purement qualitative ; elle ne s’était pas encore dégagée de la Cosmologie.

En la Dynamique, par exemple, les lois de la chute libre des graves, entrevues dès le xive siècle, les lois du mouvement des projectiles, vaguement soupçonnées au xvie siècle, demeuraient impliquées dans les discussions métaphysiques sur le mouvement local, sur le mouvement naturel et le mouvement violent, sur la coexistence du moteur et du mobile. Au temps de Galilée seulement, nous voyons la partie théorique, en même temps que sa forme mathématique se précise, se dégager de la partie cosmologique. Jusque-là ces deux parties demeuraient unies intimement ou plutôt enchevêtrées d’une manière inextricable ; leur ensemble constituait la Physique du mouvement local.

D’autre part, l’antique distinction entre la Physique des corps célestes et la Physique des choses sublunaires s’était graduellement effacée. Après Nicolas de Cues, après Léonard de Vinci, Copernic avait osé assimiler la Terre aux planètes. Par l’étude de l’étoile qui avait apparu, puis disparu en 1572, Tycho Brahé avait montré que les astres pouvaient, eux aussi, s’engendrer et périr. En découvrant les taches du Soleil et les montagnes de la Lune, Galilée avait achevé de réunir les deux Physiques en une seule science.

Dès lors, lorsqu’un Copernic, lorsqu’un Kepler, lorsqu’un Galilée déclarait que l’Astronomie doit prendre pour hypothèses des propositions dont la vérité soit établie par la Physique, cette affirmation, une en apparence, renfermait en réalité deux propositions bien distinctes.

Une telle affirmation, en effet, pouvait signifier que les hypothèses de l’Astronomie étaient des jugements sur la nature des choses célestes et sur leurs mouvements réels ; elle pouvait signifier qu’en contrôlant la justesse de ces hypothèses, la méthode expérimentale allait enrichir nos connaissances cosmologiques de nouvelles vérités. Ce premier sens se trouvait, pour ainsi dire, à la surface même de l’affirmation ; il apparaissait tout d’abord ; c’est ce sens là que les grands astronomes du xvie siècle et du xviie siècle voyaient clairement, c’est celui qu’ils énonçaient d’une manière formelle, c’est enfin celui qui ravissait leur adhésion. Or, prise avec cette signification, leur affirmation était fausse et nuisible ; Osiander, Bellarmin et Urbain VIII la regardaient, à juste titre, comme contraire à la Logique ; mais il a fallu que cette affirmation engendrât, en la Science humaine, d’innombrables méprises pour que l’on se décidât enfin à la rejeter.

Sous ce premier sens illogique, mais apparent et séduisant, l’affirmation des astronomes de la Renaissance en contenait un autre ; en exigeant que les hypothèses de l’Astronomie fussent d’accord avec les enseignements de la Physique, on exigeait que la théorie des mouvements célestes reposât sur des bases capables de porter également la théorie des mouvements que nous observons ici-bas ; on exigeait que le cours des astres, le flux et le reflux de la mer, le mouvement des projectiles, la chute des graves fussent sauvés à l’aide d’un même ensemble de postulats, formules en la langue des Mathématiques. Or ce sens là restait profondément caché ; ni Copernic, ni Kepler, ni Galilée ne l’apercevaient nettement ; il demeurait, cependant, dissimulé, mais fécond, au-dessous du sens clair, mais erroné et dangereux, que ces astronomes saisissaient seul. Et tandis que la signification fausse et illogique qu’ils attribuaient à leur principe engendrait des polémiques et des querelles, c’est la signification vraie, mais cachée, de ce même principe qui donnait naissance aux essais scientifiques de ces inventeurs ; alors qu’ils s’efforçaient de soutenir l’exactitude du premier sens, c’est à établir la justesse du second sens qu’ils tendaient sans le savoir ; lorsque Kepler multipliait ses tentatives pour rendre compte des mouvements des astres à l’aide des propriétés des cours d’eau ou des aimants, lorsque Galilée cherchait à accorder la course des projectiles avec le mouvement de la Terre ou à tirer de ce dernier mouvement l’explication des marées, ils croyaient prouver, l’un et l’autre, que les hypothèses copernicaines ont leur fondement en la nature des choses ; mais la vérité qu’ils introduisaient peu à peu dans la Science, c’est qu’une même Dynamique doit, en un ensemble unique de formules mathématiques, représenter les mouvements des astres, les oscillations de l’Océan, la chute des graves ; ils croyaient renouveler Aristote ; ils préparaient Newton.

En dépit de Kepler et de Galilée, nous croyons aujourd’hui, avec Osiander et Bellarmin, que les hypothèses de la Physique ne sont que des artifices mathématiques destinés à sauver les phénomènes ; mais grâce à Kepler et à Galilée, nous leur demandons de sauver à la fois tous les phénomènes de l’Univers inanimé.