ABC du travailleur/IV

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Hachette (p. 75-102).

IV

LES PARASITES

Les hommes, par un instinct d’équité, rendent hommage à ceux qui ont plus produit que consommé dans leur vie. Notre reconnaissance pour les grands producteurs en tout genre est un sentiment très-logique : ils ont accru l’héritage collectif du genre humain.

Nous considérons avec une indifférence absolue la multitude de ceux qui ont consommé l’équivalent de leur production totale : ils ont vécu pour eux sans rien faire ni pour ni contre les intérêts de la communauté.

On plaint ceux qui, malgré un labeur assidu et une consommation modérée, n’arrivent pas à joindre les deux bouts et meurent insolvables. Cependant, pour peu qu’il y ait eu exagération dans leur dépense ou relâchement dans leur travail, un blâme les suit dans la tombe. Voilà pourquoi un bon fils se croit engagé par l’honneur à payer les dettes de son père. Il veut laver le nom qu’il porte. Il dit : « Mon père a plus consommé que produit ici-bas ; je dois combler le déficit qu’il laisse et rétablir par mon travail l’équilibre qu’il a rompu. »

Quant aux parasites qui ont pour industrie de consommer les produits du travail sans rien donner en échange, ils sont les ennemis de tout le genre humain.

Il y a trois classes de parasites : les voleurs, les mendiants et les joueurs de profession.

Le vol est une opération qui consiste à s’approprier, par force ou par ruse, les produits du travail d’autrui.

C’est la violation de cette loi naturelle, antérieure et supérieure à toutes les lois positives, qui annexe les biens utiles à la personne qui les a produits. Tous les biens existants actuellement sur la terre appartiennent soit à leurs auteurs, soit aux ayants cause de leurs auteurs. Pour en obtenir une parcelle, l’équité veut que vous donniez en échange un autre bien d’égale valeur.

Celui qui s’approprie un petit pain d’un sou, sans donner un sou en échange, ne fait pas tort au boulanger seul, mais à tout le genre humain : il consomme le travail d’autrui sans fournir un travail équivalent. Le dommage est insignifiant en lui-même dans une société aussi riche que la nôtre ; mais c’est justement dans les sociétés riches que le vol est moins excusable, parce qu’on y rencontre plus de facilités à gagner honnêtement sa vie. Où le moindre service rendu au riche par le pauvre, une portière ouverte, une allumette offerte, se paye un sou et plus, le vol d’un sou équivaut à un refus insolent de servir les autres hommes.

Voler un pauvre est plus odieux que de voler un riche, mais cela n’est ni plus ni moins criminel. Un préjugé, qui n’est pas encore déraciné chez nous, innocente à moitié celui qui vole cinq francs chez un millionnaire, et aux trois quarts celui qui dérobe un louis au préjudice de l’État. La vérité est que toutes les violations du droit de propriété sont également coupables. Riches et pauvres, tous les hommes qui travaillent sur la surface du globe sont lésés par un vol, quel qu’il soit. Les travailleurs de l’Autriche et des États-Unis sont intéressés comme nous à réprimer le vol en France : de là les traités d’extradition entre les peuples civilisés. Deux États pourraient être en guerre sans suspendre l’effet de ces traités, tant la répression du vol est un intérêt supérieur à ceux qui divisent les peuples. Il s’agit de maintenir et de confirmer ce principe de justice universelle : le produit appartient au producteur.

On s’étonne quelquefois de voir les tribunaux frapper des mêmes peines le vol d’un million et le vol de cent francs. Pourquoi la conscience des magistrats, si scrupuleuse à établir la qualité d’un vol, semble-t-elle indifférente à la quantité ? Parce que la quantité volée, fût-elle d’un million, est peu de chose auprès du dommage moral qui affecte l’humanité tout entière. Le vol d’un million, ou le vol d’un centime, s’il était toléré par les lois, frapperait d’une égale dépréciation tous les produits du travail. Nous estimons nos biens en raison de la sécurité qui les entoure. Si vous n’étiez qu’à moitié sûr de posséder tranquillement votre montre, qui vaut cent francs, elle n’en vaudrait plus que cinquante. Les lois sont faites en vue de la sécurité publique. Elles punissent sévèrement le vol domestique, pour que l’homme de bien se sache protégé contre le plus facile de tous les crimes ; elles font une différence entre le voleur de jour et le voleur de nuit, le voleur sans armes et le voleur armé, le voleur de plain-pied et le voleur par escalade, le voleur qui trouve la clef sur la porte et le voleur qui la crochète ou qui l’enfonce, parce que la sécurité générale est d’autant plus menacée qu’il existe des malfaiteurs plus hardis, plus violents et plus expérimentés.

Le chiffre exact des biens qui ont passé d’une main dans une autre n’est qu’une question secondaire, si le moindre vol qualifié diminue la valeur de toutes les richesses existantes jusqu’à ce que le coupable soit pris.

Parmi les conséquences que le vol entraîne à sa suite, il y en a deux que je n’ai pas le droit d’omettre, car elles intéressent directement l’économie sociale :

Les biens volés sont des biens perdus.

Les biens volés sont corrupteurs.

Rien de plus philosophique et de plus vrai que ce vieux dicton populaire : « Bien mal acquis ne profite jamais. »

Un honnête ouvrier tient à son gain comme à ses yeux. C’est le prix de sa peine. Il s’est levé matin six jours de suite ; il a travaillé assidûment dix heures par jour, quelquefois plus. Il a soufflé, sué ; quand il tient l’argent de sa paye, il peut dire sans exagération : » Je l’ai tiré de mon propre corps ; c’est ma chair et mon sang ; j’ai battu monnaie toute la semaine, et voilà ce que j’ai produit. »

Il lui tarde de rentrer à la maison et d’étaler son petit avoir sous les yeux de la ménagère. Chemin faisant, les pièces blanches sonnent de temps à autre, et ce petit bruit qu’il entend lui fait plaisir. Peut-être même lui arrive-t-il une fois ou deux de frapper sur sa poche pour réveiller les écus endormis. Si quelque malfaiteur le guettait au passage pour lui arracher son argent, il trouverait à qui parler. Jour de Dieu ! l’honnête homme se change en lion pour défendre son modeste salaire.

Cet argent-là sera bien employé, n’ayez pas peur. Il payera le pain, la viande et le savon de la famille, et l’école des petits. On mettra quelque chose à part, en prévision du terme. L’excédant, s’il y en a, sera pour les dépenses de toilette ; si l’on n’a besoin de rien pour le moment, la caisse d’épargne est à deux pas. Brave argent ! honnête argent ! tu moralises celui qui te touche. Il se gardera bien de te gaspiller en débauches ; il sait trop, par expérience, ce que tu coûtes à gagner.

Avec le temps, une part des salaires s’est convertie en bon linge, en effets d’habillement, en meubles simples, mais commodes. Une autre part a transformé les enfants en petits hommes, qui en savent plus long que leur père et qui, par conséquent, pourront choisir un travail moins dur. Le reste est placé en trois pour cent ou en obligations. Cela ne fait pas un gros chiffre, mais c’est le commencement d’un capital, l’amorce d’une humble fortune. Si le père ou quelqu’un des fils voulait s’établir à son compte, cet argent-là permettrait d’essayer.

L’auteur de tous ces biens regarde ce qui l’entoure avec un légitime orgueil. « Tout cela, pense-t-il, est mon ouvrage. Depuis ma redingote des dimanches jusqu’à l’éducation de mes enfants, j’ai tout payé par le travail. » Il n’y a pas un meuble dans l’étroit logement qui ne lui rappelle un coup de collier, quelques mois de privations, une épargne longue et patiente. La femme, qui a collaboré vingt ans avec cet honnête homme, est encore plus fière que lui. Les enfants sont respectueux et reconnaissants. Elevés à si bonne école, ils travaillent, ils économisent, ils commencent à rembourser la dette de leur éducation. Si un malheur qu’il faut prévoir les condamnait à hériter demain, je réponds qu’ils recueilleraient l’épargne de leurs parents comme une relique. Je ne sais pas s’ils arriveront à décupler la somme, mais, à coup sûr, ils n’iront pas la boire au cabaret.

Le voleur heureux et hardi qui vient de faire un coup de cent mille francs vous paraît riche à première vue. Il semble qu’en passant d’une caisse dans une poche ce capital n’ait rien perdu. En effet, si le malfaiteur pouvait aller chez un agent de change et prendre pour cent mille francs d’actions ou d’obligations, le capital aurait changé de main sans décroître d’un centime.

Mais le premier mouvement d’un voleur est de cacher une partie de son argent ; le second est de gaspiller tout ce qui lui en reste. Pourquoi cacher ? Pour cent raisons. D’abord parce qu’il craint la justice et que l’argent trouvé sur lui serait une pièce de conviction. Ensuite, il a probablement des complices ; s’il faut partager avec eux, ce n’est plus cent mille francs qu’il aura, mais cinquante ou vingt-cinq, suivant le nombre. Le peu qu’il a gardé lui pèse horriblement ; il court le dépenser au plus vite, d’abord pour s’étourdir, ensuite pour se débarrasser.

L’argent a moins de prix à ses yeux qu’aux yeux d’un honnête homme, parce qu’il n’est pas sûr de le garder, parce qu’il n’a pas travaillé pour l’avoir, parce qu’il croit pouvoir en voler d’autre quand il aura dépensé celui-là.

L’obligation de se cacher lui interdit les placements sérieux, réguliers, utiles. Pour rien au monde il ne se présenterait chez un banquier, avec cette fortune dans les mains. La peur le chasse vers les bouges où toute une population de parasites inférieurs l’attend pour le plumer. On lui vend un asile, on lui vend le secret, on lui vend l’oubli dans l’orgie, et bientôt ce capital, qui pourrait en des mains honnêtes devenir un fort bel instrument de travail, se liquéfie et coule en boue dans les mille égouts de Paris.

J’ai parlé du voleur exceptionnel, invraisemblable, qui peut saisir d’un coup cent mille francs d’or monnayé. Mais quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, le profit du malfaiteur est moins net, moins liquide et moins facile à réaliser. Depuis que le progrès des lumières a répandu l’usage des payements économiques, presque personne n’a des sommes à la maison. Le célèbre Cartouche, s’il osait ressusciter à Paris, ne trouverait guère à prendre que des valeurs de portefeuille et des objets mobiliers.

Les valeurs nominatives sont entourées de telles précautions qu’elles ne peuvent jamais profiter à un possesseur illégitime. Aussi un habile coquin préfère-t-il les brûler sur-le-champ que de chercher à les vendre. Dans ce cas, il ne gagne rien, quoiqu’il ait fait tort à quelqu’un. Le capital représenté par les papiers qu’il a détruits reste intact et ne change pas de maître. Mais la sécurité du vrai propriétaire est détruite, et sa jouissance troublée pour un temps plus ou moins long. Il a toujours son capital, mais il ne le possède pas ; il a droit à certains revenus, mais il ne peut les toucher jusqu’à nouvel ordre ; une partie de son avoir se trouve pour ainsi dire immobilisée par le vol.

Les titres au porteur sont plus faciles à négocier ; mais comme le volé, s’il est adroit, peut les arrêter en chemin, un voleur qui sait son état, se tient en garde contre des biens si compromettants et les détruit pêle-mêle avec les titres nominatifs. Là encore il n’y a en réalité qu’un peu de papier perdu ; le capital subsiste et ne change pas de maître ; mais le propriétaire légitime est condamné à des démarches pénibles et onéreuses qui empoisonnent sa possession sans profit pour personne. Parmi les papiers au porteur, les billets de banque sont assurément ce qui se négocie le plus commodément : les scélérats naïfs s’imaginent qu’on en peut disposer avec impunité, comme de l’or et de l’argent, mais ils se trompent.

Chaque billet porte une lettre et un numéro qui lui donnent une sorte d’individualité et permettent de le reconnaître entre mille. Moyennant une précaution très-simple et qui est à la portée de tous les détenteurs, un billet peut devenir une pièce de conviction et mener son voleur en cour d’assises. Donc, rien n’est plus sensé que cette méfiance qui déprécie tous les papiers aux yeux des malfaiteurs habiles et leur fait préférer l’argent, les meubles, les marchandises.

Mais les meubles et les marchandises perdent la plus grande partie de leur prix en tombant dans les mains d’un possesseur illégitime. Si le voleur les dénature, s’il transforme en lingots une collection de médailles, une pièce d’orfèvrerie, il anéantit littéralement toute la plus-value que le travail de l’homme avait ajoutée aux métaux précieux. Un capital considérable périt ainsi tous les ans et se trouve perdu pour tout le monde. Les choses qu’on revend telles qu’on les a volées se déprécient par cela seul qu’elles deviennent marchandise d’occasion : la même pièce de drap qui valait cent francs en fabrique, n’en vaut plus que cinquante dans une boutique du Temple ou dans une vente du mont-de-piété.

Ajoutez à ce déchet la dépréciation causée par le recel. Le receleur étant complice du voleur et courant les mêmes risques, demande logiquement à partager les bénéfices du crime ; il ne craint pas d’offrir pour une marchandise toute neuve le quart ou le dixième de ce qu’elle valait en magasin. Lorsqu’il a volé le voleur, il se substitue à lui pour ainsi dire ; il a les mêmes craintes de la justice, le même mépris d’un bien acquis à vil prix, le même empressement à s’en défaire. Il cherche et trouve des acquéreurs dans un public à peu près honnête qui se démoralise au contact des biens mal acquis.

Les fruits du vol corrompent tout ce qui les touche. Vous rencontrez des gens qui se croient irréprochables en payant un louis ce qui vaut le double ou le triple. S’ils raisonnaient un peu, ils comprendraient que le bon marché poussé à certaine limite les rend complices du recéleur ; mais ils ne veulent pas raisonner. Ils étalent fièrement leurs emplettes et se vantent de les avoir payées moins cher qu’elles ne valent. Il leur semble que cette perturbation des lois commerciales et industrielles est un bienfait de leur étoile ou un triomphe de leur sagacité. L’occasion fait plus de larrons qu’on ne pense. C’est en ce sens que j’ai pu dire : Les biens volés sont corrupteurs.

Les mendiants ne sont pas des voleurs, excepté quand ils cumulent les deux industries, ce qui arrive quelquefois. Mais presque tous les pauvres de profession emploient des manœuvres frauduleuses pour se faire donner une partie de la fortune d’autrui. Partie microscopique en apparence, considérable si l’on mettait ensemble les sommes inutilement absorbées par la mendicité.

Les faux blessés, les faux malades, les fausses mères qui font pleurer un enfant de louage ou pressent sur leur sein un nouveau-né de carton ; les faux ouvriers sans ouvrage qui n’ont jamais fait œuvre de leurs dix doigts ; les faux pauvres qui possèdent des obligations en portefeuille, autant de parasites qui exploitent la naïveté des bonnes âmes.

Nos lois punissent l’homme qui se fait délivrer cent mille francs par un millier d’individus sous un prétexte ou sous un autre. Il est passible d’un emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende qui va de 50 à 3000 francs. Les personnes lésées peuvent se porter parties civiles et réclamer devant les tribunaux l’argent qu’on a soutiré de leurs poches. Il nous semblerait monstrueux que cette fortune mal acquise se transmît aux héritiers de l’escroc. Mais quand nous lisons dans les journaux qu’un mendiant de tel pont ou de telle église a laissé cent mille francs dans sa paillasse, le fait nous paraît simplement curieux ; nous trouvons juste et naturel que les enfants ou les collatéraux de cet ingénieux vieillard se partagent les dépouilles de ses dupes.

La société ne s’est jamais avisée de mettre l’embargo sur une telle succession et de dire : « Cet argent, produit du travail, a été frauduleusement détourné par un homme qui ne travaillait pas ; je le prends et je l’envoie au secours de ceux qui travaillent. » La mendicité est-elle donc une industrie reconnue chez les peuples civilisés ?

Le mendiant enrichi peut répondre à cela : « Je n’ai rien pris ; on m’a tout donné. L’argent appartient-il à ceux qui le gagnent ? Ont-ils le droit d’en user et d’en abuser ? Peuvent-ils l’employer indifféremment à des œuvres utiles ou à des libéralités agréables et honorables ? Les cent mille francs que je possède m’ont été donnés sou par sou, à titre gratuit. Je n’ai pas eu recours à des manœuvres frauduleuses, je n’ai pas promis à mes bienfaiteurs de leur rendre le centuple de leurs aumônes : je me suis vêtu de haillons ; je me suis assis sur un escabeau et j’ai tendu la main ; la charité des bonnes âmes a fait le reste.

— Oui, mais la charité des bonnes âmes ne t’a donné tant de petits sous que parce qu’elle croyait soulager une véritable misère. Si tu avais seulement avoué mille francs de fortune, on ne t’en aurait pas jeté 99 000 autres. Parmi ceux qui l’ont enrichi, combien étaient et sont encore plus pauvres que toi ! Les haillons, l’escabeau, la main tendue, toute la mise en scène du paupérisme constitue une manœuvre frauduleuse. Tu as fait usage d’une fausse qualité en te faisant passer pour pauvre quand tu ne l’étais plus ! »

J’avoue pourtant que la mendicité deviendrait excusable aux yeux des économistes si les faux pauvres laissaient souvent à leur mort un capital de 100 000 francs. Leur mensonge, condamné par la morale, aboutirait en dernière analyse à un résultat utile. Qu’est-ce qu’un sou pour celui qui le jette dans la sébile du mendiant ? Presque rien ; qu’il le donne ou qu’il le garde, il n’en sera ni plus ni moins riche. Deux millions de pièces de cinq centimes éparses dans deux millions de poches ne représentent qu’un bien stérile, inerte : l’argent ainsi divisé ne produit pas, faute de cohésion. Rassemblez ces molécules et vous avez une somme, un capital, un instrument de travail. Celui qui, par un drainage honnête, extrairait deux millions de sous de deux millions de poches pour en former un capital de cent mille francs, rendrait service à la société, comme un métallurgiste habile qui saurait rassembler 100 kilos de limaille éparse dans les rues pour en faire un levier puissant.

Mais le paupérisme aboutit précisément au résultat inverse. Sauf quelques exceptions, les mendiants gaspillent au jour le jour le produit de leur triste récolte. L’argent que la charité leur jette ne s’arrête pas dans leurs mains ; il va droit au cabaret et aux plus immondes débauches. Les mendiants sont presque tous prodigues, et comment ne le seraient-ils pas ? L’homme s’attache aux biens en proportion du travail qu’ils lui ont coûté. Ceux qui ont obtenu de l’argent sans rien faire, ceux qui comptent s’en procurer toujours au même prix, ne sont portés ni par goût ni par raison à l’épargne. Pourquoi se priveraient-ils de quelque chose, puisqu’ils ont une mine inépuisable à exploiter ? Dans quel but amasseraient-ils un instrument de travail, quand ils sont résolus à ne jamais produire, quand ils savent la société toujours prète à travailler pour eux ?

Ces parasites se marient, se multiplient et font souche de parasites. Leurs enfants sont portés tout naturellement à imiter le père et la mère ; on ne leur enseigne pas la noblesse du travail, ils naissent tout acclimatés à la honte. Triste et funeste engeance, qui absorbe dans certains pays plus d’un dixième de la production, sans rien rendre !

Est-ce la mendicité qui crée l’aumône, ou l’aumône qui provoque la mendicité ? L’un et l’autre. Nous sommes dans un cercle vicieux. J’ai habité successivement la province de France où l’on donne le plus aux pauvres et le coin d’Italie où la charité prodigue les plus riches aumônes. À Quimper comme à Rome, mon premier mouvement fut de chercher par quel miracle tant d’argent répandu avait multiplié la misère au lieu de la guérir. À Rome comme à Quimper, les plus sages et les meilleurs m’ont répondu : « C’est tout simple ; plus on arrose la mauvaise herbe, plus elle croît abondamment. »

Si personne n’avait le triste courage de tendre la main dans les rues, personne lie songerait à donner dix centimes au fainéant qui ne les a pas gagnés. Mais si tous les producteurs s’entendaient pour refuser l’impôt à ceux qui refusent de produire, tous les individus valides se mettraient en devoir de gagner leur vie par eux-mêmes, et l’on ne mendierait plus.

Voulez-vous fabriquer des mendiants par centaines ? Ouvrez votre fenêtre et jetez un franc à tous ceux qui viendront chanter ou geindre devant vous, dans la rue ou dans la cour. Le lendemain, vous aurez la visite de tous les gueux de profession ; avant huit jours, cinquante individus de votre quartier, qui n’avaient pas encore tendu la main, voudront profiter de l’aubaine, et le mal de mendicité gagnant de proche en proche comme une épidémie, Dieu sait où il s’arrêtera.

Il y a des villages en Italie, et même en France, où les enfants courent aux étrangers en demandant un petit sou. L’étranger donne le petit sou, et croit trancher du grand seigneur : il ne se doute pas qu’il est le corrupteur de cette jeunesse. Chez nous, l’esprit moderne est assez fort pour combattre et guérir un tel vice d’éducation ; mais je n’oublierai jamais qu’en 1858, dans la province de Loreto, les paysans quittaient leur récolte, et une récolte magnifique, pour venir nous tendre la main. J’en pris un à partie et je lui demandai comment il osait mendier sur la lisière de son propre champ ? « Eh ! monsieur, répondit-il, je n’y ai jamais manqué, dès ma plus tendre enfance, et comme on m’a toujours donné, je continue ! — Mais si tu n’as pas honte de mendier, pourquoi travailles-tu ? — Parce que l’autre métier ne produit pas assez. Croyez bien que si messieurs les voyageurs me donnaient tout ce qu’il faut pour vivre, je ne ferais pas œuvre de mes dix doigts. »

Je me souviens qu’un soir, entre cinq et six heures, dans l’avenue de Neuilly, embarrassé d’un journal que j’avais fini de lire, je l’offris à deux maçons qui sortaient du chantier. Mon raisonnement, fort logique en son sens, était celui-ci : « J’ai tiré du journal tout ce que j’en voulais ; il peut encore instruire ou renseigner plusieurs personnes ; si je le jette, il sera sali et perdu. » Mais l’un des deux passants me donna une leçon salutaire en me disant : « S’il me plaît de lire un journal, je le payerai sur ma journée ; vous ne me devez rien. » Cet honnête homme, assurément, n’avait jamais mendié dans son enfance sur la grand’route qui traverse son village.

En signalant les défauts de la charité mal organisée, nous n’avons pas pour but de prêcher un contre-Évangile et d’interdire aux riches la pratique du bien. Il s’agit simplement de montrer que l’aumône pratiquée sans la plus grande circonspection va droit contre son but.

Il est louable et nécessaire que tous les travailleurs s’associent pour aider les enfants, les vieillards, les malades, tous ceux qui ne peuvent gagner leur vie en travaillant eux-mêmes. Un jour viendra, sans doute, où la prévoyance et l’épargne individuelle frapperont d’inutilité les hôpitaux et les hospices ; mais jusque-là la bienfaisance publique et la charité privée ont une noble tâche à remplir.

Ce que l’économie sociale combat comme un fléau, c’est le paupérisme entretenu chez les hommes valides par une aveugle charité. La banalité du don gratuit a érigé la misère en profession ; elle a créé le paupérisme héréditaire. Non-seulement il y a des mendiants à poste fixe, installés sur tel point de la voie publique, et qui transmettent leur établissement comme un office d’agent de change ou de notaire, mais parmi ceux qu’on nomme assez improprement pauvres honteux, il y a des dynasties de fainéants qui ont traversé 89 et 93 sans réduction de budget ; leur revenu fixe, invariable, est inscrit au grand-livre de la sensibilité publique.

Je signale l’abus, et pourtant je n’oserais dire : Finissons-en. La question est très-complexe, car enfin, pour tous les bons riches, donner est un plaisir, presque un besoin. Chaque fois que nous mettons la main à la poche pour secourir une infortune vraie ou feinte, méritée ou imméritée, nous nous élevons à nos propres yeux. L’économie sociale nous crie : « Il est juste de recevoir l’équivalent de ce qu’on donne. » Le cœur répond : « Il est doux de donner sans recevoir. »

Les raisonneurs et les calculateurs sont dans le vrai lorsqu’ils nous disent : « Un million partagé entre 400 000 individus donne à chacun 2 francs 50 centimes. C’est à peu près ce que chacun des assistés, s’il travaillait, pourrait gagner en un jour. Donner un morceau de pain à l’homme valide qui pourrait le gagner, c’est infirmer la grande et sainte loi : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » C’est faire tort à la société des services que cet homme lui rendrait en travaillant Donner à ceux qui travaillent, soit en leur achetant leur ouvrage plus qu’il ne vaut, soit en leur livrant des denrées au-dessous du prix de revient, c’est troubler l’équilibre de l’industrie et faire tort à la majorité des travailleurs, en créant au profit de quelques-uns une concurrence inégale. Ceux que vous obligez seront, par cela seul, en mesure de livrer leurs produits au rabais et de tuer ainsi le travail des autres.

Enfin, les bonnes œuvres émiettent, sans profit pour la société, des instruments qui pourraient être utiles. On donne en France un million par jour, un milliard tous les trois ans, et de ces capitaux qui pourraient se multiplier dans l’industrie au profit de tous les travailleurs, il ne reste pas un centime. Le levier s’éparpille en limaille, et tout est dit.

Rien de plus strictement vrai que ce tableau si sombre. S’ensuit-il que les hommes vraiment charitables doivent assister les bras croisés au spectacle de la misère ? Non ! Les meilleurs d’entre nous continueront à pratiquer l’aumône, tant que ce palliatif n’aura pas été remplacé par le vrai remède du mal.

Mais le remède est trouvé, si je ne me trompe. C’est de nos jours, au milieu de nous, que l’ingénieuse charité d’une femme a résolu le plus terrible des problèmes sociaux.

Pour éteindre la mendicité parasite qui exploite les riches sans profit pour les pauvres, il suffisait de modifier conformément à l’esprit moderne le touchant axiome : « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. »

Comment l’a-t-on changé ?

En apprenant aux petits enfants une autre formule aussi belle et infiniment plus pratique ; la voici :

« Qui prête aux pauvres, donne à Dieu. »

Il n’entre pas dans mon plan d’examiner en détail les statuts de telle ou telle œuvre de bienfaisance, mais je constate que la Société du Prince Impérial est fondée sur un principe qui est toute une révolution, et des plus heureuses.

Il y a tout autour de vous des millions de braves gens très-laborieux, très-intelligents et très-dignes, qui n’ont jamais tendu la main, mais qui se sont plus d’une fois serré le ventre parce qu’ils n’ont que leurs bras pour instruments de travail, et que le travail outillé de la sorte produit un revenu insuffisant, inégal et précaire. Prêtez-leur avec discernement ce que vous jetez au hasard devant la plèbe mendiante et pleurarde des parasites. Ne leur prêtez pas sans terme fixe : les plus méritants refuseraient cette aumône mal déguisée.

Convient-il de leur prêter sans intérêt, ou à des taux de faveur ? Pour ma part, je ne le crois pas, et voici mes raisons.

Dans un pays où l’intérêt normal est à 5 0/0, 100 fr. payables le 1er décembre 1868 représentent exactement 105 fr. payables le 1er décembre 1869. Les deux chiffres inégaux en apparence sont égaux en réalité, si l’on tient compte du temps, et pas un mathématicien ne contestera cette proposition :

100 fr. aujourd’hui = 105 fr. dans un an.

Il suit de là que prêter 100 fr. sans intérêt pour un an, c’est donner 5 fr. à l’emprunteur.

Prêter 100 fr. à 3 0/0, c’est donner 2 fr. à l’emprunteur, si le taux moyen des intérêts se maintient à 5 0/0 toute l’année.

Entre amis, on se prête des sommes considérables sans tenir compte des intérêts ; mais il est parfaitement sous-entendu que l’emprunteur reçoit un présent, qu’il est l’obligé de son prêteur, et qu’après lui avoir remboursé le chiffre exact de la créance, il lui redoit un excédant payable en bons procédés. Cette obligation a le défaut d’être mal définie. De deux amis dont l’un a gratuitement obligé l’autre, le premier est enclin à s’exagérer l’importance du service rendu ; le second ne tarde guère à se révolter contre cette espèce de vasselage, et l’on se brouille souvent pour avoir offert et accepté un prêt gratuit.

Entre hommes d’affaires, le créancier qui a prêté 100 fr. sur bonne garantie, et le débiteur qui en a restitué 105 au bout d’un an, sont quittes. Ils se sont réciproquement rendu des services d’égale valeur. Le premier a obligé le second en lui cédant pour une année la jouissance de 100 fr. ; le second a obligé le premier en lui donnant 5 francs de plus que les 100 francs qu’il avait reçus. Des deux côtés la reconnaissance due se compense et s’annule. Il n’y a ni bienfaiteur ni obligé, ni patronage ni clientèle.

Dans quel but la bienfaisance moderne a-t-elle remplacé les dons à l’oisiveté par le prêt au travail ? Ce n’est pas pour changer la forme de l’aumône, mais pour l’abolir. La pensée qui préside à cette généreuse révolution ne s’est jamais proposé de retenir les pauvres sous un patronage habilement déguisé. Il s’agit d’émanciper ceux-là même qu’on soulage et de les rendre à la fois plus heureux et plus libres. Dans un ordre social qui a l’égalité pour base, la bienfaisance la plus noble est celle qui permet aux déshérités d’améliorer leur condition par eux-mêmes, sans rien devoir à personne.

Cette œuvre intéressante est à ses débuts ; la période de discussion n’est pas close, et puisque les meilleurs esprits de notre époque s’adonnent tous ensemble à la recherche du mieux, j’ai cru pouvoir indiquer ce qui me semble avantageux et juste, à mon sentiment personnel.

Il est juste que les nécessiteux, lorsqu’ils empruntent pour travailler, payent l’argent au même prix que tout le monde. On peut leur faire crédit des intérêts et les ajouter au capital, mais il ne convient pas de leur en faire la remise. La concurrence étant la loi du commerce et de l’industrie, les assistés ne doivent pas avoir par privilège la jouissance gratuite des capitaux : ils lutteraient avec trop d’avantage contre ceux qui empruntent à cinq et six pour cent un instrument de travail.

Il importe à la société que le capital souscrit pour l’œuvre de régénération s’accroisse graduellement et étende ses bienfaits d’année en année jusqu’à l’extinction totale du paupérisme.

Il est avantageux à l’emprunteur de servir les intérêts du capital qu’on lui a prêté. En payant ses échéances, il prouve aux autres et à lui-même qu’il n’est point un parasite, un de ceux qui reçoivent sans rendre. Ce sentiment le fait croître en force et en dignité, le ressort moral s’affermit dans son âme, et l’amélioration de tout son être compense l’économie de cinq pour cent qu’il pourrait faire en acceptant l’aumône des intérêts. Il porte le front plus haut, il pense plus librement, il est plus homme.

Est-ce à dire qu’il soit dispensé de toute reconnaissance envers les généreux créanciers qui lui ont mis l’outil à la main ?

Non, car on lui a prêté, sur des garanties toutes morales, au même taux que s’il avait eu la meilleure hypothèque à offrir. Le pauvre qui n’a que ses deux bras est dans l’alternative de se voir refuser tout crédit, ou d’emprunter à un taux effrayant, car la location des capitaux coûte d’autant plus cher que le remboursement est moins assuré.

Le prêt de bienfaisance est autrement laborieux et difficile que le don gratuit ; il comporte cent fois plus de raisonnement et d’étude. Trouver l’argent n’est rien, dans un pays comme le nôtre ; mais pour le bien dispenser, il a fallu recourir à toutes les lumières et à tous les dévouements. Avant de prêter mille francs à un pauvre, il importe de jauger sa moralité, son intelligence, son aptitude aux affaires. Dans ce diagnostic, la moindre erreur entraîne la perte de la somme et compromet la plus noble expérience que le génie de la charité ait jamais faite.

Ah ! qu’il était plus simple et plus commode de donner deux sous au mendiant de rencontre, sans s’inquiéter de ce qu’il en faisait.

Mais si la charité nouvelle exige plus de travail, elle portera d’autres fruits. Le don à l’oisiveté a fonctionné pendant des siècles ; il n’a produit que la misère ; le prêt au travail, inauguré d’hier, a déjà fait quelques hommes heureux et libres.

Il nous reste à parler d’une dernière classe de parasites : les joueurs de profession. Mais comme, il est impossible qu’un joueur soit toujours heureux, comme l’argent du jeu, n’ayant coûté aucun travail, s’écoule plus rapidement qu’aucun autre, comme il est presque inouï qu’une fortune acquise au jeu se soit conservée ; comme tous les joueurs de profession, sauf quelques phénomènes que l’on cite, ont mal fini, cette catégorie d’hommes improductifs peut être déversée dans celle des voleurs ou des mendiants, ad libitum.

Le jeu, comme distraction, est un petit contrat parfaitement honnête. Deux travailleurs, le soir, après une journée bien remplie, séparent une fraction de leur salaire et se le donnent réciproquement, à condition. Par exemple, les cinq francs que j’ai mis sur table sont à vous, je vous les donne à l’avance, je vous substitue à tous mes droits sur cette pièce de monnaie si vous faites avant moi cinq points d’écarté. Vous, de votre côté, vous vous dessaisissez d’avance, en ma faveur, d’une somme égale, si les cinq premiers points d’écarté sont à moi.

Il n’y a dans tout cela ni production, ni consommation de richesse, mais le déplacement de quelques pièces de cent sous qui sortent d’une poche pour entrer dans une autre.

Seulement, je prie les amateurs de remarquer deux choses :

1o Qu’en admettant l’égalité absolue des chances, le joueur risque toujours de perdre plus qu’il ne peut gagner. Si vous avez dix louis dans la poche et qu’il vous plaise d’en jouer un, en cas de perte vous diminuez votre avoir d’un dixième ; en cas de gain, vous l’augmentez d’un onzième seulement.

2o Vingt francs gagnés au jeu ont moins de prix que vingt francs perdus, et l’on se tromperait en disant que Pierre met dans sa poche tout ce qui sort de la poche de Paul. Paul a perdu l’argent précieux du travail ; Pierre n’a gagné que l’argent du hasard, ce qui fait en pratique une notable différence.