Aller au contenu

Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IV/Seconde partie/Livre I/Chapitre III

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III.

Île de Ceylan.

Des îles Maldives, en remontant vers le nord et au delà du cap Comorin, on trouve l’île de Ceylan, située entre le 6e. et le 10e. degré de latitude nord. Les Portugais ont possédé autrefois une partie de ces côtes, d’où ils faisaient des incursions jusqu’à la capitale, qu’ils brûlèrent plus d’une fois, sans épargner le palais du roi ni les temples. Ils s’y étaient rendus si formidables, qu’ils avaient forcé le roi de leur payer un tribut annuel de trois éléphans, et d’acheter la paix à d’autres conditions humiliantes. Ce prince eut enfin recours aux Hollandais de Batavia qui, ayant joint leurs armes aux siennes, battirent les Portugais, et les chassèrent de tous les lieux où ils s’étaient fortifiés ; mais ce fut pour s’établir à leur place. Ils refusèrent après la guerre, surtout après s’être rendus maîtres de Colombo en 1655, d’abandonner une conquête dont ils se voyaient en possession ; et depuis ce temps-là ils ont apporté tous leurs soins à se fortifier sur les côtes. Leurs principaux établissemens sont Jafnapatan et l’île de Manaar au nord, Trinquemale et Batticalon à l’est, la ville de Pointe-de-Galle au sud ; et Colombo à l’ouest, sans parler de Negombo et Calpentine, qui sont deux autres villes, et de plusieurs forts à l’embouchure des rivières, ou dans les ouvertures des montagnes pour la garde des passages. On peut donc regarder les Hollandais comme les maîtres absolus de la plus grande partie des côtes, dans une île qui a cent lieues de long, et cinquante dans sa plus grande largeur. Sa figure est à peu près celle d’une poire.

L’intérieur de l’île, qui avait été peu connu avant la relation de l’Anglais Knox, dont nous tirons ce morceau, est soumis à un seul souverain qui porte le titre de roi de Candy ou Candiuda. Les habitans se nomment Chingulais. Le pays est arrosé d’un grand nombre de belles rivières qui tombent des montagnes. La plupart sont trop remplies de rochers pour être navigables ; mais il s’y trouve du poisson en abondance.

Le royaume de Canduida est défendu naturellement par sa situation. Dès l’entrée on va presque toujours en montant, et l’accès des montagnes n’est ouvert que par de petits sentiers où deux hommes ne passeraient pas de front. Elles sont entrecoupées de grands rochers qui font éprouver beaucoup de difficulté pour parvenir au sommet, et chaque ouverture est munie d’une forte barrière d’épines, avec quelques gardes qui veillent continuellement au passage.

C’est une variété fort remarquable que celle de l’air et des pluies dans les différentes parties de l’île. Quand les vents d’ouest commencent à souffler, la partie occidentale a de la pluie, et c’est alors qu’on y remue et laboure la terre. Mais dans le même temps la partie orientale jouit d’une température fort sèche, et c’est alors qu’on y fait la moisson. Au contraire, lorsque le vent d’est règne, on laboure les parties orientales de l’île, et les grains se récoltent dans la partie exposée à l’occident. Ainsi la moisson et le labourage occupent pendant toute l’année les insulaires, quoique dans des saisons opposées. Le partage de la pluie et de la sécheresse se fait ordinairement au milieu de l’île ; et souvent il est arrivé à Knox d’avoir de la pluie d’un côté de la montagne de Cauragahing, tandis qu’il faisait très-sec et très-chaud de l’autre côté. Il remarque même que cette différence n’est pas aussi légère qu’elle est prompte : car, en sortant d’un lieu mouillé, il se trouvait tout d’un coup sur un terrain qui brûlait les pieds. Il pleut beaucoup plus sur les terres hautes que sur celles qui sont au-dessous des montagnes. Cependant la partie septentrionale de l’île n’est pas sujette à la même humidité. On y voit quelquefois pendant trois ou quatre ans entiers une si grande sécheresse, que la terre n’y peut recevoir de culture. Il est même difficile d’y creuser des puits assez profonds pour en tirer de l’eau qu’on puisse boire ; et la meilleure conserve une âcreté qui la rend fort désagréable. Quoique les bourgs et les villages de Ceylan soient en fort grand nombre, il y en a peu qui méritent l’attention d’un voyageur. Les habitans les abandonnent lorsque les maladies y deviennent un peu fréquentes, et qu’ils y voient mourir en peu de temps deux ou trois personnes. Ils s’imaginent que le diable en a pris possession, et, cherchant à s’établir dans des lieux plus heureux, ils laissent leurs maisons et leurs terres.

Knox distingue dans le royaume de Candy deux sortes d’habitans : les uns, qu’il nomme Vadas, et qui paraissent avoir été le premier peuple de l’île. C’est une sorte de sauvages qui sont encore répandus dans les bois de plusieurs provinces, et qui se conduisent par des lois particulières. Quelques-uns sont soumis au roi, et lui paient un tribut ; les autres ne reconnaissent pas de maîtres, et n’ont ni maisons ni villes. Ils ne labourent jamais la terre, et ne se nourrissent que de leur chasse. Leur demeure est sur les bords des rivières, où ils passent la nuit sous le premier arbre que le hasard leur présente, avec la seule précaution de mettre quelques branches autour d’eux pour être avertis de l’approche des bêtes féroces par le bruit qu’elles font en les traversant. Knox vit dans sa fuite divers lieux où quelques troupes de ces sauvages avaient passé la nuit. C’est apparemment des Vadas qu’il faut entendre ce qu’on lit dans le journal de Pyrard, qui compare la figure des insulaires de Ceylan à celle des Nègres d’Afrique.

La nation principale est celle des Chingulais, qui ressemblent moins aux Nègres d’Afrique qu’à de véritables Européens. Knox est moins porté à suivre l’opinion des Portugais, qui les font venir de la Chine, qu’à les croire sortis des Malabares, avec lesquels il convient néanmoins qu’ils ont peu de ressemblance. Ils sont fort bien faits, et mieux même que la plupart des Indiens. Ils ont beaucoup d’adresse et d’agilité. Leur contenance est grave, comme celle des Portugais. Ils ont l’esprit fin, un langage agréable et des manières obligeantes : mais ils sont naturellement trompeurs et remplis d’une présomption insupportable. Ils ne regardent pas le mensonge comme un vice honteux. Le larcin est celui qu’ils abhorrent le plus, et il n’est presque pas connu parmi eux. Ils estiment la chasteté, quoiqu’ils l’observent peu ; la tempérance, la douceur, le bon ordre dans les familles. On ne leur voit guère d’emportement dans le caractère ; et s’ils se fâchent, on les apaise facilement. Ils sont propres dans leurs habits et dans leurs alimens. Enfin, leurs inclinations et leurs usages n’ont rien de barbare. Knox met néanmoins de la différence entre ceux qui habitent les montagnes et ceux qui font leur demeure dans les vallées et les plaines. Ceux-ci sont obligeans, honnêtes envers les étrangers ; mais les autres sont de mauvais naturel, trompeurs et désobligeans, quoiqu’ils affectent de paraître civils et officieux, et que leur langage et leurs manières aient même plus d’agrémens que dans les vallées.

L’habillement commun des Chingulais est un linge autour des reins, et un pourpoint semblable, dit Knox, à celui des Français, avec des manches qui se boutonnent au poignet, et se plissent sur l’épaule comme celles d’une chemise[1]. Ils portent au côté gauche une espèce de coutelas, et un couteau dans leur sein, aussi du côté gauche. Les femmes ont ordinairement une camisole de toile qui leur couvre tout le corps, et qui est parsemée de fleurs bleues et rouges ; elles est plus ou moins longue, suivant leur qualité. La plupart portent un morceau d’étoffe de soie sur la tête, des joyaux aux oreilles, et d’autres ornemens autour du cou, des bras et de la ceinture. Elles n’ont pas la figure moins agréable que les Portugaises. L’usage du pays leur accorde une liberté dont il est rare quelles abusent. Elles peuvent recevoir des visites et s’entretenir avec des hommes sans être gênées par la présence de leurs maris. Quoiqu’elles aient des suivantes et des esclaves pour exécuter leurs ordres, elles se font honneur du travail, et ne se croient pas avilies par les soins domestiques.

Le luxe des femmes de qualité surpasse beaucoup celui des maris, et les hommes mettent même une partie de leur gloire à faire paraître leurs femmes avec éclat ; mais, avec tous leurs ornemens, elles ne portent pas de souliers, non plus que les hommes, parce que cet honneur est réservé au roi seul. Les rangs ou les degrés de distinction ne viennent ni des richesses ni des emplois, mais de la seule naissance, et sont par conséquent héréditaires. De là vient que personne ne se marie et ne mange avec un inférieur. Une fille qui se laisserait séduire par un homme de moindre condition qu’elle perdrait la vie par les mains de sa famille, qui ne croirait cette tache bien lavée que dans son sang. Il y a néanmoins quelque différence en faveur des hommes. On ne leur fait pas un crime d’un commerce d’amour avec une femme de la plus basse extraction, pourvu qu’ils ne mangent ni ne boivent avec elle, et qu’ils ne lui accordent pas la qualité d’épouse : autrement, ils sont punis par le magistrat, qui leur impose quelque amende ou les met en prison. Celui qui porte l’oubli de son rang jusqu’à contracter un mariage de cette nature est exclus de sa famille, et réduit à l’ordre de la femme qu’il épouse.

La plus haute noblesse est composée de ceux qui se nomment hondreous, nom tiré apparemment de celui de hondreoune, qui est le titre qu’on donne au roi, et qui signifie majesté. C’est dans cet ordre que le roi choisit ses grands officiers et les gouverneurs des provinces. Ils sont distingués par leurs noms et par la manière dont ils portent leurs habits. Les hommes les portent jusqu’à la moitié de la jambe, et leurs femmes jusqu’aux talons. Elles font passer aussi un bout de leur robe sur leur épaule, et le font descendre négligemment sur leur sein, au lieu que les autres femmes vont nues depuis la tête jusqu’à la ceinture, et que leurs jupes ne passent pas leurs genoux, à moins qu’il ne fasse un froid extrême ; car alors tout le monde a la liberté de se couvrir le dos, et n’est obligé qu’à faire des excuses aux hondreous qui se trouvent dans les lieux publics. Une autre distinction est celle de leurs bonnets, qui sont en forme de mitres avec deux oreilles au-dessus de la tête, et d’une seule couleur, soit blanche ou bleue. La couleur du bonnet et des oreilles doit être différente pour ceux d’une naissance inférieure.

Knox s’étend sur ces différences. L’ordre qui suit les hondreous est celui des orfèvres, des peintres, des taillandiers et des charpentiers. Ces quatre professions tiennent le même rang entre elles, et sont peu distinguées de la noblesse par leurs habits, mais ne peuvent manger ni s’allier avec elle par des mariages. Les taillandiers ont perdu néanmoins quelque chose de leur ancienne considération ; et Knox en rapporte la cause comme une preuve singulière de la délicatesse des Chingulais sur le rang. Un jour quelques hondreous étant allés chez un taillandier pour faire raccommoder leurs outils, cet artisan, qui était appelé par l’heure de son dîner, les fit attendre si long-temps dans sa boutique, qu’indignés de cet affront, ils sortirent pour l’aller publier ; sur quoi il fut ordonné que les personnes de ce rang-là seraient pour jamais privées de l’honneur qu’elles avaient eu jusqu’alors, de faire manger les hondreous dans leurs maisons. Cependant les taillandiers ont peu rabattu de leur fierté, surtout ceux qui sont employés pour les ouvrages du roi. Ils ont un quartier de la ville dans lequel d’autres qu’eux n’osent travailler ; et leur ouvrage ordinaire consistant à raccommoder les outils, ils reçoivent pour paiement, au temps de la moisson, une certaine quantité de grains, en forme de rente. Les outils neufs se paient à part, suivant leur valeur, et le prix est ordinairement un présent de riz, de volaille ou d’autres provisions. Ceux qui ont besoin de leurs services apportent du charbon et du fer. Le taillandier est assis gravement, avec son enclume devant lui, la main gauche du côté de la forge, et un petit marteau dans la main droite. On est obligé de souffler le feu, et de battre le fer avec le gros marteau, tandis que, le tenant, il se contente de donner quelques coups pour lui faire prendre la forme nécessaire. S’il est question d’émoudre quelque chose, on fait la plus grosse partie du travail, et le taillandier donne la dernière perfection. C’est la nécessité qui paraît avoir attiré tant de distinction à ce métier, parce que les Chingulais, ayant peu de commerce au dehors, ne peuvent tirer leurs instrumens que de leurs propres ouvriers.

Après ces quatre professions vient celle des barbiers, qui peuvent porter des camisoles, mais avec lesquels personne ne veut manger, et qui n’ont pas le droit de s’asseoir sur des chaises. Cette dernière distinction n’appartient qu’aux rangs qui les précèdent. Les potiers sont au-dessous des barbiers. Ils ne portent point de camisoles, et leurs habits ne passent point le genou. Ils ne s’asseyent point sur des chaises, et personne ne mange avec eux. Cependant, par ce qu’ils font les vaisseaux de terre, ils ont ce privilége, qu’étant chez un hondreou, ils peuvent se servir de son pot pour boire à la manière du pays, qui consiste à se verser de l’eau dans la bouche sans toucher au pot du bord des lèvres. Les lavandiers, qui viennent après eux, sont en très-grand nombre dans la nation ; ils ne blanchissent que pour les rangs supérieurs à eux.

Les tisserands forment le degré suivant. Outre le travail de leur profession, ils sont astrologues, et prédisent les bonnes saisons, les jours heureux et malheureux, le sort des enfans à l’heure de leur naissance, le succès des entreprises, tout ce qui appartient à l’avenir. Ils battent du tambour, ils jouent du flageolet, ils dansent dans les temples et pendant les sacrifices ; ils emportent et mangent toutes les viandes qu’on offre aux idoles. Les kildoas, ou les faiseurs de paniers, sont au-dessous des tisserands. Ils font des vans pour nettoyer les grains, des paniers, des lits et des chaises de canne. On compte ensuite les faiseurs de nattes, nommés rinnerasks, qui travaillent avec beaucoup d’adresse et de propreté ; mais dans cet ordre il est défendu aux personnes de l’un et de l’autre sexe de se couvrir la tête. Les gardes d’éléphans forment aussi une profession particulière, comme les djagheris, qui font le sucre. Jamais ces artisans ne changent de métier. Le fils demeure attaché à la profession de son père. La fille se marie à un homme de son ordre. On leur donne pour principale dot les outils qui appartiennent au métier de leur famille.

Les poddas forment le dernier ordre du peuple, qui est composé de manœuvres et de soldats, gens dont l’extraction passe pour la plus vile, sans qu’on en puisse donner d’autre raison que d’être nés tels de père en fils. Knox, en parlant des esclaves, ne nous apprend pas mieux comment ils se trouvent réduits à cette condition. Leurs maîtres, dit-il, leur donnent des terres et des bestiaux pour leur subsistance ; mais plusieurs d’entre eux méprisent cette manière de gagner leur vie, et ne sont guère moins riches que leurs maîtres, excepté qu’on ne leur permet pas de se faire servir eux-mêmes par d’autres esclaves. On ne leur ôte jamais ce qu’ils ont amassé par leur diligence et leur industrie. Lorsqu’on achète un nouvel esclave, on le marie d’abord, et on lui forme un établissement pour lui faire perdre l’envie de s’enfuir. Les esclaves qui descendent des hondreous conservent l’honneur de leur naissance. Ce qu’on peut recueillir d’une observation si vague, c’est qu’il n’y a point de pays connu où l’esclavage ait moins de rigueur. Knox donne des idées plus claires d’une autre partie de la nation, qui forme encore une particularité de l’île de Ceylan. Ce sont, dit-il, les gueux qui, pour leurs mauvaises actions, ont été réduits par les rois au dernier degré de l’abjection et du mépris. Ils sont obligés de donner à tous les autres insulaires les titres que ceux-ci donnent aux rois et aux princes, et de les traiter avec le même respect. On raconte que leurs ancêtres étaient des dodda vaddas, c’est-à-dire des chasseurs, qui fournissaient le gibier pour la table du roi ; mais qu’un jour, au lieu de venaison, ils présentèrent de la chair humaine à ce prince, qui, l’ayant trouvée excellente, demanda qu’on lui en servît de la même espèce. Mais cette horrible tromperie fut découverte, et le ressentiment du roi en fut si vif, qu’il regarda la mort des coupables comme un châtiment trop léger. Il ordonna par un décret public que tous ceux qui étaient de cette profession ne pourraient plus jouir d’aucun bien ni exercer aucun métier dont ils puissent tirer leur subsistance, et qu’étant privés de tout commerce avec les autres hommes, pour avoir outragé si barbarement l’humanité, ils demanderaient l’aumône, de génération en génération, dans toutes les parties du royaume, enfin seraient regardés de tout le monde comme des infâmes, et en horreur dans la société civile. En effet, ils sont si détestés, qu’on ne leur permet pas de puiser de l’eau dans les puits. Ils sont réduits à celle des trous et des rivières. On les voit mendier en troupes, hommes, femmes, enfans, portant leurs bagages et leurs alimens dans des paniers au bout d’un bâton. Leurs femmes ne portent rien. Elles dansent et font divers tours de souplesse pendant que les hommes battent du tambour ; elles font tourner un bassin de cuivre sur le bout du doigt avec une vitesse incroyable ; elles ont l’adresse de jeter successivement neuf balles, et de les recevoir l’une après l’autre, de sorte qu’il y en a toujours sept en l’air. Lorsqu’ils demandent l’aumône, ils donnent aux hommes le titre d’altesse, de majesté, et aux femmes celui de comtesse et de reine ; ce qui n’est pas rare non plus parmi nous. Leurs demandes sont aussi pressantes que s’ils étaient autorisés à les faire par des lettres-patentes du roi. Ils ne peuvent souffrir qu’on les refuse. D’un autre côté, comme il n’est pas permis de les maltraiter ni de lever même la main sur eux, on est obligé malgré soi de tout accorder à leurs importunités. Ils se bâtissent des cabanes sous des arbres, dans des lieux éloignés des villes et des grands chemins. Les aumônes qu’ils arrachent de toutes parts leur font mener une vie d’autant plus aisée qu’ils sont exempts de toutes sortes de droits et de services. On ne les assujettit qu’à faire des cordes de la peau des vaches mortes, pour prendre et lier les éléphans ; ce qui leur procure un autre privilége, qui est d’en prendre la chair et de l’enlever aux tisserands. Ils prétendent qu’ils ne peuvent servir le roi et faire de bonnes cordes lorsque les peaux sont déchiquetées par d’autres mains ; et, sous ce prétexte, ils résistent aux tisserands, qui, dans la crainte de se souiller en touchant une race détestée, prennent le parti de fuir et d’abandonner leurs droits. Pour donner une idée plus affreuse encore de cette étrange sorte de vagabonds, Knox ajoute qu’ils ne connaissent aucune loi de parenté, et qu’ils ne font pas difficulté de coucher librement, les pères avec leurs filles, et les garçons avec leurs mères. Souvent, lorsque le roi condamne au dernier supplice quelques grands officiers qui l’ont mérité par leurs crimes, il livre leurs femmes et leurs filles aux gueux, et ce châtiment paraît plus terrible que la mort. Il cause tant d’horreur aux femmes que, dans le choix que le roi leur a quelquefois laissé de se précipiter dans la rivière ou d’être abandonnées à cette odieuse race, elles n’ont jamais balancé à préférer le premier de ces deux supplices.

Le gouvernement du royaume de Candy a ses lois et ses maximes, qui rendent la nation fort heureuse, lorsque le roi n’abuse pas de son autorité pour les violer. Il y a deux officiers principaux, ou deux premiers juges, qui se nomment adigars, qui sont chargés de l’administration civile et militaire. C’est à leur tribunal qu’on appelle en dernier ressort dans toutes les affaires où l’on ne s’en tient pas au jugement des gouverneurs particuliers des provinces ou des villes. Ces deux officiers en ont de subalternes, qui portent pour marque de leur dignité un bâton crochu par le haut. De quelques ordres qu’on leur confie l’exécution, la vue de ce bâton est aussi respectée que le sceau même des adigars. Si l’adigar ignore ses fonctions, ces officiers l’en instruisent. Dans toutes les autres charges, il y a des officiers inférieurs qui suppléent à l’ignorance du premier par leur expérience et leurs lumières. Il ne faut pas aller si loin qu’à Ceylan pour voir la même chose.

Les noms d’honneur qu’on donne aux grands sont celui d’oussai, lorsqu’ils sont à la cour ; ce qui revient à notre messire ; et lorsqu’ils sont éloignés du roi, ceux de sibatta et de dishoudren, qui signifient seigneurie ou excellence. S’ils sortent à pied, c’est toujours en s’appuyant sur le bras d’un écuyer. L’adigar joint à cette marque de grandeur un homme qui marche devant lui avec un grand fouet qu’il fait claquer, pour avertir le peuple de se tenir à l’écart. Ces courtisans, au milieu de leurs plus grands honneurs, sont exposés à des infortunes qui rendent leur situation peu digne d’envie. C’est une disgrâce fort ordinaire pour un seigneur d’être enchaîné dans une obscure prison. Ils sont toujours prêts à mettre la main l’un sur l’autre pour exécuter l’ordre du roi, et ravis même d’en être chargés, parce que celui dont le ministère est employé pour la ruine d’autrui est revêtu ordinairement de sa dépouille.

Le pouvoir du roi consiste dans la force naturelle de son pays, dans ses gardes, et dans l’artifice plutôt que dans le courage des soldats. Il n’a pas d’autres châteaux fortifiés que ceux qui le sont par la nature. La milice est composée des gardes du roi, qui viennent faire alternativement leur service à la cour, et de ce qu’on appelle soldats du pays haut, qui sont dispersés dans toutes les parties de l’île. Les gardes se succèdent de père en fils, sans être enrôlés, et jouissent, au lieu de paie, de certaines terres qu’on leur abandonne, mais qu’ils perdent lorsqu’ils négligent leur devoir. S’ils veulent quitter leur service, ils en ont la liberté, en renonçant à leurs terres, qui sont données à d’autres pour les remplacer. Leurs armes sont l’épée, la pique, une arc, des flèches et de bons fusils. Ils n’ont jamais pu défendre les côtes de leur île, qui sont plus nues que leurs montagnes. Cependant ils ont acquis beaucoup d’expérience par les longues guerres qu’ils ont eues avec les Portugais et les Hollandais. La plupart de leurs généraux, ayant servi sous les Européens dans les intervalles de la paix, ont pris le goût de notre discipline, qui les a rendus capables de battre quelquefois les Hollandais et de leur enlever plusieurs forts. Le roi donnait autrefois un prix réglé à ceux qui lui apportaient la tête d’un ennemi ; mais ce barbare usage ne subsiste plus.

La religion des Chingulais est l’idolâtrie. Ils rendent des adorations à plusieurs divinités qu’ils distinguent par différens noms, et dont la principale est celle qu’ils appellent Ossapolla-maoup, c’est-à-dire, dans leur langue, créateur du ciel et de la terre. Ils croient que ce dieu suprême envoie d’autres dieux sur notre globe pour y faire exécuter ses ordres, et que ces dieux inférieurs sont les âmes des gens de bien qui sont morts dans la pratique de la vertu. Une autre divinité du premier ordre est celle qu’ils nomment Bouddou, à laquelle il appartient de sauver les âmes, et qui, étant descendue autrefois sur la terre, se montrait de temps en temps sous un grand arbre nommé bogaha, qui est depuis ce temps-là un des objets de leur culte. Elle remonta au ciel du sommet d’une haute montagne où l’on voit encore l’empreinte d’un de ses pieds. Le soleil et la lune sont aussi des dieux pour les Chingulais. Ils donnent au soleil le nom d’Irri, et à la lune celui de Haouda, auquel ils joignent quelquefois celui de Hamui, titre d’honneur des personnes les plus relevées ; et celui de Dio, qui signifie dieu dans leur langue, mais qu’ils ont emprunté apparemment des Portugais.

Le nombre de leurs pagodes et de leurs temples est immense. On en voit plusieurs d’un travail exquis, bâtis de pierres de taille, ornés de statues et d’autres figures, mais si anciens, que les habitans mêmes en ignorent l’origine. Ce qui peut faire croire qu’ils les doivent à des ouvriers plus habiles que les Chingulais, c’est que, la guerre en ayant ruiné plusieurs, ils n’ont pas été capables de les rebâtir.

Les Chingulais ont trois sortes de prêtres, comme trois sortes de dieux et de temples. Le premier ordre du sacerdoce est celui des tirinanxes, qui sont les prêtres de Bouddou ; leurs temples se nomment œlsars ; ils ont une maison à Diglighi, où ils tiennent leurs assemblées. On ne reçoit dans cet ordre que des personnes d’une naissance et d’un savoir distingués ; ce n’est pas même tout d’un coup qu’elles sont élevées au rang sublime des tirinanxes : ceux qui portent ce titre ne sont qu’au nombre de trois ou quatre, qui font leur demeure à Diglighi, où ils jouissent d’un immense revenu, et sont comme les supérieurs de tous les prêtres de l’île. On nomme gonnis les autres ecclésiastiques du même ordre. L’habit des uns et des autres est une casaque jaune, plissée autour des reins, avec une ceinture de fil. Ils ont les cheveux rasés, et vont nu-tête, portant à la main une espèce d’éventail rond pour se garantir de l’ardeur du soleil. Ils sont également respectés du roi et du peuple. Leur règle les oblige de ne manger de la viande qu’une fois le jour ; mais il ne faut pas qu’ils ordonnent la mort des animaux dont ils mangent, ni qu’ils consentent qu’on les tue. Quoiqu’ils fassent profession du célibat, ils sont libres de renoncer à leur ordre lorsqu’ils veulent se marier. Le second ordre des prêtres est de ceux qui se nomment koppouhs, et qui appartiennent aux temples des autres divinités. Leur habit n’est pas différent de celui du peuple, lors même qu’ils exercent leurs fonctions ; ils ne sont obligés qu’à se laver et à changer de linge avant la cérémonie. Comme on ne sacrifie jamais de chair aux dieux dont ils sont les ministres, tout leur service se réduit à présenter à l’idole du riz bouilli et d’autres provisions. Leurs temples, qui se nomment deovels, ont peu de revenu ; aussi labourent-ils la terre et ne sont-ils pas exempts des charges de la société. Les prêtres du troisième ordre sont les djaddeses, employés au service des esprits qui se nomment dagoutans, et dont les temples s’appellent cavels. Un homme dévot bâtit à ses dépens un temple, dont il devient le prêtre ou le djaddese. Il fait peindre sur les murs des hallebardes, des épées, des flèches, des boucliers et des images ; mais ces temples sont peu respectés du peuple.

L’emploi le plus commun des djaddeses est pour les sacrifices qui sont offerts au diable dans les maladies ou dans d’autres dangers, non que les Chingulais prétendent l’adorer ; mais ils le croient redoutable ; et, pour écarter les maux qu’ils le croient capable de leur causer, ils lui sacrifient souvent de jeunes coqs. Si l’on veut voir un exemple de la crédulité et des raisonnemens étranges où elle conduit, il n’y a qu’à lire ce que dit le voyageur Knox, zélé protestant, sur les possédés de Ceylan.

« J’ai vu souvent des hommes et des femmes si étrangement possédés, qu’on ne pouvait s’empêcher de reconnaître que leur agitation venait d’une cause surnaturelle. Dans cet état, les uns fuyaient au milieu des bois en poussant des cris ou plutôt des hurlemens ; d’autres demeuraient muets et tremblans, faisant des contorsions ou parlant comme des fous sans aucune liaison dans leurs discours : quelques-uns en guérissent, d’autres en meurent. Je puis affirmer que souvent le diable crie la nuit d’une voix inintelligible qui ressemble à l’aboiement d’un chien. Je l’ai moi-même entendu. Les habitans du pays remarquent, et j’ai fait la même observation, qu’immédiatement avant qu’on l’entende, ou bientôt après, le roi fait toujours mourir quelqu’un. Les raisons qu’on a de croire que c’est la voix du diable, sont celles-ci : 1o. qu’il n’y a point de créature dans l’île dont la voix ressemble a celle qu’on entend ; 2o. qu’on l’entend souvent dans un lieu d’où elle part tout d’un coup pour aller se faire entendre dans un autre plus éloigné, et plus vite qu’aucun oiseau ne peut voler ; 3o. que les chiens mêmes tremblent à ce bruit ; enfin que c’est l’opinion de tout le monde. » Il est aisé de juger que, dans ces idées, l’auteur devait trembler autant que les Chingulais et leurs chiens : mais voilà de singulières preuves. Knox est-il bien sûr de connaître le cri de tous les animaux d’une île aussi vaste que Ceylan ? Ignorait-il que les habitans de la zone torride ne connaissent pas à beaucoup près tous les animaux de leur contrée ? Et d’ailleurs, quand on se souvient du moumbo-diombo et des ventriloques de l’Afrique, est-on si étonné des diables de Ceylan ?

Les Chingulais croient à la résurrection des corps, l’immortalité de l’âme et un état futur de récompense et de punition.

Leurs livres ne traitent que de religion et de médecine, et sont écrits sur des feuilles de talipot. Ils se servent, pour leurs lettres et leurs écrits ordinaires, d’une sorte de feuilles qui se nomment taoucoles, et qui reçoivent plus aisément l’impression, quoiqu’elles n’aient pas tant de facilité à se plier. Leurs plus habiles astronomes sont des prêtres du premier ordre, ce qui n’empêche pas que les opérations annuelles d’astronomie ne soient réservées aux tisserands : ils prédisent les éclipses de soleil et de lune. Knox aurait bien dû nous dire si leurs prédictions sont justes. Cette connaissance annoncerait un peuple beaucoup plus avancé dans les sciences qu’on ne suppose celui de Ceylan. Ils font pour le cours de chaque mois des almanachs où l’on voit l’âge de la lune, les bonnes saisons pour labourer et semer la terre, les jours heureux pour commencer un voyage et d’autres entreprises. Ils se prétendent fort versés dans la science des étoiles, qui est la source de leurs lumières sur tout ce qui appartient à la santé et à la bonne fortune ; ils comptent neuf planètes, c’est-à-dire sept comme nous, auxquelles ils ajoutent la tête et la queue du dragon. Le temps se compte parmi eux depuis un ancien roi qu’ils nomment Sacavarly. Leur année est de trois cent soixante-cinq jours, et commence le 28 du mois de mars, mais quelquefois le 27 ou le 29, pour l’ajuster au cours du soleil. Elle est divisée en douze mois, et leur mois en semaines, qui sont de sept jours comme les nôtres. Les Chingulais partagent le jour en trente heures, qui commencent au lever du soleil, et la nuit en autant de parties, qui commencent au coucher de cet astre ; mais, n’ayant ni horloges ni cadrans solaires, ils ne jugent du temps que par conjecture ou par l’état d’une fleur commune, qui s’ouvre régulièrement sept heures avant la nuit. Le roi est le seul qui emploie pour la mesure du temps une espèce de clepsydre dont le soin forme un emploi particulier du palais : c’est un plat de cuivre percé d’un petit trou, qu’on fait nager dans un vase plein d’eau jusqu’à ce qu’il se remplisse et qu’il aille au fond.

En général, l’argent étant fort rare dans le royaume, tout se vend et s’achète ordinairement par des échanges. Les habitans, dit Robert Knox, font très-peu de commerce avec les étrangers. Le négoce des Chingulais est resserré entre eux ; il se borne aux productions du pays, parce que celles d’un canton ne ressemblent point à celles d’un autre. En rassemblant ainsi tout ce que la nature accorde aux différentes parties du royaume, ils ont de quoi subsister sans le secours des régions étrangères. L’agriculture est leur principal emploi, et les grands ne dédaignent pas de s’y appliquer. Un homme de la première qualité travaille sans honte à la terre, pourvu que ce soit pour lui-même ; mais il se déshonore s’il travaille pour autrui, ou dans la vue de quelque salaire. La seule profession qu’il ne puisse exercer, sous aucun prétexte, est celle de portefaix, parce qu’elle passe pour la plus vile. Il n’y a point de marché dans l’île entière. Les villes ont quelques boutiques où l’on vend de la toile, du riz, du sel, du tabac, de la chaux, des drogues, des fruits, des épées, de l’acier, du cuivre et d’autres marchandises.

Leur langue est si particulière à leur nation, que Knox ne connaît aucune partie des Indes où elle soit entendue. Ils ont, à la vérité, quelques expressions qui leur sont communes avec les Malabares ; mais le nombre en est si petit, qu’ils ne peuvent mutuellement s’entendre. Leur idiome tient du caractère de ces insulaires, qui aiment la flatterie, les titres et les complimens. Ils n’ont pas moins de douze titres pour les femmes, suivant le rang et la qualité. Toi et vous s’expriment de sept ou huit manières différentes, qui sont proportionnées aussi à l’état, à l’âge, au caractère de ceux à qui l’on parle et qu’on veut honorer. Ces affectations de politesse ne sont pas moins familières aux laboureurs et aux manœuvres qu’aux courtisans. Ils donnent au roi des titres qui l’égalent à leurs dieux ; et lorsqu’ils lui parlent d’eux-mêmes, c’est avec un excès d’humiliation. Ils éloignent jusque l’idée de leurs personnes, en y substituant les êtres les plus vils. Ainsi, au lieu de dire, j’ai fait, ils disent, le membre d’un chien a fait telle chose. S’il est question de leurs enfans, ils les transforment de même ; et quand le prince leur demande combien ils en ont, ils répondent qu’ils ont tel nombre de chiens et de chiennes. Faut-il qu’en parcourant la terre on trouve si souvent cette incroyable dégradation de la nature humaine !

Avec un respect si extraordinaire pour leur souverain, on ne sera pas surpris qu’ils n’aient pas d’autres lois que sa volonté. Cependant ils ont un certain nombre de vieilles coutumes qui se conservent par la force de l’habitude. Leurs terres passent des pères aux enfans, à titre d’héritage, et le partage dépend du père ; mais si l’aîné demeure seul possesseur, il est obligé d’entretenir sa mère, ses frères et ses sœurs, jusqu’à ce qu’ils soient autrement pourvus.

Les règles fixées par l’habitude ne sont pas moins constantes pour la distinction des biens, pour le paiement des dettes, pour les mariages et les divorces. Leurs mariages sont une pure cérémonie qui consiste dans quelques présens qu’un homme fait à sa femme, et qui lui donnent droit sur elle lorsqu’ils sont acceptés. Les pères ne laissent pas de donner pour dot à leurs filles des bestiaux, des esclaves, de l’argent ; mais, si les deux partis ne se conviennent pas, une prompte séparation leur rend la liberté, et le mari en est quitte pour rendre ce qu’il a reçu. Cependant la femme ne peut disposer d’elle-même qu’après qu’il s’est engagé dans un autre mariage. S’ils ont des enfans, les garçons demeurent au père, et les filles suivent la mère. Les hommes et les femmes se marient ordinairement quatre ou cinq fois avant de se fixer solidement. Il est rare qu’un homme ait plus d’une femme ; mais ce qui est très-rare partout ailleurs et très-remarquable, une femme a souvent deux maris. L’usage permet à deux frères qui veulent vivre ensemble de n’avoir qu’une femme entre eux. Les enfans communs les reconnaissent tous deux pour leurs pères, et leur en donnent le nom. Un homme qui surprend sa femme au lit avec un amant peut les tuer tous deux ; mais les Chingulais connaissent peu les tourmens de la jalousie, et ne se croient pas déshonorés lorsque leurs femmes se livrent à des hommes d’une égale condition. Ces commerces d’amour ne passent pour un crime qu’avec des amans d’une naissance inférieure. La plus grande injure, dit l’auteur, qu’on puisse faire à une femme, est de lui dire qu’elle a couché avec dix hommes de la lie du peuple ; et en effet l’injure est assez forte. D’ailleurs la complaisance des hommes est extrême pour les femmes. Les terres dont elles héritent ne paient rien au roi ; elles sont exemptes des droits de la douane dans les ports et sur les passages. Leur sexe est respecté jusque dans les animaux ; et par une loi qui est peut-être sans exemple, on ne paie rien non plus pour ce que porte une bête de charge femelle. Mais des usages si galans n’empêchent pas que, pour conserver la subordination de la nature, il ne soit défendu aux femmes, sans aucune distinction de naissance et de qualité, de s’asseoir sur un siége en présence d’un homme. L’autorité des pères sur leurs enfans va jusqu’à pouvoir les donner, les vendre, ou leur ôter la vie dans l’enfance, lorsqu’ils les prennent en aversion, ou qu’ils se trouvent incommodés du nombre.

Les Chingulais brûlent leurs morts avec beaucoup de cérémonies, du moins leurs morts de qualité : le peuple est enterré fort simplement dans les bois. On voit que partout il faut payer sa bière ou son bûcher. Ils n’ont ni médecins ni chirurgiens ; mais ils trouvent au milieu de leurs bois, dans l’écorce et les feuilles de leurs arbres, des remèdes et des préservatifs pour tous les maux dont ils sont affligés. Leur régime sert aussi beaucoup à la conservation de leur santé. Ils se tiennent le corps fort net ; ils dorment peu ; et la plupart de leurs alimens sont simples. Du riz à l’eau et au sel, avec quelques feuilles vertes et du jus de citron, passe pour un bon repas. Ils ne mangent point de bœuf, et cette chair est en abomination parmi eux. Les autres viandes et le poisson même les tentent si peu, qu’ils les vendent ou les abandonnent aux étrangers qui se trouvent dans leur pays. Ils auraient des bestiaux et de la volaille en abondance, si les bêtes féroces ne leur en enlevaient beaucoup, sans compter que le roi croit son repos intéressé à tenir ses sujets dans la misère, et permet même à ses officiers de prendre à très-vil prix leurs poules et leurs porcs.

Cette vie sobre entretient également leur santé et la gaîté de leur humeur. Ils chantent sans cesse, jusqu’en se mettant au lit, et la nuit même lorsqu’ils s’éveillent. Leur manière de se saluer est libre et ouverte ; elle consiste à lever les mains, la paume en haut, et à baisser un peu la tête. Le plus distingué ne lève qu’une main pour son inférieur ; et s’il est fort au-dessus par la naissance, il remue seulement la tête. Les femmes se saluent en portant les deux mains au front. Leur compliment est ay, qui signifie comment vous portez-vous? Ils répondent hundoï, c'est-à-dire fort bien. Tous leurs discours ont le même air de politesse.

Avec tant d’humanité dans le fond du caractère, Knox admira long-temps que ces insulaires eussent besoin d’être conduits avec beaucoup de rigueur, et que la justice du roi s’exerçât par des supplices cruels. Mais il reconnut enfin qu’il ne fallait en accuser que le penchant de ce prince, qui le portait naturellement à la cruauté. Cette malheureuse inclination se déclarait non-seulement par la nature des peines, mais encore par leur étendue. Souvent des familles entières étaient punies des fautes d’un seul. Le roi, dans sa colère, ne condamnait pas sur-le-champ un criminel à la mort. Il commençait par le faire tourmenter, en lui faisant arracher avec des tenailles ou brûler avec un fer chaud diverses parties de la chair, pour lui faire nommer ses complices. Ensuite il lui faisait lier les mains autour du cou, et le forçait de manger ses membres. On vit des mères manger ainsi leur propre chair et celle de leurs enfans. Ces misérables étaient menés ensuite par la ville jusqu’au lieu d’exécution, suivis des chiens dont ils devaient être la proie, et qui étaient si accoutumés à cette boucherie, que d’eux-mêmes ils suivaient les prisonniers lorsqu’ils les voyaient traîner au supplice. On voyait ordinairement dans ce lieu plusieurs personnes empalées, et d’autres pendues ou écartelées. Le roi se servait aussi des éléphans pour exécuter les sentences de mort. Ils percent le corps d’un homme, le déchirent en pièces et dispersent ses membres. On couvre leurs dents d’un fer bien aiguisé, à trois tranchans ; car les éléphans apprivoisés ont les dents coupées par le bout, afin qu’elles croissent mieux. Les prisons n’étaient jamais sans un grand nombre de malheureux, les uns chargés de chaînes, et à qui l’on fournissait leur subsistance ; d’autres qui avaient la permission de l’aller demander de porte en porte avec un garde. On en faisait toujours mourir quelques-uns sans aucune forme de procès, et toute leur famille était souvent enveloppée dans leur châtiment. Ceux qui étaient capables de travailler obtenaient la permission d’élever une boutique dans la rue, vis-à-vis la prison, et de sortir pendant le jour pour vendre leur ouvrage ; mais ils étaient renfermés à l’approche de la nuit. Enfin ce roi sanguinaire fit mourir son propre fils sur le simple soupçon d’un projet de révolte, et prenait souvent plaisir à faire couper la tête à de jeunes gens des meilleures familles du royaume, pour la faire mettre ensuite dans leur ventre, sans déclarer de quels crimes il les croyait coupables. On lit dans le journal de Knox qu’il se nommait Radiasinga, mot qui signifie le roi lion, et qui certainement était beaucoup trop noble pour lui. Mais quel nom donner à de pareils monstres ?

Ce qu’on raconte du riz et de la manière de le cultiver prouve peu l’industrie des habitans. On sait que l’eau est nécessaire pour la culture du riz, et l’on conçoit facilement qu’avec le secours des réservoirs et des canaux, les plaines du royaume de Candy peuvent devenir aussi fertiles que les plus humides vallées. Mais si l’on se rappelle que le pays est un amas de montagnes, il paraît surprenant qu’elles n’en soient pas moins cultivées. Les insulaires ont trouvé le moyen de les aplanir en forme d’amphithéâtre, dont les sièges ont depuis trois pieds jusqu’à huit de largeur, les uns plus ou moins bas que les autres, à proportion que la colline a plus ou moins de raideur. On les unit en les rendant un peu creux ; ce qui forme une sorte d’escaliers par lesquels on peut monter jusqu’au dernier siége. Comme l’île est fort pluvieuse, et que, d’un autre côté, les sources sont si communes sur les montagnes, qu’il s’en forme un grand nombre de rivières, on a pratiqué de grands réservoirs jusqu’au niveau des plus hautes sources, d’où l’on fait tomber l’eau sur les premiers siéges, et couler par degrés aux autres rangs. Ces réservoirs sont en très-grand nombre et de différentes grandeurs. Les uns ont une demi-lieue de long, d’autres un quart de lieue seulement, et leur profondeur est de deux ou trois brasses. À présent qu’ils sont bordés d’arbres, on les prendrait pour de simples coteaux. On ne les fait pas plus profonds, parce que l’expérience a fait connaître qu’ils seraient moins commodes, et qu’après les grandes sécheresses, qui tarissent quelquefois jusqu’aux sources, ils seraient plus difficiles à remplir. Dans les parties septentrionales du royaume on ne trouve ni sources ni rivières ; on est borné à l’eau de pluie, qu’on retient dans des réservoirs en forme de croissant. Chaque village a le sien ; et, lorsqu’ils sont pleins, on regarde la moisson comme assurée.

Les Chingulais ont quantité d’excellens fruits : mais ils en auraient beaucoup davantage, s’ils les aimaient assez pour donner quelque soin à leur culture. Ils s’attachent peu à ceux qui n’ont d’agréable que le goût, et qui ne sont pas propres à leur servir d’aliment lorsque le grain commence à leur manquer ; ce qui semble prouver une grande population. Ainsi les seuls arbres qu’ils plantent sont ceux qui produisent des fruits nourrissans. Les autres croissent d’eux-mêmes ; et ce qui diminue encore les soins des habitans, c’est que, dans tous les lieux où la nature fait croître des fruits délicats, les officiers du pays attachent, au nom du roi, une feuille autour de l’arbre, et font trois nœuds à l’extrémité de cette feuille. On ne peut alors y toucher sans s’exposer aux plus sévères châtimens, et quelquefois même à la mort. Lorsque le fruit est mûr, l’usage est de le porter dans un linge blanc au gouverneur de la province, qui met le plus beau dans un autre linge, et l’envoie soigneusement à la cour, sans qu’il en revienne rien au propriétaire. L’île produit d’ailleurs tous les fruits qui croissent aux Indes. Mais elle en a de particuliers, tels que le mango, fruit du manguier, qui est commun aux environs de Columbo ; le jack, qui se nomme polos lorsqu’il commence à pousser, cose lorsqu’il est tout vert, et ouaracha ou vellas dans sa maturité. Ce fruit, qui est d’un grand secours pour la nourriture du peuple, croît sur un très-grand arbre. Sa couleur est verdâtre. Il est hérissé de pointes, et de la grosseur d’un pain de nuit livres. Sa graine, à laquelle on donne le nom d’œufs, est éparse comme les pépins dans une citrouille. On mange le jack comme nous mangeons le chou, et son goût en approche. Un seul suffit pour rassasier six ou sept personnes. Il peut se manger cru lorsqu’il est mûr. Sa graine ou ses œufs ressemblent aux châtaignes par la couleur et le goût[2].

L’iombo est encore un fruit que Knox n’a vu dans aucun endroit des Indes ; il a le goût d’une pomme ; il est plein de jus, et n’est pas moins sain qu’agréable ; sa couleur est un blanc mêlé de rouge qu’on prendrait pour l’ouvrage du pinceau. Entre les fruits sauvages qui viennent dans les bois, on distingue les mouvros, qui sont ronds, de la grosseur d’une cerise, et dont le goût est très-agréable ; les dongs, qui ressemblent aux cerises noires ; les ambellos, qu’on peut comparer à nos groseilles ; des carollos, des cabellas, des poukes, qui peuvent passer pour autant d’espèces de bonnes prunes ; des parraghiddes, qui ont quelque ressemblance avec nos poires.

L’île de Ceylan produit trois arbres dont les fruits, à la vérité, ne peuvent se manger, mais qui sont remarquables par d’autres utilités. Le premier, qui se nomme talipot, est fort droit, et ne peut être comparé, pour la hauteur et la grosseur, qu’à un mât de vaisseau. Ses feuilles sont si grandes, qu’une seule peut couvrir quinze ou vingt hommes et les défendre de la pluie. Elles se fortifient en séchant, sans cesser d’être souples et maniables. La nature ne pouvait faire un présent plus convenable au pays. Quoique ces feuilles aient beaucoup d’étendue lorsqu’elles sont vertes, elles peuvent être resserrées comme un éventail ; et, n’étant pas alors plus grosses que le bras, elles pèsent fort peu dans la main. Elles sont naturellement rondes ; mais les insulaires les coupent en pièces triangulaires dont ils se couvrent en voyageant, avec le soin de mettre le bout pointu par-devant pour s’ouvrir le passage au travers des buissons. Elles les garantissent tout à la fois de la pluie et du soleil. Les soldats en font des tentes. Knox apporta dans sa patrie une de ces feuilles. Elles croissent au sommet de l’arbre, comme celles du cocotier ; mais il ne porte de fruit que l’année de sa mort. C’est une autre singularité qui doit attirer d’autant plus d’attention, qu’alors uniquement il pousse de grandes branches chargées de très-belles fleurs jaunes, d’une odeur à la vérité trop forte, qui se changent en un fruit rond et dur, de la grosseur de nos belles cerises ; mais ce fruit n’est bon que pour semer. Le talipot ne porte donc qu’une seule fois ; mais il est si couvert de fruits et de graines, qu’un seul arbre suffit pour ensemencer toute une province. Cependant l’odeur des fleurs est si insupportable près des maisons, qu’on ne manque jamais d’y abattre ces arbres lorsqu’ils commencent à pousser des boutons, d’autant plus que, si on les coupe auparavant, on y trouve une fort bonne moelle, qu’on réduit en farine pour faire des gâteaux qui ont le goût du pain blanc. C’est encore une ressource pour les insulaires lorsque le riz leur manque vers le temps de la moisson.

Le second arbre dont Knox parle avec admiration, c’est le kétoule, qu’il représente aussi droit que le cocotier, mais moins haut et beaucoup moins gros. Sa principale propriété consiste à rendre une espèce de liqueur qui se nomme telléghie, extrêmement douce, très-saine et très-agréable, mais sans aucune force. On la reçoit deux fois par jour, et trois fois des meilleurs arbres, qui en donnent jusqu’à douze pintes dans un seul jour. On la fait bouillir jusqu’à la réduire en consistance, et c’est alors une espèce de cassonade noire, que les habitans nomment djaggory. Avec un peu de peine, ils peuvent la rendre aussi blanche que le sucre, auquel d’ailleurs elle ne cède rien en bonté. Knox explique la manière dont on tire cette liqueur. Lorsque l’arbre est dans sa maturité, il pousse vers sa pointe un bouton qui se change en un fruit rond, et qui est proprement sa semence ; mais on ouvre ce bouton en y mettant divers ingrédiens, tels que du sel, du poivre, du citron, de l’ail et diverses feuilles qui l’empêchent de mûrir. Chaque jour on en coupe un petit morceau vers le bout, et la liqueur en tombe. À mesure qu’il mûrit et qu’il se fane, il en croît d’autres plus bas chaque année, jusqu’à ce qu’ils gagnent la tête des branches ; mais alors l’arbre cesse de porter, et meurt après avoir subsisté huit ou dix ans. Ses feuilles ressemblent à celles du cocotier, et tiennent à une écorce fort dure et pleine de filets, dont on se sert pour faire des cordes. Elles tombent pendant tout le temps qu’il croît ; mais, lorsqu’il est arrivé à sa grosseur, elles demeurent plusieurs années sur l’arbre sans tomber ; et lorsqu’elles tombent, la nature ne lui en rend pas d’autres. Son bois, qui n’a pas plus de trois pouces d’épaisseur, sert comme d’enveloppe à une moelle fort blanche. Il est fort dur et fort lourd, mais sujet à se fendre de lui-même. La couleur en est noire. On le croirait composé de pièces de rapport. Les insulaires en font des pilons pour battre le riz.

Le troisième arbre est celui qui porte la cannelle, et qui rend l’île de Ceylan si chère aux Hollandais. On le nomme, dans le pays, goronda-gouhah. Il croît dans les bois comme les autres arbres ; et, ce qui doit paraître surprenant, les Chingulais n’en font pas plus de cas. On en trouve beaucoup dans diverses parties de l’île, surtout à l’ouest de la grande montagne de Mavelagongue, fort peu dans d’autres, et quelques-unes n’en portent pas du tout. L’arbre est d’une grandeur médiocre. Son écorce est la cannelle, qui paraît blanche sur le tronc, mais qu’on enlève et qu’on fait sécher au soleil. Les insulaires ne la prennent que sur de petits arbres, quoique l’écorce des grands ait l’odeur aussi douce, et le goût de la même force. Le bois est sans odeur ; il est blanc, et de la dureté du sapin. On s’en sert à toutes sortes d’usages. Sa feuille ressemble à celle du laurier par la couleur et l’épaisseur, avec cette seule différence que la feuille du laurier n’a qu’une côte droite, sur laquelle le vert s’étend des deux côtés, et que celles de la cannelle en ont trois, par le moyen desquelles elles s’élargissent. En commençant à pousser, elles ont la rougeur de l’écarlate. Frottées entre les mains, elles ont l’odeur du clou de girofle plus que celle de la cannelle. Le fruit, qui mûrit ordinairement au mois de septembre, ressemble au gland, mais il est plus petit. Il a moins d’odeur et de goût que l’écorce. On le fait bouillir dans l’eau pour en tirer une huile qui surnage, et qui, étant congelée, devient aussi blanche et aussi dure que du suif. L’odeur en est fort agréable : les habitans s’en oignent le corps ; ils en brûlent aussi dans leurs lampes ; mais on n’en fait des chandelles que pour le roi.

Knox parle, dans son journal, du bogahas, que les Européens ont nommé l’arbre-dieu, parce que les Chingulais le croient sacré et lui rendent une sorte d’adoration. Cet arbre est fort grand, et ses feuilles tremblent sans cesse comme celles du peuplier. Toutes les parties de l’île en offrent un grand nombre, que les Chingulais se font un mérite de planter, et sous lesquels ils allument des lampes et placent des images. On en trouve dans les villes et sur les grands chemins, la plupart environnés d’un pavé, qui est entretenu fort proprement : ils ne portent aucun fruit, et ne sont remarquables que par la superstition qui les a fait planter. Cet arbre est le figuier des pagodes.

Les Chingulais ont un nombre extraordinaire de simples ou d’herbes médicinales. Leurs boutiques de pharmacie sont dans les bois : c’est là qu’ils composent leurs médecines et leurs emplâtres avec des herbes, des feuilles et des écorces. L’auteur vante, sans les nommer, celles qui guérissent si promptement un os rompu, qu’il se rejoint dans l’espace d’une heure et demie. Il vérifia par sa propre expérience la vertu d’une écorce d’arbre qui se nomme amaranga, et qui s’emploie pour les abcès dans la gorge. On lui en fit mâcher pendant un jour ou deux, en avalant sa salive ; et quoiqu’il fût très-mal, il se trouva guéri en vingt-quatre heures.

Ils ont quantité de belles fleurs sauvages, qu’un peu de culture ne manquerait pas d’embellir, surtout leurs fleurs odoriférantes, que les jeunes gens des deux sexes se contentent de cueillir pour orner leurs cheveux et les parfumer. Leurs roses rouges et blanches ont l’odeur des nôtres. Rien ne mérite tant d’attention qu’une fleur nommée sindriè-mal, qui croît dans les bois, et que son utilité fait transporter dans les jardins. Sa couleur est rouge ou blanche ; elle s’ouvre sur les quatre heures après midi, et, demeurant épanouie jusqu’au matin, elle se ferme alors pour ne s’ouvrir qu’à quatre heures : c’est une sorte d’horloge qui sert à faire connaître l’heure dans l’absence du soleil. Le pikhamols est une fleur blanche dont l’odeur tire sur celle du jasmin. On en apporte au roi chaque matin un bouquet enveloppé dans un linge blanc et suspendu à un bâton. Ceux qui le rencontrent en chemin sont obligés de se détourner, dans la crainte apparemment qu’ils ne l’infectent par leur haleine. Quelques officiers tiennent des terres du roi pour ce service ; et leur charge les obligeant de planter ces fleurs dans les lieux où elles croissent le mieux, ils ont le droit de choisir le terrain qui est de leur goût, sans examiner à qui il appartient.

Knox vit parmi les animaux du roi un tigre noir, un daim blanc et un éléphant moucheté. Les singes sont non-seulement en grande abondance dans les bois, mais de diverses espèces, dont quelques-unes ne peuvent être comparées à celles des autres pays. La variété des fourmis n’est pas moins admirable dans l’île de Ceylan que leur abondance : elles y exercent les mêmes ravages que dans toute l’Afrique.

On voit dans le pays une sorte de sangsues noirâtres qui vivent sous l’herbe, et qui sont fort incommodes aux voyageurs qui vont à pied. Elles ne sont pas d’abord plus grosses qu’un crin de cheval ; mais en croissant elles deviennent de la grosseur d’une plume d’oie, et longues de deux ou trois pouces : on n’en voit que dans la raison des pluies ; c’est alors que, montant aux jambes de ceux qui voyagent pieds nus, suivant l’usage du pays, elles les piquent et leur sucent le sang avec plus de vitesse qu’ils n’en peuvent avoir à s’en délivrer. On aurait peine à concevoir une action si prompte, si l’auteur n’ajoutait que le principal embarras vient de leur multitude, qui ferait perdre le temps, dit-il, à vouloir leur faire quitter prise. Aussi prend-on le parti de souffrir leurs morsures, d’autant plus qu’on les croit fort saines. Après le voyage, on se frotte les jambes avec de la cendre, ce qui n’empêche pas qu’elles ne continuent de saigner long-temps. On voit aussi des sangsues d’eau qui ressemblent aux nôtres.

Les petits perroquets verts y sont en grand nombre et ne peuvent apprendre à parler. En récompense, le malcrouda et le cancouda, deux autres oiseaux de la grosseur d’un merle, dont le premier est noir, et l’autre d’un beau jaune d’or, apprennent très-facilement. Les bois et les champs sont remplis de plusieurs sortes de petits oiseaux remarquables par la variété et l’agrément de leur plumage. Leur grosseur est celle de nos moineaux ; on en voit de blancs comme la neige, qui ont la queue d’un pied de long et la tête noire, avec une touffe de plumes qui les couronne. D’autres, qui ne diffèrent qu’en couleur, sont rougeâtres comme une orange mûre, et couronnés d’une touffe noire. L’oiseau qu’on nomme carlo ne se pose jamais à terre, et se perche toujours sur les plus hauts arbres : il est aussi gros qu’un cygne, de couleur noire, a les jambes courtes, la tête d’une prodigieuse grosseur, le bec rond, avec du blanc des deux côtés de la tête, qui lui forme comme deux oreilles, et une crête blanche de la figure de celle d’un coq.

Un pays chaud, pluvieux et rempli d’étangs et de bois, ne saurait manquer de produire un grand nombre de serpens. Celui que les habitans nomment pimberah est de la grosseur d’un homme et d’une longueur proportionnée. C’est un boa qui ressemble à ceux que nous avons déjà décrits. Le noya est grisâtre, et n’a pas plus de quatre pieds de longueur ; il tient quelquefois la moitié de son corps élevée pendant deux ou trois heures, ouvrant sa gueule entière, au-dessus de laquelle on croit lui voir une paire de lunettes ; cependant il n’est pas nuisible, et par cette raison les Indiens lui donnent le nom de noya rodgherah, qui signifie serpent royal. Lorsqu’il rencontre le polonga, autre serpent qui est venimeux, ils commencent un combat qui ne finit que par la mort de l’un ou de l’autre. Le caroula, long d’environ deux pieds et fort venimeux, se cache dans les trous et les couvertures des maisons, où les chats lui donnent la chasse et le mangent. Les gherendés sont en grand nombre, mais sans venin, et ne font la guerre qu’aux œufs des petits oiseaux. L’hiécanella est une sorte de lézard venimeux, qui se cache dans le chaume des maisons, mais qui n’attaque pas les hommes, s’il n’est provoqué. On ne se représente pas sans frémir une grosse araignée de Ceylan nommée démocoulo, longue, noire, velue, tachetée et luisante, qui a le corps de la grosseur du poing, et les pieds à proportion. Elle se cache ordinairement dans le creux des arbres et dans d’autres trous. Rien n’est plus venimeux que cet insecte ; sa blessure n’est pas mortelle ; mais la qualité de son venin trouble l’esprit et fait perdre la -raison. Les bestiaux sont souvent mordus ou piqués de cet insecte monstrueux, et meurent sans qu’on y puisse remédier. Les hommes trouvent du secours dans leurs herbes et leurs écorces, lorsqu’ils emploient promptement cette ressource.

L’île de Ceylan a plusieurs sortes de pierres précieuses ; mais le roi, qui en possède en fort grand nombre, ne permet pas qu’on en cherche de nouvelles. Dans les lieux où l’on sait qu’elles se trouvent, il fait planter des pieux pointus, qui menacent ceux qui en approcheraient d’être empalés vifs. On tire de plusieurs rivières, des rubis, des saphirs et des yeux de chat pour ce prince. Knox vit plusieurs petites pierres transparentes de diverses couleurs, dont quelques-unes étaient de la grosseur d’un noyau de cerise, et d’autres plus grosses. Il vit aussi des rubis et des saphirs. Le fer et le cristal sont communs dans l’île, et les habitans font de l’acier de leur fer. Ils ont aussi du soufre ; mais le roi défend qu’on le tire des mines. Ils ont quantité d’ébène, beaucoup de bois à bâtir, de la mine de plomb, des dents d’éléphant, du turmeric, du musc, du coton, de la cire, de l’huile, du riz, du sel, du poivre, qui croît fort bien, et qu’ils recueilleraient en abondance, s’ils avaient occasion de s’en défaire. Mais les marchandises qui sont véritablement propres au pays sont la cannelle et le miel sauvage.

Un roi de Candy avait conçu une telle haine contre les Portugais, que, lorsqu’en 1602 l’amiral hollandais Spilberg aborda à Ceylan, ce prince, ne voyant dans ces nouveaux venus que les ennemis naturels du Portugal, et apprenant qu’ils avaient des vues d’établissement dans l’île, leur dit ces propres paroles : « Vous devez compter que, s’il plaît aux états et aux princes vos maîtres de faire bâtir une forterresse sur mes terres, la reine, le prince et la princesse que vous voyez ici seront les premiers à porter sur leurs épaules des pierres de la chaux, et tous les matériaux nécessaires. Ceux qui seront envoyés de la part de vos maîtres auront la liberté de choisir la baie ou le lieu qui leur conviendront. » Les rois de Ceylan durent s’apercevoir dans la suite qu’ils n’avaient fait que changer de tyrans. Les Hollandais sont depuis long-temps seuls en possession de tout le commerce de l’île, et en état de donner des lois à ses souverains, quoiqu’ils paraissent borner leur domaine le long des côtes, à douze lieues d’étendue dans les terres.


  1. C’était l’habillement des Français du temps où ce voyageur écrivait.
  2. C’est le jaquier ou arbre à pain.