Acajou et Zirphile/Conte

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ACAJOU ET ZIRPHILE

CONTE.



L’esprit ne vaut pas toujours autant qu’on le prise, l’amour est un bon précepteur, la providence sait bien ce qu’elle fait ; c’est le but moral de ce conte : il est bon d’en avertir le lecteur, de peur qu’il ne s’y méprenne. Les esprits bornés ne se doutent jamais de l’intention d’un auteur, ceux qui sont trop vifs l’exagerent ; mais ni les uns ni les autres n’aiment les réflexions : c’est pourquoi j’entre en matiere.

Il y avoit autrefois, dans un pays situé entre le royaume des Acajous & celui de Minutie, une race de Génies mal-faisans, qui faisoient la honte de ceux de leur espéce, & le malheur de l’humanité. Le ciel fut touché des prieres qu’on faisoit contre cette race maudite ; la plûpart périrent d’une mort tragique, il n’en restoit plus que le Génie Podagrambo & la Fée Harpagine ; mais il sembloit que ces deux derniers eussent hérité de toute la méchanceté de leurs ancêtres.

Ils avoient tous deux peu d’esprit : la qualité de Génie ou de Fée, ne donne que la puissance ; & la méchanceté se trouve encore plus avec la sotise qu’avec l’esprit. Podagrambo, quoique très-noble, très-haut & très-puissant seigneur, étoit encore très-sot ; Harpagine passoit pour avoir plus d’esprit, parce qu’elle étoit plus méchante : ces deux qualités se confondent encore aujourd’hui ; ce qui prouve cependant qu’elle en avoit peu, c’est qu’elle étoit ennuieuse, quoique médisante. Pour le Génie, il étoit assez méchant pour ne désirer que le mal, & assez imbécile pour qu’on lui eût fait faire le bien, sans qu’il s’en fût apperçû : Il avoit une taille gigantesque avec toute la disgrace possible. Harpagine étoit encore plus affreuse, grande, séche, noire ; ses cheveux ressembloient à des serpens : &, lorsqu’elle se transformoit, c’étoit ordinairement en arraignée, en chauve-souris, ou en insecte. Ces deux monstres n’en avoient pas moins de présomption. Harpagine se piquoit d’agrémens, & Podagrambo de bonnes fortunes : ils avoient une petite maison élégamment meublée, où l’on voyoit des magots de la Chine, des vernis de Martin, des chaises longues & des coussins ; c’étoit là qu’ils alloient s’ennuier : ils menacerent enfin le public de se marier, pour perpétuer leur nom. La Postéromanie est le tic commun des grands ; ils aiment leur postérité, & ne se soucient point de leurs enfans. Cette proposition reçûe comme une déclaration de guerre.

Les Génies & les Fées crurent l’affaire assez importante, pour indiquer une assemblée générale. La chose fut exposée, agitée, discutée ; on parla, on délibéra beaucoup, & cependant on résolut quelque chose.

Il fut décidé, que Podagrambo & Harpagine ne pourroient jamais se marier, à moins qu’ils ne se fissent aimer : cet arrêt sembloit condamner l’un & l’autre au célibat ; ou s’ils pouvoient devenir aimables, il falloit qu’ils changeassent de caractére : & c’étoit tout ce qu’on desiroit.

Ils chercherent aussi-tôt dans leur Colombat quelle maison ils honoreroient de leur choix ; mais, comme il falloit qu’ils se fissent aimer, ils comprirent qu’ils n’y réussiroient jamais, sans un artifice singulier. Quelqu’aveugle que soit l’amour propre, on connoît bient-tôt ses défauts, quand l’intérêt s’en mêle.

Harpagine, plus inventive que le Génie, lui tint à-peu-près ce discours : « Mon dessein est de prendre des enfans si jeunes, qu’ils n’ayent encore aucunes idées ; nous les éleverons nous-mêmes ; ils ne verront jamais d’autres personnes ; & nous leur formerons le cœur à notre gré : les préjugés de l’enfance sont presqu’invincibles. Mon parti, ajoûta-t-elle, est déjà trouvé : le Roi des Acajous n’a qu’un fils qui a environ deux ans, je vais lui demander de m’en confier l’éducation ; il n’oseroit me refuser, il craindroit mon ressentiment : & l’on fait plus pour ceux que l’on craint, que pour ceux que l’on estime. J’aurai soin d’en user ainsi pour vous à l’égard de la premiere petite Princesse qui naîtra. »

Podagrambo approuva un plan si bien concerté, & la Fée partit sur son grand Dragon à moustache, arriva chez le Roi des Acajous, & lui fit sa demande, que le pauvre Prince n’osa refuser.


Harpagine charmée d’avoir entre ses mains le petit prince Acajou, repartit, & ne songea plus qu’à exécuter son projet. D’un coup de baguette elle lui bâtit un palais enchanté, que je prie le Lecteur d’imaginer à son goût, & dont je lui épargne la description, de peur de l’ennuyer ; mais ce que je suis obligé de lui dire, parce qu’il n’est pas obligé de le deviner, c’est qu’Harpagine, en destinant le jardin de ce Palais à servir de promenade au petit Prince, y attacha un Talisman qui l’empêchoit d’en sortir, à moins qu’il ne devînt amoureux ; & comme elle étoit la seule femme qu’il pût voir, elle ne doutoit point que son sexe seul ne lui tînt lieu de beauté, & que les desirs de l’adolescence ne fissent naître l’amour dans le cœur d’Acajou. Un accident qu’Harpagine n’avoit pas prévû, contraria d’abord son dessein, & l’obligea de corriger son plan. Acajou avoit reçu en naissant le don de la beauté, il devoit être le Prince le mieux fait de son temps ; cela flattoit merveilleusement les espérances de la Fée, qui savoit d’ailleurs que les prémices des jeunes gens les plus aimables appartiennent de droit à des vieilles : mais ce qui la chagrina fut de connoître que l’enfant avoit été doüé de toutes les qualités de l’esprit. Harpagine sentoit qu’il n’en seroit que plus difficile à séduire ; elle résolut sur le champ de corriger par l’art ce que son pupille avoit reçu de la nature, & de lui gâter l’esprit ne pouvant pas l’en priver. Elle entra dans le laboratoire où elle composoit ses drogues ; les paroles les plus efficaces, les charmes les plus puissans furent employés ; elle composa deux boules de sucre magique ; dans l’une il y avoit des pastilles dont la vertu étoit d’inspirer le mauvais goût, & de rendre l’esprit faux ; l’autre renfermoit des dragées de présomption & d’opiniâtreté : celui qui en mangeroit devoit toujours juger faux, raisonner de travers, soutenir son sentiment avec opiniâtreté, & donner dans tous les ridicules : de sorte que la maligne Fée avoit tout lieu d’espérer que si le Prince en mangeoit, il sentiroit pour elle une passion d’autant plus forte, qu’elle seroit plus extravagante. Elle vint aussi-tôt présenter les bonbons à l’enfant ; mais comme elle l’engageoit par ses caresses à en manger, elle voulut prendre un air riant, qui lui fit faire une si affreuse grimace, que l’enfant en eut peur, & lui rejeta les boules au nez. Un homme de ceux qu’on appelle raisonnables, auroit été plus aisé à séduire ; mais la nature éclairée donne à ceux qu’elle n’a pas encore livrés à la raison un instinct plus sûr, qui les avertit de ce qui leur est contraire. La Fée ne regrettoit plus les dragées de présomption ; elle ne doutoit point que la naissance d’Acajou ne lui en donnât toujours assez : mais jamais elle ne put lui faire goûter ni des unes ni des autres : Elle les donna à un Voyageur comme une curiosité très-précieuse, en y ajoutant la vertu de se multiplier. Celui qui les reçut les apporta en Europe, où elles eurent un succès brillant. Ce furent les premières dragées qu’on y vit. Tout le monde en voulut avoir ; on se les envoyoit en present ; chacun en portoit sur soi dans des petites boëtes ; on se les offroit par galanterie, & cet usage s’est conservé jusqu’aujourd’hui. Elles n’ont pas toutes la même vertu, mais les anciennes ne sont pas absolument perdues. Cependant Harpagine imagina de donner une si mauvaise éducation au prince Acajou, que cela vaudroit toutes les dragées du monde.

On apprit alors par les nouvelles à la main que la Reine de Minutie étoit prête d’accoucher, & que toutes les Fées étoient convoquées pour assister aux couches ; Harpagine s’y rendit comme les autres. La Reine accoucha d’une fille qui étoit, comme on se l’imagine bien, un miracle de beauté, & qui fut nommée Zirphile. Harpagine comptoit demander à la Reine qu’elle lui en confiât l’éducation ; mais la Fée Ninette l’avoit déjà prévenue, & s’étoit chargée d’élever la Princesse.

Ninette étoit la protectrice déclarée du Royaume de Minutie. Elle n’avoit pas plus de deux pieds & demi de haut ; mais sa petite figure réunissoit tous les agrémens, & toutes les grâces imaginables. On ne pouvoit lui reprocher qu’une vivacité extrême, il sembloit que son esprit se trouvoit trop resserré dans un aussi petit corps ; toujours pensante, & toujours en action, sa pénétration l’emportoit souvent au-delà des objets, & l’empêchoit de les discerner plus exactement que ceux qui n’y pouvoient atteindre. Sa vûe perçante & sa démarche vive étoient l’image des qualités de son esprit. Pour remédier à cet excès de vivacité que les sots s’efforcent d’imiter, & qu’ils appellent étourderie, pour se consoler de n’y pas réussir, le conseil des Fées avoit fait présent à Ninette d’une paire de lunettes & d’une béquille enchantées. La vertu des lunettes étoit en affoiblissant la vûe, de tempérer la vivacité de l’esprit par la relation de l’ame & du corps. Voilà la première invention des lunettes ; on les a depuis employées pour un usage tout opposé : & c’est ainsi qu’on abuse de tout. Ce qui prouve cependant combien les lunettes nuisent à l’esprit, c’est de voir que de vieux surveillans sont tous les jours trompés par de jeunes amans sans expérience, & l’on ne peut s’en prendre qu’aux lunettes. À l’égard de la bequille, elle servoit à rendre la démarche plus sûre en la rallentissant. Ninette ne se servoit du présent des Fées, que lorsqu’il étoit question de conduire une affaire délicate ; elle étoit d’ailleurs la meilleure créature qu’on pût voir, l’ame ouverte, le cœur tendre, & l’esprit étourdi la rendoient une femme adorable. Les Fées qui assistoient à la naissance de la princesse, songeoient à la doüer, suivant la coûtume, & en vraies femmes commencérent leurs dons par la beauté, les graces, & tous les dehors séduisans, quand Harpagine, dont la malice étoit plus éclairée que la bienveillance des autres, dit, en gromelant entre ses dents : « Oui, oui, vous avez beau faire, vous n’en ferez jamais qu’une belle bête, c’est moi qui vous en répons, car je la doüe de la bêtise la plus complette ». Elle partit aussi-tôt. Les Fées ne furent pas long-tems à s’appercevoir de leur négligence ; mais Ninette ayant mis ses lunettes, dit qu’elle suppléeroit par l’éducation à ce qui manquoit à l’enfant du côté de l’esprit. Les autres Fées ajoutérent que pour remédier en partie au mal qu’elles ne pouvoient pas absolument détruire, l’imbécillité de la princesse cesseroit dans le moment qu’elle ressentiroit de l’amour. Une femme qui n’a besoin que de ce remède-là, n’est pas absolument sans ressource. Ninette ayant pris Zirphile entre ses bras, la transporta dans son palais, malgré tous les piéges de la méchante Fée.

D’un autre côté, Harpagine ne s’occupa plus que du soin de donner à son pupile la plus mauvaise éducation qu’elle imagina, afin d’étouffer l’esprit par la mauvaise culture ; comme elle espéroit que la stupidité rendroit inutiles tous les soins qu’on prendroit de Zirphile, elle ordonna aux gouverneurs du petit Prince de ne lui parler que de revenans, de fantômes, de la grande bête, & de lui lire des contes de Fées pour lui remplir la tête de mille fadaises. On a conservé de nos jours par sotise ce que la Fée avoit inventé par malice.

Lorsque le Prince fut un peu plus grand, la Fée manda des maîtres de tous côtés, & comme en fait de méchanceté elle ne restoit jamais dans le médiocre, elle changea tous les objets de ces maîtres. Elle fit venir un fameux Philosophe, le Descartes, ou le Neuton de ce tems-là, pour montrer au Prince à monter à cheval & à tirer des armes. Elle chargea un Musicien, un Maître à danser, & un Poëte lirique de lui apprendre à raisonner, les autres furent distribués suivant ce plan, & ils en firent d’autant moins de difficulté, que tous se piquent particuliérement de ce qui n’est pas de leur profession. Qu’il y a de gens qui feroient croire qu’on a pris les mêmes soins pour leur éducation !

Avec tant de précautions, Harpagine ne doutoit point du succès de son projet ; cependant, malgré les leçons de tous ses maîtres, Acajou réussissoit dans tous ses exercices ; il n’acquéroit, à la vérité, aucune connoissance utile, mais les erreurs ne prenoient point sur son esprit. Heureux dédommagement ! Après les bonnes leçons, ce qu’il y a de plus instructif, sont les ridicules & ceux des maîtres d’Acajou le mettoient en garde contre leurs préceptes. Il devenoit beau comme l’amour, il étoit fait à peindre, toutes ses grâces se dévelopoient. Harpagine prétendoit que tout cela croissoit pour elle : il faut la laisser prétendre, & voir ce qui arriva.

Tandis qu’Harpagine travailloit de toute sa force pour faire un sot d’Acajou, la Fée Ninette perdoit l’esprit en tâchant d’en donner à Zirphile. La cour de la petite Fée rassembloit tout ce qu’il y avoit de gens aimables dans le Royaume de Minutie. Les jours qu’elle tenoit appartement rien n’étoit si brillant que la conversation. Ce n’étoit point de ces discours où il n’y a que du sens commun ; c’étoit un torrent de saillies ; tout le monde interrogeoit ; personne ne répondoit juste, & l’on s’entendoit à merveilles, ou l’on ne s’entendoit pas, ce qui revient au même pour les esprits brillans ; l’exagération étoit la figure favorite & à la mode ; sans avoir de sentimens vifs, sans être occupé d’objets importans, on en parloit toujours le langage ; on étoit furieux d’un changement de tems ; un ruban ou un pompon étoit la seule chose qu’on aimoit au monde ; entre les nuances d’une même couleur, on trouvoit un monde de différences ; on épuisoit les expressions outrées sur les bagatelles, de sorte que si par hazard on venoit à éprouver quelques passions violentes on ne pouvoit se faire entendre, & l’on étoit réduit à garder le silence ; ce qui donna occasion au proverbe : Les grandes passions sont muettes.

Ninette ne doutoit point que l’éducation que Zirphile recevoit à sa cour ne dût à la fin triompher de sa stupidité, mais le charme étoit bien fort. Zirphile devenoit tous les jours la plus belle & la plus sote enfant qu’on pût voir. Elle rêvoit au lieu de penser, & n’ouvroit la bouche que pour dire une sotise. Quoique les hommes ne soient pas bien difficiles sur les propos d’une jolie femme, & trouvent toujours qu’elle parle comme un ange, ils ne pouvoient la louer que sur sa beauté, la pauvre enfant toute honteuse recevoit leurs éloges comme une grace, & leur répondoit qu’ils lui faisoient bien de l’honneur. Ce n’étoit pourtant pas ce qu’ils vouloient, ils rioient de ses naïvetés, & cherchoient à séduire son innocence.

Il faut un peu connoître le vice pour en redouter les piéges. Zirphile étoit la candeur même, & la candeur n’est point du tout la sauvegarde de la vertu, mais Ninette veilloit attentivement sur sa chere pupile. Elle la mit parmi ses filles d’honneur, où il y avoit souvent des places vacantes ; la plûpart en sortoient avant que leur tems fût fini ; il n’y avoit point à la cour de corps plus difficile à recrûter. Zirphile ne fut point gâtée par l’exemple, c’étoit envain que les jeunes courtisans s’empressoient auprès d’elle. Un trop grand desir de paroître aimables les empêche souvent de l’être. Zirphile étoit peu touchée de leur hommage, tous leurs discours lui paroissoient des fadeurs ou des fatuités. D’ailleurs, les hommes sont gouvernés par leurs sens avant de connoître leur cœur ; mais la plûpart des femmes ont besoin d’aimer ; & seroient rarement séduites par les plaisirs, si elles n’étoient pas entraînées par l’exemple. Quoiqu’il en soit, il n’arriva point d’accident à Zirphile, parce que, pour plus de sûreté, Ninette ne la laissoit approcher d’aucun homme pour son honneur, ni même de certaines femmes pour son innocence.

Tandis qu’elle vivoit ainsi à la Cour de Ninette, Acajou s’ennuyoit chez Harpagine. Il étoit déja dans sa quinziéme année ; son esprit ne servoit qu’à lui faire connoître qu’il n’étoit pas fait pour vivre avec tout ce qui l’entouroit. Il commençoit à ressentir ces desirs naissans de la nature, qui sans avoir d’objet déterminé, en cherchent un par tout ; il s’appercevoit déja qu’il avoit un cœur dont les sens ne sont que les interprétes. Il éprouvoit cette mélancolie, qu’on pourroit mettre au rang des plaisirs, quoiqu’elle en fasse desirer de plus vifs ; il soupiroit après quelqu’un qui pût dissiper ce trouble, & cherchoit cependant la solitude. Il se retiroit dans les lieux les plus écartés du parc ; c’étoit-là qu’en cherchant à débrouiller ses idées, il faisoit quelquefois une assez sote figure, comme il est aisé de le voir dans l’Estampe.


Harpagine qui connoissoit le mal d’Acajou, se flattoit d’en être bien-tôt le remède ; mais elle voyoit avec chagrin que toutes les caresses qu’elle vouloit lui faire ne faisoient que le revolter & lui donner de l’humeur. Les caresses offertes réussissent rarement, & il est encore plus rare qu’on les offre, quand elles méritent d’être recherchées.

Harpagine étoit au désespoir. Le conseil des Fées avoit prononcé que le Prince ne resteroit entre ses mains que jusqu’à l’âge de dix-sept ans, après quoi elle n’auroit aucun pouvoir sur lui.

Le roi des Acajous & celui de Minutie attendoient avec impatience cet heureux instant, pour unir leurs états par le mariage de leurs enfans.

Le Génie n’eut pas plûtôt appris ce projet, qu’il jura que cela ne se passeroit pas ainsi. Il fit faire un équipage superbe, & se rendit à la Cour de Ninette ; il y fut reçû avec cette espèce de politesse qu’on a pour tous les Grands, & qui n’engage point à l’estime.

Pour ne point perdre de temps en complimens superflus, il déclara d’abord à Zirphile les sentimens, c’est-à-dire, les desirs qu’elle lui inspiroit. La petite Princesse qui n’avoit point appris à dissimuler, ne le fit point languir, & lui déclara naïvement toute la répugnance qu’elle sentoit pour lui : il en fut très-étonné ; mais, au lieu de se rebuter il entreprit de toucher le cœur, afin d’obtenir la main. Il se tourmentoit donc à chercher tous les moyens de plaire : malheureusement, plus on les cherche, moins on les trouve. Il voulut imiter les agréables de la cour ; mais tout ce qui ne les rendoit que ridicules, le faisoit paroître plus maussade. Il y a des ridicules qui ne vont pas à toutes sortes de figures, il y en a même de compatibles avec les graces ; & Podagrambo ne brilloit pas par ceux-là : plus il vouloit faire le fat, plus il prouvoit qu’il n’étoit qu’un sot. Enfin, car je n’aime pas les histoires alongées, après avoir fort ennuyé la Cour par ses sotises, & encore plus fatigué Zirphile par ses fadeurs, il n’étoit pas plus avancé que le premier jour ; on le trouvoit le plus plat Génie qu’on eût encore vû : c’étoit un discours qu’on répétoit depuis les appartemens jusqu’au Grand-commun.

Podagrambo soupçonna qu’il étoit la fable de la Cour ; ce n’étoit pas par pénétration : mais un tic assez ordinaire aux sots, est de penser fort avantageusement d’eux-mêmes, & de croire que les autres en parlent mal. Dans son dépit, il retourna chez lui, pour méditer quelque vengeance d’éclat, & pour concerter avec Harpagine le moyen d’enlever la Princesse. Ninette ayant prévû les entreprises qu’on pouvoit former contre sa chère Zirphile, lui avoit donné une écharpe, dont le charme étoit tel, que celle qui la portoit ne devoit craindre aucune violence.

Cependant l’innocent Acajou ne pouvoit sortir de la mélancolie qui le consumoit, & Zirphile étoit travaillée du même mal. Ils se promenoient souvent seuls ; & lorsque le hasard les conduisoit chacun de leur côté auprès de la palissade qui séparoit les deux jardins, ils se sentoient attirés par une force inconnue, ils se trouvoient arrêtés par un charme secret : chacun refléchissoit en particulier sur le plaisir qu’il goûtoit dans ce lieu, le plus négligé du parc : ils y revenoient tous les jours ; la nuit avoit peine à les en arracher.

Un jour que le Prince étoit plongé dans ses réflexions auprès de cette palissade, il laissa échapper un soupir : la jeune Princesse qui étoit de l’autre côté dans le même état, l’entendit ; elle en fut émue, elle recueille toute son attention, elle écoute. Acajou soupire encore. Zirphile qui n’avoit jamais rien compris à ce qu’on lui avoit dit, entendit ce soupir avec une pénétration admirable ; elle répondit aussi-tôt par un pareil soupir.

Ces deux amans, car ils le furent dans ce moment, s’entendirent réciproquement. La langue du cœur est universelle ; il ne faut que de la sensibilité pour l’entendre, & pour la parler. L’amour porte dans l’instant un trait de flamme dans leurs cœurs, & un rayon de lumiere dans leur esprit. Les jeunes amans, après s’être entendus, cherchent à se voir pour s’entendre mieux. La curiosité est le fruit des premieres connoissances. Ils avancent ; ils se cherchent ; ils écartent les branches ; ils se voyent. Dieux ! Quels transports ! Il faut leur âge, la vivacité de leurs desirs, le tumulte de leurs idées, le feu qui anime leurs sens, peut-être même leur ignorance, pour comprendre leur situation. Ils restent quelque tems immobiles ; ils sont saisis d’un tremblement que la nouveauté du plaisir porte dans des sens neufs. Ils se touchent ; ils gardent le silence ; ils laissent cependant échapper quelques mots mal articulés. Bien-tôt ils se parlent avec vivacité ; ils se font ensemble mille questions, ils n’y répondent rien de juste, cependant ils sont satisfaits de ce qu’ils se disent, & se trouvent éclaircis sur leurs doutes ; ils comprennent du moins qu’ils se desiroient sans se connoître, qu’ils ont trouvé ce qu’ils cherchoient, & qu’ils se suffisent. Acajou, qui n’avoit jamais vû qu’Harpagine, se trouve transporté dans un monde nouveau ; & Zirphile qui n’avoit pas fait la moindre attention aux hommes de la Cour, crut voir un nouvel être. Acajou baisa la main de Zirphile. La pauvre enfant qui ne croyoit pas accorder une faveur, encore moins faire une faute, le laissa faire. Acajou qui avoit de trop bonnes intentions pour s’imaginer que les carresses pussent offenser personne, redoubloit les siennes, & Zirphile les lui rendoit naïvement ; n’ayant pas la moindre idée du vice, elle ne pouvoit pas avoir de pudeur. Ils s’assirent sur l’herbe : c’est là qu’ils s’embrassent. Ils se serrent étroitement. Zirphile se livre à tous les transports de son amant, elle le reçoit dans ses bras. Acajou porte la main sur la gorge naissante de sa chere Zirphile ; il appuye sa bouche sur la sienne : leurs ames volent sur leurs lévres ; elles se confondent ; elles sont plongées dans une yvresse divine ; elles nagent dans les plaisirs, & sont emportées par un torrent de délices ; leurs desirs s’enflammoient, & ils ne comprenoient pas qu’ils pussent être aussi heureux, & desirer encore. Ils jouissoient de toutes les beautés qu’ils voyoient ; ils ne s’imaginoient pas qu’il y en eût de cachées d’où dépendoit le dernier période du bonheur. Il me semble cependant qu’ils n’ont pas mal profité d’une premiere leçon.

Ces aimables enfans étoient si enyvrés de leur felicité, qu’ils oublioient toute la nature, & ne songeoient point à se séparer. Mais comme ils tardoient plus long-tems à revenir de la promenade qu’ils n’avoient coutume, Harpagine & Ninette allérent pour les chercher, & les appeloient chacune de leur côté. Nos amans furent effrayés de leurs voix, & se séparérent à regret ; mais l’espérance de revenir goûter les mêmes plaisirs, les fit retirer : ils craignoient qu’on ne troublât leur union, si on venoit à la soupçonner. L’amour est confiant dans ses desirs, & timide dans ses plaisirs.

L’image de Zirphile qui étoit gravée au fond du cœur d’Acajou, lui fit voir Harpagine plus horrible que jamais. Pour Zirphile, quoiqu’elle fût obligée de suspendre le plaisir de voir Acajou, celui qu’elle venoit de goûter donnoit un nouvel éclat à sa beauté, & répandoit un air de satisfaction sur toute sa personne. Le plaisir embellit, & l’amour éclaire. Rien n’égale la surprise que l’esprit de Zirphile causa à toute la Cour ; il y avoit ce soir-là même grand appartement chez Ninette, on voulut faire quelqu’une de ces mauvaises plaisanteries, si familiéres aux gens médiocres, qui croyent avoir quelque supériorité sur d’autres un peu plus sots ; la pauvre Zirphile en étoit souvent l’objet : elle y répondit dès ce soir-là avec tant de justesse, de finesse, & si peu d’aigreur, que les mauvaises plaisantes, (car c’étoit sûrement des femmes) furent étonnées de la sagesse de ses réponses, & humiliées des égards même qu’elle y apportoit ; les hommes étoient charmés & applaudissoient ; Ninette en pleuroit de joie ; & les femmes en rougissoient de dépit. Elles avoient jusque-là bien de la peine à pardonner la beauté de Zirphile en faveur de sa sotise ; mais il n’y avoit plus moyen d’y tenir ; elle n’avoit plus d’autre ressource que d’être méchante. Cette derniere qualité fait souvent respecter ce qu’on est obligé de haïr ; la petite Princesse étoit trop bien née pour se servir de ce vilain moyen là.

Cependant nos deux jeunes Amans s’étoient trop bien trouvés de la premiere leçon de l’amour, pour ne pas retourner à son école. Quel bonheur de s’instruire par les plaisirs !

Les amans comme les voleurs prennent d’abord des précautions superflues ; ils les négligent par dégrés ; ils oublient les nécessaires, & sont pris : voilà précisément ce qui arriva à nos petits imprudens, & ce fut le Génie qui les surprit. Les sots ne vivent que des fautes des gens d’esprit. Il apperçut un soir ces jeunes Amans qui se retiroient, il en fut outré de rage ; mais comme il avoit pour maxime de ne jamais rien faire sans demander conseil, quoiqu’il n’en fît ensuite qu’à sa tête ; il résolut de consulter Harpagine. La méchante Fée en apprenant cette nouvelle, conçut le plus violent dépit : le Génie lui dit, qu’il n’y avoit point d’autre moyen de se venger que d’enlever la Princesse.

Quoique la Fée fût aussi furieuse que lui, elle aimoit encore mieux écarter sa rivale que de la voir dans le même lieu que son amant ; elle cacha donc son inquiétude, & dit au Génie, qu’il falloit qu’il se chargeât de cette entreprise, se flattant qu’il n’auroit jamais l’esprit d’y réussir.

Dès le matin Podagrambo se cacha derriére un arbre, auprès de la palissade, où nos Amans venoient se chercher. Les Maîtres d’Acajou eurent ordre de prolonger leurs Leçons, afin qu’il ne pût se trouver au rendez-vous avant la princesse.


Acajou, d’un caractére si doux, marqua de l’humeur pour la premiere fois, l’égalité ne subsiste point avec la passion. Tandis qu’il s’impatientoit, la tendre Zirphile vint à la palissade : elle fut inquiette de n’y pas trouver son amant, qui avoit coutume de la prévenir. Elle regarde de toutes parts, elle ose enfin entrer dans le Parc d’Harpagine, & passe auprès du Génie. À son aspect la frayeur la saisit, elle voulut fuir ; mais ce fut avec si peu de précautions, que son écharpe resta attachée à une branche. Le Génie la saisit à l’instant par sa robe : Ah, ah, dit-il, belle innocente, vous venez donc ici chercher un marmouzet, & c’est pour lui que vous me méprisez ? La pauvre Zirphile se voyant trahie par sa frayeur même, qui lui avoit fait perdre son écharpe, eut recours à la dissimulation. Avant que d’avoir aimé elle n’eût pas été si habile. Une premiere avanture qui inspire la fatuité à un jeune homme, rend la fausseté nécessaire aux femmes ; on a obligé un sexe à rougir de ce qui fait la gloire de l’autre.

Quoique Zirphile fût la candeur même, elle entreprit de tromper le Génie. Je suis étonnée, dit-elle, que vous imputiez à l’amour un pur effet de ma curiosité, c’est elle qui m’a fait entrer dans ce lieu ; je ne suis pas moins surprise que vous vous serviez de la violence, vous, qui pouvez tout attendre de votre naissance, & plus encore de votre amour.

Le Génie se radoucit un peu à ce discours flatteur ; mais quoique la Princesse lui conseillât d’espérer tout de son mérite, & qu’il en fût très-persuadé, il ne vouloit point la laisser échapper. Si votre cœur, reprit-il, est si sensible pour moi, vous ne devez pas faire de difficultés de venir dans mon Palais. Tous ces petits soins d’Amans vulgaires sont des formalités frivoles qui ne font que retarder le plaisir sans le rendre plus vif. Eh bien, repliqua Zirphile, je suis prête à vous suivre ; & pour vous prouver ma sincérité, rendez-moi mon écharpe, afin qu’il ne reste ici aucun témoin de mon évasion & de votre violence. Le Génie pensa se pâmer de plaisir & d’admiration pour la présence d’esprit de Zirphile.

Oh ! pour le coup, s’écria-t-il, il faut avouer que l’amour donne bien de l’esprit aux femmes ; car pour moi je n’aurois jamais imaginé celui-là, & je m’en allois comme un sot. Il détache aussi-tôt l’écharpe & la remet à la Princesse, en lui baisant la main ; mais elle n’ayant plus rien à craindre, le repoussa avec mépris : Retire-toi, perfide, lui dit-elle, ou crains le courroux des Fées, cette écharpe est pour moi le gage de leur protection ; en achevant ces mots, elle s’éloigna, & laissa le Génie confondu & arrêté par une force à laquelle il sentoit que son pouvoir étoit forcé de céder. Il ne tint qu’à lui d’admirer encore plus qu’il n’avoit fait la présence d’esprit de Zirphile. Cette réflexion ne fut pas sans doute celle qui l’occupa le plus. Après être resté quelque tems immobile, il revint, confus & désespéré trouver Harpagine, & lui raconta par quel charme son pouvoir avoit été inutile.

Si la Fée apprit avec dépit la vertu de l’écharpe enchantée, elle en fut un peu consolée par le mauvais succès de l’entreprise du Génie ; elle lui cacha cependant le différent intérêt qu’elle y prenoit, & comme ces consolateurs ne sont jamais plus éloquens, que lorsqu’ils ne sont pas affligés eux-mêmes, elle le calma, en lui promettant de détruire l’enchantement de l’écharpe, & de le rendre maître de la Princesse.

La Fée ignoroit le malheur qui la menaçoit elle-même, tandis qu’elle délibéroit avec le Génie sur les moyens de rétablir leur puissance, Acajou courut à la palissade ; après avoir quelque tems attendu Zirphile, l’impatience l’avoit fait entrer dans le Parc de Ninette ; & partagé entre la crainte & le desir, il étoit insensiblement parvenu jusqu’au Palais.

La nouvelle de son arrivée s’y répandit bien-tôt. Ninette vint au-devant de lui, suivie de toute sa Cour. Acajou s’avança respectueusement vers la petite Fée, & baisa le bas de sa robe ; aussi-tôt que Zirphile & lui s’apperçurent, ils coururent l’un à l’autre, & la présence de toute la Cour ne les empêcha pas de se donner mutuellement les témoignages les plus vifs du plaisir qu’ils avoient de se revoir. Zirphile raconta naïvement le danger qu’elle avoit couru ; le Prince lui en étoit devenu plus cher. Plus les femmes ont hazardé, plus elles sont prêtes à sacrifier encore. Ninette naturellement indulgente, ne s’attacha point à examiner ce qu’il pouvoit y avoir d’irrégulier dans la conduite de nos jeunes Amans, il suffisoit que la Fortune eût tout fait pour le mieux.

Harpagine ayant appris la fuite d’Acajou entra dans la plus horrible colere, & vint le redemander ; mais heureusement pour lui il avoit atteint ce jour-là même sa dix-septiéme année, & le Décret des Fées l’affranchissoit alors du pouvoir d’Harpagine. Elle en conçut tant de rage, qu’elle en perdit son amour, qui n’étoit qu’un sentiment étranger dans son cœur, & ne méditant plus que des projets de vengeance, elle partit pour inviter la Fée Envieuse à se liguer avec elle.

Les Fêtes que l’arrivée d’Acajou firent naître, ne permettoient pas de s’occuper du ressentiment d’Harpagine.

Ceux qui avoient entrepris de plaire à Zirphile, perdirent toutes leurs prétentions en voyant Acajou. Les femmes ne se lassoient point d’admirer sa beauté, & toutes devinrent en secret rivales de son Amante. Acajou étoit si rempli de son amour, qu’il n’appercevoit seulement pas les agaceries dont il étoit l’objet ; on lui en fit de toutes les especes ; mais lorsqu’il fut bien avéré que les cœurs de ces amans étoient fermés à tout autre sentiment qu’à leur amour, il fut généralement décidé que Zirphile étoit encore plus sotte depuis qu’elle aimoit, qu’elle ne l’étoit auparavant ; que la beauté d’Acajou étoit sans phisionomie, qu’elle n’avoit rien de piquant, que leur amour étoit aussi ridicule que nouveau à la Cour, & que cela ne faisoit pas une société.

On ne fit donc plus aucune attention sur lui, & ils étoient si occupés l’un de l’autre, qu’ils n’apperçurent pas plus la désertion que l’empressement de la Cour.

Ninette qui veilloit auparavant avec tant de soin sur la conduite de Zirphile contre la témérité des étourdis de la Cour, la laissoit sans inquiétude avec Acajou ; elle croyoit que le véritable amour est toujours respectueux, & que plus un amant desire, moins il ose entreprendre. La maxime est délicate, mais je ne la crois pas absolument sûre ; cependant elle ne fut pas contredite par l’événement.

On n’attendoit que les Rois d’Acajou & de Minutie pour célébrer le mariage ; leurs Ambassadeurs étoient arrivés, & avoient déja tout réglé : les livrées étoient faites ; on finissoit les habits, il n’y manquoit pas un pompon ; on avoit fait venir les dernieres modes de Paris, de chez Du Chapt sur des Poupées de la grandeur de Ninette. En un mot, tout l’essentiel étoit prêt ; il ne restoit plus à régler que ce qui regardoit les loix des deux États, & l’intérêt des peuples.

Les deux amans ne se quittoient pas un instant ; souvent, pour se dérober au tumulte de la Cour, ils passoient les jours dans les bosquets les plus écartés du parc. Ils se faisoient mille carresses innocentes ; ils se disoient continuellement ces riens si intéressans pour les amans, qu’on répète sans cesse, qu’on n’épuise jamais, & qui sont toujours nouveaux.

Un jour qu’ils goûtoient un de ces entretiens délicieux, la chaleur obligea Zirphile d’ôter son écharpe pour causer avec plus de liberté. Harpagine qui s’étoit rendue invisible pour les surprendre, parut à leurs yeux escortée par la Fée Envieuse, montée sur un char tiré par des serpens & entourée d’une quantité prodigieuse de cœurs percés de traits ; c’étoient autant de Talismans qui représentoient tous ceux qui rendent hommage à l’envie ; & les fléches étoient l’image du mérite qui fait le plus cruel supplice des envieux.



Harpagine frappa à l’instant Zirphile de sa baguette, & l’enleva au milieu d’un nuage, dans le moment même que le tendre Acajou lui baisoit la main. Ce malheureux Prince se prosterna devant la Fée, en la suppliant de ne faire tomber que sur lui le poids de sa vengeance, & d’épargner la Princesse ; il lui dit en vain tout ce que l’amour & la générosité inspirent. La cruelle Fée le regardant avec des yeux enflammés : « ose-tu, lui dit-elle, espérer aucune grace ? Mon cœur n’est plus sensible qu’à la haine. Je veux, d’un seul coup, exercer ma vengeance sur toi & sur ton amante, elle va passer dans les bras de ton rival qui lui est odieux. »

À ces mots, le char vole, & laisse Acajou plongé dans le dernier désespoir.

Ninette fut bien-tôt instruite par son art de Féerie de ce qui venoit d’arriver ; mais le malheur de ces gens qui savent tout, est de ne jamais rien prévoir. Elle vint chercher le Prince ; il étoit auprès de l’écharpe de Zirphile qu’il arrosoit de ses larmes. La petite Fée n’oublia rien pour le consoler, sans pouvoir seulement se faire entendre. Après l’avoir ramené au Château presque malgré lui, elle s’enferma dans son cabinet, mit ses lunettes, & consulta ses grands livres pour savoir quel parti elle prendroit dans ce malheur.

Toute la cour en raisonnoit diversement ; les uns en parloient beaucoup, & ne s’en soucioient gueres ; d’autres, sans en rien dire, y prenoient plus d’intérêt. Les femmes sur tout n’étoient pas fort touchées de la perte de Zirphile ; plusieurs se flattoient de consoler le Prince.

On étoit encore dans ce premier mouvement d’une nouvelle de Cour, où tout le monde parle sans rien savoir, où l’on raconte des circonstances en attendant qu’on sache le fait, & où l’on dit tant de paroles & si peu de choses, lorsqu’on vit paroître Ninette qui annonça avec vivacité que Zirphile pouvoit être aisément tirée d’entre les mains du Génie ; chacun s’empressoit pour savoir quel moyen on employeroit. « Écoutez-moi, dit la petite Fée : Je viens de découvrir que toute la puissance de Podagrambo & d’Harpagine dépend d’un vase enchanté qu’ils possédent dans un lieu secret de leur Château ; il est gardé par un Génie subalterne qui est transformé en Chat des Chartreux. Il n’est pas nécessaire d’employer de grands efforts pour s’en emparer, il suffit que l’avanture soit entreprise par une femme d’un honneur irreprochable, chose qui ne doit pas être rare. Elle ne trouvera point d’obstacle ; mais toute autre personne tenteroit inutilement l’avanture ».

Voilà, dit un Petit-maître, une heureuse découverte ! Je suis très-pressé d’en faire compliment au Prince Acajou. « Taisez-vous, reprit la Fée, vous êtes un étourdi ; s’il falloit un homme raisonnable, on ne vous choisiroit pas ». Je ne plaisante pas, repliqua le jeune fat d’un ton ironique ; je crains réellement ici une émulation de vertu qui peut dégénérer en guerre civile. J’ai prévû cet inconvénient, répartit Ninette ; ainsi je veux que l’on tire au sort, pour prévenir tout sujet de jalousie. Les billets furent faits à l’instant, & le nom qui parut fut celui d’Amine.

C’étoit une jeune personne plus jolie que belle, vive, étourdie, coquette à l’excès, libre dans le propos, peu circonspecte dans sa conduite, faisant continuellement des agaceries, & toujours assiégée d’une troupe de jeunes gens.

Amine s’entendit proclamer, sans paroître ni plus fiere, ni plus embarrassée qu’à l’ordinaire ; mais il s’éleva un certain murmure qui ne paroissoit pas un applaudissement bien décidé. Ninette en tira un mauvais augure pour le succès ; c’est pourquoi elle nomma Zobéide pour accompagner Amine, parce que deux vertus valent mieux qu’une.

Zobéide étoit un peu plus âgée & plus belle que sa compagne ; c’étoit d’ailleurs un prodige de vertu & de médisance : on prétendoit même qu’elle n’étoit d’une sagesse si sévere, que pour s’attirer le droit de déchirer impitoyablement toutes les autres femmes. Beau privilége de la vertu !

Quoiqu’il en soit, elles partirent toutes deux, & se rendirent, suivant leurs instructions, à un petit bâtiment séparé du Palais d’Harpagine. Amine, toujours vive, marchoit en avant. Elles ne trouverent aucun obstacle ; elles passerent plusieurs portes qui s’ouvrirent d’elles-mêmes ; elles parvinrent enfin à une chambre où elles apperçurent sur une table de marbre un vase dont la forme n’étoit pas recommandable, il ressembloit même assez à un pot-de-chambre. Je suis fâché de n’avoir pas un terme ou une image plus noble. Elles n’auroient jamais imaginé que ce fût là le trésor qu’elles cherchoient sans que Ninette le leur avoit désigné.

Si la forme du vase étoit vile, la vertu en étoit admirable ; il rendoit des oracles, & raisonnoit sur tout comme un Philosophe : c’étoit alors un très-grand éloge d’y être comparé pour le raisonnement.

Amine & Zobéïde trouverent aussi le chat dont on leur avoit parlé ; elles voulurent le carresser, mais il égratigna Zobéïde, au lieu qu’il se laissa flatter par Amine ; il fit patte de velours ; il haussa le dos, & enfla sa queüe de la façon la plus galante.


Amine charmée d’un si heureux début, prit le vase, & l’enlevoit déjà, lorsque Zobéïde voulut y porter la main. Il en sortit tout à coup une épaisse fumée qui remplit la chambre. Un bruit affreux se fit entendre. La frayeur saisit Amine ; elle laissa retomber le vase sur la table où elle venoit de le prendre ; & le Génie parut à l’instant avec Harpagine. Ils se saisirent d’Amine & de Zobéïde, & ne leur firent grâce de la vie, que pour les enfermer dans une tour ténébreuse.

Ninette fut bien-tôt instruite, suivant sa coûtume, du mauvais succès de l’entreprise ; elle en chercha la raison, & apprit à toute la cour qu’Amine étoit aussi sage que coquette ; au lieu que Zobéïde goûtoit les plaisirs de l’amour avec un amant obscur, dans le tems qu’elle fatiguoit tout le monde par l’étalage de sa fausse vertu.

Ninette déclara aussi que le vase s’étant fêlé lorsqu’Amine l’avoit laissé retomber sur la table, la puissance du Génie, sans être totalement détruite, étoit du moins fort affoiblie par cet accident.

Acajou n’écoutant plus alors que son désespoir, fit vœu, pour se venger du pot enchanté du Génie, de casser tous les pots-de-chambre qu’il rencontreroit, & dès ce moment exécuta son serment sur ceux qu’il trouva dans le Palais ; c’étoit un désordre effroyable. Le scandale fut si grand, que Ninette voulut lui faire entendre raison sur tant de vases innocens ; mais elle ne put jamais le calmer. Dans cet embarras elle eut recours au conseil des Fées. L’affaire parut très-importante, & il fut arrêté que le pouvoir du Génie étant affoibli, il ne pourroit plus garder toute la personne de Zirphile, que sans qu’elle perdît la vie, sa tête se sépareroit de son corps, & seroit transportée dans le Pays des Idées, jusqu’à ce qu’elle fût réunie au corps par celui qui pourroit parvenir dans ce Pays, & la désenchanter. Ninette représenta qu’il étoit encore plus à propos de laisser la tête que le corps de la Princesse au pouvoir du Génie, de peur qu’il ne vînt à s’en faire aimer pendant qu’elle auroit perdu la tête, & l’épouser tout de suite. Les Fées firent attention à cette difficulté, & ordonnérent que le corps seroit toujours enveloppé d’une flamme vive, qui ne laisseroit approcher que celui qui seroit maître de la tête. L’Arrêt des Fées fut aussi-tôt exécuté que prononcé. Le Génie voulut aller tenter l’avanture, sans pouvoir jamais approcher du Pays des Idées. Les fols y parviennent aisément, mais les sots n’y sauroient aborder. Pour Acajou, qui étoit fol d’amour, il n’eut pas de peine à le trouver.

Le Pays des Idées est très-singulier, & la forme de son gouvernement ne ressemble à aucun autre. Il n’y a point de Sujets, chacun y est Roi, & regne en particulier sur tout l’État, sans rien usurper sur les autres, dont la puissance n’est pas moins absolüe. Parmi tant de Rois on ne connoît point de jalousie, ils portent seulement leur Couronne d’une façon différente. Leur ambition est de l’offrir à tout le monde, & de vouloir la partager : c’est ainsi qu’ils font des conquêtes.

Les limites de tant de Royaumes renfermés dans un seul, ne sont pas fixées, chacun les étend ou les resserre suivant son caprice.

Acajou reconnut qu’il étoit dans le Royaume des Idées, à la multitude de Têtes qu’il rencontra sur son passage : elles s’empressoient au-devant de lui, & parloient à la fois toutes sortes de langues & sur différens tons. Il cherchoit la Tête de Zirphile, & ne la voyoit point. Tantôt il rencontroit des Têtes qui, après avoir résisté au malheur, s’étoient perdues dans la prospérité ; les unes par la fortune, d’autres par les Dignités. Il trouvoit des Têtes de prodigues, d’une multitude d’avares, quantité de perdues à la guerre ; des Têtes d’Auteurs perdues par une réussite, d’autres par des chûtes, plusieurs par des apparences de succès, & une foule par l’envie & le chagrin du succès de leurs Rivaux. Acajou trouva une infinité de Têtes perdues incognito qu’il n’a jamais voulu nommer, & que je ne veux pas deviner. Que de Têtes de Philosophes, de Mystiques, d’Orateurs, de Chymistes, etc. Combien en vit-il de perdues par le caprice, par les airs, par l’indiscrétion, & tour à tour par le libertinage & la superstition. Les unes excitoient sa compassion, il écartoit les autres comme importunes, & fouloit aux pieds toutes celles que l’envie avoit perdues.



Acajou, pour trouver Zirphile, cherchoit les Têtes qu’on dit que l’amour fait perdre ; mais quand il les examinoit de près, il ne trouvoit que des Têtes de coquettes, ou de jaloux sans amour. Le Prince fatigué de tant de recherches, désespéré de leur peu de succès, étourdi de toutes les sotises qu’il entendoit, se retira dans un bosquet, pour se dérober à cette multitude de Têtes folles dont il étoit assailli. Il s’étendit sur le gazon, & se mit à réfléchir sur son malheur. Comme il portoit la vûe autour de lui, il apperçut quelques arbres chargés de fruits. Il étoit dans un tel épuisement, qu’il eut envie de manger une poire ; il la cueillit : mais à peine y avoit-il mis le couteau qu’il en sortit une Tête, qu’il reconnut pour celle de sa chere Zirphile. Rien ne peut exprimer l’étonnement & le plaisir du Prince. Il se levoit avec empressement pour embrasser une Tête si chere, lorsqu’elle se retira à quelques pas, & se plaça sur un buisson de Roses pour se faire une espece de corps : Arrêtez, Prince, lui dit-elle, restez tranquille, & m’écoutez : Tous les efforts que vous feriez pour me saisir, seroient inutiles : Je me jetterois moi-même dans vos bras, si le Destin le permettoit ; mais comme je suis enchantée, je ne puis être prise que par des mains qui le soient aussi. Hélas ! je soupire après mon corps, & j’ignore s’il est encore digne de moi : il est resté entre les mains du Génie, je n’ose y penser sans frémir, la tête m’en tourne. Rassurez-vous, répondit Acajou, les Fées touchées de nos malheurs ont pris votre corps sous leur protection. Que vous me tranquillisez, reprit Zirphile ; en tout cas, cher Prince, vous savez que toute ma tendresse est pour vous, & vous seriez trop généreux pour me reprocher un malheur dont je suis innocente. C’est fort bien dit, repliqua le délicat Acajou, mais enseignez-moi promptement où je pourrai trouver les mains enchantées dont vous me parlez. Vous les trouverez, reprit Zirphile, dans le parc où elles voltigent, ce sont celles de la Fée Nonchalante, qui en a été privée parce qu’elle ne savoit qu’en faire ; je vais vous en raconter l’Histoire. Il y avoit autrefois… Oh, parbleu, interrompit impatiemment Acajou, je n’ai pas le temps d’entendre des contes ; pourvû que j’aye les mains, je m’embarrasse peu de leur histoire : je vais les chercher de ce pas. Allez, dit la Princesse, & délivrez-moi du cruel enchantement où je languis. Vous avez pû remarquer que toutes les Têtes perdues qui sont dans ce séjour ne cherchent qu’à se montrer, sans rougir de leur état, il n’y a que moi qui suis obligée de me cacher dans des fruits, comme je suis la seule Tête perdue par l’amour, je suis un objet de mépris pour les autres. La Tête continuoit de parler, que le Prince étoit déjà parti. Il avoit reconnu que la princesse, depuis qu’elle n’étoit plus qu’une Tête, aimoit un peu à parler. Il n’eut pas fait cent pas dans le parc, qu’il rencontra les mains enchantées qui voltigeoient en l’air. Il voulut s’en approcher pour les prendre ; mais aussi-tôt qu’il vouloit les toucher, il en recevoit des croquignoles, qui lui parurent d’abord fort insolentes ; cependant son bonheur dépendoit de les saisir, & les Princes sacrifient l’orgueil à l’intérêt. Il employoit toute son adresse pour attraper ces fatales mains. Quand il croyoit les tenir, elles lui échappoient, en lui donnant un soufflet, ou jetant son chapeau par terre. Plus il avoit d’ardeur à les poursuivre, plus elles fuyoient devant lui. Cette poursuite dura si long-tems, que le pauvre Acajou étoit tout hors d’haleine. Il s’arrêta un moment, & se trouvant auprès d’une treille, il prit une grappe de raisin pour se rafraîchir ; mais à peine en eut-il goûté, qu’il sentit en lui une révolution extraordinaire ; son esprit augmentoit de vivacité, & son cœur devenoit plus tranquille. Son imagination s’enflammant de plus en plus, tous les objets s’y peignoient avec feu, passoient avec rapidité, & s’effaçoient les uns les autres ; de façon que n’ayant pas le tems de les comparer, il étoit absolument hors d’état de les juger : en un mot, il devint fol. Les fruits de ce jardin, par un rapport intime avec les Têtes qui l’habitoient, avoient la vertu de faire perdre la raison, & malheureusement ils ne faisoient rien sur l’esprit. Acajou se trouva donc à l’instant le plus spirituel & le plus fou des Princes.



Le premier effet d’un changement si subit fut le refroidissement du cœur. Acajou perdit tout son amour. Le véritable ne subsiste qu’avec la raison. Au lieu de cet empressement tendre & respectueux qu’il avoit auparavant pour Zirphile, il en conservoit à peine un leger souvenir. Il n’éprouvoit pas même de compassion pour le malheur de cette Princesse. Avoir perdu la Tête, lui paroissoit une chose fort plaisante. C’est assez souvent sous ce point de vûe, que l’esprit sans jugement, envisage le malheur d’autrui. La fatuité succéda à la modestie dans l’esprit d’Acajou, & remplaça très-amplement par les prétentions le mérite réel qu’il avoit perdu : Il faut, s’écria-t-il, que je sois bien fou de courir après une Tête, tandis que je pouvois la tourner à toutes les femmes de la Cour de Minutie : Allons, il faut remplir mon destin, c’est d’être généralement aimé & admiré, sans engager ma liberté. Il dit & part.

Ninette voyant arriver Acajou, courut au devant de lui, & s’informa du sort de Zirphile. Le Prince lui dit, que ce n’étoit qu’une Tête qu’on ne pourroit fixer, que tous ses soins avoient été inutiles, qu’il avoit pris son parti ; & que la constance sans bonheur étoit la vertu d’un sot. Il débita quantité d’aussi belles maximes, qui firent bien-tôt connoître à Ninette que le caractere du Prince étoit fort changé ; mais qu’il avoit infiniment d’esprit. Elle fut d’abord fâchée qu’il n’eût pas ramené la Princesse ; cependant comme l’objet present l’emporte toujours sur l’absent chez les esprits vifs, elle se consola de la perte de Zirphile par le plaisir de revoir Acajou.

Toute la Cour s’empressoit auprès de lui, plus par curiosité que par intérêt. On s’attendoit à ne trouver qu’un Prince sage & modeste, à qui l’on donneroit, comme à l’ordinaire, tous les ridicules imaginables ; mais on en conçut bien-tôt une idée plus avantageuse. La conversation devint vive & brillante. Le Lecteur attentif se rappelle sans doute que les lunettes de la Fée servoient à racourcir la vûe ; elle les avoit ôtées pour voir le Prince arriver de plus loin, & comme elle ne les avoit pas reprises, elle faisoit des raisonnemens à perte de vûe. Acajou ne déparloit pas, il dit en un moment mille extravagances qui ravirent d’admiration toute la Cour, & rendirent toutes les femmes folles de lui. Elles l’écoutoient avidement, & s’écrioient : Ah ! qu’il a d’esprit. On lui donnoit enfin tant d’éloges, qu’il étoit obligé d’en rougir, même par fatuité. Il sembloit que le plus grand bonheur qui pût arriver à un Prince fût de perdre la raison, tous ceux qui le rencontroient lui en faisoient compliment, & les autres se firent écrire.

Acajou n’ayant plus d’amour, devint l’amant déclaré de toutes les femmes, la fureur des bonnes fortunes s’unit facilement à la folie. Il commença par une femme assez jolie, d’un esprit libre, dégagée de préjugés, & qui faisoit la réputation de tous les jeunes gens depuis qu’elle avoit perdu la sienne.

Comme il n’étoit pas nécessaire de l’avoir pour la mépriser, & qu’il suffisoit de l’avoir eüe pour s’en dégoûter, il la quitta deux jours après. Il en prit une autre d’une figure charmante, d’un cœur tendre, d’un caractere doux, & à qui il ne manquoit pour mériter d’être aimée, que de recevoir moins d’amans.

Acajou dédaigna de la fixer, & lui donna bien-tôt plusieurs rivales. Il n’étoit occupé que d’en étendre la liste, toutes s’empressoient de s’y faire inscrire, & ne le trouvoient aimable que depuis qu’il étoit incapable d’aimer.

Après avoir eu un assez grand nombre de femmes célébres pour se mettre en crédit, il résolut d’en séduire quelqu’unes, uniquement pour leur faire perdre la réputation de vertu qu’elles avoient. S’il apprenoit qu’il y eût une femme tendrement aimée d’un époux chéri, elle devenoit aussi-tôt l’objet de ses soins, & tel étoit le travers qu’inspire le titre d’homme à la mode, qu’il réussissoit par tout ce qui auroit dû le faire échouer.

Les affaires que le Prince avoit à la Cour ne l’empêchoient pas de descendre dans la Bourgeoisie, où ses succès étoient d’autant plus rapides, que celles qu’il soumettoit croyoient s’associer aux femmes du monde, parce qu’elles en partagoient les sotises. Les hommes même, au lieu de le haïr, lui portoient envie, & le recherchoient en l’admirant sans l’estimer.

Quoique ceux qui employent le plus mal leur tems, soient ceux qui en ont moins de reste, le Prince avoit encore bien des momens vuides, par la légereté avec laquelle il traitoit ses bonnes fortunes. D’ailleurs, le bon air est d’en paroître quelque fois ennuyé. Il chercha donc une nouvelle dissipation dans le bel esprit, (c’étoit alors le travers à la mode). Il est vrai que pour éviter un certain pedantisme que donne souvent l’étude, on avoit imaginé le secret d’être savant sans étudier. Chaque femme avoit son géométre ou son bel esprit, comme elles avoient autrefois un Épagneul. Acajou, suivant ce plan, donna à corps perdu dans toutes les parties des Sciences & de la Littérature. Il parloit Phisique & Géométrie. Il faisoit des dissertations Métaphisiques, des Vers, des Contes, des Comédies & des Opera. Ce Prince excitoit une admiration générale. On prétendoit que les Auteurs de profession n’en approchoient pas. On sait qu’il n’y a que les gens d’une certaine façon qui ayent ce qui s’appelle le bon ton, supérieur à tout le génie du monde, & le tout sans prétentions.

Rien n’étoit comparable au sort d’Acajou ; on fit même un recueil de ses bons mots dont tout le monde faisoit sa lecture favorite, il étoit intitulé : Le parfait Persifleur ; ouvrage très-utile à la Cour, & propre à rendre un jeune homme brillant & insupportable.

Acajou se trouva à la fin fatigué de ses propres succès ; il n’avoit jamais mis que le plaisir à la place de l’amour ; les airs avoient succédé aux plaisirs : le dégoût fit presque l’effet de la raison, & lui rendit la vie insupportable : un honnête homme seroit malheureux d’y être condamné. Sans être plus raisonnable, il devint triste. D’ailleurs, le propre de l’esprit seul est d’exciter d’abord l’admiration, & de fatiguer ensuite ses propres admirateurs. La plûpart des femmes qui avoient eu l’ambition de lui plaire commencérent à rougir de se trouver sur une liste trop nombreuse, & le désavouoient : on l’accusoit encore d’être méchant, sous prétexte qu’il faisoit des chansons & des tracasseries, qu’il railloit ses meilleurs amis, & qu’il donnoit des ridicules à tout le monde. Cependant il n’avoit aucune mauvaise intention, il ne vouloit que se divertir en amusant les autres : mais on est toujours injuste.

Ninette ne comprenant pas comment son cher Acajou pouvoit cesser d’être à la mode, prit ses lunettes pour en juger sans prévention, & après l’avoir bien examiné, elle reconnut qu’il avoit effectivement beaucoup d’esprit, mais qu’il n’en étoit pas moins fol. Elle l’engagea à lui raconter tout ce qu’il avoit fait dans le Royaume des Idées. Acajou ne sachant pas où elle en vouloit venir, lui fit un récit très-circonstancié, parce qu’il aimoit beaucoup à parler de lui ; lorsqu’il en fut à la grape de raisin qu’il avoit mangée : Ah, je ne m’étonne plus, s’écria Ninette, si vous avez tant d’esprit ! Eh pourquoi donc, reprit Acajou ? C’est, repliqua la Fée, que vous n’avez pas le sens commun. Belle conclusion, dit Acajou ! Je sais, reprit Ninette, que vous avez trop d’esprit pour être facile à persuader, sur-tout, quand on vous parle raison ; mais apprenez que c’est parce que vous l’avez perdue. Les fruits du Pays des Idées ont un poison mortel contre elle ; heureusement nous en avons le reméde : j’ai ici une treille, dont la vertu est de faire perdre l’esprit : elle n’est connue que de moi ; j’en fais quelque fois manger à ceux ou celles de ma Cour qui ont l’imagination trop vive, je veux vous en faire goûter. Je vois ici des gens, répondit Acajou, qui doivent assurément en avoir mangé à l’excès ; mais je vous jure que je ne suis point tenté d’en faire usage ; voyez d’ailleurs le beau secret pour devenir raisonnable que de perdre l’esprit. Il n’y en a pas de plus sûr, interrompit la Fée, & vous êtes plus en état d’en sacrifier que qui que ce soit. Ninette dit là-dessus beaucoup de choses flateuses au prince. Elle savoit que l’esprit se laisse plus séduire par l’amour propre que persuader par la raison. Cependant Acajou, malgré toute l’éloquence de Ninette, étoit assez fou pour ne vouloir pas perdre l’esprit : ce devoit être l’ouvrage de l’amour.

Ce jeune Prince n’avoit jamais goûté de vrais plaisirs, parce que ses desirs avoient toujours été prévenus, ses fantaisies ne tenoient qu’à la nouveauté des objets, & la vivacité les use si vîte. Il étoit tombé dans une langueur, d’où le caprice le retiroit par intervales, pour l’y replonger de nouveau. L’amour dont Zirphile lui avoit fait sentir les premiers traits se réveilla dès que l’yvresse des sens fut dissipée, & que la vanité ne fut plus nourrie. Il sentit un vuide dans son cœur que l’amour seul pouvoit remplir. Le malheur de ceux qui ont aimé est de ne rien trouver qui remplace l’amour.

Acajou fit part de sa situation à Ninette, & la pria de lui faire revoir Zirphile, puisqu’aussi bien il perdroit l’esprit s’il en étoit plus long-tems privé. La Fée prit alors sa béquille, & conduisit Acajou dans un Jardin dont elle seule avoit connoissance. Ce lieu étoit garni d’arbres chargés des plus beaux fruits du monde, qui tous avoient une vertu particuliere.

Les uns faisoient perdre l’esprit du jeu, si funeste ; les autres l’esprit de contradiction, si incommode dans la société ; ceux-ci l’esprit de domination, si insupportable ; ceux-là l’esprit des affaires, si utile à ceux qui le possedent, & si assommant pour les autres ; plusieurs enfin, l’esprit satyrique, si amusant & si détesté ; son opposé plus dangereux encore, l’esprit de complaisance & de flatterie. On ne voit point de ces excellens fruits dans nos désserts. C’est bien dommage que ce Jardin délicieux ne soit pas ouvert à tous les mauvais esprits, ils en reviendroient, sans être plus sots qu’ils ne le sont, plus aimables. J’y enverrois d’abord… Il manque ici un cahier plus considérable que tout le reste de l’Ouvrage : si Le lecteur le regrette, il peut y suppléer en commençant par lui-même.



Ninette ayant fait approcher Acajou de la treille dont les raisins faisoient perdre l’esprit de présomption, d’airs, & de fatuité, lui ordonna d’en cueillir une grappe ; puis ayant mis ses Lunettes, & lui présentant l’écharpe de Zirphile, Prince, lui dit-elle, prenez cette écharpe ; lorsque vous serez dans le Pays des Idées, vous n’aurez qu’à la faire voltiger en l’air, en la tenant par un bout, les mains enchantées, que vous avez poursuivies inutilement, viendront pour la saisir, & vous les prendrez elles-mêmes : vous vous emparerez ensuite de la Tête de la Princesse. Lorsque vous aurez besoin de boire ou de manger, vous n’aurez qu’à prendre quelques grains de raisin, ils vous suffiront : vous en donnerez aussi à Zirphile pour calmer les vapeurs qui doivent avoir un peu altéré sa Tête ; sans cette précaution, vous la trouveriez si différente d’elle-même, qu’après avoir été déja inconstant par folie, vous pourriez bien encore le devenir par raison. Quand vous aurez la Tête nous serons bien-tôt en possession du corps par l’attraction, qui fait dans les femmes que la tête emporte le corps. Il est à propos, avant votre départ, que vous mangiez de ces raisins. Acajou hésita un peu ; mais animé du désir de revoir Zirphile, & croyant peut-être son esprit à toute épreuve, il mit quelques grains dans sa bouche. L’effet en fut subit, il sembloit qu’il eût été enveloppé d’un nuage qui venoit de se dissiper, & qu’un voile se fût levé devant ses yeux. Les objets lui parurent tout différens ; il rougit à l’instant, & n’osoit plus parler, que pour exprimer sa reconnoissance à la Fée. En rentrant dans le Palais, il trouva sur sa table un recueil de ses ouvrages : il voulut le parcourir pour vérifier son état. Il ne pouvoit pas alors s’imaginer qu’il eût eu la sotise de les faire : il bailloit en lisant ses Romans & ses Comédies, & le soir même il siffla un de ses Opera.

Acajou ayant lassé la Cour par ses extravagances, & s’y ennuyant par le retour de sa raison, partit dès le lendemain avant le jour, & se rendit dans le Pays des Idées aussi promptement, guidé par l’amour, que s’il l’eût été par la folie. Il trouva les mêmes objets qu’il avoit rencontrés la premiere fois, & suivit exactement les conseils de Ninette. Avec le secours de son écharpe il se rendit maître des mains enchantées. Il alla tout de suite chercher la tête de Zirphile, & pour cet effet il ouvrit une quantité prodigieuse de Poires, sans la trouver. De-là il passa aux Pêches, aux Melons, & faisoit un dégat épouvantable de fruits, lorsqu’il entendit un grand éclat de rire. Il regarda d’où il partoit, & apperçut la tête de la Princesse, qui au lieu de venir à lui, plaisantoit de sa recherche & de son empressement.

Comme l’amour s’affoiblit par l’absence, & que la folie se gagne par la contagion, la tête de Zirphile avoit beaucoup perdu de la vivacité de sa passion, & commençoit à se faire au nouveau pays qu’elle habitoit. Acajou en soupira ; mais se rappelant la vertu du Raisin merveilleux, dont il avoit une grappe, il en jetta quelques grains à la tête de la Princesse, qui les avalla en badinant. Son aveuglement fut aussi-tôt dissipé. Elle vola au-devant des mains enchantées, avec lesquelles le Prince la reçut. Rien ne peut exprimer les transports dont il fut saisi. Il laissa aller les mains où elles voulurent, & ne s’occupa plus que de la tête précieuse de sa chere Zirphile. Il l’accabloit de baisers qu’elle ne pouvoit éviter, elle en étoit toute rouge de pudeur ; quoique dans l’état où elle se trouvoit, les caresses de son Amant ne pussent pas avoir des suites fort dangereuses. D’ailleurs, il ne faut pas toujours écouter les plaintes de la pudeur ; celle qui naît de l’amour, pardonne aisément des transports qu’elle est obligée de s’interdire.

Acajou enveloppa la tête de la Princesse dans son écharpe, & reprit le chemin du Palais de Ninette. La nuit l’ayant surpris, il survint un orage si terrible, que le Prince fut obligé de chercher un azile. On sent bien que ce n’étoit pas pour lui. Les Amans & les Princes ne craignent rien ; mais il vouloit mettre Zirphile à couvert ; outre que dans l’obscurité il craignoit d’aller donner contre quelqu’arbre, de la tête de la Princesse ou de la sienne. Dans cet embarras il apperçut de loin une lumiere vers laquelle il dirigea ses pas. Après avoir marché, au hazard de casser la tête la plus chere, c’est-à-dire celle de la Princesse, il arriva au pied d’un Pavillon qui terminoit un Jardin, il frappa à la porte. Un moment après il vit paroître une vieille qui tenoit une chandelle à la main, & qui lui demanda, en grondant, qui il étoit, & ce qu’il cherchoit. Acajou n’avoit garde de se faire connoître dans un état aussi indigne de son rang. Il hésita un instant sur la qualité qu’il devoit prendre, & comme il avoit la tête pleine du principe de ses malheurs, & de toute la poterie qu’il avoit brisée depuis un tems, il répondit, sans trop sçavoir ce qu’il disoit, qu’il étoit un pauvre garçon qui raccommodoit de la fayance cassée, & qu’il demandoit retraite pour cette nuit là. À ces mots le visage de la vieille se radoucit un peu : Soyez, lui dit-elle, le bien venu, vous pourrez me rendre un service ; j’ai ici un pot-de-chambre fêlé que vous me raccommoderez. La vieille alla tout de suite chercher ce précieux meuble, & le mit entre les mains d’Acajou, pour qu’il se mît à l’ouvrage. Le Prince, aussi honteux de la profession qu’il venoit d’adopter, que du premier usage qu’on lui en faisoit faire, prit le pot de la vieille, puis se rappelant le serment terrible qu’il avoit fait de n’épargner aucun pot-de-chambre, jusqu’à ce qu’il eût désenchanté sa Princesse, il fut quelque tems incertain entre la crainte du parjure & celle de violer l’hospitalité : le scrupule enfin l’emporta, & jettant le pot contre la muraille, il le brisa en mille piéces.

Je ne sais si le Lecteur est indigné de l’impolitesse d’Acajou, s’il sera étonné de l’événement, ou si par une sagacité singuliére il l’a déjà prévu. Quoiqu’il en soit, ceux qui n’ont pas tant de pénétration seront bien-aises d’apprendre que ce pot-de-chambre étoit le vase fatal auquel le pouvoir du Génie & de la Fée étoit attaché, & dont ils avoient confié la garde à cette vieille Sorciere. À peine étoit-il cassé qu’on entendit un coup de tonnerre & des hurlemens affreux. Le Château fut détruit, le Palais renversé. Le Génie & la Fée livrés à leur rage impuissante, s’enfuirent dans les déserts, où ils périrent misérablement.

Acajou, sans être ému de tout ce boulversement, marcha vers le lieu terrible où le corps de la Princesse étoit enchanté. Les flammes qui en défendoient l’abord se divisérent à son approche, & dans le moment qu’il y présenta la tête, le corps s’avança au devant & s’y réunit.

La Fée Ninette parut à l’instant suivie de toute sa Cour ; elle songea d’abord à délivrer les malheureux. Les mains voltigeantes furent désenchantées & rendues à la Fée non-chalante, à condition qu’elle seroit laborieuse. Elle se livra donc absolument au travail, & inventa l’art de faire des nœuds.


Amine & Zobéïde furent tirées de prison ; Amine eut depuis ce tems-là le privilége de tout faire, sans qu’on y trouvât à redire : il y a apparence qu’elle fut assez sensée pour en profiter. Pour Zobéïde, elle continua sans doute de vivre comme à son ordinaire, mais elle cessa de médire.

Ninette, après avoir donné ses premiers soins aux malheureux, ne s’occupa plus que du mariage des deux amans ; il fut célébré avec toute la magnificence possible. Ils vêcurent heureux, & eurent un grand nombre d’enfans, qui tous furent des prodiges d’esprit, parce qu’ils naquirent avec un penchant extrême à l’amour.


FIN.